Perdus à jamais
Il est douloureux de ne plus pouvoir accéder à certains souvenirs. P.O.L. interrogé sur Laura Cridinski, -citée par Hubert Lucot et dans ce Flotoir et que personne ne connait- me répond que « Hubert a emporté ses secrets ». Tant de traces ou de secrets perdus à jamais, engloutis après la disparition de ceux-là seuls qui en avaient encore souvenir. Ces halos de réminiscences que nous ne pouvons plus préciser, cerner, élucider, dont nous ne pouvons plus percer le brouillard, parce que ceux qui en auraient le pouvoir ne sont plus. Cette clé cherchée par nous tous pendant des heures après la disparition de mon père et ma boutade désespérée : « on pourrait lui téléphoner ». L’autre jour, approchant toute une constellation mémorielle, cette évidence brutale que rien de ses détails ne pourrait plus être mis au jour après plusieurs disparitions familiales. Ces souvenirs sont désormais comme « la chanson grise / Où l’Indécis au Précis se joint ». Rien n’est plus cher que cette chanson, me dit Verlaine.
Héritiers du XIXème siècle
Cette remarque d’Hubert Lucot, dans Sonatines de deuil (p.227) : « modernistes, nous sommes les héritiers du XIXème siècle français » écrit-il après avoir croqué, en trois coups de crayon, un magnifique « apéritif des commerçants » sur le zinc, en fin de marché. Ce regard extraordinaire sur les gens, tous, les passants en fait… il évoque souvent Balzac.
Quintessence de l’art lucotien…
… que ce passage : « Attendant l’autobus 22 dans le beau soleil de midi devant la petite gare rurale de La Muette-Boulainvilliers, je considère mon être, mon long être, l’être du temps long lié à la femme que j’ai perdue. Le malheur que centre la personne A.M. et le bonheur de l’instant ne s’opposent pas mais s’inscrivent dans deux plans aptes à se croiser, la jubilation solaire d’aujourd’hui se réfléchit sur un lointain chemisier féminin ». (p.229)
Après une lecture…
Hubert Lucot écrit, évoquant une lecture dans une librairie : « J’ai pénétré les quelques auditeurs, j’ai ressenti la plaque magnétique vibrante qu’est leur espace intérieur relié à celui de l’écrit devenu vocal. »
→ double remarque, dans le sens de la réception comme dans celui de l’émission. Oui certaines lectures, à haute voix, en direct, à la radio mais aussi pour soi, dans le silence, font vibrer cette plaque magnétique qui est en nous et que la pratique de la lecture rend de plus en plus sensible, entraîne à une discrimination de plus en plus fine de la nuance, du détail, voir du non-écrit, du non-dit, de ce qui perce entre les mots.
Et espoir aussi que tout cela que l’on sème sur les sites, tous ces messages, aillent faire vibrer les plaques magnétiques du for intérieur de quelques autres.
Phase 6
Pour le prochain poème que j’apprendrai par cœur, quand j’aurai fini de recaler les douze poèmes appris et donc certains sont déjà à l’état de piteux lambeaux, j’essaierai de mettre en place le programme en six temps. Une fois l’apprentissage complet du poème terminé, programmer de le revoir à J +3 ; +10, +30, +90 et peut-être +120 ? Pour tenter de venir à bout des mites du temps, qui sont des papillons, que j’aime tant ?
Une lumière
ciel sombre anthracite et, fugitive, irréelle, une ponctuation de lumière sur deux points seuls dans la houle grise de la ville : l’horizontale rouge et blanche d’une grue lointaine et les deux flèches de l’église gothique. La pierre et l’acier, l’élan vertical et la droite tranchante qui barre le gris de ses couleurs.
Un son
Un Stradivarius. Celui de Nicolas Dautricourt. Sa sonorité si riche, si douce et si brillante en même temps, ses couleurs presque sans limites, l’amplitude du son. Sibelius, Humoresques.
Portraits secrets
Hubert Lucot offre tout au long de ses livres des portraits inoubliables, telles ceux des malades, souvent mourantes, qui partagent la chambre d’hôpital de sa sœur Aliette. S’il dit que les choses et les relations sont les deux éléments de sa Weltanschauung, il faut selon moi y ajouter les êtres humains. Et je ne cesse de les mettre en relation, lui et Marielle Macé, pour la qualité d’attention qu’ils montrent, pour l’intérêt aux différents modes d’êtres. Lucot sait voir la noblesse de son homme de ménage, la joie de la passagère du bus, il ne souligne jamais un ridicule, il n’est pour ainsi dire jamais méchant. Il est ému, bouleversé, sollicité par l’extraordinaire multiplicité et richesse du réel et des formes d’être. Mes promenades matinales vers le café sont imprégnées de leur regard à tous les deux, plus philosophique et sociologique du côté de Marielle Macé, plus sensuel (sensationnel ?) du côté d’Hubert Lucot.
Et donc, le voici dans une salle d’attente chez un radiologue et il observe une femme. Il prend quelques notes, je ne sais s’il le fait mentalement ou sur un carnet, à la dérobée comme je fais parfois quand je croque un portrait de lecteur ici ou là. J’aime donc particulièrement la chute de son petit récit : « Elle se retourne ; son joli sourire salue l’auteur de son portrait secret. »
Dans le gris pluvieux
« Dans le gris pluvieux, je respire et je pense » (p.132)
Gris non pluvieux, descente du crépuscule, la chaleur des lampes dans le bureau, le cliquetis du clavier et la splendeur du Stradivarius de Nicolas Dautricourt dans les Humoresques de Sibelius.
Ecrire
Frappée il y a peu de la mauvaise qualité d’écriture de mon Flotoir. Je l’ai retravaillé assez largement avant la mise en ligne. Il me faut arriver à condenser, élaguer, préciser, resserrer.
Flotoir
Oui Flotoir .
Kaija Saariaho et son oreiller
La compositrice finlandaise est partout sur les ondes en ce moment, car elle est la vedette du festival de musique contemporaine Présences. « La petite fille qui n'arrivait pas à dormir et voulait qu'on change ses oreillers parce qu'elle y entendait de la musique (…) n'a pas eu la musique facile. Sa timidité maladive lui rend pénible le jeu en public du violon ou du piano. Heureusement, il y a l'orgue, qui lui épargne d'être vue et dont les registrations la passionnent. Cet amour de la couleur et des textures, ce travail de contorsion de la matière sonore, sont au cœur de l'œuvre de Kaija Saariaho, de la sensuelle transparence des premiers opus à l'inscription plastique d'aujourd’hui, entre envol et contention, blessures et lâcher prise. »
→ toujours ce bonheur à voir ainsi confirmée ma passion de l’orgue et la conviction que c’est un instrument important pour la musique contemporaine, au-delà des œuvres de Messiaen ou de Thierry Escaich.
Korvat Auki !
Toujours dans ce même article : « Avec Magnus Lindberg et Esa-Pekka Salonen, elle formera le groupe "Korvat auki" ("Ouvrez les oreilles" en finnois). Mais l'émancipation passe par l'Allemagne et Darmstadt. Dès le début des années 1980, la jeune femme y découvre notamment l'école spectrale française (fondée sur l'analyse informatique du spectre sonore). "Quand j'ai entendu la musique de Gérard Grisey et de Tristan Murail, j'ai eu la sensation d'une bouffée d'air pur. Je me sentais un peu étouffée par le sérialisme". »
Cridinski
a perdu son prénom dans mon titre, parce que Laura n’est pas son prénom ! J’ai poursuivi mes recherches et croisant le mot Historiettes avec seulement Cridinski, je suis tombée sur un autre passage de La Conscience d’Hubert Lucot que je n’avais pas remarqué et où il parle de Luana Cridinsky, auteur en effet de plusieurs recueils d’Historiettes, dont l’un publié chez XLM, Luana que semble connaître Claude Louis Combet.
L’Ineffacé
J’ai entamé la lecture du très beau texte que Jean-Christophe Bailly publie dans le catalogue de l’exposition L’Ineffacé qu’il a montée pour l’IMEC (Institut mémoire de l’édition contemporaine) à Caen. Ce texte m’a tellement frappée en son début que j’ai éprouvé le besoin non pas de le transcrire, comme je fais toujours, mais de le lire à haute voix. Ce qui m’a menée à expérimenter une nouvelle rubrique, « En voix », pour Poezibao, où il pourrait m’arriver de lire quelques extraits de certains livres. C’est ce que j’ai fait pour cette première page du texte de Jean-Christophe Bailly.
Dormance, dormans
Dans ce texte, il y a ce si beau mot de dormance. Dormance me mène à Dormans, titre d’un livre de Marie Etienne.
Mais je commence par Jean-Christophe Bailly parlant des archives qui dorment à l’IMEC, d’un « repos qu’il faut plutôt se représenter comme ce qu’en botanique on appelle la dormance, soit cette vie réservée sous une mort apparente et qui attend son heure. » (p. VI).
Ah que je voudrais avoir l’art d’Hubert Lucot pour glisser vers cette évocation née si spontanément, celle de ce livre de Marie Etienne. Je retrouve ce que j’en écrivais en 2006 : « Alors on va vers le livre, on franchit le seuil, bleu - importants les mots seuil et bleu - et on se perd. On avance à tâtons, il y a de l'étrange là, on est saisi de vertige, où suis-je, qui me parle, d'où, de quoi au juste, le sens apparaît/disparaît, il y a une sorte de fantôme en permanence qui erre autour de la lecture, fantôme d'un autre monde, fantômes sans doute des morts, présence chimérique de l'enfant qu'on fut, que fut l'auteur, figures spectrales du rêve, des rêves, qui s'emboîtent et se déboîtent. Des temps différents et des traitements différents pour chaque temps : le Roman de la nuit proche du récit de rêves, mais un seul rêve fait de multiples rêves, une séquence, une histoire qui passe de poèmes en poèmes, qui reprend, s'arrête et repart. Dormans, la section éponyme du livre, le deuil de la mère dans le temps présent, les martyrs des temps anciens, ces Sept d'Éphèse, baptisés dormans, emmurés à cause de leur foi en 252 et miraculeusement sortis de leur sommeil en 424, sous Théodose, dormans mot que Marie Etienne dit avoir emprunté à Milosz… Tout semble glisser, s'effacer, renaître dans ces textes qui se suivent, passé et présent, ici et ailleurs, masculin et féminin, adulte et enfant, monde réel et monde des morts, passage incessant de l'un à l'autre, mises en abyme, passages de l'autre côté de la porte, de la fenêtre, du miroir, du nuage, du ciel, du bleu, tableaux comme portes secrètes, comme miroirs… » (cette note)
Dormance, Dormans d’Ephèse, Dormition aussi de la Vierge, magnifique tableau de Caravage qui me permit, jadis, de découvrir cet autre très beau mot de dormition. Et l’idée de ce sommeil magnifique alors que je n’avais jamais entendu parler que d’une assomption, que les Protestants réfutent, je l’apprendrai plus tard.
Montage
Dans ces pages, Jean-Christophe Bailly procède à un véritable fondu enchaîné depuis des dessins exécutés au crayon par de jeunes garçons Guayaki (relevés par l’ethnologue Pierre Clastres), vers des dessins de Philippe Soupault (alors âgé de quatre-vingt-dix ans) et vers des « lignes d’erre » de Fernand Deligny, « relevés de dessins d’enfants autistes ». (p.X)
De ces dessins d’enfants, JC Bailly dit qu’ils sont emblématiques de ce que « l’archive peut avoir de miraculé » (comme au demeurant le produit d’une fouille archéologique). Ces feuilles de papier venues du fin fond de la forêt paraguayenne, « trace frêle et émouvante de la découverte du dessin » et qui se retrouvent « calmement couchés les uns sur les autres dans une petite enveloppe entreposée sous la cote 460 CLS 2.3 dans les sous-sols d’une abbaye normande reconvertie. » (p. IX)
Et Jean-Christophe Bailly dans ce cheminement en trois temps opère un vrai travail d’associations à la Warburg, rapprochant ce qu’il est si juste de rapprocher mais qui n’avait aucune raison de l’être, hors la rencontre de ces trois documents dans la pensée d’un même homme riche à la fois d’une immense culture et d’une pensée de la production artistique et de l’archive qui rendent possibles de telles conjonctions.
Il appelle cela, modestement, des ricochets. Il dit encore qu’il s’agit de « déchaîner entre des formes ou même des mondes différents ou lointains de véritables cascades d’homologies ».
→ il se pourrait que ce soit aussi, souvent par une sorte de hasard qui n’en est pas tout à fait un puisqu’il repose sur les choix d’une seule et même personne, le modèle de fonctionnement du Flotoir. Avec ses grands systèmes échoïques et ses « effets de propagation du sens opérant comme des ricochets » !
L’écriture
L’écriture « le moyen par lequel le langage se rend intégralement conscient de lui-même » écrit encore Jean-Christophe Bailly dans son introduction à l’exposition L’Ineffacé. « Ce langage intérieur quasi permanent, qui se continue même la nuit, via les discours qui se tiennent dans les rêves, et dont Benveniste dit qu’il est allusif, rapide, incohérent et qui est tel parce que justement il n’est pas destiné à devenir parole et à se tourner vers l’extérieur, l’écriture en est l’écoute et l’approfondissement, la mise au jour discontinue » (p. XIV)
Du langage
« Même si la tentation est grande de se figurer le langage comme un stock dans lequel on peut puiser sans fin, il faut avoir en permanence à l’esprit cette inventivité qui est sa véritable nature. Il y a là, très vite, une ivresse, et aussi une impatience : ce que la main attrape, ce qu’elle saisit, ce n’est pas tout ce qui est venu ou demandait à venir, ce n’en est que l’affleurement ou la crête, oui l’écriture est comme un doigt qui suivrait cette crête mais qui, même en allant le plus vite et le plus droit possible, saurait qu’elle ne peut qu’abandonner en chemin quantité de bifurcations et de pistes et que, loin de pouvoir tout étreindre, elle ne se serre au fond que sur elle-même, ce qui est simultanément sa gloire et son deuil. » (p.XV)
Conjonctions de coordination
Logique, féconde, émouvante souvent la danse entre L’Ineffacé et Lucot, alors que résonne encore en arrière-plan, en bruit de fond, la lecture de Styles de Marielle Macé. Dans les trois livres, une même attention très particulière au monde, à l’écoute des échos et des conjonctions… de coordination (ce serait un beau titre de livre).
Noms de lieux
Cette réflexion sur les noms de lieux, auxquels je suis si sensible (lectrice notamment de Ludovic Janvier, mais aussi de Jacques Roubaud et maintenant d’Hubert Lucot). Ces noms de lieux que Lucot égrène, les noms parisiens, les balades en autobus, en tramway, qui tellement m’enchantent, auraient-ils ce même pouvoir si je ne connaissais pas ces lieux, cette ville, certaines de ses lignes ? Ces noms de lieux que l’on ne connait pas et dont on se dit qu’ils sont aussi familiers, intrinsèquement familiers à ceux qui les ont habités, qu’à soi les lieux de son propre monde. Et ces noms de lieux qui n’ont rien à voir avec notre histoire mais que nous habitons ; je pense à Méséglise, à Soulac (Lucot), à Monmousseau (Chambaz), etc.
Saisie du long temps
Toujours chez Hubert Lucot ces forces si puissantes, comme puissances telluriques, formant nouvelle matière, minerai, l’écrasement des temporalités. A l’image des strates compressées de cet étrange caillou tout juste recueilli au fond d’une baie de Bretagne : l’histoire de ses strates, vertigineuses temporalités. Lucot parle de « saisi du long temps » (p.311), il écrit également que la « vitesse du temps [lui] apparaît dans l’annulation de la durée. » (p.315)
Il est lecteur de traces et de cendres. Ce sont les brouillons, les archives de JC Bailly, les cendres d’Aliette, la sœur d’Hubert Lucot et la bouleversante dernière page des Sonatines de deuil. « En 20 secondes, j’ai assisté au miracle d’une dématérialisation que je n’assimilais pas à un anéantissement, écrit-il alors que sont dispersées les cendres de sa sœur. Les mots évaporation et sublimation convenaient au phénomène merveilleux : l’ultime phase de ma jeune sœur avait rejoint le fond invisible de ce qui est. » « 325)
Un entretien avec Roger-Michel Allemand
Roger-Michel Allemand m’a envoyé un entretien avec Hubert Lucot qu’il a publié en 2010. Quelques extraits qui éclairent mes lectures en cours.
« Le manque est au centre de ma thématique et de mes journées. En simplifiant, je pourrais dire que mes textes luttent contre le manque et visent donc la plénitude. (…) La volonté de tout embrasser — donc d’éviter tout manque — me caractérise. Provient-elle de Hegel, que j’ai lu abondamment (…) à dix-huit ans ? Du cubisme, qui rabat toutes les faces de l’objet sur l’objet ?
(…)
« Je ne regrette les bonheurs passés, je ne panse pas les blessures anciennes, j’étudie le temps, les temps. »
(…)
Mes épiphanies (mot joycien) me fournissent la matière principale de mes textes, donc de mes livres. Contrairement à une tendance légitime qui a régné en France depuis mon adolescence, la sensibilité et l’émotion m’ont toujours semblé la base de l’art — lequel implique également distanciation, assèchement.
(…)
Dite vite et presque mal, une sensation revient à sa source par le travail. Il est capital, pour moi, que la sensation ne se dissolve pas en une idée, et que les idées soient vives et acides comme des sensations. J’ai parlé de temps, j’avance aussi le mot lumière, la vitesse de la lumière, la fulguration.
(…)
« Je ne cherche pas à dire la vérité, mais à comprendre. À comprendre par la beauté », donc par la sensation (je rappelle que esthétique vient du grec aisthêsis, « sensation »).
(…)
Je me livre à deux écritures : l’écriture automatique sur le motif (motif réel ou mental) et la réécriture qui, tout aussi endiablée, se répète sur tout texte pendant des années et rencontre mille obstacles. La transformation du verbe passif en verbe actif donne souvent de bons résultats. L’introduction d’informations indispensables à la lecture, des résultats désastreux. Un personnage a surgi de façon créative ; préciser la date, la profession du personnage, le lien de parenté ramollit la création.
(…)
En simplifiant j’affirmerai que dans notre vie courante, tout présent comporte des allusions à divers passés auxquels on n’attache pas d’importance ; je m’efforce de ne pas les taire et je les fais apparaître par de fausses couleurs (celles que l’ordinateur donne à tel et tel sous-espace pour faire ressortir tels traits majeurs).
(extraits d’un entretien de Roger-Michel Allemand avec Hubert Lucot, paru in www.revue-analyses.org, vol. 5, nº 2, printemps 2010)
Et moi d’ouvrir
un nouveau livre d’Hubert Lucot dont rien en ce moment ne peut me détacher, je remonte le temps à rebours, ce livre, Je vais, je vis, dont je sais qu’il a trait à la maladie et à la mort de l’épouse, A.M. : « non pas la séparation mais le tragique de la condition humaine, soumise à la perte. » (p.17)
→ Mes entreprises, folle lutte contre la perte, pour moi certes, mais aussi pour quelques autres pour qui cela compte encore. Henri-Louis de la Grange est mort qui a consacré sa vie à Mahler après qu’il a entendu pour la toute première fois la Symphonie n°9 à New York, alors qu’il avait vingt ans.
L’être et ses manifestations
« Au long de chaque journée, l’être et ses manifestations me bouleversent » (p.18)
Cette cohabitation inouïe chez Lucot du chagrin, du désespoir, de la lucidité et de cette attention amoureuse, pas seulement à sa femme mais à toute chose, à toute créature ! Ce goût de l’être qu’il sait promis au néant. Plus loin, j’y reviendrai, il a cette remarquable admirable que je ne cesse de ressasser depuis que je l’ai lue : chaque jour, dit-il, lui offre quelques secondes sensationnelles et de préciser que sensationnel ici ne veut pas dire (mais dit aussi !) extraordinaire, mais lié à la sensation. Il déploie un registre presqu’infini de sensations et d’alliages de sensations, partant de la pointe de la sensation, encore une de ses expressions, et donc de la pointe du présent pour glisser à rebours du temps sur des strates de sensations et de réminiscences.
Détourer
Me frappe chez Lucot l’emploi de cette expression, peu usitée dans le monde ordinaire, très répandue chez les maquettistes : détourer. Une méthode de pensée de Lucot, il détoure quelque chose, autrement dit il le sort du bruit de fond du flux de conscience, il en découpe la forme, comme il m’arrive de découper certains cailloux-têtes (j’y reviens en ce moment, tout est cyclique). Ici, page 19, le terrible : « je détoure l’instant ou soudain TOUT devient RIEN ».
Nostalgie
L’entreprise de Lucot n’est pas nostalgique, il l’exprime souvent : « Je ne vis pas dans le passé (nostalgie), mais dans l’éternité de l’eau, de l’herbe, du soleil, le parfum forestier des aiguilles rousses et des girolles jaunes se fond dans la consistance du sous-bois. (…) Non pas nostalgie, ni narcissisme, contempler le monde dans ma tête, à plat, fourmillant de relations et donc d’énergie. »
→ et sans doute le plus extraordinaire de l’aventure, c’est que Lucot montre à son lecteur qu’il a la capacité de faire comme lui, de faire vibrer la corde des sensations, des impressions, de susciter ce jeu magique des relations et d’engendrer ainsi ce courant d’énergie considérable.
→ L’énergie est comme engendrée par le ricochet des relations (ou des échos), il y a un effet boule de neige, dans un fourmillement de plus en plus fourni, riche, bruissant où un rien révèle un tout, une relation, une association, où tout fuse vers ailleurs, musical.
Le paradoxe de Lucot
« Aujourd’hui, je crée un paradoxe : seuls l’homme, sa conscience, ses fables, ses nombres témoigneront d’un Univers anéanti »
Où l’on retrouve les propos de JC Bailly sur L’Ineffacé, qui est aussi, on peut l’espérer, un ineffaçable, sur la trace, sur le vestige et l’archive, sur ce qui persiste, têtu, quand tout semble avoir disparu. La balise qui continue à émettre des décennies après la disparition. La lumière fossile de l’étoile.
Abstème
Je ne connaissais pas ce beau mot employé par H. Lucot, qui ne cache pas sa relation difficile à l’alcool et son abstinence.
« Le mot abstème vient du latin abstemius (« qui s'abstient de vin », « sobre »). Il est à la fois adjectif et nom commun. Il désigne toute personne qui, pour une raison ou une autre, ne consomme aucune boisson alcoolisée et pas d'alcool de manière générale. »
Lucot : « abstème depuis juillet 1984, je savoure cette terre. » (p.68)
Et il en connait long sur la question : « ainsi s’arrêter de boire est un coup à prendre, une technique pour rendre inconsciente l’interdiction que la conscience juge salutaire, pour la faire migrer au fond de soi, là où il y a goût, souffle, foie, liqueurs, humeurs, pour savourer la sobriété comme un grand verre de whisky » ! (p.97)
Un autre paradoxe de Lucot
À propos de deux pages qu’il vient d’écrire : « elles saisissent spontanément mon existence entière ; des faits désagréables, voire accablants, réels ou irréels, actuels et historique, s’assemblent avec une cohérence qui désigne l’histoire et la géographie de ma personne, sa genèse et le manteau d’Arlequin, qui est moi, fait de gênes se recomposant sans cesse, immuables dans leurs mutations (oxymore !), quand toute trace en moi est d’un évènement et d’un trait de caractère – lequel parfois me blesse comme le javelot d’un agresseur. » (p.93)
L’Ineffacé
(12 février 2017) Après avoir longuement rêvé sur cette exposition, après en avoir longuement feuilleté le catalogue, lu de larges extraits, me voici enfin en son cœur, à l’IMEC, à l’abbaye d’Ardenne. Émue. L’origine de tout ce mouvement vers ce lieu, cette exposition, je ne l’oublie pas et il ne se laisse pas oublier, car c’est le plus puissant, c’est Le Grand Graphe d’Hubert Lucot (son existence à moi révélée par l’article nécrologique d’Eric Loret dans Le Monde qui me fait découvrir l’existence de l’exposition de Caen, puis tout mon travail pour préciser les choses, la demande et la réception du catalogue, etc.)°
Alors, tout de suite, je me dirige vers Le Grand Graphe, la pièce la plus imposante par la taille et de loin de toute l’exposition ! Moment de très forte émotion devant l’écriture manuscrite, magnifique et très lisible, d’Hubert Lucot, j’aurais voulu photographier chaque détail mais ce n’est pas autorisé. Tant de ces archives ici présentées touchent, interpellent, intriguent : Ponge et sa recherche du titre de La Rage de l’expression, la graphie incroyable, minuscule et si régulière de Philippe Lacoue-Labarthe, les petits carnets de Jacques Derrida, les cahiers de tournage de Marguerite Duras (mais curieusement dès qu’on entre dans le plus célébré & connu, j’éprouve un mouvement de retrait !), les dernières pages écrites par Hervé Guibert, la séquence déjà évoquée dans ce Flotoir entre les dessins des enfants de la forêt du Paraguay qui n’avaient jamais tenu un crayon en main et les « pelotes » du très vieil écrivain Philippe Soupault puis les dessins d’enfants autistes repris par Deligny.
« Par l’écriture le secret de chaque être se rend visible ». Oui et oui, alors que nous ne sommes plus en contact avec les écritures manuscrites. Tous ces amis avec qui je dialogue, parfois de façon très intense et dont je ne connais pas ou peu l’écriture manuscrite, que je ne vois jamais sur une enveloppe. Sauf mon amie Mireille, attachée (et qu’elle a raison !) à cette inscription matérielle et mon ami Auxeméry avec ses merveilleux envois de cartes postales.
Quelques secondes sensationnelles
La voici donc cette citation d’Hubert Lucot annoncée un peu plus haut : « je note que quelques secondes sensationnelles (porteuses d’une sensation vraie) suffisent à mon besoin quotidien d’aventure. » (p.145)
Et si l’on y prête attention, n’en bénéficie-t-on pas constamment, chaque jour, de ces secondes sensationnelles ? Qui passent sans qu’on les remarque, les perdant à jamais. Lucot lui sait les identifier et mieux encore, via l’expérience de plus de cinquante ans d’écriture acharnée, les développer, comme on développe une photo.
Ça alors !
Et voici, toujours chez Lucot, anecdotique peut-être, l’évocation d’un objet totalement oublié qui fait ressurgir chez moi tout un pan de passé : l’ouvre-gants. Ce petit ustensile, je le vois en buis, que l’on introduisait dans des gants en cuir fin très serrés pour en écarter un peu les doigts et pouvoir enfin y glisser la main ! Pas tout à fait une « madeleine » mais inducteur de tout un pan de passé, de souvenirs encore flous. Le plus cocasse est que Lucot a évoqué cet accessoire oublié à propos de la pince avec laquelle un employé municipal ramasse des déchets dans une pelouse !
Proust donc
« Mes livres ont généralisé la petite madeleine : un espace vient, attiré par la pointe d’une sensation, on distingue un pôle, dix détails cachés forment un graphe »
L’ouvre-gants ? « De la réminiscence : attiré par la pointe d’une sensation, ce n’est pas seulement un souvenir mais un espace qui vient, dont les mille détails ont fusionné. » (p.186)
Ecouter ensemble
Si j’écoute la radio ou une webradio, je peux penser que d’autres – certains que je connais peut-être – écoutent en même temps que moi (jadis cette sensation forte devant Apostrophes ou tel concert télévisé que l’autre, qui comptait tant alors, recevait aussi cela). Si j’écoute une playlist ou un streaming, je suis renvoyée à ma cuisante solitude.
Le vocabulaire échappé
Dans un flux d’actualités, ces mots, le sauvetage (surgissement des vedettes noires et rouges de la SNSM, Société nationale de Sauvetage en mer et dans le même temps, infinitésimal, image fugitive de l’hélitreuillage d’un blessé) / du site (site n’est plus le lieu de, la place de, un endroit précis ou remarquable, mais appartient quasi automatiquement à l’univers d’internet) / d’Alsthom. Voici que le dernier mot, un nom propre, presque comme dans une phrase allemande, éclaire tout et rameute sous sa houlette le vocabulaire échappé sur des voies rêveuses.