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Rédigé par Florence Trocmé le 20 janvier 2017 à 16h17 dans photomontages | Lien permanent
Singuliers collectifs
La lecture lente et soutenue du livre de Marielle Macé, Styles, approfondit la réflexion et la collecte de formules magnifiques et parlantes se poursuit. Ainsi : « L’être est manières d’être, la vie est formes de vie, c'est-à-dire institution de singuliers collectifs. » (p.109)
→ comment mieux dire l’infinie diversité, la nécessité d’attention soutenue à cette diversité, qui ne pourra que déboucher sur moins de jugement et plus d’émerveillement, moins de destruction par peur et plus de construction par désir ? « S’intéresser à la vie comme prise de formes, à l’être comme institution modale continue, c’est toujours, et forcément s’intéresser à la fragilité de ces états d’être et y "faire attention" comme on dit (au double sens d’une acuité perceptuelle et d’une vigilance. » (p.110)
→ c’est aussi sans doute faire droit à la capacité d’évolution, de remaniements des formes. Combattre en douceur la tendance à figer les choses et les êtres dans un état antérieur et une fois pour toutes, alors que leurs formes ont continué à évoluer, par le simple passage du temps et des expériences, des situations rencontrées, des contextes qui ne cessent de les modifier.
→ Par ailleurs, quelle force dans ce concept de singuliers collectifs, qui dit à la fois l’irréductible singularité de tout être, de toute chose mais en même temps, pour chacun, sa toute aussi irréductible appartenance à un monde et à un temps.
Disparition
Mais il y a aussi de tristes constats chez Marielle Macé : « tout un mode de vivre achève de disparaître, celui des Inuits : "Huit mille ans de vie Inuit, au nord de la Terre, se terminent aujourd’hui. Une société humaine intégrale, d’un seul tenant comme un igloo" ajoute-t-elle citant Michel Deguy.
La nuance
« Car nous voulons la Nuance encor, / Pas la Couleur, rien que la nuance ! » dit Verlaine dans Art poétique et Marielle Macé oppose au seul mode mondialisé, la nécessité de ne renoncer à aucune nuance active. Il s’agit de rien moins que de « comprendre ce qui nous rend riches en "mondes" (en "façons" comme disent Ponge, Canguilhem, ou la démarche ethnologique même) ou ce qui appauvrit notre capacité à faire des mondes. » (p.110). Elle se fonde là encore sur « la conviction ontologique de la variance intrinsèque de l’être et de la pluralité constituante des manières d’exister » et convoque Bruno Latour qui dit la nécessité de « compter au-delà de trois ».
→ Une fois encore redire que ce livre ouvre à la variance et à la pluralité, alors que l’uniformisation voudrait faire croire à un seul monde, identique de Pékin à Vancouver et de Helsinki au Cap, à une seule pensée, peut-être à un seul être collectif et domestiqué !
Les instruments de musique
J’avais déjà remarqué que Marielle Macé citait Bernard Sève, auteur de travaux importants sur les instruments de musique et l’organologie. La voici qui parle (p.113) de « l’émotion assez particulière que l’on peut éprouver devant la foule ingénieuse des instruments de musique et des vies qui vont avec » ajoutant que « "les façons de sonner", comme disait Ponge, sont en nombre exorbitant, chacune est un mode du son et une forme d’existence technique ». On dénombre dans l’histoire plus de 12 000 instruments : timbres, modes d’attaque, registres, variations d’intensité, ressources sonores : l’univers organologique est parcouru d’une infinité de différences. Et « inventer un nouveau son n’est pas résoudre un problème, mais accroître le royaume du sensible sonore, enrichir le monde non seulement d’un objet nouveau (l’instrument) mais d’une couche nouvelle de sensations possibles » dit de nouveau Bernard Sève, cité par Marielle Macé.
→ évocation ici d’une première expérience, celle de la découverte des Ondes Martenot (voir cette vidéo du Musée de la musique, 9’05), très tôt, dans l’enfance presque (Fête des Belles Eaux d’Olivier Messiaen), et aussi des structures musicales Lasry et Baschet, peut-être pour moi le premier accès à un univers sonore différent de celui de la musique classique.
→ ou encore de ce que peut apporter la connaissance de l’orgue quand on s’y intéresse un peu. Il y a dans cet instrument fabuleux des ressources de fabrique de sons qu’on n’imagine pas quand on en reste à une vieille image, trop répandue, d’ennuyeuses mélodies ânonnées sur un mauvais orgue lors d’interminables cérémonies religieuses. On dit au demeurant que Messiaen y forgeait les sonorités de ses œuvres orchestrales et on peut penser sans doute que Bruckner, grand organiste, a aussi puisé dans les ressources de son instrument la matière de maints accents de ses symphonies.
Tout à observer et pas seulement à comparer
Au début de son troisième grand chapitre, « Distinction », Marielle Macé cite à nouveau Marcel Mauss : « tout à observer et pas seulement à comparer ». Tout en recopiant ces notes, je viens de poser les bases d’un article destiné à Muzibao autour des ondes Martenot et j’ai dérivé, au fil des vidéos, sur le Thérémine, les structures Lasry et Baschet et même le glass harmonica.
Oui tant à observer et si comparaison il y a, ce n’est pas une comparaison destructrice et hiérarchisante, tranchant entre le mieux et le moins bien, classant du soi-disant meilleur au prétendu moins bon ou très mauvais, c’est une comparaison constructive, observatrice des ressemblances et des différences ; s’appuyant sur cette disposition intérieure très particulière, sorte de sonar qui va susciter des échos, des résonances avec des expériences déjà présentes en soi. Marielle Macé parle de la « joie du pluriel » et de la « confiance dans l’usage ».
Des livres
Cette belle citation de Jean-Luc Parant, dans la carte de vœux de Tarabuste : « Nous avons des yeux pour les livres comme les animaux ont des plumes pour les cieux. Car nos cieux à nous ce sont les livres… »
Logiques distinctives
Dans le grand chapitre où elle étudie le concept de distinction, avec fortes références bien sûr à Bourdieu, Marielle Macé en appelle non pas tant à en finir avec les « logiques distinctives mais à oublier leur monopole ».
→ avec Muzibao, avec Poezibao, dans ce Flotoir, donner à voir, donner à observer, au gré de chacun, oublier les charts, les classements, les étoiles, les prix, oscars et molières, diapasons, chocs et clés en tous genres, laisser de côté cette logique hiérarchisante qui vise à nous consigner dans le rôle de dociles élèves en quête de notes ! Plutôt donner à observer.
Reinhard Jirgl
Ce livre, dans lequel j’avance très lentement, volontairement, me semble de plus en plus un chef d’œuvre, peut-être même un de ces livres qui resteront quand presque tous les autres auront disparu. C’est un livre monde, un récit magistral, par exemple, dans l’entrelacement d’un récit d’inceste et d’une inondation noyant interminablement, si silencieusement, toute une région. (Le Silence, p. 89 à 92)
→ au sujet de Jirgl je découvre cette belle vidéo d’une rencontre avec l’auteur à la librairie Charybde à Paris. Et aussi connaître la belle initiative de Laurent Margantin qui vient de créer une chaîne YouTube vouée à la littérature allemande et qui a démarré en fanfare précisément avec une émission sur Le Silence.
La si petite trace
Souvent je pense à l’infime trace que nous laisserons, quelques années après notre mort, laquelle à son tour sera engloutie dans le temps. Je lis dans Le Silence : « Car tout ce qui a réellement été fait, vécu, enduré se trouve dans un rapport stupide d’inégalité avec ce qui a été consigné, la part administrative de la biographie ; l’horrible dépense originelle en crève-corps & vexations -é : puis quelques brèves not-actions, parfois à peine 1 phrase ; 1 fiche de caisse suffit à Tout=cela : nom, date de naissance, date de décès comme pour n’importe-quel bestiau – é c’était 1 vie. » (p.98)
→ ne suffit-il pas de se pencher quelques instants sur sa propre généalogie pour voir comme si vite nous ne sommes plus, et encore, qu’un nom, une date de naissance, une date de décès ?
Et pourtant
non, ce n’est pas contradictoire, et pourtant Jirgl écrit deux pages plus loin : « Mais Tout ce qui avait disparu revient (…) rien ne veut rester dans la terre. Tout ce qui a été détruit & enfoui par-le-passé revient avec=le-temps & à la lumière - : les cadavres des Tués, & pas que ceux-là, tout=le=reste de bric-à-brac aussi, les ordures&ferraille, tout ce qui a été consommé & jeté – loin des yeux mais jamais longtemps loin du cœur – s’en revient ; -, et ramène Sonépoque en même temps que ses ombres, ça & Letemps – ils sont de=retour. » (p.101)
Naipaul
Je note de beaux passages sur Naipaul dans Styles de Marielle Macé, une Marielle Macé qui sait décidément ouvrir large ses antennes, aller chercher tous azimuts et pas que dans le champ restreint de sa spécialité pour trouver de bons exemples de ce dont elle parle : « Naipaul regarde ainsi chaque être, assuré ou incertain, soutenir par sa forme de vie l’effort même de vivre. » (p.171)
→ idée à considérer lorsque regardant telle ou tel, observant tel ou tel comportement, nous nous demandons : « mais comment fait-il pour, comment peut-il, comment peut-on, etc. ». Ce sont peut-être les formes trouvées, peut-être même les seules possibles, pour soutenir l’effort de vivre. La névrose par exemple !
Ne pas confisquer l’idée de style
Marielle Macé : « On perd trop à laisser confisquer l’idée de style de vie par les phénomènes du luxe ou de conquête statutaire (et à laisser confisquer l’idée même de "distinction", qui pourrait désigner à son tour un tout autre genre de différence : distinguo était le mot de Montaigne, qui y entendait une pratique de l’attention et une éthique des nuances : quelque chose comme une épistémologie du tact plus que des comparaisons. » (p.195)
→ Marielle Macé tend, dans ce livre, à réhabiliter ce beau mot de tact, quelque peu tombé en désuétude. Sans doute parce qu’il ne correspond plus à grand-chose, peut-être aussi par ce qu’il est connoté comme une valeur bourgeoise : « elle a du tact » ou « quelle délicatesse dans son geste » ? Tact, délicatesse, avoir des attentions…
Individuation
M. Macé quitte d’ailleurs le domaine de la « distinction » pour celui de l’« individuation » : « La notion d’individuation, écrit-elle, a constitué, dans la deuxième partie du XXème siècle, une toute nouvelle façon de penser les singularités. » (p.203) et elle ajoute ce qui ne peut que retenir mon attention : « Elle a constitué le foyer constant de la poésie de Michaux, attentif partout (mais vraiment partout) aux véritables guerres de style qu’engage toute vie. » (p.203).
C’est que « l’individuation n’est pas l’institution d’une personne, c’est l’émergence d’une singularité (…) elle n’engage pas à penser des identités (un être "soi" mais des singularités (un être "tel", un être "comme ça". Il y faut un « sujet qui veille au multiple, favorise et accompagne jusque dans la pensées les altérations continues du réel ».
→ il y faut, et c’est à cela me semble-t-il que tout le livre de Marielle Macé invite, cette invite étant l’effet profond de la lecture de son livre, il y faut une attention au fourmillement, à la prolixité du réel, loin du concept qui aseptise et encage. Une attention parfois flottante, qui se laisse orienter, polariser, par une des multiples formes de l’émotion. Un peu comme si on se trouvait devant un de ces tapis rulants à trier des items (fruits, déchets…). Et qu’on disposait d’une capacité, devant cette mer de données (ce que sont aussi internet, les big data), de distinguer certains éléments, qui font sens pour nous. Défi sans doute impossible pour l’intelligence artificielle. Car il faut, pour opérer ces choix, des critères souples, une capacité combinatoire et en même temps sélective et le recours à un aléatoire informé ! Ce que je trouve est souvent très différent de ce que je pensais chercher, et cette découverte-là inattendue, est déterminante parfois, tous les chercheurs le savent.
Traversés par des styles d’être
« Michaux s’est montré très soucieux de cette tension, de ce "jeu" à la fois euphorique et difficile qui demeure entre un individu et les styles d’être qui le traversent, qu’il appelait souvent façons : "façons d’endormi, façons d’éveillé », "mes façons de chien", "mes façons d’homme gauche" « (p.205) sachant (quelle leçon !) que ces façons « lui apparaissent d’emblée comme des personnalités, complètes mais temporaires, des individus mais momentanés, des "moi" possibles. »
→ voici encore une idée qui permet de déverrouiller le jugement. Les êtres ne sont pas un, ils peuvent traverser différents styles d’être, au cours de leur vie, mais aussi en fonction du milieu dans lequel ils sont, de la situation qu’ils vivent. Cela sans doute qui génère l’étonnement quand on rencontre dans la rue une personnalité que l’on voit toujours dans le contexte du petit écran, par exemple, ou bien un commerçant, un employé, un bibliothécaire que l’on croise et qui, même si on le reconnait parfaitement, nous est souvent impossible à identifier.
C’est qu’il y a cette « puissance d’altération et de "possibilisation" que crée en chaque individu la lutte entre ses différentes directions d’existence ». (p.208). Michaux sait bien, dit Marielle Macé qu’une chose « est toujours d’une certaine manière. »
La main gauche de Michaux & celle de Wittgenstein
Curieux télescopage entre le livre de Marielle Macé qui s’arrête longuement sur l’expérience de Michaux, relaté dans Bras cassé et une émission de France Musique où étaient évoqués les musiciens ayant perdu la main droite et pour qui avait été écrite telle ou telle œuvre… on pense bien sûr au fameux Concerto pour la main gauche de Ravel écrit pour Paul Wittgenstein, frère de l’auteur du Tractatus (on découvre sur cette page que Ravel ne fut pas le seul à écrire pour ce pianiste amputé à la suite d’une blessure de guerre !).
→ Une brève recherche sur ce concerto pour la main gauche me permet de découvrir un nouveau type de vidéo, remarquable, un guide d’écoute.(La fameuse main gauche entre à 2’30 – et je découvre que l’œuvre est au programme du bac musique de cette année ! ).
Michaux qui écrit que si sa main gauche (mise en avant un temps à la suite de la fracture du bras droit) devenait brillante « elle perdrait son être et, plus grave, ce avec quoi elle me met sourdement en relation »
Et Marielle Macé de développer, magnifiquement : « Ce avec quoi elle me met en relation. Là est la leçon d’un regard individuant, porté sur les pratiques et le grain du vivant ; autre style, autre idée, autre piste : autre possibilité d’habiter son propre monde ; c’est l’ouverture de trappes intérieures et de clairières sur d’autres régions. » (p. 212)
→ trappes intérieures, oui, et ce n’est pas un hasard si tant de récits de formation ou d’initiation abondent en caches, en trappes secrètes, ou en clairières au cœur de forêts touffues. « Un style met le sujet en relation, ouvrant dans un monde un autre monde, et dans le sujet un autre sujet »
→ cela que fait superlativement la lecture ! Ou la musique, mais d’une manière sans doute encore plus subtile et complexe, plus difficile sans doute à élucider, à étudier.
→ Qu’est ce qui me met en relation, qu’est-ce qui me fait signe, attire mon attention, tire mon oreille ? Ce sentiment parfois d’être comme un aimant qui attire des éléments, même loin de son champ…
Michel Butor
Projetant de clore le dossier Butor de Poezibao, avec la publication de la contribution de Raphaël Monticelli et par une présentation de trois ouvrages sur l’univers de Butor, j’ouvre le tout dernier paru, Dix-Huit lustres, une somme de 70 hommages écrits pour le 90ème anniversaire de Michel Butor et qui vient de paraître, de façon posthume donc hélas, aux Classiques Garnier. Je lis cette citation de Michel Butor : « Nous n’avons pas de nos jours conscience de cette situation, à savoir que la littérature que nous connaissons, et dont nous parlons, est l’émergence d’un certain nombre de ruines au milieu de la destruction progressive des textes. » (cité par Mireille Calle Gruber, p. 62, qui ajoute : « on pense à l’exergue, emprunté à Rilke, que Claude Simon a placé à l’entrée d’Histoire : "Cela nous submerge. Nous l’organisons. Cela / tombe en morceaux / Nous l’organisons de nouveau et tombons / nous-mêmes en morceaux" »
Michel Butor et Jean Roudaut
Préparant mon article sur Michel Butor, je lis dans la contribution de Jean Roudaut cela :
« Les titres des premiers romans de Michel Butor marquent des étapes de méditation ; ses poèmes sont des moments de célébration, du moindre au Tout. La vie est un prétexte à mise en relation ; pour ne plus être un errant dans l’espace et la pensée, l’individu doit se concevoir en correspondance avec ce qui est, a été, et, paradoxalement, est à venir. Car c’est ce que doit devenir le monde qui peut faire ce qu’on est. (p. 226) »
→ je comprends mieux pourquoi j’aime tant Michel Butor : ce besoin de mise en correspondance, en relation, pour ne plus être une errante dans l’espace et la pensée…
Et j’en profite pour noter le très beau titre de la contribution de Raphaël Monticelli dans ce même livre, Michel Butor ou la conscience étoilée. Puis-je avoir une conscience étoilée, une conscience-neurones riche de milliers de synapses, susceptibles d’émettre vers d’autres mondes, de butiner dans d’autres mondes… pour faire un petit miel temporaire.
Ce moment magique
Nuit venue, volets mi-clos, l’éclat du dôme éclairé, les lampes dans le bureau, sur le bureau le livre, avec les livres d’artiste de Michel Butor, les illustrations si belles, si fines, l’entrelacs des textes de Michel Butor, sa voix et sous le texte, sous les livres, sur le bureau, les nappes de Coptic Light pour orchestre de Morton Feldman qui viennent répondre aux arabesques des couleurs, des dessins, des traits de tous les artistes qui ont œuvré avec Michel Butor. « La vague dit à la vague, recouvre moi je m’assèche » (Michel Butor, Marc Pessin, air marin) – l’immobilité du texte imprimé est une illusion d’optique (Valéry Larbaud)
Grammaire
A l’heure des polémiques autour du prédicat, voici quelques extraits de remarques de Heinz Wismann sur l’allemand (article du journal suisse Le Temps, qui date de 2014 mais qui a dû refaire surface car deux amies me l’ont signalé !) :
« Le français place le déterminant après le déterminé: "Une tasse à café". En allemand, c’est l’inverse : Eine Kaffeetasse. Si vous appliquez ce principe à la structure de la phrase, vous obtenez une accumulation d’éléments chargés de déterminer quelque chose qui n’est formulé que plus tard. De la part du locuteur, cela demande une discipline de fer. C’est pourquoi les présentateurs des informations télévisées lisent en général leur texte : il est malaisé d’improviser correctement en Hochdeutsch. Par ailleurs, cette structure syntaxique limite la spontanéité de l’échange car elle oblige l’interlocuteur à attendre la fin de la phrase pour savoir de quoi il est question. D’où les remarques critiques de Madame de Staël sur l’impossibilité d’avoir une conversation en allemand… »
Et interrogé sur cette « bizarrerie » de l’allemand qui consiste à mettre le verbe à la fin, H. Wismann répond cela, qui est très éclairant : « Elle dit que le verbe est essentiel. Elle indique que l’action verbale, élément ultime de la chaîne des déterminations successives, porte l’ensemble de l’énoncé. Par contraste, la phrase latine est conçue à partir du sujet, sur lequel s’appuie le reste de l’énoncé. Il y a un rapport d’équivalence avec l’attribut, qui s’accorde en genre et en nombre : "La femme est grande." Entre les deux, l’"auxiliaire" joue un rôle subalterne de copule. En allemand, le verbe est beaucoup plus puissant. On dit "La femme est grand", ce qui suppose quelque chose comme un verbe "grand être" où ce qui en français est attribut revêt une fonction adverbiale. On retrouve cette différence fondamentale dans la notion même de "réalité" : la "res" latine est une entité nettement circonscrite, distincte, à la limite immobile. La Wirklichkeit provient du verbe wirken, agir. Elle correspond à une réalité essentiellement dynamique. Certes, on peut aussi dire Realität en allemand, mais seulement pour constater un état de fait, le plus souvent assorti d’une nuance de regret : les rides qui se creusent sur mon front sont une Realität, pas une Wirklichkeit. On a affaire à deux univers mentaux, qui mettent l’accent l’un sur le mouvement, l’autre sur la localisation. »
Ajoutant cela qui ne peut que me retenir : « Schématiquement, on peut dire que le principe de spatialisation est central dans les régions où le soleil est mâle et la vue dégagée. C’est le cas des pays latins. En Allemagne, au nord en général, la brume voile la perception visuelle. Dans la forêt profonde surtout, c’est l’ouïe qui domine. L’oreille guette les bruits, qui évoluent d’un instant à l’autre. »
→ cohérence donc de mes « tropismes », le Nord, l’allemand, la musique… !
Ouverture sur d’autres manières d’être ?
Et je retrouve dans cet article des idées découvertes dans son beau livre, Penser entre les langues : « Chaque langue portant en elle un reflet du réel, quand je décolle de la mienne pour aller vers une autre, j’enrichis ma capacité à percevoir de la réalité. Je me donne une chance de développer une intelligence réflexive, c’est-à-dire d’aller voir ailleurs et de revenir enrichi de ce que j’ai compris en m’écartant de moi. J’oppose cette attitude au syndrome identitaire, qui est la forme la plus stupide de l’affirmation de soi : on est fier de n’être que ce que l’on est. C’est très appauvrissant. »
Et bien entendu, aujourd’hui, je rapproche ces propos de ce qu’écrit Marielle Macé dans Styles. Ce regard modal, cette attention aux singularités, aux nuances, à toutes les autres manières d’être, à tous les autres styles de vie.
Michel Butor et la photographie
Dans le livre Dix-huit lustres, hommages à Michel Butor, Adèle Godefroy, dont on a pu lire une belle contribution dans le dossier de Poezibao, se promène dans l’exposition L’Atelier Butor qui s’est tenue à Carcassonne et parle de Butor photographe, de sa minutie dans le travail au format 9 x 9, de sa pratique, de son rapport avec la photo « Le photographe cadre ce qui n’est plus ou presque plus, se rend disponible pour dire l’effritement, le vieillissement, le pelliculaire et le massif, la lumière et ses obscurités. Avec les photographies de Michel Butor, on préfère penser le passage plutôt que l’attaque du temps. » (p.195)
Leporello, mille e tre
Des leporellos, il y en a beaucoup dans le livre consacré à la donation de Michel Butor à la Fondation Bodmer. Mais quid du leporello et qu’a-t-il à voir avec le personnage du Don Giovanni de Mozart ? « Le leporello, également appelé livre accordéon ou encore livre frise, est un livre qui se déplie comme un accordéon grâce à une technique particulière de pliage et de collage de ses pages. Le mot fait allusion à Leporello, valet de Don Juan, qui présente à Donna Elvira la longue liste des conquêtes de son maître, pliée en accordéon, dans le premier acte de l'opéra Don Giovanni de Mozart (sur l'air Madamina, il catalogo è questo) » (source) : « Ma in Ispagna son già mille e tre »
Il faut savoir que Michel Butor « a considérablement travaillé à donner à l’objet livre les formes et matières les plus inattendues, la liberté la plus folle. Pliages déployables en tous sens, paravents, leporellos, retables, collages, polyptiques, écritures sur bois, sur glaise, sur peinture, papier calque, photographies. (Mireille Calle-Gruber, p.59)
Michel Butor
Je viens de mettre la dernière main à ce dossier Michel Butor qui m’aura valu de bien beaux dialogues. Et j’y ai contribué avec un article sur trois livres remarquables autour des univers de Michel Butor. Les « leporello », je les ai particulièrement admirés dans le magnifique BBB, Bibliotheca Butoriana Bodmerianae qui reproduit environ 120 livres d’artistes de Michel Butor, dont les cent qu’il a donnés à la Fondation Bodmer en Suisse. Et on est saisi de vertige quand on pense que des livres d’artistes, Michel Butor en aurait réalisés près de 2800, 3000 même selon certaines estimations (ou bien alors ce chiffre inclut-il les livres publiés chez les éditeurs ?).
Le bureau de Michel Butor
Dans Dix-huit lustres, hommages à Michel Butor, sous la plume d’André Clavel, cette description du bureau de Michel Butor : « C’est à l’étage que Michel Butor travaille, dans un vaste bureau qui ressemble tout à la fois à une officine d’alchimiste, à un atelier de typographe, à une hutte précolombienne ou aborigène, à un cabinet de curiosités, à un musée d’objets introuvables, à l’antre de Des Esseintes, à la "librairie" de Montaigne et à la bibliothèque soigneusement capitonnée du Nautilus, cette arche vernienne dont la devise – Mobilis in mobile – convient si bien à l’œuvre vagabonde de l’auteur de Jouet du vent (1985) ».
Deleuze, Guattari, la musique
Cet article, vers lequel je suis entraînée via une remarque du programmateur de la webradio La Contemporaine de France Musique : « Cette puissance, le son ne la doit pas à des valeurs signifiantes ou de “communication” (qui donneraient plutôt le privilège à la lumière). C’est une ligne phylogénique, un phylum machinique, qui passe par le son, et en fait une pointe de déterritorialisation. Et cela ne va pas sans grandes ambiguïtés : le son nous envahit, nous pousse, nous entraîne, nous traverse. Il quitte la terre, mais aussi bien pour nous faire tomber dans un trou noir que pour nous ouvrir à un cosmos. Il nous donne l’envie de mourir. Ayant la plus grande force de déterritorialisation, il opère les reterritorialisations les plus massives, les plus hébétées, les plus redondantes. Extase et hypnose. On ne fait pas bouger un peuple avec des couleurs. Les drapeaux ne peuvent rien sans les trompettes, les lasers se modulent sur le son. La ritournelle est sonore par excellence, mais elle développe sa force aussi bien dans une chansonnette visqueuse que dans le motif le plus pur ou la petite phrase de Vinteuil. Et parfois l’un dans l’autre : comment Beethoven devient un “indicatif”. Fascisme potentiel de la musique »
Hubert Lucot
Hubert Lucot vient de mourir ce 18 janvier 2017. Ce matin, passé un long moment, très émouvant, avec lui, oui avec lui. C’est cela la force des écrivains, la présence même dans l’absence. Je ne l’ai jamais rencontré, je l’ai peu lu. Mais il y a quelques jours j’ai lu une émouvante note sur son dernier livre paru chez P.O.L., La conscience. Hier soir j’ai sorti les deux livres récents, La Conscience donc et celui qui a précédé, Sonatines de deuil. J’ai commencé à le lire. Je sais que je vais continuer. Je pense à Claude Mauriac, parfois, pour cette compression du temps qui fait surgir le passé lointain au cœur même de la sensation présente. Je regarde sur le remarquable site de P.O.L. deux vidéos, dont une où Hubert Lucot est couché, elle date d’un peu plus d’un mois. J’entends des choses magnifiques et bouleversantes. Je suis baignée en ce moment dans des drames de santé touchant des proches qui me rendent particulièrement sensibles à toutes ces variations autour de la vie et de la mort que chante, oui chante, sans cesse Hubert Lucot.
Les altérations continues du réel
À écouter Hubert Lucot dans ces vidéos, sur le site de son éditeur P.O.L., on se dit qu’il était sûrement dans la disposition que décrit Marielle Macé dans Styles, quand elle parle du « sujet qui veille au multiple, favorise et accompagne jusque dans la pensée les altérations continues du réel. » J’entends ici, soudain, dans une de ces vidéos, Hubert Lucot parler d’une mouche posée sur une main noueuse, dans un bistrot. Il faut savoir voir cela, il faut se sortir du flux des pensées, des préoccupations plus ou moins fondées pour voir, voir le multiple, voir l’altération continue du réel, que parfois l’on tente de stopper par une photo, une image, un peu comme on épingle un papillon. Avec d’aussi maigres chances de comprendre quoi que ce soit. Mais par amour et parce qu’on est fasciné.
Marielle Macé, plus loin dans le livre, cite encore Philippe Descola qui demande une « attention individuante, soucieuse non seulement des comparables mais des singuliers, c'est-à-dire de forces d’altération. (p.248)
Rythmes
Elle développe aussi la question des rythmes d’être : « chacun est tiraillé entre plusieurs rythmes, désorienté par le dehors et par la multiplicité de ses pistes intérieures, et la vie est la réponse incessante apportée à ces discordances » (p.266). Je me souviens ici de P. qui me disait toujours que l’équilibre est en réalité une suite de déséquilibres, ce qui me faisait immanquablement penser au funambule sur son fil et à sa petite mais vitale oscillation. Nous avons sans doute une oscillation, pas toujours petite, mais sûrement vitale, entre différents penchants, entre pôle actif et pôle contemplatif, en le dehors et le dedans, entre l’élan et le retrait et ces oscillations sont notre vie même et il est absurde de nous les reprocher. C’est aussi le mouvement de diastole systole qui régit notre flux vital. Et d’ailleurs nous dit encore Marielle Macé « Michaux s’est toujours confié aux pouvoirs du déséquilibre ; il faisait du déséquilibre la condition de l’expérience, et l’imposait à ses lecteurs : "non, pas question de paix, disait-il. Nous sommes inépuisables en expériences." »
→ inépuisables en expériences, oui, et en particulier en expériences avec les livres et la musique, sans cesse dans l’ouverture, en quête d’une altération de la réalité, d’une modification (un titre de Michel Butor). « La fatalité d’un être ouvert, la chance et la charge, d’un être qui ne vit que de ses déphasages. » (p.266) D’un être vivant au fond, oscillant et non pas figé, comme ces morts sur pieds que l’on croise parfois. Et pourtant « Michaux dit encore autre chose, et qui engage : il dit la brutalité des rencontres, l’immédiateté de l’impression, la hâte à éprouver les distances, par conséquent aussi la difficulté de la différence et d’un rapport non irénique à l’altérité ». Car la seule perception engage « des violences de catégorisation ». (p.275)
→ tous ces propos me renvoient à ce que j’appelle la question taraudante du jugement, un des aspects les plus difficiles de toutes les tâches dans lesquelles je suis engagée. Et mon désir d’être dans une démarche qui prenne en compte l’altérité, les innombrables modes d’être plus que dans une attitude de jugement, qui tranche, compare, classe, trie, élimine. Il en va de « la prise en charge explicite, consciente et coléreuse, du tourment de la qualification (c'est-à-dire de l’articulation entre description et engagement) (p.288) « Désir de justesse et désir de justice ». Bien voir, et pour cela travailler inlassablement, et savoir pondérer. Pour la tâche du CNL, justesse de l’élection, du choix (avec l’apport, essentiel, du regard collectif) et justice dans le départ entre les projets quand tout n’est pas accompagnable.
A quoi dire oui, à quoi dire non
Parlant de Baudelaire, Adorno, Pasolini, Walter Benjamin, Marielle Macé écrit encore cela « ils ont su tenir le regard braqué sur la transformation permanente du (et qu’est le) formel de la vie. La porte est étroite. L’essentiel réside sans doute dans le maintien acharné d’un désir de voir, de faire voir, de vivre ce qui se débat dans les formes de la vie. Chercher à savoir à quoi dire oui, à quoi dire non. (…) Qualifier, une tâche toujours recommencée. » (p.309)
La tâche poétique même
Oui en effet, « à quoi dire oui, à quoi dire non ? à quelles choses, quelles pensées, quels objets, quel régimes, quelle formes d’habitat, quelles phrases ? refus de fléchir, acharnement à penser, appétit d’imaginer : c’est la tâche poétique même. » (p.310)
Rédigé par Florence Trocmé le 20 janvier 2017 à 15h36 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Balises: grammaire, Henri Michaux, Hubert Lucot, individuation, Jean Roudaut, langue allemande, leporello, main gauche, Marcel Mauss, Marielle Macé, Michel Butor, Naipaul, ondes Martenot, photographie, Raphaël Monticelli, Reinhard Jirgl, thérémine
Rédigé par Florence Trocmé le 05 janvier 2017 à 14h12 dans photomontages | Lien permanent
Prouesses de traduction
Deux univers, mais deux admirables compositions de traduction.
Jirgl et Le Silence que j’ai commencé et que je lis à très petites doses, de photo en photo. Non pas qu’il y ait, dans ce très gros livre, des photos, mais parce que il est construit autour de la consultation fictive d’un album de photos. Les paragraphes s’organisent autour de la courte description d’une de ces photos. La langue de Jirgl est extraordinaire et extra-ordinaire le travail de la traductrice Martine Rémon dont ce Flotoir a un peu parlé lors de la découverte de ce livre grâce à la revue en ligne En attendant Nadeau. « Le silence est un roman total et embrasse le XXe siècle et ses affres, dans une histoire familiale aussi bouleversée que bouleversante. Il est porté par une langue qui saccage tout sur son passage, l’orthographe, la ponctuation, nos habitudes de lecture, les poncifs d’écriture. La langue de Jirgl est une langue qui s’entend, mais aussi une langue qui se voit ; et lire Jirgl est une expérience de lecture unique, qui engage le corps, une expérience visuelle, rendue possible aussi grâce au travail remarquable de Martine Rémon, sa traductrice. Le travail graphique n’est jamais illustration, il est pensée, il est système, et c’est la très grande force de l’œuvre de Jirgl. » (voir les articles de la revue ici)
Et voilà que je prépare un texte pour l’anthologie permanente de Poezibao et que je retrouve ce très haut niveau d’invention/traduction dans le travail de Jean-René Lassalle autour d’Oswald Egger. Ce poète allemand, qui vit à Hombroich, dans ce lieu incroyable, ancienne base de lancements de fusées intercontinentales, qui abrite aujourd’hui à la fois un lieu de résidence permanent pour des artistes de toutes disciplines et une sorte de musée atypique et magnifique, séries de petits bâtiments en brique dans un grand parc où voisinent des Fautrier, des Schwitters et des objets d’art contemporain, des Calder et des bouddhas. Lieu où j’ai eu la chance de me rendre, grâce à mes conversations avec Jean-René (l’ensemble est situé non loin de Düsseldorf).
Je n’ai malheureusement pas les originaux allemands mais je donne deux exemples de l’un et l’autre livre qui peuvent laisser deviner le travail de recherche et de transcription en quelque sorte qu’une telle langue, celle de Jirgl, celle d’Egger, a pu demander aux traducteurs. Et j’ai eu un vrai plaisir à taper les deux pages que j’ai choisies dans le livre d’Oswald Egger.
Jirgl par exemple,
« Ils savent implicitement quoi faire & quoi dire dès que les-Autorités se présenteront & poseront les questions. En s’éloignant, ils prennent soin d’effacer leur=propres traces dans la neige. (au bout de deux jours le dégel se charge du reste). Ils se hâtent car l’obscurité s’abat épaisse et glaciale sur les toits de roseau des maisons paysannes, obstinément sournoises & tapies en silence contre des-années=des-décennies dans laterre&lesprés de la grande plaine. Et aujourd’hui, c’est la Schainheinte Nuit ». Un peu plus loin Jirgl joue aussi sur la typographie, écrivant La=victoire=éclair=de=la=Wehrmacht en Pologne. Et aussi « Et comme l’affaire allait bien avec l’air du temps, sans plus de façon, on colla Lecrime-dufleuve=sur-le-dos-du-Polak : Lafautentière toujours à l’homme à terre. » (p.45)
Et Egger,
en contraste de saison !
« et les heures de feu enchaviraient ("glaciant") les rappes d’été d’un noir lumineux
Onduletôles et puits à glanes vapeur masquée suintant des humides terrils.
Tigerie des prés, et les abrupts résineux à graine se décalicent
Alvéoles, bruissilées d’une glue isabelle pour timonner les stries de non-voie. »
(rien qui soit, traduction de Jean-René Lassalle, p.44). Voir aussi ici.
Par cœur, Jacques Roubaud, Cécile Riou
Cécile Riou, dans une lettre, me dit qu’une amie comédienne lui avait autrefois expliqué comment apprendre un poème par cœur :
« D'abord le premier vers, puis le tout début du vers suivant, puis la rime, puis le tout début du vers suivant en les enchaînant, même si cela n'a pas de sens.
Par exemple :
"Le noir roc courroucé que la bise le roule
ne s'arrêtera … mains
tâtant … humains
comme pour … moule
ici presque … coule"
etc. »
La même amie conseillait aussi de trouver le mot rayonnant dans chaque vers, celui qui gouverne les autres.
Je lui rappelle la technique de Roubaud, telle qu’il l’expose dans le début de Poésie :. Il s’agit de sonnets et Roubaud parle de la technique de « l’équerre », autrement dit apprendre le premier vers puis toutes les rimes, dessiner donc une horizontale et une verticale.
J’aime particulièrement l’idée du mot rayonnant. J’ai expérimenté la technique de Cécile Riou sur « Brise Marine » de Mallarmé : feuillet A4 plié en deux, à l’intérieur feuille de droite le poème recopié à la main (indispensable), à gauche les marques soit le premier vers, le début de tous les vers et les rimes de tous les vers et au centre, en petites capitales, le mot rayonnant !
Roubaud et la mémorisation des poèmes
Dans ce Flotoir, il y a peu, je disais m’intéresser aussi à ce qui s’effaçait (et pour l’instant il s’agit du court terme) dans ce qui était appris par cœur. Je retrouve dans Poésie : cette longue remarque de Jacques Roubaud, expert en la matière : « En ce qui concerne ce sonnet particulier, la liste-matrice a encore moins bien résisté que le premier vers à l’érosion des années, entraînant dans sa chute certains pans entiers du poème. Il m’arrive (et de plus en plus) pour vérifier mes hypothèses sur la mémoire, certes, mais aussi pour assister à la destruction de la mienne avec une espèce de délectation morose, d’examiner sur tel ou tel poème, appris il y a très longtemps, très longtemps su, le progrès des lézardes d’oubli, des fissures qui s’élargissent dans un vers, s’étendent aux strophes, jusqu’à ce que parfois il ne reste que le souvenir amer d’avoir su : le poème s’étant évanoui comme un Cheshire-cat, laissant derrière lui non un sourire énigmatique, mais un rictus. » (Jacques Roubaud, Poésie :, p. 47)
→ tellement juste cette expression de lézardes d’oubli ! Même sur un poème qu’on est en train d’apprendre, il y a comme cela des pans qui manquent, des coupes en zig-zag dans le texte (puzzle ?). Il faut tenter de percevoir, au fond de sa mémoire, un mot, puis si on l’a retrouvé, tenter d’en faire un générateur pour ce qui est autour, dans le texte, puis souvent compter les syllabes (dans le cas d’un poème où les vers sont réguliers) pour ajuster le vers. Parfois, on aurait presque l’impression de faire un travail comparable à celui du créateur (toutes proportions gardées, bien sûr !)
Le jugement toujours
Observer l’effet, l’impact en soi de ce qu’on lit, entend, voit. Qu’est-ce que cela me fait ? émotion, attrait, excitation, rejet ? Sans immédiatement appliquer la grille du jugement. Mettre en relation peut-être ? À quoi cela me fait-il penser, qu’est-ce que cela fait vibrer en moi ? Cela reconnait-il quelque chose qui serait déjà présent, identique ou analogue ? Ou bien m’est-ce totalement étranger, impénétrable, de prime abord. Et dans ce cas, il est bon d’insister un peu. À toute petite mesure et toutes petites doses, là encore. Quelques mesures de la pièce musicale, une ou deux œuvres de l’artiste, deux ou trois pages de l’écrivain. Il faut s’habituer parfois à un univers nouveau, pour lequel on n’a pas de références, pas de repères. Insister doucement, sans forcer. Mais avec bienveillance.
Il y a ce moment lointain où le jugement n’était pas une sorte de réflexe conditionné. Il n’y avait aucune visée d’évaluation. Lire, écouter, voir / aimer, ne pas aimer / ne pas avoir à justifier ce goût. Pouvoir les garder discrets, ces goûts, voire secrets, avec leurs contradictions
Lecture et notes du Flotoir
La riche expérience du Centre National du Livre porte aussi sur mon rapport avec le livre. Je prends conscience que je ne pratique pour ainsi dire plus jamais de lecture sans visée. Je lis pour écrire, ne sachant écrire, ou n’osant, ne pouvant écrire sans cet inducteur qu’est la lecture. Je lis ainsi avec une double présence, depuis longtemps : deux présences aussi irréelles que fortes, celle de l’auteur que je tiens à une distance très variable selon les cas mais aussi la présence des lecteurs potentiels. Je suis une sorte de pont entre deux rives, de passage, de gué, entre l’Est de l’auteur et l’Ouest des lecteurs. Or quand je lis pour le CNL je ne peux faire part de ce que je lis puisque nul, hors les membres de la commission le jour de la séance et une ou deux personnes du CNL, n’est censé savoir ce qui m’incombe. Ces lectures ne sont pas plus sans visée que toutes les autres lectures et elles sont même de toutes celles que je fais les seules à devoir ouvrir sur un jugement, sans dérobade possible. C’est mon engagement.
Un retour vers l’enfance ? Une sorte de retour à l’époque de la lecture « naïve » où seuls l’histoire, les héros, les mots peut-être comptaient. Ce n’est que relativement tard que l’on apprend qu’il y a un auteur, on l’apprend peut-être quand on commence à lire les classiques ou… Jules Verne (qu’on m’avait un jour reproché de citer dans un devoir de français !)
Lire sans
Donc lire sans retenir, sans noter, prélever, extraire comme dit Pierre Bergounioux, ce serait aussi se faire confiance davantage. Faire confiance à sa mémoire d’abord (j’ai toujours pensé que le Flotoir était une digue contre l’enfouissement et l’engloutissement) et faire confiance à cette étrange alchimie qui se fait en chacun avec tous les matériaux de son expérience. La lecture étant chez certains une part centrale, voire capitale, voire la première, de cette expérience vécue. Ce que tu as lu t’appartient et même si cela semble perdu, il en reste quelque chose qui « travaille », humus, compost, plancher océanique, tourbe … ?
Les mains de la mère
J’avance doucement dans le massif Le Silence de Reinhardt Jirgl. Celui qui parle, dans cette première partie, évoque, devant sa sœur, leur histoire commune, l’assassinat de leur père, jeté à l’eau par la troupe excitée qui l’a battu à mort, puis le suicide de leur mère, noyée dans la même eau. Il évoque l’enfance, les quelques années d’avant le drame et écrit « Ainsi sont les touchers de Mère dans la mémoire de ma peau. ». Peu auparavant, à propos du double drame, il avait évoqué aussi la mémoire de l’eau de telle sorte qu’on comprend très bien qu’il fait aussi allusion à la fameuse controverse scientifique sur la dite mémoire de l’eau. Je relève aussi, page 47, l’évocation de cette atmosphère de « volonté ossifiée » et lisant ces pages, je pense à la fois à Patrick Beurard-Valdoye, surtout pour le traitement très particulier du langage et à Oswald Egger pour la compression des phrases, des mots, les raccourcis glissants entre les phrases, un peu comme en montagne, on prétend couper pour éviter de suivre tout le lacet du chemin !
Muzibao
Le bébé Muzibao se développe bien, je tâtonne beaucoup, j’essaie, j’imagine, avec le sentiment d’une grande liberté en ce qui concerne la musique, loin de toutes contraintes, des carcans et obligations. Je suis en quelque sorte le chemin qui s’ouvre chaque jour devant moi, par la simple écoute, le suivi de quelques sites, les rencontres, les dialogues. Là où est la musique. Quelle musique, pourquoi, comment ? Puis chercher et construire autour de ce musicien-là (hier soir le violoncelliste André Navarra), de cette œuvre-là, de ce livre, etc. Il y a quelques idées de base, mais je ne souhaite pas qu’elles fonctionnent comme des impératifs catégoriques. Encore une fois, c’est l’expérience qui va me permettre de construire petit à petit ce nouveau lieu, avec ce problème, que je n’ai pas dans Poezibao, ni dans le Flotoir, c’est que les références sont fragiles et instables dans le temps, je veux parler des vidéos YouTube, des liens vers des émissions. Je compte d’ailleurs interroger plus précisément France Musique sur la politique exacte de mise à disposition. Je vois que les concerts ne sont là que peu de temps, par exemple. On peut réécouter les émissions de France Culture pendant mille jours et les télécharger pendant un an, mais qu’en est-il sur France Musique ?
Styles
J’ouvre Styles de Marielle Macé. Je lis « Pasolini a été pour moi l’aiguillon, l’allié initial de cette volonté de faire droit à tout ce qui se débat dans le formel de la vie. » (p.15)
Pasolini qu’elle décrit comme « un sujet capable d’être meurtri par les formes ».
→ J’ai du mal à entrer dans ce livre, car j’ai l’impression d’avoir comme une gêne avec la notion de forme, qu’il y a là pour moi une zone d’impensé (dont j’espère que ce n’est pas de l’impensable) qui s’explique soit par une difficulté à la toucher soit par un excès du formel dans mon existence. Autant dire que je redoute un double empêchement, l’un du côté de la capacité à abstraire, à penser philosophiquement, à penser le général, l’autre du côté de l’expérience personnelle. Raisons mentales et inconscientes, dont l’alliance peut être redoutable, je ne le sais que trop. Cela qu’on a tellement sous le nez qu’on ne peut pas le voir ?
Mais c’est Marielle Macé, dont le Façons de lire, manières d’être m’a occupée et passionnée pendant des semaines, donc j’insiste.
Lucioles
Marielle Macé évoque la disparition des lucioles ce qui crée aussitôt, mais de façon un peu floue, une sorte de constellation, Macé / Pasolini / Didi-Huberman. Oui Survivance des lucioles de Georges Didi-Huberman est bien là, à portée de main et il est placé sous un double exergue, de Pasolini, deux citations extraites de La résistance et sa lumière et de Supplique à ma mère.
Pasolini dont Marielle Macé dit qu’il était à la recherche de la « puissance formelle » et de la « capacité d’éclat propre à la vie humaine. » Et Georges Didi-Huberman qui écrit : « Il faut alors comprendre que l’improbable et minuscule splendeur des lucioles, aux yeux de Pasolini (…) ne métaphorise rien d’autre que l’humanité par excellence, l’humanité réduite à sa plus simple puissance de nous faire signe dans la nuit. »
→ une nuit qui disparait par excès de strass et de lumières fausses, une nuit de paillettes, d’hyper-éclairage, de débauche lumineuse. Pasolini qui avait pressenti une disparition de l’humain au cœur de la société présente, dit encore G. Didi-Huberman. Qui cite cet avertissement qui résonne de manière tellement forte aujourd’hui : « je tiens simplement à ce que tu regardes autour de toi et prennes conscience de la tragédie. Et quelle est-elle cette tragédie ? La tragédie, c’est qu’il n’existe plus d’êtres humains ; on ne voit plus que de singuliers engins qui se lancent les uns contre les autres. » (texte de 1975, in Contre la télévision et autres textes sur la politique et la société).
→ et cette idée que le livre de Marielle Macé pourrait être une manière de renouveler profondément mon regard et de réarmer mon attention au monde environnant, au-delà des livres et de la musique.
→ Et lisant ces pages sur les lucioles, j’entends encore ces mots si forts, dans un reportage à la télévision, sur la diminution terrible de la banquise ces dernières années, et plus encore ces derniers mois voire ces dernières semaines, ces mots dans la bouche d’un chercheur parlant des ours blancs, qui allaient immanquablement disparaître ; l’homme ajoutait que les ours blancs pourraient bien jouer le même rôle anticipateur que les oisillons qui dans les mines annonçaient le coup de grisou et que la disparition de ces ours pourrait bien être un signe avant-coureur de celle de l’homme.
→ J’apprends cependant que « la légende prétendant qu'on emmenait jadis des oisillons dans des cages au fond des mines (ils succombaient en présence de gaz, avertissant les mineurs) est en grande partie erronée. En effet, le grisou n'est pas toxique, il peut remplacer l'oxygène de l'air (anoxie) si sa concentration est supérieure à 30 % auquel cas il est déjà trop tard. Les oiseaux sont en revanche très sensibles au monoxyde de carbone (autre ennemi invisible des mineurs), produit par l'oxydation des poussières de charbon et susceptible d'accompagner les dégazements de grisou. Ils réagissent la plupart du temps en gonflant leur plumage. » (source).
Les régions de l’expressivité
Formes, modes, modalités, manières d’être, façons de vivre, c’est tout cela que Marielle Macé regroupe sous le vocable de « styles ». Elle détermine ce qu’elle appelle les « régions de l’expressivité » : comportements, objets, rapports aux objets, mode, publicité, école, télévision, etc. Et elle revendique l’idée qu’une littéraire peut faire un travail d’anthropologue. Il va s’agir « d’étendre le domaine du style bien au-delà de la question de l’art, vers une compréhension des pratiques, des conduites, des ontologies, des régimes d’être et même des formes de la vie organique. » (p.31)
Une stylistique de l’existence
Lecture difficile pour moi que celle de Styles de Marielle Macé, parce que dans toute la première partie de ce livre, l’auteur reste dans le domaine du général, de manière relativement abstraite. Mais elle parle d’une stylistique de l’existence, « des manières de vivre, des allures de la vie » (p.32), ce qui me semble déjà plus concret.
→ Je ne sais pas encore si ce livre va m’intéresser, recouper mes préoccupations, en agrandir le champ mais il me semble déjà avoir un effet tout à fait tangible : attirer mon attention sur les manières d’être des autres. Bien au-delà de la fameuse question « comment peut-on être persan ? », il y a cette interrogation concernant les tout proches et les plus lointains, que je peux résumer ainsi : « comme peut-on être autre ? ». Comme une difficulté, une incapacité à penser la différence existentielle, pourtant flagrante, au point que la question serait plutôt « comment peut-on ne pas être autre ? ».
Marielle Macé : « je suis frappée par la vigueur avec laquelle chacun pose une anthropologie, une éthique, une politique dans sa seule façon de regarder les formes du vivre et d’envisager d’en parler ; frappée par l’évidence avec laquelle la perception se laisse ici pénétrer de jugements » et un peu plus loin « autant de regards posés sur les gestes, les rythmes, les façons d’habiter un espace, un métier, un corps, autant d’idées de la vie. »
→ Réflexion qui me semble très importante. Nous tous, du simple passant à l’expert, ne sommes-nous pas incapables de nous dé-center, de nous ex-centrer ?
Voir apparaître les lucioles
Mais avant de le remettre à sa place, dans la bibliothèque de chevet, j’ouvre à nouveau le livre de Didi-Huberman, sur ce chapitre trois où il est question d’Agamben. Je lis : « Être contemporain ce serait obscurcir le spectacle du siècle présent afin de percevoir, dans cette obscurité même, la "lumière qui cherche à nous rejoindre et qui ne le peut pas". Ce serait donc en prenant le paradigme qui nous occupe ici, se donner les moyens de voir apparaître les lucioles dans l’espace surexposé, féroce, trop lumineux, de notre histoire présente. Cette tâche, ajoute Agamben, demande à la fois du courage – vertu politique – et de la poésie, qui est l’art de fracturer le langage, de briser les apparences, de désassembler l’unité du temps. » (p.59)
→ Triple rôle de la poésie, qui signe son impérieuse nécessité, alors que pendant tout le temps où je rédigeais ces notes, j’ai eu en tête le spectacle non pas affligeant, mais proprement terrifiant, du lieu de vie et des manières d’être de celui qui va devenir un des acteurs les plus puissants du monde international.
Il faut donc plus que jamais tenter de « devenir des lucioles et reformer pas là une communauté du désir, une communauté de lueurs émises, de danses malgré tout, de pensées à transmettre. Dire oui dans la nuit traversée de lueurs, et ne pas se contenter de décrire le non de la lumière qui nous aveugle. (GDH, p.133)
→ J’aimerais penser que ce Flotoir, que Poezibao et que Muzibao sont des lucioles, à éclat intermittent mais survivant.
Musique
Hier étrange journée quasi amusique. C’est rarissime. Piano lamentable, mais dans ces cas-là je fais de petits exercices, je travaille sur de très courtes séquences, dans l’écoute la plus intense possible, pour éviter de me confronter à un sentiment d’échec qui n’a aucune fécondité. Qui serait même invalidant si je m’y arrêtais. Et tout ce que j’ai entendu toute la journée m’a déplu. Je connais ces réactions quelque peu cyclothymiques qui font qu’après des emballements il y a une retombée, une descente, comme la décrivent ceux qui ont recours aux drogues. Cela peut concerner la littérature comme la musique et c’est le plus souvent très éphémère, transitoire. La phase maniaque reprend vite le dessus.
Hubert Lucot
Extrait d’un bel article du dernier Monde des Livres, à propos du livre La Conscience d’Hubert Lucot : « Il faut savoir qu'Hubert Lucot ne se sépare jamais d'un cahier dans lequel il consigne au jour le jour la matière de la vie : -titres aperçus dans les journaux, choses vues et entendues, à droite et à gauche, avec ou sans lunettes, mais aussi les souvenirs qui viennent s'y accrocher ou remontent spontanément, faisant de chaque instant de perception une mouvante constellation. Ces textes sont ensuite retravaillés pour devenir des livres : si bien que s'y mêlent toujours à la fois notations d'actualité, souvenirs en fragments et tronçons de synapses reliant tous ces éléments. (…) un ressac infini du récit se produit, au gré des allées et venues incessantes de Lucot dans Paris en bus (on connaîtra à la fin toutes les lignes par cœur et leurs nombreux arrêts), tel un Orphée quadrillant, à coups de tickets RATP, une ville déjà mille fois tombeau. » (Note d’Éric Loret)
→ carnet d’écrivain, balades en bus (qui me font songer aux infinies promenades, dont je crains bien qu’elles soient suspendues, de Jacques Roubaud, qui si souvent me viennent à l’esprit quand je tente de marcher en ville pour sortir de mon ordinateur !)... Au fond des thèmes obsessionnels comme ceux qui me retiennent si souvent. L’obsession peut aussi être un sacré moteur.
Le nœud d’efforts
La « rage de l’expression » de Francis Ponge selon Marielle Macé : « le nœud d’efforts où l’entêtement de la parole et l’entêtement du réel prennent en permanence le relais l’un de l’autre. » (Styles, p.67)
Styles
Ce qui sidère dans le livre de Marielle Macé, c’est sa capacité à mobiliser autour de son sujet, la question du et des styles, des auteurs qui sont en dehors de son champ d’étude principal, la littérature. Elle a une connaissance étendue de la philosophie et de la sociologie qui lui permet de passer de Francis Ponge à Marcel Mauss, de les enrôler dans ses démonstrations de manière complètement naturelle, liée, construite et fluide.
Voici donc quelques très belles pages sur Marcel Mauss, notamment à partir d’une conférence qu’il donna en 1934 sur les « techniques du corps ». Marielle Macé pointe « une décision, jamais conceptualisée, de concevoir le monde humain comme une foule de styles d’être. »
→ Ce pourrait être le beau mode d’apprentissage de la diversité du monde et des hommes. Un antidote à l’uniformisation clinquante mais creuse de la mondialisation : observer et peut-être lister, simplement, cette immense variété des styles d’être, dès l’observation du passage d’une vingtaine de passants, le matin, sur le trottoir, en bas de chez soi ! Et tant pis (ou tant mieux !) si « la tentative de classement est peu à peu défaite par ce sens du divers et par la dispersion fondamentale des reliefs, des tournures, des styles de l’humain »
Marielle Macé relève encore chez Mauss, dans la « vivacité perceptive » « une authentique soif de singularités », mais aussi et surtout une capacité à reconnaître, identifier les les répétitions, les formes revenantes, c'est-à-dire les styles. (p.76)
Avec humour, elle cite encore Mauss en spectateur de l’incroyable prolixité du monde, égrenant ses il y a : « il y a des gens à natte et les gens sans natte » « il y a les gens à oreiller et les gens sans oreiller ». (p.79). Ce pourrait être un exercice à la Perec.
Mais le plus important pour moi est la conclusion : « Ainsi il y a tout à observer, et non pas seulement à comparer ?
Tout à observer
Je prends conscience que dans mes pratiques, je suis plus du côté « tout à observer » (et pour moi à montrer) que du côté « à comparer ». Car comparer, c’est trop souvent choisir, donc élire et éliminer, après jugement de valeur.
Cette formule Marielle Macé la souligne aussi : « Voilà le regard modal, qui voit dans les différences des puissances et non des processus de distinction. » (p.79)
Et cela encore, si beau : « L’attention au style affecte, elle transforme le regardeur – lui donne de la joie. » (p.80)
Animaux
Marielle Macé s’intéresse ensuite au règne animal et à la multitude de ses formes et cite Jean-Christophe Bailly : « La surprise infinie qu’il y ait là un être et qu’il y ait cette forme, si petite ou si grande, cette forme qui est aussi une tension et une chaleur, un rythme et un saisissement : de la vie a été attrapée et condensée, a fini par se trouver une place dans un recoin de l’espace-temps ; » (cité p. 103)
→ oui penser aux formes, à toutes les formes, y compris celles prise pas la vie, c’est penser à l’infinie diversité, et profusion du vivant. Profusion mise à mal, on ne le sait que trop. Profusion du vivant avec laquelle l’homme urbain est si peu en contact (hors des animaux domestiqués & des pigeons gavés de poubelles) alors que le moindre documentaire sur la nature stupéfie et éblouit par l’inventivité de ce qui se crée.
Et cette belle idée que le style « est une piste qui insiste dans le vivant » et qu’une espèce « est un tour qu’a pris la vie, qu’a su prendre la vie » (p.104). Cela va loin, car « seule une attention qui accepte d’être capturée par la pluralité de ces expressions du vivant peut nous faire éprouver notre propre manière et nous comprendre nous-mêmes comme "styles" ». (p.103). Marielle Macé invite à un « regard stylistique, pour une pensée qui a l’appétit de la variance stylistique du vivre. » (p.105)
→ appétit qui s’acquiert sans doute, via l’indispensable disposition qui est la curiosité, par la fréquentation des choses, des êtres, mais aussi des œuvres. Ce que je ne sais pas voir ou entendre, bien souvent la peinture, la littérature, la musique me le font découvrir.
Éducation
J’avance, presque pas à pas, dans l’incroyable livre Le Silence de Reinhard Jirgl, qui, bien que prose de plus de 600 pages, dense, occupant entièrement chaque page, doit se lire à mon sens comme de la poésie, tant la langue est travaillée, torturée, au plus près de la narration. Voici un exemple, alors que le narrateur évoque leur arrivée (lui et sa petite sœur, orphelins) dans la famille d’un pasteur qui les adopte : « Sans moue ni jalousie, ses autres enfants, rangés d’après leur âge comme des tuyaux d’orgue, se contentèrent de se pousser 1 peu pour faire place-à-table à 2 assiettes supplémentaires. Et cet homme & la femme de cet homme, 1 créature silencieuse & discrète qui semblait sans âge (…) ne nous offrirent pas à nous-autres=enfants cet amour de léchouilles simiesques, constamment tributaire du tempérament lunatique, d’abord accordé et puis retiré pour cause d’humeur punitive, mais proposèrent Une Chose autrement plus précieuse car source=de=confiance : justice familiale, protection contre toute menace extérieure, droit à la curiosité & à l’innocence des questions – et au-delà, ce laisser-tranquille qui est des plus profitables aux enfants en pleine croissance. » (p .71
Rédigé par Florence Trocmé le 05 janvier 2017 à 14h03 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Balises: Agamben, Didi-Huberman, H. Lucot, M.Mauss, Marielle Macé, Pasolini, R. Jirgl