Traduire - Jean-Baptiste Para
J’ai la joie de participer au jury d’un prix de traduction, le tout nouveau Grand Prix de traduction Étienne Dolet de Paris-Universités et nous avons attribué le tout premier Prix à Jean-Baptiste Para. Avec qui j’ai conduit un entretien fort et émouvant pour Poezibao. Il fait allusion à un autre entretien, publié dans la revue Secousse. Je lis cela concernant sa relation à la Russie
Sa source première « est cachée dans la liste des jeunes gens de mon village que Mussolini avait envoyés combattre sur le front russe et qui ne sont jamais revenus. Mon premier contact avec la Russie, ce sont les noms des morts que mon regard rencontrait chaque jour : ils étaient gravés dans la pierre, près du porche de l’église située à deux pas de notre maison. Je suis obligé d’abréger, d’omettre des détails et des événements intermédiaires pour en venir à un autre épisode déterminant : la chute de l’URSS en août 1991. Lorsque j’ai appris la nouvelle, je me trouvais dans le sud de l’Angleterre, hébergé par une famille qui élevait des chevaux. L’un des chevaux était devenu fou. Il tournait sans fin sur lui-même. Ce soir d’été là, à l’instant même où dans le salon la radio annonçait la fin de l’Union soviétique, un coup de feu a retenti et, tournant mon regard vers la baie vitrée, j’ai vu le cheval s’effondrer dans la prairie. Le vétérinaire avait dû l’abattre. Les deux images se sont entrechoquées : la mort du cheval et la mort de l’URSS. J’en ai été bouleversé. Depuis ce jour, par un processus intime que je ne peux détailler ici, je n’ai eu de cesse d’étudier l’histoire de la Russie, depuis la Rus’ de Kiev jusqu’à l’époque contemporaine. Or, pour comprendre non seulement l’histoire d’un pays, mais aussi sa civilisation et les structures profondes de son imaginaire, il faut également étudier à fond sa littérature. J’ai donc appris le russe en autodidacte pour accéder le plus directement possible à la littérature russe. »
→ Plusieurs choses me frappent et me touchent ici.L’ouverture d’esprit bien sûr, l’ouverture sur l’autre, mais aussi la manière de scrupule avec lequel cet autre est approché : en prenant soin d’entrer le plus avant possible dans son Histoire mais aussi dans sa langue. Il suffit de penser un instant seulement à l’investissement considérable que cela peut représenter : apprendre l’histoire d’un pays qui vous est à l’origine étranger et apprendre sa langue, lire sa littérature. Des milliers d’heures d’études, de lecture, d’imprégnation. Ensuite le côté sensible de cette approche, ses motivations sensibles. Pas un projet intellectuel, mais quelque chose qui touche en profondeur le cœur et l’imaginaire, le sort de ces jeunes Italiens envoyés par Mussolini sur le front russe. Quand on enchaîne ensuite les faits en cascade, cela a quelque chose de vertigineux. L’analyse est puissante et pouvoir la conduire est remarquable. Cela donne par ailleurs une idée précise du lien sensible qui est au fond la motivation la plus juste, la plus profonde, la plus impérative qui nous conduit vers la littérature, la musique, l’art.
Deux langues, deux approches – Jean-Baptiste Para
Passionnant aussi et très fécond pour la réflexion sur les thèmes « langue étrangère et traduction » ce que dit Jean-Baptiste Para, toujours dans ce même entretien à Secousse sur son rapport de travail avec ces deux langues : « J’entretiens un rapport très différent avec ces deux langues, l’italien et le russe. Quand je tente de traduire un poème russe, je lis d’abord le texte pour m’imprégner de son rythme et de ses sonorités. J’en caresse la charpente verbale, mais le sens ne m’est pas d’emblée intégralement apparent, en raison de mes lacunes lexicales. Lorsque je lis un poème en italien, la perception globale est immédiate. Elle inclut tout le spectre des significations. Pour le russe, en revanche, le sens émerge progressivement, par lente élucidation. Dans l’art de l’icône, le peintre chargé de peindre le visage et les mains procède par couches, des pigments plus sombres aux plus clairs, et c’est ainsi qu’il fait émerger peu à peu le visage à la lumière. Quand je traduis du russe, c’est le visage du poème qui apparaît lentement dans sa propre lumière. Je me dis qu’avoir appris le russe dans les conditions où je l’ai fait, c’est un peu comme avoir appris en solitaire une langue ancienne : vous ne l’apprenez pas pour la parler. »
Le devoir d’offrande – Jean-Baptiste Para
Cela encore que je ressens si fortement, non pas chez moi la nécessité de traduire (l’envie ne manque pas mais le temps et il y a toujours le souci de légitimité) mais celle de donner à lire, le plus possible : « Si je considère la traduction comme une obligation, c’est par analogie avec le système du don et du contre-don. Je veux dire par là que lorsque vous lisez un texte, s’il y a commotion et si vous recevez beaucoup du poème, vous sentez s’imposer à vous le devoir d’offrande. Que l’auteur soit vivant ou non. Il arrive même que la relation soit encore plus intense quand l’auteur est mort. Dans la traduction de poètes qui ne sont plus parmi nous, un lien infiniment vivant peut s’établir. La traduction m’aura permis d’entrevoir ce que signifiait, dans un registre profane, tout à fait dégagé de la sphère religieuse, la communauté des vivants et des morts. » (source)
Il y a le don fait à l’écrivain en donnant plus d’audience à ce qu’il a écrit et il y a le don fait aux lecteurs, mettre à leur portée, sous leurs yeux, s’ils le veulent, ce livre-là. C’est vrai pour le traducteur, c’est vrai aussi me semble-t-il pour Poezibao, voire pour ce Flotoir.
Comme une rencontre – Jean-Baptiste Para
En avançant dans la lecture de cet entretien de la revue Secousse avec Jean-Baptiste Para, je me rends de plus en plus compte à quel point toute sa démarche, même si elle est plus que solidement étayée intellectuellement, est avant tout sensible. Elle procède du sensible et c’est essentiel.
Voici ce qu’il écrit sur la traduction, que l’on pourrait à mon sens transposer mot pour mot pour ce qui concerne nos relations humaines : « Je voudrais cependant resserrer ma réflexion sur un aspect plus "existentiel", et tenter de dire en quoi la traduction est en rapport avec une forme de vie. Au commencement, traduire c'est se mettre à l'écoute silencieuse d'une autre parole. C'est lire quelques vers au matin et y repenser au fil de la journée. C'est abriter en soi le poème comme le noyau d'un fruit que l'on garde en bouche et que l'on mâchonne sans le briser pour en tirer toute la saveur. Au commencement était l'écoute. Elle persévère, s'affine, devient de plus en plus sensible grâce à l'exercice assidu. On écoute des sons, des images, des pensées. On entend une voix qui renaît sous le silence des lettres. Cette voix devient une présence qui envahit doucement notre pensée. On n'entend plus seulement un timbre de voix, mais aussi une texture particulière du silence... »
→ N’est-ce pas exactement la manière dont nos rencontres avec les autres se construisent, à partir de presque rien au début, l’autre qu’un jour -pour peu que la rencontre compte-, on se met à abriter en soi et que l’on écoute, dans sa parole, dans ce qu’il écrit (dans la correspondance ou les livres), construisant une image en pas à pas, découvrant une histoire, comme un flux à bord duquel nous aurions embarqué à un moment donné, après l’avoir parfois longuement regardé de la rive.
→ Et écoutant ces mots de Jean-Baptiste Para, j’ai « entendu » le « Cimetière marin » de Valéry : Comme le fruit se fond en jouissance / comme en délice il change son absence / dans une bouche où sa forme se meurt… »
Carnet de gratitude – Jean-François Billeter
Dans La méditation de pleine conscience pour les Nuls, une bien jolie suggestion, ouvrir un « Carnet de gratitude » et noter chaque jour trois choses, qui peuvent être minuscules, qui nous font éprouver de la gratitude. Lisant les années noires de la France sous Gestapo (dans le livre de Gaëlle Nohant autour de Robert Desnos) ou les premières pages de Une Rencontre à Pékin de Jean-François Billeter, je ressens une immense gratitude pour notre liberté, d’aller et venir, de penser, d’aimer, d’être tout simplement. Et je me rends compte que c’est aujourd’hui une exception dans le monde.
« Les étudiants étrangers étaient confinés dans le monde clos de l'école et n'avaient que des relations impersonnelles avec les Chinois, principalement avec ceux qui étaient chargés de s'occuper d'eux. Ils étaient tenus dans l'ignorance des raisons de cette pratique et des conséquences que pouvait entraîner une transgression de ces règles non dites. Tout était fait pour qu'ils ne se heurtent jamais aux barrières invisibles dressées autour d'eux et n'en découvrent même pas l'existence. » écrit par exemple Jean-François Billeter.
Les haies – Sylvain Tesson
Sylvain Besson, dans Les Chemins noirs, traverse le bocage normand et une fois encore il réfléchit à la topographie et au sens de l’organisation du paysage : « Oh ! comme il eût été salvateur d’opposer une "théorie politique du bocage" aux convulsions du monde. On se serait inspiré du génie de la haie. Elle séparait sans emmurer, délimitait sans opacifier, protégeait sans repousser. L’air y passait, l’oiseau y nichait, le fruit y poussait. On pouvait la franchir mais elle arrêtait le glissement de terrain. À son ombre fleurissait la vie, dans ses entrelacs prospéraient des mondes, derrière sa dentelle se déployaient les parcelles. »
Les questions effacées – Liliane Giraudon
Je me sens très émue en considérant la pratique de Liliane Giraudon qui m’envoie un « entretien » avec Yvan Mignot dont une importante traduction de Khlebnikov parait chez Verdier : les questions effacées. N’est-il pas vrai que trop souvent nous nous pavanons dans nos questions, étalant soit notre soi-disant savoir-faire, soit nos connaissances. Pratique narcissique, alors qu’effacer les questions, une fois venues les réponses qu’elles ont suscitées, c’est laisser toute la place à l’essentiel.
Les larmes – Ian Bostridge
Il y a eu bien sûr le livre de Michèle Finck, Connaissance par les larmes, récemment reçu et cité dans Poezibao, mais aussi cette remarque de Ian Bostridge qui m’a intriguée : « crying is a physiological process—the tears shed in emotion contain twenty to twenty-five percent more protein than those produced when chopping onions, and particular stress-related hormones seem to be secreted in emotional tears »
→ Autrement dit les larmes d’émotion ne sont pas de même nature que celles qui résultent de l’irritation de l’œil. Elles contiennent en particulier des hormones qui ne sont pas présentes dans ces dernières larmes. Je pense soudain à l’étrange expression, larmes de crocodile, la sagesse populaire aurait-elle détectée que la composition chimique des larmes varie ?
Une petite recherche rapide révèle que « le liquide produit et sécrété lors du larmoiement est essentiellement aqueux, contenant - entre autres - du chlorure de sodium (qui donne aux larmes leur goût salé) ainsi que d'autres ions, des lipides, des enzymes et, accessoirement, certains médicaments. D'après une étude menée en 1981, sa composition varie et les larmes versées lors d'une émotion sont plus riches en protéines que celles versées pour une simple irritation locale. Cette étude n'aurait cependant pas amené de preuve scientifique. (source). J’apprends aussi que les larmes réflexes, résultant d’une irritation, les fameux oignons ou une saleté dans l’œil, ont pour but de protéger la cornée en diluant un agresseur potentiel.
Quant aux crocodiles et leurs larmes, voici ce qu’il en est : « Cette expression existe depuis le XVIème siècle mais trouve son origine en des temps bien plus anciens, sur les rives du Nil, en pleine Antiquité. Elle provient d'une légende égyptienne qui raconte que les crocodiles, alors très répandus dans le fleuve, gémissaient et pleuraient pour attirer leurs proies qui, intriguées par le bruit, tombaient dans le piège. (source)
L’écoute – Luciano Berio
Je ne suis pas emballée pour l’instant par les dialogues entre Rossana Dalmonte et Luciano Berio, mais je note cependant ces mots : « Entre une œuvre musicale et celui qui l’écoute il y a moins de distance historique qu’entre un tableau et celui qui le regarde. Les œuvres musicales ne se couvrent pas de ce "vernis des maîtres" (…) de ce vernis du temps, en somme, qui maintient la grande peinture du passé à une certaine distance par rapport à nous. Les grandes œuvres musicales du passé doivent être "recréées" et réinterprétées continuellement. »
L’écoute encore – Luciano Berio
Sur l’écoute de la musique : « il existe pratiquement autant de façons de comprendre la musique qu’il y a d’individus qui entrent en contact avec elle. Chacune de ces façons peut être plus ou moins simple, plus ou moins consciente, mais, en elle-même, elle sera toujours cohérente : on peut la décrire d’une manière relativement précise, on peut en isoler les paramètres d’écoute, et ceux-ci, avec un peu de patience, peuvent même être inscrits dans un code. Il reste pourtant que l’ensemble de ces façons d’écouter, ce pullulement de modes d’écoute, ne suffira jamais pour établir une image globale et synthétique de l’expérience musicale. (dans les entretiens avec Rossana Dalmonte)
→ la part subjective de l’expérience musicale, cela peut-être que Muzibao voudrait donner à entendre, un tout petit peu, avec cette rubrique « Un disque, une vie ».
Des apparences – Santiago Espinosa
Santiago Espinosa m’a envoyé son dernier livre, traité des apparences. Je me souviens avoir tant aimé le premier des trois livres récents, L’Inexpressif musical mais aussi avoir un peu calé sur le deuxième, Voir et entendre. J’aborde donc traité des apparences. Et je suis saisie d’emblée par l’importante distinction entre les deux modes de vision de la culture occidentale, deux visions antagonistes, marquée l’une par l’héritage gréco-latin, l’autre par la tradition judéo-chrétienne. La première, superficielle -ce que je vois est ce qui est-, la seconde, profonde, -ce que je vois cache une autre réalité-. « Pour les Grecs, écrit Auerbach, "ce monde réel qui se suffit à soi-même et dans lequel nous sommes entraînés comme par magie ne contient rien d'autre que lui-même ; les poèmes homériques ne dissimulent rien, on n'y trouve ni enseignement ni sens caché." C'est pour cette raison que Nietzsche les appelle "superficiels -par profondeur" : ce qui apparaît est tout ce qu'il y a ; nul besoin que ce monde se recommande d'un autre le précédant ou à venir, nul besoin que le réel exprime ou signifie quoi que ce soit : le réel est ce qui existe, tout le reste n'est rien. Acceptation sereine de la condition existentielle des hommes et des choses. (…) En contrepartie, la doctrine de la Promesse exige toujours d'"aller plus loin", vu que le sens exprimé (les choses dites ou écrites) n'est pas la vérité dernière. Contrairement à la poésie homérique, l'expression ici n'exprime paradoxalement pas mais cache la signification : "La Bible ne prétend pas seulement à la vérité de façon beaucoup plus expresse qu'Homère, elle y prétend tyranniquement ; et cette prétention exclut toutes les autres... En un sens, l'interprétation devient la méthode générale d'appréhension de la réalité (Auerbach, Mimésis, p. 23-25)" » (Santiago Espinosa, traité des apparences, p.12)
→ je songe à l’omniprésence de l’interprétation. Dérive de la critique ? Tout est aujourd’hui interprétation, glose, exploration du sens caché, lecture dite experte de signes divers. Et paradoxalement, le simple contact avec le monde réel en pâtit. Il se fait de plus en plus lointain.
Expression – Santiago Espinosa
« Le problème, on le voit, réside dans la notion même d'"expression" par laquelle on désigne deux idées contraires, ou plutôt deux points de vue différents : ou bien l'expression dit tout par elle-même (A est A) – vision tragique car sans issue possible –, ou bien elle exprime autre chose, elle veut dire quelque chose sans parvenir à le faire (A veut dire B) – vision interprétative, ou plus exactement hallucinatoire, car elle croit voir quelque chose là où il n’y a rien et par là elle cesse de voir là où il y avait quelque chose. » (p.16)
→ et le poète pourrait bien être celui qui voit, là où la vision interprétative & hallucinatoire a masqué ce qui est. Cette évidence, devant les plus grands poèmes : oui, c’est cela.
Une illusion, deux visions
Deux visions « que nous appellerons ici, faute de termes plus appropriés, transcendante et immanente. Illusion transcendante : l'expression exprime quelque chose de radicalement autre (A est, ou veut dire B – on identifie ici délibérément les verbes être et signifier) : le langage exprime la pensée, l'art exprime des émotions, le monde exprime une volonté, etc. Illusion immanente (A est A, mais parce qu'au fond A veut dire B – l'identification des verbes être et signifier est ici décalée : ils sont la même chose mais pas immédiatement, il faut trouver ce qui les relie). L’exprimé est bien ce que visait l'expression, mais cela n'est possible que par l'intermédiaire d'un autre : le réel est le réel, mais seulement parce qu'il exprime le rationnel ; l'art est bien de l'art, mais il se comprend par tout ce qui n'est pas art, etc. La philosophie semble tout entière partagée depuis toujours entre ces trois formes d'envisager la réalité qui au fond n'en sont que deux : ou bien ce qui existe se suffit à soi-même, expression intransitive, ou bien, expression transitive, ce qui existe a besoin d'un autre pour être – encore que cet "autre" soit souvent, si l'on peut se permettre l'oxymore, manifestement occulte. » (p.16)
→ il se pourrait aussi que cette question importante sous-tende les différentes façons d’appréhender la poésie, et soit à l’origine des esthétiques différentes qui se partagent ce monde, aujourd’hui. Si la référence à une transcendance signifiante est devenue rare, celle à une sorte d’étrange vérité, immanente, indéterminée, fantomatique, cachée dans la langue est monnaie courante. Peu de poésie, il me semble, du seul réel. Pour le dire plus vite et peut-être de manière un peu caricaturale, les poètes contemporains sont plutôt judéo-chrétiens que gréco-romains. Ils sont aussi, même ceux qui s’en défendent le plus, imprégnés de la figure romantique du poète.
Conjonctions
J’aime les conjonctions, à savoir la liaison en faisceau d’éléments venus de divers horizons mais qui coïncident, en un point donné, à un moment donné. En voici une triple : j’ouvre Ma durée Pontormo de Pierre Parlant et j’en lis le tout début, avec l’évocation d’un cheval blanc, celui du film de Franju évoqué par Muriel Pic dans Le Sang des bêtes. Puis j’ouvre le livre de Jacquie Barral, peintre, photographe, dessinatrice, qui a beaucoup travaillé avec Michel Butor et là voilà qui évoque « ce Journal si étrange de Pontormo ». Le chemin, une boucle, est tracé, il faut maintenant explorer Pontormo.
Hymne au dessin – Jacquie Barral
Bel hymne au dessin dans le livre de Jacquie Barral paru chez Fata Morgana, Le Ralenti des choses : « le dessin est une discipline polymorphe et le télescopage du dessin dit "artistique" avec celui du dessin "scientifique" produit des imageries parfois explosives de sens. » (p.37)
→ il suffit de regarder les dessins de Francis Hallé reproduit dans un livre que j’ai reçu mais pas encore exploré, Systématique poétique, mélodies végétales de Philippe Benkemoun (éditions Museo). J’ai toujours ressenti une immense admiration et une sorte de fascination, sur fond d’envie, devant les dessins botaniques.
Petit Bambou
Dans le métro : « petit Bambou, l’application de méditation choisie par un million de personnes. »
Dans le métro, encore, cet homme, jeune, carrure de rugbyman en tricot de corps qui ne laisse rien ignorer de cette carrure, jean savamment déchiré aux genoux, et qui lit Secrets of the millionaire mind.
Espace mental
Beaucoup aimé cette notion d’espace mental invoquée par Jean-Yves Masson (à propos de Jean-Baptiste Para) lors de la remise du Prix de traduction Etienne Dolet Sorbonne-Université. Ce serait passionnant de dresser les topographies des espaces mentaux de tel ou tel écrivain. Ou le sien pour commencer. Temporalités et espaces mentaux qui marquent si fortement l’imaginaire et les orientations esthétiques. L’entretien mené avec Jean-Baptiste Para a permis de découvrir certaines composantes de son espace mental, la Russie, l’Italie du Nord…
Hospitalité – Jean-Baptiste Para
Nombreux propos de JB Para sur traduction et hospitalité. La traduction comme une des formes les plus discrètes et durables de l’écoute, reconnaissance d’une culture autre
Tabusse ? – portrait de lectrice
Dans le métro, samedi soir 30 septembre 2017. Une dame. Très âgée, figure toute ridée, éclat bleu des yeux, au milieu de tous ces plis du visage, cheveux blancs, un air d’une vivacité stupéfiante, alors qu’elle a sans doute dépassé les quatre-vingt-dix ans. Dans ses mains un vieux livre, un peu abimé, couverture souple, sans image, où je distingue le mot Tabusse. Elle le palpe et le retourne comme si elle allait le humer ou le manger. Elle l’approche très près de ses yeux. Elle porte d’insolites chaussures de tennis blanches, un pantalon noir type jogging, une veste en velours d’un très beau vert, un sac en cuir clair tellement élimé qu’il en est devenu rose et par-dessus un grand sac en toile sur lequel on lit I © Sophrologie. Son livre ? Histoires de Tabusse d’André Chamson, paru au Mercure de France en 1930.
Comme des Velasquez
J’ai lu un jour, dans un livre de Pierre Michon, cette scène extraordinaire : il a passé la nuit à écrire le début des Vies minuscules, il sait qu’après des années de recherche, il vient de trouver sa manière. Il est dans l’autobus, le lendemain matin et il dit qu’il voit tout l’autobus comme des personnages de Velasquez. Eh bien j’ai eu un peu le même sentiment en rentrant de la Sorbonne, après la belle cérémonie de remise de ce prix à Jean-Baptiste Para : tous les êtres humains dans leur diversité (boulevard St Michel, un samedi vers 19 heures) me semblaient superbes et comme éclairés de l’intérieur.
La mémoire – Anne Malaprade
« J’écoute ce que j’ai toujours entendu, mais j’ai besoin d’une image pour croire ce que l’on me dit, et je vais la chercher dans un palais minuscule et sombre qu’on appelle mémoire » (Muzibao)
Ici-bas tout est signe – Santiago Espinosa
Dans son prélude à traité des apparences, Santiago Espinosa dénonce fermement cette dérive contemporaine : « Ici-bas tout est signe – entendu non comme référence à soi, comme les notes musicales, mais comme renvoi à l'autre, au soi-disant référent qui diffère en tout d'avec ce qui y réfère. Le réel est alors envisagé comme un texte à lire, ou mieux, à traduire, puisque le sens ne se confond pas avec ce qu'on lit ; ce sens est à jamais ailleurs, vu qu'un signe est ici, et c'est justement cela qui caractérise cette perspective, indice d'une absence. Il en est ainsi de l'image, comme au fond de l'art en général, et en réalité de toute chose, puisque le fait de prétendre qu'une chose est ce qu'elle est, qu'on ne voit au monde que ce qui se donne à voir est à considérer ici comme la vision la plus ingénue qui soit. » (p.19)
Espinosa qui poursuit : « Il semblerait que la distinction forme-contenu soit illusoire, puisque l’œuvre ne peut être ni conçue ni perçue en tant que pure forme, pas plus qu’en tant que pur contenu. »
→ Espinosa qui plaide pour la notion d’inexpressivité, mais prise dans un sens positif. Qui lutte tout au long de ces pages, de façon passionnante et très éclairante, contre tout l’immense système référentiel de la culture contemporaine, de la critique contemporaine. Il se pourrait que son propos ait à voir non seulement avec la musique, un de ses thèmes de prédilection, mais aussi avec la poésie.
Après « Une rencontre à Pékin » – Jean-François Billeter
Cet auteur dont j’apprécie tant les tout petits mais importants livres parus chez Allia vient de publier deux livres, brefs eux aussi et inattendus. Il quitte le territoire de ses recherches autour du Tchouang-Tseu, de l’écriture chinoise, de la traduction, de Lichtenberg pour mener deux récits autobiographiques et très émouvants : sa rencontre avec son épouse, chinoise, Wen, connue en Chine à une époque (année soixante) où une relation entre un étudiant étranger et une jeune Chinoise était quasi impossible. Par quels subterfuges mais aussi au prix de quels risques ils ont pu finalement se retrouver et se marier. Une Rencontre à Pékin n’est pas seulement l’histoire de cette aventure humaine, le livre vaut aussi par sa description de la vie en Chine dans ces années-là. Une Chine vue de l’intérieur, rencontrée, elle aussi, à une époque où presque personne ne s’y aventurait. C’est saisissant et amène à se poser autant de questions exigeantes que les autres livres de Jean-François Billeter.
Une autre Aurélia, dont le titre ne m’est pas encore tout à fait compréhensible, même si je sais qu’il fait allusion à Nerval, évoque l’après mort de Wen, le 9 novembre 2012. Elle était de 1940, elle avait 72 ans, ils ont été mariés 48 ans. Le livre est comme un journal, avec brèves notations sur les émotions profondes de l’auteur, devant l’absence, devant le souvenir, devant tout ce qui se passe en lui, confronté à l’absence et à la revenance de sa femme. « Ma pensée était à l’arrêt. J’avais en moi un jour blanc. ». Une autre Aurélia, ce journal d’un deuil forme un beau diptyque avec Une Rencontre à Pékin, il faut sans doute les lire ensemble, dans l’ordre chronologique.
Contrepoint
et en contrepoint saisissant, quelques pages sur la fin de Jean, le frère de Marie Depussé, dans cet autre très beau livre : La Nuit tombe quand elle veut.
Desnos et la rue Blomet
Passant devant l’endroit où était jadis le 45 rue Blomet où vécut Robert Desnos, j’ai relevé ces mots sur une plaque à l’entrée du square : « Ancien square Blomet, rebaptisé « Square de l’Oiseau lunaire » en 2010, cet espace vert a été créé en 1969 à l'emplacement d'ateliers occupés par de nombreux artistes, dont Alfred Boucher, Pablo Emilio Gargallo, André Masson, Joan Miré et Robert Desnos. Il doit son nom à la sculpture en bronze L'Oiseau lunaire (1966) de Joan Miré (1893-1983), offerte à la Ville de Paris par l'artiste. Cette œuvre, présente dans le square depuis 1974, rend hommage au poète Robert Desnos (1900-1945), mort un mois après sa libération du camp de concentration de Theresienstadt, en Tchécoslovaquie, aujourd'hui République tchèque. »
Mozart
Karl Barth, le grand théologien suisse protestant, a écrit un livre sur Mozart. Brief an Mozart, 1956, que je ne trouve que dans sa bibliographie en allemand et qui donc ne doit pas être traduit en français. C’est Santiago Espinosa qui me l’apprend. Il fait de nombreuses allusions à Mozart, mais dont l’articulation avec son propos n’est pas encore très claire pour moi.
Espinosa versus Didi-Huberman
Parfois lire, c’est souffrir. Dans ses choix, dans ses goûts. Je découvre une sévère critique d’un auteur très aimé, Georges Didi-Huberman, sous la plume de Santiago Espinosa. Je comprends cette critique, dans le contexte de son livre auquel j’adhère. Je suis donc dans un cul de sac ! Santiago Espinosa reproche à Didi-Huberman de relier toutes les œuvres d’art à l’absence ou à la perte (58). Je rappelle ici que Santiago Espinosa cherche à démontrer que les choses sont ce qu’elles sont et qu’elles ne sont ni le signe ni le symbole d’une autre réalité, transcendante ou immanente, qui serait cachée et qu’il faudrait découvrir : ce qu’il appelle l’inexpressivité qu’il oppose à l’expressionnisme. « Tout se passe comme si l'œuvre d'art, quel que fût le domaine de création, se trouvait toujours à mi-chemin entre l'expression la plus exquise et l'inexpressivité la plus inepte, voulant toujours parler sans pouvoir réellement dire quelque chose. Tout se passe en somme comme si l’art avait toujours besoin du soutien de la parole non artistique pour enfin réussir à s'exprimer. C'est cela qu'on affirme lorsqu'on demande au spectateur de ne pas prendre les apparences pour l'œuvre et d'aller au contraire plus loin, toujours ailleurs, pour en comprendre le sens, l'expression. Le critique prendra ainsi pour radicalement "naïve" la vision d'une toile qui s'épuiserait dans sa pure présence, prétendant que la véritable perception est celle de l'invisible et, comme y insiste Didi-Huberman parmi d'autres critiques, celle de l’« absence » et de la « perte ». (p.58). Et il ajoute que « dans ces discours on parle de tout, sauf d’art – et souvent beaucoup de morale ou de politique. » (59)
Il prône donc lui une perspective « qui [lui] parait définitivement plus proche de la création artistique, qui confond le sens de l’œuvre avec sa présence » car « l’œuvre d’art offre un sens en elle-même, tout sens extra-artistique étant hallucinatoire ou du moins inessentiel. » Le mystère ici n’est pas une signification voilée mais « la présence inexpressive et ineffable qui caractérise tout objet existant. ». Plus loin encore « l’œuvre présente l’existence dans sa facticité, comme "simple et nu être des choses" pour reprendre une célèbre formule de Scipion Dupleix. »
→ double intuition à vérifier en poursuivant la lecture : ce que dit Espinosa aurait sans doute à voir avec la méditation et avec la poésie. « c’est cette expérience que manquent les yeux qui scrutent et interprètent » et « on perd ainsi la saisissante intuition que provoque la présence d’un objet singulier » (p.61)
Le don de l’art – S. Espinosa
J’aime aussi beaucoup cette formulation : « On manque notamment le don de l’art à savoir la possibilité de changer de regard à l’égard du réel qui, par son biais, devient un objet d’attention et de réjouissance ».
→ oui ce don de l’art, tellement évident. Je me souviens en avoir été frappée il y a fort longtemps après avoir lu un poème de Jacques Réda évoquant l’échancrure du ciel entre les immeubles d’un paysage urbain. Sentiment que cela, le poète me l’avait donné à voir, et pour toujours.
Si proche de cela – Jean-François Billeter
Et n’est-elle pas proche de ces idées cette remarque de Jean-François Billeter : « Wittgenstein s'est intéressé à des phénomènes que les autres n'ont pas vus – faute d'attention. “Là où d'autres passent, je m'arrête”, notait-il.19 C'étaient des phénomènes si élémentaires qu'il n'existe pas de langage assez simple pour les décrire, ou plutôt : si élémentaires que le langage les trahit en envoyant tout de suite l'esprit dans la mauvaise direction, non celle de l'observation, mais celle des mots. », Billeter qui écrit aussi « toute la difficulté consiste à observer ce qui est avant le langage et à s’y tenir ».
→ déjouer donc les pièges multiples du formatage et notamment celui induit par les mots.
De l’âme – Joseph Joubert
Oui de l’âme et selon Joubert. Or chaque fois que je viens à entrouvrir Joubert, ici dans une édition sûrement quelconque, fautive peut-être, trouvée en ligne, je m’étonne qu’on le lise si peu. Certains poètes le lisent et le citent, je pense à Jean-Claude Pirotte par exemple.
Trois citations sur l’âme :
« L'âme est une vapeur allumée qui brûle sans se consumer ; notre corps en est le falot. »
« L'âme est aux yeux ce que la vue est au toucher ; elle saisit ce qui échappe à tous les sens. »
et celel-ci, si forte : « Il est des âmes qui non seulement n'ont pas d'ailes, mais qui même n'ont pas de pieds pour la consistance, et pas de mains pour les œuvres. »
L’oubli de soi - Espinosa et Schopenhauer
Santiago Espinosa note chez Schopenhauer la réticence « qui deviendra particulièrement manifeste au sujet de la musique, à juger de la beauté d’une œuvre d’art à partir d’arguments non esthétiques. » (p.64). C’est que l’objet artistique « a le pouvoir d’attirer l’attention, de par "sa finalité esthétique" sur lui-même et sur rien d’autre que lui-même, ce qui a pour effet, très cher à Schopenhauer, de permettre au spectateur de s’oublier soi-même, de s’effacer et par suite de cesser d’interpréter, tout jugement étranger à l’objet contempler le faisant précisément revenir au monde auquel il s’agit d’échapper, et plus précisément à sa propre personne et à ses détresses. »
→ qui n’a connu le vertige et aussi la consolation à se laisser complètement embarquer, doit-on dire corps et âme ?, dans un grand livre. Je pense ici particulièrement aux expériences de lecture dans les années de formation, enfance et adolescence. L’oubli de soi qu’apportent la lecture, la musique.
Et en merveilleux cadeau au terme de ce paragraphe, une citation de Goethe : « C’est par l’art qu’on se dérobe le plus sûrement au monde et c’est par l’art qu’on se lie le plus sûrement à lui » (in Les Affinités électives, cité p. 65)
Comme la poésie
« La vérité de toute œuvre d’art : l’évocation de la présence silencieuse du réel, une sorte d’écho du silence, comme la musique » Espinosa fait ici allusion à Poétique musicale de Stravinsky.
Et j’ajoute comme la poésie….
Et ces mots encore qui me renvoient tellement au poème : « Le réel jaillit brisant ce monde de significations où tout avait l’air de tenir conjointement » (p.71)
→ J’ai souvent pensé que la poésie parfois me donnait à voir le monde : « l’art fait apparaître le réel dans son apparition même, étranger à toute appréhension, à toute préhension ».
Le fameux lied – Schubert, Ian Bostridge, Thomas Mann
Il s’agit de « Der Lindenbaum », le fameux lied du Winterreise, le Voyage d’hiver de Schubert. Sur lequel se penche Ian Bostridge dans son Schubert’s Winter Journey. Le musician écrit : « That extraordinary popular dissemination of “Der Lindenbaum” discussed earlier must have been one of the things that led Mann to choose it to play such a crucial, if mysterious, symbolic role in The Magic Mountain. It meant that most readers would recognise the song; it also meant that it could at the same time summon up visions of profound art and intimations of the folkloric. Mann himself dwells on the subject at length in the chapter entitled “Fullness of Harmony.” The sanatorium, “in its never-resting concern for its guests,” makes an acquisition, rescuing Castorp from “his mania for solitaire,” a mysterious object whose “secret charms” intrigue even the narrator. It is a gramophone. »
Il évoque donc la place de ce célèbre lied du Voyage d’hiver dans l’œuvre de Thomas Mann, ici La Montagne magique, avec la fameuse scène du gramophone. Un Thomas Mann dont André Hirt vient d’explorer aussi le rapport à la musique, mais pas uniquement, loin de là, dans son livre tout juste paru, Chantier Faustus.
L’ombre de la chaise – Anne Weber
Deux beaux articles dans le dernier Monde des livres autour de la traduction et singulièrement de la traduction de l’allemand.
Ces propos d’Anne Weber, par exemple : « Les langues voisinent mieux que les humains. Ce sont des êtres vivants et invisibles qui coexistent sans jamais se faire la guerre. Dans le pire des cas, il y en a une qui repousse l'autre ; dans le meilleur, elles s'interpénètrent. Elles n'ont besoin pour cela ni d'accords bilatéraux, ni de déclarations d'intention, ni de jumelage. "Lune" n'est pas la soeur de "Mond", "Stuhl" n'est pas le frère de "chaise". "Stuhl" et "chaise" sont les formes que prend l'ombre de la chaise selon l'angle où l'on se place pour la regarder. » Elle évoque l’ancrage profond du français moderne dans le grec et le latin qui le maintient à distance de la réalité sensible. Le français actuel regorge en effet de ce que les Allemands appellent "Fremdwörter", "mots étrangers", et que les Français qualifient de "mots d'origine savante". Ce n'est pas seulement vrai dans le domaine intellectuel ; même la langue quotidienne en est marquée. Cette "érudition" du vocabulaire a pour effet que les Français vivent dans un monde plus distingué et en quelque sorte plus pâle, en tout cas moins sensuel que les Allemands, dont la langue est toute de terre et de chair. » et alors qu’on s’apprêtait à trouver cela peut-être un peu trop général, Anne Weber devance la critique et ajoute : « Tout cela est sans doute vrai - et faux en même temps car ce n'est là qu'un aspect de la langue et, en réalité, il faudrait tout autant s'interdire de parler en général du français et de l'allemand (la langue) que du Français et de l'Allemand (la personne). Pourtant, un traducteur ne saurait se dispenser entièrement de ce genre de considérations d'ordre général qui se trouvent plus ou moins à mi-chemin entre la vérité et le stéréotype. En outre, on a tort de penser que la langue n'est que la langue. Une des difficultés de la traduction consiste justement en la nécessité, qui est en même temps une impossibilité, de traduire, en plus de la langue, un être humain et un pays. »