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Rédigé par Florence Trocmé le 24 février 2017 à 18h11 dans photomontages | Lien permanent
Balises: échouage
Méthode
« Comme je classe ces notes » écrit Hubert Lucot, p. 206. Toujours, chez moi, cet intérêt fasciné pour les méthodes de travail, les manières de faire des écrivains, et même de tous les créateurs. Cf. L’Ineffacé ! : le bonheur de voir ces carnets, brouillons, esquisses, paperolles, croquis, crobars, Zettel, fiches et autres notes. Quand je réalise des entretiens, c’est souvent autour de cela que je me concentre : comment procédez-vous ? Sachant parfaitement que cela n’explique pas la création.
Cadrer
« j’ai cadré une petite surface neigeuse », écrit encore H.L. p.208. Je note qu’il emploie souvent le vocabulaire de la prise de vue ou de la « maquette », cadrer, détourer. Mon amie aquarelliste C. me disait un jour, lisant un de mes poèmes-promenades : « on voit que tu es photographe, tu cadres ».
Vestiges, vertige
« Comme si sa chute ou son évaporation vers le ciel était retenue dans le temps, ce qui définit tout vestige. »
Le côté « miraculé » de l’archive (Jean-Christophe Bailly), le suspens au bord du vide ou de la disparition du vestige.
Pourquoi entends-je, de façon insistante, une analogie entre vestige et archives ?
Aucune raison étymologique en tous cas. Je l’ai cherchée, j’aurais aimé mais je savais bien que non…
Intensité
« Intensité de cette existence à peine » (H.L.). Un souvenir très vague, une image, seule, qu’il tente d’interpréter. Avons-nous en mémoire des lots d’images que nous ne savons pas interpréter, devant lesquelles nous sommes sans voix et sans noms, muets et désemparés comme devant ces photos anciennes, bien réelles, elles, représentant des personnes de notre famille dont toutes nous sont inconnues, voire « étrangères », et que nous sommes incapables de nommer.
Pendant des années, à l’époque des albums avec photos tirées, collées et légendées, j’ai écrit le nom complet (prénom et nom de famille !) des personnes représentées, fussent-elles les plus proches des plus proches et alors même qu’elles revenaient à chaque page, imaginant cette dernière arrachée à l’album et en déshérence. Une vision assez intuitive sans doute du travail du temps ! Dispersion & effacement des traces.
Le Flotoir procède aussi de cette vision. Ce qui paraît évident aujourd’hui peut être totalement oublié non pas dans quelques années, mais demain même.
Impossible de déceler les rouages
Exemplaire de la manière d’Hubert Lucot, ce passage de Je vais, je vis (p.210) : « Comme, devant la mairie du XVIIIe, je marche depuis le 85 vers le petit Montmartrobus, un simple Non Non sur mes talons me fait comprendre ceci : l'ordinateur en moi a décelé une femme et l'enfant que sa voix dessine quand elle articule avec fermeté "Non non c’est le Montmartrobus, notre autobus est plus loin" ; L'enfant que jamais je ne verrai ni n'entendrai appartient à une ondulation de l'espace présent et de mon passé, j'avais aussitôt décrété "petit garçon", nullement "fillette", le garçonnet c'est moi : dans la nuit urbaine, l'adulte et petit hubert font un détour par la boulangerie ; dans la campagne nocturne nous allons au lait chez le fermier Duchesne. »
Admirable ! Impossible de déceler les rouages, tout fonctionne comme par déclics cachés, très mystérieux. On admire la maîtrise bien sûr, mais cela n’est pas si important, la maîtrise, sauf qu’elle va toucher au plus profond. Il y a dans ces quelques phrases une image parfaite de certains de nos processus mentaux et psychiques parmi les plus intimes et les plus complexes.
Les immédiatetés lointaines
Un magnifique bimot ! qui fait sonner en écho les barricades mystérieuses. Les immédiatetés lointaines, qui sont aussi des affinités électives, la méthode de H.L. : ce qui est là, à la pointe de la sensation, conduit loin et profond dans le temps comme le câble de l’apnéiste l’entraîne vers la profondeur.
Hans Zender
Chez Tschann, cherchant et trouvant les écrits récents de Steve Reich, je suis attirée par un livre bleu, Essais sur la musique, de Hans Zender. Ce soir je l’ouvre et découvre que ce compositeur et chef d’orchestre se définit « comme une personnalité plurielle, et non pas un un moi fermé. (p.11)
Toute chose
Toute chose, lettre, livre, disque, devrait être prise en compte dès qu’elle entre dans ta vie, dans ton champ. La remise lui est trop souvent fatale.
De la double écriture
J’ai été très frappée par ce qu’Hubert Lucot dit de sa double écriture, car elle me renvoie à la question du flux et du resserrement. H.L. est d’abord dans le flux, le flux somptueux de la vie de tous les jours, qu’il observe avec un œil passionné, bienveillant, amoureux, et cela quelles que soient par ailleurs ses préoccupations ou sa douleur. Il note, sur le vif, s’appuyant sur un bord de fenêtre, dans l’autobus ou le tramway, à la volée. Mais ensuite ces notes, il les reprend, à partir de photocopies semble-t-il, qu’il fait presque tout de suite. « Selon ma méthode » dit-il, sans malheureusement la développer. Il les retravaille, aboutissant parfois à des pages virtuoses et vertigineuses d’intelligence, de sensibilité, de justesse.
Troublants algorithmes
Troublants algorithmes de ce vendeur en ligne. Ce matin, un mail du marchand me propose un choix extraordinairement pertinent de livres. Je ris s’il me propose, ce qu’il fait parfois, le dernier best-seller ou de la nourriture pour le chat que je n’ai pas, mais je ris moins quand il me suggère des livres sur le nazisme, les génocides, tel par exemple « La révolution culturelle nazie » de Johann Chapoutot.
En régime dictatorial, je serais vite pistée. Et je ne parle pas ici du danger extrême qu’il y a à s’intéresser à la poésie !
L’Anthologie
oui je la dote d’un grand A, non pas qu’elle soit la seule ou la première, mais parce que c’est une sorte de monstre magnifique, cette anthologie des poésies en France de 1960 à 2010, écrite par Yves di Manno et Isabelle Garron et publiée dans la collection 1001 pages de Flammarion. Devant animer une réunion autour de cette parution à La Maison de la Poésie, je m’immerge dans ses quelque 1500 pages.
Extraordinaire de voir s’ordonner, comme attirés par un aimant, les mille éléments, items, livres, auteurs, revues que je fréquente si assidûment depuis près de quinze ans maintenant. J’étais partie à l’origine de manière apparemment anarchique mais en fait structurée par les avancées et le développement de Poezibao vers la poésie contemporaine ; vers ces énormes massifs que l’anthologie Flammarion s’attache à cerner, préciser, y rattachant plus précisément une grande centaine de poètes mais en citant des dizaines d’autres et balayant très largement le champ de ces cinquante années de création (l’index compte près de 1000 noms)
Paul Celan
Dans le « Vestibule » de l’anthologie, je relève cette superbe citation de Paul Celan, elle-même choisie par Philippe Lacoue-Labarthe (ah sa petite écriture minuscule et si régulière, découverte dans l’exposition L’Ineffacé à Caen…) pour introduire La Poésie comme expérience : « Élargir l’art ? / Non. Prends plutôt l’art avec toi pour aller dans la voie qui est le plus étroitement la tienne. Et dégage-toi » (cité p. 18.)
Denis Roche, Hubert Lucot
À propos du site maya de Copán, Denis Roche conclut une très belle description d’un escalier par ces mots : « Une volée de 63 marches, qui en ne rien changeant du tout, faisait que tout prenait (…) un signifiant de la beauté qui ne serait fait que de temps. (cité dans l’anthologie Flammarion, p. 91, extrait de la préface aux Dépôts de savoir & de technique).
Ces mots me font penser à tous ces sites qu’explore Hubert Lucot, un coin de Vincennes, un autre de Suresnes, Soulac ou Marseille. La capacité de son regard à faire prendre le réel le plus trivial, le plus immédiat, comme si le fait minuscule était soudain un gong qu’il effleurait faisant entrer en résonance les immédiatetés lointaines.
L’étrangeté commune
En phase avec ces immédiatetés lointaines ? : en écriture quasi automatique, H.L. griffonne cette note : « l’’étrangeté commune me sollicite ». Puis il ajoute « lentement je développe cette parole sibylline : "Aller dans une ville, dans une ferme, voir des gens, les entendre, ressentir avec force la force de leur être-au-monde, le plus souvent innocent, est étrange. » (p.264)
Il se définit…
… H.L, ici : « Flaubertien mon travail : je pèse avec légèreté, je produis un espace lisse sans écraser les aspérités ; depuis toujours je sais que l’art marie les contraires. » (p.283)
Lectures
Cette idée d’avoir peut-être deux circuits, parallèles et différents, de lectures. Les lectures poétiques liées à Poezibao, un temps dédié chaque jour, avec prises de notes à la volée et portant sur les livres que je viens de recevoir, avant même le listing du samedi matin. Et les autres lectures, celles du soir.
Que des éclairs à saisir
J’aime bien cette remarque de Frédéric-Yves Jeannet écrivant un mail à Dominique A. en vue d’un entretien par mail : « Il n’y a pas de bon moment, pour personne : il n’y a que des éclairs à saisir. On peut échanger des mails quand vous voudrez, je vous pose des questions, vous répondez si vous en avez envie et quand vous en trouvez le temps. On pourrait même dire qu’on a déjà commencé, en fait. Quand on aura 100 pages, on arrête et on édite. Qu’en dites-vous? » (source)
Poeasy
Un tel titre ne peut que retenir Poezibao ! Même au Flotoir !
Je relève ces propos, formidables, de Claro en son Clavier Cannibale : « Aujourd'hui, [Thomas Clerc] nous donne Poeasy, un recueil de 751 poèmes, fruits nerveux d'une imprévisible greffe de "poésie-easy", donc, mais attention! easy ne veut pas dire à l'aise, même si casuel pourrait faire l'affaire, voire décontracté, mais sûrement pas relâché, ça non, car si le poème-clerc feint souvent de se dandyner, c'est pour mieux fractaliser des crispations, un peu comme on adopte un certain froissé pour empêcher à certaines évidences de glisser trop vite:
→ fractaliser des crispations. Y penser. En lisant Thomas Clerc, livre reçu cette semaine.
J’en reprends encore une gorgée de Claro, même si je suis « abstème » car c’est fort comme écriture & pensée : « Chez Clerc, le poème est un petit module rusé, ce qu'il qualifie ainsi: "une autre came d'inédite voix, pas trop produite", bref, un drone émotionnel, une nictation mentale, qui touche à tout (ce qu'il aime, déteste, a besoin, se moque de, prend appuis sur, a connu, évité…), joue la carte de la nonchalance pour aborder l'essentiel, pousse la chansonnette pour couper le socio ou le philo d'un fier rejet du gauche, s'introspecte en surface et se confesse en multi-face. Il se livre à toutes sortes d'exercices périlleux (donner son avis, le reprendre, se détailler, s'entailler…), décrit des descriptions (Pasolini palpite par ici), embrasse les années écoulées puis écroulées, en un fier feu roulant où tantôt ça popart' tantôt ça discote, le tout épaulé discrètement par une ombre-bartleby. Précisons que c'est cadencé au millimètre même si ça joue à claudiquer souvent (le côté funk-Verlaine de Clerc) ».
Lapsus
Beau lapsus calami ce matin ! non pas de fond en comble mais de fond en combe.
La poésie telle qu’elle est reçue
Comme j’aime cette note de Jacques Dupin, relevée (p.139) dans la grande anthologie des poésies en France (1960-2010) de Flammarion : « La poésie telle qu’elle est reçue, ou plutôt éconduite, égarée, perdue de vue, me suffit et me comble. Elle n’est pas et refuse d’être un genre littéraire, un produit culturel, une marchandise éditoriale. Elle est par bonheur déficitaire dans les calculs de marketing. Elle est irrécupérable dans l’ordinateur de la diffusion et la herse médiatique. Elle n’a pas de rayonnement au sens où vous l’entendez car elle a renoncé, depuis le premier jour, à l’éclat public, pour l’irradiation dans le corps obscur, la déflagration invisibles et les transmutations souterraines. Elle est écriture vivante, écorchée – ou non écriture en activité dans le sous-sol de la langue – ou projection du désir et des mots de chaque jour dans le balbutiement du futur. Donc absente du marché » (in Eclisses, 1992)
Cette anthologie, justement
Mes critiques concernant l’énorme somme conçue par Yves di Manno et Isabelle Garron portent sur la couverture, que je trouve un peu triste, avec, pourquoi donc, la reproduction d’une sorte d’enseigne en anglais, you are now / leaving the / city /ofd /rea /ms… ce qui me semble un choix bien curieux pour une anthologie de poésies françaises ; quelques problèmes de mises en page aussi avec surtout des titres courants trop gros et soulignés qui viennent lutter bien souvent avec les textes de l’anthologie. Mais surtout cela, qu’un être me manque et que si tout n’est pas dépeuplé -il s’en faut de beaucoup-, il y a un vide qui oblitère pour moi une part de l’entreprise : l’absence d’Antoine Emaz. Alors qu’ont droit à de larges extraits des auteurs qui me semblent moins importants et significatifs dans l’histoire de la poésie récente. En revanche, la conception générale, l’articulation et tous les textes de la main d’Yves di Manno et Isabelle Garron sont remarquables. Excellents théoriciens et historiens de la poésie contemporaine, ils excellent à montrer les surgissements, à déceler l’apparition du nouveau, à indiquer les lignes de fond de tous ces mouvements poétiques, lors de ce demi-siècle qui fut crucial pour la poésie. C’est à ce titre que le livre m’est utile, comme le cadre qui vient organiser mes immenses connaissances très disparates, puisqu’acquises au fil du temps et des parutions, de manière anarchique et très autodidacte.
Hans Zender
J’entame un livre de Hans Zender découvert un peu par hasard chez Tschann qui a, en plus de son admirable rayon poésie, un très beau rayon musique, avec souvent des essais et des livres généraux de premier plan. Le livre de Hans Zender qui est chef d’orchestre et compositeur (il est né en 1936) s’appelle Essais sur la musique et regroupe différentes parutions ou interventions qui « abordent les questions esthétiques fondamentales de la musique ». Dès les premières pages, on sent que c’est de très haut vol ! Et en mesure d’enrichir la réflexion générale sur la musique, qui court en même temps, dans un entrelacement en brin d’ADN, que ma réflexion sur la littérature.
Hans Zender dont un livre s’intitule Les sens pensent. (Die Sinne denken)
Belle introduction de Jörn Peter Hiekel, sur les écrits de Hanz Zender, dont il dit qu’ils sont précieux pour « tous ceux qui se préoccupent de la perception de l’art en général. » (p.24). Réflexion « inséparable de l’observation d’une intuition musicale non conceptuelle (…) "les sens pensent", voilà la formule frappante, empruntée au philosophe Georg Picht, qu’il reprend comme titre de son volume d’écrits le plus conséquent, alors que son livre le plus récent s’intitule L’écoute en éveil ». Il s’agit pour Hans Zender de « scruter la manière dont l’art nous touche. »
→ sentiment, lisant ces mots, d’être bien sur zone ! Autrement dit dans ce qui me travaille, en profondeur, la question de la perception et de la transformation de la perception en soi, sur le plan des sens, de l’émotion et de l’intellect. Sans séparation. La recherche de cet alliage-là, chez les créateurs également, entre les deux écueils de la seule émotion souvent insupportable et du pur intellect, triste et surtout stérile.
La pensée comme un sixième sens
Hans Zender écrit qu’il ne sent aucune « opposition entre la pensée et la perception sensible, au contraire de la philosophie occidentale » et qu’il conçoit, dans le sillage du philosophe allemand Kuno Lorenz « la pensée directement comme un sixième sens ». (p.38)
→ Lisant ces mots, immédiatement, l’idée d’une sorte de palpation du sensible par la pensée qui travaille souvent comme une percussion : elle vient heurter plus ou moins nettement la surface du sensible, pour amplifier l’écoute. Oui le 6ème sens parfois heurte et tape la surface sensible : cette image du timbalier, dans l’orchestre, qui se penche vers ses timbales et doucement, tapote avec son doigt sur la peau, pour en vérifier l’accord. Alors même que l’orchestre tout autour continue son jeu parfois très sonore ! La pensée palpe, effleure, caresse, fait jouer (comparaisons, analogies, similitudes, contraires), branchée qu’elle est sur l’immense réservoir mémoriel interne.
Passé, présent, futur
Un des thèmes du livre, on le pressent, sera la question de l’héritage, de la table rase, du futur, de la perception aujourd’hui de l’œuvre d’hier, de son interprétation. Zender évoque le « travail de traduction » suggéré par Habermas. « Les cultures religieuses archaïques doivent apprendre à accepter les valeurs de la modernité, mais la modernité doit comprendre de son côté qu’elle ne saurait fonder l’humanisme uniquement sur les voies qui lui sont particulières, celles de la science et de la technique. » (p.40)
Avec cette conclusion magnifique : « Ce n’est pas pour rien en effet que Mnémosyne est la mère des Muses – l’art incarne en même temps un projet utopique qui se hâte vers le futur et le souvenir de ce qui est très ancien. » (écrit en 2002, singulièrement utile pour la pensée du politique, aujourd’hui, dans le monde).
La didactique de la petite phrase
Nouvel éclairage : Zender évoque une répétition -il est au pupitre- de la Troisième Symphonie de Mahler. Quand il étudie une nouvelle partition comme celle-là, écrit-il, il se sent pendant des mois devant « un rocher escarpé » qu’il n’ose escalader. « Et puis, soudain, des détails apparaissent qui [le] fascinent et dont [il] tombe amoureux » (p.41). Et il s’agit ici plutôt de certaines transitions, de gestes musicaux. Et alors, continue-t-il, « le contact avec l’œuvre s’est fait, le reste de l’apprentissage ne sera plus que routine. »
→ j’ai l’impression de reconnaître un peu là (mutatis mutandis) ma méthode d’approche voire de transmission d’une œuvre nouvelle, ce que je pourrais appeler ma « didactique de la petite phrase ». Isoler des extraits, un détail, dont on tombe amoureux, qui vous hante et vous obsède, que l’on attend à chaque nouvelle écoute. Une fois que ce détail est trouvé, les choses s’organisent comme si un ou des pôles magnétiques avaient la capacité, conductrice, d’organiser tout le matériau. Une clé, un code d’accès. Il faut se souvenir que dans les contes et légendes, ils sont souvent bien cachés, réservés à celui qui a une certaine disposition intérieure, aussi.
Mahler et Zender encore
« J’affirme que dans tous ses mouvements symphoniques Mahler est anti-symphonique (…) les éléments de lyrisme et de statisme sont cependant si forts qu’ils viennent au premier plan dans notre conscience, au détriment de tout ce qui rappelle un développement et une "directionnalité" ».
→ Toujours cette question en écoutant de la musique ou en en jouant : forme générale et forme locale, le détail, l’instant et l’ensemble. Ma conscience esthétique est sensible surtout au détail, à la petite échelle, qu’il s’agisse d’un livre ou d’une œuvre musicale. Je peine à concevoir la forme générale, qui d’ailleurs m’intéresse moins peut-être et que je trouve parfois hégémonique ou manichéenne. Je suis plus sensible au tissu vivant et à sa prodigieuse complexité qu’au niveau plus global en englobant. Je m’efforce toutefois, parfois, de partir du local par cercles concentriques pour aller vers du plus global.
Une sorte de mobile
Zender a tout pour parler de la musique. Les connaissances les plus intimes du langage musical, puisqu’il est à la fois compositeur et chef d’orchestre, mais aussi la liberté de penser. Il sait sortir de la stricte analyse musicale, en mettant la musique au contact d’autres considérations. Il a l’art de la formule aussi. Tiens, par exemple, quand il écrit que « la première section principale du premier mouvement de la Troisième Symphonie [Mahler] est purement une sorte de mobile qui met en giration sept types fondamentaux d’égale importance... ».
→ les meilleures livres sur la musique sont ceux qui permettent de découvrir ou d’inventer de nouvelles manières d’écouter.
La notion d’affect
Plus loin, Zender insiste fortement sur la notion d’affect, dont il dit qu’elle a été très longtemps censurée. Que la « redécouverte de Mahler est en fait une redécouverte des affects ». (p.45) Sa musique, écrit-il est renferme de « gigantesque concentrations d’affects ». (p.46)
Quant à la liberté de pensée et de ton, elle est évidente, quand il parle des « grilles idiotes de l’histoire de la musique ».
L’interprète, co-auteur
Beaux développements aussi dans toutes ces pages sur la question de la fidélité à l’œuvre et de la soumission de l’interprète au texte noté : « L’interprète ne doit pas (…) administrer un héritage ou prendre soin d’un monument, il est le co-auteur de la musique qu’il interprète ». (p.46)
Et en conclusion de ce chapitre formidable sur « une semaine de répétition avec la Troisième Symphonie de Mahler », il ajoute, ce qui me comble : « Et si, à la fin des fins, l’auditeur était lui aussi coauteur de ce qu’il entend ? » (p.47)
→ comme le lecteur est coauteur du texte, coauteur transcripteur ou recréateur même parfois quand l’origine du texte s’éloigne dans le temps et peut-être surtout quand son auteur « réel », de chair de de sang, n’exerce plus sa mainmise !?, fut-elle toute imaginée, sur son œuvre ?
La lenteur
Superbe chronique d’André Hirt pour Muzibao, sa « Chronique du 20 », en référence bien sûr au 20 janvier (le début de la nouvelle de Büchner, Lenz).
J’extraie un court passage de ce texte :
« Et il y eut ainsi de grands voyageurs et visiteurs qui nous ont rendus attentifs, dans le parcours de notre propre existence aux stations nécessaires, aux embranchements, aux chemins sinueux, à la progression des nuages et à l’immobilité des eaux, aux lentes transformations en filigrane des visages, aux floraisons et à la croissance du petit chêne dans mon jardin, au vieillissement enfin, tous ces événements qui dans la fulgurance que leur confère le nom d’événement n’en sont pas moins à chaque fois l’index d’un réel, c’est-à-dire d’une lenteur marchant sur les pattes de colombe dont parle Nietzsche : Klemperer, Celibidache, Bernstein, pour se limiter aux chefs, mais aussi Glenn Gould. » (source)
Messiaen et les oiseaux
Remarquable chapitre sur « Messiaen et l’esprit du haïku » dans le livre de Hans Zender. L’auteur relate qu’il avait demandé à Messiaen dans les années 70 quelle était pour un jeune compositeur d’aujourd’hui la source d’expérience la plus importante et son étonnement quand le compositeur lui avait répondu : l’électronique. En fait Messiaen ne voulait pas parler de la production de musique électronique mais de deux procédés fondamentaux pour la composition, mis en œuvre par l’électronique : la superposition et le montage
→ la superposition d’entités complexes me semble être aussi ce qui caractérise De la percussion de Philippe Leroux. De ces superpositions naissent de nouvelles entités, de nouvelles textures, le monde sonore s’agrandit. Un peu plus loin, Zender montre comment la passion de Messiaen pour les chants d’oiseaux qu’il se mit à collecter, à noter, et à utiliser lui a permis de sortir de l’impasse sérielle. (p.50). Selon Zender, Messiaen est le premier à mettre en place des concepts formels d’ensemble qui ne sont ni fondés sur la symétrie de la forme-sonate ou des modèles baroques, ni ouvertes et asymétriques, sans entités répétées, comme c’est le cas de la musique sérielle. »
→ ces remarques me parlent d’autant plus que dans le même temps, j’explore donc l’anthologie de Flammarion et que j’observe, grâce aux remarquables textes historiques et critiques d’Yves di Manno et d’Isabelle Garron toutes les recherches et mutations dans le domaine de la poésie. Et je constate qu’il y a bien des analogies dans le mouvement de fond comme dans certaines solutions inventées. Par exemple « non seulement utiliser divers degrés de complexité structurelle à l’intérieur d’une forme, mais aussi relier des structures d’âges historiques différents ». Zender cite d’ailleurs toutes les sources d’inspiration de Messiaen et je ne peux m’empêcher de penser, écrivant tout cela à Jacques Roubaud : chants d’oiseaux, rythmes de l’Inde et de la Grèce antique, choral grégorien, réminiscences de Liszt et de Debussy, techniques très complexes héritées de Stravinski. À confronter à ce passage de l’anthologie Flammarion à propos de Jacques Roubaud : « étendue des domaines qu’il a arpentés – des troubadours provençaux et du cycle arthurien aux objectivistes américains, en passant par la poésie japonaise classique et l’histoire exhaustive du Sonnet » (p. 295) et on pourrait ajouter le jeu de Go, les mathématiques, etc.
Harmonie par tensions contraires
Zender, toujours à propos de Messiaen et cette fois du Catalogue d’Oiseaux évoque ce concept d’harmonie par tensions contraires (gegenstrebige Fügung) des formes musicales construites sur des normes esthétiques totalement différentes. Le reflet des saules et des peupliers sur l’eau, les Alpes du Dauphiné ; les découpes fantastiques des falaises dans les Dolomites ; la nuit : tout cela dans un langage musical qui relève complètement de l’univers structurel et abstrait de la première manière de la musique sériels ; les chants d’oiseaux, au contraire, avec leur conception harmonique spectrale, parfois tonalisante, et surtout avec leur structure temporelle répétitive, sont d’une facture totalement différente. » (p.51)
Un saule encore
Et voici qu’ouvrant Lucot, je retrouve un saule, le deuxième saule de cette soirée (sans parler du chêne d’André Hirt !) ! La page Lucot se met à refléter la page Zender, reflet de saules dans l’eau et les oiseaux de Messiaen viennent s’égailler dans la page Lucot qui est elle-même un fabuleux pré d’échos, avec même des coquelicots (« insolites depuis leur massacre national par des pesticides) - Toute une génération de crapelets sort en même temps de l’eau pour s’égailler, dans les champs. — (Jean Rostand, La Vie des crapauds, 1933)
Une lumière
Étrange symphonie de gris et de blancs, ce soir. Nombre de nuages, en différentes densités et tonalités de gris (je me souviens avoir un jour composé un nuancier des gris de nuages) et à l’horizon, bien tranchée, une longue traînée blanche, celle des immeubles lointains qu’éclaire un soleil dur et un peu inquiétant (21.02.2017, un mardi, 17h51).
Un son
Cette rumeur sourde, cette basse très profonde, bruit d’une machinerie, souffle lourd, impossibles à identifier. Pourquoi cette attirance pour les graves et les extrême-graves, les 64 pieds de l’orgue, la contrebasse, les sons les plus sourds des percussions.
De Zender à l’Ineffacé
Comment ne pas penser à l’exposition L’Ineffacé, à ces rapprochements opéras par un Jean-Christophe Bailly dans la lignée d’Aby Warburg en lisant ces mots sous la plume de Hans Zender : « il organise la rencontre de figures incommensurables d’un point de vue historique et esthétique., définissant ainsi des relations d’ordre transindividuel et transculturel » (Zender parle ici encore de Messiaen)
Enthousiasme
Si heureuse de découvrir sous cette même plume cette ode à l’enthousiasme qui me semble le moteur de toutes mes petites entreprises : « Ce n’est qu’à travers l’enthousiasmos que l’interprétation devient personnelle et, partant, créatrice. Il en va de même pour le travail compositionnel : seules les formes que l’auteur aura aimées au moment de les coucher sur son papier réglé porteront en elles le germe de la vie, et éveilleront l’enthousiasme des interprètes. » (p.70) et un peu plus loin « Ama et fac quoi vis, aime et alors fais ce que tu veux [Saint Augustin]. Au contraire de ce qui se passe dans l’analyse et la critique des formes artistiques, l’interprétation créatrice cherche à s’identifier avec l’esprit de l’œuvre ».
La matérialité terrestre
Lucot aura gardé jusqu’à la fin (sous réserve d’une confirmation lors de la lecture du livre non encore paru, qui s’intitule, je crois, A mon tour ) cette capacité d’aimer ce qu’il couche sur le papier, qu’il s’agisse d’un rayon de lumière, de la jupe d’une jeune fille, du port d’un employé municipal… Lucot qui disait que « vitesse et condensation sont à l’œuvre dans toutes [ses] sensations et leur traduction » (p.335) après avoir remarqué que pour lui, avec le vieillissement « les souvenirs de la matérialité terrestre acquièrent une réalité de plus en plus intense. »
Rédigé par Florence Trocmé le 24 février 2017 à 18h08 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Balises: anthologie de poésie, Antoine Emaz, chef d'orchestre, composition, Hans Zender, Hubert Lucot, Isabelle Garron, Messiaen, musique, oiseaux, Yves di Manno
©florence trocmé - 2017
Rédigé par Florence Trocmé le 16 février 2017 à 17h44 dans photomontages | Lien permanent
Balises: conjonction, pierre, strates
Perdus à jamais
Il est douloureux de ne plus pouvoir accéder à certains souvenirs. P.O.L. interrogé sur Laura Cridinski, -citée par Hubert Lucot et dans ce Flotoir et que personne ne connait- me répond que « Hubert a emporté ses secrets ». Tant de traces ou de secrets perdus à jamais, engloutis après la disparition de ceux-là seuls qui en avaient encore souvenir. Ces halos de réminiscences que nous ne pouvons plus préciser, cerner, élucider, dont nous ne pouvons plus percer le brouillard, parce que ceux qui en auraient le pouvoir ne sont plus. Cette clé cherchée par nous tous pendant des heures après la disparition de mon père et ma boutade désespérée : « on pourrait lui téléphoner ». L’autre jour, approchant toute une constellation mémorielle, cette évidence brutale que rien de ses détails ne pourrait plus être mis au jour après plusieurs disparitions familiales. Ces souvenirs sont désormais comme « la chanson grise / Où l’Indécis au Précis se joint ». Rien n’est plus cher que cette chanson, me dit Verlaine.
Héritiers du XIXème siècle
Cette remarque d’Hubert Lucot, dans Sonatines de deuil (p.227) : « modernistes, nous sommes les héritiers du XIXème siècle français » écrit-il après avoir croqué, en trois coups de crayon, un magnifique « apéritif des commerçants » sur le zinc, en fin de marché. Ce regard extraordinaire sur les gens, tous, les passants en fait… il évoque souvent Balzac.
Quintessence de l’art lucotien…
… que ce passage : « Attendant l’autobus 22 dans le beau soleil de midi devant la petite gare rurale de La Muette-Boulainvilliers, je considère mon être, mon long être, l’être du temps long lié à la femme que j’ai perdue. Le malheur que centre la personne A.M. et le bonheur de l’instant ne s’opposent pas mais s’inscrivent dans deux plans aptes à se croiser, la jubilation solaire d’aujourd’hui se réfléchit sur un lointain chemisier féminin ». (p.229)
Après une lecture…
Hubert Lucot écrit, évoquant une lecture dans une librairie : « J’ai pénétré les quelques auditeurs, j’ai ressenti la plaque magnétique vibrante qu’est leur espace intérieur relié à celui de l’écrit devenu vocal. »
→ double remarque, dans le sens de la réception comme dans celui de l’émission. Oui certaines lectures, à haute voix, en direct, à la radio mais aussi pour soi, dans le silence, font vibrer cette plaque magnétique qui est en nous et que la pratique de la lecture rend de plus en plus sensible, entraîne à une discrimination de plus en plus fine de la nuance, du détail, voir du non-écrit, du non-dit, de ce qui perce entre les mots.
Et espoir aussi que tout cela que l’on sème sur les sites, tous ces messages, aillent faire vibrer les plaques magnétiques du for intérieur de quelques autres.
Phase 6
Pour le prochain poème que j’apprendrai par cœur, quand j’aurai fini de recaler les douze poèmes appris et donc certains sont déjà à l’état de piteux lambeaux, j’essaierai de mettre en place le programme en six temps. Une fois l’apprentissage complet du poème terminé, programmer de le revoir à J +3 ; +10, +30, +90 et peut-être +120 ? Pour tenter de venir à bout des mites du temps, qui sont des papillons, que j’aime tant ?
Une lumière
ciel sombre anthracite et, fugitive, irréelle, une ponctuation de lumière sur deux points seuls dans la houle grise de la ville : l’horizontale rouge et blanche d’une grue lointaine et les deux flèches de l’église gothique. La pierre et l’acier, l’élan vertical et la droite tranchante qui barre le gris de ses couleurs.
Un son
Un Stradivarius. Celui de Nicolas Dautricourt. Sa sonorité si riche, si douce et si brillante en même temps, ses couleurs presque sans limites, l’amplitude du son. Sibelius, Humoresques.
Portraits secrets
Hubert Lucot offre tout au long de ses livres des portraits inoubliables, telles ceux des malades, souvent mourantes, qui partagent la chambre d’hôpital de sa sœur Aliette. S’il dit que les choses et les relations sont les deux éléments de sa Weltanschauung, il faut selon moi y ajouter les êtres humains. Et je ne cesse de les mettre en relation, lui et Marielle Macé, pour la qualité d’attention qu’ils montrent, pour l’intérêt aux différents modes d’êtres. Lucot sait voir la noblesse de son homme de ménage, la joie de la passagère du bus, il ne souligne jamais un ridicule, il n’est pour ainsi dire jamais méchant. Il est ému, bouleversé, sollicité par l’extraordinaire multiplicité et richesse du réel et des formes d’être. Mes promenades matinales vers le café sont imprégnées de leur regard à tous les deux, plus philosophique et sociologique du côté de Marielle Macé, plus sensuel (sensationnel ?) du côté d’Hubert Lucot.
Et donc, le voici dans une salle d’attente chez un radiologue et il observe une femme. Il prend quelques notes, je ne sais s’il le fait mentalement ou sur un carnet, à la dérobée comme je fais parfois quand je croque un portrait de lecteur ici ou là. J’aime donc particulièrement la chute de son petit récit : « Elle se retourne ; son joli sourire salue l’auteur de son portrait secret. »
Dans le gris pluvieux
« Dans le gris pluvieux, je respire et je pense » (p.132)
Gris non pluvieux, descente du crépuscule, la chaleur des lampes dans le bureau, le cliquetis du clavier et la splendeur du Stradivarius de Nicolas Dautricourt dans les Humoresques de Sibelius.
Ecrire
Frappée il y a peu de la mauvaise qualité d’écriture de mon Flotoir. Je l’ai retravaillé assez largement avant la mise en ligne. Il me faut arriver à condenser, élaguer, préciser, resserrer.
Flotoir
Oui Flotoir .
Kaija Saariaho et son oreiller
La compositrice finlandaise est partout sur les ondes en ce moment, car elle est la vedette du festival de musique contemporaine Présences. « La petite fille qui n'arrivait pas à dormir et voulait qu'on change ses oreillers parce qu'elle y entendait de la musique (…) n'a pas eu la musique facile. Sa timidité maladive lui rend pénible le jeu en public du violon ou du piano. Heureusement, il y a l'orgue, qui lui épargne d'être vue et dont les registrations la passionnent. Cet amour de la couleur et des textures, ce travail de contorsion de la matière sonore, sont au cœur de l'œuvre de Kaija Saariaho, de la sensuelle transparence des premiers opus à l'inscription plastique d'aujourd’hui, entre envol et contention, blessures et lâcher prise. »
→ toujours ce bonheur à voir ainsi confirmée ma passion de l’orgue et la conviction que c’est un instrument important pour la musique contemporaine, au-delà des œuvres de Messiaen ou de Thierry Escaich.
Korvat Auki !
Toujours dans ce même article : « Avec Magnus Lindberg et Esa-Pekka Salonen, elle formera le groupe "Korvat auki" ("Ouvrez les oreilles" en finnois). Mais l'émancipation passe par l'Allemagne et Darmstadt. Dès le début des années 1980, la jeune femme y découvre notamment l'école spectrale française (fondée sur l'analyse informatique du spectre sonore). "Quand j'ai entendu la musique de Gérard Grisey et de Tristan Murail, j'ai eu la sensation d'une bouffée d'air pur. Je me sentais un peu étouffée par le sérialisme". »
Cridinski
a perdu son prénom dans mon titre, parce que Laura n’est pas son prénom ! J’ai poursuivi mes recherches et croisant le mot Historiettes avec seulement Cridinski, je suis tombée sur un autre passage de La Conscience d’Hubert Lucot que je n’avais pas remarqué et où il parle de Luana Cridinsky, auteur en effet de plusieurs recueils d’Historiettes, dont l’un publié chez XLM, Luana que semble connaître Claude Louis Combet.
L’Ineffacé
J’ai entamé la lecture du très beau texte que Jean-Christophe Bailly publie dans le catalogue de l’exposition L’Ineffacé qu’il a montée pour l’IMEC (Institut mémoire de l’édition contemporaine) à Caen. Ce texte m’a tellement frappée en son début que j’ai éprouvé le besoin non pas de le transcrire, comme je fais toujours, mais de le lire à haute voix. Ce qui m’a menée à expérimenter une nouvelle rubrique, « En voix », pour Poezibao, où il pourrait m’arriver de lire quelques extraits de certains livres. C’est ce que j’ai fait pour cette première page du texte de Jean-Christophe Bailly.
Dormance, dormans
Dans ce texte, il y a ce si beau mot de dormance. Dormance me mène à Dormans, titre d’un livre de Marie Etienne.
Mais je commence par Jean-Christophe Bailly parlant des archives qui dorment à l’IMEC, d’un « repos qu’il faut plutôt se représenter comme ce qu’en botanique on appelle la dormance, soit cette vie réservée sous une mort apparente et qui attend son heure. » (p. VI).
Ah que je voudrais avoir l’art d’Hubert Lucot pour glisser vers cette évocation née si spontanément, celle de ce livre de Marie Etienne. Je retrouve ce que j’en écrivais en 2006 : « Alors on va vers le livre, on franchit le seuil, bleu - importants les mots seuil et bleu - et on se perd. On avance à tâtons, il y a de l'étrange là, on est saisi de vertige, où suis-je, qui me parle, d'où, de quoi au juste, le sens apparaît/disparaît, il y a une sorte de fantôme en permanence qui erre autour de la lecture, fantôme d'un autre monde, fantômes sans doute des morts, présence chimérique de l'enfant qu'on fut, que fut l'auteur, figures spectrales du rêve, des rêves, qui s'emboîtent et se déboîtent. Des temps différents et des traitements différents pour chaque temps : le Roman de la nuit proche du récit de rêves, mais un seul rêve fait de multiples rêves, une séquence, une histoire qui passe de poèmes en poèmes, qui reprend, s'arrête et repart. Dormans, la section éponyme du livre, le deuil de la mère dans le temps présent, les martyrs des temps anciens, ces Sept d'Éphèse, baptisés dormans, emmurés à cause de leur foi en 252 et miraculeusement sortis de leur sommeil en 424, sous Théodose, dormans mot que Marie Etienne dit avoir emprunté à Milosz… Tout semble glisser, s'effacer, renaître dans ces textes qui se suivent, passé et présent, ici et ailleurs, masculin et féminin, adulte et enfant, monde réel et monde des morts, passage incessant de l'un à l'autre, mises en abyme, passages de l'autre côté de la porte, de la fenêtre, du miroir, du nuage, du ciel, du bleu, tableaux comme portes secrètes, comme miroirs… » (cette note)
Dormance, Dormans d’Ephèse, Dormition aussi de la Vierge, magnifique tableau de Caravage qui me permit, jadis, de découvrir cet autre très beau mot de dormition. Et l’idée de ce sommeil magnifique alors que je n’avais jamais entendu parler que d’une assomption, que les Protestants réfutent, je l’apprendrai plus tard.
Montage
Dans ces pages, Jean-Christophe Bailly procède à un véritable fondu enchaîné depuis des dessins exécutés au crayon par de jeunes garçons Guayaki (relevés par l’ethnologue Pierre Clastres), vers des dessins de Philippe Soupault (alors âgé de quatre-vingt-dix ans) et vers des « lignes d’erre » de Fernand Deligny, « relevés de dessins d’enfants autistes ». (p.X)
De ces dessins d’enfants, JC Bailly dit qu’ils sont emblématiques de ce que « l’archive peut avoir de miraculé » (comme au demeurant le produit d’une fouille archéologique). Ces feuilles de papier venues du fin fond de la forêt paraguayenne, « trace frêle et émouvante de la découverte du dessin » et qui se retrouvent « calmement couchés les uns sur les autres dans une petite enveloppe entreposée sous la cote 460 CLS 2.3 dans les sous-sols d’une abbaye normande reconvertie. » (p. IX)
Et Jean-Christophe Bailly dans ce cheminement en trois temps opère un vrai travail d’associations à la Warburg, rapprochant ce qu’il est si juste de rapprocher mais qui n’avait aucune raison de l’être, hors la rencontre de ces trois documents dans la pensée d’un même homme riche à la fois d’une immense culture et d’une pensée de la production artistique et de l’archive qui rendent possibles de telles conjonctions.
Il appelle cela, modestement, des ricochets. Il dit encore qu’il s’agit de « déchaîner entre des formes ou même des mondes différents ou lointains de véritables cascades d’homologies ».
→ il se pourrait que ce soit aussi, souvent par une sorte de hasard qui n’en est pas tout à fait un puisqu’il repose sur les choix d’une seule et même personne, le modèle de fonctionnement du Flotoir. Avec ses grands systèmes échoïques et ses « effets de propagation du sens opérant comme des ricochets » !
L’écriture
L’écriture « le moyen par lequel le langage se rend intégralement conscient de lui-même » écrit encore Jean-Christophe Bailly dans son introduction à l’exposition L’Ineffacé. « Ce langage intérieur quasi permanent, qui se continue même la nuit, via les discours qui se tiennent dans les rêves, et dont Benveniste dit qu’il est allusif, rapide, incohérent et qui est tel parce que justement il n’est pas destiné à devenir parole et à se tourner vers l’extérieur, l’écriture en est l’écoute et l’approfondissement, la mise au jour discontinue » (p. XIV)
Du langage
« Même si la tentation est grande de se figurer le langage comme un stock dans lequel on peut puiser sans fin, il faut avoir en permanence à l’esprit cette inventivité qui est sa véritable nature. Il y a là, très vite, une ivresse, et aussi une impatience : ce que la main attrape, ce qu’elle saisit, ce n’est pas tout ce qui est venu ou demandait à venir, ce n’en est que l’affleurement ou la crête, oui l’écriture est comme un doigt qui suivrait cette crête mais qui, même en allant le plus vite et le plus droit possible, saurait qu’elle ne peut qu’abandonner en chemin quantité de bifurcations et de pistes et que, loin de pouvoir tout étreindre, elle ne se serre au fond que sur elle-même, ce qui est simultanément sa gloire et son deuil. » (p.XV)
Conjonctions de coordination
Logique, féconde, émouvante souvent la danse entre L’Ineffacé et Lucot, alors que résonne encore en arrière-plan, en bruit de fond, la lecture de Styles de Marielle Macé. Dans les trois livres, une même attention très particulière au monde, à l’écoute des échos et des conjonctions… de coordination (ce serait un beau titre de livre).
Noms de lieux
Cette réflexion sur les noms de lieux, auxquels je suis si sensible (lectrice notamment de Ludovic Janvier, mais aussi de Jacques Roubaud et maintenant d’Hubert Lucot). Ces noms de lieux que Lucot égrène, les noms parisiens, les balades en autobus, en tramway, qui tellement m’enchantent, auraient-ils ce même pouvoir si je ne connaissais pas ces lieux, cette ville, certaines de ses lignes ? Ces noms de lieux que l’on ne connait pas et dont on se dit qu’ils sont aussi familiers, intrinsèquement familiers à ceux qui les ont habités, qu’à soi les lieux de son propre monde. Et ces noms de lieux qui n’ont rien à voir avec notre histoire mais que nous habitons ; je pense à Méséglise, à Soulac (Lucot), à Monmousseau (Chambaz), etc.
Saisie du long temps
Toujours chez Hubert Lucot ces forces si puissantes, comme puissances telluriques, formant nouvelle matière, minerai, l’écrasement des temporalités. A l’image des strates compressées de cet étrange caillou tout juste recueilli au fond d’une baie de Bretagne : l’histoire de ses strates, vertigineuses temporalités. Lucot parle de « saisi du long temps » (p.311), il écrit également que la « vitesse du temps [lui] apparaît dans l’annulation de la durée. » (p.315)
Il est lecteur de traces et de cendres. Ce sont les brouillons, les archives de JC Bailly, les cendres d’Aliette, la sœur d’Hubert Lucot et la bouleversante dernière page des Sonatines de deuil. « En 20 secondes, j’ai assisté au miracle d’une dématérialisation que je n’assimilais pas à un anéantissement, écrit-il alors que sont dispersées les cendres de sa sœur. Les mots évaporation et sublimation convenaient au phénomène merveilleux : l’ultime phase de ma jeune sœur avait rejoint le fond invisible de ce qui est. » « 325)
Un entretien avec Roger-Michel Allemand
Roger-Michel Allemand m’a envoyé un entretien avec Hubert Lucot qu’il a publié en 2010. Quelques extraits qui éclairent mes lectures en cours.
« Le manque est au centre de ma thématique et de mes journées. En simplifiant, je pourrais dire que mes textes luttent contre le manque et visent donc la plénitude. (…) La volonté de tout embrasser — donc d’éviter tout manque — me caractérise. Provient-elle de Hegel, que j’ai lu abondamment (…) à dix-huit ans ? Du cubisme, qui rabat toutes les faces de l’objet sur l’objet ?
(…)
« Je ne regrette les bonheurs passés, je ne panse pas les blessures anciennes, j’étudie le temps, les temps. »
(…)
Mes épiphanies (mot joycien) me fournissent la matière principale de mes textes, donc de mes livres. Contrairement à une tendance légitime qui a régné en France depuis mon adolescence, la sensibilité et l’émotion m’ont toujours semblé la base de l’art — lequel implique également distanciation, assèchement.
(…)
Dite vite et presque mal, une sensation revient à sa source par le travail. Il est capital, pour moi, que la sensation ne se dissolve pas en une idée, et que les idées soient vives et acides comme des sensations. J’ai parlé de temps, j’avance aussi le mot lumière, la vitesse de la lumière, la fulguration.
(…)
« Je ne cherche pas à dire la vérité, mais à comprendre. À comprendre par la beauté », donc par la sensation (je rappelle que esthétique vient du grec aisthêsis, « sensation »).
(…)
Je me livre à deux écritures : l’écriture automatique sur le motif (motif réel ou mental) et la réécriture qui, tout aussi endiablée, se répète sur tout texte pendant des années et rencontre mille obstacles. La transformation du verbe passif en verbe actif donne souvent de bons résultats. L’introduction d’informations indispensables à la lecture, des résultats désastreux. Un personnage a surgi de façon créative ; préciser la date, la profession du personnage, le lien de parenté ramollit la création.
(…)
En simplifiant j’affirmerai que dans notre vie courante, tout présent comporte des allusions à divers passés auxquels on n’attache pas d’importance ; je m’efforce de ne pas les taire et je les fais apparaître par de fausses couleurs (celles que l’ordinateur donne à tel et tel sous-espace pour faire ressortir tels traits majeurs).
(extraits d’un entretien de Roger-Michel Allemand avec Hubert Lucot, paru in www.revue-analyses.org, vol. 5, nº 2, printemps 2010)
Et moi d’ouvrir
un nouveau livre d’Hubert Lucot dont rien en ce moment ne peut me détacher, je remonte le temps à rebours, ce livre, Je vais, je vis, dont je sais qu’il a trait à la maladie et à la mort de l’épouse, A.M. : « non pas la séparation mais le tragique de la condition humaine, soumise à la perte. » (p.17)
→ Mes entreprises, folle lutte contre la perte, pour moi certes, mais aussi pour quelques autres pour qui cela compte encore. Henri-Louis de la Grange est mort qui a consacré sa vie à Mahler après qu’il a entendu pour la toute première fois la Symphonie n°9 à New York, alors qu’il avait vingt ans.
L’être et ses manifestations
« Au long de chaque journée, l’être et ses manifestations me bouleversent » (p.18)
Cette cohabitation inouïe chez Lucot du chagrin, du désespoir, de la lucidité et de cette attention amoureuse, pas seulement à sa femme mais à toute chose, à toute créature ! Ce goût de l’être qu’il sait promis au néant. Plus loin, j’y reviendrai, il a cette remarquable admirable que je ne cesse de ressasser depuis que je l’ai lue : chaque jour, dit-il, lui offre quelques secondes sensationnelles et de préciser que sensationnel ici ne veut pas dire (mais dit aussi !) extraordinaire, mais lié à la sensation. Il déploie un registre presqu’infini de sensations et d’alliages de sensations, partant de la pointe de la sensation, encore une de ses expressions, et donc de la pointe du présent pour glisser à rebours du temps sur des strates de sensations et de réminiscences.
Détourer
Me frappe chez Lucot l’emploi de cette expression, peu usitée dans le monde ordinaire, très répandue chez les maquettistes : détourer. Une méthode de pensée de Lucot, il détoure quelque chose, autrement dit il le sort du bruit de fond du flux de conscience, il en découpe la forme, comme il m’arrive de découper certains cailloux-têtes (j’y reviens en ce moment, tout est cyclique). Ici, page 19, le terrible : « je détoure l’instant ou soudain TOUT devient RIEN ».
Nostalgie
L’entreprise de Lucot n’est pas nostalgique, il l’exprime souvent : « Je ne vis pas dans le passé (nostalgie), mais dans l’éternité de l’eau, de l’herbe, du soleil, le parfum forestier des aiguilles rousses et des girolles jaunes se fond dans la consistance du sous-bois. (…) Non pas nostalgie, ni narcissisme, contempler le monde dans ma tête, à plat, fourmillant de relations et donc d’énergie. »
→ et sans doute le plus extraordinaire de l’aventure, c’est que Lucot montre à son lecteur qu’il a la capacité de faire comme lui, de faire vibrer la corde des sensations, des impressions, de susciter ce jeu magique des relations et d’engendrer ainsi ce courant d’énergie considérable.
→ L’énergie est comme engendrée par le ricochet des relations (ou des échos), il y a un effet boule de neige, dans un fourmillement de plus en plus fourni, riche, bruissant où un rien révèle un tout, une relation, une association, où tout fuse vers ailleurs, musical.
Le paradoxe de Lucot
« Aujourd’hui, je crée un paradoxe : seuls l’homme, sa conscience, ses fables, ses nombres témoigneront d’un Univers anéanti »
Où l’on retrouve les propos de JC Bailly sur L’Ineffacé, qui est aussi, on peut l’espérer, un ineffaçable, sur la trace, sur le vestige et l’archive, sur ce qui persiste, têtu, quand tout semble avoir disparu. La balise qui continue à émettre des décennies après la disparition. La lumière fossile de l’étoile.
Abstème
Je ne connaissais pas ce beau mot employé par H. Lucot, qui ne cache pas sa relation difficile à l’alcool et son abstinence.
« Le mot abstème vient du latin abstemius (« qui s'abstient de vin », « sobre »). Il est à la fois adjectif et nom commun. Il désigne toute personne qui, pour une raison ou une autre, ne consomme aucune boisson alcoolisée et pas d'alcool de manière générale. »
Lucot : « abstème depuis juillet 1984, je savoure cette terre. » (p.68)
Et il en connait long sur la question : « ainsi s’arrêter de boire est un coup à prendre, une technique pour rendre inconsciente l’interdiction que la conscience juge salutaire, pour la faire migrer au fond de soi, là où il y a goût, souffle, foie, liqueurs, humeurs, pour savourer la sobriété comme un grand verre de whisky » ! (p.97)
Un autre paradoxe de Lucot
À propos de deux pages qu’il vient d’écrire : « elles saisissent spontanément mon existence entière ; des faits désagréables, voire accablants, réels ou irréels, actuels et historique, s’assemblent avec une cohérence qui désigne l’histoire et la géographie de ma personne, sa genèse et le manteau d’Arlequin, qui est moi, fait de gênes se recomposant sans cesse, immuables dans leurs mutations (oxymore !), quand toute trace en moi est d’un évènement et d’un trait de caractère – lequel parfois me blesse comme le javelot d’un agresseur. » (p.93)
L’Ineffacé
(12 février 2017) Après avoir longuement rêvé sur cette exposition, après en avoir longuement feuilleté le catalogue, lu de larges extraits, me voici enfin en son cœur, à l’IMEC, à l’abbaye d’Ardenne. Émue. L’origine de tout ce mouvement vers ce lieu, cette exposition, je ne l’oublie pas et il ne se laisse pas oublier, car c’est le plus puissant, c’est Le Grand Graphe d’Hubert Lucot (son existence à moi révélée par l’article nécrologique d’Eric Loret dans Le Monde qui me fait découvrir l’existence de l’exposition de Caen, puis tout mon travail pour préciser les choses, la demande et la réception du catalogue, etc.)°
Alors, tout de suite, je me dirige vers Le Grand Graphe, la pièce la plus imposante par la taille et de loin de toute l’exposition ! Moment de très forte émotion devant l’écriture manuscrite, magnifique et très lisible, d’Hubert Lucot, j’aurais voulu photographier chaque détail mais ce n’est pas autorisé. Tant de ces archives ici présentées touchent, interpellent, intriguent : Ponge et sa recherche du titre de La Rage de l’expression, la graphie incroyable, minuscule et si régulière de Philippe Lacoue-Labarthe, les petits carnets de Jacques Derrida, les cahiers de tournage de Marguerite Duras (mais curieusement dès qu’on entre dans le plus célébré & connu, j’éprouve un mouvement de retrait !), les dernières pages écrites par Hervé Guibert, la séquence déjà évoquée dans ce Flotoir entre les dessins des enfants de la forêt du Paraguay qui n’avaient jamais tenu un crayon en main et les « pelotes » du très vieil écrivain Philippe Soupault puis les dessins d’enfants autistes repris par Deligny.
« Par l’écriture le secret de chaque être se rend visible ». Oui et oui, alors que nous ne sommes plus en contact avec les écritures manuscrites. Tous ces amis avec qui je dialogue, parfois de façon très intense et dont je ne connais pas ou peu l’écriture manuscrite, que je ne vois jamais sur une enveloppe. Sauf mon amie Mireille, attachée (et qu’elle a raison !) à cette inscription matérielle et mon ami Auxeméry avec ses merveilleux envois de cartes postales.
Quelques secondes sensationnelles
La voici donc cette citation d’Hubert Lucot annoncée un peu plus haut : « je note que quelques secondes sensationnelles (porteuses d’une sensation vraie) suffisent à mon besoin quotidien d’aventure. » (p.145)
Et si l’on y prête attention, n’en bénéficie-t-on pas constamment, chaque jour, de ces secondes sensationnelles ? Qui passent sans qu’on les remarque, les perdant à jamais. Lucot lui sait les identifier et mieux encore, via l’expérience de plus de cinquante ans d’écriture acharnée, les développer, comme on développe une photo.
Ça alors !
Et voici, toujours chez Lucot, anecdotique peut-être, l’évocation d’un objet totalement oublié qui fait ressurgir chez moi tout un pan de passé : l’ouvre-gants. Ce petit ustensile, je le vois en buis, que l’on introduisait dans des gants en cuir fin très serrés pour en écarter un peu les doigts et pouvoir enfin y glisser la main ! Pas tout à fait une « madeleine » mais inducteur de tout un pan de passé, de souvenirs encore flous. Le plus cocasse est que Lucot a évoqué cet accessoire oublié à propos de la pince avec laquelle un employé municipal ramasse des déchets dans une pelouse !
Proust donc
« Mes livres ont généralisé la petite madeleine : un espace vient, attiré par la pointe d’une sensation, on distingue un pôle, dix détails cachés forment un graphe »
L’ouvre-gants ? « De la réminiscence : attiré par la pointe d’une sensation, ce n’est pas seulement un souvenir mais un espace qui vient, dont les mille détails ont fusionné. » (p.186)
Ecouter ensemble
Si j’écoute la radio ou une webradio, je peux penser que d’autres – certains que je connais peut-être – écoutent en même temps que moi (jadis cette sensation forte devant Apostrophes ou tel concert télévisé que l’autre, qui comptait tant alors, recevait aussi cela). Si j’écoute une playlist ou un streaming, je suis renvoyée à ma cuisante solitude.
Le vocabulaire échappé
Dans un flux d’actualités, ces mots, le sauvetage (surgissement des vedettes noires et rouges de la SNSM, Société nationale de Sauvetage en mer et dans le même temps, infinitésimal, image fugitive de l’hélitreuillage d’un blessé) / du site (site n’est plus le lieu de, la place de, un endroit précis ou remarquable, mais appartient quasi automatiquement à l’univers d’internet) / d’Alsthom. Voici que le dernier mot, un nom propre, presque comme dans une phrase allemande, éclaire tout et rameute sous sa houlette le vocabulaire échappé sur des voies rêveuses.
Rédigé par Florence Trocmé le 16 février 2017 à 17h32 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Balises: abstème, Hubert Lucot, IMEC, Jean-Christophe Bailly, Kaija Saariaho, L'Ineffacé, langage, nostalgie, Proust, réminiscence, sensation, souvenir, temps, écriture
Rédigé par Florence Trocmé le 02 février 2017 à 15h44 dans photomontages | Lien permanent
Cela simplement
En ce lendemain d’un 20 janvier proprement effarant : certaines élections ressemblent à des arrêts de mort prononcés contre notre civilisation. Pas contre notre planète, elle vivra très bien sans nous.
Ubiquité Lucot
Nous avons bien le don d’ubiquité, spirituelle et psychique sinon physique, c’est ce que m’enseigne Hubert Lucot à toutes les pages de son livre La Conscience. En des textes très travaillés : sous l’apparence d’une forme de désinvolture, il y a un art stupéfiant de cheviller ensemble des faits, des personnages, des temporalités complètement différentes.
Bruckner
En ligne, ici (en anglais) un entretien avec Daniel Barenboim à propos de Bruckner. Daniel Barenboim y dit que Bruckner est un monde spécifique au sein même de l’univers de la musique. Que son langage musical est post-wagnérien, fin XIXe, mais que chez lui la forme appartient au classique, presqu’au baroque. Ce qui donne le sentiment d’avoir affaire à deux ou trois siècles de musique simultanément. Pour lui et de plus en plus au fil du temps, diriger Bruckner, c’est conduire une véritable expédition archéologique.
Un « obituaire » d’Hubert Lucot
Un bel « obituaire » (traduction sauvage du mot obituary anglais, obituaire n’existe pas dans cette signification en français, qui n’offre que l’horrible nécrologie), celui d’Hubert Lucot, signé Eric Loret et publié dans Le Monde.
Cela en premier lieu : « D'Hubert Lucot, on peut voir jusqu'au 2 avril à l'Institut mémoires de l'édition contemporaine (IMEC, près de Caen), Le Grand Graphe (1970-1971), dans le cadre de l'exposition "L’Ineffacé". Il s'agit d'un livre-monstre impubliable, d'une seule page de presque 3 mètres sur 5, "écrit dans la marge" et où se lit "le travail en cours". Le Grand Graphe reste le coup d'éclat par lequel Hubert Lucot entra dans la littérature en la pulvérisant, faisant sortir le texte de sa linéarité et ramenant le signe à sa matérialité ».
→ Je n’avais pas entendu parler de cette exposition, j’ai prévu de m’y rendre mi-février et je viens d’en recevoir le catalogue. Il en sera donc certainement question ultérieurement dans ce Flotoir.
Hubert Lucot qui disait que « Planck, Einstein, Cézanne ont eu plus d'influence sur [lui] que la littérature. » et qu’il avait compris que « la recherche, l'expérimentation n'étaient pas que des jeux de l'esprit, qu'elles s'appuyaient vraiment sur l'objet, mais le traversaient, s'en libéraient, le faisaient éclater. »
Mais c’est surtout pour ces notes que j’ai voulu reproduire une partie de cet article : « c'est le "journal" qui devient le héros et le matériau d'une écriture autobiographique et "stendhalienne", (…) Ce journal est un carnet toujours à portée de main, dans lequel l'écrivain consigne ce qu'il voit et entend, mais aussi les réminiscences qu'attirent ces observations : toute la mémoire telle que Bergson et Proust l'ont modélisée, toile d'araignée qui retentit tout entière dès qu'on en fait vibrer un pan. (…) Le style Lucot, c'est la collision et l'échappement à la fois des époques et des perceptions, la "nuée" comme logique de la sensation. »
Coudre les temporalités
Je continue ma lecture de La Conscience d’Hubert Lucot, qui m’a impérativement requise, me poussant à mettre momentanément de côté mes autres lectures.
Je note chez lui un art de « coudre » ensemble des temporalités complètement différentes. Un geste, un visage, un évènement sont évoqués comme dans le présent immédiat et tout à coup, dans la même phrase, s’ouvrent dans un passé qui remonte parfois à cinquante ans.
Il creuse les raisons de ces associations que sans cesse nous faisons sans y porter attention, ce petit pan de paysage urbain qui fait ressurgir, très flou, un autre contexte. Ce son, cette odeur (plus que parfum) qui nous entraîne des années en arrière, parfois dans des lieux que nous ne sommes pas en mesure d’identifier car il pourrait s’agir de mémoire pré-verbale.
Ses portraits de personnes croisées dans la rue sont nombreux et toujours très beaux car il a l’art de synthétiser sinon la personnalité tout entière en tous cas un de ses modes d’être, comme dirait Marielle Macé, en quelques traits, très peu mais très précis, percutants, un peu à la manière d’un caricaturiste. Mais un caricaturiste tendre, car ce qui frappe chez Hubert Lucot c’est son étonnante humanité, son regard jamais discriminant, bien au contraire.
L’après-pluie
« L’après-pluie produit en moi des vues brèves : un infime morceau de Megève diurne ; le coin d’une maison et le bout d’un mur sur fond de prairie rayée par l’eau du ciel » (p.64)
→ voilà quelque chose de très typique d’Hubert Lucot et qui est en même temps pour son lecteur une magistrale leçon. De quoi sont composés non seulement nos souvenirs, mais aussi nos impressions. Nous croyons percevoir un simple jeu de lumière, il nous enchante (réjouit) mais il nous enchante (envoûte) sans doute d’autant plus qu’à notre insu il est gorgé de réminiscences. Il a touché un petit fil de la toile d’araignée, il a mis cette dernière en vibration, dans toutes ses dimensions. S’agit-il d’images-souvenirs (Roubaud) ?
Je ressens
La formule revient souvent sous la plume d’Hubert Lucot, dans La Conscience : « je ressens ». Il évoque quelque chose et soudain cette formule je ressens, utilisé avec un complément inattendu -un lieu, une personne-, joue comme une trappe qui conduit ailleurs. Devant la mer à Soulac, il écrit « Je ressens Megève et Macugnaga hivernaux. ». (p.106)
→ Il fait prendre ainsi conscience de la duplication quasi permanente de la sensation présente par une ou des sensations antérieures, engrangées, disponibles en tant que sensations dans la sensation présente qu’elles teintent alors même qu’elle ne sont pas pas toujours identifiables.
Un peu plus loin, ironiquement sans doute, mais cela pourrait bien être une bonne clé de compréhension de son approche, il écrit que son livre en cours pratique une « ontologie sensorielle bourgeoise ».
Les deux vieillards
Symbole à la fois de l’humanisme, de l’attention aux choses et aux personnes et de la tendresse d’Hubert Lucot, ce petit tableau. « Le tram me dépose à la Porte Dorée. Devant moi : deux petits têtes blanches situées à une faible hauteur, les mains gauche masculine et droite féminine se tiennent, tavelées. Les doublant de toute ma taille, je leur glisse : "vous êtes adorables." » (p.160)
→ La sensibilité à l’image de ce vieux couple solidaire me touche infiniment et je me souviens de tous ces couples âgés vus de dos que j’ai photographiés pendant des mois. Après avoir un tout petit peu lu Lucot, en ses derniers livres, comment ne pas penser à ce qu’il a dû sur-imprimer dans cette image, lui et son A.M., l’amour de sa vie, sa femme pendant plus de cinquante ans et à qui le livre ne cesse de revenir, deux ans après sa mort.
Flotoir
Oui mon indispensable Flotoir, l’axe, l’ancre, le pivot. Ouvert dès le matin (il le devrait toujours) sur le coin du bureau. Dans l’immense mélancolie des textes du nouveau livre de Jean-Michel Maulpoix que je suis en train de saisir pour « l’anthologie permanente » de Poezibao, avec le dernier quatuor de Beethoven venant souligner phrase à phrase cette impression : « Où vont-elles ces ombres silencieuses sur la rivière grise » qui me renvoie au poème de Jean Cassou « La barque funéraire est, parmi les étoiles / longue comme le songe (…) »
Il y a là une mélancolie profonde, mais très belle, qui vient dialoguer avec la mélancolie d’Hubert Lucot, sans doute moins accablée et cela, il me semble, à cause de l’écriture, de son jeu à la fois sérieux et joyeux, qui articule toute la vie, toutes les sensations, tous les souvenirs, en une sorte de flux vivant et vital qui semble manquer chez Maulpoix. À confirmer par une lecture plus approfondie du livre de ce dernier. « Il semble que se soit brisé l’ancien équilibre de l’évidence et de l’énigme. »
Par cœur et avec le cœur
Raphaël Monticelli me dit à propos de l’apprentissage par cœur des textes que c’est « la meilleure façon d’installer la langue dans la chair ».
Curieusement cette impression-là, je l’ai ressentie très puissamment aux premiers temps de cette décision d’apprendre des poèmes par cœur, avec parfois un surgissement inopiné de certains fragments de poème, comme appelés à la surface, dans la langue du moment, parlée ou intérieure. Puis cela s’est estompé : n’y a-t-il pas toujours dans ce type d’expérience, après la fraîcheur et les découvertes du début, une phase qui peut ressembler à de l’enlisement, qui donnerait envie de renoncer ? Ce qu’il ne faut surtout pas faire, mais sans héroïsme pour autant, car ce dernier fini par être mortel pour la plupart des engagements de ce type. Non, il faut persévérer tout en douceur, en s’accordant le retrait par moments et surtout en se donnant une mesure petite mais régulière. Jusqu’à ce moment magique où l’acquis devient moteur pour la suite.
Pour l’heure, après avoir appris depuis novembre douze poèmes, je suis dans une phase de consolidation. Cela m’a remis en mémoire (cas de le dire) mes conversations d’il y a quelques années avec mon tout jeune ami-correspondant allemand, à propos de la mémorisation de vocabulaire. Pour lui c’était du vocabulaire latin (il travaillait le double examen Das Latinum, puis Das Große Latinum !), pour moi du vocabulaire allemand. Il utilisait un logiciel intitulé Phase6 basé sur des études poussées sur mémoire et mémorisation. Le principe de ce logiciel : proposer à l’apprenant les mots selon une périodicité en six phases, que voici : jour J - 3ème jour - 10ème jour -30ème - 90ème – fin. Ce que je retiens bien sûr c’est la nécessité de revenir périodiquement sur les items appris, pour véritablement les engranger dans la mémoire de long terme.
Ce qui est passionnant dans tout apprentissage conscient, c’est d’observer la manière dont les choses se font. Quand on apprend ou réapprend une langue, quand on apprend du vocabulaire ou des poèmes par cœur. Ce qui marche, ce qui ne marche pas. On peut ainsi observer toutes les méthodes de compensation ou de contournement des empêchements et des obstacles que l’on met en place. Idéalement on devrait à terme développer sa propre stratégie de mémorisation, basé sur cette expérience et sur ses capacités propres.
Lapsus
Je saisis ces mots au clavier (Jean-Michel Maulpoix) : « couverte d’un trompis verneur », au lieu de « vernis trompeur ». Les trumpettes de la mort sonnent déjà ce matin.
Haydn
n’aurait composé qu’en majeur, très peu d’œuvres en mineur…
Majeur ou mineur, quelle vie, quel accord avec la vie dans toutes ses tournures, ses modes d’être dans sa musique ! À travailler l’incroyable sonate Hob. XVI.48, je m’en rends bien compte. Elle est totalement stupéfiante, on ne le dit pas assez, cette écriture de Haydn, avec ses petits climax enchaînés, dialogue d’humeurs, de sensations, mélancolie et élans noués dans chaque phrase et là aussi le jeu et la profondeur. Et l’importance des silences ! Merveilleux Haydn que j’aime depuis si longtemps ; je me souviens… d’émissions de Marc Vignal, à la radio, une sorte d’immense feuilleton Haydn pendant presqu’un an ; je dois avoir encore les cassettes quelque part, avec une partie de ces émissions. André Hirt évoque dans le beau texte qu’il m’a donné pour Muzibao les disques noirs, je pourrai aussi évoquer les K7 et tous mes montages de magnétophones pour enregistrer les émissions de France Culture ou France Musique quand je n’étais pas présente chez moi au moment de la diffusion : il n’était pas question alors de rediffusion et encore moins de podcast !
Bibliothèque, discothèque
Je relis ce matin cette chronique qu’André Hirt m’a confiée pour Muzibao. Il développe en premier lieu une réflexion sur la bibliothèque, à partir du texte de Walter Benjamin, Je déballe ma bibliothèque.
Je me souviens qu’André m’a dit un jour que sa discothèque Bruckner était un « océan » ce qui n’avait pas manqué de m’interroger et surtout de me faire beaucoup rêver. Car cela induit une autre idée de la discothèque, où il ne s’agirait plus d’éviter à tout prix les doublons d’œuvres mais au contraire d’en creuser quelques-unes, essentielles, en réunissant un maximum d’interprétations autour d’elles. Ce que j’ai un peu fait par exemple avec Le Clavier bien tempéré de Bach dont je dois avoir au moins six versions différentes au piano.
« L’esprit du lecteur, écrit André Hirt, contient la carte très subjective de sa bibliothèque, bien qu’il lui arrive le plus souvent de s’y perdre comme on peut perdre la raison (mais où ai-je rangé cet ouvrage, de tel format et de telle couleur ?) tout comme l’impossibilité de mettre la main sur un livre peut entraîner jusqu’au désespoir. À l’inverse, parfois, il est vrai et heureusement, sans qu’on produise le moindre effort de recherche ou de mémoire, tel livre réapparaît alors qu’on le croyait définitivement perdu. Il se tenait pourtant là, très fidèlement disponible en sentinelle, mais il était en quelque sorte devenu invisible. C’est alors comme une acquisition nouvelle, un bonheur, une chance. »
Ou encore :
« On apprend ainsi beaucoup d’un fait matériel, à plusieurs volets il est vrai, comme la quasi disparition du disque dans un premier temps, puis sa réapparition dans un second. Le premier temps est celui de l’Histoire, de l’oubli si l’on préfère, ou encore de ce dont on se débarrasse au plus vite, le second celui de la pensée (ce qui surgit et nous vient dans une sorte de retard). Le deux n’allant jamais de pair, comme Hegel nous l’a pourtant rappelé, le propre d’une « image de pensée » est justement qu’elle nous délivre la vérité de leur confrontation et de leur pénétration. L’image en question n’est donc pas d’abord donnée, mais elle succède à l’oubli, au refoulement, à la sensation immédiate et à la bêtise qui l’accompagne, elle fraye sa voie par un éblouissement et comme par un renversement paradoxal ou dialectique des choses pour enfin se délivrer dans le bonheur de sa propre pensée. »
État du monde
Sentiment terrible qu’après avoir tout fait pour ne pas voir & savoir, on ne peut plus échapper à l’évidence : cancer généralisé, métastases partout.
Soudures dans le temps
Poursuivant ma lecture de La Conscience, d’Hubert Lucot, je relève cela : « J’aime opérer des soudures dans le temps ».
→ tout le livre opère ces soudures dans le temps, menant à des sortes de concaténations du présent et des réminiscences, parfois multiples ; un effet d’embrayage, suscité par une sensation, visuelle, auditive, entraîne l’auteur et le lecteur complètement ailleurs. Encore une fois cela me fait un peu penser au travail de Claude Mauriac dans Le Temps immobile. Qu’il faudrait sans doute relire pour mieux préciser la possible analogie.
→ mais voilà, pensé-je aussi lisant ces mots d’Hubert Lucot, tout l’art est dans la soudure et je me suis laissé dire que la soudure est un art parfois très complexe, et qu’il existe toutes sortes de méthodes de soudure. Réminiscence lucotienne peut-être : je me souviens avoir été très intriguée par le développement de l’acronyme d’une société spécialisée dans ce domaine, la SAF, soudure autogène française.
Extases
« Pendant le film Still the Water je connais deux brèves extases » écrit Hubert Lucot.
→ ce don qu’ont certains écrivains de nous permettre d’identifier des sensations que nous avons vécues sans nécessairement savoir les identifier, les comprendre ! J’ai ressenti très souvent ce bref sentiment d’extase devant certaines images télévisuelles, alors même que tout le contexte était sombre et n’inclinant en rien au rêve. Souvent par le fait d’un paysage, d’une couleur ou d’une lumière.
→ Hubert Lucot développe, brièvement comme toujours, soudant à même sa remarque une vraie salve de réminiscences « Aux deux extrémités de l’immense Eurasie, Dainville 1938 et une île située au sud de Nagasaki en 2013… » (p.184)
Dématérialisé.
Un peu anecdotique, mais je m’en souviendrai, à propos d’un envoi par mail, cette formule de Lucot : « vous recevrez les électrons de mon livre ». (p.225)
→ et au fond est-ce si anecdotique, si l’on songe aux électrons des pièces de musique, par contraste avec leurs traces tangibles dans la cire ou la matière plastique du disque 33 tours ? La musique dématérialisée, véritable oxymore si l’on y songe bien ! Et j’aime que le directeur d’un label m’écrive ce matin son « attachement au produit physique ». Les plus inventifs de ces labels me semblent travailler beaucoup autour de l’objet disque, le boîtier, les images, le livret, souvent en osmose avec un vrai projet éditorial qui redonne son poids à cet objet disque.
Laura Cridinski
Je ne connais pas Laura Cridinski que H.L. cite p.237. Je ne trouve que cela en ligne, un extrait, précisément, de la page d’H.L. ! ; et je m’interroge sur cette auteur. Quid de ces Historiettes ? Je ne sais pourquoi ce que je lis là me fait penser à Cécile Riou.
Pourquoi ?
Ah les itinéraires d’Hubert Lucot dans Paris, avec tous ses autobus ! Pourquoi sont-ils si intéressants ? Quelle dimension de rêve en eux ? Qu’évoquent-ils, à quoi renvoient-ils, me renvoient-ils ? Sont-ils aussi prenants pour un non-parisien ? Je pense bien sûr à Jacques Roubaud, une fois encore.
Plein accord
Je suis contente de voir sous la plume d’Hubert Lucot cette phrase qui correspond tellement à mon sentiment : « de nos jours on nomme populisme le fascisme ». Pour moi ce terme de populisme, avec son air faussement bonhomme, fonctionne comme un euphémisme destiné à masquer la vérité de ce qui joue désormais à l’échelle mondiale. Un fascisme se généralisant comme un cancer métastasé.
Joie
Petite joie de voir citer par Hubert Lucot, page 319 de La Conscience, Anne Malaprade et même Poezibao.
Danube
Sur les bords du Danube, beaucoup de mouvements fascistes certes mais aussi une si forte, si belle diversité de langues, de cultures. Une perspective que m’a ouverte la soirée chez Entrevues autour du lancement du nouveau numéro de la remarquable Revue de Belles-lettres suisse, une vieille dame de 180 ans drôlement alerte et bien portante comme la vieille cloche de Baudelaire. Le numéro suit le cours du fleuve, de l’Allemagne à la Roumanie et propose toutes sortes de textes de poètes serbes, bulgares, roumains, autrichiens… une superbe conception au service de littératures souvent très riches, trop peu traduites, trop peu connues en France. (reportage de Poezibao)
Faire venir en soi
Quittant le Danube, mais quitte-t-on complètement quelque chose à quoi on s’est intéressé en profondeur, je retourne vers Lucot et je relève cette belle formule : « j’ai fait venir en moi les chefs-d’œuvre Guernica et Dora Maar ». (p.353)
→ Ce pourrait être une magnifique incitation à la lecture, à la fréquentation des œuvres d’art, de la musique : développer cette capacité de les susciter en nous, à la demande. De les faire venir en soi. Si l’on y songe, quelle fabuleuse richesse, excédant largement celles de la caverne d’Ali Baba. Trésor dont tant sont privés ou se privent. Toutes les œuvres d’art ne sont-elles pas des voies d’accès au monde et à sa complexité. La vision manichéenne, brutale et brute, qui se répand comme une gangrène de nos jours, usant de petits et grands véhicules magnifiquement formatés pour elle, est sans doute moins spontanée chez ceux qui ont la chance de lire, d’écouter de la musique, de fréquenter les musées, les expositions, de voir des documentaires intelligents, etc.
→ oui c’est toute la question de la convocation intérieure avec pour moi cette obsession de savoir ce que je pourrai convoquer si j’étais privée de tout ce qui me fait vivre (par exil, maladie, rapt, cécité, surdité…)
Les documentaires
Même si je fais un long détour par les livres d’Hubert Lucot, je n’oublie pas les lectures en cours, Marielle Macé en particulier où je lis de très belles pages sur le documentaire et en particulier sur le travail de James Agee et Walker Evans dans Louons maintenant les grands hommes : « ces régimes d’objets, de spatialités, de gestes que font comparaître les documentaires sont toujours poignants, car c’est tout le formel du vivre qui tremble en eux, dans la description de formes souvent disparues ou en passe de l’être. » (p.314) Marielle Macé qui poursuit : « A quoi choisis-tu d’être attentif, c'est-à-dire de tenir, de te rendre vigilant et de rendre les autres vigilants ».
→ belle question pour Poezibao et Muzibao ! Et je songe soudain à cette si belle expression : attirer l’attention. Certains louent du temps de cerveau, j’aimerais tant plutôt attirer l’attention. Pour donner la possibilité de constituer ou d’enrichir ce trésor intérieur qui nous permet de « faire venir » en nous les œuvres et leur puissant pouvoir : consolation, recours pour la pensée ou le cœur, possibilité tout simplement.
Et Marielle Macé de citer précisément quelqu’un qui a ce don, Jean-Christophe Bailly, fabuleux susciteur d’attention et éveilleur de sensations : « Le plupart des hommes ont vécu et continuent de vivre dans des formes fermées, dans des enclos. Et il faut donc déclore, faire éclore hors des enclos. Mais déclore, ce n’est pas facile, c’est une tâche sans fin. » Réouverture permanente de la question du comment, dit alors Marielle Macé, « reconnexion critique des points d’échappée qui sont déjà là (…) Déclore : engage dans les formes du vivre autre chose que la répétition d’un système de valeurs achevé, autre chose qu’une communauté de certitudes. » (p.317)
Lucot encore
J’ai fermé Styles de Marielle Macé et La Conscience d’Hubert Lucot, j’ouvre Sonatines de deuil, toujours de Lucot, le livre qui a précédé La Conscience et qui tourne autour des mois qui suivirent la mort de sa femme, dite A.M. Et je me retrouve dans une totale continuité avec ce que j’écrivais précédemment : « lundi 4 mars, petit déjeuner. Déferlent : Balzac, Saint-Simon, Proust ; Tacite et Racine (même rigueur) ; Cézanne, Piero, Tintoret. Adolescent voyageur, j’ai abordé chaque œuvre comme dans le pays inconnu où toujours une Nausicaa m’a accueilli ». (Sonatines de deuil, p. 47)
→ comment les ai-je abordées, la première fois, toutes ces œuvres découvertes à l’adolescence ou à la fin de l’enfance. Comment ai-je reçu, qu’est devenu en moi, qu’y a-t-il creusé le petit enfant de la période bleue de Picasso (L’Enfant au pigeon), recopié à la peinture pendant des vacances d’été ? Un des reproductions d’un tout petit livre, que j’ai encore et qui m’enchantait.
Réminiscence et nostalgie
« Je distingue réminiscence (richesse) et nostalgie (misère) La réminiscence enrichit et explique le présent, la nostalgie vise à l’annuler. » (HL, p.47)
Désir de désirer
« Fatigué et sans désir (si ! désir de désirer) » (HL, p.61). Un bon critère pour savoir s’il s’agit de dépression, quand même le désir de désirer est mort ?
Lucot qui ajoute : « ma santé exige que je travaille » (p.65). La mienne aussi !
La simplicité du texte
J’ai cru comprendre, à quelques allusions, que ces textes récents d’Hubert Lucot n’ont pas toujours été bien accueillis par une certaine critique. Il écrit : « La simplicité du texte, qu’on pourrait juger non lucotien, met à nu des traits originaux de la sensibilité lucotienne ». (p.65).
Sans cesse il travaille (malgré la simplicité du texte, chaque parcelle de ce livre est travaillée et retravaillée, il s’en explique souvent), il travaille donc sur la sensation et la réminiscence, les chevillant, les cousant ensemble, les arrimant au point de faire naître, et c’est cela qui est enthousiasmant, une réalité nouvelle, plus profonde, plus miroitante, bien plus présente. Véritable leçon d’attention comme y invitait tant le livre de Marielle Macé. Je note aussi cette imbrication de la sensation et de la pensée. Par le biais de tous les mécanismes mémoriels convoqués et de facto analysés avec une subtilité sans pareille. « La pensée de (…) me vient comme une sensation » (79). Oui certes, souvent nous pensons à telle personne, tel lieu, telle expérience, mais avons-nous compris qu’il s’agissait aussi de sensation ? que cette « pensée » très souvent est induite par des sensations, venant de l’intérieur de nous ou de l’extérieur (une lumière, une silhouette, une vision, un son…)
Simplicité du texte, une préoccupation pour Hubert Lucot, il y revient page 106 : « Sonatines est trop simple, mais ce premier degré offre sans fard des choses et des relations, les deux éléments de ma Weltanschauung et donc de mon écriture depuis 60 ans (L’Inaffichable, 1953). »
→ Et c’est sans doute alors une chance, par les effets d’un triste hasard (la mort d’Hubert Lucot) que je sois littéralement « tombée » dans cette œuvre, qui a court-circuité tous mes plans de lecture, avec ces deux livres-là, Sonatines de deuil (lecture en cours) et La Conscience (lecture achevée° Je désire lire le livre qui a précédé Sonatines, Je vais, je vis et celui qui va venir et qui s’intitule tristement A mon tour.
Tellement juste
« Confier ma fureur à Jean-Claude » écrit encore H.L p. 83. Oui mais Jean-Claude (Montel) est mort. Et pourtant, quelle justesse dans cette notation. Confier notre fureur à ceux qui ne sont plus là, avec cette étrange certitude qu’eux maintenant comprennent TOUT ce que nous ressentons et voulons dire, même si ce n’étais pas le cas de leur vivant et même si, pour nous, le néant est une intime conviction !
Rédigé par Florence Trocmé le 02 février 2017 à 15h39 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
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