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Rédigé par Florence Trocmé le 20 octobre 2017 à 14h46 dans photomontages | Lien permanent
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Vienne avant la nuit – Robert Bober
Les éditions P.O.L. publient un très beau livre de Robert Bober, Vienne avant la nuit. Un livre que Robert Bober construit à partir et autour de l’image de son grand-père : « Au commencement, il y avait Wolf Leib Fränkel, mon arrière-grand-père ». Et dans la lignée, non pas génétique mais artistique, vont se dresser au fil des pages et des rues de Vienne, au fil des évocations, d’autres figures : Joseph Roth, Arthur Schnitzler, Stefan Zweig, Kafka, Max Ophuls, Martin Buber, mais aussi Perec, Thomas Bernhard, Celan… un obscurcissement du monde, une traversée de cette période terrible où tout allait basculer, s’anéantir. Il y a le livre, il semble y avoir aussi un film. Le livre lui est illustré et il y a sans doute autant à lire dans les images que dans le texte : remarquables portraits de ces écrivains, photos des fameux cafés de Vienne, photos anciennes qui parlent au cœur et à l’esprit d’une façon très particulière et étrange qu’il faudrait explorer. Des Unes de journaux de l’époque.
Au coeur du livre, cette histoire qui est aussi une histoire en images. Celles-ci je ne les reproduirai pas ici mais le texte de Robert Bober, oui. « Si je suis venu à Vienne, ce n'est pas seulement pour y retrouver la tombe de mon arrière-grand-père, mais aussi parce que le passé, ce passé-là surtout, a besoin de notre mémoire et les morts de notre fidélité. Alors, concerné par cette Histoire qui me touche de si près, préoccupé de ce que l'Autriche d'aujourd'hui en savait et sachant qu'à Vienne, c'est au café que se lisent les journaux, j'ai fait établir des fac-similés de ceux qui témoignaient de cette période et les ai distribués aux habitués du Café Central. Au-delà de l'importance que j'accordais à cette Histoire, je m'interrogeais aussi sur ceux qui étaient venus là prendre un petit déjeuner et les nouvelles du jour, tout en espérant les voir renouer le fil d'une Histoire qui les avait précédés. Et je ne savais pas où tout cela allait me mener.
Et puis, ce que je pressentais s'est confirmé : ces événements, les consommateurs ne semblaient en avoir qu'une idée vague, presque étrangère. Ce passé qu'il aurait fallu enseigner, une Autriche oublieuse s'était chargée de l'abolir. Et comme l'Histoire ne fut pas transmise, l'oubli a pris toute la place. Pourtant, j'aurais aimé des questions, une conversation. J'aurais aimé qu'ils en parlent, qu'ils m'en parlent, et partager ce savoir. Quelque chose, là, qui avait l'apparence de l'indifférence, m'affectait. Parce que tout de même, lire au café ce n'est pas comme lire chez soi.
J'en étais là à essayer de comprendre ces moments, filmant des visages. Et puis, il y a eu ce jeune couple qui semblait être là comme pour me consoler de ce qui m'affectait. Lui lisant, elle écoutant comme on écoute ceux qu'on aime. Il y avait quelque chose de doux dans ce moment, dans ce visage reposant sur une épaule, de doux et de paisible malgré la lecture. Ou peut-être à cause d'elle. Parce qu'elle était là comme une promesse, de ces deux matinées passées au Café Central, c'est cette image que je veux retenir. Je ne sais pas de quoi ils ont parlé plus tard, ni les jours qui ont suivi, mais j'ai repensé à Kafka et à Milena qui eux aussi "étaient si près l'un de l'autre". À Kafka qui disait, parlant de Strindberg : "Je ne le lis pas pour le lire mais pour me blottir contre sa poitrine. Il me tient comme un enfant... ".
→ Ce texte me bouleverse, l’image du jeune couple aussi. Et ne parlons pas des propos de Kafka.
Vienne encore, Schnitzler
Et ce qui est très étrange c’est que sans rien savoir encore du livre de Bober et un peu par hasard, j’avais acheté il y a quelque temps, chez un tout petit bouquiniste de la rue Blomet où j’étais entrée pour avoir vu dans sa vitrine En Miroir de Jouve, un livre de même format presque que le Bober, de conception similaire, textes et images, intitulé, Terre étrangère, Arthur Schnitzler et Arthur Schnitzler un guide pour Vienne, de Nike Wagner. Une parution Nanterre-Amandiers Beba de 1984. Terre étrangère est une tragi-comédie de Schnitzler, dont le texte français a été établie par Michel Butel avec la collaboration de Luc Bondy.
quelque part, dans cet autre livre, une citation d’Arthur Schnitzler : « quand on reprend le calendrier de l’année écoulée, on n’échappe pas au malaise de devoir se dire qu’il indique entre autre l’anniversaire futur de notre mort ».
→ oui ce vertige de se dire, en passant par telle ou telle date, qu’elle sera peut-être la date de notre mort. Comme telle ou telle date, franchie tant de fois dans l’insouciance par celui-ci ou celle-là, est devenue la date anniversaire de sa mort. Cette autre citation : « Qui pourrait venir à bout de ces trois idées incompréhensibles : qu’il existe, qu’il est lui et pas un autre, qu’il y a eu un temps où il n’était pas et qu’il reste un temps où il ne sera plus ?
Sibelius et le compositeur Eric Tanguy
J’ouvre un petit livre intitulé Écouter Sibelius, écrit par le compositeur Eric Tanguy en collaboration avec la journaliste Nathalie Kraft (Buchet-Chastel). Écouter Sibelius, cette douce injonction semble superflue, dit l’auteur dans sa préface et il explique ne prétendre à « rien d’autre qu’à déposer des petits cailloux blancs dans cette forêt sibélienne ». Petits cailloux blancs qui sont en fait neuf œuvres vues comme « autant de fenêtres ouvertes sur un univers uniment onirique, romantique et visionnaire. » (pp.7 et 8)
Né en 1986, Eric Tanguy est compositeur. C’est donc par le filtre de neuf œuvres qu’il va entraîner le lecteur dans cette voie d’écoute de Sibelius.
Le premier chapitre est consacré à une pièce pour violoncelle et piano que je ne connaissais pas, Malinconia, op.20. Un adagio pesante écrit alors que le 13 février 1900 la troisième fille du compositeur vient de mourir, victime d’une épidémie de typhus. Le ton d’Eric Tanguy est personnel, ce n’est pas un livre savant, ni un livre de musicologue, c’est le livre d’un musicien qui parle d’œuvres qui lui sont essentielles, qui en parle en s’impliquant, en se racontant. C’est un peu ce que je souhaiterais proposer dans plusieurs espaces du site Muzibao. Cela n’empêche pas Eric Tanguy de donner aussi les clés utiles pour comprendre l’œuvre, clés historiques et musicales. Sans jargon. De manière accessible. Il fait ici allusion à ces interprètes magnifiques que sont Truls Mørk et Jean-Yves Thibaudet. Cette interprétation semble malheureusement un peu difficile à trouver. On peut voir quelques vidéos, dont celle-ci. « Que ce chef d’œuvre soit resté méconnu en France est inexplicables, écrit Eric Tanguy, il contient en effet toutes les caractéristiques du langage de Sibelius d’un point de vue formel, mélodique et harmonique. S’y retrouvent les brisures, les ostinati, les étrangetés harmoniques et les quartes-quintes générant des moments suspendus, épurés. ». De cette œuvre Eric Tanguy dira aussi que c’est un kaléidoscope organique : « déploiement d'une tournure de pensée musicale singulière, Malinconia est aussi une œuvre horizontale : la mélodie lancinante, à l'intérieur d'une quarte, dans un ambitus très serré, est un chant étale dont l'horizon semble figé. Elle est donnée par le violoncelle, puis la pièce repart sur une cadence d'un abord lisztien du point de vue des figurations pianistiques. C'est une métaphore de l'interruption. Sans cesse est revécu le même traumatisme. Ça s'arrête, et puis ça revient. Ce qui semble disparate appartient en fait au même univers. Un kaléidoscope organique, en quelque sorte. (p.20). Je note enfin la fascination exprimée par l’auteur pour « le jeu de construction de cette pièce (…) : des morceaux qui semblent disparates s’emboîtent progressivement à la manière d’un puzzle. » (p.14)
Une esthétique des apparences – Santiago Espinosa
Je poursuis ma lecture du livre de S. Espinosa, traité des apparences. « Une esthétique des apparences tente de rendre sa juste place à l’œuvre d’art et à l’émotion très singulière qu’elle suscite ». (p.78). Page importante pour bien comprendre la démarche de l’auteur qui fait ici référence à ceux « qui croient trouver dans l’art un intérêt autre qu’artistique », ajoutant que c’est une illusion qu’il a voulu dissiper et qui est à l’origine de la plupart de ses écrits. Il pointe une « incapacité d’éprouver ce que Nathalie Sarraute appelle justement "une pure joie esthétique". Il fait aussi allusion au livre d’Hector Obalk, aimer voir. H. Obalk qui par ses commentaires des œuvres invite à « aimer voir ».
J’ajouterai volontiers que j’aimerais parfois inviter à aimer entendre. Ce serait bien, ce serait bao !
Et cette remarque encore : « il y a plus en art à apprendre de l’analyse des effets que de la connaissance des causes ». Donc, non pas d’où cela vient, c’est à dire une démarche interprétative, au risque de recomposer une réalité étrangère à la nature de l’œuvre mais plutôt qu’est-ce que cela fait à celui qui regarde, écoute. Eric Tanguy dans son livre sur Sibelius écrit (p. 17) que l’écoute de Sibelius modifie.
Il y a dans cette manière de voir, ou d’écouter, identification d’émotions uniques, exemplaires, qu’on ne peut comparer à aucune autre. « Ce qui fait pour moi de Mozart un compositeur hors pair, c’est sa musique, qui ne ressemble à aucune autre, ni à aucune forme de penser ni de faire de l’art, que je reconnais à la première mesure parce qu’elle n’exprime rien que le style unique de Mozart (…) sa musique me procure une émotion d’une inégalable puissance que je ne peux transposer sur aucune autre expérience. (p.81)
« L’art n’exprime pas autre chose que lui-même, l’émotion qu’il éveille est une émotion esthétique parce qu’elle est le produit d’une idée artistique. » (81)
La musique – Lorand Gaspar
Transmise par Marc Dugardin, cette belle citation de Lorand Gaspar : « La musique des grands musiciens ne vise pas une fonction ou une glande, elle habite et ordonne à sa manière la totalité de notre corps pensant – comme si elle avait trouvé quelque loi fondamentale de notre vie, de notre organisation – l’ouvrant à ce qui au-dedans comme au-dehors le déborde, et c’est le même "mouvement" ». (Lorand Gaspar, Apprentissage).
Jean-François Billeter & Auxeméry
Bel écho aux notes récentes de ce Flotoir autour des deux livres de Jean-François Billeter que celui offert par Auxeméry pour Poezibao : « Le temps est le corps de notre corps pensant, de notre être-au-monde sensible. Nous baignons dans l’amnios fluant de nos jours, qui nous nourrit dans nos travaux, et apporte à ceux-ci la matière qui les fonde et les entretient. Qui nous enrichit de nous-mêmes, jusqu’au terme. Le passé (sans retour possible, mais toujours actif dans la mémoire), le présent (sans plus de substance, car privé d’une présence réelle), l’avenir (sans autre à-venir qu’une fin des jours, après l’accomplissement des travaux) – le rapport entre les trois axes d’une existence, voilà l’équation qu’aborde Jean-François Billeter dans cette double publication, Une rencontre à Pékin, qui constitue le récit de son arrivée en Chine dans les années 60, à l’époque où il entreprenait ses études et cherchait encore sa voie définitive, dans des circonstances où les destinées individuelles ne pouvaient que croiser la grande Histoire, et Une autre Aurélia, qui fait état de son tourment après la disparition de son épouse chinoise, qui fut la compagne de toute une vie, depuis cette arrivée en Chine. »
Karelia – Tanguy & Sibelius
Belles pages dans le petit livre d’Éric Tanguy sur Karelia de Sibelius. Avec des éléments sur l’histoire de la Carélie, territoire perpétuellement déchiré entre la Russie, la Suède
Imprégnation - Sibelius encore
Dans ce même livre, Écouter Sibelius, magnifique méditation autour du Quatuor Voces intimae. « Quand on apprend le finnois, on doit en apprendre par cœur les règles, les cas et les déclinaisons, au risque sinon de s’y perdre complètement. Il en est de même pour Voces intimae : il faut s’imprégner de chaque élément mélodique, de chacune des transformations, digressions, réitérations, pour en saisir les ramifications et le contenu musical. »
→ ne tient-on pas là une méthode ? Une méthode d’apprentissage des langues et de la musique ? Pour les langues comme pour la musique, s’imprégner des éléments (mélodiques surtout). Comme le disent certains traducteurs, vivre avec le texte, avec les tournures, les expressions, les mises en œuvre, les ressasser, presqu’en tâche de fond. Se les incorporer, avec douceur et assiduité. Laisser se faire le travail intime, laisse se construire les voces intimae. La résultante, la fusion de cette musique-là avec son histoire propre, sa réceptivité propre, son contexte (époque et culture).
Les éléments obsessionnels – Sibelius & Tanguy
« La texture, c’est tout ce qui est au deuxième plan, dit encore Eric Tanguy à propos du quatuor n°4 de Sibelius, et qui construit le plus souvent le fil conducteur des œuvres de Sibelius, comme les éléments motoriques, obsessionnels, en doubles croches, croches, triolets. Peut-être est-ce cela les voix intimes, ces voix sous-jacentes présentes en permanence. Intimae en latin désigne ce qui est profond. » (p.67)
→ cette page me touche et me donne des clés pour comprendre cette passion que je peux avoir pour certaines textures musicales : « éléments motoriques, obsessionnels ». Comme le cœur qui bat, envers et contre tout.
J’écrivais l’autre jour que toute musique est berceuse. Généralisation un peu hâtive et surtout trop subjective. Que je devrais plutôt formuler ainsi : toute musique qui me touche a quelque chose d’une berceuse, un mouvement, une oscillation, un ostinato, une pulsion qui évoque le bercement. Et que dire de cette violente émotion, en entendant l’autre jour dans un concert d’orgue une berceuse de Louis Vierne, construite sur le thème de dodo l’enfant do.
Cette émotion je la retrouve dans l’œuvre que j’écoute en transcrivant ces notes, une méditation sur les œuvres du peintre Twombly par Franck Yeznikian, qui vient de me proposer un bel hommage à un de ses maîtres récemment disparu, Klaus Huber.
Une figure rythmique - Schubert
Dans le livre (en anglais) de Ian Bostridge sur le Voyage d’hiver, un chapitre plus technique en apparence mais qui pose de bonnes questions sur l’interprétation. Il s’agit de la manière de jouer une certaine figure rythmique au début du 5ème Lied, Wasserflut : en gros un triolet dans la main droite contre une croche pointée et double croche dans la main gauche. Doit-on jouer la double croche en même temps que la dernière note du triolet ou pas ? Bostridge analyse avec beaucoup de rigueur tous les éléments de la discussion, depuis les manuscrits de Schubert et leur niveau de précision jusqu’aux choix des interprètes modernes, Gérald Moore ou Alfred Brendel par exemple. Cela pourrait paraître trop pointu, cela ne l’est en rien, par la méthode et en ce que cela montre qu’il faut faire preuve d’une certaine humilité quant aux manières de comprendre les textes.
→ ces figures m’ont toujours passionnée et troublée, sans parler de leur difficulté, parfois, d’exécution. Quand un temps, dans une mesure, comprend un nombre inégal de notes dans chaque main : par exemple en effet un triolet de croches (3 notes) à la main droite contre deux croches (2 notes) à la main gauche. C’est déstabilisant et c’est bien là souvent l’effet recherché par le musicien, cette petite inégalité rythmique qui peut être profondément expressive.
Dans le train – Victor Segalen
Dans le train, vers la Suisse, pour la journée, paysages de soleil levant et de brume. J’ouvre le livre de Jean-Luc Coatalem, Mes pas vont ailleurs. Une évocation de Victor Segalen. Magnifique début qui est en fait la fin de Segalen. Sa mort dans les bois de Huelgoat dans le Finistère. Avec cette citation d’Hamlet : « The readiness is all », « l’essentiel c’est d’être prêt ». Segalen n’a que 40 ans, il part dans les bois et on le retrouvera mort, une blessure au talon sans que l’on sache s’il s’agit d’un accident, une branche coupante ayant entaillé sa peau à l’endroit d’une artère, ou d’un suicide déguisé. Segalen que Coatalem porte en lui depuis l’adolescence et à qui il dédie un vrai livre d’amour, infiniment touchant par la manière dont il montre comment un artiste peut nous devenir essentiel, ami intérieur, part de nous-mêmes sans lequel peut-être nous ne saurions vivre.
Coatalem nous apprend que Segalen était doué pour la musique « au point de composer » et qu’il était sujet à des synesthésies. (p.25). Je note aussi le parti choisi par l’auteur : s’adresser à Segalen, en lui disant vous : « tant attendu après des années de mariage, puis prématuré, montrant des difficultés respiratoires, à l'évidence "pas comme les autres", vous deviendrez un garçon suractif, maigrelet et totalement myope, doué pour le dessin, la musique, au point de composer. Un tempérament nerveux et dépressif, qui jurait dans cette maison fade à un étage, murs gris et fenêtres rares, du quartier ouvrier de Saint-Martin, l'ancien "Brest annexion". D'une "intelligence rare", hypersensible, sujet à des synesthésies, associations innées des sens – "personnellement, je colore nettement les tonalités musicales, et trois voyelles". Très tôt, la mélancolie fut l'une de vos compagnes. Comme le désir d'agir à votre guise. "Enfant, je ne cessai de protester." Vous rêvez beaucoup et lisez autant pour échapper à cette vie étriquée, toute tracée, cet ennui poisseux qui empoisonne. Vous avez aussi des frénésies de bicyclette et de chemins de traverse. L'engin vous ouvre champs, forêts, pointes et isthmes. Sans lui, petit cheval de fer, vous seriez mort, étouffé… »
Une œuvre essentiellement posthume - Segalen
Jean-Luc Coatalem écrit encore : « Vos cantines sont encore grosses de projets, d'esquisses, de pièces entamées. La quasi-totalité de votre travail sera posthume – à croire que le maître d'œuvre avait déserté, appelé chaque fois par plus urgent, plus vital. Un an et demi avant votre mort, vous aviez évalué votre situation avec dérision, assurant posséder la matière dans vos cartons aux rubans lamaïques ou dans vos boîtiers aux étuis de soie bleu floral pour faire "trois drames, dix romans, quatre essais, deux théories du monde, une poétique, une exotique, une esthétique, un traité des Au-delà, un répertoire général des choses inconnues", et plus de quatre mille articles. "J'ai accumulé des projets, et des projets, et pas un n'est fermé..." De ce massif de mots, vous n'aurez détaché que trois opus : Les Immémoriaux (1907), roman tahitien publié sous pseudonyme, Stèles (1912 et 1914), Peintures (1916), auxquels s'ajoutent, entre 1902 et 1917, une demi-douzaine d'essais pour des revues. » (p.34)
→ Jean-Luc Coatalem excelle à distiller toute l’information puisée aux meilleurs sources sur Segalen dans le fil d’un récit vivant, émouvant, dans lequel lui-même s’implique largement.
Il explique aussi au lecteur que l’écrivain a changé l’orthographe et la prononciation de son nom, « abandonnant phonétiquement le Ségalen (dit à la française, Ségalin) pour un Segalen (sans accent, dit à la bretonne, en accentuant la dernière syllabe : Segalène).
Une histoire à la première personne – Segalen & Coatalem
Je note que ces derniers mois, qu’il s’agisse d’écrivains ou de musiciens, je lis de nombreux livres construits autour d’une figure, formule tarabiscotée qui m’est indispensable pour éviter le mot biographie. Je peux évoquer par exemple l’approche d’Arvo Pärt par Julien Teyssandier, celle d’Emily Dickinson par Susan Howe, le livre de Paul Greveillac autour d’Alfred Schnittke, ce dialogue rêvé avec Segalen de Jean-Luc Coatalem. M’intéressent hautement les différentes stratégies mises en œuvre par les auteurs pour parler de l’artiste de leur choix, tout en s’impliquant plus ou moins. Comme si on avait en fait deux récits biographiques entremêlés. Où la subjectivité est plus ou moins présente, de fortement assumée par exemple chez Teyssandier ou Coatalem à infiniment plus distanciée chez Howe.
Voici donc que Jean-Luc Coatalem raconte sa première rencontre avec Segalen dans une librairie d’occasion et que cette librairie je la connais bien (troisième niveau d’imbrication !) : « Je vous ai aperçu pour la première fois, Victor, et c’était il y a longtemps, plus de trente ans, dans une boîte à soldes de la librairie Le Pont traversé, rue de Vaugirard, à Paris » et j’apprends dans la foulée que « la caisse vernie appartenait à l’écrivain-libraire Marcel Béalu – un proche de Jean Paulhan. » (p.49)
Expériences de lecture – Segalen
J’évoquais un peu plus haut la nécessaire imprégnation par tous les éléments d’un texte, d’une œuvre musicale. Cette nécessité se ferait-elle jour aussi pour lire Segalen. Lisant ses livres, les uns après les autres, Jean-Luc Coatalem écrit : « à chaque fois, vous vous révéliez farouche, déconcertant. Pas facile ! S’il est des écrivains dont l’œuvre est immédiate et consolante, il fallait, vous, vous conquérir pour que vous soyez moins rétif – à croire que vous entendiez défier votre lecteur. Ne jamais tenter de vous circonscrire, non, mais au contraire adopter une approche buissonnière, marcher à votre pas, se laisser aller à l’éventuel…"ceci est une œuvre réciproque" annonciez-vous dans Peintures. »
→ n’a-t-on pas ici une magnifique méthode de lecture ? ne pas circonscrire, donc ne pas enfermer dans des préjugés, de la référence, de la comparaison, lire buissonnier, libre, non contraint, en se laissant imprégner. La lecture flottante au fond. Segalen pensait que son livre trouverait en chacun « son retentissement et sa valeur ».
Figure tutélaire et invisible – Jean-Luc Coatalem
Cet aveu de Coatalem, si prenant : « Depuis, vous ne m'avez plus quitté. Comme dans cette nouvelle de Joseph Conrad, où un commandant trouve sur le pont de son navire un fugitif qui lui ressemble, qu'il finit par cacher dans sa cabine, sauver parce qu'il est en fuite, mais que personne ne voit à part lui, vous êtes devenu un compagnon fidèle mais invisible. Vous m'aurez accompagné partout. Allié substantiel, comme disait René Char. Ami considérable. J'aimais votre dualité : homme d'action férocement agité sur le terrain puis patient orfèvre des mots, reclus dans vos cabinets de travail. Un aventurier lettré et cannibale. Usant de ce qu'il faut pour ériger son œuvre : du secret, de l'obstination, des kilomètres et des milles, de l'angoisse. Que disiez-vous, si haut et si fort ? Qu'il n'y avait de Réel sans Imaginaire, et vice versa. » (p.58)
L’or du temps, Breton & Segalen
Oui vous disiez, écrit Coatalem à Segalen « qu'il n'y avait de Réel sans Imaginaire, et vice versa. Que ce dernier accordait sa profondeur au premier, d'un coup plus dynamique, vécu, chantant, chanté. Qu'il fallait grappiller la pépite de l'instant – "l'or du temps" d'André Breton –, mais que chaque équipée dépendait du voyageur, tel un médium ou un sourcier – "ceux qui savent voir ont accès dans l'espace magique", répéterez-vous. Tant pis pour les borgnes et les malentendants ! Il fallait "être au monde", sujet au désir qui, telle une puissance débordante, vous emportait ailleurs, vous donnait de l'expansion, puissant oxygène. Le voyage devenait alors une euphorie, un allègement, qui aurait à voir avec l'enfance où rien ne pèse, quand tout est envoûté. La souveraineté d'un temps profus et retrouvé. » (p.58)
→ et quelle écriture remarquable que celle de Jean-Luc Coatalem ! Il suffit par ailleurs de lire sa notice sur Wikipedia pour comprendre ce qui le lie et le relie à Segalen ! Un véritable faisceau de raisons qui font que la découverte du Pont traversé fut tout sauf un hasard.
Nietzsche
Étrange comme je ne cesse de croiser Nietzsche. Tout à l’heure en lisant la fiche Wikipédia de Clément Rosset ; tous ces jours derniers en discutant avec Auxeméry de ce livre sur Nietzsche, par Paul Valéry, à paraître en novembre aux éditions de La Coopérative. Et ici encore, avec Segalen dont J.-L. Coatalem dit qu’il est un nietzschéen convaincu.
Je m’amuse aussi de lire tous les sujets d’intérêt de Segalen, trois cents sujets, dit le livre « le taoïsme, les hydravions, la calligraphie, le sérum Quinton, le subconscient, le bouddhisme, la photographie, les phénomènes psychiques, l’opéra, les automobiles, etc. » (p.59)
Une petite fratrie de ségalénistes et Jean Roudaut
« Au début des années 80, il y avait une petite fratrie de ségalénistes, héritiers d’Henry Bouillier dont le travail minutieux de déchiffreur reste indépassé ». Parmi eux, Jean Roudaut, ce qui vaut au lecteur de belles pages sur une visite à ce dernier, en Bretagne.
En Allemagne
En Allemagne, je suis sans cesse confrontée à des traces. Je me souviens si bien de ma première rencontre, un vrai choc, avec les Stolpersteine (obstacles, pierres d’achoppement), à Cologne. Ces petits carrés de cuivre insérés dans la chaussée, devant les maisons où vécurent des Juifs, gravés d’un nom, d’une date de naissance et de la date de la mort ou de la disparition, avec le nom du camp d’extermination. Une toute petite chose matérielle, si l’on y songe, pour ces vies parties en fumée, mais une trace durable, profonde, quelque chose sur quoi buter pendant des décennies. Et cet été, ces deux sites si différends mais qui renvoient à la même Histoire, Prora sur l’île de Rügen, la « colonie de vacances » des plus collectivistes imaginée par les Nazis pour leurs personnels et Bergen Belsen.
Internet et la littérature
L’éditeur Jean Boîte annonce la publication de L'écriture sans écriture de Kenneth Goldsmith à paraitre en janvier 2018 dans une traduction de François Bon. Je lis dans la présentation du livre : « Dans la seconde moitié du XIXè siècle, l’apparition de la photographie bouleverse les modes de représentation du réel. Bousculée dans sa pratique, la peinture va chercher et trouver de nouveaux territoires d’expression, et ainsi renouveler son langage.
Pour Kenneth Goldsmith, il en va ainsi du texte au XXIème siècle : l’environnement digital et les pratiques contemporaines d’écriture et de lecture ont profondément bouleversé la littérature et notre rapport au texte.
Internet et l’environnement numérique présentent aux auteurs et aux lecteurs de nouveaux défis et de nouveaux outils pour repenser la créativité, l’autorité de l’auteur et notre relation avec la langue. Confrontée à une quantité inédite de textes et de langages, toute une nouvelle production considérée comme ne relevant pas de la littérature : le traitement de texte, les e-mails, les messages courts et la pratique des réseaux sociaux, nous ouvrent la possibilité d’aller au-delà de la création de nouveaux textes et de gérer, d’analyser, de s’approprier et de reconstituer ceux qui existent déjà. ».
→ A suivre donc !
Segalen et Maurice Roy
Avancée dans le très beau livre de Jean-Luc Coatalem sur Segalen. Il consacre plusieurs pages à un étonnant portrait de ce personnage étrange et sulfureux, Maurice Roy, qui allait servir de modèle à Segalen pour son Simon Leys.
Je note aussi au fil des pages cette sentence qui résonne encore plus fort aujourd’hui qu’en ce temps-là : « Le Divers décroît. Là est le grand danger terrestre ».
Puis Jean-Luc Coatalem va évoquer les grands voyages de Segalen, la Chine puis Papeete, Tahiti… « pénétrer l’inconnu, galoper hors les cartes. Non pas voyager mais explorer. Vous acharner dans le Réel. » (159)
Une rencontre avec Clément Rosset et Santiago Espinosa
Lecture, le mercredi 18 octobre, à la librairie Tschann à Paris de Clément Rosset et de Santiago Espinosa, qui publient chacun un livre chez Encre Marine. C’est d’ailleurs Jacques Neyme, le directeur éditorial d’Encre Marine qui assurait la présentation des auteurs. Intitulé Esquisse biographique le livre signé Clément Rosset est en fait un livre d’entretiens avec Santiago Espinosa. Un livre où le philosophe, peu familier de l’exercice, aborde certains faits personnels, mais des faits qui ont eu une signification pour son travail philosophique.
Les deux maçons – Clément Rosset
Telle cette double histoire de maçons, à Majorque. Le premier maçon est un danseur hors-pair de cette danse pratiquée un peu partout en Espagne, la jota. Danse qui se caractérise, explique Clément Rosset, par des sauts qui donnent l’impression que le danseur s’envole, des sauts dans l’espace. Cette danse-là, il la vit exécutée pour la première fois alors qu’il avait sans doute quatorze ans. Et elle lui donna alors, de manière puissante et caractéristique, fondatrice en fait, un sentiment de profonde jubilation. À peu près à la même époque, toujours à Majorque, c’est à un fait tragique qu’il fut confronté, et qui met en scène aussi un maçon. Le jeune adolescent passe sous un échafaudage, dans la rue et voit soudain s’écraser à côté de lui un homme tombé de cet échafaudage même. Un maçon. Qui meurt sur le coup. Aujourd’hui, ce double évènement, la jubilation devant la danse et l’effroi ressenti devant ce terrible accident, semble à Clément Rosset profondément significatif de toute ce que sa philosophie allait développer autour de l’idée de la joie tragique. La joie qui est la seule à assumer totalement le tragique.
Silesius et la rose
Cité par Jacques Neyme, pendant la soirée, le distique célèbre de Silesius :
Die Ros' ist ohn' Warum, sie blühet weil sie blühet,
Sie ach't nicht ihrer selbst, fragt nicht, ob man sie siehet. (I, 289)
La rose est sans pourquoi ; elle fleurit parce qu'elle fleurit,
N'a souci d'elle-même, ne cherche pas si on la voit."
Terrible déclin
Bien sûr on avait constaté ce peu de petites bestioles écrasées sur les parebrises, bien trop propres après mille kilomètres sur autoroute, mais de là à découvrir que « en moins de trois décennies, les populations d'insectes ont probablement chuté de près de 80 % en Europe. » ! C'est ce que suggère une étude internationale publiée mercredi 18 octobre par la revue PLoS One, analysant des données de captures d'insectes réalisées depuis 1989 en Allemagne. L’article précise : « cet effondrement rapide de l'entomofaune, préviennent en effet les chercheurs, a un impact de grande magnitude sur l'ensemble des écosystèmes - les insectes formant l'un des socles de la chaîne alimentaire. » (in Le Monde daté du jeudi 19 octobre 2017)
De la lecture – Jean Ristat & Anne Portugal
Deux belles réflexions autour de la lecture. Jean Ristat, pour les notes sur la création de Poezibao : « « Il faut chercher la voix d'un écrivain dans ses textes : cela suppose sans aucun doute une attention extrême, voire un recueillement, qui nous rend alors disponibles, à l'écoute : un état de vacance en quelque sorte. Je veux parler ici de la liberté d'esprit sans laquelle il n'y a pas de lecture possible. Il y a des livres muets. Oublions-les tranquillement. Il y a ceux dont la voix n'est pas encore placée, avec les hauts et les bas de la mue. Gardons un œil sur leur auteur en attendant les ouvrages qui vont suivre... Et puis un jour vous ouvrez un roman, un recueil de poèmes... et soudain vous entendez une voix qui ne ressemble à aucune autre. »
→ C’est aussi une très belle méthode d’évaluation pour ceux qui sont confrontés à une quantité importante de livres, critiques, libraires, Poezibao !!! Souvent ce sentiment d’entendre quelque chose qu’on n’a pas encore entendu ou au moins pas entendu de cette façon-là.
Et dans le Monde des livres, (daté du 20 octobre 2017) un bel article de Céline Minard sur Anne Portugal, où je relève : « Ça fait longtemps que je lis Anne Portugal, depuis son Fichier, paru chez Chandeigne en 1992. Ça fait longtemps et, pour autant, je ne fais aucun progrès. Il existe bien des plaisirs de lecture. On peut s'installer dans un texte comme dans des charentaises, reprendre l'histoire où elle en était avec un soupir d'aise, retrouver un monde, pas trop inconnu, pas trop prévisible, qui nous réserve des lieux et des situations inattendus mais reconnaissables, on peut s'y sentir presque chez soi, et c'est un plaisir non négligeable. On peut aussi tenter de s'installer comme d'habitude et comprendre assez vite qu'on a pris place sur un siège éjectable (Bessette, Sarraute). Et, parfois, on peut savoir dès la première page qu'on n'est pas du tout chez soi, que le monde dans la langue s'est complètement déplacé, et qu'on ne sait pas lire, pas tourner les pages, pas lier les mots. Paradoxalement, cette sensation - ne pas savoir lire - fait partie de mes plus belles expériences de lecture (Danielewski, Russell Hoban). Avec Anne Portugal, je ne suis jamais déçue. Dès que le sens apparaît, elle le brouille, dès qu'une image fait surface, elle la coule ou la piège, elle l'inverse. Avec une précision et une économie redoutables. Les mots sont simples, les évocations immédiates, mais rien n'est correct et surtout pas l'usage. ». Quant au titre de l’article, il est parlant, lui aussi : « court-circuiter la séduction ». Intention pertinente en une époque où tout est fait pour la susciter cette séduction, de manière ouverte ou dissimulée. Pas uniquement dans le domaine marchand, mais aussi dans celui de la culture.
L’artisan en estampage – Victor Segalen
Pour avoir pratiqué quelque chose de lointainement approchant, dans ma jeunesse, je suis fascinée par l’évocation, par Victor Segalen, de cet artisan de l’estampage. Jean-Luc Coatalem détaille les bagages et le matériel préparés pour l’expédition chinoise de 1914 : « deux tonnes de bagages et de matériel, sept charrettes à deux mules, si chevaux "mobiles et résistants", trois cavaliers européens et dix-sept assistants (porteurs, palefreniers, cuisinier et professeur de chinois) composent l’équipage. Auxquels s’ajoute un artisan en estampages payé au rendement (de grands papiers tamponnés à l’encre noire et rouge sur les pierres set les inscriptions qui empliront vos fontes puis décoreront votre bureau) ».
→ Je rêve de cet homme plaçant ses grandes feuilles de papier sur les bas-reliefs ou les inscriptions pour les y reporter. Je me documente : « L’estampage chinois est la reproduction par frottis sur un papier spécial d’une œuvre qui primitivement n’était pas destinée à cet usage : bas-relief funéraire, inscription gravée dans la pierre (copies anciennes de peintures au trait disparues). Mais les stèles portant les calligraphies de classiques chinois étaient conçues pour l'estampage. L’estampage est une technique de reproduction qui est l’une des raisons d’être de la stèle. Celle-ci conserve le texte original mais l’estampage permet de transmettre et diffuser le texte sous forme d’une calligraphie artistique : une feuille de papier est appliquée à l’aide d’une brosse humide, afin d’épouser la gravure dans ses moindres détails. On tamponne ensuite la surface redevenue sèche avec de l’encre : les parties qui ont épousé les creux de la gravure apparaîtront en blanc sur fond noir. La forêt de stèles, ou musée Beilin de Xi'an (musée célèbre de cette ville), est le centre chinois de cette activité qui remonte au IIIe siècle. » (source et exemple)
Il faut enfin ajouter que c’est au cours de cette expédition que Victor Segalen, qui fit là un travail scientifique remarquable, découvrit le tombeau du premier empereur chinois, Qin Shi Huangdi (221-210 av. J.-C).
Rédigé par Florence Trocmé le 20 octobre 2017 à 14h41 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 09 octobre 2017 à 16h03 dans photomontages | Lien permanent
Traduire - Jean-Baptiste Para
J’ai la joie de participer au jury d’un prix de traduction, le tout nouveau Grand Prix de traduction Étienne Dolet de Paris-Universités et nous avons attribué le tout premier Prix à Jean-Baptiste Para. Avec qui j’ai conduit un entretien fort et émouvant pour Poezibao. Il fait allusion à un autre entretien, publié dans la revue Secousse. Je lis cela concernant sa relation à la Russie
Sa source première « est cachée dans la liste des jeunes gens de mon village que Mussolini avait envoyés combattre sur le front russe et qui ne sont jamais revenus. Mon premier contact avec la Russie, ce sont les noms des morts que mon regard rencontrait chaque jour : ils étaient gravés dans la pierre, près du porche de l’église située à deux pas de notre maison. Je suis obligé d’abréger, d’omettre des détails et des événements intermédiaires pour en venir à un autre épisode déterminant : la chute de l’URSS en août 1991. Lorsque j’ai appris la nouvelle, je me trouvais dans le sud de l’Angleterre, hébergé par une famille qui élevait des chevaux. L’un des chevaux était devenu fou. Il tournait sans fin sur lui-même. Ce soir d’été là, à l’instant même où dans le salon la radio annonçait la fin de l’Union soviétique, un coup de feu a retenti et, tournant mon regard vers la baie vitrée, j’ai vu le cheval s’effondrer dans la prairie. Le vétérinaire avait dû l’abattre. Les deux images se sont entrechoquées : la mort du cheval et la mort de l’URSS. J’en ai été bouleversé. Depuis ce jour, par un processus intime que je ne peux détailler ici, je n’ai eu de cesse d’étudier l’histoire de la Russie, depuis la Rus’ de Kiev jusqu’à l’époque contemporaine. Or, pour comprendre non seulement l’histoire d’un pays, mais aussi sa civilisation et les structures profondes de son imaginaire, il faut également étudier à fond sa littérature. J’ai donc appris le russe en autodidacte pour accéder le plus directement possible à la littérature russe. »
→ Plusieurs choses me frappent et me touchent ici.L’ouverture d’esprit bien sûr, l’ouverture sur l’autre, mais aussi la manière de scrupule avec lequel cet autre est approché : en prenant soin d’entrer le plus avant possible dans son Histoire mais aussi dans sa langue. Il suffit de penser un instant seulement à l’investissement considérable que cela peut représenter : apprendre l’histoire d’un pays qui vous est à l’origine étranger et apprendre sa langue, lire sa littérature. Des milliers d’heures d’études, de lecture, d’imprégnation. Ensuite le côté sensible de cette approche, ses motivations sensibles. Pas un projet intellectuel, mais quelque chose qui touche en profondeur le cœur et l’imaginaire, le sort de ces jeunes Italiens envoyés par Mussolini sur le front russe. Quand on enchaîne ensuite les faits en cascade, cela a quelque chose de vertigineux. L’analyse est puissante et pouvoir la conduire est remarquable. Cela donne par ailleurs une idée précise du lien sensible qui est au fond la motivation la plus juste, la plus profonde, la plus impérative qui nous conduit vers la littérature, la musique, l’art.
Deux langues, deux approches – Jean-Baptiste Para
Passionnant aussi et très fécond pour la réflexion sur les thèmes « langue étrangère et traduction » ce que dit Jean-Baptiste Para, toujours dans ce même entretien à Secousse sur son rapport de travail avec ces deux langues : « J’entretiens un rapport très différent avec ces deux langues, l’italien et le russe. Quand je tente de traduire un poème russe, je lis d’abord le texte pour m’imprégner de son rythme et de ses sonorités. J’en caresse la charpente verbale, mais le sens ne m’est pas d’emblée intégralement apparent, en raison de mes lacunes lexicales. Lorsque je lis un poème en italien, la perception globale est immédiate. Elle inclut tout le spectre des significations. Pour le russe, en revanche, le sens émerge progressivement, par lente élucidation. Dans l’art de l’icône, le peintre chargé de peindre le visage et les mains procède par couches, des pigments plus sombres aux plus clairs, et c’est ainsi qu’il fait émerger peu à peu le visage à la lumière. Quand je traduis du russe, c’est le visage du poème qui apparaît lentement dans sa propre lumière. Je me dis qu’avoir appris le russe dans les conditions où je l’ai fait, c’est un peu comme avoir appris en solitaire une langue ancienne : vous ne l’apprenez pas pour la parler. »
Le devoir d’offrande – Jean-Baptiste Para
Cela encore que je ressens si fortement, non pas chez moi la nécessité de traduire (l’envie ne manque pas mais le temps et il y a toujours le souci de légitimité) mais celle de donner à lire, le plus possible : « Si je considère la traduction comme une obligation, c’est par analogie avec le système du don et du contre-don. Je veux dire par là que lorsque vous lisez un texte, s’il y a commotion et si vous recevez beaucoup du poème, vous sentez s’imposer à vous le devoir d’offrande. Que l’auteur soit vivant ou non. Il arrive même que la relation soit encore plus intense quand l’auteur est mort. Dans la traduction de poètes qui ne sont plus parmi nous, un lien infiniment vivant peut s’établir. La traduction m’aura permis d’entrevoir ce que signifiait, dans un registre profane, tout à fait dégagé de la sphère religieuse, la communauté des vivants et des morts. » (source)
Il y a le don fait à l’écrivain en donnant plus d’audience à ce qu’il a écrit et il y a le don fait aux lecteurs, mettre à leur portée, sous leurs yeux, s’ils le veulent, ce livre-là. C’est vrai pour le traducteur, c’est vrai aussi me semble-t-il pour Poezibao, voire pour ce Flotoir.
Comme une rencontre – Jean-Baptiste Para
En avançant dans la lecture de cet entretien de la revue Secousse avec Jean-Baptiste Para, je me rends de plus en plus compte à quel point toute sa démarche, même si elle est plus que solidement étayée intellectuellement, est avant tout sensible. Elle procède du sensible et c’est essentiel.
Voici ce qu’il écrit sur la traduction, que l’on pourrait à mon sens transposer mot pour mot pour ce qui concerne nos relations humaines : « Je voudrais cependant resserrer ma réflexion sur un aspect plus "existentiel", et tenter de dire en quoi la traduction est en rapport avec une forme de vie. Au commencement, traduire c'est se mettre à l'écoute silencieuse d'une autre parole. C'est lire quelques vers au matin et y repenser au fil de la journée. C'est abriter en soi le poème comme le noyau d'un fruit que l'on garde en bouche et que l'on mâchonne sans le briser pour en tirer toute la saveur. Au commencement était l'écoute. Elle persévère, s'affine, devient de plus en plus sensible grâce à l'exercice assidu. On écoute des sons, des images, des pensées. On entend une voix qui renaît sous le silence des lettres. Cette voix devient une présence qui envahit doucement notre pensée. On n'entend plus seulement un timbre de voix, mais aussi une texture particulière du silence... »
→ N’est-ce pas exactement la manière dont nos rencontres avec les autres se construisent, à partir de presque rien au début, l’autre qu’un jour -pour peu que la rencontre compte-, on se met à abriter en soi et que l’on écoute, dans sa parole, dans ce qu’il écrit (dans la correspondance ou les livres), construisant une image en pas à pas, découvrant une histoire, comme un flux à bord duquel nous aurions embarqué à un moment donné, après l’avoir parfois longuement regardé de la rive.
→ Et écoutant ces mots de Jean-Baptiste Para, j’ai « entendu » le « Cimetière marin » de Valéry : Comme le fruit se fond en jouissance / comme en délice il change son absence / dans une bouche où sa forme se meurt… »
Carnet de gratitude – Jean-François Billeter
Dans La méditation de pleine conscience pour les Nuls, une bien jolie suggestion, ouvrir un « Carnet de gratitude » et noter chaque jour trois choses, qui peuvent être minuscules, qui nous font éprouver de la gratitude. Lisant les années noires de la France sous Gestapo (dans le livre de Gaëlle Nohant autour de Robert Desnos) ou les premières pages de Une Rencontre à Pékin de Jean-François Billeter, je ressens une immense gratitude pour notre liberté, d’aller et venir, de penser, d’aimer, d’être tout simplement. Et je me rends compte que c’est aujourd’hui une exception dans le monde.
« Les étudiants étrangers étaient confinés dans le monde clos de l'école et n'avaient que des relations impersonnelles avec les Chinois, principalement avec ceux qui étaient chargés de s'occuper d'eux. Ils étaient tenus dans l'ignorance des raisons de cette pratique et des conséquences que pouvait entraîner une transgression de ces règles non dites. Tout était fait pour qu'ils ne se heurtent jamais aux barrières invisibles dressées autour d'eux et n'en découvrent même pas l'existence. » écrit par exemple Jean-François Billeter.
Les haies – Sylvain Tesson
Sylvain Besson, dans Les Chemins noirs, traverse le bocage normand et une fois encore il réfléchit à la topographie et au sens de l’organisation du paysage : « Oh ! comme il eût été salvateur d’opposer une "théorie politique du bocage" aux convulsions du monde. On se serait inspiré du génie de la haie. Elle séparait sans emmurer, délimitait sans opacifier, protégeait sans repousser. L’air y passait, l’oiseau y nichait, le fruit y poussait. On pouvait la franchir mais elle arrêtait le glissement de terrain. À son ombre fleurissait la vie, dans ses entrelacs prospéraient des mondes, derrière sa dentelle se déployaient les parcelles. »
Les questions effacées – Liliane Giraudon
Je me sens très émue en considérant la pratique de Liliane Giraudon qui m’envoie un « entretien » avec Yvan Mignot dont une importante traduction de Khlebnikov parait chez Verdier : les questions effacées. N’est-il pas vrai que trop souvent nous nous pavanons dans nos questions, étalant soit notre soi-disant savoir-faire, soit nos connaissances. Pratique narcissique, alors qu’effacer les questions, une fois venues les réponses qu’elles ont suscitées, c’est laisser toute la place à l’essentiel.
Les larmes – Ian Bostridge
Il y a eu bien sûr le livre de Michèle Finck, Connaissance par les larmes, récemment reçu et cité dans Poezibao, mais aussi cette remarque de Ian Bostridge qui m’a intriguée : « crying is a physiological process—the tears shed in emotion contain twenty to twenty-five percent more protein than those produced when chopping onions, and particular stress-related hormones seem to be secreted in emotional tears »
→ Autrement dit les larmes d’émotion ne sont pas de même nature que celles qui résultent de l’irritation de l’œil. Elles contiennent en particulier des hormones qui ne sont pas présentes dans ces dernières larmes. Je pense soudain à l’étrange expression, larmes de crocodile, la sagesse populaire aurait-elle détectée que la composition chimique des larmes varie ?
Une petite recherche rapide révèle que « le liquide produit et sécrété lors du larmoiement est essentiellement aqueux, contenant - entre autres - du chlorure de sodium (qui donne aux larmes leur goût salé) ainsi que d'autres ions, des lipides, des enzymes et, accessoirement, certains médicaments. D'après une étude menée en 1981, sa composition varie et les larmes versées lors d'une émotion sont plus riches en protéines que celles versées pour une simple irritation locale. Cette étude n'aurait cependant pas amené de preuve scientifique. (source). J’apprends aussi que les larmes réflexes, résultant d’une irritation, les fameux oignons ou une saleté dans l’œil, ont pour but de protéger la cornée en diluant un agresseur potentiel.
Quant aux crocodiles et leurs larmes, voici ce qu’il en est : « Cette expression existe depuis le XVIème siècle mais trouve son origine en des temps bien plus anciens, sur les rives du Nil, en pleine Antiquité. Elle provient d'une légende égyptienne qui raconte que les crocodiles, alors très répandus dans le fleuve, gémissaient et pleuraient pour attirer leurs proies qui, intriguées par le bruit, tombaient dans le piège. (source)
L’écoute – Luciano Berio
Je ne suis pas emballée pour l’instant par les dialogues entre Rossana Dalmonte et Luciano Berio, mais je note cependant ces mots : « Entre une œuvre musicale et celui qui l’écoute il y a moins de distance historique qu’entre un tableau et celui qui le regarde. Les œuvres musicales ne se couvrent pas de ce "vernis des maîtres" (…) de ce vernis du temps, en somme, qui maintient la grande peinture du passé à une certaine distance par rapport à nous. Les grandes œuvres musicales du passé doivent être "recréées" et réinterprétées continuellement. »
L’écoute encore – Luciano Berio
Sur l’écoute de la musique : « il existe pratiquement autant de façons de comprendre la musique qu’il y a d’individus qui entrent en contact avec elle. Chacune de ces façons peut être plus ou moins simple, plus ou moins consciente, mais, en elle-même, elle sera toujours cohérente : on peut la décrire d’une manière relativement précise, on peut en isoler les paramètres d’écoute, et ceux-ci, avec un peu de patience, peuvent même être inscrits dans un code. Il reste pourtant que l’ensemble de ces façons d’écouter, ce pullulement de modes d’écoute, ne suffira jamais pour établir une image globale et synthétique de l’expérience musicale. (dans les entretiens avec Rossana Dalmonte)
→ la part subjective de l’expérience musicale, cela peut-être que Muzibao voudrait donner à entendre, un tout petit peu, avec cette rubrique « Un disque, une vie ».
Des apparences – Santiago Espinosa
Santiago Espinosa m’a envoyé son dernier livre, traité des apparences. Je me souviens avoir tant aimé le premier des trois livres récents, L’Inexpressif musical mais aussi avoir un peu calé sur le deuxième, Voir et entendre. J’aborde donc traité des apparences. Et je suis saisie d’emblée par l’importante distinction entre les deux modes de vision de la culture occidentale, deux visions antagonistes, marquée l’une par l’héritage gréco-latin, l’autre par la tradition judéo-chrétienne. La première, superficielle -ce que je vois est ce qui est-, la seconde, profonde, -ce que je vois cache une autre réalité-. « Pour les Grecs, écrit Auerbach, "ce monde réel qui se suffit à soi-même et dans lequel nous sommes entraînés comme par magie ne contient rien d'autre que lui-même ; les poèmes homériques ne dissimulent rien, on n'y trouve ni enseignement ni sens caché." C'est pour cette raison que Nietzsche les appelle "superficiels -par profondeur" : ce qui apparaît est tout ce qu'il y a ; nul besoin que ce monde se recommande d'un autre le précédant ou à venir, nul besoin que le réel exprime ou signifie quoi que ce soit : le réel est ce qui existe, tout le reste n'est rien. Acceptation sereine de la condition existentielle des hommes et des choses. (…) En contrepartie, la doctrine de la Promesse exige toujours d'"aller plus loin", vu que le sens exprimé (les choses dites ou écrites) n'est pas la vérité dernière. Contrairement à la poésie homérique, l'expression ici n'exprime paradoxalement pas mais cache la signification : "La Bible ne prétend pas seulement à la vérité de façon beaucoup plus expresse qu'Homère, elle y prétend tyranniquement ; et cette prétention exclut toutes les autres... En un sens, l'interprétation devient la méthode générale d'appréhension de la réalité (Auerbach, Mimésis, p. 23-25)" » (Santiago Espinosa, traité des apparences, p.12)
→ je songe à l’omniprésence de l’interprétation. Dérive de la critique ? Tout est aujourd’hui interprétation, glose, exploration du sens caché, lecture dite experte de signes divers. Et paradoxalement, le simple contact avec le monde réel en pâtit. Il se fait de plus en plus lointain.
Expression – Santiago Espinosa
« Le problème, on le voit, réside dans la notion même d'"expression" par laquelle on désigne deux idées contraires, ou plutôt deux points de vue différents : ou bien l'expression dit tout par elle-même (A est A) – vision tragique car sans issue possible –, ou bien elle exprime autre chose, elle veut dire quelque chose sans parvenir à le faire (A veut dire B) – vision interprétative, ou plus exactement hallucinatoire, car elle croit voir quelque chose là où il n’y a rien et par là elle cesse de voir là où il y avait quelque chose. » (p.16)
→ et le poète pourrait bien être celui qui voit, là où la vision interprétative & hallucinatoire a masqué ce qui est. Cette évidence, devant les plus grands poèmes : oui, c’est cela.
Une illusion, deux visions
Deux visions « que nous appellerons ici, faute de termes plus appropriés, transcendante et immanente. Illusion transcendante : l'expression exprime quelque chose de radicalement autre (A est, ou veut dire B – on identifie ici délibérément les verbes être et signifier) : le langage exprime la pensée, l'art exprime des émotions, le monde exprime une volonté, etc. Illusion immanente (A est A, mais parce qu'au fond A veut dire B – l'identification des verbes être et signifier est ici décalée : ils sont la même chose mais pas immédiatement, il faut trouver ce qui les relie). L’exprimé est bien ce que visait l'expression, mais cela n'est possible que par l'intermédiaire d'un autre : le réel est le réel, mais seulement parce qu'il exprime le rationnel ; l'art est bien de l'art, mais il se comprend par tout ce qui n'est pas art, etc. La philosophie semble tout entière partagée depuis toujours entre ces trois formes d'envisager la réalité qui au fond n'en sont que deux : ou bien ce qui existe se suffit à soi-même, expression intransitive, ou bien, expression transitive, ce qui existe a besoin d'un autre pour être – encore que cet "autre" soit souvent, si l'on peut se permettre l'oxymore, manifestement occulte. » (p.16)
→ il se pourrait aussi que cette question importante sous-tende les différentes façons d’appréhender la poésie, et soit à l’origine des esthétiques différentes qui se partagent ce monde, aujourd’hui. Si la référence à une transcendance signifiante est devenue rare, celle à une sorte d’étrange vérité, immanente, indéterminée, fantomatique, cachée dans la langue est monnaie courante. Peu de poésie, il me semble, du seul réel. Pour le dire plus vite et peut-être de manière un peu caricaturale, les poètes contemporains sont plutôt judéo-chrétiens que gréco-romains. Ils sont aussi, même ceux qui s’en défendent le plus, imprégnés de la figure romantique du poète.
Conjonctions
J’aime les conjonctions, à savoir la liaison en faisceau d’éléments venus de divers horizons mais qui coïncident, en un point donné, à un moment donné. En voici une triple : j’ouvre Ma durée Pontormo de Pierre Parlant et j’en lis le tout début, avec l’évocation d’un cheval blanc, celui du film de Franju évoqué par Muriel Pic dans Le Sang des bêtes. Puis j’ouvre le livre de Jacquie Barral, peintre, photographe, dessinatrice, qui a beaucoup travaillé avec Michel Butor et là voilà qui évoque « ce Journal si étrange de Pontormo ». Le chemin, une boucle, est tracé, il faut maintenant explorer Pontormo.
Hymne au dessin – Jacquie Barral
Bel hymne au dessin dans le livre de Jacquie Barral paru chez Fata Morgana, Le Ralenti des choses : « le dessin est une discipline polymorphe et le télescopage du dessin dit "artistique" avec celui du dessin "scientifique" produit des imageries parfois explosives de sens. » (p.37)
→ il suffit de regarder les dessins de Francis Hallé reproduit dans un livre que j’ai reçu mais pas encore exploré, Systématique poétique, mélodies végétales de Philippe Benkemoun (éditions Museo). J’ai toujours ressenti une immense admiration et une sorte de fascination, sur fond d’envie, devant les dessins botaniques.
Petit Bambou
Dans le métro : « petit Bambou, l’application de méditation choisie par un million de personnes. »
Dans le métro, encore, cet homme, jeune, carrure de rugbyman en tricot de corps qui ne laisse rien ignorer de cette carrure, jean savamment déchiré aux genoux, et qui lit Secrets of the millionaire mind.
Espace mental
Beaucoup aimé cette notion d’espace mental invoquée par Jean-Yves Masson (à propos de Jean-Baptiste Para) lors de la remise du Prix de traduction Etienne Dolet Sorbonne-Université. Ce serait passionnant de dresser les topographies des espaces mentaux de tel ou tel écrivain. Ou le sien pour commencer. Temporalités et espaces mentaux qui marquent si fortement l’imaginaire et les orientations esthétiques. L’entretien mené avec Jean-Baptiste Para a permis de découvrir certaines composantes de son espace mental, la Russie, l’Italie du Nord…
Hospitalité – Jean-Baptiste Para
Nombreux propos de JB Para sur traduction et hospitalité. La traduction comme une des formes les plus discrètes et durables de l’écoute, reconnaissance d’une culture autre
Tabusse ? – portrait de lectrice
Dans le métro, samedi soir 30 septembre 2017. Une dame. Très âgée, figure toute ridée, éclat bleu des yeux, au milieu de tous ces plis du visage, cheveux blancs, un air d’une vivacité stupéfiante, alors qu’elle a sans doute dépassé les quatre-vingt-dix ans. Dans ses mains un vieux livre, un peu abimé, couverture souple, sans image, où je distingue le mot Tabusse. Elle le palpe et le retourne comme si elle allait le humer ou le manger. Elle l’approche très près de ses yeux. Elle porte d’insolites chaussures de tennis blanches, un pantalon noir type jogging, une veste en velours d’un très beau vert, un sac en cuir clair tellement élimé qu’il en est devenu rose et par-dessus un grand sac en toile sur lequel on lit I © Sophrologie. Son livre ? Histoires de Tabusse d’André Chamson, paru au Mercure de France en 1930.
Comme des Velasquez
J’ai lu un jour, dans un livre de Pierre Michon, cette scène extraordinaire : il a passé la nuit à écrire le début des Vies minuscules, il sait qu’après des années de recherche, il vient de trouver sa manière. Il est dans l’autobus, le lendemain matin et il dit qu’il voit tout l’autobus comme des personnages de Velasquez. Eh bien j’ai eu un peu le même sentiment en rentrant de la Sorbonne, après la belle cérémonie de remise de ce prix à Jean-Baptiste Para : tous les êtres humains dans leur diversité (boulevard St Michel, un samedi vers 19 heures) me semblaient superbes et comme éclairés de l’intérieur.
La mémoire – Anne Malaprade
« J’écoute ce que j’ai toujours entendu, mais j’ai besoin d’une image pour croire ce que l’on me dit, et je vais la chercher dans un palais minuscule et sombre qu’on appelle mémoire » (Muzibao)
Ici-bas tout est signe – Santiago Espinosa
Dans son prélude à traité des apparences, Santiago Espinosa dénonce fermement cette dérive contemporaine : « Ici-bas tout est signe – entendu non comme référence à soi, comme les notes musicales, mais comme renvoi à l'autre, au soi-disant référent qui diffère en tout d'avec ce qui y réfère. Le réel est alors envisagé comme un texte à lire, ou mieux, à traduire, puisque le sens ne se confond pas avec ce qu'on lit ; ce sens est à jamais ailleurs, vu qu'un signe est ici, et c'est justement cela qui caractérise cette perspective, indice d'une absence. Il en est ainsi de l'image, comme au fond de l'art en général, et en réalité de toute chose, puisque le fait de prétendre qu'une chose est ce qu'elle est, qu'on ne voit au monde que ce qui se donne à voir est à considérer ici comme la vision la plus ingénue qui soit. » (p.19)
Espinosa qui poursuit : « Il semblerait que la distinction forme-contenu soit illusoire, puisque l’œuvre ne peut être ni conçue ni perçue en tant que pure forme, pas plus qu’en tant que pur contenu. »
→ Espinosa qui plaide pour la notion d’inexpressivité, mais prise dans un sens positif. Qui lutte tout au long de ces pages, de façon passionnante et très éclairante, contre tout l’immense système référentiel de la culture contemporaine, de la critique contemporaine. Il se pourrait que son propos ait à voir non seulement avec la musique, un de ses thèmes de prédilection, mais aussi avec la poésie.
Après « Une rencontre à Pékin » – Jean-François Billeter
Cet auteur dont j’apprécie tant les tout petits mais importants livres parus chez Allia vient de publier deux livres, brefs eux aussi et inattendus. Il quitte le territoire de ses recherches autour du Tchouang-Tseu, de l’écriture chinoise, de la traduction, de Lichtenberg pour mener deux récits autobiographiques et très émouvants : sa rencontre avec son épouse, chinoise, Wen, connue en Chine à une époque (année soixante) où une relation entre un étudiant étranger et une jeune Chinoise était quasi impossible. Par quels subterfuges mais aussi au prix de quels risques ils ont pu finalement se retrouver et se marier. Une Rencontre à Pékin n’est pas seulement l’histoire de cette aventure humaine, le livre vaut aussi par sa description de la vie en Chine dans ces années-là. Une Chine vue de l’intérieur, rencontrée, elle aussi, à une époque où presque personne ne s’y aventurait. C’est saisissant et amène à se poser autant de questions exigeantes que les autres livres de Jean-François Billeter.
Une autre Aurélia, dont le titre ne m’est pas encore tout à fait compréhensible, même si je sais qu’il fait allusion à Nerval, évoque l’après mort de Wen, le 9 novembre 2012. Elle était de 1940, elle avait 72 ans, ils ont été mariés 48 ans. Le livre est comme un journal, avec brèves notations sur les émotions profondes de l’auteur, devant l’absence, devant le souvenir, devant tout ce qui se passe en lui, confronté à l’absence et à la revenance de sa femme. « Ma pensée était à l’arrêt. J’avais en moi un jour blanc. ». Une autre Aurélia, ce journal d’un deuil forme un beau diptyque avec Une Rencontre à Pékin, il faut sans doute les lire ensemble, dans l’ordre chronologique.
Contrepoint
et en contrepoint saisissant, quelques pages sur la fin de Jean, le frère de Marie Depussé, dans cet autre très beau livre : La Nuit tombe quand elle veut.
Desnos et la rue Blomet
Passant devant l’endroit où était jadis le 45 rue Blomet où vécut Robert Desnos, j’ai relevé ces mots sur une plaque à l’entrée du square : « Ancien square Blomet, rebaptisé « Square de l’Oiseau lunaire » en 2010, cet espace vert a été créé en 1969 à l'emplacement d'ateliers occupés par de nombreux artistes, dont Alfred Boucher, Pablo Emilio Gargallo, André Masson, Joan Miré et Robert Desnos. Il doit son nom à la sculpture en bronze L'Oiseau lunaire (1966) de Joan Miré (1893-1983), offerte à la Ville de Paris par l'artiste. Cette œuvre, présente dans le square depuis 1974, rend hommage au poète Robert Desnos (1900-1945), mort un mois après sa libération du camp de concentration de Theresienstadt, en Tchécoslovaquie, aujourd'hui République tchèque. »
Mozart
Karl Barth, le grand théologien suisse protestant, a écrit un livre sur Mozart. Brief an Mozart, 1956, que je ne trouve que dans sa bibliographie en allemand et qui donc ne doit pas être traduit en français. C’est Santiago Espinosa qui me l’apprend. Il fait de nombreuses allusions à Mozart, mais dont l’articulation avec son propos n’est pas encore très claire pour moi.
Espinosa versus Didi-Huberman
Parfois lire, c’est souffrir. Dans ses choix, dans ses goûts. Je découvre une sévère critique d’un auteur très aimé, Georges Didi-Huberman, sous la plume de Santiago Espinosa. Je comprends cette critique, dans le contexte de son livre auquel j’adhère. Je suis donc dans un cul de sac ! Santiago Espinosa reproche à Didi-Huberman de relier toutes les œuvres d’art à l’absence ou à la perte (58). Je rappelle ici que Santiago Espinosa cherche à démontrer que les choses sont ce qu’elles sont et qu’elles ne sont ni le signe ni le symbole d’une autre réalité, transcendante ou immanente, qui serait cachée et qu’il faudrait découvrir : ce qu’il appelle l’inexpressivité qu’il oppose à l’expressionnisme. « Tout se passe comme si l'œuvre d'art, quel que fût le domaine de création, se trouvait toujours à mi-chemin entre l'expression la plus exquise et l'inexpressivité la plus inepte, voulant toujours parler sans pouvoir réellement dire quelque chose. Tout se passe en somme comme si l’art avait toujours besoin du soutien de la parole non artistique pour enfin réussir à s'exprimer. C'est cela qu'on affirme lorsqu'on demande au spectateur de ne pas prendre les apparences pour l'œuvre et d'aller au contraire plus loin, toujours ailleurs, pour en comprendre le sens, l'expression. Le critique prendra ainsi pour radicalement "naïve" la vision d'une toile qui s'épuiserait dans sa pure présence, prétendant que la véritable perception est celle de l'invisible et, comme y insiste Didi-Huberman parmi d'autres critiques, celle de l’« absence » et de la « perte ». (p.58). Et il ajoute que « dans ces discours on parle de tout, sauf d’art – et souvent beaucoup de morale ou de politique. » (59)
Il prône donc lui une perspective « qui [lui] parait définitivement plus proche de la création artistique, qui confond le sens de l’œuvre avec sa présence » car « l’œuvre d’art offre un sens en elle-même, tout sens extra-artistique étant hallucinatoire ou du moins inessentiel. » Le mystère ici n’est pas une signification voilée mais « la présence inexpressive et ineffable qui caractérise tout objet existant. ». Plus loin encore « l’œuvre présente l’existence dans sa facticité, comme "simple et nu être des choses" pour reprendre une célèbre formule de Scipion Dupleix. »
→ double intuition à vérifier en poursuivant la lecture : ce que dit Espinosa aurait sans doute à voir avec la méditation et avec la poésie. « c’est cette expérience que manquent les yeux qui scrutent et interprètent » et « on perd ainsi la saisissante intuition que provoque la présence d’un objet singulier » (p.61)
Le don de l’art – S. Espinosa
J’aime aussi beaucoup cette formulation : « On manque notamment le don de l’art à savoir la possibilité de changer de regard à l’égard du réel qui, par son biais, devient un objet d’attention et de réjouissance ».
→ oui ce don de l’art, tellement évident. Je me souviens en avoir été frappée il y a fort longtemps après avoir lu un poème de Jacques Réda évoquant l’échancrure du ciel entre les immeubles d’un paysage urbain. Sentiment que cela, le poète me l’avait donné à voir, et pour toujours.
Si proche de cela – Jean-François Billeter
Et n’est-elle pas proche de ces idées cette remarque de Jean-François Billeter : « Wittgenstein s'est intéressé à des phénomènes que les autres n'ont pas vus – faute d'attention. “Là où d'autres passent, je m'arrête”, notait-il.19 C'étaient des phénomènes si élémentaires qu'il n'existe pas de langage assez simple pour les décrire, ou plutôt : si élémentaires que le langage les trahit en envoyant tout de suite l'esprit dans la mauvaise direction, non celle de l'observation, mais celle des mots. », Billeter qui écrit aussi « toute la difficulté consiste à observer ce qui est avant le langage et à s’y tenir ».
→ déjouer donc les pièges multiples du formatage et notamment celui induit par les mots.
De l’âme – Joseph Joubert
Oui de l’âme et selon Joubert. Or chaque fois que je viens à entrouvrir Joubert, ici dans une édition sûrement quelconque, fautive peut-être, trouvée en ligne, je m’étonne qu’on le lise si peu. Certains poètes le lisent et le citent, je pense à Jean-Claude Pirotte par exemple.
Trois citations sur l’âme :
« L'âme est une vapeur allumée qui brûle sans se consumer ; notre corps en est le falot. »
« L'âme est aux yeux ce que la vue est au toucher ; elle saisit ce qui échappe à tous les sens. »
et celel-ci, si forte : « Il est des âmes qui non seulement n'ont pas d'ailes, mais qui même n'ont pas de pieds pour la consistance, et pas de mains pour les œuvres. »
L’oubli de soi - Espinosa et Schopenhauer
Santiago Espinosa note chez Schopenhauer la réticence « qui deviendra particulièrement manifeste au sujet de la musique, à juger de la beauté d’une œuvre d’art à partir d’arguments non esthétiques. » (p.64). C’est que l’objet artistique « a le pouvoir d’attirer l’attention, de par "sa finalité esthétique" sur lui-même et sur rien d’autre que lui-même, ce qui a pour effet, très cher à Schopenhauer, de permettre au spectateur de s’oublier soi-même, de s’effacer et par suite de cesser d’interpréter, tout jugement étranger à l’objet contempler le faisant précisément revenir au monde auquel il s’agit d’échapper, et plus précisément à sa propre personne et à ses détresses. »
→ qui n’a connu le vertige et aussi la consolation à se laisser complètement embarquer, doit-on dire corps et âme ?, dans un grand livre. Je pense ici particulièrement aux expériences de lecture dans les années de formation, enfance et adolescence. L’oubli de soi qu’apportent la lecture, la musique.
Et en merveilleux cadeau au terme de ce paragraphe, une citation de Goethe : « C’est par l’art qu’on se dérobe le plus sûrement au monde et c’est par l’art qu’on se lie le plus sûrement à lui » (in Les Affinités électives, cité p. 65)
Comme la poésie
« La vérité de toute œuvre d’art : l’évocation de la présence silencieuse du réel, une sorte d’écho du silence, comme la musique » Espinosa fait ici allusion à Poétique musicale de Stravinsky.
Et j’ajoute comme la poésie….
Et ces mots encore qui me renvoient tellement au poème : « Le réel jaillit brisant ce monde de significations où tout avait l’air de tenir conjointement » (p.71)
→ J’ai souvent pensé que la poésie parfois me donnait à voir le monde : « l’art fait apparaître le réel dans son apparition même, étranger à toute appréhension, à toute préhension ».
Le fameux lied – Schubert, Ian Bostridge, Thomas Mann
Il s’agit de « Der Lindenbaum », le fameux lied du Winterreise, le Voyage d’hiver de Schubert. Sur lequel se penche Ian Bostridge dans son Schubert’s Winter Journey. Le musician écrit : « That extraordinary popular dissemination of “Der Lindenbaum” discussed earlier must have been one of the things that led Mann to choose it to play such a crucial, if mysterious, symbolic role in The Magic Mountain. It meant that most readers would recognise the song; it also meant that it could at the same time summon up visions of profound art and intimations of the folkloric. Mann himself dwells on the subject at length in the chapter entitled “Fullness of Harmony.” The sanatorium, “in its never-resting concern for its guests,” makes an acquisition, rescuing Castorp from “his mania for solitaire,” a mysterious object whose “secret charms” intrigue even the narrator. It is a gramophone. »
Il évoque donc la place de ce célèbre lied du Voyage d’hiver dans l’œuvre de Thomas Mann, ici La Montagne magique, avec la fameuse scène du gramophone. Un Thomas Mann dont André Hirt vient d’explorer aussi le rapport à la musique, mais pas uniquement, loin de là, dans son livre tout juste paru, Chantier Faustus.
L’ombre de la chaise – Anne Weber
Deux beaux articles dans le dernier Monde des livres autour de la traduction et singulièrement de la traduction de l’allemand.
Ces propos d’Anne Weber, par exemple : « Les langues voisinent mieux que les humains. Ce sont des êtres vivants et invisibles qui coexistent sans jamais se faire la guerre. Dans le pire des cas, il y en a une qui repousse l'autre ; dans le meilleur, elles s'interpénètrent. Elles n'ont besoin pour cela ni d'accords bilatéraux, ni de déclarations d'intention, ni de jumelage. "Lune" n'est pas la soeur de "Mond", "Stuhl" n'est pas le frère de "chaise". "Stuhl" et "chaise" sont les formes que prend l'ombre de la chaise selon l'angle où l'on se place pour la regarder. » Elle évoque l’ancrage profond du français moderne dans le grec et le latin qui le maintient à distance de la réalité sensible. Le français actuel regorge en effet de ce que les Allemands appellent "Fremdwörter", "mots étrangers", et que les Français qualifient de "mots d'origine savante". Ce n'est pas seulement vrai dans le domaine intellectuel ; même la langue quotidienne en est marquée. Cette "érudition" du vocabulaire a pour effet que les Français vivent dans un monde plus distingué et en quelque sorte plus pâle, en tout cas moins sensuel que les Allemands, dont la langue est toute de terre et de chair. » et alors qu’on s’apprêtait à trouver cela peut-être un peu trop général, Anne Weber devance la critique et ajoute : « Tout cela est sans doute vrai - et faux en même temps car ce n'est là qu'un aspect de la langue et, en réalité, il faudrait tout autant s'interdire de parler en général du français et de l'allemand (la langue) que du Français et de l'Allemand (la personne). Pourtant, un traducteur ne saurait se dispenser entièrement de ce genre de considérations d'ordre général qui se trouvent plus ou moins à mi-chemin entre la vérité et le stéréotype. En outre, on a tort de penser que la langue n'est que la langue. Une des difficultés de la traduction consiste justement en la nécessité, qui est en même temps une impossibilité, de traduire, en plus de la langue, un être humain et un pays. »
Rédigé par Florence Trocmé le 09 octobre 2017 à 15h56 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent