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Rédigé par Florence Trocmé le 28 mars 2017 à 18h41 dans photomontages | Lien permanent
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Correspondances
Écoutant le Literaturcafé de Laurent Margantin, qui porte sur une édition, en allemand, de lettres de Christa Wolf, j’apprends qu’elle écrivait jusqu’à quarante lettres par semaine !
→ Toujours ce vif intérêt pour les Journaux, Carnets, lettres, fragments et bribes. Souvent plus que pour l’œuvre constituée. Combien de lettres, combien de pages chaque semaine ? Hubert Lucot écrivait dans son journal environ 500 pages par an, depuis 1984 (ce Journal dort-il à l’IMEC ?).
→ Le Flotoir ? entre 300 et 400 par an, depuis 17 ans. Et j’aimerais lui donner encore plus d’ampleur, même si tout n’est pas destiné à la mise en ligne bien sûr.
→ Mais aujourd’hui, les lettres sont souvent des mails ; qui peuvent parfois être considérées comme de vraies lettres. J’écris ainsi quasiment tous mes courriels.
→ Pourra-t-on encore un jour publier la correspondance de X avec Y ? Retrouver dans ce puits sans fond tous ces échanges ? Paradoxalement à la fois sans doute mieux protégés de la perte mais pas plus accessibles pour autant. Au début de Poezibao, j’extrayais de mes boîtes aux lettres, dans un fichier Word, mes échanges avec telle ou tel. J’ai dû renoncer devant l’ampleur de la tâche.
Hubert Lucot
Je n’ai pas pu le quitter après avoir lu ses trois derniers livres et je me suis souvenue que j’avais dans ma bibliothèque Lucot, H.L., Hubert Lucot, rencontre avec Didier Garcia paru chez Argol !
Marcher
« Paris est le monde, anamorphosé : fleuve, îles, Bois, ruelles, montées, échoppes… c’est une composition, un graphe, une grammaire (mot de la famille de graphe rappelons-le) (…) J’aime inventer des trajets surprenants(…) Marcher, c’est construire la ville, et celle-ci est le monde. » (p.28)
→ Trajets surprenants… comment ne pas penser aux pérégrinations de Jacques Roubaud, à sa découpe en quartiers d’orange de la ville à partir de son domicile vers les différentes Portes, à ses immenses marches exploratrices, incluant des méditations sur les plaques minéralogiques des voitures et la composition de sonnets !
Des lectures
Lisant les trois derniers livres parus, je m’étais posé la question des lectures (et bien sûr des musiques) d’Hubert Lucot. Ce livre d’entretien avec Didier Garcia m’aura apporté la réponse pour les lectures, qui furent immenses dans la jeunesse et tous azimuts. Mais ne m’en aura apporté aucune en ce qui concerne les musiques écoutées (ou pas écoutées !) : « Stendhal dès l’âge de douze ans », ou encore cette courte évocation de « la saga Jalna de Mazo de La Roche (personne n’employait alors le mot saga) ». Cette étrange et significative remarque : « les relectures sont relativement rares. J’absorbe et j’annule en quelque sorte » (p.35). Et cette précision qui explique que les livres semblent peu présents dans les derniers ouvrages : « J’ai lu jeune. Ensuite j’ai lu beaucoup moins puisque j’écrivais ». (p.38)
Sur le détail
« Stendhal a le sens du détail : le détail est un phénomène rare de l’Univers, à partir duquel Einstein parvient à reconstruire l’Univers ; c’est une anomalie génétique, à partir de quoi on peut reconstituer la Genèse. » (p.41)
Sur la citation
À Didier Garcia qui lui fait remarquer qu’il cite peu, Hubert Lucot répond : « l’auteur antique ne cite jamais, il emploie le discours indirect et récrit ce que dit l’autre. J’ai par exemple fait une réécriture géante de Tarkos dans Frasques : j’ai condensé dix pages en une seule (…) J’ai besoin d’être dans un monde totalement mien. » (p.45)
→ deux choses à retenir ici : le traitement par les anciens auteurs de la citation, alors que me semble s’être développée (depuis l’expansion des études universitaires ?) une vraie pulsion citationnelle, strictement référencée, dont je suis moi-même la victime très consentante. Que serait le Flotoir sans ses citations ?
Mais s’il peut y avoir là souffrance ou regret, la deuxième partie de la réponse de Lucot ouvre une fenêtre : Que j’aimerais parfois, lisant tel ou tel livre, « condenser dix pages en une seule ». Il y faudrait sans doute beaucoup de temps et de travail et me voici de nouveau confrontée à la problématique du flux, de l’abondance, du débordement par la vie qui passe !
L’analogie
« Ma non-modernité » dit Lucot : « les prosateurs (Robbe-Grillet) et les poètes qui ont entrepris leur œuvre dans les années 1950-1960) bannissent l’analogie et la métaphore, prônent le littéral. Passionné par les relations, par les flèches gestuelles, je réhabilité l’analogie. »
→ d’une certaine manière, devant l’œuvre d’Hubert Lucot on se trouve devant un monde ouvert, parcouru en tous sens de courants, par le jeu des relations, des échos, des superpositions temporelles. Comme s’il manipulait des jeux de « calques », au regard desquels ceux de Photoshop semblent bien pauvres. Tout semble procéder par superpositions, fondus enchaînés, glissements de terrains et de temporalités. Le temps d’une réminiscence est parfois « dosé » plus fort, plus dense, moins transparent pour rester dans la métaphore du traitement des images, que celui du présent ou d’un passé proche. Comme si dans chaque image ainsi reconstruite, il y avait une fondamentale et ses harmoniques. Ou des jeux sur les divers degrés de transparence et de porosité d’un niveau à l’autre.
Lucot ne dit-il pas : « moi, ce qui m’intéresse est le temps à n dimensions » p.56) ajoutant « je vis le temps et l’espace sur les deux modes mariés intimement : la continuité et la discontinuité » (p.56) ? Lui qui dit chercher toujours « la jonction flexible de l’abstrait et du concret » (p.57).
Plus loin dans le livre, je relèverai aussi : « Les humains vivent de façon linéaire un monde à n dimensions. Écrire, c'est donc restaurer, faire renaître ce monde à n dimensions que l'on a oublié. » (p.205)
La musique
Ah, voici la musique ! Après le chapitre consacré à la peinture et au cœur de celui consacré au cinéma (la musique n’a pas droit à un chapitre spécifique) : « Ma culture musicale est plus importante qu’il ne semble ». Et en effet, Lucot est très intéressé par Webern, ce qui ne le range pas parmi les premiers mélomanes venus : « Mon obsession de l’étoile incomplète, au faible nombre de branches, et certaines cassées, ou ôtées, peut rendre compte de cette harmonie, à laquelle s’ajoute une propriété "nouvelle" du son musical (…) : le timbre. » (p.77). Et cette autre remarque qui donne du poids à l’assertion de Lucot sur sa culture musicale : « Je déclare aussi ma passion de Palestrina et de Victoria ». Ces références ne sont pas le signe d’une culture musicale superficielle !
Des expériences premières
Hans Zender, dans ses Essais sur la musique, ouvre un chapitre « Comprendre la musique » sur une évocation personnelle prenante. Il est enfant, neuf ou dix ans, la radio joue Le Sacre du Printemps. C’est la première fois qu’il entend cette œuvre : « tel un éclair, l’apparition de ce motif aura détruit en l’espace de deux secondes toute la conception que je me faisais de la musique jusque-là ». (p.182)
Ce très beau passage démontre l’importance de certaines expériences fondatrices, lectures, œuvres d’art, musique, faites très jeune (je pense à Lucot lisant Stendhal à 12 ans !) et qui peuvent marquer, à jamais, nos goûts esthétiques. Et le sens qu’il peut y avoir à mettre de très jeunes enfants en contact avec de grandes œuvres. Il n’est jamais trop tôt.
Zender ajoute que « l’on peut répondre sans doute aux questions les plus difficiles uniquement à partir de l’évidence d’une expérience personnelle ». (p.184). Ici résonne la remarque d’Anne-Marie Lucot à Liliane Giraudon, évoquée dans Je vais je vis : il faut le vivre (le cancer) pour comprendre.
Quels sont ses sons ?
Étrange expérience que celle de cette première écoute de Allegro sostenuto de Lachenmann : à la fois quelque chose que je n’avais jamais entendu mais aussi (le mot spectral !) quelque chose qui était déjà là. Pourquoi ? La référence à Bartók et à Chostakovitch suffit-elle ou bien y a-t-il là une dimension que je ne sais définir, anthropologique, ontologique ?, que je ne sais pas analyser. Je pense avec Philippe Leroux que nous sommes peut-être alors en contact avec « des textures et des formes qui appartiennent au monde collectif des symboles et des figures sonores ». (voir ici par exemple)
État de la matière
Autre expérience concrète qui ne cesse de revenir à la surface de la conscience. Un matin, dans la rue. Un camion d’urgence gaz et deux techniciens. L’un deux, armé d’une sorte de pique, l’enfonce directement dans le bitume. Acte magique ? C’est l’impression immédiatement ressentie. Comment cette tige a-t-elle pu s’enfoncer dans la chaussée, tout aussi dure qu’elle ? L’explication lèvera aussi le mystère de ces plaques circulaires d’environ 10 cm de diamètre, avec un trou au centre, présentes de manière récurrente sur le trottoir. Ce sont des « regards » ! (dit-on regard quand il s’agit de détecter une fuite immatérielle ?). Ils permettent, par l’introduction d’une tige et d’un détecteur de gaz, de traquer d’éventuelles émanations partant des conduites enterrées. Cette vision a créé un curieux climat onirique autour de cette intervention. (Peinant sur la description de cette anecdote, je rêverais de la voir traiter par Hubert Lucot).
Interpréter
Interpréter, vraiment, pour un musicien, pour un acteur aussi sans doute, ce serait « tout faire pour transposer un morceau de passé "mort" dans un présent vivant. » (Z, p.185)
→ cette remarque permet de comprendre pourquoi tant d’interprétations, fussent-elles "modernes" restent lettres mortes : parfaite lecture technique mais rien qui transpose ce texte passé en un présent vivant, qui touche juste.
Le Grand Graphe
Étonnement d’apprendre que ce texte d’Hubert Lucot, présent aujourd’hui et pour quelques jours encore dans l’exposition L’Ineffacé à l’IMEC à Caen a été exposé dans le métro parisien en 1990, à Champs-Elysées Clémenceau. Mieux que les poèmes niais d’aujourd’hui !
Simplifier le réel
« Depuis des décennies je professe que simplifier le réel meurtrit le monde. Et ouvre à un totalitarisme néfaste. » (p.153, relevé à la veille de plusieurs élections risquant de traduire une forte poussée du « populisme », que j’appelle plutôt fascisme).
La prise de note
Dans le chapitre final de Lucot, H.L., « Le Travail », belles pages sur la façon dont Hubert Lucot travaille, depuis la prise de note en écriture semi-automatique parfois, sur le vif, dans un autobus, dans la rue, etc. jusqu’au long, lent travail de reprise, montage, resserrement ou expansion, etc. « Le griffonnage rapide saisit la pensée, transcrit le flux de ma conscience. » Un peu plus loin : « Un trop plein d'émotions (un inconnu tournant le coin de la rue peut m'émouvoir aux larmes) doit s'écouler en langage, comme dans la sexualité, je dois abolir une tension, faire basculer l'angoisse dans le registre du plaisir, mais cette tension "géométrique", je dois la conserver et la maîtriser » (p.205)
Un bricolage
Et cela enfin pour conclure la lecture de ce livre et cette première traversée lucotienne : « Réaliser un livre c'est faire des intuitifs bricolages ». Hubert Lucot : « Je travaille avec mon texte comme écolier je démontais une phrase latine : où est le complément, quel est le sujet ? Plus je fais sauter de chevilles plus je suis content ; le français est bourré de chevilles que l'anglais n'a pas ; il faudrait pouvoir supprimer "que" et je fais souvent l'économie d'"avoir et "être" en préférant le passé simple passé composé et l'actif au passif lequel multiplie les "par". (p.215)
N.B. ces entretiens ont été réalisés en 2007 – le livre est un cauchemar pour le lecteur, caractère trop pâle, ouverture du livre très difficile, images minuscules, typographie peu lisible.
Réfléchir ou écrire sur la musique
« Réfléchir sur la musique est en soi problématique, car on tente à ce moment-là de saisir une langue qui ne se réfère qu’à elle-même au moyen du langage discursif. »
→ oui, c’est problématique, on ne peut travailler cette question que par des biais. Mais la littérature sur la musique est souvent passionnante.
De la musique
La musique, contrairement à l’écriture ou à la peinture, ne peut être le fait d’amateurs. Réflexion née d’un grand jeu de comparaisons entre ce que je perçois de la poésie en train de s’écrire et de la musique en train de se composer.
Culture ?
L’autre jour, attirée bien sûr par le titre qui incluait le mot Culture, dans le respecté journal Le Monde, mon effarement de voir ce que le mot recouvrait, notamment les séries américaines. Mais ne le sait-on pas depuis longtemps ? Il en va de culture, comme de musique, voire de poésie, un seul mot pour des réalités aux antipodes les unes des autres. Mais aussi, beaucoup de confusion.
Je retrouve l’article et… son titre : êtes-vous culturobèse ? !
Bref extrait de l’article paru dans le supplément « Époque » du dimanche 12 mars : « [la] goinfrerie visuelle n'est pas un épiphénomène puisqu'elle concerne également les films, les vidéos YouTube, les livres audio, tous susceptibles d'être consommés en mode turbo-glouton. Dans un registre tout aussi compulsif, le binge watching, marathon de visionnage qui consiste à s'enfiler des saisons entières comme on engloutirait les nems lors d'un buffet à volonté, fait également partie de cet horizon où la société du spectacle semble se résumer à cette impossible satiété.
Absorption accélérée, consommation compulsive, relation digestive aux contenus : ces phénomènes s'inscrivent dans une forme de boulimie particulière que l'on pourrait nommer la culturobésité. "Ce type de comportement est dicté en partie par l'explosion de l'offre", précise François Jost. Faites un petit tour sur les réseaux sociaux et vous verrez : le consommateur culturel est aujourd'hui un type en panique, un Sisyphe estomaqué par la taille sans cesse exponentielle du rocher qui lui fait face.".
→ il y a une part de vérité dans ces propos, notamment concernant l’aspect pléthorique de l’offre. D’où la nécessité, il me semble, de guides, de sites qui trient, canalisent. Mais la qualification de consommateur culturel est un peu terrible. Un oxymore en fait ?
→ Et bien sûr ce n’est pas un hasard si j’ai été attirée par ce titre. Cette offre de contenus disponible 24 heures sur 24, sept jours sur sept a quelque chose d’à la fois grisant mais dont il faut se défendre ou plus précisément au sein de laquelle il faut s’orienter avec des filtres très précis. C’est peut-être ce que je tente aussi de faire avec Muzibao et dans une moindre mesure avec Poezibao.
Notes & notes
Titre pour une rubrique de Muzibao à laquelle je pense depuis un moment. Monter ensemble une extrait d’un livre, Zender par exemple et une vidéo qui permette de mieux comprendre son propos, de faire qu’il ne reste pas pure abstraction.
En attendant Nadeau
Dans le nouveau numéro d’En attendant Nadeau, plusieurs articles sur Thomas Mann sur une thématique qui me semble proche de celle du Chantier Faustus, prochain livre d’André Hirt.
Ils font un boulot qui me stupéfie, et je le dis en connaissance de cause, les créateurs de cette revue. Tous les 15 jours un numéro impeccable et d’une richesse incroyable.
Écoute à l’aveugle
« L’écoute avance à l’aveugle », écrit Hans Zender.
→ J’aime cette idée -yeux fermés, noir et nuit de la bonne écoute, images débranchées, éteinte leur lumière obnubilante-, une écoute attirée (je n’ai pas encore rencontré cette idée que l’écoute est attirée). Pourtant elle est soumise à une attente permanente, l’attente de ce qui va revenir et de ce qui va venir, par deux états extrêmes (toujours la double polarité) : la pure continuité d’un présent replié sur lui-même (l’attente de ce qui revient, de la répétition, élément central de la musique (de toute musique ??? Zender pousse à se poser la question) et l’irruption d’un élément créateur imprévisible (ce qui arrive, l’élément nouveau, le forte subito qui fait sursauter, la modulation inattendue (autour de la p.194)
Il faut distinguer la toute première écoute d’une œuvre et les écoutes suivantes. Il y a lieu de toujours tenter d’écouter des œuvres que l’on n’a jamais entendues encore. Pour garder cette possibilité et cette puissance de l’écoute à l’aveugle, où certes l’oreille cherchera ce qu’elle vient d’entendre dans l’œuvre, mais ne saura rien du déroulement de cette dernière.
Un espace particulier
« Pour écouter et comprendre une musique en soi, il faut une entrée dans l’espace de la concentration, de la non-pensée jointe à une attention éveillée à l’extrême » (p.196)
→ Ce que j’appelle parfois l’écoute flottante, écart, marge par rapport au flux de pensées dans lequel on est impliqué, plus ou moins acteur, au profit d’une sorte de disponibilité bienveillante, exempte au maximum de préjugés. Et on entendra bien !
Bruckner
Hans Zender consacre un de ses essais à Anton Bruckner, ce qui est éminemment signifiant en soi. Intitulé : « La construction du temps chez Anton Bruckner ». Il dit que « dans la musique de Bruckner, nous vivons la perception étendue du temps comme un élément tout à fait novateur ». Il y a chez ce compositeur une double polarité, vers « un plus grand étirement des formes », mais aussi « par la construction systématique d’unités formelles les plus petites ». Plus loin, il évoque deux procédés compositionnels qui aboutissent à un étirement du temps macroscopique et à une atomisation du temps microscopique. Il en vient à ce constat qui le rapproche tant d’Hubert Lucot : « Ce que nous nommons "présent" est sans aucun doute déjà le produit de courts-circuits provoqués par des processus mémoriels, largement inconscients ». (pp.198 et 200)
Zender est tout à fait en phase avec les propos de Daniel Barenboim déjà relevés dans ce Flotoir, Barenboim qui dit que dans les symphonies de Bruckner se mêlent des périodes très différentes de la musique, et que si son langage musical est post-wagnérien, fin XIXe, chez lui la forme appartient au classique, presqu’au baroque. Ce qui donne le sentiment d’avoir affaire à deux ou trois siècles de musique simultanément. Zender encore : « le compositeur associe un très haut degré de subjectivisme musical à l’extrême discipline de techniques d’origine baroques, subordonnées à l’unité spirituelle de la forme, à la splendeur sonore de la Renaissance et à la pensée médiévale de l’ordo mundi. Preuve, dit-il encore (p.203) que « la musique serait capable d’assumer au présent des contenus oubliés ou refoulés par la conscience actuelle. »
Un « génial raccourci »
« Interrogé il y a quelques décennies sur la manière dont il imaginait l’avenir de la musique, Pierre Boulez propose ce génial raccourci : "comme un mélange de Webern et de Bruckner" ».
Musique et temps
« On peut comprendre la musique de la modernité à condition de la comprendre comme une nouvelle construction du temps. »
→ et il semblerait donc que Bruckner soit un étonnant précurseur, loin de l’image souvent rustique qui lui colle à la peau !
Deux lignes d’évolution
On peut discerner deux lignes d’évolution menant vers les musiques qui s’écrivent aujourd’hui : une ligne de Beethoven à Schoenberg en passant par Schumann, Brahms et Reger et une ligne de Beethoven à Webern, en passant par Schubert, Bruckner et Mahler (p.205)
Entre
J’ouvre le livre de Philippe Jaffeux Entre.
Ces idées, commençant à le lire : 1. Le livre peut être lu comme une partition de musique ; 2. il faudrait pratiquer ce mélange d’une très grande concentration et de non-pensée dont parle Zender. Ce que j’appelle donc l’écoute ou la lecture flottante. La lecture analytique (fond, forme, etc.). aveugle et fausse la réception d’un texte qui est en partie hors de ces normes-là
L’aléatoire
La poésie de Jaffeux, comme la musique de Cage, posent la question difficile de l’aléatoire. Chez Jaffeux, il y a l’intéressante notion de hasart ; « la réaction d’une foule / de caractères se répercute sur mon jeu / avec la joie d’un analphabète » (p.8)
La figure de l’analphabète, la question de l’alphabet, celle de ce hasart. Les proximités et les profondes différences entre Jaffeux, Wolowiec, Ch’Vavar, Albarracin.
Le coeur
Relevé dans le livre d’Hélène Cixous (Correspondance avec le Mur), dans lequel j’ai toujours un peu de mal à entrer, cela : « le cœur baisse, en même temps que la vue et l’ouïe » (p.31)
→ je ne suis pas sûre d’être d’accord.
Joshua Foer
En voyage. Je lis L’Art et la science de se souvenir de tout de Joshua Foer. Un livre sur lequel il y aurait beaucoup à dire. Un livre sur la mémoire. Il fait le point de manière circonstanciée et intéressante sur les questions des sciences de la mémoire anciennes, depuis Simonide de Céos. Mais étant journaliste, il a éprouvé le besoin d’embarquer ces questions assez difficiles et abstraites dans un récit (storytelling ?) : sa propre découverte de ces techniques et en même temps des incroyables concours de « mnémonistes », concours de mémoire que se livrent des « experts » aussi bien aux États-Unis qu’en Europe. Et sa décision de participer à un de ces concours, qu’il va remporter, après avoir étudié les techniques et les avoir travaillées avec un certain acharnement. On est captivé par le découverte ou redécouverte de toutes les grandes techniques, notamment celle du Palais de mémoire qui consiste à incruster dans un lieu réel les éléments dont on veut se souvenir. Il donne une démonstration probante, à partir d’une liste de 15 items, choses à acheter et à faire, dont certaines n’ont aucun sens pour des Européens, tellement probante que plusieurs jours après l’avoir lue, je peux donner la liste de tous les items, qui vont de l’ail (au vinaigre, cela je l’avais oublié) à un tuba et à la nécessité d’écrire « un mail à Sofia ». Je vérifie, j’ai bien un grand nombre d’items, alors que je me fiche complètement de cette liste. Mais j’ai placé les items mentalement dans un lieu que je connais tout en adoptant certains des lieux suggérés par le narrateur et avançant dans le processus, je retrouve nombre d’éléments, y compris du saumon dans un piano. Passons.
Le chapitre sur la mémorisation d’un poème, celui qui peut-être m’a fait acheter le livre, est totalement décevant. Aucun truc ! Et c’est mon ami Auxeméry qui m’en donnera alors que nous discutons de ce livre de Sfoer. Très intéressants aussi tous les passages consacrés à ces êtres porteurs d’anomalies de la mémoire, ici surtout des hyper mnésiques, dont les processus mentaux ont fait l’objet de nombreuses recherches. Mais l’attention est un peu trop focalisée sur la capacité à retenir vingt mille décimales de Pi, ou de pouvoir mémoriser en 5 mn un jeu de cartes battues.
On peut résumer, en disant que la plupart des moyens mnémotechniques présentés ici consistent à se servir d’une propriété de la mémoire pour pallier une impropriété de la mémoire. La propriété c’est son énorme capacité à retenir des images. Une image vue est souvent gravée pour longtemps. L’impropriété est celle à retenir des mots. Il faut donc… accoler des images aux mots et ranger tout cela dans des lieux, des endroits déterminés. La méthode dite des châteaux de mémoire (c’est beau !) ou des loci.
en fait, explique J. Foer : « nous ne nous souvenons pas des faits en eux-mêmes, mais nous les mémorisons dans un contexte précis »
Lucot toujours
Il m’est arrivé au demeurant de penser à Hubert Lucot, en lisant qu’un « souvenir ne remonte à la conscience que s’il est stimulé par d’autres pensées ou perceptions – via un ou plusieurs nœuds. »
N’était-il pas fascinant lisant Hubert Lucot de le voir « connecter » des souvenirs et des temporalités différentes, que son écriture, éblouissante, était en mesure de rassembler en un point focal précis ? Pourrait-on dire que Proust comme Lucot seraient, chacun, en phase avec les avancées des connaissances scientifiques de leur époque ? La connexion chez Proust déjà, et chez Lucot plutôt l’interconnexion ? Simple hypothèse.
Hubert Lucot encore en lisant cela : « Nous parlons trop souvent de notre mémoire comme d’une sorte de banque dans lesquelles nous déposons de nouvelles informations au fur et à mesure qu’elles nous parviennent et d'où nous retirons les anciennes informations au besoin. Mais cette métaphore ne rend pas compte du fonctionnement réel de la mémoire. Nos souvenirs nous accompagnent toujours, donnant forme aux informations qui arrivent à notre cerveau par nos sens, et étant eux-mêmes reformés par ces informations, dans une boucle rétroactive ininterrompue. Toutes les choses que nous voyons, entendons et sentons sont modulée par toutes les choses que nous avons vues entendues et senties dans le passé. » (p.72)
→ la notion de boucle rétroactive ininterrompue est complètement mise en évidence dans l’œuvre d’Hubert Lucot !
« Il existe tout un univers secret, obscur, de souvenirs cachés sous la surface de nos perceptions conscientes. » (p.85)
L’empan mnésique.
Découverte de cela que je savais plus ou moins : il y a un empan mnésique, une capacité donnée de la mémoire de court terme. Elle se situe autour de 7 items, + ou -2. Je me demande si ce n’est pas en prenant conscience de cette limite que j’avais décidé, il y a plusieurs mois, de travailler la mémoire par cœur, avec la musique (échec pour l’instant) et avec la poésie (un peu mieux, mais ça s’effiloche terriblement vite et par pans entiers ! avec de curieuses impressions intérieures qu’il me reste à comprendre).
Loi de Ribot
je ne sais pas si cela a à voir avec le lait (ribot !) mais c’est le fait que les souvenirs les plus récents se perdent en premier.
« La loi de Ribot sur l'amnésie rétrograde a été proposée par Théodule Ribot en 1881. Elle affirme qu'il existe un gradient temporel dans l'amnésie rétrograde, de telle manière que les souvenirs récents sont plus sujets à l'amnésie que les souvenirs plus anciens. »
Quant au lait ribot, son nom vient du breton, ribot signifiant baratte.
Mémorisation
Toujours dans le livre de J. Foer : « les répétitions et les clichés sont aujourd’hui considérés comme des péchés capitaux sous la plume d’un écrivain, mais pour un barde, autrefois, qui récitait l’histoire qu’il avait à transmettre, ils étaient essentiels » et un peu plus loin « le cerveau se souvient bien des choses qui sont répétées, des phrases rythmées, des rimes, des structures régulières et, par-dessus tout, des éléments qui se visualisent facilement. » (p.131). Autrement dit les métaphores sont mnémophores.
Les trois phases de l’apprentissage
Trois phases dans un processus d’acquisition de connaissance : 1. La phase cognitive, avec intellectualisation de la tâche et recherche des stratégies ; 2. Phase associative, moins de concentration requise, gains en efficacité ; 3. La phase autonome, ou pilotage automatique.
On peut penser à l’apprentissage de la marche, ou de la conduite d’un véhicule. Mais le problème c’est qu’entrer dans la troisième phase, c’est mettre fin aux enrichissements de l’expérience. On a atteint un « palier satisfaisant » à partir duquel on ne progresse plus. Il faudrait en fait essayer de ne pas passer à la phase autonome. En rester à la phase 1, cognitive, en se concentrant sur la technique et le résultat : « une pratique régulière ne suffit pas. Pour progresser, il faut se regarder faire des erreurs et en tirer des leçons » (p.170) Bref comme disent les Shadocks, plus ça rate, plus on a de chance que ça marche. Et en ratant continuellement, on finit par y arriver. Plus sérieusement, c’est par un regard porté sur ce qui ne marche pas qu’on peut avancer. Pour améliorer son niveau d’expertise, il faut beaucoup réfléchir à ce que l’on fait. Valable pour le piano, la mémoire par cœur, l’apprentissage d’une langue. Au piano, se passer de professeur peut avoir un effet positif, car l’on est tenu de trouver soi-même ses défauts et les solutions
Processus créatif
Et pour en finir avec Joshua Foer, cette belle citation : « La mémorisation est un processus créatif. Apprentissage, mémoire et créativité relèvent à vrai dire d’un seul et même processus fondamental orienté dans des directions différentes. » (p.203)
Rédigé par Florence Trocmé le 28 mars 2017 à 18h35 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Balises: arts de la mémoire, Hans Zender, Hubert Lucot, Joshua Foer, mémoire, palais de mémoire, palais de mémoire, Simonide de Céos
Rédigé par Florence Trocmé le 09 mars 2017 à 14h57 dans photomontages | Lien permanent
Balises: Nancy
Lumière
4 mars 2017, un samedi, 17h47, Paris, le ciel est de plomb jaunâtre (cela existe-t-il le plomb jaunâtre ?) infusé de lumière, bâtiments sculptés en blanc tranchant. Dans mon enfance les adultes employaient cette expression : « c’est un bain qui chauffe » !
Son
Hier, menée là par Hans Zender, Lachenmann, in-ouï au vrai sens du mot, non ouïes encore ces sonorités incroyables obtenues sur de vrais instruments, dans cet allegro sostenuto pour clarinette, violoncelle et piano.
Des oiseaux
Pensant au merle, je songe à mon presque voisin, Franck Venaille se plaignant de ne plus l’entendre chez lui ; à Claire d’Aurélie qui m’avait dit voir un nombre impressionnant d’espèces d’oiseaux de sa petite fenêtre de Montrouge. Je constate que dans l’univers urbain, il y a beaucoup de pies (dites voleuses) et de corbeaux qui sont peut-être des corneilles, au croassement si criard et d’apparence agressive. Où est le merle ? Quand son chant ? Bientôt à l’aube, solitaire, stupéfiant, comme il y a quelques années, ici même ?
Métaphores du contexte actuel : prédominance des pies et des corneilles, discrétion du merle. Et les pigeons, gavés et indifférents.
Un évènement de lumière
Très touchée par ce texte du compositeur Michel Chion, relevé sur son site : « Vous voyez cette image fixe ? Elle est extraite d'un plan du merveilleux film de Paradjanov Les Chevaux de feu, 1964. Ce qui se trouve derrière les marguerites filmées en contre-plongée, ce ne sont pas seulement deux enfants qui dansent ensemble, mais aussi, caché par la plus grande, le soleil. Un peu de vent fait que la fleur bouge sur sa tige, et que le soleil apparaît et disparaît. J'appelle cela un événement de lumière, et suis convaincu que c'est une des premières sensations prégnantes de la vie, lorsque le nouveau-né voit, c'est-à-dire, croit-on savoir maintenant, tout de suite, même si c'est encore confusément et sans couleurs. Il suffit d'ailleurs d'être cloué au lit quelque temps, par une maladie grave ou non, pour retrouver l'importance archaïque des événements de lumière ». (source)
Lorsque je relève des « lumières », ce sont bien à des évènements de lumière que j’ai affaire, souvent à quelque chose d’inattendu, de fugitif. Association ici avec ces images en accéléré, dans des documentaires, qui rendent sensibles les incessantes variations de la lumière auxquelles nous sommes devenus bien trop insensibles. Et il ne faut pas incriminer la vie moderne, sauf à certaines heures (soir et nuit). Les variations incessantes de la lumière sont parfaitement perceptibles en pleine ville et elles nous affectent sans doute bien plus que nous l’imaginons.
Un étonnement patient
Le livre de Hans Zender, Essais sur la musique, est remarquable. Voici par exemple des pages sur John Cage : « Cage ne pensait pas de manière dialectique mais au moyen des paradoxes de la philosophie zen ». (p.80). Zender pense d’ailleurs que « seule une bonne connaissance es écrits zen et des classiques chinois permet de réaliser, voire d’évaluer de manière critique, ce que Cage a vraiment fait ». Il mène toute une réflexion sur la modification complète du temps, dans la musique de Cage et il propose de considérer sa musique comme « un processus de dissipation » (au sens de la physique) du temps musical. Cage, écrit-il encore, fait partie des artistes qui « se sont attaqués aux habitudes figées de notre culture. » (p.83) Il suggère que « nous devons arriver à une ouverture sans limites de l’écoute et accueillir tout ce qui arrive avec un étonnement patient »
→ ne serait-ce pas un idéal de toute écoute de musique. Et ne devrait-on pas ici se poser la question de la différence entre une toute première écoute et les écoutes qui suivront. Il me semble qu’un mélomane devrait réécouter inlassablement, mais tout aussi inlassablement découvrir : nouvelles interprétations des mêmes œuvres, mais aussi œuvres nouvelles et singulièrement les œuvres contemporaines. Pour le bonheur que cela peut apporter mais aussi pour l’éclairage sur l’histoire de la musique et même au-delà, sur la conscience contemporaine. En filigrane, Zender évoque souvent cette capacité de la musique à signifier le temps en cours. Muzibao aimerait entraîner ses lecteurs sur ces chemins de découverte et d’écoute renouvelée.
Avec le projet d’extraire certains passages du livre de Hans Zender, à propos de tel ou tel musicien et de tenter de l’illustrer par une vidéo bien choisie.
Hubert Lucot, les pommes.
« La Correspondance de Mallarmé indique les dates de naissance des arbres fruitiers. Dans mon compotier, trois pommes appartiennent à trois arbres plantés par Mallarmé et par sa fille, on m’a autorisé à les ramasser sur l’herbe chargée de serein ; serum : « le soir ». (In Je vais, je vis, p.405)
→ et j’étais persuadée qu’il avait fait une allusion à Cézanne. Vérification faite, elle n’est pas là, en toutes lettres en tous cas.
« Tout souvenir est un rêve » écrit Hubert Lucot un peu plus loin (p.415). L’inverse est-il vrai ?
Sonne l’heure
Minuit, les douze coups, effets de foule, chevauchée, agitation.
Une heure du matin, un coup unique, grenade dégoupillée de la solitude.
De la méthode
La méthode d’Hubert Lucot, encore, distillée petit à petit, au fil des pages : « Le miracle attendu VINT, connexion (nœud, petit x, point de suture) de deux mouvements : le soleil brûlant avait perdu de sa force, un vent infime constituait un délicieux apport. Le miracle affectait mon être corporel et temporel. »
→ On a toujours l’impression que les déambulations de l’écrivain, dirigées vers quelques points nodaux, Suresnes, Vincennes, par exemple, ont pour but de susciter une disponibilité à tout un jeu de connexions à multiples niveaux temporels et culturels. Donc de plus en plus riches et fourmillantes au fur et à mesure que passe la vie, mais avec cependant une focalisation particulièrement marquée sur l’enfance et la jeunesse. Souvent autour de la figure centrale d’A-M, Anne-Marie, qui serait le catalyseur qui permet au processus de « prendre ».
→ Et l’on apprend d’Hubert Lucot, on peut suivre sa méthode, on peut se rendre attentif à ce spectre de réminiscences qui s’ouvre en nous, à notre insu le plus souvent, mais en fait constamment. Sur un évènement de lumière (Michel Chion), sur une qualité de l’air, sur un son (l’avion à hélices qui troue littéralement l’infini du ciel et le rend perceptible, à la limite du supportable).
Le bruit des instruments
Le livre de Hans Zender sera sûrement à l’origine de maintes explorations et découvertes, que je ferai peut-être partager aux lecteurs de Muzibao ! Ainsi par exemple d’Helmut Lachenmann.
Voici l’expérience. Je lis, le soir, quelques mots de Zender à propos de ce compositeur et notamment cela : « obtenir par filtrage du jeu instrumental des échelles entières de sons bruités, voilà la création la plus personnelle de Lachenmann, ce que lui-même appelle la "musique concrète instrumentale". Sans recourir à l’électronique (…) il a réussi à établir, au beau milieu du monde des sons nettement délimités et descriptibles en termes de paramètres, un second royaume absolument peuplé d’ombres sonores, de sonorités qui "sont" moins qu’elles ne naissent et s’évanouissent continuellement. (…) Lachenmann a non seulement élargi les techniques de jeu de presque tous les instruments habituels, il a également renouvelé "l’appareil esthétique" si souvent critiqué par lui, jusque dans ses formes de transmission ».(in Essais sur la musique, p.88)
→ j’ai alors ouvert Youtube sur ma tablette et je suis tombée d’emblée sur une musique qui m’a fait comprendre de quoi il était question, L’Allegro sostenuto pour clarinette, violoncelle et piano, dans l’interprétation de l’ensemble MDI. Avec la partition, très difficile à suivre, mais permettant de comprendre déjà certains aspects. On découvre tout un monde sonore nouveau, surtout avec le violoncelle et la clarinette. Le piano est peut-être trop « caractérisé » pour que cet effet soit aussi puissant ?
→ Ce que je trouve fascinant dans ce livre de Zender c’est qu’au travers de toutes les expériences qu’il relate, on se rend compte que la musique n’est pas arrivée, comme certains veulent le croire, dans un cul-de-sac, mais qu’elle se trouve au contraire devant des possibilités de renouvellement quasi infinies.
Force créatrice et intelligence formelle
« Chez Beethoven, la plus haute force créatrice, dont l’inspiration confine au miracle, va de pair avec une intelligence formelle d’égale puissance. » (p.91). Cette conjonction au fond si rare et qui est la condition sine qua non de la grande œuvre, celle de l’inspiration (mais oui, chers poètes) et la capacité à trouver la juste forme (mais elle seule n’est qu’une bogue vide).
Hans Zender ne se confine pas au domaine contemporain et l’un des petits essais qui composent ce livre porte sur la question du classicisme et du romantisme, avec des pages très éclairantes sur Schumann. Il note un « éloignement des grands formes construites pour aller vers le "moment" musical et opère un intéressant recoupement avec la prédilection pour le fragment d’un Friedrich Schlegel ou Novalis. « Schlegel définit ses fragments comme des "hérissons" – donc des formes qui se repoussent mutuellement, au lieu de former une chaîne. » (p.93)
Et toujours cette double polarité : les deux tendances fondamentales de toute sorte de musique : un mouvement qui tend vers la macroforme, la périphérie, et le mouvement complémentaire qui tend vers la plus petite unité, la condensation du moment. »
Enfants et laitues
Impossible de résister au plaisir de transcrire ce passage d’Hubert Lucot, un lundi 21 novembre à 16h30 :
« Dans la montée de la rue Lamarck, peu avant le Sacré-Cœur, une ligne d’enfants de 3 ans se présente, comme au matin sur le terreau un rang de laitues nées dans la nuit.
Miniaturisation. Mélange de nature et de culture haut de 90 cm, jambettes de Lascaux dans un jean adorable.
Planète heureuse, riche, saine.
Anoraks bleus, roses, vert pomme, étanches dans le froid hivernal.
Les bambins forment un front latéral devant la maternelle. Leur sagesse extrême s’oppose au désordre des parents, absents ce soir, quand ils viennent "récupérer leur progéniture". Attendent-ils un autocar ? qui les mènerait à Venise ? Nous, les voyageurs du Monmartrobus, nous nous sommes portés sur le côté du véhicule, béats : nous voyons des petits d’homme pour la première fois. » (p.456)
→ cette « description » me semble tellement emblématique de la manière de faire, de sentir, de décrire d’Hubert Lucot. Une incroyable sensibilité aux signes, un empan perceptif et sensitif hors du commun. Et il faut le dire, une incroyable capacité d’amour.
→ Cette scène rend le lecteur sensible aux scènes similaires, si récurrentes et si peu gratifiées de vraie attention. Ce matin même, sur le trottoir parisien, une cohorte moins colorée de bouts de chou, les interrogations sur les accompagnants, qui est professeur, qui est parent, qui est animateur ? Ou bien ces petits de 3 ou 4 ans, maintes fois, à Montréal, arrimés à une petite corde et tous habillés de gilets fluo vert, jaune ou orange.
Pourquoi ?
Un peu plus loin Hubert Lucot écrit : « Je vois un monde, son amplification, j’ai un regret : le livre en cours a simplifié une telle gestualité. »
→ pour quelles raisons H.L. écrit-il cela, seuls les fins connaisseurs de l’œuvre pourraient le dire. J’ai cru comprendre que certains avaient regretté l’orientation prise à partir de cette série de livre qui s’ouvre avec ce Je vais, je vis.
Sous le pont Mirabeau
« Sous le pont Mirabeau coule la Seine, dès les 17 ans je savais liés la poésie et l’amour, et aussi que nul – et donc moi pas – ne reproduirait Apollinaire et Stendhal, il fallait trouver de nouvelles formes, dans la nostalgie des anciennes, tristement perdues. » (p.463)
Tout moineau, toute goutte d’eau
« Je n’ai pas connu le plaisir du succès universitaire mais je suis resté un étudiant appliqué : tout moineau, toute goutte d’eau me posent un problème que j’ai appris à résoudre. » (p.484)
Scelsi
Zender toujours, très belles pages sur l’étrange compositeur Giacinto Scelsi (1905-1988), pages éclairantes et objectives alors qu’on raconte un peu n’importe quoi à propos de ce compositeur, qui n’écrivait pas lui-même ses partitions. Il improvisait dans des moments d’intense inspiration et demandait à un musicien de transcrire ce qu’il avait joué.
Zender émet en fait trois hypothèses à propos de Scelsi. 1. Il a réalisé d’une manière radicale un concept de "musique intuitive", 2. Sa musique se développe à l’intérieur d’unités temporelles plus larges que celles des musiques qui nous sont familières ; 3. Sa musique découle d’une conception archaïque de l’art.
→ il faudrait développer tous ces points !
Muzibao
Ce bonheur à travailler pour Muzibao. La sérendipité à son comble. Les rebonds inattendus, parfois à partir d’un tweet, d’une actualité qui m’entraîne sur une piste de découvertes en découvertes. Certaines, pas toutes, que je développe, enrichis, mets en réserve. Les ressources ? Une véritable caverne d’Ali Baba qui me fait souvent songer à ce qui pouvait ressembler à une disette à une époque où l’accès aux textes et aux musiques était bien plus mesuré, réservé qu’aujourd’hui. Un esprit curieux est animé d’une sorte de réflexe conditionné : chercher ! Or autrefois, chercher, c’était compliqué. Il fallait interroger, ouvrir des dictionnaires et des encyclopédies, à condition d’avoir les bons sous la main, aller en bibliothèque, emprunter des livres, des disques, en acheter. Chercher a été fondamentalement modifié par le bien nommé moteur de recherche. Presque toute question de connaissance qui se pose peut trouver une réponse, ou plus exactement un commencement de réponse via Internet.
Je pense que le bagage accumulé pendant 50 ans d’écoute intensive, de passion musicale me permet de trouver, choisir, élaborer mes découvertes (œuvres, musiciens, interprètes, musicologues) pour ensuite les partager avec les lecteurs de Muzibao.
Le texte rare
Délice du texte rare. Vincent Pélissier, l’éditeur de Fario, monte une collection assez exceptionnelle, un ensemble de 17 livrets, rassemblés chaque saison en un coffret de 4. Voici ce qu’on peut lire sur le site de l’éditeur : « Collection consacrée exclusivement au domaine poétique français, et par là unique en son genre dans le panorama éditorial actuel, Les Impardonnables (Cristina Campo nomme ainsi les poètes) se déclinera en quatre quatuors saisonniers, soit 16 recueils annuels, chaque recueil au format de poche, sous étui, complétés par un dix-septième volume joint à la quatrième saison et offrant à l’ensemble un appareil critique accompagné, en écho à ces voix vives du passé, par les contributions de plusieurs auteurs contemporains et d’un artiste. L’ensemble sera rassemblé au terme de chaque année dans un coffret. Les œuvres seront données en "réédition originale", à savoir : séparément, sans voisiner avec aucune autre du même auteur, sans commentaire ni illustration. »
J’ai reçu le premier ensemble et j’ai lu, avec délectation, Conversation à l’intérieur d’une limousine, de Léon-Paul Fargue et Valery Larbaud, texte qui tourne autour de leur connaissance commune, qui manifestement les fascine, Henry J.-M. Levet.
A.M.
A.M. est morte hier soir : je ne peux l’écrire autrement. A.M c’est l’épouse d’Hubert Lucot (morte en août 2012) dont le livre, Je vais je vis, m’accompagne depuis un long moment. Le livre m’accompagne et j’ai le sentiment d’accompagner H.L.-A.M. C’est impressionnant de voir comment le livre de quelqu’un qui vous est inconnu (je regrette tellement de ne pas avoir rencontré Hubert Lucot !) peut vous donner le sentiment d’appartenir à son histoire et à sa vie. J’ai eu ce même sentiment en lisant Bernard Chambaz et en partie Jacques Roubaud. On est loin de la prétendue auto-fiction il me semble. Et cette qualité de partage d’une intimité, qui dans les trois cas cités, n’a rien d’impudique, ne choque jamais, est-elle uniquement extra-littéraire ou procède-t-elle du littéraire, c’est une question que je ne sais pas résoudre.
Hubert Lucot ne cache rien des dernières semaines d’A.M. Les pages où il décrit par le menu ses interventions nocturnes épuisantes auprès d’elle, qui a tout sali dans son lit, sont d’une crudité totale et en même temps jamais « sales », jamais choquantes. C’est la vérité humaine, dite sans aucune complaisance. Ce qu’est la maladie. Ce qu’aura été cette fin de vie, la fin d’un parcours commun de 54 ans, qui semble avoir été à la fois éblouissant et terriblement difficile. C’est bouleversant, comme une sorte d’équivalent littéraire d’une descente de croix à la Grünewald.
Très étrange sensation aussi, compte tenu de tout cela, que celle procurée par ma lecture à rebours dans la chronologie. Je découvre ainsi la nature de l’accident d’Hubert Lucot, évoqué dans les deux opus suivants, Sonatines de Deuil et La Conscience, une violente agression, avec coup de poing dans le visage et fracture d’un os du coude, subie la veille de la mort de sa femme, après une dispute avec un automobiliste.
Lachenmann
Encore de très belles pages de Hans Zender sur Helmut Lachenmann ! « Lachenmann a réagi à l’usure et à l’abrasion de la composition des hauteurs dans l’avant-garde classique – représentée presque symboliquement par l’écriture des clusters chez György Ligeti – avec sa "musique concrète instrumentale. ». En nous rendant conscients des timbres bruités au sein de notre instrumentarium raffiné, en le poussant plus loin et en le manipulant de manière très raffinée, il a découvert de nouvelles dimensions du son, qu’il traite de manière structurelle. »
→ Ces possibilités, on les pressent dès les quatuors de Bartók ou de Chostakovitch avec ces sonorités spectrales, inouïes, que l’un ou l’autre tirent déjà du violoncelle, sons bruités sur la caisse, sur la corde, avec les cordes, etc.
Zender poursuit en disant que les compositions de Lachenmann « offre à la perception de l’oreille une pâture riche et merveilleusement préparée » et qu’il accomplit un « salto mortale allant "des hauteurs vers le bruit" » en une véritable « revalorisation esthétique du bruit. »
→ ces remarques s’inscrivent dans mes expériences en cours, d’une plus grande attention à tous les bruits, avec toujours en tête la remarque de John Cage, si un bruit te déplait, écoute-le. Le monde moderne fourmille (euphémisme) de sons inouïs, incroyables, que l’on peut isoler un temps : bruits de moteurs, de machines, superpositions inédites de bruits (nature et culture, vent dans les arbres et marteau piqueur !). C’est aussi un champ d’expérimentation et de recherche pour la musique, au-delà même de celle que l’on a appelé "musique concrète", celle d’un Pierre Henry par exemple. Zender insiste sur maintes dimensions d’ouverture et à ce titre déjà, son livre est important.
Par ailleurs n’y a-t-il pas eu aussi chez certains poètes un « salto mortale », allant du sens vers le son seul.
Processus cérébral ou sensation purement sensuelle
Belle remarque aussi sur la nécessité pour le compositeur contemporain (pour le poète contemporain aussi ?) de faire en sorte que sa musique ne devienne « ni un processus cérébral abstrait ni une sensation d’ordre purement sensuel. » (p.128)
Hubert Lucot
J’ai terminé hier soir Je vais je vis. Sentiment de deuil. Je vais attendre maintenant la parution du dernier livre d’Hubert Lucot, A mon tour.
Retournant le livre, je lis ces deux mots « sensation brève et sentiment long ». Et dans la vidéo consacrée au livre, sur le site de l’éditeur P.O.L., je renforce cela avec : « hybrider l’instant bref et la durée très longue ».
Rédigé par Florence Trocmé le 09 mars 2017 à 14h43 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Balises: Giacinto Scelsi, Hans Zender, Helmut Lachenmann, Hubert Lucot, John Cage, Léon-Paul Fargue, musique, Muzibao, poésie, Valery Larbaud