« mai 2017 | Accueil | juillet 2017 »
Rédigé par Florence Trocmé le 23 juin 2017 à 17h44 dans photomontages | Lien permanent
Echo-système
J’aimerais faire du Flotoir un écho-système !
Caroline Sagot-Duvauroux
Commencé le livre de Caroline Sagot-Duvauroux, un bout du pré : « Ce qui se vend peu est étrangement ce qui demeure de siècle en siècle et que nous nommons patrimoine et que nous devrions peut-être nommer soleil ou lune ou joie ou toute autre forme gratuite d’existence accrue. » (p.12)
Intelligence relationnelle
Toujours sous la plume de Pierre-Marie Lledo, dans Le Cerveau, la machine et l’humain, cette idée de l’interaction humaine comme structurant le cerveau : « La neuroscience nous enseigne donc que l’être humain se caractérise par le développement accru d’une intelligence relationnelle. Pour se développer, s’épanouir, s’entretenir, le cerveau a besoin de rencontrer l’Autre, et l’éducation dans ce contexte est indissociable (consubstantielle) de l’humanité. C’est l’alter ego que l’enfant imitera d’abord et auprès duquel il apprendra ensuite à recourir aux outils utilisés par son entourage. Il découvrira aussi à parfaire lui-même ces outils, le cerveau humain étant construit pour l’innovation ouverte, qui consiste à transmettre, en les améliorant, des contenus culturels. Ce principe de transmission est à l’origine de l’émergence d’une véritable culture cumulative si caractéristique de l’être humain – même si des prémices viennent d’être observées chez les babouins »
Drawing hands
Ou encore : « Les influences culturelles et sociales exercent des pressions qui façonnent les circuits cérébraux. L’artiste néerlandais Maurits Cornelis Escher (1898-1972), connu pour ses représentations surréalistes d’escaliers se succédant sans fin, a réalisé une œuvre qui pourrait être l’une des meilleures métaphores du cerveau humain. Intitulée Drawing Hands, elle représente deux mains, l’une face à l’autre, se dessinant mutuellement. Le crayon révèle l’influence de l’invention des outils, qui a profondément marqué l’odyssée de l’espèce humaine et sa capacité à appréhender son environnement. Les successions d’outils imaginés par l’homme ont contribué, les uns à la suite des autres, à dessiner sa progression, à l’image de cette illustration. Elle intègre l’influence indéniable des outils et des inventions successives sur les capacités cérébrales. »
Lecture et écart
Un bel entretien avec Pascal Quignard dans le dernier numéro de Lire (juin 2017) un Quignard que j’ai trouvé plus joyeux que d’habitude. Faisant preuve d’un humour qu’on ne décèle pas toujours chez lui !
A la question de savoir comment il a découvert la littérature, il répond qu’en fait ce qu’il a découvert en tout premier lieu c’est l’écart que lui permettait la lecture : « la posture de lecture (…) une ruse idéale pour pouvoir me séparer de ma famille. »
→ de toujours, en effet, la lecture, parmi de très nombreuses autres fonctions, comme refuge, comme écart, comme marge. De la vie, des autres. En retrait de la conscience de soi douloureuse.
Il le dit très clairement, et elle est au fond assez bouleversante, cette sincérité : « je suis un enfant carencé, qui n’a pas été aimé par sa mère. Et comme tous les enfants carencés, j’ai besoin d’un lieu comme repère. J’ai d’abord jeté mon dévolu sur les jardins. Ils sont fidèles, comme les saisons qui reviennent systématiquement, comme les lilas, comme les groseilles. Et donc il y avait aussi les animaux. » (p.96)
Pourquoi les jardins ? Pourquoi ces mythes du jardin chez l’enfant ? Cette présence du jardin enchanté ou mystérieux, du jardin féérique ? Dans les livres et dans la musique, Frances Burnett ou Maurice Ravel, ou André Hirt (et à travers lui les fabuleux jardins décrits pas Adalbert Stifter). Les insectes, Fabre ou Leonard de Vinci, couchés dans l’herbe, en observation aussi intense que méditative. Qui en tirent des leçons essentielles. Les insectes qui disparaissent. Cet article du Monde daté de ce mardi 30 mai 2017 qui stipule qu’il se pourrait que 80% des insectes aient disparu de nos paysages, des campagnes, ces dernières années, à cause de l’épandage d’insecticides à grande échelle. Plus d’insectes écrasés sur les parebrises lors d’un voyage un peu long et rapide en voiture. C’était le lot de tous les conducteurs jadis et les stations à essence proposaient des outils à cet effet : nettoyer les vitres. Moustiques, je ne sais, ne fréquentant pas vraiment les régions à moustiques. L’inouï de ce monde caché, tel que le décrit si bien Peter Wohlleben dans son livre sur La vie secrète des arbres.
Pascal Quignard qui dit aussi : « j’avais besoin de découverte et j’ai compris que les livres étaient un rempart, une digue, une montagne, une spéculation. Le mot spéculation vient d’ailleurs de là : c’est un phare sur lequel on monte pour pouvoir guetter, pour pouvoir spéculer au-dessus de l’océan » (p.97)
A 13 ou 14 ans, il jouait du piano, du violon et de l’alto et il improvisait : « je pense qu’on ne peut bien improviser que si on n’est pas écouté ». Jouer peut-être aussi ! Si souvent je pense à ce qui se passe dans la salle d’étude des très grands pianistes et dont nous ne savons rien. Je les imagine, le soir, jouant le mouvement lent d’une sonate de Schubert, seuls. Ces musiciens que nous ne connaissons qu’exposés, ô combien, si souvent je les imagine, seuls, en face de leur instrument. Quignard dit encore que ses premiers émois musicaux lui sont venus de Fauré. Il parle du baroque aussi mais de son goût pour la musique contemporaine, « avec Messiaen pour maître ».
Arcadi Volodos
On parle de plus en plus de ce pianiste qui vient d’enregistrer un disque avec les derniers et si magnifiques opus de Brahms, (« berceuses de ma souffrance » aurait dit le musicien) après un autre disque consacré à Mompou. Bel entretien avec lui dans le dernier numéro de Diapason (n°658) : « tout ce que j’enregistre voyage dans mon âme pendant des années » (p.31)
→ Je trouve si belle cette idée du voyage de l’œuvre dans le for intérieur de l’interprète, ces alliages transitoires qui se font, qui se défont. Il suffit de jouer un tout petit peu de musique pour se rendre compte à quel point tout peut être différent à chaque fois qu’on aborde un morceau. En termes d’énergie et en termes de sonorité, ou en tous cas ce que l’on perçoit de son propre son. Le musicien a cette chance mais aussi cette contrainte, parfois lourde, de fréquenter inlassablement les mêmes œuvres. Immanquablement miroirs même s’il se doit de ne pas mêler son ego à ce qu’il joue, Volodos le dit très bien « Impossible d’interpréter la première page des Musica callada de Mompou, on doit laisser la musique éclore d’elle-même. Pourquoi devrais-je mêler mes préoccupations, mes sentiments à cette partition, dont une seule page est plus importante que ma vie. »
« On ne peut pas expliquer le mystère de la musique, poursuit-il. Prenons deux pianistes de même niveau, interprétant le même morceau à peu près de façon identique, dans la même direction, le même tempo : chez l’un la musique sera morte, chez l’autre vivante et magique. La frontière entre le ridicule et le génial est très ténue ». (p.32)
→ j’ai si souvent ce sentiment d’une musique morte. Notamment à partir de disques. Volodos montre bien la difficulté qu’il y a à obtenir un certain état quand on enregistre en studio : « j’ai dû m’y reprendre à trente-neuf fois pour une pièce qui ne dure qu’une minute ! » et on se doute bien que ce n’est pas parce qu’il y avait des « fausses notes » !!!!! L’état de grâce, la troisième main comme disait Menuhin, si fugitif, si rare. Et impossible à produire à volonté lors d’un enregistrement alors que, d’après les témoignages de maints musiciens, il nait plus facilement en concert, pas une sorte de symbiose qui se crée soudain avec le public et la qualité profonde de son écoute.
Et comment ne pas être d’accord avec cette remarque pleine d’humour « on appelle pianistes ceux qui jouent du piano, mais on devrait plutôt les appeler "fortistes" ! Les instruments actuels sont très bien pour Prokofiev, beaucoup moins pour Schubert ».
Lieux pour la mémoire
Dans le même Diapason, une chronique (p.92) de Gaëtan Naulleau sur le rangement des disques (mais qui s’applique si bien aussi au rangement des livres !) qui va en fait largement au-delà de l’aspect pratique.
« Comment rangez-vous vos CD ? (…) Alignés d'Adam à Zemlinsky ? Classés par année de composition, ce qui complique diablement les choses, mais garde l'esprit en éveil avec des rapprochements éclairants ? Une méthode mixte, réservant quelques îlots à des chefs ou des voix d'élection ? (…) Vous avez épinglé mille souvenirs auditifs sur des illustrations de couverture, vous avez retenu la place précise des disques chers sur vos étagères. Il faut voir Jean-Michel Molkhou ou Georges Zeisel, collectionneurs dans l'âme, évoluer dans leurs cavernes d'Ali Baba : demandez-leur n'importe quoi, la main se dirige sans barguigner (…). Comment cette mémoire discophile, qui n'est pas un catalogue linéaire mais un ordre affectif, se construira-t-elle chez les jeunes générations ? Elle s'était toujours organisée dans le prolongement d'un choix : un disque a un prix, lequel vais-je donc payer ? Auquel vais-je renoncer ? Faites que ce prix disparaisse par le jeu de nouveaux modèles économiques, et que tout ou presque s'offre à chaque seconde au papillonnage de l'internaute sans contrainte : le choix exigeant devient superflu. »
→ Au moins deux aspects importants évoqués ici, qui se concentrent sur la réalité matérielle du disque. Le contact que nous avons avec lui. Les gestes propres aux 33 tours ont cédé la place à ceux propres au CD. Et désormais, les gestes eux-mêmes disparaissent, sauf l’appui sur quelques boutons. J’éprouve souvent cette difficulté de repérage, au sens le plus matériel du mot, lorsque je lis un livre sur liseuse, un peu comme si marchant sur le sable, mes traces étaient effacées au fur et à mesure que j’avance. Il y a un rapport du corps avec le livre, son épaisseur, son aspect, il y a tout la gestuelle que le livre suscite et engage. Il y a bien sûr la question du rangement ou de la perte de l’objet, perte qui nous laisse très seuls dans nos tentatives pour le retrouver (pas d’index électronique, pas de moteur de recherche pour aller fouiller dans les piles de livres !).
Ressortir ses 33 tours, les manipuler, les ouvrir, retrouver les livrets au grand format, c’est faire resurgir tout un pan de passé, les inquiétudes suscitées par leur état, celui du « diamant » de la tête de lecture dont on craignait qu’il abime nos précieuses galettes, le juste poids du bras de la platine, etc. Tant il est vrai qu’à cette époque, le disque avait un vrai prix, qu’il fallait choisir, que l’on balançait parfois longuement entre plusieurs versions ; etc. Toutes attitudes qui n’ont plus lieu d’être. Ce n’est sans doute pas anodin, ce chemin de la rareté coûteuse vers une surabondance presque gratuite et souvent écrasante, affolante. Autrefois pour trouver une information, un livre, un disque, il fallait prendre du temps, voire son temps, se déplacer, chercher, interroger. Aucun recours possible à un « moteur de recherche », le bien mécaniquement nommé !
Des débuts précisément (Maurice Olender)
Les premiers contacts d’une vie avec la musique, évoqués par Maurice Olender dans son très beau Un Fantôme dans la bibliothèque, livre tout empli d’une grande méditation difficile parfois mais féconde sur l’archive : « C’est alors que j’ai découvert (…) Nietzche et Spinoza, Jean-Sébastien Bach et son maître Buxtehude, puis très vite les treize Nocturnes de Fauré (où l’on passe d’un romantisme proche de Chopin à une musique quasi atonale à la veille de sa mort, Schoenberg puis Xenakis. Telles ont été mes premières leçons d’une géométrie sensible, mes compagnons d’archives – avec quelques dictionnaires où s’abritent les mots de langues anciennes ou modernes. » (p.20)
→ Olender est un tout petit peu plus âgé que moi, mais je sens bien en le lisant que nous avons évolué dans le même contexte. Y compris en ce qui concerne ces Nocturnes de Fauré que l’on écoutait, il me semble, bien plus dans les années soixante qu’aujourd’hui. Et dont parlait aussi Pascal Quignard dans l’entretien avec Lire que j’évoquais plus haut ! Maurice Olender, ni Pascal Quignard ne précisent quel pianiste les leur a fait connaître, je pense pour ma part aux premiers enregistrements de Jean-Philippe Collard, ce que me confirme immédiatement une brève visite à mes quelque mille 33 tours (rangés, oui, en ordre alphabétique de Albinoni à Xenakis pour les 33 tours tandis que les CD vont de Jehan Alain à Joseph Woeflf ; mais ces derniers ne sont pas tous rangés encore, il s’en faut de beaucoup ! : il y a des Y japonais et des X grecs ailleurs ! Voir le Z de Zelenka cachés dans les piles de CD qui montent un peu partout.
Premiers achats
Maurice Olender parle aussi de ses premiers achats, tout jeune : « Lorsqu’à vingt ans je me suis mis à collecter des choses, c’était tout à la fois des morceaux de bois, trouvés lors de longues marches solitaires à la montagne, et mes premiers volumes en grec et en latin – je ne lisais alors, ni même ne pouvais déchiffrer, ni les uns ni les autres. Pourquoi les avoir achetés avec mes économies du moment, également partagées entre ces vieux bouquins et la musique ancienne, aux sources de la polyphonie – Pérotin ou le Laudario di Cortona 91, musiques aussi inaudibles en un premier temps, que les textes fondateurs de l’Occident grec et latin m’étaient inaccessibles ? Peut-être pour rendre palpable un rêve, lisible de l’illisible, audible de l’inouï. Afin d’arriver à donner corps à ce dont je ne savais rien : la mémoire d’un Occident enfoui sous les cendres de mon enfance. » (p.21 et 22)
→ car ce que l’on découvre petit à petit, comme un monde qui se dévoile lentement, c’est que la famille de Maurice Olender a été décimée par la Shoah.
Dans la présentation d’un entretien avec Laure Adler, je relève : « Il fut analphabète jusqu'à l'âge de 19 ans. L’analphabétisme est l’incapacité ou la difficulté à lire et à écrire. Pourtant, Maurice Olender s’est perdu dans l’érudition, les archives, la connaissance pour pallier ce problème. Il est devenu éditeur de Jean-Pierre Vernant et historien du langage et de l’écriture.
Membre de la rédaction de la Revue de l’histoire des religions (aux Éditions Presses Universitaires de France), Maurice Olender a fondé en 1981 la revue interdisciplinaire Le Genre humain chez Fayard et a créé en 1985 chez Hachette la collection « Textes du XXe siècle », devenu en 2001, la « Librairie du XXIe siècle ». C’est dans cette revue que sont publiés des auteurs comme Yves Bonnefoy, Italo Calvino ou Jean-Pierre Vernant.
→ il y a donc cette curieuse démarche d’aller vers des textes et des musiques incompréhensibles comme s’ils recelaient ce que l’on sent chercher. Ne peut-on encore élargir le propos et dire qu’il en va ainsi de tout nouveau texte, de toute nouvelle musique ?
Plus loin, dans ce même livre, je lirai : « On ne choisit ni le moment ni le lieu de sa naissance. Un peu plus les récits qui contribuent à la fabrique de soi. J’ai dû me construire en restituant la réalité historique des formes d’absence, en recomposant des alphabets envolés, incendiés lors d’innombrables autodafés. La pièce d’archive dont j’aurais pu rêver n’existe pas. » (p.83)
Je lirai aussi ces mots : « aucune culture, aucune civilisation ne met à l’abri du meurtre radical d’altérité. Les archives en témoignent, dans le silence des musées, des bibliothèques, des institutions de recherche, au regard des si rares lecteurs qui choisissent, un instant, de s’y arrêter – pour revêtir, à l’aide de mémoire, d’oubli et d’un peu d’existence, ceux qui en ont été privés. » (p.85)
Le feu blanc des images
Maurice Olender encore, toujours autour de ce même thème, mémoire, trace, oubli : « mémoire de quoi ? de qui ? et pour quoi ? et pour qui ? Ce qui a une forme, et un nom, peut être absorbé dans l’oubli, tout en suscitant une mémoire vive qui représente ce qui a été blanchi. Mais ce qui est sans contours ni souvenirs nous habite et on ne peut y échapper. Comme ce qui reste de ce qu’on raconte aux tout petits enfants, du passé qui défile au présent mais dont le contenu littéralement inaudible se dérobe. » (p.94). « Mais le fait est là. Auschwitz, c’était l’enfer, une autre planète, absolument, et un temps désormais hors d’atteinte pour une mémoire humaine. Inassimilable, ce passé ne cessait cependant jamais de recharger le présent. Ces intensités d’absence formaient une poche pleine d’oubli où nos existences puisaient leurs jours et leurs nuits. Et l’enfant était pris dans une mémoire obligée aux images d’un feu blanc, inabordables. » (p.97)
Avec les choses
« L’évidence de l’écriture comme unique moyen de conserver les choses ou d’aller à leur rencontre » (Philippe Fumery, dans un article pour Poezibao)
Livres encore (Caroline Sagot Duvauroux)
Je continue à avancer dans ma lecture d’Un bout du pré. Lents ramassages.
« Les livres se présentent et la mémoire y laboure à sa guise, tout s’actualise de sorte que le livre nait au moment de l’histoire où il n’était pas encore lu. Lire c’est revenir sur terre mais on ignore où vous débarque la mémoire (cet engin) tout près d’aujourd’hui parfois dans le grand hier. Toutes les plantes ne sont pas annuelles ni vivaces ; celle qui sort là que je n’avais jamais vue, élaborait ses sèves, derrière déjà : c’est là que j’alunis. D’où venais-je ? je l’ignore, j’emporte d’où je viens au promenoir de ce qui vient ».
→ une bonne dose d’énigme dans cette phrase inscrite sous le mot « arbre ». Mais aussi ce miroitement de l’énigme dont on sent qu’elle parle, qu’elle n’est pas illisibilité plus ou moins suspecte mais en lien avec une expérience à la limite de l’intraduisible. Quelque chose qu’on ne peut voir, mais qui émet un rayonnement. « Il nous semble avoir beaucoup appris, lisant, on ignore quoi, on s’est ouvert, on a la taille d’un enfant, on regarde l’embâcle et la débâcle d’un truc plus grand que nous mais qui est jeune et fragile, qui ne devrait pas être si grand » écrit encore Caroline Sagot Duvauroux (p.54) en tournant autour d’un livre d’Albane Prouvost, je meurs je ressuscite.
Et plus loin, réfléchissant cette fois à des livres de Françoise Clédat (on l’aime aussi pour cela CSD, s’occuper de ces livres-là, de ces femmes-là) : « Il y a peut-être deux écritures qui vaillent, celle qui, détachée toute du motif se fait monde et matière et celle qui ne fait que désigner le motif. Entre les deux nous ramons sans la plupart du temps trouver le pli, le premier pli, le simple, à quoi la mort brutale condamne et autorise. Le premier pli, l’adresse. » (p.68)
La bibliothèque et la lecture sans fin (Maurice Olender)
Maurice Olender réfléchit sur sa bibliothèque, sur ces archives qu’il a données à l’IMEC, l’Institut Mémoire de l’Édition Contemporaine. Il écrit : « il ne faut pas s’y tromper : une telle multitude de livres n’empêche pas de ne pas lire, ou si peu. On peut aimer s’entourer de livres pour rêver de les lire. Et si la fonction la plus efficace de toute bibliothèque était d’inciter à une lecture sans fin qui n’aura jamais lieu » (p. 43)
→ n’est-ce pas cela très précisément que l’on éprouve dans certaines bibliothèques publiques, une sorte d’ouverture vertigineuse vers la possibilité d’une lecture sans fin, dont on sait bien, dans le même temps, qu’elle est utopique, impossible mais à viser sans cesse.
Mémoire (Olender encore)
« La mémoire n’est-elle pas d’abord mélodie, temporalité saisie à la racine des émotions ? L’existence ne se fabrique-t-elle pas ainsi à chaque instant, souvent à notre insu, comme ce qu’on tente de faire, cahin-caha, en récoltant les restes d’une vie en cours ? Les archives auront été une manière de s’exercer à vivre. » (p.47)
→ je songe à cette tentative, abandonnée mais pas nécessairement définitivement, qui consiste à tenter d’englober chaque jour, dans un petit texte, ce qui me semblait l’essentiel ou l’accessoire de ce qui avait été vécu. Mes pelotes de réjection.
L’oubli paradoxal
Pages importantes et à méditer sur ce qu’Olender appelle l’oubli paradoxal : « ce qui motive fondamentalement toute activité d’archivage : oublier. En effet, il n’est pas impossible qu’on archive avant tout pour avoir droit au sommeil profond. Il est d’autant plus important de souligner qu’effacer les traces rend tout sommeil impossible, empêchant l’oubli. » (p.63)
→ on songe bien sûr ici à la psychanalyse, aux brûlots redoutables que sont ces souvenirs que le refoulement semble avoir effacés. Et qui n’en restent pas moins comme des foyers virulents. On songe à ces nations qui se soustraient au travail sur leur passé, surtout dans ses aspects les plus sombres. Mais d’une manière plus superficielle sans doute, il est vrai qu’il y a un soulagement à classer, ranger, archiver. Telle entreprise achevée, tel travail terminé, rassembler les matériaux utilisés, les placer dans un « dossier », les archiver et enfin les oublier, les sachant (ou croyant) en sécurité, n’en n'étant plus responsables ! « Alors que l’absence d’archives entrave tout oubli, la matérialité de l’archive, son classement, l’autorise ».
Jean-Paul Klée
J’ai reçu son dernier livre, Décembre difficile et j’en ai publié des extraits dans l’anthologie permanente de Poezibao. Or chaque fois que je reprends ses poèmes, je suis frappée par leur qualité, leur inventivité, leur puissance poétique, la capacité de ces textes à être vraiment poèmes, ce qui en définitive est si rare. Tant d’objets textuels qui se voudraient mais ne sont pas poèmes. « C’est pas souvent la poésie » dit Caroline Sagot Duvauroux (un bout du pré, p.55) Il y a ici la profondeur des perceptions, le travail inouï sur la langue, avec ce presque dialecte que Jean-Paul Klée s’est forgé, avec ses trémas systématiques sur le u, le remplacement magnifique de fais par fée (non pas je fais, mais je fée…) etc. Il est à mon sens scandaleusement méconnu et mis à l’écart.
Les mots sur une page (Olender)
« Le peu que je sais de l’installation des mots sur une page, je le dois aux amis poètes éditeur que j’ai connus au milieu des années 1970 : Emmanuel Hocquard et Raquel, Claude Royet-Journoud, Mathieu Bénézet, Keith et Rosemarie Waldrop, Paul Auster, Jean Daive, Hubert Lucot, Bernard Noël et plus tard, Georges Perec qui éditait, presque chaque année entre 1970 et 1982, ses Vœux. Sans nommer d’autres amis rencontrés par la suite, c’est la proximité des poètes qui m’a permis de comprendre, bien avant d’avoir la moindre idée ni intention éditoriale, qu’une seule page peut faire un livre alors que mille pages pourraient ne pas en être un. » (p.70)
Et jardin, et Bernard Noël
Cette page magnifique dans un bout du pré de Caroline Sagot Duvauroux, rêverie autour de Bernard Noël : « Non, pas envie de parler de lui mais avec lui. Et même de ne pas trop parler mais qu'il soit là près d'une fenêtre avec un arbre au moins derrière la fenêtre et tout l'arpentage de l'arbre jusqu'au feuillage et puis le poitrail rouge de l'oiseau d'hiver pour outrepasser le feuillage et s'enfuir du palais des vents qu'avait pour lui bâti l'arbre patient. Ce serait l'aube. Nous regarderions des métaphores d'arbres et d'oiseaux se métamorphoser dans la petite gorge palpitante en quelques notes qui vocalisent vivre. Nous ne dirions pas c'est trop tard ni levons-nous mais peut-être faut-il couper le rameau mort ou bien : laissons-le fabriquer la forêt. Nous irions juste après la porte d'un jardin regarder s'enfuir les graminées de nos enclos. » (p.84)
Le chant éperdu
Le chant éperdu du merle dans le jour déclinant alors que je lis une belle évocation de la ville de Tallinn dans le livre Arvo Pärt de Julien Teyssandier et que je commence à rêver à ces rivages allemands de la Baltique que je verrai bientôt. Je pense aussi à Prora qu’évoque Muriel Pic dans ses Elégies documentaires.
Julien Teyssandier : « Le mouvement brownien des grains de poussière dans un rayon lumineux qui vient en transparence par les vitraux blancs » (p.13)
De l’obscurité
« "Rien ne vaut d’être dit en poésie que l’indicible, écrit Reverdy dans Le livre de mon bord, c’est pourquoi l’on compte beaucoup sur ce qui se passé entre les lignes." A la lire imprudemment, on pourrait entendre dans cette phrase que la fabrication du manque ("ce qui se passe entre les lignes") justifie la poésie ; il en va tout autrement : rien n’est plus facile que de fabriquer de l’obscur, lequel n’a pas en soi valeur de profondeur. L’impuissance du langage peut tenir à la réalité qu’il cherche à exprimer, parce que celle-ci fait son impasse ou sa crue, ou parce qu’elle génère des émotions que les mots ne peuvent juguler : le langage exige donc de la poésie une élaboration qui soit un contrepoint à cette impuissance. » (Ludovic Degroote, source)
Le style tintinnabuli
A propos de ce style, central chez Arvo Pärt, je cherche quelques éclaircissements car la notion reste vague pour l’instant : « L'essence de ce style est une diaphonie, un Ursatz (noyau fondamental) d'un nouveau genre où deux voix se joignent pour former quelque chose d'indissociable. […] Fondée sur des couples de notes construites l'une contre l'autre et n'existant que par la relation de l'une à l'autre, cette diaphonie forme l'élément le plus petit et le plus important de la tintinnabulation » (source)
Chez Julien Teyssandier, je note, sur l’origine de cette technique chez Arvo Pärt : « Il lui faudra de nombreuses années pour atteindre le "tintinnabuli". De longues périodes de création où il reste fidèle au silence par ruptures successives, abandon d'une langue qui n'est pas la sienne et rêverie de la pensée. Une rêverie proche de mon été estonien — celle des vies imaginaires qui se défont dans un surcroît de silence. Le "tintinnabuli" n'est pas seulement un procédé d'écriture fondé sur la diaphonie. C'est, pour Arvo Pärt, une sorte de terre promise. Un renvoi à la liturgie catholique où le sublime et le profane se mêlent comme des paroles contradictoires, des notes qui n'existent que par la relation nouée de l'une à l'autre. L'Omphalos de son œuvre : ce qui lui a donné sa voix, sa couleur, son spectre singulier. »
Silence et tonalités (Arvo Pärt)
« À force de silence, les tonalités s’effacent. Les notes-pivots aussi, le bourdon et autres pédales moyenâgeuses. Arvo Pärt est seul avec le silence. Il lui suffit d’une note, d’un battement silencieux pour être soulagé. Deux voix se mêlent, elles jouent avec de minuscules cubes, une triade de notes qui résonnent comme des cloches. Le chant grégorien primitif s’efface peu à peu dans une écriture nouvelle » (p.52)
Analogies, citations, Flotoir : « ce sont des preuves »
Je relève cette remarque de Julien Teyssandier, qui me fait un peu songer à ma « méthode ». Alors qu’il s’apprête à faire un rapprochement entre Arvo Pärt et Andreï Tarkovski, il écrit : « J'exagère peut-être avec les analogies ; mais cette manie qui est la mienne, dès que j'évoque la figure d'un artiste, d'en référer à d'autres n'est pas une façon détournée de jouer à l'érudit ou de caser mes préférences. Les quelques citations que j'aime glisser, de temps à autre, dans mes textes ne sont pas de simples exemples tirés de l'oubli : ce sont des preuves. Les preuves qu'il n'y a, au fond, qu'une seule création, laquelle pour s'exprimer prend des voix différentes. L'écriture — comme la barque de Charon passe d'un rivage à l'autre — peut alors dévoiler les passerelles qui relient un baiser de Brancusi aux chants pluriels de Delalande, une toile de Carpaccio aux fragments nocturnes de Calaferte. » (p.73)
De l’évolution d’un artiste
« Une voix naît d’abord par le refus ; ensuite par l’acceptation d’une singularité ». (JT, p. 78)
→ remarque profondément juste ! Tant de chemins d’artistes, écrivains, musiciens, peintres, ont suivi cette voie-là. Confrontation aux œuvres antérieures, assimilation, rejet, réflexe naturel de défense devant le risque d’absorption, de perte d’identité puis, souvent bien lente, l’émergence de la singularité, de la voix propre. Julien Teyssandier parle de la découverte par Arvo Pärt, dans la musique qui naît sous sa plume de « résonances qui le terrifient et qu’il préfère balayer d’un revers de la main avant de s’apercevoir qu’elles sont les siennes, que personne d’autre que lui n’a pu les écrire, les rêver, les contenir. » (p.78)
Et il ajoute un peu plus loin cette remarque dont on devrait se souvenir : « on n’écrit rien de décisif sans nécessité. » (p.79)
Et Caroline Sagot-Duvauroux : « Il faut de la camaraderie de différences, du chacun dans son ton pour petit unisson » (Un bout du pré, p.108)
Presque stupeur
Je ferme le livre de Julien Teyssandier et sa très belle évocation d’Arvo Pärt (il faudrait revenir sur cette manière d’aborder une œuvre, en mêlant son expérience propre et la découverte de la musique) et j’ouvre Maurice Olender. Le titre de la nouvelle partie que j’aborde me fait sursauter, « la fin du récit » qui me semble tellement en phase avec ce que je viens de lire et tournant la page je vois que le texte est dédié à une des œuvres fétiches de l’écrivain, la Messe en si de Bach. Celle-là même qui a fait naître un jour en moi cette image digne des « Temps modernes », celle d’un flot humain avançant sur une sorte d’immense tapis roulant ascendant vers un point de bascule, un peu à la manière de figurines à tirer dans un stand de foire, bascule qui n’est autre que l’engloutissement dans la mort. Celle-là même que je retrouverai dans quelques jours en lisant le Journal de Raphaële George.
Notes de passage
Les oiseaux ne chantent-ils qu’avec la lumière, surtout croissante ou décroissante ? Forts et vifs dès le lever du jour, vers cinq heures et demie et encore très bruyants au crépuscule. Puis totalement silencieux.
Musique
« Un jour, peut-être, une musique, dont je ne sais rien, pourrait fournir une clef qui permettrait de saisir quelque chose de ce que j’ai essayé de dire, fragment d’une épopée De l’absence de récit. »
Maurice Olender qui dit un peu plus haut : « l’aveu d’un récit, même si, pour se dire, il emprunte les voies de la dénégation tout en se faufilant entre les portées d’une musique improbable ».
→ Ce texte, difficile, de Maurice Olender, « De l’absence de récit », dédié à la Messe en si de Bach, me semble très important. Il faudra y revenir.
Lumière
« Je donnerais tout pour écrire cette lumière, au bord extrême des choses, dans l’air vif ».
→ Cette remarque réactive l’idée des « lumières du jour ». Il y a là un réflexe à reprendre, celui de capter, filet à papillon, cette lumière singulière chaque jour, acuité du regard, acuité de l’oreille aussi pour faire résonner de nouveau les « sons du jour ». Tant de sons extraordinaires, mais parfois bien difficiles à écrire, comme l’étrange et tonitruante alarme de l’école élémentaire, juste sous mes fenêtres. Cette voix de stentor, qui souvent s’enclenche et jamais ne s’éteint avant trois minutes. Qui ne semble pas provoquer grande inquiétude dans l’établissement.
Hubert Lucot et la pensée par rejets
Il reste désormais toujours à portée, sinon pour une lecture, en tous cas pour de fréquentes pensées. Étonnant comme cet auteur a fait son nid dans mon for intérieur en quelques mois. J’ai donc plaisir à lire la belle page que lui consacre Caroline Sagot-Duvauroux dans un bout du pré : « On peut presque voir dans ces textes ramassés sur leur obscurité et leurs excroissances internes, se fabriquer la pensée par rejets, parenthèses, détournements et échappées qui constituent le matériau de Lucot » (p.95)
→ particulièrement intéressante l’idée de « rejet », surtout pour qui vient de lire, par deux fois, le livre de Peter Wohlleben, La vie secrète des arbres. Le rejet, quelque chose qui repart, sur la souche par exemple. Mais soyons précis, d’autant que les mots sont merveilleux : « Au sens botanique, un rejet est une nouvelle pousse apparaissant sur une plante. Le rejet peut être naturel sur les plantes à port arbustif (troène, buis) ou consécutif à un traumatisme (à la suite de la coupe d'un tronc par exemple). L'arbre présente alors un déséquilibre entre sa masse racinaire et sa masse aérienne qu'il compense en émettant les rejets nécessaires au retour à l'équilibre. Il ne s'agit donc pas d'une ramification ou d'un gourmand. » (source)
Le même article précise que « Dans certaines conditions, un rejet est une plante fille naissant d'une plante mère par multiplication asexuée consistant dans le développement d'un méristème, dans des conditions telles qu'elle peut développer des racines. On parle alors de marcottage. »
Botanique et littérature ont toujours beaucoup à se dire. Et de multiples façons.
Raphaële George
J’ouvre Je suis le monde qui me blesse, le journal de Raphaële George édité par Jean-Louis Giovannoni et qui vient de paraître chez Unes.
Dans le « prière d’insérer », je lis que le cœur de l’œuvre se trouve dans le journal qui est une réserve d’écriture.
Plusieurs notes posent la question de la nature fictionnelle du dire du journal, voire de l’auteure du journal qui change de nom dans ces années-là, de Ghislaine Amon pour Raphaële George : « Je n’ai pas l’impression de vivre mais le pressentiment continu de me raconter une vie » (p.16)
Les absents
Raphaële George écrit, à propos de ses lectures : « J’ai l’art de ne pas être seule avec les absents » (p.17)
→ N’est-ce pas toute la « mécanique » du Flotoir, peut-être aussi, mais moins existentiellement, des autres sites : se donner une sublime compagnie d’absents, de disparus, auxquels mêler les disparus proches, les prendre dans le fil vital en invitant aussi les vivants absents?
Note de passage
Je pourrais aimer l’été s’il était en hiver.
Disparition
Raphaële George : « Apprendre à disparaître et retrouver l’ancienneté profonde qui est en soi ». (p.37)
→ n’est-ce pas la vraie, peut-être la seule démarche du poète ? S’effacer pour laisser venir ce fond obscur, dont il était question plus haut ?
Lenteur et rapidité
« Toute lenteur fonde une compréhension qui s’approprie la pensée de l’autre pour mieux s’en éloigner. Quant à la rapidité, et par exemple dans la lecture – elle est aussi en un sens un désir de s’approprier le texte mais davantage par un mécanisme de rapidité qui consiste à se substituer à l’autre pour mieux l’oublier. Ainsi se fait la traversée dans la non-conscience de ce qui est retenu » (RG, 47)
→ Je suis intéressée par cette remarque sur les modes du lire, la lenteur et la rapidité et ce qu’ils induisent. Je ne me sens pas tellement en phase avec cette idée d’appropriation, encore que… le fait de relever des citations, des passages, de cocher le livre, n’est-ce pas une forme d’appropriation. Il y a acceptation non pas de la masse du texte, mais de parts du texte, au risque d’en démembrer la visée profonde. Donc une forme d’appropriation et de manipulation. La lecture rapide que je pratique aussi constamment a en revanche bien cet effet de débrancher la conscience et l’acuité, au profit d’une réception que j’appelle volontiers flottante, en empruntant aux psychanalystes la notion d’écoute flottante. Lire ainsi peut être une volonté, peut naître aussi parfois d’une forme de non-disponibilité réelle que l’on peut ainsi contourner en laissant l’esprit voler au ras du texte, à la recherche de menu ou gros fretin ! Et parfois le résultat est là, on perçoit quelque chose qu’on n’aurait pas forcément perçu dans une lecture de type universitaire, attentive, discriminante, critique.
Raphaële George qui a un peu plus loin cette étonnante remarque : « C’est dans la confusion que règne l’intelligence. J’aime tant, poursuit-elle, la confusion, c’est l’état d’éveil le plus intense, l’instant d’abandon à la liberté de notre plus intime : intelligence et bêtise réunies dans l’harmonie de la transparence. » (48)
Les mots d’un autre
Raphaële George encore : « Pour me reconnaître il me faut les mots d’un autre »
→ ces mots d’un autre sont parfois des mots dits, mais bien plus souvent sans doute, des mots lus. L’intense présence des mots lus, peut-être en cela qu’ils sont fixés et pas aussi volatiles que les mots. Ils disent une forme d’appartenance à… par-delà la solitude. Comme la viole de Marin Marais (très beau disque, le début d’une intégrale, par François Joubert-Caillet et l’ensemble l’Achéron).
Et cela même si, « les chemins ambigus de la parenté m’entraînent simultanément sur des voies opposées ». (Susan Howe, Mon Emily Dickinson, p. 27)
→ oui chemins ambigus ! pourquoi m’attirent aussi bien des mots de celle-ci que des mots de celui-là qui semblent relever d’univers incompatibles. Il y aurait en chaque lecteur une capacité à rassembler, singulièrement à chaque fois, des entités censées opposées. Cette pensée est féconde, en cela qu’elle donnerait une raison de dépasser les clivages. En cela aussi qu’elle expliquerait pourquoi les jugements critiques sont susceptibles d’évoluer. En cela enfin qu’elle pose le lecteur dans toute sa stature de créateur de mondes.
Narrats
Antoine Volodine : « J'appelle narrats des textes post-exotiques à cent pour cent, j'appelle narrats des instantanés romanesques qui fixent une situation, des émotions, un conflit vibrant entre mémoire et réalité, entre imaginaire et souvenir. C'est une séquence poétique à partir de quoi toute rêverie est possible, pour les interprètes de l'action comme pour les lecteurs. On trouvera ici quarante-neuf de ces moments de prose. Dans chacun d'eux, comme sur une photographie légèrement truquée, on pourra percevoir la trace laissée par un ange Les anges ici sont insignifiants et ils ne sont d'aucun secours pour les personnages. J'appelle ici narrats quarante-neuf images organisées sur quoi dans leur errance s'arrêtent mes gueux et mes animaux préférés, ainsi que quelques vieilles immortelles. Parmi celles-ci, une au moins a été ma grand-mère. Car il s'agit aussi de minuscules territoires d'exil sur quoi continuent à exister vaille que vaille ceux dont je me souviens et ceux que j'aime. J'appelle narrats de brèves pièces musicales dont la musique est la principale raison d'être, mais aussi où ceux que j'aime peuvent se reposer un instant, avant de reprendre leur progression vers le rien. » (Antoine Volodine, Des anges mineurs, p. 5)
→ j’ai été menée vers ce livre d’Antoine Volodine par une discussion avec le musicien contemporain Aurélien Dumont. Je suis très en phase avec ce propos liminaire et je trouve le projet fascinant, mais je suis, pour l’instant, assez réfractaire aux textes eux-mêmes. Mais leur force dérangeante demande peut-être de les apprivoiser. Je garde à portée et tente d’accueillir à ma table de travail ces curieux anges mineurs. Ce n’est pas gagné, mais c’est une autre expérience forte de lecture.
L’altérité
Et c’est toujours dans le sillage de mon échange avec Aurélien Dumont, en préparation d’un entretien pour un livre qui paraîtra dans le cadre de sa résidence auprès de l’ensemble de musique contemporaine 2e2m, que je lis La Leçon inaugurale à la Chaire de l’Altérité de François Jullien. François Jullien relate là de façon saisissante comment, pour vraiment saisir l’altérité la plus grande possible, il a fait un détour immense, majeur, par la civilisation et la pensée chinoises : « J’ai dit souvent, quitte à provoquer un haussement d’épaule chez mon interlocuteur, que, jeune helléniste, à la rue d’Ulm, j’ai commencé d’apprendre le chinois pour mieux lire le grec... Nous disons si volontiers, en effet, que nous sommes "héritiers des Grecs". Mais, justement, la familiarité n’est pas la connaissance. Ce qui est "bien connu", disait Hegel, n’est, de ce fait, pas connu, weil es bekannt ist, nicht erkannt. Il faut, dirons-nous, de l’autre pour y accéder. Mais pourquoi le chinois ? Pourquoi la Chine ? Je n’avais, par famille et par formation, vraiment rien à voir avec la Chine. Mais justement. »
François Jullien continue en disant, pour « justifier sa stratégie » que « La Chine est dans une extériorité particulièrement marquée vis-à-vis de la culture européenne. Extériorité de la langue, de l’Histoire mais possibilité, en raison de l’ancienneté de cette civilisation de « travailler sur une pensée aussi réfléchie – textualisée, commentée, explicitée – que la nôtre en Europe (on peut lire cette Leçon ici)
→ Formidable travail de décalage par rapport à l’habitude. Jennifer Douzenel, jeune vidéaste qui travaille sur le projet avec le musicien Aurélien Dumont, me disait aussi voyager pour déshabituer son regard. François Jullien encore : « Ainsi l’écart est-il une figure, non pas de rangement, mais de dérangement, faisant paraître non pas une identité mais ce que je nommerai une fécondité. »
→ il se peut aussi que le fait d’avoir réfléchi ces dernières années à ce que l’apprentissage et un commencement de pratique d’une autre langue permettent en termes de décalage intérieur, comme une poussée douce, mais ferme aussi, sur ses habitudes de pensées (cartésiennes en particulier) m’aide à mieux comprendre cette visée de François Jullien. Chercher un décentrement, qui est aussi ce qu’apporte, pleinement, la poésie. François Jullien s’est intéressé à la Chine pour « sortir des catégories conceptuelles européennes ». Celles-là même que nous avons, à tort ô combien, tendance à penser comme universelles.
Emily
Toujours subjuguée par le livre de Susan Howe autour (plus que sur) Emily Dickinson qui me semble un exemple hors-pair de ce que devrait être un livre de réflexion et de connaissance sur un artiste : « Emily Dickinson s'empara des miettes de cet enseignement "supérieur" réservé aux femmes que rejetait un nombre croissant de ses contemporaines les plus brillantes ; elle les combina à un appétit vorace et "malséant chez une femme" pour des lectures hors norme, puis fit fructifier cette combinaison. Elle élabora une forme poétique nouvelle à partir du sentiment fragmentaire de demeurer à jamais aux confins de l'intellect. »
→ cette chute me touche, infiniment.
En lisant…
La question des pronoms personnels. Épineuse. Insoluble. Un recul instinctif devant ce récit au « nous » qui me donne instantanément le sentiment d’avoir à faire à une sorte de horde et qui, plus grave, me laisse sur le bord de la route. Je n’aime pas non plus le « on », que je ressens comme une posture, trop souvent, le choix d’un auteur se voulant neutre et à qui on ne la fait pas. Le « il », ou le « elle » me semblent souvent artificiels : grande sensibilité à cet artifice. Le « tu » lui est ambigu. In fine, ne serait-ce pas le « je » que je perçois comme le plus vrai, le plus naturel ?
Le contemporain
Une très belle remarque sur Agamben, signée Didi Huberman et citée par Caroline Sagot Duvauroux (p.111) : « Il n’y a de contemporain (…) que ce qui apparaît "dans le déphasage et l’anachronisme" par rapport à tout ce que nous percevons comme notre actualité. Être contemporain en ce sens, ce serait obscurcir le spectacle du siècle présent afin de percevoir, dans cette obscurité même, la "lumière qui cherche à nous rejoindre et ne le peut pas"… se donner les moyens de voir apparaître les lucioles dans l’espace surexposé féroce trop lumineux, de notre histoire présente. Cette tâche, ajoute Agamben, demande à la fois du courage – vertu politique – et de la poésie, qui est l’art de fracturer le langage, de briser les apparences, de désassembler l’unité du temps. »
Les jours où l’on s’expose
et quel écho à la remarque de Didi Huberman, que ces mots de Maurice Olender ! : « Il est des jours où l’on expose ce que l’on veut réciter, alignant une succession de points qui s’entendent immédiatement. Il en est d'autres où l'on s'expose. Alors, comme pour effeuiller des images translucides, on tente d’échapper à un excès de lumière pour se laisser porter vers ces zones médianes où l’ombre dessine peut-être mieux ce que l’on a à dire que l’opacité d’un monolithe brillant » (p.155)
Baudelaire : « dans une ténébreuse et profonde unité / vaste comme la nuit et comme la clarté ».
« La poésie est un contre-pouvoir des visibilités asphyxiées de lumière » (Caroline Sagot Duvauroux, p. 110)
Par eux on cherche la boussole
cet extrait d’un très intéressant entretien réalisé par Emmanuèle Jawad avec Pierre Drogi pour Poezibao et mettant en regard un livre d’essais et des livres de poèmes : « Les essais incitent à lire, à traverser des textes pour y éprouver l’expérience de notre humanité lisante, à fleur de relation, à fleur de fiction, en essayant à travers eux d’indiquer un sens, d’établir une direction : par eux on cherche la boussole ; les poèmes incitent pour leur part à avoir déjà lu et ingéré les mots, pour les voir rebondir et se mesurer avec tout ce qui n’a pas été lu mais éprouvé ou « vécu », tout ce qui aussi leur échappe. Il faut des milliers de sensations et d’émotions pour faire un vers, disait à peu près Rilke ; des milliers de mots lus ou entendus aussi. Il faut ensuite s’engager à travers. »
Le retrait
André Hirt m’a donné une nouvelle chronique pour Muzibao, un texte intitulé « Le retrait », que je trouve d’une profondeur et d’une puissance qui m’ont fait penser à certains textes d’Adorno, impression que m’ont confirmée plusieurs personnes à qui je l’ai fait lire.
Quelques extraits à garder précieusement dans ce Flotoir : « Nous n’entendons plus ce que politique veut dire, (…) nous n’entendons plus rien ensemble depuis la brutalité agrégative des sociétés modernes, de leurs entassements, de leurs architectures contre-nature, impensables en réalité, dont l’a-musicalité frappe les sens et se prouve pour ainsi dire par ses effets qui se résument froidement aux désordres nerveux. »
Puis : « Les grands moments de l’Histoire furent ceux où l’on a prêté l’oreille, où les compositeurs ont recueilli le flot musical qui n’est que le désir d’émancipation des êtres, où le commun a du moins entendu, à défaut d’entendre ou de pouvoir entendre directement "le ton de l’Histoire", ceux qui entendaient (Beethoven, Berlioz, Wagner, Schoenberg, Berg, Stravinski, Chostakovitch…). Non seulement faudrait-il comprendre que ces derniers ont dit quelque chose de l’Histoire, en concédant qu’ils furent de grands commentateurs de l’Histoire, mais en revanche et c’est d’une plus grande exactitude qu’ils disent l’Histoire en captant sa fureur et sa tonalité toujours neuve dans les imminences événementielles comme dans les éruptions dont elle est capable et qui sont toujours pour nous hors de proportion avec ce que nous connaissons déjà. »
Schubert, Beckett
Cela encore, autour de Schubert : « Schubert encore, car en contraste de ce regard quasi-divin, d’un homme, Beethoven, ayant par son génie participé à l’aura des dieux, d’un homme tel qu’il doit être ainsi que l’a enseigné la philosophie des Lumières, il ne possède plus dans son regard la lumière divine, de même ne manifeste-t-il aucune victoire de la forme apollinienne sur l’informe dionysiaque, comme si la musique elle-même avait changé d’origine, de provenance empirique et historique en se déployant depuis une humanité désarmée dans sa chair et son esprit. Schubert donc, parce qu’il ouvre la voie de l’errance contemporaine, celle du Voyageur intérieur, celle d’une Histoire inquiétante et inquiétée, sans cesse défaite (elle ne produit ses formes que pour les détruire – l’institution civilisatrice fait défaut, est devenue impuissante au point que l’Histoire elle-même, la contemporaine en tout cas, pourrait se définir comme une puissance impuissante). Schubert enfin, si l’on peut dire, en ce qu’il annonce en quelque sorte dans les dernières sonates que nous ne ferons et ne pourrons que le répéter, que répéter les mêmes formules, ce que Samuel Beckett, au contact passionnée et fraternel de ces mêmes œuvres, saura reprendre, lui aussi répéter et formuler. »
La percée
« Il convient de ne pas davantage confondre ce que l’on prend pour des formes nouvelles qui ne sont en réalité que les déformations de formes antécédentes et seules consistantes avec des créations, c’est-à-dire des percées de sens. On doit le terme de "percée"à Thomas Mann dans Le Docteur Faustus ; il sera théorisé peu après par Adorno, en particulier dans son Mahler afin de définir la création en tant que telle, c’est-à-dire une ouverture par fracture d’une époque, d’un temps et d’un cadre.
Publier
Emily Dickinson à T.W. Higginson, le 7 juin 1862 : « Je souris lorsque vous me conseillez de ne pas "publier" encore – publier étant aussi éloigné de mes pensées que les Nues de la Nageoire –
Si la renommée m’appartenait, je ne pourrais lui échapper – sinon, le jour le plus long me laisserait toujours à sa poursuite – et je perdrais l’approbation de mon Chien – alors – Mon Rang de va-nu-pieds est préférable – » (L625, citée par Susan Howe p.90)
Rédigé par Florence Trocmé le 23 juin 2017 à 17h40 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent