Correspondances
Écoutant le Literaturcafé de Laurent Margantin, qui porte sur une édition, en allemand, de lettres de Christa Wolf, j’apprends qu’elle écrivait jusqu’à quarante lettres par semaine !
→ Toujours ce vif intérêt pour les Journaux, Carnets, lettres, fragments et bribes. Souvent plus que pour l’œuvre constituée. Combien de lettres, combien de pages chaque semaine ? Hubert Lucot écrivait dans son journal environ 500 pages par an, depuis 1984 (ce Journal dort-il à l’IMEC ?).
→ Le Flotoir ? entre 300 et 400 par an, depuis 17 ans. Et j’aimerais lui donner encore plus d’ampleur, même si tout n’est pas destiné à la mise en ligne bien sûr.
→ Mais aujourd’hui, les lettres sont souvent des mails ; qui peuvent parfois être considérées comme de vraies lettres. J’écris ainsi quasiment tous mes courriels.
→ Pourra-t-on encore un jour publier la correspondance de X avec Y ? Retrouver dans ce puits sans fond tous ces échanges ? Paradoxalement à la fois sans doute mieux protégés de la perte mais pas plus accessibles pour autant. Au début de Poezibao, j’extrayais de mes boîtes aux lettres, dans un fichier Word, mes échanges avec telle ou tel. J’ai dû renoncer devant l’ampleur de la tâche.
Hubert Lucot
Je n’ai pas pu le quitter après avoir lu ses trois derniers livres et je me suis souvenue que j’avais dans ma bibliothèque Lucot, H.L., Hubert Lucot, rencontre avec Didier Garcia paru chez Argol !
Marcher
« Paris est le monde, anamorphosé : fleuve, îles, Bois, ruelles, montées, échoppes… c’est une composition, un graphe, une grammaire (mot de la famille de graphe rappelons-le) (…) J’aime inventer des trajets surprenants(…) Marcher, c’est construire la ville, et celle-ci est le monde. » (p.28)
→ Trajets surprenants… comment ne pas penser aux pérégrinations de Jacques Roubaud, à sa découpe en quartiers d’orange de la ville à partir de son domicile vers les différentes Portes, à ses immenses marches exploratrices, incluant des méditations sur les plaques minéralogiques des voitures et la composition de sonnets !
Des lectures
Lisant les trois derniers livres parus, je m’étais posé la question des lectures (et bien sûr des musiques) d’Hubert Lucot. Ce livre d’entretien avec Didier Garcia m’aura apporté la réponse pour les lectures, qui furent immenses dans la jeunesse et tous azimuts. Mais ne m’en aura apporté aucune en ce qui concerne les musiques écoutées (ou pas écoutées !) : « Stendhal dès l’âge de douze ans », ou encore cette courte évocation de « la saga Jalna de Mazo de La Roche (personne n’employait alors le mot saga) ». Cette étrange et significative remarque : « les relectures sont relativement rares. J’absorbe et j’annule en quelque sorte » (p.35). Et cette précision qui explique que les livres semblent peu présents dans les derniers ouvrages : « J’ai lu jeune. Ensuite j’ai lu beaucoup moins puisque j’écrivais ». (p.38)
Sur le détail
« Stendhal a le sens du détail : le détail est un phénomène rare de l’Univers, à partir duquel Einstein parvient à reconstruire l’Univers ; c’est une anomalie génétique, à partir de quoi on peut reconstituer la Genèse. » (p.41)
Sur la citation
À Didier Garcia qui lui fait remarquer qu’il cite peu, Hubert Lucot répond : « l’auteur antique ne cite jamais, il emploie le discours indirect et récrit ce que dit l’autre. J’ai par exemple fait une réécriture géante de Tarkos dans Frasques : j’ai condensé dix pages en une seule (…) J’ai besoin d’être dans un monde totalement mien. » (p.45)
→ deux choses à retenir ici : le traitement par les anciens auteurs de la citation, alors que me semble s’être développée (depuis l’expansion des études universitaires ?) une vraie pulsion citationnelle, strictement référencée, dont je suis moi-même la victime très consentante. Que serait le Flotoir sans ses citations ?
Mais s’il peut y avoir là souffrance ou regret, la deuxième partie de la réponse de Lucot ouvre une fenêtre : Que j’aimerais parfois, lisant tel ou tel livre, « condenser dix pages en une seule ». Il y faudrait sans doute beaucoup de temps et de travail et me voici de nouveau confrontée à la problématique du flux, de l’abondance, du débordement par la vie qui passe !
L’analogie
« Ma non-modernité » dit Lucot : « les prosateurs (Robbe-Grillet) et les poètes qui ont entrepris leur œuvre dans les années 1950-1960) bannissent l’analogie et la métaphore, prônent le littéral. Passionné par les relations, par les flèches gestuelles, je réhabilité l’analogie. »
→ d’une certaine manière, devant l’œuvre d’Hubert Lucot on se trouve devant un monde ouvert, parcouru en tous sens de courants, par le jeu des relations, des échos, des superpositions temporelles. Comme s’il manipulait des jeux de « calques », au regard desquels ceux de Photoshop semblent bien pauvres. Tout semble procéder par superpositions, fondus enchaînés, glissements de terrains et de temporalités. Le temps d’une réminiscence est parfois « dosé » plus fort, plus dense, moins transparent pour rester dans la métaphore du traitement des images, que celui du présent ou d’un passé proche. Comme si dans chaque image ainsi reconstruite, il y avait une fondamentale et ses harmoniques. Ou des jeux sur les divers degrés de transparence et de porosité d’un niveau à l’autre.
Lucot ne dit-il pas : « moi, ce qui m’intéresse est le temps à n dimensions » p.56) ajoutant « je vis le temps et l’espace sur les deux modes mariés intimement : la continuité et la discontinuité » (p.56) ? Lui qui dit chercher toujours « la jonction flexible de l’abstrait et du concret » (p.57).
Plus loin dans le livre, je relèverai aussi : « Les humains vivent de façon linéaire un monde à n dimensions. Écrire, c'est donc restaurer, faire renaître ce monde à n dimensions que l'on a oublié. » (p.205)
La musique
Ah, voici la musique ! Après le chapitre consacré à la peinture et au cœur de celui consacré au cinéma (la musique n’a pas droit à un chapitre spécifique) : « Ma culture musicale est plus importante qu’il ne semble ». Et en effet, Lucot est très intéressé par Webern, ce qui ne le range pas parmi les premiers mélomanes venus : « Mon obsession de l’étoile incomplète, au faible nombre de branches, et certaines cassées, ou ôtées, peut rendre compte de cette harmonie, à laquelle s’ajoute une propriété "nouvelle" du son musical (…) : le timbre. » (p.77). Et cette autre remarque qui donne du poids à l’assertion de Lucot sur sa culture musicale : « Je déclare aussi ma passion de Palestrina et de Victoria ». Ces références ne sont pas le signe d’une culture musicale superficielle !
Des expériences premières
Hans Zender, dans ses Essais sur la musique, ouvre un chapitre « Comprendre la musique » sur une évocation personnelle prenante. Il est enfant, neuf ou dix ans, la radio joue Le Sacre du Printemps. C’est la première fois qu’il entend cette œuvre : « tel un éclair, l’apparition de ce motif aura détruit en l’espace de deux secondes toute la conception que je me faisais de la musique jusque-là ». (p.182)
Ce très beau passage démontre l’importance de certaines expériences fondatrices, lectures, œuvres d’art, musique, faites très jeune (je pense à Lucot lisant Stendhal à 12 ans !) et qui peuvent marquer, à jamais, nos goûts esthétiques. Et le sens qu’il peut y avoir à mettre de très jeunes enfants en contact avec de grandes œuvres. Il n’est jamais trop tôt.
Zender ajoute que « l’on peut répondre sans doute aux questions les plus difficiles uniquement à partir de l’évidence d’une expérience personnelle ». (p.184). Ici résonne la remarque d’Anne-Marie Lucot à Liliane Giraudon, évoquée dans Je vais je vis : il faut le vivre (le cancer) pour comprendre.
Quels sont ses sons ?
Étrange expérience que celle de cette première écoute de Allegro sostenuto de Lachenmann : à la fois quelque chose que je n’avais jamais entendu mais aussi (le mot spectral !) quelque chose qui était déjà là. Pourquoi ? La référence à Bartók et à Chostakovitch suffit-elle ou bien y a-t-il là une dimension que je ne sais définir, anthropologique, ontologique ?, que je ne sais pas analyser. Je pense avec Philippe Leroux que nous sommes peut-être alors en contact avec « des textures et des formes qui appartiennent au monde collectif des symboles et des figures sonores ». (voir ici par exemple)
État de la matière
Autre expérience concrète qui ne cesse de revenir à la surface de la conscience. Un matin, dans la rue. Un camion d’urgence gaz et deux techniciens. L’un deux, armé d’une sorte de pique, l’enfonce directement dans le bitume. Acte magique ? C’est l’impression immédiatement ressentie. Comment cette tige a-t-elle pu s’enfoncer dans la chaussée, tout aussi dure qu’elle ? L’explication lèvera aussi le mystère de ces plaques circulaires d’environ 10 cm de diamètre, avec un trou au centre, présentes de manière récurrente sur le trottoir. Ce sont des « regards » ! (dit-on regard quand il s’agit de détecter une fuite immatérielle ?). Ils permettent, par l’introduction d’une tige et d’un détecteur de gaz, de traquer d’éventuelles émanations partant des conduites enterrées. Cette vision a créé un curieux climat onirique autour de cette intervention. (Peinant sur la description de cette anecdote, je rêverais de la voir traiter par Hubert Lucot).
Interpréter
Interpréter, vraiment, pour un musicien, pour un acteur aussi sans doute, ce serait « tout faire pour transposer un morceau de passé "mort" dans un présent vivant. » (Z, p.185)
→ cette remarque permet de comprendre pourquoi tant d’interprétations, fussent-elles "modernes" restent lettres mortes : parfaite lecture technique mais rien qui transpose ce texte passé en un présent vivant, qui touche juste.
Le Grand Graphe
Étonnement d’apprendre que ce texte d’Hubert Lucot, présent aujourd’hui et pour quelques jours encore dans l’exposition L’Ineffacé à l’IMEC à Caen a été exposé dans le métro parisien en 1990, à Champs-Elysées Clémenceau. Mieux que les poèmes niais d’aujourd’hui !
Simplifier le réel
« Depuis des décennies je professe que simplifier le réel meurtrit le monde. Et ouvre à un totalitarisme néfaste. » (p.153, relevé à la veille de plusieurs élections risquant de traduire une forte poussée du « populisme », que j’appelle plutôt fascisme).
La prise de note
Dans le chapitre final de Lucot, H.L., « Le Travail », belles pages sur la façon dont Hubert Lucot travaille, depuis la prise de note en écriture semi-automatique parfois, sur le vif, dans un autobus, dans la rue, etc. jusqu’au long, lent travail de reprise, montage, resserrement ou expansion, etc. « Le griffonnage rapide saisit la pensée, transcrit le flux de ma conscience. » Un peu plus loin : « Un trop plein d'émotions (un inconnu tournant le coin de la rue peut m'émouvoir aux larmes) doit s'écouler en langage, comme dans la sexualité, je dois abolir une tension, faire basculer l'angoisse dans le registre du plaisir, mais cette tension "géométrique", je dois la conserver et la maîtriser » (p.205)
Un bricolage
Et cela enfin pour conclure la lecture de ce livre et cette première traversée lucotienne : « Réaliser un livre c'est faire des intuitifs bricolages ». Hubert Lucot : « Je travaille avec mon texte comme écolier je démontais une phrase latine : où est le complément, quel est le sujet ? Plus je fais sauter de chevilles plus je suis content ; le français est bourré de chevilles que l'anglais n'a pas ; il faudrait pouvoir supprimer "que" et je fais souvent l'économie d'"avoir et "être" en préférant le passé simple passé composé et l'actif au passif lequel multiplie les "par". (p.215)
N.B. ces entretiens ont été réalisés en 2007 – le livre est un cauchemar pour le lecteur, caractère trop pâle, ouverture du livre très difficile, images minuscules, typographie peu lisible.
Réfléchir ou écrire sur la musique
« Réfléchir sur la musique est en soi problématique, car on tente à ce moment-là de saisir une langue qui ne se réfère qu’à elle-même au moyen du langage discursif. »
→ oui, c’est problématique, on ne peut travailler cette question que par des biais. Mais la littérature sur la musique est souvent passionnante.
De la musique
La musique, contrairement à l’écriture ou à la peinture, ne peut être le fait d’amateurs. Réflexion née d’un grand jeu de comparaisons entre ce que je perçois de la poésie en train de s’écrire et de la musique en train de se composer.
Culture ?
L’autre jour, attirée bien sûr par le titre qui incluait le mot Culture, dans le respecté journal Le Monde, mon effarement de voir ce que le mot recouvrait, notamment les séries américaines. Mais ne le sait-on pas depuis longtemps ? Il en va de culture, comme de musique, voire de poésie, un seul mot pour des réalités aux antipodes les unes des autres. Mais aussi, beaucoup de confusion.
Je retrouve l’article et… son titre : êtes-vous culturobèse ? !
Bref extrait de l’article paru dans le supplément « Époque » du dimanche 12 mars : « [la] goinfrerie visuelle n'est pas un épiphénomène puisqu'elle concerne également les films, les vidéos YouTube, les livres audio, tous susceptibles d'être consommés en mode turbo-glouton. Dans un registre tout aussi compulsif, le binge watching, marathon de visionnage qui consiste à s'enfiler des saisons entières comme on engloutirait les nems lors d'un buffet à volonté, fait également partie de cet horizon où la société du spectacle semble se résumer à cette impossible satiété.
Absorption accélérée, consommation compulsive, relation digestive aux contenus : ces phénomènes s'inscrivent dans une forme de boulimie particulière que l'on pourrait nommer la culturobésité. "Ce type de comportement est dicté en partie par l'explosion de l'offre", précise François Jost. Faites un petit tour sur les réseaux sociaux et vous verrez : le consommateur culturel est aujourd'hui un type en panique, un Sisyphe estomaqué par la taille sans cesse exponentielle du rocher qui lui fait face.".
→ il y a une part de vérité dans ces propos, notamment concernant l’aspect pléthorique de l’offre. D’où la nécessité, il me semble, de guides, de sites qui trient, canalisent. Mais la qualification de consommateur culturel est un peu terrible. Un oxymore en fait ?
→ Et bien sûr ce n’est pas un hasard si j’ai été attirée par ce titre. Cette offre de contenus disponible 24 heures sur 24, sept jours sur sept a quelque chose d’à la fois grisant mais dont il faut se défendre ou plus précisément au sein de laquelle il faut s’orienter avec des filtres très précis. C’est peut-être ce que je tente aussi de faire avec Muzibao et dans une moindre mesure avec Poezibao.
Notes & notes
Titre pour une rubrique de Muzibao à laquelle je pense depuis un moment. Monter ensemble une extrait d’un livre, Zender par exemple et une vidéo qui permette de mieux comprendre son propos, de faire qu’il ne reste pas pure abstraction.
En attendant Nadeau
Dans le nouveau numéro d’En attendant Nadeau, plusieurs articles sur Thomas Mann sur une thématique qui me semble proche de celle du Chantier Faustus, prochain livre d’André Hirt.
Ils font un boulot qui me stupéfie, et je le dis en connaissance de cause, les créateurs de cette revue. Tous les 15 jours un numéro impeccable et d’une richesse incroyable.
Écoute à l’aveugle
« L’écoute avance à l’aveugle », écrit Hans Zender.
→ J’aime cette idée -yeux fermés, noir et nuit de la bonne écoute, images débranchées, éteinte leur lumière obnubilante-, une écoute attirée (je n’ai pas encore rencontré cette idée que l’écoute est attirée). Pourtant elle est soumise à une attente permanente, l’attente de ce qui va revenir et de ce qui va venir, par deux états extrêmes (toujours la double polarité) : la pure continuité d’un présent replié sur lui-même (l’attente de ce qui revient, de la répétition, élément central de la musique (de toute musique ??? Zender pousse à se poser la question) et l’irruption d’un élément créateur imprévisible (ce qui arrive, l’élément nouveau, le forte subito qui fait sursauter, la modulation inattendue (autour de la p.194)
Il faut distinguer la toute première écoute d’une œuvre et les écoutes suivantes. Il y a lieu de toujours tenter d’écouter des œuvres que l’on n’a jamais entendues encore. Pour garder cette possibilité et cette puissance de l’écoute à l’aveugle, où certes l’oreille cherchera ce qu’elle vient d’entendre dans l’œuvre, mais ne saura rien du déroulement de cette dernière.
Un espace particulier
« Pour écouter et comprendre une musique en soi, il faut une entrée dans l’espace de la concentration, de la non-pensée jointe à une attention éveillée à l’extrême » (p.196)
→ Ce que j’appelle parfois l’écoute flottante, écart, marge par rapport au flux de pensées dans lequel on est impliqué, plus ou moins acteur, au profit d’une sorte de disponibilité bienveillante, exempte au maximum de préjugés. Et on entendra bien !
Bruckner
Hans Zender consacre un de ses essais à Anton Bruckner, ce qui est éminemment signifiant en soi. Intitulé : « La construction du temps chez Anton Bruckner ». Il dit que « dans la musique de Bruckner, nous vivons la perception étendue du temps comme un élément tout à fait novateur ». Il y a chez ce compositeur une double polarité, vers « un plus grand étirement des formes », mais aussi « par la construction systématique d’unités formelles les plus petites ». Plus loin, il évoque deux procédés compositionnels qui aboutissent à un étirement du temps macroscopique et à une atomisation du temps microscopique. Il en vient à ce constat qui le rapproche tant d’Hubert Lucot : « Ce que nous nommons "présent" est sans aucun doute déjà le produit de courts-circuits provoqués par des processus mémoriels, largement inconscients ». (pp.198 et 200)
Zender est tout à fait en phase avec les propos de Daniel Barenboim déjà relevés dans ce Flotoir, Barenboim qui dit que dans les symphonies de Bruckner se mêlent des périodes très différentes de la musique, et que si son langage musical est post-wagnérien, fin XIXe, chez lui la forme appartient au classique, presqu’au baroque. Ce qui donne le sentiment d’avoir affaire à deux ou trois siècles de musique simultanément. Zender encore : « le compositeur associe un très haut degré de subjectivisme musical à l’extrême discipline de techniques d’origine baroques, subordonnées à l’unité spirituelle de la forme, à la splendeur sonore de la Renaissance et à la pensée médiévale de l’ordo mundi. Preuve, dit-il encore (p.203) que « la musique serait capable d’assumer au présent des contenus oubliés ou refoulés par la conscience actuelle. »
Un « génial raccourci »
« Interrogé il y a quelques décennies sur la manière dont il imaginait l’avenir de la musique, Pierre Boulez propose ce génial raccourci : "comme un mélange de Webern et de Bruckner" ».
Musique et temps
« On peut comprendre la musique de la modernité à condition de la comprendre comme une nouvelle construction du temps. »
→ et il semblerait donc que Bruckner soit un étonnant précurseur, loin de l’image souvent rustique qui lui colle à la peau !
Deux lignes d’évolution
On peut discerner deux lignes d’évolution menant vers les musiques qui s’écrivent aujourd’hui : une ligne de Beethoven à Schoenberg en passant par Schumann, Brahms et Reger et une ligne de Beethoven à Webern, en passant par Schubert, Bruckner et Mahler (p.205)
Entre
J’ouvre le livre de Philippe Jaffeux Entre.
Ces idées, commençant à le lire : 1. Le livre peut être lu comme une partition de musique ; 2. il faudrait pratiquer ce mélange d’une très grande concentration et de non-pensée dont parle Zender. Ce que j’appelle donc l’écoute ou la lecture flottante. La lecture analytique (fond, forme, etc.). aveugle et fausse la réception d’un texte qui est en partie hors de ces normes-là
L’aléatoire
La poésie de Jaffeux, comme la musique de Cage, posent la question difficile de l’aléatoire. Chez Jaffeux, il y a l’intéressante notion de hasart ; « la réaction d’une foule / de caractères se répercute sur mon jeu / avec la joie d’un analphabète » (p.8)
La figure de l’analphabète, la question de l’alphabet, celle de ce hasart. Les proximités et les profondes différences entre Jaffeux, Wolowiec, Ch’Vavar, Albarracin.
Le coeur
Relevé dans le livre d’Hélène Cixous (Correspondance avec le Mur), dans lequel j’ai toujours un peu de mal à entrer, cela : « le cœur baisse, en même temps que la vue et l’ouïe » (p.31)
→ je ne suis pas sûre d’être d’accord.
Joshua Foer
En voyage. Je lis L’Art et la science de se souvenir de tout de Joshua Foer. Un livre sur lequel il y aurait beaucoup à dire. Un livre sur la mémoire. Il fait le point de manière circonstanciée et intéressante sur les questions des sciences de la mémoire anciennes, depuis Simonide de Céos. Mais étant journaliste, il a éprouvé le besoin d’embarquer ces questions assez difficiles et abstraites dans un récit (storytelling ?) : sa propre découverte de ces techniques et en même temps des incroyables concours de « mnémonistes », concours de mémoire que se livrent des « experts » aussi bien aux États-Unis qu’en Europe. Et sa décision de participer à un de ces concours, qu’il va remporter, après avoir étudié les techniques et les avoir travaillées avec un certain acharnement. On est captivé par le découverte ou redécouverte de toutes les grandes techniques, notamment celle du Palais de mémoire qui consiste à incruster dans un lieu réel les éléments dont on veut se souvenir. Il donne une démonstration probante, à partir d’une liste de 15 items, choses à acheter et à faire, dont certaines n’ont aucun sens pour des Européens, tellement probante que plusieurs jours après l’avoir lue, je peux donner la liste de tous les items, qui vont de l’ail (au vinaigre, cela je l’avais oublié) à un tuba et à la nécessité d’écrire « un mail à Sofia ». Je vérifie, j’ai bien un grand nombre d’items, alors que je me fiche complètement de cette liste. Mais j’ai placé les items mentalement dans un lieu que je connais tout en adoptant certains des lieux suggérés par le narrateur et avançant dans le processus, je retrouve nombre d’éléments, y compris du saumon dans un piano. Passons.
Le chapitre sur la mémorisation d’un poème, celui qui peut-être m’a fait acheter le livre, est totalement décevant. Aucun truc ! Et c’est mon ami Auxeméry qui m’en donnera alors que nous discutons de ce livre de Sfoer. Très intéressants aussi tous les passages consacrés à ces êtres porteurs d’anomalies de la mémoire, ici surtout des hyper mnésiques, dont les processus mentaux ont fait l’objet de nombreuses recherches. Mais l’attention est un peu trop focalisée sur la capacité à retenir vingt mille décimales de Pi, ou de pouvoir mémoriser en 5 mn un jeu de cartes battues.
On peut résumer, en disant que la plupart des moyens mnémotechniques présentés ici consistent à se servir d’une propriété de la mémoire pour pallier une impropriété de la mémoire. La propriété c’est son énorme capacité à retenir des images. Une image vue est souvent gravée pour longtemps. L’impropriété est celle à retenir des mots. Il faut donc… accoler des images aux mots et ranger tout cela dans des lieux, des endroits déterminés. La méthode dite des châteaux de mémoire (c’est beau !) ou des loci.
en fait, explique J. Foer : « nous ne nous souvenons pas des faits en eux-mêmes, mais nous les mémorisons dans un contexte précis »
Lucot toujours
Il m’est arrivé au demeurant de penser à Hubert Lucot, en lisant qu’un « souvenir ne remonte à la conscience que s’il est stimulé par d’autres pensées ou perceptions – via un ou plusieurs nœuds. »
N’était-il pas fascinant lisant Hubert Lucot de le voir « connecter » des souvenirs et des temporalités différentes, que son écriture, éblouissante, était en mesure de rassembler en un point focal précis ? Pourrait-on dire que Proust comme Lucot seraient, chacun, en phase avec les avancées des connaissances scientifiques de leur époque ? La connexion chez Proust déjà, et chez Lucot plutôt l’interconnexion ? Simple hypothèse.
Hubert Lucot encore en lisant cela : « Nous parlons trop souvent de notre mémoire comme d’une sorte de banque dans lesquelles nous déposons de nouvelles informations au fur et à mesure qu’elles nous parviennent et d'où nous retirons les anciennes informations au besoin. Mais cette métaphore ne rend pas compte du fonctionnement réel de la mémoire. Nos souvenirs nous accompagnent toujours, donnant forme aux informations qui arrivent à notre cerveau par nos sens, et étant eux-mêmes reformés par ces informations, dans une boucle rétroactive ininterrompue. Toutes les choses que nous voyons, entendons et sentons sont modulée par toutes les choses que nous avons vues entendues et senties dans le passé. » (p.72)
→ la notion de boucle rétroactive ininterrompue est complètement mise en évidence dans l’œuvre d’Hubert Lucot !
« Il existe tout un univers secret, obscur, de souvenirs cachés sous la surface de nos perceptions conscientes. » (p.85)
L’empan mnésique.
Découverte de cela que je savais plus ou moins : il y a un empan mnésique, une capacité donnée de la mémoire de court terme. Elle se situe autour de 7 items, + ou -2. Je me demande si ce n’est pas en prenant conscience de cette limite que j’avais décidé, il y a plusieurs mois, de travailler la mémoire par cœur, avec la musique (échec pour l’instant) et avec la poésie (un peu mieux, mais ça s’effiloche terriblement vite et par pans entiers ! avec de curieuses impressions intérieures qu’il me reste à comprendre).
Loi de Ribot
je ne sais pas si cela a à voir avec le lait (ribot !) mais c’est le fait que les souvenirs les plus récents se perdent en premier.
« La loi de Ribot sur l'amnésie rétrograde a été proposée par Théodule Ribot en 1881. Elle affirme qu'il existe un gradient temporel dans l'amnésie rétrograde, de telle manière que les souvenirs récents sont plus sujets à l'amnésie que les souvenirs plus anciens. »
Quant au lait ribot, son nom vient du breton, ribot signifiant baratte.
Mémorisation
Toujours dans le livre de J. Foer : « les répétitions et les clichés sont aujourd’hui considérés comme des péchés capitaux sous la plume d’un écrivain, mais pour un barde, autrefois, qui récitait l’histoire qu’il avait à transmettre, ils étaient essentiels » et un peu plus loin « le cerveau se souvient bien des choses qui sont répétées, des phrases rythmées, des rimes, des structures régulières et, par-dessus tout, des éléments qui se visualisent facilement. » (p.131). Autrement dit les métaphores sont mnémophores.
Les trois phases de l’apprentissage
Trois phases dans un processus d’acquisition de connaissance : 1. La phase cognitive, avec intellectualisation de la tâche et recherche des stratégies ; 2. Phase associative, moins de concentration requise, gains en efficacité ; 3. La phase autonome, ou pilotage automatique.
On peut penser à l’apprentissage de la marche, ou de la conduite d’un véhicule. Mais le problème c’est qu’entrer dans la troisième phase, c’est mettre fin aux enrichissements de l’expérience. On a atteint un « palier satisfaisant » à partir duquel on ne progresse plus. Il faudrait en fait essayer de ne pas passer à la phase autonome. En rester à la phase 1, cognitive, en se concentrant sur la technique et le résultat : « une pratique régulière ne suffit pas. Pour progresser, il faut se regarder faire des erreurs et en tirer des leçons » (p.170) Bref comme disent les Shadocks, plus ça rate, plus on a de chance que ça marche. Et en ratant continuellement, on finit par y arriver. Plus sérieusement, c’est par un regard porté sur ce qui ne marche pas qu’on peut avancer. Pour améliorer son niveau d’expertise, il faut beaucoup réfléchir à ce que l’on fait. Valable pour le piano, la mémoire par cœur, l’apprentissage d’une langue. Au piano, se passer de professeur peut avoir un effet positif, car l’on est tenu de trouver soi-même ses défauts et les solutions
Processus créatif
Et pour en finir avec Joshua Foer, cette belle citation : « La mémorisation est un processus créatif. Apprentissage, mémoire et créativité relèvent à vrai dire d’un seul et même processus fondamental orienté dans des directions différentes. » (p.203)