Thème et variations
Dans les variations en musique, ce moment magique où le thème affleure, se manifeste ou bien au contraire s’efface, se dilue, où le compositeur l’incorpore tellement à son propre tissu musical qu’on peine à l’entendre alors même qu’on le sait présent.
Nos mondes
Chacun a son monde. Chacun sera toujours étranger à autrui à cause de ce monde qu’a chacun en soi. Un monde tellement personnel et complexe qu’il n’est pas partageable. Il nous teinte, il nous tient, il nous lie aux mondes des autres. Avec plus ou moins de succès.
Nos mondes encore
Ce sont les emmêlements de nos lectures, de nos impressions, de nos sensations qui tissent à chaque instant un tissu de plus en plus complexe au fur et à mesure que nos jours s’écoulent. Comment rendre compte du très étrange et prenant emmêlement de ma lecture d’un dossier en cours d'examen pour le CNL et de Dans les Forêts de Sibérie de Sylvain Tesson. Comme une polyphonie de voix, celles de poèmes, celle de Tesson seul dans sa cabane, par -30° pendant des semaines, au bord du lac Baïkal ?
Les fins chez Brahms
La magnifique, la bouleversante Ballade n° 4 en si M que j’ai travaillée, que je vais reprendre. Sous les doigts de Geoffroy Couteau.
Les admirables fins de Brahms, leurs répétitions de notes au seuil de la disparition, comme le tintement d’un caillou qui n’en finit pas de dévaler la pente du gouffre.
Les sept de « l’autodaté » de l’été
Envoyé hier sept cartes postales, représentant toutes des horloges astronomiques (cartes trouvées en Allemagne) aux sept poètes du projet « Autodaté » de l’été, le feuilleton estival de Poezibao mis au point par Cécile Riou. Cécile qui revient d’Acadie où elle a mené une des branches du « Projet poétique planétaire », avec Jacques Jouet et deux poètes canadiens. J’ai reçu d’ailleurs un poème de Marc Lapprand dans une très belle enveloppe. Cette aventure du PPP me parle de plus en plus. En tant que présence quotidienne de la poésie dans la vie. Une attention particulière qui découle du court fragment poétique, un peu comme le retour éclair au sentiment de sa respiration que prônent les méditants.
Régine Robin
Je lis avec le plus grand intérêt un livre très subtil, très riche, très dense de Régine Robin, Un Roman d’Allemagne. Elle dont j’ignorais tout mais dont j’apprends qu’elle a émigré au Québec il y a de nombreuses années. Elle soulève de très nombreux aspects concernant la question de la mémoire tant en Allemagne de l’Ouest, qu’en Allemagne de l’Est, avec sans doute l’idée de rééquilibrer un peu la balance entre les jugements sur les Ossies (habitants de l’ex-RDA, la DDR pour les Allemands) et sur les Allemands de l’Ouest, quelque peu méprisants et imbus de leur prétendue supériorité. Elle aborde en détail et de manière très documentée la question des antifascistes, avec en particulier des pages très fortes sur L’Orchestre Rouge et tout le travail, tellement occulté, voir refoulé, de Greta Kuckhoff ; magnifiques pages aussi sur Christa Wolf et toutes les contradictions et attaques auxquelles elle a dû faire face.
Régine Robin est née de parents juifs polonais « d’origine misérable » sous le nom de Rivka Ajzersztejn à Paris en 1939 et elle est écrivain, historienne, traductrice et sociologue franco-québécoise. Elle écrit : « je suis à la fois Rivka Ajzersztejn, Régine Robin et Emma Epstein, la veuve du metteur en scène très connu Wolfgang Epstein. »
De la langue et singulièrement du yiddish
« Très vite, écrit Régine Robin en évoquant son enfance, il a fallu se cacher, et je fus confiée à une nourrice qui ne parlait que le français. Soumise à la tension de deux langues : le yiddish et le français, sans rien comprendre aux enjeux de la guerre, j’ai rapidement réalisé, cependant, que quelque chose du yiddish avait partie liée avec la mort. Je comprenais qu’il y avait deux vies, deux mondes qui ne se rencontraient que dans ces moments furtifs qui duraient une demi-seconde : le monde de ceux qui portaient l’étoile, qui devaient se cacher, qui parlaient tout bas, qui parlaient yiddish, et le monde ce ceux qui allaient au caf’ conc’, qui chantaient « J’attendrai… j’attendrai le jour et la nuit ». Par la suite, si j’ai toujours parlé yiddish avec mes parents, s’il m’est arrivé de traduire des romans écrits en yiddish, je n’ai jamais pu me départir du malaise que la langue provoquait en moi. » et elle ajoute un peu plus loin : « Dès que j’ai pu connaître l’histoire du yiddish, j’ai su la grande proximité du yiddish et de l’allemand (le yiddish étant issu du moyen haut-allemand médiéval, ayant évolué sur ses propres bases, avec des éléments lexicaux hébraïques et slaves),
Mathieu Ricard
Je lis des entretiens de Mathieu Ricard avec le neuro-scientifique Wolf Singer. C’est un peu déconcertant. Ricard parait parfois comme limité, ce qui pourtant n’est pas le cas, mais tellement dans son raisonnement bouddhiste qu’on peine à le suivre et qu’on le trouve sinon dogmatique du moins déphasé. Et l’interlocuteur ne semble pas toujours à la hauteur, pour le pousser à détailler ce qu’il dit. J’aimerais par exemple savoir comment son idée d’évacuer la charge émotive en ne se fixant pas sur elle, dès qu’elle se présente, est différente du refoulement freudien ou de la méthode Coué. Mais je ne suis qu’au début du livre. Et il a cet effet paradoxal que, en dépit de ces réserves, il laisse comme une longue traîne dans la pensée et les jours, qu’on repense à certains points, qu’on tente de mettre certaines remarques en pratique. Paradoxal, oui et en cela aussi, intéressant.
Anne Dufourmantelle
J’entame aussi des entretiens de cette psychanalyste récemment disparue dans des circonstances tragiques (j’en ai déjà parlé dans ce Flotoir : elle s’est noyée en portant secours à des enfants en difficulté), entretiens avec une journaliste qui s’appelle Laure Leter.
Sur l’analyse et sur le transfert, ces deux idées importantes même si pas nouvelles pour moi : « Le fait est que la psychanalyse reste scandaleuse. Le dévoilement par un sujet de ce qu'il ne voulait pas savoir de lui-même et de la lignée dont il vient est un parcours de type initiatique dangereux, courageux, avec des épreuves. ». Et ces mots aussi, sur le transfert :« Le transfert est l'un des secteurs les plus énigmatiques de l'analyse ; il s'exerce à l'insu du patient et en grande partie de l'analyste. Il crée un champ de résonances unique où de l'indicible peut commencer à se représenter. Apparenté à l'amour par Lacan, le transfert fait émerger une vérité qui ne sait pas se dire. Il réactive des émotions passées et réassemble de manière nouvelle les éléments d'une mémoire archaïque. »
La contre-mémoire - Régine Robin
« Trébuchement de la langue, mais aussi trébuchement de l’Histoire, car le devenir des deux Allemagnes est jalonné de rendez-vous manqués, d’images de soi tronquées, d’inventions de traditions à côté de la vérité. Il n’y a pas eu d’année zéro, pas de table rase, malgré l’immensité des champs de ruines, mais de lourdes continuités, des réinscriptions du passé mortifère impossible à maîtriser. »
→ Ce livre aide à percevoir toute la complexité de l’histoire allemande. Il montre comment chez les peuples comme chez les individus, la réalité est toujours remaniée, arrangée, selon un modèle acceptable. « Tabou des réfugiés mais aussi tabou du passé, des continuités qui traversent le temps et qui font que pas plus à l’Ouest qu’à l’Est 1945 n’est une année zéro. » écrit-elle encore, ajoutant « La contre-mémoire s’inscrivit partout. »
Pour le démontrer elle raconte quelques histoires et retrace le portrait de plusieurs écrivains, Christa Wolf, on l’a dit mais aussi Christophe Hein.
Le sommeil – Matthieu Ricard
Dans le livre de Matthieu Ricard et Wolf Singer, pages intéressantes sur le sommeil. Où on apprend, mais je crois que je le savais intuitivement, qu’il y aurait aussi rêves pendant la phase de sommeil profond et lent. Ce que j’appelle souvent les cauchemars sans images, sans mots, faits uniquement de sensations, qui adviennent parfois pendant le premier sommeil. Mais peut-être cette phase-là ressortit-elle à l’endormissement et non pas d’une phase de sommeil profond ? « On suppose aujourd’hui que l’on rêve aussi pendant le sommeil à ondes lentes. La structure des rêves est sans doute différente mais le cerveau travaille dans les deux phases, celle du sommeil à ondes lentes et celle du sommeil paradoxal, ou sommeil REM. On a en effet constaté des oscillations de haute fréquence dans les phases de sommeil à ondes lentes. Ces oscillations rapides se superposent sur les ondes lentes et, puisque les oscillations rapides sont vraisemblablement associées au rappel ou à l’activation des souvenirs, il y a sans doute des rêves dans les phases de sommeil profond. »
Paul Valéry
Je lis, ce matin, un article d’Auxeméry pour Poezibao sur les Lettres à Néère publiées récemment par Jean-Yves Masson, à La Coopérative, sa maison d’édition. Je note en particulier : « Revenons à Valéry. On ne l’a pas totalement oublié, mais on ne lit plus beaucoup "La Jeune Parque", et c’est un tort. On lit tant de maigres dépôts de savoir affecté et de branlante technique issus de tant d’ateliers d’écriture cultivateurs de poussières. »
Pierre Jean Jouve
Je lis une très passionnante enquête de Jean-Paul Louis-Lambert sur Pierre Jean Jouve. Ce scientifique est devenu un des plus fins connaisseurs de l’écrivain. Il sait tout, il a tout (il est aussi bibliophile) et il a même fait quelques découvertes dans le champ de la recherche littéraire. Il est aussi passionné de musique contemporaine, de cinéma et de chanson. Dans ce livre, il dresse de beaux portraits de femmes, les femmes de Jouve... au premier rang desquelles la seconde épouse, l'égérie, la psychanalyste Blanche Reverchon. Il procède comme un enquêteur, relève en bon scientifique des indices, qu'il assemble, rapproche, compare. Ce qui donne un livre très vivant, pas difficile ni lourd malgré l'énorme érudition qui le sous-tend.
Notes de passage : attente
Non pas "ne rien en attendre" – non pas "ne rien attendre" – mais "ne pas attendre" : ça suit son cours.
Notes de passage : mort
Sans cesse lutter contre l’omniprésence de la mort. Dans les livres, dans l’actualité, au travail de multiples façons à l’intérieur des êtres.
Marie Depussé
Je ne l’ai pas lue, elle vient de mourir, j’aime l’obituaire du Monde, signé Raphaëlle Leyris et j’en retiens cela : « "Née un 31 décembre 1935 et vivante jusqu'à ce jour" : telle était la succincte biographie rédigée par Marie Depussé pour le site Internet de la maison d'édition P.O.L. Écrivain, professeur de littérature, psychanalyste, elle est morte le mardi 15 août à Blois (Loir-et-Cher), à 81 ans. Interrogée en 2006 par Le Monde sur sa manière aussi brève que surprenante de se présenter, elle disait : "Je suis obsédée par le côté funéraire des gens. Accumuler les petits faits d'armes les uns derrière les autres me semble si proche du cimetière. On n'attend plus que la date qui viendra clore la liste... Je préfère dire que je suis vivante." »
Mais aussi cela, à explorer : « Très marquée par l'œuvre du critique littéraire et écrivain Maurice Blanchot (1907-2003), elle raconta au Magazine littéraire, en 2003, ce qu'elle lui devait comme lectrice et enseignante (il lui avait appris "cette vérité que le travail de commentaire pouvait être un travail de rhapsode "). L'écriture lui est venue tardivement : "Vers 45 ans, confie-t-elle au Magazine littéraire, j'ai entrepris d'écrire chaque jour, et depuis, si je n'ai pas écrit un jour, il n'y a pas eu de jour. C'est une façon de lutter contre le retour à l'insignifiance, contre la peur de l'existence anonyme (...). J'éprouve une grande douceur à déposer chaque jour, dans un cahier, le jour qui précède. Ce dépôt, j'ai l'impression de l'arracher à l'être." »
Du jugement - Marie Depussé
Je commence Dieu git dans les détails de Marie Depussé qui parle de ses séjours parmi les « fous » de La Borde, la clinique ou plutôt le monde créé par Jean Oury (avec Félix Guattari) : « Il y avait le château. C’est mieux, un château, qu’une maison de banlieue, tellement plus fort, contre le temps, veloutant de son ancienneté la misère des heures, offrant ses hautes fenêtres, ses balcons de pierre, au paysage, afin de le recueillir sans le domestiquer. Et puis ce château-là avait un côté négligé, l’air de se foutre d’être un château : il était un peu sale. Les rhododendrons du parc étaient des arbres sombres, immenses, jamais taillés. Et dans cet abandon la vie d’êtres abandonnés pouvait se faire une place, dans l’ombre de ces arbres qui, inventés par des jardiniers, étaient devenus immenses, insolents et sauvages. »
Et un peu plus loin cela encore, si éclairant sur le jugement et qui rejoint un peu les dires de Matthieu Ricard : « Sans doute faut-il se réserver le droit d’un jugement. Mais aussi celui d’y renoncer, de le laisser se dissoudre lentement, dans le temps. »
Régine Robin et Nicole Lapierre
Par une sorte de hasard, qui en fait n’en est pas vraiment un, j’ai lu l’un après l’autre Un Roman d’Allemagne de Régine Robin et Sauve qui peut la vie de Nicole Lapierre. Toutes deux sont juives, leurs familles respectives ont été décimées par le génocide, elles travaillent sur la mémoire, mais un peu à l’écart de la doxa l’une comme l’autre. Nicole Lapierre analyse par exemple des trois ou quatre phases qui ont marqué la présence de la Shoah dans la conscience collective et les dérives de la vraie politique mémorielle d’aujourd’hui, dont elle pense qu’elle serait plutôt contre-productive.
Je ressens chez Nicole Lapierre une chaleur et une humanité qui parfois me semblent manquer un peu chez Régine Robin, qui semble plus à distance de son sujet, même quand il la touche de très près. Toutes deux ont vécu d’importants traumatismes, toutes deux parlent de leurs familles et notamment de leurs parents. Mais chez Régine Robin, il y a aussi toute une dimension de réhabilitation de la RDA, ou plutôt une tentative d’ouvrir à un jugement plus mesuré, plus juste vis-à-vis pas tant du régime bien sûr, que de ceux qui y crurent (sa défense des écrivains comme C. Wolf, C. Hein et d’autres). Cette dimension-là n’existe pas chez Nicole Lapierre, qui dresse un portrait de son milieu d’origine, depuis l’exil de sa famille très pauvre, originaire de Pologne, jusqu’au portrait somme toute plutôt flamboyant de son père médecin. Histoire tragique marquée par un double suicide, celui de la mère et de la sœur et par la mort de la grand-mère, dans un accident resté énigmatique.
Mémoire - Matthieu Ricard
Cela qu’au fond nous savons, nous expérimentons, notamment lorsque nous tentons… d’apprendre par cœur : « La conscience dispose d’un espace de travail dont la capacité est limitée, ce qui est une contrainte supplémentaire. La conscience ne peut traiter à la fois qu’un nombre limité de contenus mnésiques. Que ces limitations s’expliquent par l’incapacité de prendre en compte de manière simultanée un grand nombre de signaux, ou qu’elles résultent de la capacité réduite de la mémoire de travail elle-même, ou des deux à la fois, ces trois hypothèses sont encore un sujet de recherche scientifique. »
Rhapsode & Contresujet
Je reviens à la remarque de Blanchot citée dans la notice nécrologique de Marie Depussé lui faisant comprendre que le « le travail de commentaire pouvait être un travail de rhapsode », remarque dont j’ai senti d’emblée qu’elle pouvait avoir quelque chose à voir avec le travail du Flotoir.
Mais ne serait-ce pas aussi le fait de ce livre étrange de Christian Tarting, Contresujets qu’il dit écrit « au ras de la manifestation » et qu’il présente comme des essais de critique-prise directe, textes autour de Claude Royet Journoud, Anne-Marie Albiach mais aussi le jazzman Albert Ayler, dont on perçoit bien qu’ils sont comme les portefaix des textes scrutés qu’ils embrassent, enlacent, enserrent littéralement. Le rhapsode étant en Grèce antique, un artiste qui va de ville en ville, récitant ou déclamant les œuvres écrites par un autre (principalement des épopées).
On peut se souvenir aussi que le contresujet est un terme musical, qu’il désigne dans la fugue un second sujet qui vient se mêler au premier, ombre, double, alter ego…
Pierre Petit dans l’Universalis : « Le sujet constitue le thème essentiel de la fugue. Le contresujet en est le thème secondaire, mais il possède cette particularité de suivre le sujet comme son ombre, d'être énoncé en même temps que lui, et de pouvoir être joué ou chanté aussi bien au-dessus qu'au-dessous du thème premier. »
Mémoire
Très long et passionnant article du Monde daté de ce mercredi 23 août 2017 sur la mémoire.
Je relève notamment cette nomenclature des différents types de mémoire :
•Épisodique. C'est la « mémoire des souvenirs », la mémoire à long terme des événements que nous avons personnellement vécus, situés dans un contexte spatial et temporel précis. Elle n'apparaît que vers l'âge de 3 à 5 ans.
•Sémantique. C'est la « mémoire des connaissances », une mémoire à long terme des concepts, des mots, des savoirs généraux sur le monde et sur nous-mêmes.
•Autobiographique. Elle mêle notre mémoire épisodique à des éléments de notre mémoire sémantique.
•Déclarative (explicite). Elle concerne le stockage et la récupération des données que nous pouvons faire émerger consciemment, puis exprimer.
•Procédurale. C'est la mémoire des savoir-faire et des habiletés motrices, verbales, cognitives, quand elles sont devenues automatiques.
•Implicite. C'est une mémoire inconsciente, très émotionnelle. Elle peut contrôler, à notre insu, le rappel de certains souvenirs : par exemple, en établissant un lien entre les affects du présent et ceux de la période d'acquisition du souvenir.
•Perceptive. Elle s'appuie sur diverses modalités sensorielles (vue, ouïe...) pour, par exemple, reconnaître un parcours familier sans y prêter vraiment attention.
•De travail. C'est une mémoire à court terme. Elle nous offre un « espace de travail mental » qui nous permet de stocker et de manipuler des informations pendant une période de plusieurs secondes. Et, donc, de réaliser une tâche, raisonner, comprendre ce que nous lisons, suivre le fil d'un discours...
Lecture augmentée
Après avoir beaucoup réfléchi tout cet été au site Muzibao, j’ai pensé qu’une bonne approche serait de croiser mes deux domaines de prédilection, le livre et la musique ; j’en suis venue à l’idée de lecture augmentée : autrement dit choisir des extraits dans des livres sur la musique que je suis en train de lire et les enrichir avec des documents audio ou vidéo.
J'en avais eu l'intuition en lisant le livre de Jankélévitch sur Fauré mais elle s’est concrétisée soudain avec le livre de Paul Gréveillac, Cadence secrète, la vie invisible d’Alfred Schnittke.
Il décrit la vie de ce dernier, plombée par les exigences de la censure soviétique. Il montre comment il a été obligé de se tourner vers la musique de film, pour pouvoir vivre et comment, en écrivant une énième musique, pour le réalisateur Khrjanovski, il a soudain senti qu’il avait trouvé sa voie propre et réussi à combler le fossé entre les pastiches plus ou moins réussis qu’il écrivait à la chaîne pour le cinéma et sa propre musique, très marquée notamment par toute la grande tradition historique, Bach en tout premier lieu. Or en faisant une recherche sur cette œuvre, Glassharmonica, L’Harmonica de verre, je suis tombée sur un film d’animation, un collage très étrange avec lequel la musique de Schnittke fait merveille. Double trouvaille donc et occasion rêvée de réveiller Muzibao de son long sommeil estival.
La Borde et Marie Depussé
J’ai fini le très beau livre de Marie Depussé sur La Borde. Émue aux larmes par son approche, cet infini respect de la singularité de chacun, qui l’animait. Ce regard sans jugement, sans classement, sans préjugés, tellement bienveillant, humain et profond. Si curieux de l'autre. Si attentif.
L’autodaté
J’ai pris grand plaisir à ce feuilleton estival et j’ai reçu aujourd’hui mon poème, qui est écrit par Benoît Richter qui m’a aussi envoyé un très beau petit récit, Diversité. Le feuilleton est fini, il a couru sur ses huit semaines et cinquante-six personnes ont reçu leur poème estival.
Bachelard
Une très belle citation de Bachelard dans le dernier numéro de L’Étrangère : « L’instant qui vient de nous échapper est la même mort immense à qui appartiennent les mondes abolis et les firmaments éteints. Et le même inconnu redoutable contient, dans les mêmes ténèbres de l’avenir, aussi bien l’instant qui s’approche de nous que les Mondes et les Cieux qui s’ignorent encore. » (L’Étrangère, n° 45, p. 63).
Intéressant dossier Philippe Denis dans ce numéro de la revue.
Maison - Marcelline Roux
Le livre de Marcelline Roux, Celles qui regardent, carnets de maison, traite d’une maison, de l’amour d’une maison. Je suis très sensible aux livres sur les maisons ! C’est un beau livre. Marceline Roux est aussi une des sept poètes du feuilleton estival de Poezibao.
Marielle Macé - Sidérer, considérer
Sidérer, considérer, Migrants 2017, Un tout petit livre de Marielle Macé, mais de très grande portée. Avec son regard si particulier, à la fois philosophique, sociologique mais profondément humaniste, Marielle Macé aborde la question des migrants. Et la manière dont elle le fait est susceptible de changer complètement le regard que l’on porte sur eux. Elle est dans le droit fil, dans la logique de son très beau livre Styles. Ce sur quoi elle se penche ici, c’est la spécificité, la richesse, l’inaliénabilité des styles de vie des migrants. Notamment au travers des habitats qu’ils bricolent à la Jungle de Calais ou dans les campements parisiens et qui sont si brutalement démantelés. Pilonnés en fait.
Livre à relire et à annoter.
Schnittke et Gréveillac
Terminé Cadence Secrète de Paul Gréveillac. Avis mitigé sur ce livre. Son mérite : attirer l’attention sur ce musicien atypique, à la destinée singulière, qu’est Alfred Schnittke (1934-1998). Mais dans le même temps je ne suis pas sûre que l’auteur serve bien son sujet. Si l'on peut tenter une comparaison, on dira qu'il n'a pas la maîtrise et la capacité à orchestrer les faits et à tirer effet d'une énorme documentation comme Julian Barnes, dans son livre autour de Chostakovitch, Le Fracas du temps. (on peut voir ici, dans ce Flotoir de septembre 2016, 4ème paragraphe). Il faut donc aller maintenant vers les œuvres musicales que je connais très peu.
La musique - François Mauriac
Cette citation de François Mauriac, à propos de son ami Georges Duhamel, (relevée dans un tweet de Sarah Lemonnier-Wallez) : « Chez certains hommes la passion de la musique et de la poésie est une défense contre la vie ; nés sans carapaces, ils marchent dans un nuage d'harmonie, comme des poissons troublent l'eau pour n'être pas découverts. Ainsi Bach et Mozart protègent Duhamel. [...] Humain, ce Duhamel, trop humain, il n'aurait pu supporter la douleur des corps qui souffrent, sans une défense appropriée : la mémoire musicale. »
Pierre Parlant
Très fort article de Pierre Parlant sur le site Diacritik, autour de Maïakovski, dans le sillage d’une intervention faite cet été aux rencontres organisés par Christian Tarting. C’était le 23 août dernier, à l'occasion des 7èmes Rencontres littéraires de Haute Provence à Forcalquier, cette année sous le signe des Révoltes Logiques, il fut question de Maïakovski et de Khlebnikov. Étaient présents pour en parler Henri Deluy, Yvan Mignot, Christian Tarting.
Je note : « Si lire un poème fait penser, et souvent rudement, la raison vient de ce que le poème lui-même ne fait pas autre chose que penser ; parler d’un poème pensif fait donc cercle ; ou plutôt ruban de Mœbius ; ou encore prélèvement sur la bande passante de l’infini. Pour autant, qu’on n’en déduise pas qu’il argumente au profit d’une thèse ; un poème ne démontre pas, il montre à tous ce que lui seul peut dire ; et pour montrer, intensifie ; tantôt en raréfiant, tantôt par expansion. »
Cyclone
Article du Monde (daté 9 septembre) : « que se passe-t-il quand vous ajoutez de la chaleur à un système. Il vous la rend sous forme d’inondations, de vent, de feu. » (Propos de Bill McKibben, de l’organisation 350.org)
Mémoire des lieux - Marielle Macé
Je relis Sidérer, considérer de Marielle Macé. Le livre ouvre sur une évocation forte (elle a une plume d’écrivain) d’une quadruple conjonction, en lien avec le camp de migrants installé sur le quai de la Seine, juste sous le bâtiment vert cru de la Cité de la Mode, près de la gare d’Austerlitz à Paris : cette cité de la Mode donc, mais aussi la BNF dont elle donne une description cruelle, la banque Natixis sur l’autre rive de la Seine et un ancien camp installé tout près de là par les Nazis et où étaient entreposés les biens volés aux Juifs.
Des mères - Marie Depussé
J’ai terminé le livre de Marie Depussé, Les Morts ne savent rien. Livre fort, lui aussi, étrange, menant une sorte de dissection vive et tendre à la fois de sa famille, la mère, le père, sa sœur (Fillette) et ses deux frères (Jean et Ubu, alias petit frère). Elle développe dans ce livre ce même regard très singulier sur les êtres humains, sans jugement, avec une immense curiosité par rapport à leur manière d’être (cf. Marielle Macé). Le portrait de la mère est magnifique. Personnage solaire, mais sans doute un peu fou, dont on se dit d’abord qu’il doit être magnifique d’avoir une mère pareille, pour prendre conscience progressivement de sa puissance destructrice d’amour ! Les mères moins exceptionnelles sont sans doute préférables pour le développement d’un être humain, garçon ou fille.
Andrée
Chez Jean-Paul Louis-Lambert, dans les Stigmates de Lisbé, ce grand livre enquête autour de Pierre Jean Jouve, un beau portrait de femme, là encore, celui de la première femme de Jouve, Andrée. Jouve qui avait d’abord séduit la mère d’Andrée et qui continua une étrange relation avec sa belle-mère et Andrée, jusqu’à l’irruption de Blanche Reverchon qui marqua aussi le tournant de sa vie d’écrivain et d’homme.
Philippe Jaffeux, Mots, Enfance
Philippe Jaffeux m’a envoyé hier le PDF de Mots, livre qui n’est pas encore complet, mais qui fonctionne par entités séparées, autour d’un certain nombre de mots. C’est un travail théorique, admirable, souvent profondément émouvant et qui a le mérite de faire beaucoup mieux comprendre sa démarche très singulière. J’ai lu « Abstraction », « Images », « Chaos » et « Enfance ». Ce dernier texte est bouleversant. Voici quelques notes : « J'écris surtout dans l'espoir de percevoir les vibrations de l'enfance, celles qui animent, par exemple, la désobéissance et l'insouciance. Les lettres me donnent l'occasion d'être submergé par des émotions et des perceptions enfantines, et non pas infantiles, elles m'encouragent à réveiller l'enfant qui nous accompagne depuis toujours. » (14 du PDF)
Ne jamais quitter l’enfance ni la joie – Philippe Jaffeux
« Seule la poésie expérimentale me semble capable de pouvoir accueillir les "blocs d'enfance" deleuziens. La pratique de l'écriture a peut-être alors un sens si elle est supportée par la dynamique d'une posture qui m'engage à ne jamais quitter l'enfance ni la joie. C'est au travers des pulsions, de la curiosité́, du jeu ou des rêveries que l'enfant, lui seul, réussit à invoquer un redoutable savoir de l'ignorance. L'enfant est un conquérant de l'instant qui, armé de ses perceptions sauvages et créatrices, parvient, tout seul, à découvrir les mystères du monde. L'enfant est un voyant qui voit ce que les adultes ne savent plus voir. » (15)
Et encore : « L'enfant est présent dans le monde grâce à la force du sensible (toucher vue goût odorat) et aussi à l'aide de ses lignes, gribouillis, coloriages ou dessins. Ces derniers sont les équivalents de nos paroles ; ils constituent autant d'offrandes roboratives, désintéressées, et parfois angoissantes, de l'enfant déjà artiste. L'enfant qui dessine est notre seul maitre ; il nous enseigne à utiliser les formes et les intuitions plutôt que les idées; à être en contact avec la matière de notre langue, à être pris par un élan créateur et pulsionnel qui outrepasse la conscience de soi et la volonté. Lorsque l'enfant n'est pas encore soumis au modèle familial ou scolaire, ses dessins énoncent une énigme, hallucinante et délirante, réfractaire à la beauté, à la représentation et à la vraisemblance. A l'instar de l'enfant qui dessine, j'écris en tâtonnant, en agençant des mots comme des formes en vue de célébrer un anti-art, primitif et préhistorique, qui préexiste à la socialisation et au conditionnement induits par l'écriture et la culture. Dans le mystère de sa solitude créative, l'enfant accueille le monde sensible et celui de son imaginaire qui deviennent sa seule réalité. » (18)
Revue Décharge
Le numéro 175 est particulièrement riche. Avec des textes de l’Allemand Durs Grünbein, dont je m’étais essayée à traduire les fragments d’un discours de réception à un prix, alors que j’entamais tout juste mon réapprentissage de la langue allemande. Des textes aussi de Philippe Jaffeux, un grand poème de Jean-Paul Klée et la présence de Françoise Clédat.
La bande-son
Toujours dans ce numéro, des poèmes de François de Cornière. L’un retient mon attention tout particulièrement avec cette étrange assertion liminale : « j’aime le cinéma à la radio ».
Ce qu’évoque le poème, c’est en réalité la bande-son, telle qu’elle est parfois diffusée, en fragments, dans certaines émissions consacrées au cinéma, notamment sur France Culture. Avec toujours un son très particulier, qui tranche sur le fil de l’émission.
Je ne peux plus voir de film au cinéma, incapable de supporter la force, l’imposition des images. Mais ne pourrais-je au fond pas m’en tenir à la bande-son ? Ce serait une expérience magnifique, celle d’écouter la bande-son seule ou bien de fermer les yeux pendant tout le film et d’ainsi entendre beaucoup mieux l’univers sonore du film et in fine créer mes propres images ? !
photo @florence Trocmé, Rostock, Marienkirche, horloge astronomique de 1472.