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Rédigé par Florence Trocmé le 28 novembre 2017 à 16h37 dans photomontages | Lien permanent
Une galaxie particulière - Auxeméry
Très belle note sur le tout nouveau livre d’Auxeméry, qui m’attend et que je vais très bientôt aborder, tranquillement. Voici notamment ce qu’écrit Pierre Vinclair : « Cette reprise de la trace de soi n’est pas solitaire : d’abord, elle est formée et détournée par le champ magnétique de la tradition. Non pas la tradition dans l’absolu, mais la galaxie particulière formée par les quelques figures qu’aime l’auteur, qui ont déterminé son goût, ou dont il a été le traducteur : Victor Segalen, Allen Ginsberg, Ezra Pound, Charles Olson, André Breton, Antonin Artaud, Cesar Vallejo, Louis Zukofsky, William Carlos Williams, Hilda Doolittle, Blaise Cendrars, mais aussi Charles Mingus, Lucrèce ou Héraclite, forment ce champ de bosse singulier sur fond duquel les vers amples d’Auxeméry tracent leur sillon. Ensuite, la trace est orientée, offerte à quelqu’un. Sans doute il n’y a “Pas de dieux. / Seuls signifient les Caractères. / Au lieu où sont les signes / est le sens.” (p. 211) mais ces signes eux-mêmes sont un mouvement, une reprise et un cercle, une adresse. Des signaux, d’adieu ou de salut, de détresse. Les textes ne sont ainsi pas sacrifiés au dieu mort, ou à l’hypothétique lecteur transcendantal, mais donnés aux amis, poètes, critiques, aux proches — Yves di Manno, Jean-Paul Michel, Florence Trocmé, Pierre Joris, Rachel Blau DuPlessis, etc. »
→ je suis infiniment touchée d’être citée. Il est vrai que depuis des années nous dialoguons avec Auxeméry et qu’il m’est aussi un guide précieux pour les lectures. Si je me suis portée vers le livre de Coatalem sur Segalen, c’est pour l’avoir entendu si souvent me parler du poète et c’est lui encore qui m’a conseillé l’excellente édition du Livre de Poche qui aide à s’y repérer dans ces Stèles si singulières et complexes, via Christian Doumet. Sur ces traces d’Auxeméry, il y a aussi les passages, un chemin frayé bien souvent par les autres.
→ c’est d’ailleurs lui que j’ai questionné lorsque je m’interrogeais hier sur la question de l’objet brisé à reconstituer pour se faire connaître, reconnaître. Et voici sa belle réponse : « C’est une histoire qui court partout sous des tas de formes… c’est la définition/étymologie du « symbole… Wikipedia est assez précis, je cite : Le mot « symbole » est issu du grec ancien symbolon (σύμβολον), qui dérive du verbe συμβάλλεσθαι (symballesthaï) (de syn-, « avec », et -ballein, « jeter ») signifiant « mettre ensemble », « apporter son écot », « comparer ».
En Grèce, un symbole était au sens propre et originel un tesson de poterie cassé en deux morceaux et partagé entre deux contractants. Pour liquider le contrat, il fallait faire la preuve de sa qualité de contractant (ou d'ayant droit) en rapprochant les deux morceaux qui devaient s'emboîter parfaitement. Le symbolon était constitué des deux morceaux d'un objet brisé, de sorte que leur réunion, par un assemblage parfait, constituait une preuve de leur origine commune et donc un signe de reconnaissance très sûr. »
Ainsi va l’échange au quotidien, échos, rebonds, enseignements des uns et des autres, dialogues au vrai sens du mot. Pour tout cela, j’éprouve une immense gratitude.
Et cette très belle remarque de Pierre Vinclair : « En un sens, c’est un effort modeste, que tout le monde fait ou doit faire : il s’agit tout simplement de douer sa vie de forme : “établir des relevés, voilà // & délimiter l’aire où se sont fixés / telle allure, telle émotion, tel infime / ou peu frivole arroi des sens ou de l’esprit / tout ce qui d’une vie dépose ou manifeste / & façonne ce qui doit en être lu” (p. 34). Mais en un autre sens, cette tâche est la plus haute et la plus ardue. Car ce travail par lequel l’être se révèle, a une portée proprement ontologique : il s’agit de “Percer l’opaque, peut-être. Devenir lumière. Et questionnement de la lumière.” (p. 349) Une lumière rasante, cherchant à révéler à la surface de la trace l’être dans son relief et son mystère, mais aussi une lumière réflexive, critique, qui se questionne : le premier acte de la lumière est la lucidité. » (lire tout l’article)
Françoise Héritier
Françoise Héritier vient de mourir. Bel article dans Le Monde avec un encadré de Marc Augé qui fut son mari et qui parle notamment de son livre Le Sel de la vie, que j’achète immédiatement. C’est au fond un splendide « carnet de gratitude(s) » ! que cet immense répertoire, comme une litanie, comme un fleuve de choses petites ou grandes de la vie
Stèle - Segalen
Une belle stèle « Miroirs » sur l’altérité réfléchissante.
La basse continue – Pierre Parlant
« De son côté le Journal, sorte de basse continue » (p.150)
→ si souvent les lectures tiennent, prégnantes, sous la rétine mentale, basse continue de toute une journée à traverser, attente contenue, si forte que presque nécessairement déçue.
Les poissons de Pierre Parlant
Hallucinante description de poissons qui me semble si typique de la manière de Pierre Parlant : « Pensionnaires pressés entre des cloisons de polystyrène, n'avouant rien d'intelligible depuis leur lit de glaçons, les corps fuselés réfléchissaient au nom de cette compétence peu commune qu'est le scintillement post-mortem. De l'orange corallien au noir d'un bleu très noir, du type néoprène — nylon à l'extérieur, plush titanium à l'intérieur (équipement de série chez tout plongeur naturiste non-bipède, appartînt-il à l'ordre des sirènes) —, ici et là doté d'écailles, d'éclats mercurisés, garni de boutons d'œil agrafés sur la mentonnière à la manière de recalés boudeurs ou, plus fortiches, d'escrimeurs, depuis les planches mal équarries, détrempées sous l'auvent, l'increvable duo surface/profondeur se rappelait à nous, désorientant notre boussole intime. » (p.150)
Le présent, la langue – Pierre Parlant
« Le présent
est une technique de soi
réglant les impressions
au centre aveugle
d’une parole
(…)
La langue
cherche comment
nommer l’énigme
qui nous attend
d’où son frisson
durable »
(p.154)
Ce que j’étais en train de faire là – Pierre Parlant
« Si de surcroît on m'avait demandé ce que j'étais en train de faire là, face à l'écran, quoique habité par le souvenir de la peinture, par celui des dessins, des fresques effacées, je n'aurais pas su quoi répondre, sauf à déclarer que rester là, faire et refaire mille fois le tour (du marché, de la ville, de la chambre, de la place, de la halle, de la table des matières de tous les livres du monde, de la Terre, du problème, etc.), entre mille et une positions, parfois décourageantes, cette affaire-là me procurait parmi mes alibis sans doute le meilleur.
Faire le tour. Tourner pour retourner. Trouver, ne pas faire le point. Saisir le jeu du pli en le reconduisant vers sa propre limite. Régler le tour d'une vie pour distinguer la force de son sort, le personnage de ce qu'il incarne, le corps de ce qu'on use. Puis lumière l'ensemble au cœur absent. » (p.159)
→ régler le tour d’une vie pour distinguer la force de son sort, cette ligne qui peut-être sort progressivement du fond sonore de soi au fur et à mesure que les années passent.
Le violon de Proust
J’ai reçu un disque intitulé le violon de Proust, qui regroupe les sonates pour violon et piano de Franck, Hahn et Saint-Saëns, jouées par Gabriel Tchalik et Dania Tchalik. Au dos du disque, cette magnifique citation de Proust : « je crois que l’essence de la musique est de réveiller en nous ce fond mystérieux (…) de notre âme, qui commence là où le fini et tous les arts qui ont pour objet le fini s’arrêtent, là où la science s’arrête aussi, et qu’on peut appeler pour cela religieux. » (dans une lettre à Suzette Lemaire, en novembre 1894)
Points de repères
Cette remarque d’Auxeméry dans un courriel autour de Segalen : « Thibet et Équipée sont sans doute les textes qui m’ont été des stèles (= des marques signalant une étape nécessaire dans la méditation de soi) , ou des amers (= des points de repère précis permettant de viser pour fixer l’itinéraire) (ou des rhumbs = des angles sur la rose des vents où humer l’énergie à utiliser, comme dirait le navigateur Valéry) sur ma route… Je pense que ces deux œuvres sont les lieux de l’effort et de l’attention (i-e, de la tension !) »
Françoise Héritier
Visionné un beau film, très émouvant, sur Françoise Héritier, signalé sur twitter par Martine Sonnet. Il y a une vivacité, une ouverture, une curiosité et un manque de prétention magnifiques chez cette femme. Une simplicité aussi pour parler de sa maladie auto-immune (La Polychondrite Chronique Atrophiante, qui attaque les cartilages) et de son recours obligé à la cortisone avec tous ses effets secondaires.
Le doute – Bernard Noël
Je continue, tout doucement, tant c’est dense, la lecture des entretiens d’Alain Veinstein et Bernard Noël. A la question d’A.Veinstein de savoir s’il faut continuer à aligner des mots, Bernard Noël répond : « je crois qu’on ne peut aligner des mots qu’à partir du moment où on doute de la possibilité de faire quelque chose d’aussi dérisoire. » (p.89)
Des mouvements de langues – Bernard Noël
« Je crois qu’il y a des mouvements de langues de fond ?(…) je me demande si ce n’est pas ce qui permet que la poésie perdure. Il ne s’agit pas d’inspiration – le mot est devenu inemployable et douteux (…) mais il me semble que de temps en temps, le poème nous met en contact avec quelque chose d’extrêmement primitif qui dépasse complètement l’individu et qui serait l’Histoire de toute la langue. Ce qui m’intrigue peut-être le plus c’est que depuis que l’homme fabrique des mots – il doit y avoir quelques millénaires – je ne pense pas que tous ces mots sont perdus, que toute cette activité est perdue, mais qu’au contraire, elle est cette espèce de réservoir fantastique auquel parfois on accède, comme ça, par une percée, un éclat, une précipitation. » (p.91)
Parler de ses propres livres – Bernard Noël
« Si j'essayais par exemple de parler du Syndrome de Gramsci, si je parle de la tentative profonde qui est derrière, qui est d'essayer d'atteindre une couche — que je ne sais pas comment qualifier, d'ailleurs — la couche à l'intérieur de laquelle sourd l'écriture, comme une source sourd de la terre, j'en suis très vite réduit au mutisme parce que le phénomène, bien qu'il soit extrêmement concret, bizarrement, je ne peux pas être à la fois son spectateur et sa source. Et donc, essayant de le voir, je m'en sépare, et m'en séparant, en quelque sorte je le détruis. C'est aussi ça le problème de l'écriture : elle avance en se reproduisant et en s'effaçant. Ce qui m'a toujours surpris, au fond, peut-être le plus, c'est à quel point l'écriture part de quelque chose que le mot "oubli" pourrait couvrir assez bien et elle révèle à l'intérieur de cet oubli, c'est-à-dire de ce que je ne sais pas, quelque chose que je ne sais que le temps pendant lequel je l'écris, et ensuite, cela s'efface... » (p.98)
Un constat terrible – Bernard Noël
« Aujourd’hui, il est possible de substituer à la pensée intime, à la pensée personnelle, une pensée venue de l’extérieur sans que la victime en ait conscience, toujours à son insu. Peut-être tout simplement (…) pour la raison que toute influence exercée à travers le monde visuel a forcément un effet mental direct et justement imperceptible, parce que je crois qu’il y a non seulement analogie entre le visuel et le mental mais communication permanente et directe. »
→ cette emprise de la pensée dominante, à notre insu, ce lait que nous buvons à longueur de journée, via l’omniprésence et l’omnipotence des médias au sens le plus large, de la publicité aux réseaux dits sociaux, en passant par la radio, la télévision. Naïvement, je pense que l’antidote, peut-être le seul vrai antidote, c’est la lecture. À condition bien sûr que les choix soient un peu personnels, à l’écart des courants dominants. Il ne s’agit pas de lire le dernier bestseller de l’écrivain à la mode, si on recherche cet effet de contre-poison ! Il s’agit de lectures très diversifiées, aussi multiples que possible, dans tous les domaines, littérature, essais, etc. Des livres qui confortent (mais avec le risque que ce qu’ils confortent ce soit précisément l’opinion dominante pernicieusement infiltrée en nous) et aussi des livres qui dérangent, qui perturbent, qui nous sortent de notre confort ! Des livres peut-être aussi qui s’opposent entre eux, pour bien enraciner en nous l’idée que le monde est pluriel, complexe, que l’univocité est forcément un piège, un biais, une manœuvre dangereuse. C’est un combat inégal, les forces des « pensées venues de l’extérieur » sont tellement plus puissantes et armées que notre pauvre pensée intime et personnelle. Mais cette dernière, tentons au moins de la renforcer, de la nourrir.
De la bibliothèque – Bernard Noël
Et vertu justement d’avoir une bibliothèque (elle n’a pas besoin d’être immense) : « si on ouvre un livre au hasard, on y trouve très souvent une réponse qui correspond à ce que vous êtes en train de faire ou qui apporte la pièce manquante du puzzle. (…) Mais cela ne relève pas de la lecture, cela relève de la consultation un peu…. oraculaire. La bibliothèque me sert à ça. » (116)
→ l’effet de recours de ce que j’appelle la lecture inductrice. Celle qui relance, qui défige, qui redonne un tant soit peu d’élan. Que le coup d’arrêt soit dans la vie ou dans le travail.
Je reprends ici les mots d’Anne Malaprade dans la note qu’elle a consacrée à ce livre d’entretiens : « Un entretien singulier, en 1994, ne s’articule à aucune actualité éditoriale : il est consacré à la bibliothèque de l’écrivain. C’est l’occasion d’évoquer cette "circulation des mots" que les livres mettent en œuvre, et ce type particulier d’"accumulation" que constitue une bibliothèque. Bernard Noël y explique notamment comment les livres diffusent une présence qui peut rester silencieuse. Tels les individus, ils constituent une sorte de communauté, un groupe, un pôle et un foyer, un trésor de mots et de sens. Ils diffusent pour celui qui veut et sait la percevoir une "action rayonnante." « Muets — et pourtant physiquement situés et ancrés —, ils deviennent à des étapes particulières de la vie nécessaires, et accompagnent, protègent, soutiennent celui qui les convoque au moment opportun. »
Un beau soutien ! – Bernard Noël
Et voici une autre remarque de Bernard Noël qui m’est précieuse : « Je suis persuadé que tous les livres sont nécessaires même ceux que je déteste. J’aurais tendance à penser qu’une époque c’est une masse littéraire, une masse qui va, pour simplifier, de Delly à Malraux, par exemple, - pour prendre des gens qui me concernent peu par ailleurs - et que tout cela est inséparablement lié bien que profondément étranger l’un à l’autre. (…) peut-être que la littérature a (…) besoin de toute cette masse de mots morts ou morts-nés, d’histoires sans intérêt, comme une espèce de rumeur profonde, d’où monteraient les chants qui nous intéressent. (…) je me sens une solidarité avec tout le contemporain, y compris le plus lointain.»
→ Essentiel ce « je me sens une solidarité avec tout le contemporain ». Et belle incitation à considérer différemment ces livres qui parfois me pèsent tant. Ces livres que je reçois à longueur d’années, au milieu bien sûr de livres importants, voire essentiels, ces livres qui me font l’effet d’être « évitables ». Que l’auteur aurait pu éviter d’écrire (de quel droit dire cela ?), que l’éditeur aurait peu éviter de publier et de diffuser (même question !)…. Qu’est-ce que j’en sais, de leur poids ? Et même si je suis sûre que ce n’est pas un livre important, je peux peut-être tenter de l’imaginer comme le suggère Bernard Noël comme part de la rumeur de fond du contemporain : « tout ce présent est issu de ce gigantesque murmure qui vient du fond du temps », Bernard Noël qui précise que « ce qu’il voudrait saisir ce sont quelques échos de cette immense rumeur qui a commencé quand on a commencé à parler (…)Peut-être que la bibliothèque est un état de ce corps de langage, que je voudrais faire résonner mais qui résonne tout seul à travers mon présent. » et il conclut en disant qu’à « l’intérieur de la bibliothèque règne une espèce d’animisme qui me conforte. » (116 et 117)
→ Cela explique aussi ce que beaucoup reconnaissent comme l’ouverture de Poezibao, comme si je pressentais que beaucoup de sources différentes parlent de ce temps, sont ce temps, même si les textes ne sont pas puissants, si la redite est flagrante, si la manière d’écrire n’est pas jugée comme très actuelle ? Tous les textes publiés me disent ou m’ont dit quelque chose, à un moment donné. Peut-être que moi aussi je ressens cette « solidarité avec tout le contemporain » tout en sachant pertinemment qu’en réalité j’en exclus des pans entiers.
Neutralité et présence – Bernard Noël encore
À propos de tableaux qui se trouvent dans sa bibliothèque, Bernard Noël dit à Alain Veinstein : « Dans ma bibliothèque, il y a un certain nombre de tableaux mais ils sont inégalement présents selon les jours, selon le temps d'arrêt devant eux. Il est vrai que s'ils étaient en permanence présents, ce serait impossible, sans doute, et que si les livres étaient en permanence en état de rayonnement, l'espace deviendrait insupportable. Donc, ce sont ces alternances de neutralité et de présence — qui sont d'ailleurs permanentes dans la vie de chacun — qui forment une succession à la fois de pleins et de vides, de trous et de présences très bizarre. »
→ je me fais la même réflexion à propos des « images » accrochés au-dessus de mon bureau, portraits d’écrivains et de musiciens, photos des miens, aquarelles d’amies, cartes postales, citations, dessins de presse. Ces jours où l’une ou l’autre me parlent, ces jours où je ne les vois pas. Ces jours où parmi toutes, mon regard se fixe et s’attarde sur tel ou tel élément, un visage, des mots, des couleurs. Alternance de neutralité et de présence.
Le journal de Prokofiev
Coup de téléphone de S., mon ancienne professeur de piano. Elle me raconte une anecdote magnifique qui aura peut-être quelques développements dans Muzibao. A un concert Prokofiev, on signale qu’un membre de la famille du compositeur est dans la salle, sans plus de précisions. S., qui est une grande passionnée de Prokofiev, scrute très attentivement la salle et repère quelqu’un. Elle va voir cet homme à la fin du concert, il est bien le petit-fils de Prokofiev et s’appelle aussi Sergueï. Elle lui dit qu’elle cherche depuis des années à se procurer le journal de Prokofiev, devenu introuvable et qui est un monstre de trois énormes volumes. Le petit-fils lui répond qu’il en a encore cent exemplaires et qu’il lui en offrira bien volontiers un. Ce qui fut dit fut fait, avec une signature Sergueï Prokofiev (jr!) et toute une documentation, des articles en anglais, etc. J’ai demandé à S. si elle pourrait me raconter cette histoire pour Muzibao, traduire quelques fragments du journal (il est en russe, non traduit à ce jour semble-t-il) qu’elle est en train de lire, voire prévoir un entretien avec Prokofiev jr.
Des initiales
Écrivant mes « petits vracs » (non transcrits la plupart du temps dans la version en ligne du Flotoir), certains passages du Flotoir, où les proches, les amis sont parfois signalés par de simples initiales, je repense à ce très beau passage de Ma durée Pontormo où Pierre Parlant évoque sa propre façon de faire. Notamment à partir de la notation récurrente de C. Dont il dit que cette lettre peut potentiellement représenter plusieurs personnes, ce qui soudain introduit un trouble (très plaisant) dans la lecture. C’est parfois C (dont on s’est fait une idée, dont on a imaginé la relation avec l’auteur) mais n’est pas toujours C, peut-être quelqu’un d’autre, parfois.
Espace intérieur, espace visible, Segalen, Christian Doumet
Cette note de Christian Doumet, commentant ma Stèle du soir, « A celui-là », une très belle stèle qui tourne encore autour de l’amitié : « en réalité Segalen pose la continuité de l’espace intérieur et de l’espace visible. La frontière entre les deux, l’écriture ne cesse de l’abolir. » (p.128)
→ il me semble que l’on peut dire la même chose de la méditation.
La ritournelle
J’ouvre le livre d’Aliocha Wald Lasowski et d’emblée, j’ai l’impression d’être au cœur de mes thématiques, pour ne pas dire de mes obsessions musicales. Le livre s’intitule Le Jeu des ritournelles. Il va être principalement axé sur quatre couples, Freud et Mozart, Gide et Chopin, Barthes et Schumann, Deleuze et Ravel. Mais le « pré-lude » élargit le propos avant de le resserrer et fourmille de notes qui me retiennent.
L’auteur ouvre son propos en évoquant plusieurs films et les musiques qui leur sont associées : films de Harold Becker (Sea of love et la chanson éponyme de Phil Philips), de Stanley Kubrick (Barry Lyndon et la fameuse Sarabande de Haendel), puis il se déporte vers Verlaine et Laforgue : « Transformée ou transportée, la ritournelle joue de la répétition et de la variation ; comme dans la Passacaille en ut mineur de Bach. »
→ voici en effet deux de mes thèmes majeurs en musique, la répétition sous toutes ses formes depuis des grounds jusqu’aux musiciens répétitifs américains (Glass, Reich, Riley, etc.) et les variations, notamment autour des grands massifs, les Goldberg de Bach, les Diabelli de Beethoven et quelques autres. Dont, fondatrices, celles sur Ah vous dirais-je maman de Mozart.
Caractéristiques de la ritournelle
« Quelles sont les caractéristiques de la ritournelle. De quelle nature est sa frappe ? Le tremblement magnétique du tempo, sa plasticité sonore, sa mélodie déracinante, dont le refrain opère un glissement qui va jusqu’au vertige. » La ritournelle décrite comme « une insurrection musicale, une force créatrice toute en intensités et en variations dans la répétition. »
Elle peut être « bucolique, charmante » comme « spectrale, sombre et fantomatique » (on rêve d’une « liste » immense de ritournelles, à établir pourquoi pas ?). Elle a un « air obsédant et entêtant » (pp. 15 et 16). Il y a des ritournelles fantômes : « peuplée de revenants et hantée par des spectres, la mélodie est traversée par des ritournelles introuvables ou disparues. » Il semble que maints musiciens contemporains jouent de ces bribes fantômes, ces citations spectrales, sous forme de ritournelles, de répétitions.
Avec Verlaine
Aliocha Wald Lasowski, toujours dans les pages de ce « pré-lude » titré Intensités glisse ensuite vers le domaine poétique et singulièrement vers Verlaine et son Art poétique, Verlaine dont il rappelle comme il était sensible « aux refrains de café-concert comme au rythme des comptines enfantines, allitérations joyeuses et homophonies galopantes de la chanson populaire. »
→ on peut songer aussi à ce qui n’était pas ritournelle à l’origine mais dont on a fait ritournelle, pas la répétition inlassable du même. Je songe à ces disques de l’enfance, Histoire de Babar, Contes d’Andersen, Mozart ou Chopin racontés aux enfants (avec Gérard Philipe ou François Périer), indéfiniment réécoutés. Symbole d’une telle ritournelle, ce jeu un peu poussé à l’absurde : un sillon fermé dans ce disque de l’Histoire de Babar et l’inlassable répétition de « et dans le grand ascenseur, et dans le grand ascenseur et dans le grand ascenseur » alors que Babar est dans le grand magasin pour s’acheter « un beau costume vert ». Ces empreintes indélébiles des formules de l’enfance, petites poésies (son petit faon délicieux a disparu dans la nuit brune), mais aussi grands textes latins de la liturgie ! Je les ai retrouvés, en brèves citations, dans l’excellent livre, Les Bourgeois, d’Alice Ferney que je lis à haute voix à M. et je me suis amusée en sentant comme soudain ma lecture changeait de régime et devenait véloce dans ce texte connu par cœur et inséré ici au cœur de la prose de la romancière !
Retrouvailles
« Effet de retrouvailles avec les berceuses d’autrefois » ! (p.24) Cela rejoint mon idée récente que toute musique est berceuse.
Répétition, hantise
« La modulation répétée hante l’esprit. Cette musique entêtante habite l’imaginaire, l’autre fée du logis, en mélodie obsédante, qui, comme le disait le psychanalyste Theodor Reik à propos de l’haunting melody, manifeste "le travail d’une puissance inconnue en nous" ». (p.25)
Aliocha Wald Lasowski ajoute un peu plus loin : « Dans la ritournelle, il y a la respiration sur une mesure cadencée, mais aussi le halètement et la suffocation, le dérèglement des rythmes. Bref, une présence physique, faite de régularités et de perturbations, qui met en jeu la mémoire du corps. » (p.25)
→ remarque profondément juste ! Le rythme ou la mélodie qui hantent ne sont pas que cosa mentale, ce sont aussi des inscriptions profondes, motrices, perturbantes parfois, dans le corps. Doit-on rapporter cela à des expériences antérieures, enfouies, depuis la nuit utérine et les premières expériences enfantines : le balancement, le bercement, les chocs, pour certains les coups, les râles et les cris, les chantonnements et toutes sortes d’oscillations ?
C’est ce que dit A. W. L de Jules Laforgue en tous cas : « Il l’entend bien aussi cette mémoire du corps, des premières joies, des premiers chagrins de l’enfance, jusqu’à sa mort prématurée à l’âge de vingt-sept ans, usé par la phtisie, lui le jeune admirateur de Verlaine, Jules Laforgue, Pierrot cosmique et arpenteur lunaire. »
Je lis aussi, un peu plus loin dans le livre : « Tous les plaisirs musicaux sont un peu clandestins, parce qu’ils renvoient au monde archaïque de l’infans, dans le temps perdu de l’affect originaire. » (p.29)
Avec la ritournelle, il arrive parfois
« Avec la ritournelle, il arrive parfois qu'on demande, qu'on se demande de quoi il retourne. C'est la question du sens, la question la plus intime, liée à ce mouvement, comme Orphée se retourne, hanté par la question. Dans l'exercice de la raison, dans la puissance du désir, dans le battement des images, en littérature comme en musique. En quoi celle-ci éclaire-t-elle la vie d'un écrivain ou d'un philosophe ? Ont-ils, comme chacun de nous, un auteur favori, une chanson préférée, un refrain entêtant qui leur trotte dans la tête ? Sont-ils hantés par quelque ritournelle secrète, un refrain inavouable, qui les trouble et les émeut ? C'est que de nouvelles sirènes incitent de nouveaux Argonautes à les rejoindre dans la mer, tandis qu'Orphée couvre leur chant de sa cithare. » (p.28)
→ et voici le projet du livre, partir à la recherche de quelques « ritournelles » propres à certains écrivains. On l’a dit, il y aura dans le livre, semble-t-il, quatre couples principaux : Freud et Mozart, Gide et Chopin, Barthes et Schumann, Deleuze et Ravel.
Le monde archaïque de l’enfance
Oui, où sont les sources de nos émois sonores ? « Il y a une oralité préphonique, une compulsion étrange, à la limite du mutique et du musical » et oui « les ritournelles sont des cellules émotives autant que des manies rythmiques ».
→ quelque chose s’éveille sous la dictée de la ritournelle, retrouve du jeu, un mouvement, au contact de la répétition, du refrain. Ressassement rythmique venu de très loin, comme une onde, une vague qui vient mourir aux abords ou au cœur de la conscience. Mais la musique passe vite, c’est sa nature et il est presqu’impossible d’identifier, voire de comprendre ce qu’elle a fait bouger au fin fond de nous. Cela renforce sa capacité à hanter. « La ritournelle interrompt la linéarité et offre alors un jeu de retour, un retour au bain sonore pré-atmosphérique, diffus, obscure, maternel, qui porte et qui berce. » (p.29)
→ Il y a un moment que je scrute ces sources : musique et enfance, grand-mère, absence et présence. La trace de la mélodie, comme celle du parfum, ne serait-elle pas plus indélébile, plus profonde que celle de l’image ? Serait-elle moins sujette à la recomposition mémorielle ? Resterait-elle plus entière et intacte dans la mémoire qu’une image qui va indéfiniment se reformer, se déformer ? Si quelque chose change dans la mélodie, elle n’est peut-être plus la mélodie, alors que si quelque chose change dans une image, elle reste l’image (cf. tous les problèmes de la retouche photo).
Analogues de la ritournelle
Je tourne autour depuis le début de la lecture du livre, les voici fixés par l’auteur : « la ritournelle est alors dans certaines formes de composition (passacaille, fugue, canon) et dans certains procédés d’écriture (ground, leitmotiv, idée fixe ». (p.30)
Homo musicus
Et bien entendu je souris et acquiesce en lisant que « Homo sapiens est d’abord un homo musicus ». Car c’est bien l’ouïe, et de loin, qui se développe la première et on sait que dès le sixième mois le fœtus réagit à la musique. Il n’y a pas d’expérience visuelle in utero, il y a une expérience sonore et cénesthésique in utero : cela change tout.
La ritournelle toujours
J’avance dans le beau livre d’Aliocha Wald Lasowski sur la ritournelle. Le voici qui aborde son premier couple d’études, Freud et Mozart. Il y a beaucoup de paradoxes dans l’approche musicale de Freud. Ses premiers cercles comptaient de nombreuses figures de mélomanes comme Max Graf qui publie en 1910 un essai sur l’inconscient musical, L’Atelier intérieur du musicien. Il y a aussi Hitschmann auteur de travaux sur Schubert et Brahms. Et bien sûr Theodor Reik. Mais chez Freud les manifestations d’intérêt pour la musique sont rares. On peut noter une étrange fascination pour le cabaret et la personne d’Yvette Guilbert. Et pourtant Vienne n’est alors que musique : on y compte au moins une dizaine de maisons d’opéra. Mais il semble qu’il y ait chez Freud une sorte de « réticence phobique à l’égard de la musique à rebours de la passion que lui montrer l’élite intellectuelle viennoise ».
Je note, consternée, qu’il a interdit le piano à ses frères et sœurs, puis à ses enfants, parce que cela le dérangeait. Oui paradoxe de cet inintérêt qui lui fait manquer l’incroyable création de la Symphonie n°8 de Mahler. La liste des personnalités présentes est proprement stupéfiante, avec pour n’en citer que quelques-unes Schönberg, Webern, Max Reger, Saint-Saëns, mais aussi Zweig, Schnitzler ou encore Bruno Walter… Paradoxe oui quand on sait que « Freud accorde au cœur du dispositif analytique, un intérêt particulier à l’écoute, à l’association libre, à l’attention flottante, à l’intonation discrète et à la posture vocale » ! (p.55) et qu’il fut le premier à développer le thème de la « mélodie obsédante. ».
Villiers de l’Isle-Adam
Bernard Noël dans l’un de ses nombreux entretiens avec Alain Veinstein évoque Villiers de l’Isle-Adam et en particulier son livre, L’Eve future, dont il dit que c’est un des plus beaux romans du XIXème siècle. Et que je suis sensible à cette approche qui lui fait dire, évoquant les liens de Mallarmé et de Villiers de l’Isle Adam : « Il me semble que Mallarmé est beaucoup plus humain, pour moi, d’être l’ami de Villiers. Et Villiers est beaucoup plus…. solide en quelque sorte d’être l’ami de Mallarmé ». !
→ c’est très éclairant pour qui observe souvent les amitiés dans le milieu poétique ! L’autorité, l’humanité qui s’échangent, qui parfois aussi comble quelque chose chez l’autre…
J’aimerais imaginer…. – Bernard Noël
« J’aimerais imaginer que tout l’air que nous respirons est au fond de la langue, des histoires, tout ce que les hommes se sont dit depuis qu’ils parlent, et que tout cela flotte autour de nous. Et Faulkner est le captateur de cet orage… »
→ encore un écrivain important qui souligne l’importance de Faulkner. Comme par exemple Pierre Bergounioux.
Quant à Blanchot et Bataille, ils sont « au foyer de cette bibliothèque » dit encore Bernard Noël évoquant ses livres, en compagnie d’Alain Veinstein. « C’est un peu une tranche de temps, dit-il encore Pierre Jean Jouve, Georges Batille, Maurice Blanchot, Jabès, Le Grand Jeu. » (p.126)
Adam et Eve – Bernard Noël
Parlant de ce couple des origines, dont Veinstein dit justement qu’ils viennent de la chambre noire du temps et peuvent sortir comme révélateurs, Bernard Noël fait remarque que ces personnages sont « très révélateurs du caractère de chacun dans la manière de se projeter contre ce mur noir, justement, qu’est l’Origine et qui est sans doute l’équivalent du mur noir qu’est la Fin. » (p.132)
Pontormo et #danschaquepetiteville
Dans le livre de Pierre Parlant, Ma durée Pontormo, une belle liste, sur trois pages, en italiques, de tous les plats mangés par le peintre qui en fait un relevé très régulier. Compilé par Parlant !
Autre liste ce même jour, celle de tweets affectés du tag #danschaquepetiteville, dans le contexte du congrès des maires de France. La question a été lancée le 22 novembre sur les réseaux sociaux (…) : "Qu'est-ce qu'on trouve toujours #Danschaquepetiteville ?" « Le mot-clé a aussitôt été adopté et les réponses ont fusé sur Twitter. Mises bout à bout, elles composent avec légèreté et drôlerie une sorte de poème épique de la France minuscule » : "il y a cet enfant qui doit prendre le car à 5 h 30 du matin alors qu'il ne commence qu'à 11 heures" ; "un salon de coiffure qui abuse des jeux des mots", "une gare réhabilitée en maison d'habitation" et "un bureau de poste qui ouvre le mardi entre 15 heures et 15 h 30" ; "il y a un bistrot à côté de la gare qui s'appelle Le Bistrot de la gare" ou un "tabac presse jeux nommé La Civette" ou encore "un bar qui fait aussi tabac, épicerie, salle de jeux, syndicat CGT, la Poste, et Allo docteur"
Pomone
Belle ode à Pomone, sujet d’un des plus célèbres tableaux de Pontormo, par Pierre Parlant, Pomone « résolument vivante à la façon qu’a l’herbe d’insister, d’exploser le goudron, méprisant le dallage, l’enclos propriétaire ». Ruines-de-Rome, en bref ! (Formidable livre de Pierre Senges !)
Ce sursaut, minuscule
Ce sursaut, minuscule, quand la lecture croise soudain une petite anomalie sur la page, défaut du papier par exemple, petite tache, qui fait soudain penser – contre toute évidence car le livre est neuf et n’a été lu par personne encore – que quelqu’un est déjà passé par là. S’ouvre alors, béante, la question du lecteur antérieur ; de ce livre-là, précisément, tenu entre les mains mais aussi de ce livre-là, sous ce titre-là, possiblement lu quelque part par quelqu’un. Trouble de ce qui fait effet soudain de message clandestin, cette infime marque insolite, au droit gauche d’un tiret sur la page cent vingt-huit.
Tellement ouverts
Cette évocation des yeux, dans les toiles ou fresques de Pontormo « tellement ouverts, tellement creusés, presque liquides, qu’ils épouvantent » (p. 219). Ici, je pense aussi à cette statue polychrome, soutien de la Sacramenthaus, dans la Lorenzkirche de Nuremberg, une statue d’Adam Kraft.
Danièle Robert, Pierre Parlant, la traduction
Bel hommage à la traductrice Danièle Robert (ici D.), traductrice ici des Métamorphoses d’Ovide par Pierre Parlant dans ma durée Pontormo : « c’est ce qu'écrit le poète, lequel, on se souvient, connut l’exil sur les rives désolées du Pont. II jauge le sentiment en écrivant. Il voudrait que le souvenir s’affûte au pli du vers qui le dira en un unique envoi :
Hic amor, hoc studium
Convertissant les quatre mots d'une langue ancienne en sept autres d'aujourd'hui — autant que de jours de la semaine —, D. propose la traduction suivante :
Là est son amour, là sa passion
L'inquiétude secrète de toutes les langues qu'elle fréquente et traduit depuis des années, D. l'aime assurément. C'est sa façon, clandestine et sérieuse, d'écrire sous le manteau ; en étudiant, en commentant, en rêvant. En traversant, en délivrant les temps, les modes, les rythmes, des gravats du discours. En les tirant de l'oubliette du présent. (…)
Hic amor, hoc studium
Deux inspirations au détour d'une vie. Et cette petite verge qui les sépare pour mieux équilibrer : hic, hoc. Deux souffles brefs, deux sons tenus. Nul ici et nul là, mais l'effet immédiat d'une ubiquité sidérante.
Il n'y a que le vers pour assumer ce genre de choses.
La poésie ne tient d'ailleurs qu'à ça : réunir sans synthèse un là et là, dans l'équivalence d'une coïncidence, dans la merveille d'un sur-place, d'une fulgurante compréhension. » (p.257)
→ si belle cette idée d’écrire sous le manteau, via la traduction. Nous sommes sans doute nombreux et nombreuses à écrire sous le manteau, via toutes sortes de stratagèmes !
La vie ordinaire
Heureuse et touchée de voir Bernard Noël célébrer le magnifique La vie ordinaire de Perros dont il dit qu’il pratiquait l’écriture au jour le jour et que sa correspondance, énorme, fait partie intégrante de son œuvre.
Processus d’écriture – Bernard Noël
« Mon processus d'écriture passe toujours par la définition d'un espace, que je chiffre très arbitrairement, mais le fait de le chiffrer me le rend perceptible. Cet espace est évidemment un espace mental, l'espace mental c'est toujours flou, vague, indéfini, illimité, et introduire des dimensions dans cet espace fait qu'une petite partie en devient non pas significative, mais propre à susciter des significations si on précipite des mots dessus. Et comme le poème est quelque chose que je vis comme une espèce de phénomène, comment dire ?... météorologique, une espèce de précipitation, oui, au sens le plus météorologique du terme, s'il y a un espace qui appelle la précipitation, la précipitation peut avoir lieu. » (p.171)
De ces concerts
Oui un de ces concerts, même si le mot n’est pas tout à fait approprié, que parfois on saisit, inopinément, au hasard d’une marche dans la rue. D’une fenêtre ouverte s’échappe de la musique, pas la parfaite et régulière musique enregistrée et mise en boîte, mais une musique en train de se faire, par un tout petit débutant ou un instrumentiste confirmé. Notes plus ou moins bien entendues, émouvantes, fragiles. Émouvantes d’être imparfaites, émouvantes d’être essai, but inatteignable mais aimé, tension vers l’irréalisable qui pourtant aimante. Émouvantes d’être embryon, ce que cela pourrait être, aurait pu être, si…
Cette expérience Pierre Parlant la vit dans un de ses voyages italiens sur les traces de Pontormo : « contre toute attente, nous avions été gratifiés entre-temps d'un intermède musical. Un pianotage pour tout dire, venu d'un rez-de-chaussée situé derrière nous. Une phrase assez lente pour commencer, fortement appliquée puis emportée par une accélération soudaine, résolument virtuose. Combien de temps cela dura-t-il ? Impossible à dire. Nous étions à la rue, le plus banalement du monde, et voilà que nous profitions d'un récital inattendu (…) » (p.289)
La tradition orale - Ko Un
Cette citation du poète coréen Ko Un, faite par Jean-Pascal Dubost dans la note qu’il consacre à La première personne est triste : « Ces temps-ci je vénère de nouveau la tradition orale /La transmission orale de dix mille ans /La transmission orale d’un million d’années /Ces contes de la grand-mère de la grand-mère /Ces contes du grand-père /Je vénère le temps lointain de ces contes »
→ tellement importante cette transmission, de génération en génération, sur le gué de voix en relais, dans le puits du temps.
Tal Coat
Et comme la citation de Tal Coat relevée par Antoine Emaz semble en accord, merveilleux hasard, avec les textes de Ko Un : « j’aime la terre, la pierre, mais en réalité je ne nomme pas quand je vois. Ce sont des phénomènes que je perçois. Si je vois un sillon, ce n’est pas tant le sillon, mais sa direction, son élan vers le ciel, sa qualité d’ombre et de lumière. Ce n’est pas le sillon.
Quelquefois je m’interroge, sur un arbre, est-ce un arbre ? est-ce un homme ? ou une motte ? est-ce un lièvre ou une motte ? Vous voyez, je ne nomme pas avant que de faire… »
Et aussi, bien sûr, tellement proche de ce que proposent les techniques de méditation. Ne pas nommer, étiqueter, figer dans une identité préétablie. Mais voir, entendre comme si cela, qui est là, n’avait jamais été vu ni entendu.
La répétition
Songeant à la musique, une fois encore, il m’apparut soudain qu’on pouvait aussi écouter une musique une seule fois, pour la connaître, la découvrir. Comme on lit un livre, comme on voit un film. Cette interrogation alors : pourquoi la musique faut-il la rejouer, la réécouter ? Si les livres sortent assez peu de la bibliothèque, pourquoi n’en va-t-il pas de même pour les disques ? Pourquoi cette compulsion, qui me semble très répandue, à la réécoute des œuvres musicales, sans aucun équivalent dans la relecture ou le fait de revoir un film. Oui certains lisent cent fois le même livre, revoient cinquante fois le même film, mais ce n’est tout de même pas si fréquent et cela porte sur une, deux, trois œuvres essentielles à celui ou celle qui pratique ainsi. Mais tous nous « remettons le disque », même si cette formule est en passe de perdre tout son sens (il y avait même autrefois un petit dispositif automatique qui permettait de remettre le bras sur le vinyle, puis de lire en boucle le CD, dispositif repris et augmenté d’une possible lecture aléatoire avec les fichiers musicaux d’aujourd’hui).
La musique est répétitive, répétable à l’envi et à l’infini.
Sound Studies
J’en découvre l’existence que j’aurais au demeurant pu imaginer. En lisant en ligne, sur le site La vie des idées, cette introduction à la recension d’un livre de Juliette Volcler que j’ai d’ailleurs demandé tout de suite à l’attachée de presse de La Découverte :
« Coordinatrice de la rédaction de la revue Syntone dédiée au son, chercheuse indépendante, Juliette Volcler est l’auteure d’un livre passionnant, Contrôle. Comment s’inventa l’art de la manipulation sonore. L’ouvrage fait suite à un autre, paru en 2011 dans la même collection, Le son comme arme. Les usages policiers et militaires du son, qui proposait une généalogie de la répression acoustique. Contrôle cherche à élargir le point de vue à d’autres champs, l’industrie ou l’art. La collection « Culture sonore » de La Découverte, éditée en collaboration avec la Cité de la musique/Philharmonie de Paris, publie des études prenant le son comme objet spécifique, à travers une approche transdisciplinaire. Sa ligne éditoriale semble largement inspirée des Sound studies, approche multi-disciplinaire étudiant le son dans ses diverses manifestations, dont le livre phare de Jonathan Sterne, Pour une histoire de la modernité sonore, a récemment été traduit dans cette même collection. »
→ le son, ma passion.
Erwartung
Je découvre en lisant Aliocha Wald que l’opéra en un acte de Schönberg, Erwartung, L’Attente, est écrit sur le livret d’une jeune poète qui s’appelait Marie Pappenheim. Peut-être ce fait me retient-il particulièrement après mes échanges avec Laure Gauthier autour de poésie et musique contemporaine ? Laure Gauthier qui réécrit son beau Kaspar de pierre pour une production musicale avec la musicienne contemporain Núria Giménez-Comas et qui évoque dans ses lettres l’entretien de Poezibao avec Dominique Quélen et le musicien Aurélien Dumont.
De la voix
Dans le chapitre consacré à Freud et la musique (plus précisément Freud et Mozart), Aliocha Wald Lasowski explore plus largement le lien musique et psychanalyse. Voici ce qu’il écrit : « Attentive à l'appareil phonatoire et vocal, qui renvoie aussi bien à des muscles, des cavités, des muqueuses ou des cartilages, la psychanalyse précise le lien entre corps mécanique et sujet psychique, du pulsatif au rythmique. Lorsque la bouche ouverte laisse passer la voix, une mécanique se met en marche et mobilise souffle, muscle, palais, dents, langue. Combinatoire étonnante entre le rythmique, le gymnastique, le dynamique et le / thermique. De la physique des vocalises à la symbolique expressive, le chanté ou le parlé engagent une dimension anthropologique : s'y jouent l'habitat de l'espace transitionnel et le prolongement de soi, de l'affectif au culturel, du physiologique à l'esthétique. » (p. 83)
Être là
Ce bel exergue à un des entretiens de Bernard Noël avec Alain Veinstein :
« être là
simplement là devant
dans un espace qui devient un territoire
réceptif »
(p.187)
→ Un programme de vie et de travail !
photo ©florence trocmé, Hambourg, Elbphilharmonie, Août 2017
Rédigé par Florence Trocmé le 28 novembre 2017 à 16h18 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 15 novembre 2017 à 15h55 | Lien permanent
Paul Valéry et Mallarmé
Une citation de Paul Valéry mise en exergue par Sally Bonn (in Les Mots et les œuvres) : « Mallarmé, m’ayant lu le plus uniment du monde son Coup de dés, comme simple préparation à une plus grande surprise, me fit enfin considérer le dispositif. Il me sembla de voir la figure d’une pensée, pour la première fois placée dans notre espace… Ici, véritablement l’étendue parlait, songeait, enfantait des formes temporelles. L’attente, le doute, la concentration étaient choses visibles. Ma vue avait affaire à des silences qui auraient pris corps. »
→ la finesse d’analyse, l’intuition, la justesse de vue de Valéry sont tout simplement confondantes. Et quelle écriture !
Stèles - Segalen
Une Stèle chaque soir, c’est bonne mesure.
Permafrost
Terrible reportage qui montre que le permafrost, cette couche glacée des territoires du grand Nord, tend à fondre. Le permafrost est un terme de géologie qui désigne un sol dont la température se maintient en permanence inférieure ou égale à 0°C, pendant une période de deux ans. On parle aussi de pergélisol dans les manuels spécialisés, ainsi que de tjäle (en suédois) et de merzlota (en russe).
Or cette fonte pourrait produire une quantité phénoménale de CO2 ce qui aggraverait encore les phénomènes du réchauffement climatique. En Sibérie, un ingénieur prône la réintroduction d’animaux aptes à supporter ce climat. Ils raclent la neige, qui isole le sol et donc le réchauffe, le mettant ainsi à nu et au contact de l’air glacial extérieur. Les chercheurs ont creusé un tunnel dans le permafrost sous la zone où ses animaux évoluent et ils ont pu constater qu’il y faisait beaucoup plus froid que dans d’autres endroits où la couche de neige isolante est intacte.
Une vie de musicien – Fritz Busch
J’avance dans le livre de souvenirs de Fritz Busch. Toujours aussi vivant. On est beaucoup dans l’anecdote, les postes, les personnages, mais il est curieusement assez peu question de musique alors qu’elle occupe toute sa vie et qu’il dut se montrer convaincant dès le début si l’on en juge par les postes prestigieux qu’il décroche dès l’âge de vingt ans ! C’est aussi sans doute qu’il y a dans son récit beaucoup de réserve et de pudeur quant aux émotions, y compris musicales. Lesquelles sont très intimes.
Pontormo
Le livre de Pierre Parlant, Ma durée Pontormo, est aussi étrange et prenant que son titre. Extrait : « J'étais en effet persuadé qu'il n'y avait jamais rien eu à sauver, d'aucune façon, que tout se déployait depuis toujours, en un mouvement indivisible; que l'idée même de perte, petit chiffon malade, témoignait avant tout d'un peu de bave résiduelle de l’être — effet d'usure d'une aventure qu'on empêche — et s'accompagnait pardessus le marché d'une forme d'aigreur abominable qu’il fallait tout prix éviter.
Oui, je percevais quelque chose de cet ordre tandis que j’allais expérimenter la suite de mes jours, yeux injectés et me mordant les lèvres, cherchant de temps à autre, exactement comme aujourd’hui, errant dans le quartier, une épicerie qui fût encore ouverte, mon bras pris dans le bras de C., cinq cents grammes de café, une bouteille de vin rouge, un bout de fromage attaché et pendu, recuit dans la fumée, une boîte de couleurs, un livre d'occasion, un crayon de papier, du pain, des fleurs, l'esprit apparemment ailleurs. »
→ la lecture est constamment déstabilisée, dans le temps et dans l’espace. Qui parle, de qui, où est-on, quand ? Il y a quelque chose de liquide souvent dans cette prose poétique.
De l’eau – Pierre Parlant
Oui quelque chose de liquide, constitutif peut-être de la vie mentale de l’auteur si l’on en juge par ce passage magnifique autour de l’eau : « Évidemment, la pluie, le froid, le soleil et le gel, le reportage humain, le peintre dut s'y soumettre. Inquiet souvent, il endura son temps suivant le cours très remarquable de la folie atmosphérique sur cette portion de Terre qu'il fréquentait. Quelle que fût la saison, ferveur et appétit furent variables, motifs, à cause de l'âge, des doutes, des terreurs. Tout comme le furent l'intensité ou la fréquence des maux : conjonctivite, nausées, diarrhées, migraines.
En cas de souffrance, non loin des turbulences, aller sur un bord praticable du fleuve fit office de médecine ; tout comme une friction avec des herbes, menthe ou sauge sclarée — bien sûr, j’invente, ne m'en veux pas —, même si pour lui, pour nous, l'enchère passionnelle récuse toujours, histoire de jouir encore, toute option guérisseuse.
Descendre de l'autre côté du pont, dans la fraîcheur ou la flaque de lumière, s'aventurer très près de l'eau, à y tremper ses chausses, rester autant que de besoin afin de réduire le champ de la vision, régler le contour flou jusqu'à saisir que les algues ne sont pas des cheveux, considérer la chose fluente, ce bleu qu'elle s'attribue comme un blason fugace au bleu que le ciel distrait par réflexion; tous ces actes peuvent soigner.
Pour faire bonne mesure, l'ayant testé moi-même, j'ajoute ce remède que je prête au grand homme sans autre certitude : qu'il plonge le regard, qu'il vise la turbulence des eaux ; qu'il se figure le mélange positif issu de la fonte, de l'averse, de la grêle, tout en songeant aux ruissellements, aux affluents, aux rivières, aux ruisseaux, caniveaux ; qu'il suive alors l'écoulement des heures à hauteur d'une ville aux rêveries chargées de sang, de larmes, de vase ; dans ce fait erratique d'une transparence perdue qu'assument les vivants en leurs échanges, consommations, copulations, qu'il voie, parmi tant d'autres, une manière de l'être frayant autant qu'il peut.
Le faire au moins, il le faut, je t'assure, yeux grands ouverts, une fois dans sa vie. S'inscrivent alors à l'intérieur du crâne des figures allongées, déformées mais très calmes, des êtres impassibles déposés sur un lit de gravier. » (p.59 et 60)
→ ce pouvoir apaisant de l’eau, comme si en sa présence quelque chose s’accordait avec soi, l’eau en soi peut-être, puisque plus que de poussière, nous sommes faits, vivants, d’eau. En tout lieu nouveau, chercher l’eau, le fleuve, la rivière, l’étang, le lac, la mer. Irrigation.
Bruno Krebs
Dans les prairies d’asphodèles, beau livre, un peu déroutant, de Bruno Krebs. Dans les premières pages, je songe à Sylvain Tesson et à ses chemins noirs. Belle « lecture » d’Antoine Emaz à la fin du livre, selon la pratique de l’éditeur, L’Atelier contemporain. Le nom de Bruno Krebs a éveillé des souvenirs. Celui de mes « ciels », ce texte au long cours fait de relevés d’états du ciel, jour après jour, toujours du même endroit, à la maison, où je peux voir de spectaculaires jeux de lumière, intempéries déboulant de l’ouest, couchers de soleil impressionnants. Il y avait des « inserts » dans ce texte, mêlés aux relevés et à des listes (de couleur, de noms de nuages…). Et parmi ces inserts, des citations de Bruno Krebs que j’avais relevées dans une revue éditée par L’Atelier contemporain ! J’avais senti une grande affinité dans notre façon de voir. Et le lisant dans ce livre nouveau, j’ai ressenti comme une familiarité avec cette écriture.
Petit Vrac
le regard du petit orang-outan d’une espèce nouvellement découverte – le violoncelle de Truls Mork.
Géoglyphes
Je découvre ce mot dans le livre de Sally Bonn, Les mots et les œuvres, où elle évoque ces grandes traces du désert de Nazca [Un géoglyphe est un grand dessin, un grand motif à même le sol. Les géoglyphes peuvent être réalisés en positif par entassement de pierres, de gravier ou de terre ; ils peuvent être réalisés en négatif par enlèvement des pierres, de la végétation ou de la terre. Les plus célèbres sont les lignes de Nazca au Pérou.]
Toujours dans ce livre, de belles pages sur le labyrinthe, figure que l’on retrouve chez les trois artistes sur lesquels elle se focalise, Morris, Buren et Pistoletto ; « métaphores de la dérive spatiale et temporelle, le labyrinthe invite à voir autrement, à accepter les imprévus, à suspendre la réalisation immédiate du désir de voir. Les méandres de la déambulation brisent la linéarité et proposent, par une démarche détournée, de faire, à nouveau, ce "pas de côté". » (p.126)
François Jacqmin
Choisi dans son livre Traité de la poussière pour l’anthologie permanente de Poezibao :
« S’exprimer relève des formes archaïques
de notre être.
Nous errons mélancoliquement
//
dans le dire. »
Vrac
François Jacqmin et Jean-Luc Sarré – les nuées d’oiseaux comme une feuille de métal scintillant dans le delta vaseux du Colorado.
Stèle du jour
« Rien d’immobile n’échappe aux dents affamées des âges » et « Point de révolte : honorons les grands âges dans leurs chutes successives et le temps dans sa voracité. »
→ cette idée du temps vorace, aux dents affamées. Et des « hommes lents, hommes continuels » Christian Doumet souligne à juste titre le côté paradoxalement jubilatoire de Victor Segalen dans ce texte, de cet éloge de l’impermanence.
→ le mystère de ces vies qui se sont vécues instant après instant, comme la mienne, pour aboutir à un drame subi (un assassinat au fond d’un bois) ou provoqué (vingt-six personnes tuées dans une église)
Fritz Busch à Dresde
Toujours ce récit vivant et jubilatoire, lui aussi, de Fritz Busch évoquant les souvenirs de sa carrière de chef d’orchestre. Il quitte la quiétude presque provinciale, selon lui, de Stuttgart pour arriver à Dresde. Étrangeté à la voir évoquer cette « métropole », elle qui un peu plus de deux décennies plus tard (nous sommes ici en 1922), sera quasi anéantie par les bombardements alliés ; elle qui a réussi aujourd’hui, je l’ai vu, à effacer quasi totalement cet indicible état de ruines, cette enfer de feu de plusieurs jours, dont on voit encore la trace sur certaines des pierres réutilisées dans la reconstruction d’une des églises. Elle qui abrite aujourd’hui quelques-uns des plus virulents et inquiétants groupes d’extrême-droite. Mais qui était déjà à l’époque de Fritz Busch le fer de lance des idées racistes et antisémites du national-socialisme.
Pontormo est là
L’écriture de Pierre Parlant (in Ma durée Pontormo) a le don de faire surgir le peintre et ses tableaux alors même que sa prose semble parfois obscure et qu’elle est très complexe. Il réussit là quelque chose qu’une description factuelle est incapable de faire. « Troquer les bribes d’un fade récit – une peine d’enfance continuée – contre les termes d’une légende saturée de hantises, il le voulait. » (p.72)
→ cette phrase me semble presqu’autant un autoportrait de Pierre Parlant qu’un portrait de Pontormo !
Je relève aussi de superbes et virtuoses descriptions de couleur comme ici : « un rouge de muqueuse contre un revers moutarde ». Les adjectifs qualificatifs de couleur sont foison, adjectifs existants (mais avec une érudition qui dévoilerait presque un praticien de la peinture), ou qualifications nées de rapprochements avec tel objet, telle réalité matérielle.
Petit vrac
petits carnets « ½ zap book » à feuilles blanches – cross & cross (auto-cadeau) i.m. P.
Mouvements et fascination
Cette vidéo trouvée un peu par hasard en faisant une recherche sur « carillon » : les cloches de Strasbourg, présentées une par une, avec leur poids, leurs dimensions, leur année de fabrication et la note qu’elles donnent. Et dans la foulée, cette autre vidéo, cloches de Rouen, cette fois, avec le mouvement qui se met lentement en branle, cloche après cloche, l’oscillation de toutes, puis le ralentissement et l’arrêt, sur un son unique, qui se perd dans l’espace et dans le temps. C’est totalement fascinant.
Même principe qu’à Strasbourg par le même réalisateur, la Sonnerie du Grand Solemnel de Notre Dame de Paris. (Article passionnant ici sur tous les types de volées et de manière de sonner les cloches, selon les circonstances).
Ce qui m’a entraînée sur les chemins d’une autre fascination, celle pour les mouvements d’horlogerie.
Le langage des cloches
Il y a en fait tout un langage des cloches, bien oublié de nos jours où chacun dispose de « notifications » en tous genres sur son téléphone.
Voici ce que je découvre ici : « Le "message" transmis par la sonnerie d'une cloche ou d'un ensemble de cloches s'appuie sur trois composantes :
la sonorité de la cloche ;
la modalité et le rythme de frappe sur celle-ci ;
le nombre de cloches mises en œuvre simultanément ou successivement.
Les combinaisons possibles autorisent donc un nombre assez grand de messages. Mais pour qu'un son devienne "signe", il est nécessaire qu'émetteur et récepteur accordent la même signification au signe transmis. Cette signification est connue par la tradition.
○ La sonnerie horaire : le choix de la cloche et le nombre de coups permettent d'indiquer à distance l'heure qu'il est, au quart d'heure prés.
○ La sonnerie du couvre-feu (appelée parfois « Salve ») : cloche spécifique ; sonnerie à la volée assez longue ; encore en vigueur dans quelques villes françaises (Strasbourg, Pont-Audemer...) ; annonce la fin de la journée, la fermeture des portes de la ville, des boutiques ou des cabarets.
○ L'Angélus : 3 tintements suivis d'une volée ; trois fois par jour, pour appeler le peuple à la prière (histoire de l'Angélus).
○ Les Offices religieux : autrefois dans les monastères, chacun des sept offices de la journée faisait l'objet d'une sonnerie spécifique ; normalement, le nombre de cloches mises en volée varie selon le degré de solennité et donc selon le calendrier liturgique (la cloche La pour les jours ordinaires, le plenum - totalité des cloches disponibles - pour les grandes fêtes. Dans certaines régions françaises, la fête de Noël est précédée pendant plusieurs jours par des sonneries particulières (le "Nadalet").
○ L'Alerte (le tocsin) : jusqu'à la mise en place des sirènes municipales, il revenait au sonneur de "toquer" la cloche pour alerter la population lors de menaces d'invasion ou le début d'incendies ; cela se traduit par un tintement à rythme rapide ; après la première volée, le nombre de coups indique la direction du sinistre ; il existe aussi une tradition de sonnerie pour annoncer ou faire fuir les orages.
L'abandon d'un enfant : dans le Sud-Ouest, autrefois, on tintait une cloche spécifique pour annoncer qu'un enfant venait d'être abandonné ; la sonnerie durait jusqu'à ce qu'un parrain d'adoption se manifeste.
○ Le Glas (annonce d'un décès) : c'est sans doute la sonnerie la plus codifiée ; selon les régions, le code peut varier, mais il s'agit d'indiquer à la population, par le nombre de coups, non seulement qu'il y a eu un décès mais aussi s'il s'agit d'un homme ou d'une femme ou encore d'un enfant ou d'un ecclésiastique (par exemple 3 fois 3 coups puis la grande volée avec la grosse cloche pour le décès d'un homme, et 2 fois 3 coups puis la grande volée pour une femme et 1 fois 3 coups pour un enfant).
○ La convocation : le rôle de la « bancloque » ou cloche banale (communale) est d'annoncer les séances communales (convocation des magistrats ou des conseillers de la ville) ; cette cloche (hébergée dans les villes du nord de la France dans un beffroi) servait aussi pour rassembler la population sur la place au pied du beffroi et leur transmettre certaines informations la concernant. »
→ et quel vocabulaire magnifique. Je vais « toquer » les parutions de Poezibao ! Les connaissances concernant les cloches relèvent de la campanologie.
Petit vrac
Promenons-nous dans les mois (vitrine du libraire) – la lumière sculptait l’immeuble – les dessins de Liliane Giraudon dans la revue Faire Part
Fritz Busch
Cette citation de Marc-Aurèle : « Prends bien garde aux deux choses suivantes : d’abord, que les choses extérieures ne sont pas en contact avec notre âme, mais se trouvent, immobiles, en dehors de celle-ci ; qu’en conséquence les troubles de la paix de ton âme ne naissent qu’avec ton consentement ; ensuite, que tout ce que tu vois se transforme très vite et n’existera plus…Songes-y sans relâche : le monde est transformation, la vie, imagination. » (Marc Aurèle, cité p. 167)
Belle évocation de Richard Strauss, avec un point de vue nuancé sur ses compromissions. Et surtout de Yehudi Menuhin, et du Concerto en ré de Beethoven, à New York, joué pour la première fois en public par un Yehudi âgé 11 ans, lui, Fritz Busch, étant au pupitre. Puis de concerts avec lui, toujours très jeune, à Dresde. Relevé cette petite note de passage du grand chef d’orchestre sur la manière dont la carrière du jeune garçon fut construite, si vite et si tôt, ce qui sans doute altéra un peu son génie.
Yannick Haenel
Ecouté ce bel entretien avec cet écrivain qui vient de recevoir le Prix Médicis.
« J'aime l'idée que dans un livre, il y ait un autre livre secret, impossible à écrire (...) J'avais envie d'écrire un livre sur cette folie référentielle. Tirer des fils (...)
Moby Dick, c'est le premier livre lu enfant au pensionnat. (...) J'y voyais cet horizon au goût de la mer, comme un horizon vers lequel je voulais tendre. (...) Depuis que je me suis mis à écrire des romans, il y a Moby Dick, un peu comme avec Don Quichotte...
Le narrateur se baigne dans les détails. Pour moi c'est ce qui reste de plus intense, une part constituée d'étincelles, de gouttes... »
J’écoute donc cette émission qui date de septembre 2017. Yannick Haenel parle du scénario écrit par son héros, le narrateur de Tiens ferme ta couronne comme d’un coffre de pirate. Il évoque aussi, et cela me touche, un « cahier de citations qu’il fallait animer poétiquement ». N’est-ce pas au fond ce que je fais et tente avec le Flotoir ? Il me semble doué d’une pensée éminemment associative (donc inflammable !) et explique que le fil Moby Dick l’a entraîné vers Ellis Island, ce dernier point vers Coppola, puis Perec, etc. Il a cette formule frappante : la folie référentielle (j’en suis atteinte à n’en pas douter) mais il dit qu’elle doit nous ouvrir des portes et non nous rendre fous. Autre belle formule, qui me semble là encore tellement proche de la texture du Flotoir : une tapisserie de noms propres. [le nom propre, le propre nom perdu au sein des noms propres, son nom de Venise perdu…]. Il fait un beau portrait de Cimino aussi dans cette émission, pour lui c’est un roi, le père des récits, un personnage un peu shakespearien, qui a connu la gloire et le désastre. Il dit vouloir franchir les frontières, les genres même, comme Cimino (il évoque une rumeur selon laquelle ce dernier serait devenu une femme). Il ajoute que Cimino est le seul à avoir interrogé le crime des origines de l’Amérique, que « La Porte du Paradis » parle de l’extermination des migrants et qu’Ellis Island est le lieu de la sélection (Maurice Olender dans une émission dont je vais parler plus loin dit que sélection est un mot nazi). Tous les corps deviennent sacrifiables, dit-il [je me souviens de la formule de Marielle Macé, tous les corps sont pleurables]. Olender dit aussi quelque chose de cet ordre : la ligne rouge c’est le corps de l’autre. Celui qui admet la torture, le sacrifice franchit cette ligne rouge. Il évoque l’immense mélancolie d’aujourd’hui, de quelque chose qui est définitivement perdu, d’une inéluctabilité du massacre. Il voit son narrateur comme un voyant, un poète, quelqu’un qui ne cède pas sur ses visions. Et de citer, comme il le fait dans le livre à plusieurs reprises, Melville : « La vérité est obligée de fuir dans les bois comme un daim immaculé ».
→ Comme fuit l’albinos en Afrique, comme fuit Walter Benjamin à Port Bou, comme s’éloigne aussi sur ses chemins noirs Sylvain Tesson.
Ciel du soir
des masses désordonnées, en grand foutoir – un chaos – des pans de ciel clairs, des moutons poussiéreux sales, injectés lie de vin – entre deux bandes sombres, sur fond clair, comme une éruption ou une cascade en rideau, infiltrée de rose rouge – les deux grues de chantier taillent une encoche dans ce ciel qui évolue de seconde en seconde.
Maurice Olender
J’ai été très frappée par les cinq émissions d’« À voix nue » consacrées à Maurice Olender, en dialogue avec Claire Mayot : « Maurice Olender est historien, spécialiste du racisme, Professeur à l’EHESS et éditeur. Avec sa collection La Librairie du XXIème siècle, il a mêlé sciences humaines, poésie et fiction pour une défense en actes de la pluridisciplinarité. Retour sur le parcours d’un érudit engagé. » - lien vers la première émission.
Je transcris ici l’excellente présentation de l’émission : « Maurice Olender est un discret agitateur de la pensée. Depuis plus de 20 ans avec sa collection La Librairie du XXIème siècle, il défend un savoir sensible, mêlant poésie, fiction et sciences humaines loin de tout dogmatisme et vérités péremptoires. Car l’éditeur est aussi historien, il a mobilisé un savoir pluridisciplinaire pour débusquer l’une des mythologies savantes les plus ravageuses : la race.
Né à Anvers au lendemain de la Guerre dans une famille juive rescapée de la Shoah, il sait qu’un mot est une lame à double tranchant. Son parcours intellectuel est une réponse à cette conviction acquise dans l’enfance…. Quand il s’intéresse à l’histoire des idées au XIXème siècle c’est pour montrer "comment des hommes de science, de la meilleure foi du monde, ont pu se tromper" dira Jean Starobinski de son livre le plus important Les langues du Paradis. Le racisme est un piège sémantique toujours opérant. Comment alors le déjouer ? C’est une des grandes questions qui traversent la vie de Maurice Olender. On se rappelle des débats qui ont entouré « l’Appel à la Vigilance » qu’il initie en 1993 : face à la résurgence dans la vie intellectuelle des courants antidémocratiques d’extrême droite, le silence n’est pas une option.
A cette vigilance constante de l’historien répond la bienveillance de l’éditeur. C’est le versant lumineux des lettres. De celles qui élèvent le lecteur, qui éveillent sa sensibilité, lui donnent à penser. Dès 1989, Maurice Olender ouvre sa collection à ceux qu’il estime, il sollicite ceux qu’il admire avec une seule exigence : mettre son savoir en récit.
La constellation éditoriale et amicale de Maurice Olender impressionne. Cette semaine, apparaîtront successivement : Marcel Detienne, Georges Perec, Yves Bonnefoy, Jean-Pierre Vernant, Michel Deguy … L’enfant analphabète a appris à lire avec les plus grands. »
→ j’ai été frappée par la limpidité douce de cette parole, par la modestie non feinte de Maurice Olender, par son humanité, par cet esprit d’attention et de vigilance extrêmes dont témoignent ses propos. Par cette vie passionnante, au service des idées et des livres, par ce parcours tellement atypique mais si « juste ».
→ et cela a renforcé ma propre vigilance. Je me suis souvenue, le jour même, avoir laissé entendre à un ami qui fustigeait un éditeur connu pour des positions (et des publications) d’extrême-droite, que cette maison avait publié des « choses intéressantes ». Olender rappelle dans l’émission que « l’Appel à la vigilance » est né de ce que, précisément, certains auteurs de renom et au-dessus de tout soupçon raciste s’étaient laissé piéger à leur insu par certains éditeurs qui eux étaient loin d’être irréprochables. Il me semble qu’on est confronté une fois de plus à ces raisons qui, relevant de l’intérêt (au double sens du mot), justifieraient le recours à l’injustifiable. Cela va de la fracturation hydraulique qui « crée des emplois », à cet auteur que l’on lit parce que « sur ce sujet-là » il est remarquable et n’affiche pas ses positions antisémites & racistes pourtant virulentes et largement exposées, etc. aux corps sacrifiables pour la « bonne cause ». Il n’y a jamais de bonne cause qui justifie cela, répète Maurice Olender.
Lucioles – Bernard Noël
J’ouvre le fort volume des entretiens de Bernard Noël avec Alain Veinstein, plus de vingt entretiens de 1977 à 2014. Ils ont été rassemblés et ont été transcrits par Nicole Burle-Martellotto, avec une constance et une fidélité remarquables, surtout eu égard à la pénibilité de cette transcription de l’oral vers l’écrit. : « Ces entretiens, dont nous n’avions connaissance que détachés les uns des autres, écrit l’éditrice Bernadette Griot, une fois rassemblés, nous sont apparus éclairés d’un sens nouveau, lumineux, comme lucioles à protéger de l’oubli, à partager surtout, avant qu’elles aussi ne disparaissent. » (Bernard Noël, du jour au lendemain, entretiens avec Alain Veinstein, L’Amourier, p. 7)
Faire acte de poésie
« Faire acte de poésie, pense Bernard Noël, c’est aujourd’hui un acte de résistance à l’avilissement de l’intériorité par des stéréotypes qui, sous prétexte de démocratie, stérilisent l’émotion et l’imagination tout en privant de sens la pensée ».
→ Je me souviens de cette conversation il y a des années et des années, avec une femme psychiatre qui me disait la nécessité de livres d’enfants qui viennent guérir la pollution de l’imaginaire enfantin. Et c’était pourtant bien avant le développement des médias électroniques. Le divertissement contraint est devenu la norme et on ne peut que suivre Bernard Noël quand il parle de la nécessité de résister à l’avilissement de l’intériorité. Cette réflexion, souvent, le soir en voyant l’annonce des programmes de la soirée à la TV : avec quelles images les téléspectateurs vont-ils aller se coucher ? Comment pourront-ils dormir en paix, lestés de toutes ces images de violence, de meurtres, d’horreur, ou tout simplement d’une inqualifiable bêtise et vulgarité ?
Relancer le sens – Bernard Noël
Dans ces propositions télévisuelles, il y va sans doute d’une consommation passive et qui ne suscite que trop rarement la pensée personnelle. J’écoute là encore Bernard Noël : « les livres ont pour fonction non pas d’arrêter le sens, mais de le relancer chez le lecteur. Ce ne sont traces que d’une opération mentale que la lecture recommence… » (p.10)
→ les livres sont les vecteurs d’une recherche personnelle pour chacun. Ils se succèdent mais si la lecture n’est pas que pur divertissement (et elle peut aussi fort bien l’être aussi !), il se dégage souvent une forme de cohérence. Ailleurs je crois avoir lu sous la plume de Bernard Noël, l’idée d’un gué constitué par des livres… de livre en livre, pour passer d’une rive à l’autre, continuer le chemin, avancer (ou pas) dans la recherche.
A César – Bernard Noël
J’apprends en lisant ces entretiens que Bernard Noël est en fait l’inventeur de la formule des « dictionnaires » qui fleurissent aujourd’hui. Avec son Dictionnaire de la Commune, forme qu’il trouva pour ne pas se fondre dans un discours linéaire et plus ou moins dogmatique, mais pour aborder un grand nombre de facettes de cette période historique. Il dit d’ailleurs très clairement « que l’on ne définit que pour en finir » alors que tout son travail serait plutôt de mettre en branle, en mouvement, d’inquiéter le sens, de le faire bouger et surtout pas de le figer dans une acception unique et définitive. « On aime naturellement la certitude. Mais ce besoin entraîne l’enfer. » (p.23)
Le regard – Bernard Noël
Bien sûr on retrouve de très belles remarques sur le regard. « Le regard n’est qu’un espace transitionnel, entre le réel et nous-mêmes et que dans cet espace tout est déjà du dit, tout est articulation » (p.18).
→ Bernard Noël donne une sorte d’existence tangible (il s’agit bien de toucher) au regard.
Le quotidien
« Le quotidien, c’est ce qui échappe » dit encore Bernard Noël en évoquant son voyage en URSS et cette nécessité, dont il est peu coutumier, de tenir un journal pendant ce voyage.
→ Cette question du quotidien est centrale pour moi et écrivant cela je songe à Marielle Macé, à ses Styles et aussi à sa formule si bouleversante, que tous les corps sont pleurables. Comment vit-on, soi, déjà, au quotidien, on le sait à peu près. Mais comment les autres, des plus proches aux plus inaccessibles, vivent-ils ce quotidien qui doit être fait d’une substance similaire au mien ? Qu’est-ce qu’ils « font », comment ils « font » ce qu’ils font. Le quotidien c’est ce qui échappe (…) c’est ce qui est fait pour être perdu (p.26). Bernard Noël qui écrit encore que lors de son voyage en URSS, le quotidien était « devenu la seule chose à travers laquelle je pouvais attraper ce qui se passait là. »
→ On peut penser à ceux qui sont soumis, continuellement ou par accident (hélas pour eux !) à l’exposition médiatique et qui se retrouvent ensuite, momentanément ou pour toujours, en tête à tête avec eux-mêmes et leur quotidien à vivre, manger, boire, se laver…. après le deuil, la disparition, le traumatisme, le crime, la gloire….
Lire, écrire – Beckett, Bernard Noël
« Beckett dit [dans ses rencontres avec Charles Juliet] que quand on écrit, on ne peut pas lire. Ça m’a beaucoup étonné parce qu’il me semble que c’est l’inverse : plus on lit, plus on se prépare à écrire, plus on prépare le terrain à ce qu’advienne cette chose qui est l’écriture. » (p.39)
La démocratie – Bernard Noël
Terrible remarque : « je me demande si la démocratie est un système possible parce qu’elle repose sur la délégation du pouvoir, qui entraîne toujours l’apparition du prince. Et le prince confisque toujours le pouvoir parce que dès qu’on occupe une position centrale, on ne peut pas ne pas désirer un pouvoir absolu. ».
L’issue, c’est l’adresse – Alain Veinstein
Et Alain Veinstein a cette belle réplique : « alors il faut continuer à écrire pour s’adresser à l’autre, tout simplement. L’issue c’est l’adresse. »
Sur le regard encore
« Alors qu’est-ce qu’on voit quand on voit ? Je pense qu’on voit surtout des mots et que ces mots on les prend pour des choses » (p.51)
La petite fille de l’autobus
On voit surtout des mots : cela me renvoie à la parole stupéfiante d’une petite fille tout récemment dans l’autobus, parole adressée hélas à une mère totalement indifférente, lui répondant à peine : « quand on est enfant on sait des choses mais on ne sait pas les dire ». Je m’en veux de ne pas lui avoir dit un mot en descendant de l’autobus, pour l’encourager dans sa réflexion magnifique.
→ Alors oui, ce qui arrive, ce que je vois, entends, ressens même, je l’habille immédiatement, en un réflexe quasi conditionné, de mots. Et souvent de ce fait, je fige la réalité, je la bloque, la vide, l’édulcore. Je la fais rentrer dans le rang. L’enfant d’avant les mots ou l’enfant qui n’a encore qu’une pratique limitée du langage garde sans doute une capacité de percevoir réellement ce qui advient et non pas via des filtres multiples, dont beaucoup, Bernard Noël y insiste, sont culturels : « tout regard ‘est d’abord culturel, il faut un retour à la sauvagerie pour lui rendre sa clarté. » (p.61). Retour à la sauvagerie ou à l’enfance, ce que cherche, tente, permet parfois le poème.
On peut aussi se demander si toute lecture n’est pas culturelle et si le vrai travail de lecture ne serait pas de tenter de sortir de ce moule d’une lecture conditionnée pour arriver à lire brut, sauvagement. De manière enfantine ? Comme à cette époque où on ignorait tout de ce qu’était un auteur ? Tenter de développer sans arrêt sa liberté dans la lecture ?
Ailleurs encore : « la nomination se met toujours très rapidement en marche et il me semble qu’elle est toujours en antagonisme avec le pur regard. » (p.71)
Sur la photo
Je relève cette remarque de Bernard Noël qui m’éclaire un peu sur l’importante question de la photographie : « ce qui est sur une toile ou le bout de papier qu’on appelle photo, ce n’est pas seulement de la représentation, ce n’est pas seulement ce qu’on voit là, mais c’est avant tout du regard, fixé là ». Bernard Noël qui dit vouloir observer du regard. (p.53)
→ la photo dit mon regard sur le monde, la photo prise par Eugène Atget, Diane Arbus ou Cartier-Bresson me dit leur regard sur le monde. Par le choix de leur prélèvement dans le tissu de la réalité, par la nature de leur cadrage. Il y a des regards si durs ! Et d’autres tellement bons, empathiques.
Que le pensif devienne de l’ému… - Bernard Noël
« Ce que permet l’écriture (…) ou peut-être la poésie, c’est que le pensif devienne de l’ému et l’ému devienne du pensif, et là une étincelle jaillit qui devient cet instantané que l’on note, parce que cela n’advient que si on écrit. » (p.52) et un peu plus loin « je me suis aperçu que la poésie, de temps en temps, assurait le passage direct des mots du mental à la page, c'est-à-dire que la page et le mental étaient alors analogues et que les mots de la poésie se comportaient sur la page comme des concrétions directes de ce qui apparaissait dans l’espace mental, dont que c’était le seul domaine où il n’y avait pas de médiatisation, ni de représentation. » (p.55)
Fritz Busch – d’un livre à l’autre
J’ai fini le livre de Fritz Busch, Une vie de musicien. Le livre est paru en 1949 mais Fritz Busch a interrompu son récit quand il doit quitter l’Allemagne. On est loin du ton constamment joyeux, souvent drôle, des pages précédentes. Le processus infernal est enclenché en Allemagne et touche les artistes, même ceux qui ne sont pas juifs, mais qui ne se plient pas au jeu nazi. Rebelle, Fritz Busch multiplie les désaccords avec les pouvoirs qui s’installent à tous les échelons, il finit par être déboulonné de son poste de « Directeur de la musique » de Dresde et après maintes péripéties qui ne manquent ni de courage ni de panache, comprend qu’il doit quitter l’Allemagne. Cette période nouvelle de sa vie, à Buenos Aires notamment où on lui propose un poste, est prise en compte dans un autre ouvrage publié par le même éditeur, Notes de nuit, un livre de Fabian Gastellier, Fritz Busch, l’exil : 1933-1951.
Avant de quitter le premier livre pour ouvrir le second, je veux noter l’épisode de Bayreuth. On est en 1933. Les dirigeants du théâtre wagnérien anticipent que Toscanini va renoncer, comme il était prévu, à diriger le Festival. Et prévoient le cas échéant de demander à Fritz Busch. Et en réalité, tous les deux refuseront ! : « L'homme dont on prévoyait à Bayreuth qu'il refuserait de revenir diriger, n'en était pas à sa première confrontation avec le despotisme. En aucun cas il ne voulait être mêlé à ça. Et moi, dont la lutte et le refus avaient été aussi clairs que les siens, on me croyait prêt à trahir mes propres convictions ! On souriait de ma résistance au national-socialisme comme de l'éphémère rébellion de tant d'autres qui s'apprêtaient maintenant à pactiser avec lui, soufflant sur la soupe bouillante pour pouvoir l'avaler... Comment avais-je pu en arriver là ? Un soir, pendant une promenade le long du jardin zoologique plongé dans l'obscurité, ma femme cita soudain une phrase de Falstaff de Verdi: « Qu'est-ce que l'honneur, qu'apporte-t-il? » C'est ainsi qu'elle me donna l'impulsion décisive pour comprendre la chose suivante : l'honneur, on l'a ou on ne l'a pas. Personne ne peut nous le donner ou le prendre. » (p.212).
Fabian Gastellier & Fritz Busch
Et en effet je continue de suivre l’histoire du chef d’orchestre Fritz Busch via le livre de Fabian Gastellier. Femme qui a fondé les éditions Notes de Nuit qui depuis 2013 comptent trois collections : la collection Jean-Pierre Faye, la collection lLa Beauté du geste, qui cherche à retracer les parcours des musiciens (chefs d'orchestre, interprètes ou compositeurs) qui ont eu à subir les censures du nazisme hitlérien ou du fascisme de Mussolini. Enfin la collection Le passé immédiat dont le but est de publier des témoignages souvent inédits et écrits par des déportés dans les camps de concentration ou d'extermination.
L’auteur revient longuement et de manière sans doute plus documentée sur les humiliations que dut subir Fritz Busch dans les derniers temps de son poste de Directeur de la musique à Dresde. Je retrouve certains des aspects évoqués par Victor Klemperer dans ses terribles journaux, cette asphyxie de toute vie intellectuelle et culturelle non conforme aux canons nazis, cette brutalité qui se transforme très vite en violence exercées sur le psychisme et aussi physiquement sur ceux qui osent ne pas se conformer au nouveau moule. Le combat de Fritz Busch qui pendant des mois croit encore qu’il peut laver son honneur bafoué, alors qu’Adolf, son frère violoniste, plus fondamentalement rebelle que lui encore, est parti en Suisse, car sans aucun doute sur la nature du régime. Il faut souligner que Fritz Busch avait pris la peine d’assister à une réunion du parti national-socialiste dont il avait surtout retenu la bêtise prononcée des propos entendu et que dans la foulée il avait également tenu à lire Mein Kampf et perdu dès lors quasiment toutes ses illusions. Terrible de voir aussi ceux qui se sont accommodés du nazisme par carriérisme ou seul intérêt personnel (il est question dans ces pages, de manière documentée et mesurée, de Richard Strauss et de Furtwängler).
Pour le lecteur, il y a un grand bénéfice à passer du récit de Busch lui-même à ce travail d’historien. Pour l’instant, mon seul regret est que dans les deux livres, il est relativement peu question de musique. Plutôt du contexte de la musique, des créations d’œuvres de manière documentée et détaillée quant à la mise en scène, la distribution, les réactions critiques, etc. Mais de musique, sur le fond, peu encore.
Fritz Busch, l’exil
Passionnant, le livre historique de Fabian Gastellier évoque le départ des Busch d’Europe, la première saison à Buenos Aires, le nouveau voyage en Europe à Copenhague surtout où le chef a des engagements avec l’orchestre et les prémices de la fondation du fameux festival de Glyndebourne, « l’opéra miniature au fin fond du Sussex. ». Il est intéressant de voir que lors de la conception de ce festival qui allait devenir célèbre est reprise cette « idée que Busch a toujours défendue » celle de la troupe (donc l’équilibre, la qualité et l’homogénéité de la distribution et pas les grandes stars). Les premières représentations ont lieu en 1934. Le livre suit le cours chronologique et développe de manière vivante les innombrables projets dans lesquels Busch est impliqué, son rapport avec son frère Adolf, celles qu’il a encore avec son pays d’origine, les polémiques et les « affaires ».
Pontormo – Pierre Parlant
Avancée lente, passionnée et continue, dans la prose dense et souvent difficile de Pierre Parlant autour de Pontormo, son alter ego. Cette note très belle sur la peinture : « Servante et délurée, la peinture agit toujours avec ses moyens propres, ceux d’une découpe dans l’étoffe des choses qui ne garantit rien. Peintre désigne par conséquent le nom d’un ravisseur de figures meutes enlevées sur le fond assourdissant du monde. Quant au dessin, il est un souvenir anticipé qui du crime s’ensuit. » (p.128)
→ j’ai retranscrit aussi la dernière phrase de ce paragraphe, mais pour l’instant je ne la comprends pas. Mais il me semblait difficile de la dissocier. Il faudra la comprendre.
→ Se construit petit à petit une étrange entité, où se mêlent cette prose de Parlant, le Journal de Pontormo cité par bribes à plusieurs reprises et les images des toiles évoquées visionnées sur Internet. Je recommande aux lecteurs du livre (mais aussi aux lecteurs de ce Flotoir, tant le découvertes sont parfois extraordinaires) de taper simplement « Pontormo » dans le principal moteur de recherche puis de cliquer sur « images ». Il me semble bon de s’imprégner de ces images, de ces corps, de ces visages tellement expressifs, de ces couleurs si particulières pour mieux lire Parlant et Pontormo.
Le projet Pontormo – Pierre Parlant
On peut peut-être voir une sorte de projet du projet du livre dans ces mots de Pierre Parlant : « [la boucle] relierait (…) l’histoire vécue, le roman fortifié, consigné, la maison, toutes choses à elles-mêmes, le Journal à ses mots, midi à quatorze heures, notre excès à son gage coloré, quelle que fût par ailleurs la détresse. » (p.140) et un peu plus loin « mélant les temps les lieux, jusqu’au vertige, ce projet, m’ôtant par provision tout désespoir, me fut cause de joie ».
La bibliothèque - Bernard Noël
Je publie le très bel article qu’Anne Malaprade consacre à la transcription de tous les entretiens entre Bernard Noël et Alain Veinstein pour France Culture, déjà largement évoquée dans ce Flotoir.
J’extraie ici de l’article ce passage sur la bibliothèque : « cette "circulation des mots" que les livres mettent en œuvre, et ce type particulier d’"accumulation" que constitue une bibliothèque. Bernard Noël y explique notamment comment les livres diffusent une présence qui peut rester silencieuse. Tels les individus, ils constituent une sorte de communauté, un groupe, un pôle et un foyer, un trésor de mots et de sens. Ils diffusent pour celui qui veut et sait la percevoir une "action rayonnante." Muets — et pourtant physiquement situés et ancrés —, ils deviennent à des étapes particulières de la vie nécessaires, et accompagnent, protègent, soutiennent celui qui les convoque au moment opportun. " […] si on ouvre un livre au hasard, on y trouve très souvent une réponse qui correspond à ce que vous êtes en train de faire ou qui apporte la pièce manquante du puzzle. L’interrogation que vous aviez, le suspens ou la panne dans laquelle vous étiez, tout à coup prennent une allure différente, et voilà l’amorce d’un mouvement qui va vous permettre de traverser le moment dans lequel vous étiez en suspens ou en panne. Mais cela ne relève pas de la lecture, cela relève de la consultation un peu… oraculaire." »
Le regard encore – Bernard Noël
Je continue ma lecture de ce livre et dans un entretien de 1994, je vois Bernard Noël revenir de nouveau sur la question cruciale du regard. Et de cette sorte de matérialité qu’il lui prête, qui est très étonnante mais aussi très féconde, même s’il faut un temps pour en adopter l’idée, la faire sienne. J’y suis peut-être aidée par cette propension que j’ai depuis de nombreuses années à voir les relations entre deux personnes comme une sorte d’espace chimérique, d’entité nouvelle créée par leur rapport, leur dialogue, voire leurs tensions, un univers supplémentaire qui pourrait avoir quelque chose à voir avec cet espace de transition entre soi et le monde que voit Bernard Noël dans le regard. Et il serait fécond de transposer cela dans le domaine de l’écoute, vivre, sentir, imaginer un canal presque tangible entre soi et ce qu’on écoute. Ces idées ne sont sans doute pas absurdes au regard de la physique et du régime d’ondes qui régissent la vue et l’audition.
Je cite Bernard Noël interrogé par Alain Veinstein sur cette expression la Chair du regard : « Cette expression sert à qualifier à la fois un état et une sensation qui m’obsèdent depuis longtemps : c’est que le regard n’est pas quelque chose de neutre, enfin, n’est pas un simple mouvement qui circulerait dans un espace neutre, mais est constitué par une matière, un élément. On pourrait dire qu’il s’agit de l’air, parce que je ne sais pas comment appeler cet élément. Et il me semble qu’à partir du moment où on a conscience que cet élément existe, qu’il fait partie, justement, des mouvements du regard, on a un rapport complètement différent non seulement avec son propre regard mais aussi avec ce qu’on regarde, de telle sorte qu’il y a des déplacements d’énergie et un comportement de l’œuvre qui devient, en quelque sorte, corporelle. » (p.81)
Un peu plus loin, utile balise, Veinstein caractérise les thèmes des livres de Bernard Noël, depuis le premier : « qu’est-ce que le temps ? Qu’est-ce que je mystère ? Qu’est-ce que la parole ? qu’est-ce que la vue ? qu’est-ce que le face à face ? qu’est-ce qu’un visage ? qu’est-ce que la vie ? » (p.85)
Le Tu – Bernard Noël
« je dois dire que le Tu est un des mots de la langue française qui m’attirent le plus parce qu’il est à la fois l’autre et le silence, donc il y a toujours une espèce de double jeu entre le Tu de l’altérité et le Tu du mutisme. » (p.86)
Le récit – Bernard Noël
Interrogé par A. Veinstein sur le fait de savoir si aujourd’hui [1994] il laisserait encore le récit entrer dans le poème, Bernard Noël répond :
« Dans L'Ombre du double, il y a une forme de récit. J'allais vous répondre automatiquement, puis, prenant conscience de la question, je me demande brusquement si tout ne peut pas être considéré comme récit et à commencer par la pensée, si le fait d'aligner des mots qui ont l'air de relever tantôt du poème, tantôt de l'essai, tantôt du récit, si finalement tout ça n'est pas du récit et s'il n'y a pas dans ce mouvement quelque chose comme l'indispensable goût du temps, qui est à la fois ce qui donne de la saveur à notre vie et ce qui l'angoisse et la torture.
→ importante réflexion à verser au dossier poésie et récit !
Empreinte
Une stèle de Segalen (une chaque soir). À propos de la première des « Stèles face au Nord », « Empreinte », Christian Doumet écrit : « l’empreinte qui s’apparente à une série d’objets dévolus à la vérification des puissances analogiques (avec le miroir, le puits, l’écho...). Il évoque aussi la « perspective mallarméenne du projet des Stèles entendu comme drame du signe. » (p.116, édition Les Classiques de poche du livre de Poche).
→ objets dévolus à la vérification des puissances analogiques. Parmi lesquelles, à l’image de ce qui se passe dans ce poème « Empreinte » où l’Empereur donne à ses plus fidèles serviteurs partant en mission des tablettes de jade devant se compléter avec d’autres, deux fragments d’un même vase, d’une même tablette. Une entité brisée à reconstituer pour se faire connaître, se reconnaître.
Rédigé par Florence Trocmé le 15 novembre 2017 à 15h43 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 02 novembre 2017 à 13h54 dans photomontages | Lien permanent
Segalen toujours
Auxeméry me signale un beau texte de Jean-François Lemaire sur Segalen et la Chine dont j’extrais ce court portrait, fort éloquent : « cette rencontre, dans les rayons couchants du Symbolisme, de la Chine juchée sur ses quatre millénaires et d'un jeune Français au sourire moqueur, marin qui détestait la mer, médecin á qui fut confiée la santé du fils du chef de l'État mais que la « Maideucine » faisait soupirer, archéologue sans diplômes mais qui allait découvrir la plus ancienne statue chinoise connue, musicien qui correspondait avec Debussy et tapotait Parsifal sur l'harmonium des missionnaires, poète enfin, dont l'œuvre immense n'était destinée pour longtemps encore à n'être connue que de quelques happyfew, Claudel et Saint-John Perse par exemple. » (source)
Et Desnos, encore
Oui Desnos. Je note que malgré mes réticences, le livre de Gaëlle Nohant a laissé beaucoup de traces. N’est-ce pas une réponse à la question que je me posais : un tel livre peut-il contribuer à faire connaître le poète et surtout sa poésie ? Je me posais la même question, a priori (c’est toujours un tort) en me rendant récemment au Bal Blomet, voir un spectacle conçu par Michel Arbatz et sa compagnie Zigzags. Textes de Robert Desnos, conception Michel Arbatz, auteur aussi des musiques, acteur et chanteur, s’accompagnant à la guitare et au bandonéon. Avec Olivier-Roman Garcia aux guitares et bouzouki.
Dire un mot du bal Blomet dont il est question dans le livre de Gaëlle Nohant. C’est un cabaret qui fut fréquenté par Robert Desnos qui habita cette même rue Blomet, à trois numéros du théâtre. Fermé pendant des années, lieu mort, je l’ai vu soudain en chantier. Un chantier qui a duré de longues années et dont on a mis longtemps à comprendre qu’il s’agissait d’une sorte de restauration du lieu. Qui a fini par rouvrir il y a sans doute un peu plus d’un an. Sous le nom, de manière très éphémère que Desnos lui-même avait donné au lieu : Le Bal Nègre. Polémique immédiate et finalement le lieu s’appelle Le Bal Blomet. On peut en lire un bel historique ici et voir une superbe galerie de portraits de tous ceux qui l’ont fréquenté à sa grande époque.
Le spectacle est très bien conçu, car riches en facettes : choix des œuvres et interprétations. Il mêle textes dits, textes chantés, arrangements musicaux et évoque bien les divers aspects de Desnos : « Desnos et merveilles, la nouvelle création de Michel Arbatz, évoque à travers chansons, poèmes et anecdotes, le jeune voyant surréaliste, l’écrivain voyageur à Cuba, la rencontre avec Garcia Lorca, l’amoureux fou de Youki, l’homme de radio, le Résistant. De brèves vidéos réveillent des archives inédites, photos, film amateurs et aquarelles surréalistes. »
C’est très réussi et on aimerait au fond que ce spectacle soit accueilli à la Maison de la Poésie de Paris où il aurait toute sa place. Je découvre cette vidéo intéressante qui montre la passion d’Arbatz pour la poésie et son implication. Michel Arbatz est aussi le fondateur de la BIP (Brigade d'Interventions Poétiques) de Montpellier.
Calendrier
Ouvert aujourd’hui un fichier Excel avec les dates de naissance et de mort de créateurs qui m’importent. J’aimerais insister sur les dates de naissance. Ce qui compte c’est l’apparition, qui aurait pu ne pas avoir lieu. La disparition est par définition secondaire à l’apparition. Ce 22 octobre, anniversaire de la naissance de Franz Liszt (en 1811) et de la mort de Cézanne (en 1906)
Le chantier de vivre - Marc Dugardin
J’ouvre le nouveau livre de Marc Dugardin, Notes sur le chantier de vivre, beau titre. Un livre de notes donc, au fil des jours, de 2009 à 2013.
Le choix des lectures – Marc Dugardin
Le choix des lectures est tellement emblématique de l’univers de tel ou tel. Je me souviens avoir été très intéressée par ces choix, dans l’immense massif des poèmes de Jean-Claude Pirotte lus cet été. Tellement significatifs en effet de sa manière d’être au monde. Pour Marc Dugardin, il en va bien sûr de même, lectures, amis et musiques sont chacun comme une signature de ce qu’il est, ce qu’il cherche.
Parmi les auteurs dont il parle, dans le début de ce livre, Pierre-Albert Jourdan, Anne Perrier, Juan Gelman, Lorand Gaspar. C’est bien entendu tout un univers qui se dessine là. Dis-moi qui tu lis…. Toutefois cette réflexion n’est valable que pour les livres qui restent… ceux que l’on garde avec soi, près de soi, auxquels on revient. Comme pour les œuvres musicales, celles vers lesquelles toujours on fait retour. Alors que, il faut le souhaiter me semble-t-il, on continue à lire et à écouter dans maintes directions, qui ne sont pas forcément les mêmes que celles suggérées par ces œuvres-là qui nous sont essentielles. Lire dans toutes les directions, pour continuer à s’ouvrir à d’autres univers et sans doute aussi découvrir des œuvres susceptibles de venir s’agréger au noyau dur de celles qui nous font vivre.
La blessure, Aaron Appelfeld et Marc Dugardin
Marc Dugardin avec qui nous sommes souvent en échange de citations, via ses notes, via mon Flotoir , relève chez Aaron Appelfeld : « Et c’est parce qu’ils sont blessés qu’ils comprennent. Une blessure écoute toujours plus finement qu’une oreille ». (p.16)
→ Cela je le sais depuis tant d’années. Que nous ne pouvons vraiment entendre que ce par quoi nous sommes passés. Nous pouvons être plein d’attention pour autrui et sa souffrance, mais si cette souffrance-là qu’il exprime nous ne l’avons pas connue intimement, nous ne pourrons pas entendre complètement ce qu’il dit. C’est vrai pour toute expérience, deuil, maladie, traumatisme, etc.
La mémoire auditive – Marc Dugardin
« Mystère des méandres de la mémoire auditive, de la trace dans l’inconscient de certaines musiques, accompagnées ou non de parole. »
C’est tout l’objet du passionnant livre de Theodor Reik, Ecrits sur la musique. Ces liaisons inconscientes entre telle musique et telle part de notre histoire personnelle. Ces résurgences que l’on ne s’explique pas. L’irruption d’une mélodie dont on ne sait d’où elle est venue, de quelles profondeurs ? Ni pourquoi, et à cet instant-là. C’est bien sûr différend de ce qui se passe quand nous avons beaucoup écouté ou travaillé telle ou telle œuvre et que sans cesse nous nous surprenons à l’entendre dans notre for intérieur. Il en va ici plutôt d’une sorte d’imprégnation temporaire, de rémanence transitoire.
Haydn, la Fantaisie, Marc Dugardin
Une belle conjonction ! plusieurs occurrences ces derniers jours de la Fantaisie en fa mineur, Hob. XVII.6 de Haydn que j’ai un peu travaillée.
J’étais persuadée que Lucas Debargue en parlait dans la belle interview du dernier Pianiste, mais je n’arrive pas à retrouver cette citation (C’est en fait un autre pianiste qui en parlait, mais dans le même numéro, Jean-Marc Luisada !) Il me faut rouvrir la partition de l’œuvre, la travailler par fragments puisque c’est ma nouvelle méthode de travail du piano.
Marc Dugardin évoque une conversation avec un ami et écrit à propos de ces variations : « Elles annoncent dans leur finale les tempêtes beethovéniennes. Je fais aussi le lien avec la sonate D. 959 de Schubert, son sublime et déchirant mouvement lent, qu’une sorte de cataclysme vient interrompre. » (p.38)
Sally Bonn et les artistes qui écrivent
J’ouvre un livre dont l’objet m’a tant attirée que j’en ai fait la demande à l’éditeur, le Seuil. Sally Bonn, Les Mots et les œuvres. Il va s’attacher à l’expérience des artistes qui écrivent, autour de trois figures principalement, Robert Morris, Daniel Buren et Michelangelo Pistoletto. Je relève : « L'artiste qui écrit explore l'envers des choses. Il connaît la fabrication des formes et des images, il manipule les mots et les idées comme les couleurs et les matériaux. Il va, traversant les labyrinthes qu’il construit, se reflétant dans les miroirs qu'il dispose, creuser la plasticité de la langue. Il prend plaisir aux mots, se joue des discours et s'en sert, également, comme d'une arme. Parce que le texte a aussi une fonction stratégique. » Et un peu plus loin : « Les artistes exposent dans les mots et dans l'espace leur manière de rendre sensibles les écarts. Depuis les traités de la Renaissance, leurs écrits permettent de comprendre les processus d’élaboration créatifs. Au cours du XXe siècle s'est développée et diffusée la pratique d'une écriture qui vient accompagner l'activité artistique, mêlant réflexions d'ordre philosophique, interrogations critiques sur l'art et expérimentations littéraires. L'essor de ces écrits à partir des années 1960 a ouvert un espace intermédiaire entre la pratique et la théorie de l'art. Ce livre se propose de parcourir cet espace. » (p.11)
Une autre distance – Sally Bonn
« Le texte n’est pas l’œuvre, il vient de l’œuvre depuis son élaboration et y reconduit dans la perception (…) les textes ne sont considérés ni comme des œuvres d’art – comme l’envisageaient les artistes conceptuels – ni comme des commentaires. Ils pensent et se pensent dans le processus de l’élaboration d’une œuvre (…) ils indiquent, informent et interagissent sur notre vision. Ils font voir. »
→ Faire voir, faire entendre, n’étais-ce pas implicitement une des voies suggérées par Santiago Espinosa pour le travail critique. Non pas interpréter, mais montrer. Insister sur ce qu’il y a à voir dans le tableau par exemple, sur la manière dont cela a été fait.
Lecture
Elle m’est indispensable. Comme la nourriture terrestre. Si je ne lis pas, je dépéris.
Travailler, se travailler, Victor Segalen
Une dernière citation de Victo Segalen extraite du très beau livre de Jean-Luc Coatalem ! « Je continue à travailler beaucoup, à me travailler surtout, vêtu d’un halo de songes, de souvenirs, de désirs et de projets » (p.236)
Cette fissure où – Marc Dugardin
Cette belle annotation dans Notes sur le chantier de vivre : « Place des Vosges. Cris d’enfants, moineaux, fontaine, fatigue de nuits trop brèves encore. Mais une sorte de bonheur de respirer. Lecture des carnets de Du Bouchet. C’était, justement, le moment de lire ça. Je le note dans une sorte de gratitude. Avec en moi cette fissure où vivre se met à jubiler. »
→ conjonctions : ce bonheur de respirer, soudain. La jubilation me renvoie à Clément Rosset.
Peter Handke – l’étonnement
J’ai sous la main son dernier livre, Essai sur le fou de champignons que je n’ai pas encore ouvert, mais je note cette citation relevée par Marc Dugardin « Qui s’étonne voit ce qui est autre ; qui cesse de s’étonner ne voit plus que ce qui est semblable, ne fait plus qu’enregistrer. (P. Handke, cité par 99, il semble que Marc Dugardin ait relevé cette citation dans un numéro du Matricule des Anges)
Expériences premières, Hans Zender, Marc Dugardin
Marc Dugardin évoque cette première rencontre avec une musique différente : « Je devais avoir 16 ou 17 ans. Mes parents absents (…) j’écoutais la radio. On annonçait une retransmission du concours Liszt-Bartók, à Budapest. Pourvu que... non, c'était un concerto de Bartók, le deuxième, qui allait être joué, interprété par Idil Biret ! Mais, très vite, mon rejet à priori (lié au fait que ma mère arrêtait la radio sans discussion dès que la moindre dissonance se faisait entendre) s'est transformé en enthousiasme. J’avais donc été privé d’une telle musique, de ces rythmes, de cette force, de cette sauvageté pour reprendre le mot d'Henry Bauchau ! Car c'est bien quelque chose de l'inconscient qui venait ici heurter les barrières du raisonnable, du mesuré, des conventions censées définir le beau. Et c'était en moi des digues qui commençaient à céder, à coup sûr. »
Comment ne pas faire le rapprochement cette note du Flotoir en mars dernier : Hans Zender, dans ses Essais sur la musique, ouvre un chapitre « Comprendre la musique » sur une évocation personnelle prenante. Il est enfant, neuf ou dix ans, la radio joue Le Sacre du Printemps. C’est la première fois qu’il entend cette œuvre : « tel un éclair, l’apparition de ce motif aura détruit en l’espace de deux secondes toute la conception que je me faisais de la musique jusque-là ». (p.182)
À la fin de cette note (p.108) Marc Dugardin ajoute : « Mais au fond de moi, depuis l’adolescence, gronde le roulement de l’allegro barbaro.
Musique et poésie – Marc Dugardin
« Élément d’un rêve d’il y a deux ou trois nuits : très précisément le début de la Wanderer-Fantaisie de Schubert. Au réveil, souvenir d’avoir entendu cette musique, le reste s’est évanoui…Fredonner, chantonner, je le fais décidément de nuit comme de jour (lorsque je marche, entre autres). On est à la racine du poème. » (p.110)
Coïncidence, conjonction
quand Marc Dugardin écrit : « Phénomène de coïncidence étonnant, encore une fois (ou ce sont des fils en nous, que nous suivons comme des aveugles tâtonnants dans un labyrinthe ?) », je ne peux que penser à ce que j’appelle des conjonctions et auxquelles je suis très sensible. Retenir donc cette belle idée qu’il ne s’agit pas de hasard mais plutôt des parties soudain émergentes d’un immense réseau de fils enchevêtrés qui se tendent dans le for intérieur.
Le dédoublement initial – Sally Bonn
« Le point de départ du comportement humain est le dédoublement initial dans l’expérience de Narcisse. Voir sa propre image est à la fois une expérience originaire et la source de toutes les antinomies (passé et futur, proche et lointain, profond et superficiel, vrai et faux, un et multiple, subjectif et objectif, statique et dynamique). »
La partie immergée de l’iceberg - Sally Bonn
« Robert Morris constate dans son texte "quelques notes sur la phénoménologie de la création", écrit en 1970, que les historiens de l’art (et sans doute les critiques) ont porté peu d’attention au processus de création artistique, au profit d'une analyse du "produit fini", de l'œuvre accomplie. Morris croit cependant qu'il y a des formes à trouver dans le processus comme dans le produit fini : le "comment" de l'élaboration, de la fabrication, contient autant de formes et d'analyses possibles que l'œuvre réalisée, autonomisée par le regard esthétisant. Ce qui constitue ce que Morris nomme la "partie immergée de l'iceberg". "Les raisons de cette immersion sont probablement diverses et vont de la tendance profonde de cette culture à séparer les moyens et les fins au simple fait que ceux qui parlent de l'art ne connaissent pratiquement rien de la manière dont il est fait" » (p.30)
→ n’est-ce pas là l’enjeu des notes sur la création de Poezibao : s’intéresser au processus de création ? C’est sans doute aussi cela qui me retient dans dans les carnets, les journaux, les correspondances, plus parfois que dans les œuvres closes, terminées, achevées (parfois au vrai sens du mot, selon certains écrivains !)
De l’interprétation – Sally Bonn, Susan Sontag
« Buren déclarait en 1979 qu'il "y avait besoin du texte afin d'essayer d'éviter toute mauvaise interprétation". Ce besoin de faire barrage aux mauvaises interprétations fait écho à un article écrit par Susan Sontag en 1964, intitulé "Against interpretation" ("Contre l’interprétation") dans lequel elle analyse la critique de son temps comme une critique interprétative. (…) Sontag considère l'interprétation dont se sert la critique comme une manière, moderne, de soumettre l’art, de le rendre conforme, d’en faire un article d’usage. (…) Le moyen de renouveler ce discours critique est de porter plus d’attention à la forme. Ce qui est important, c’est de retrouver nos sens ; la fonction de la critique devrait être ne nous montrer comment est ce qui est, ou même que ce qui est est, plutôt que de nous montrer ce que cela signifie. » (p.32)
→ c’est exactement ce que dit aussi Santiago Espinosa.
La faille – Eric Tanguy & Sibelius
le livre d’Éric Tanguy (Écouter Sibelius) se termine sur l’évocation de la dernière œuvre de Sibelius, vingt-six ans avant sa mort : Surusoitto, musique funèbre pour orgue op. 111b. la dernière œuvre purement instrumentale qu’il ait écrite. Pensionné par l’État, célèbre, il ne quittera quasiment plus sa maison d’Ainola jusqu’à sa mort à l’âge de 92 ans ; cette œuvre fut écrite pour les funérailles de son ami peintre Gallen-Kallela : « cette musique d’adieu à son ami fut aussi une musique d’adieu à sa propre musique. » (p.119). Ouvert avec une œuvre peu connue en France, Malinconia pour violoncelle, le livre du compositeur Eric Tanguy se referme sur une autre œuvre dont il dit qu’elle est presqu’inconnue ici et qu’il l’a fait découvrir à plusieurs organistes.
« Au début de la pièce, on a l’impression d’entendre s’ouvrir des abysses ancestraux avec accords de quintes apparaissant soudainement, et dont la neutralité (ni majeur ni mineur) évoque l’absence. »
Le livre se termine sur cette note poignante : « après Surusoitto, en 1931, c’est fini. La source est tarie, la lumière éteinte. ». Richard Millet, très remarquable sibélien, a écrit un beau livre sur ce thème.
Force douce – Simone Weil & Marc Dugardin
Dans le beau livre de Marc Dugardin, Notes sur le chantier de vivre, je relève cette citation à propos de Simone Weil, signée Blanchot : « L’attention est le vide de la pensée orienté par une force douce et maintenu en accord avec l’intimité vide du temps. (…) L’attention est l’accueil de ce qui échappe à l’attention, ouverture sur l’inattendu, attente qui est l’inattendu de toute attente. » (p.121)
Preuves – Bram Van Velde et Marc Dugardin
Autre belle citation relevée dans le livre de Marc Dugardin, de Bram Van Velde cette fois : « Dans ce monde il faut constamment fournir des preuves. Mais là où l’on doit s’aventurer, il n’y a plus de preuves. » (p.153)
→ et s’il y avait un temps où il fallait cesser de prouver, de se prouver, mais surtout d’œuvrer pour prouver. À rebours parfois de ce que l’on est en vérité.
Poésie – Henry Bauchau et Marc Dugardin
Préparant une intervention sur Henry Bauchau qu’il a un peu connu et beaucoup lu, Marc Dugardin parle de « son art poétique, le jaillissement du poème, comme sous une dictée ; le fait que dans la musique où on l’a d’abord entendu, il précède la pensée ; (…) » (p.156)
Ces notes – Marc Dugardin
De ses carnets, Marc Dugardin dit encore que « c’est un chantier immense à ciel ouvert et qui grouille de vivants ». (p.175)
→ de vivants et de morts, aussi. Comme le Flotoir ?
Fa mineur, Haydn, Marc Dugardin
A la fin de son livre, Marc Dugardin écrit « Dans le train hier (la lumière était belle, le cœur s’allégeait un peu), variations sur…le thème des variations, griffonnées dans mon petit carnet de poche, à peine retouchées ce matin :
Dans le thème, en creux, la musique possible et ses variations…
Variations : creusées dans le thème qui se perd…
Musique – comme la langue, gagnée sur ce qui manque, arc-boutée sur la perte…
Exposé du thème, naissance. Quand s’achèvent les variations, serait-ce la mort ?
(…) (p.188)
Marc Dugardin a déjà évoqué les très belles Variations en fa mineur de Haydn, sur lesquelles il se trouve que s’exprime aussi Jean-Marc Luisada dans le magazine Pianiste : « La Sonate-partita en sol majeur de Haydn est un sublime hommage à la musique baroque italienne et les Variations en fa mineur sont, peut-être, son chef d’œuvre. N’est-ce pas, déjà, une incursion d’un romantisme contrôlé dans l’univers musical de Schubert. » Jean-Marc Luisada qui ajoute à propos de la Sonate-partita que son finale est « une sublimation de toutes les sonates de Scarlatti ». (Pianiste, n°107)
Scarlatti – Lucas Debargue.
Et dans ce même numéro de Pianiste, un autre déjà grand du piano, Lucas Debargue, parle lui aussi de Scarlatti : « Scarlatti est un compositeur qui occupera, je le sais, une bonne partie de ma vie. C’est un répertoire qui me parle viscéralement et j’éprouve le désir d’aller le plus loin possible dans son exploration. On en sait peu sur lui. Il écrit ses sonates à la cinquantaine, dans l’isolement d’une position enviable, protégé. Il crée un univers hors de son temps, sans toutefois en avoir conscience. Il s’amuse. Le personnage me parait plutôt méchant. Je le ressens dans ses œuvres acérées, aux dissonances monstrueuses. Il serait une sorte de Saint-Simon de la musique, avec une production associant merveilles et horreurs. C’est pervers, naïf et enfantin ; jusque dans certaines sonates figées du début à la fin en mode majeur, sur la même pédale et sans modulations. Dans d’autres, il passe allégrement du do majeur au do mineur et ressasse sur huit pages un rythme de polonaise ! Quel fou !
→ j’apprécie le ton original de ce commentaire. Oui Scarlatti, Domenico (1685-1757), né donc la même année que Haendel et Bach, 550 sonates ! Les premières que j’ai entendues furent celles jouées par Christian Zacharias, un disque qui me fit l’effet d’un disque de lumière, et cela sans doute avant même d’avoir entendu des Sonates par Horowitz. Ce n’est qu’à partir de son installation au Portugal, au service de Maria-Barbara de Bragance qu’il composera la majeure partie de ses 550 sonates « d'une originalité exceptionnelle et pour la plupart inédites de son vivant, qui le posent comme l'un des compositeurs majeurs à la fois de l'époque baroque et de la musique pour clavier. » (source)
Stèles – Segalen
Le livre de Jean-Luc Coatalem m’a donné envie de lire Victor Segalen. Sur les conseils très avisé d’un bon ségalénien, Auxeméry (qui m’a offert les Lettres de Chine), je me suis procuré l’édition des Stèles dans la collection des Classiques du Livre de Poche (et non pas en poésie / Gallimard). C’est une édition d’études, avec une très intéressante préface de Christian Doumet.
Ce dernier cite André Gide (Nourritures terrestres) : « J’ai pris ainsi l’habitude de séparer chaque instant de ma vie, pour une totalité de joie, isolée ; pour y concentrer subitement toute une particularité de bonheur… »
Christian Doumet qui écrit : « Voici un livre qu’anime le grand vent des lointains, le souffle de la marche libre, des passes altières et des plaines onduleuses. À l’écart des épanchements, des élégies, des complaisances à soi (…) un texte anonyme comme ceux qu’on lit sur des pierres, au bord des chemins. »
Claudel et Segalen
Segalen, cruel, parle de Connaissance de l’Est de Claudel : « Cette Chine, la voici d’un mot : Article de Canton… C’est la Chine des ports du sud (…), la Chine de tous ceux qui l’ont abordée par la mer, et n’ont pas quitté la mer. C’est du pittoresque confit, rôti, salé, sucré dont les tranches toutes prêtes s’emportent, et indifféremment, dessalées, font la gélatine Loti, resalées, l’emporte-gueule Mirbeau, marinées, la saumure Ajalbert. Claudel, lui (et je lui rends justice de tout l’écart entre le spectacle et lui), en a fait une superbe nourriture ; mais l’achalandage initial est le même. » (p.14)
→ quelle finesse et quelle drôlerie.
Voir, Valéry, Foucault
Je poursuis la lecture du très intéressant Les mots et les œuvres de Sally Bonn. À propos des écrits des artistes sur lesquels elle se focalise, voici ce qu’elle dit : « Discursifs, littéraires ou plastiques, les dispositifs sont des machines à faire voir. "Une œuvre d’art devrait toujours nous apprendre que nous n’avions pas vu ce que nous voyons" écrit Paul Valéry. "Faire voir ce que nous voyons", dit Foucault à propos du rôle de la philosophie. C’est le programme que se donnent les artistes dès qu’ils prennent la plume. » (p.58)
Et un peu plus loin : « L’une des fonctions de l’écriture pour les artistes est bien de sortir le regard du cadre de visibilité dans lequel l’enferme ce que Buren nomme les "limites culturelles" (l’ensemble des discours oblitérants représentés par les lieux culturels ou les médias). » (p.60)
→ n’est-ce pas aussi ce que peut la poésie.
Le fou de champignons et le bruit des arbres
J’ouvre le livre de Peter Handke (traduction de Pierre Deshusses), Essai sur le fou de champignons. Je relève ce magnifique passage sur le bruit des arbres : « chaque fois qu'il partait de chez lui, loin de la maison de ses parents, du village de son enfance, pour traverser les prés, les prairies et les champs et, coupant à travers les derniers vergers, monter jusqu'à l'orée de la forêt et "se mettre au diapason" en écoutant les feuillages aux sonorités si diverses — la lisière de la forêt était en effet constituée principalement de feuillus —, il le faisait et l'entreprenait avec la conscience ou si vous préférez l'illusion d'une mission supérieure. Le mouvement des frondaisons dans le vent, même silencieux, sphères entremêlées, il le vivait comme une prescription ou comme l'autre Loi; ce mouvement le basculait dans le ciel, les cieux. Et en même temps c'était une histoire en soi, une histoire de cimes qui se balançaient et rien d'autre, une histoire de rien et de tout. À force de regarder et d'écouter il se mettait à méditer, se sentant d'ailleurs ainsi bien plus à sa place qu'en réfléchissant à quoi que ce soit d'autre. Ah ! et comme la rumeur et le tumulte faisaient peu à peu des vocalises et devenaient voix ! Et comme cette voix ensuite l'enthousiasmait ! Pour quoi ? Pour rien et moins que rien. Entrait-il ou passait-il dans le mouvement des cimes ? Déplacement vers ce qui est juste, comme une opération qui, après beaucoup d'erreurs, tombe enfin juste. Aucun bruit de ressac ni de vague sauvage ne put remplacer plus tard le ruissellement des bouleaux, le bruissement des hêtres, la rumeur des frênes, le tumulte des chênes en bordure de forêts. » (p.16).
Épidémie de création – Didier Anzieu et Christian Doumet
Toujours dans sa belle préface à l’édition de Stèles de Segalen au Livre de Poche, Christian Doumet écrit : « Les grandes œuvres, souvent, sont issues de la pratique assidue d’autres œuvres. C’est ainsi que la lecture de Bergotte, dans A la recherche du temps perdu, est supposée faire naître la vocation littéraire du narrateur. À ce propos, Didier Anzieu parle avec bonheur d’ "épidémie de création" » (p.18)
Se nourrir de sa substance - Segalen
Cette très forte citation, extraite d’un poème tardif de Segalen, Maïeutique :
« Croire en soi. Se nourrir de sa substance, après d’abord, avoir dépecé le monde, différend de soi. » (cité p.19)
Segalen qui « formule l’idée qui ne cessera de hanter les Notes : le centrage de son exotisme sur la "réaction non plus du milieu sur le voyageur, mais du voyageur sur le milieu vivant… J’aurai là peut-être, ajoute-t-il, un canton où je serai vraiment chez moi, où je pourrai jeter sous forme de petites proses courtes, denses, non symboliques, tout l’inverse (si voisin, si adéquat au verso) de ma propre vision." » (p. 20)
La disparition du je – Victor Segalen
« Ce qui est en jeu par-dessus tout dans cette recherche de la condensation, c’est la disparition du je. La grande différence qui oppose les poèmes en prose de Connaissance de l’Est [Claudel] aux avant-textes de Stèles, c’est, dans ces derniers, la progressive disparition de la première personne. En même temps que de version en version s’accomplit une sorte de rétrécissement formel et stylistique, on voit peu à peu s’effacer la marque de l’énonciateur. "Cette pratique est si généralisée que, pour [Segalen], un poème ne sera achevé que quand il aura réussi à économiser les tournures personnelles." commente Noël Cordonier. »
De la nomination – Christian Doumet
« Ce ne sont pas les poètes qui imitent le pouvoir de nomination efficace dont les princes semblent naturellement investis ; la nomination est l’une des vertus du langage poétique, et c’est elle que les princes détournent à leur usage – pour leur utilité. Détournement en effet, abus de langage et de pouvoir : car nommer en poète, Mallarmé l’a assez dit, n’est pas faire jaillir un objet, mais l’absenter. En d’autres termes, c’est fonder sur la disparition du référent son rayonnement, c’est entrer dans l’ordre du symbolique. (…) cet ordre du symbolique où chaque "chose dans sa présence est en quelque sorte creusée de sa différence." » (la dernière citation est le Louis Marin). (p.24)
L’œil de l’esprit – Caspar David Friedrich
Sally Bonn dans son intéressant Les mots et les œuvres cite Caspar David Friedrich : « Ferme l’œil de ton corps afin de voir ton tableau d’abord par l’œil de ton esprit. Puis mets au jour ce que tu as vu dans l’obscurité, afin que ta vision agisse sur d’autres, de l’extérieur vers l’intérieur. » (p. 66)
Elle écrit : « voir, voir mieux, éclairer, c’est révéler au sens photographique et spirituel les dimensions de l’espace et du temps que contiennent les formes artistiques. ». Et de citer l’un des trois artistes auxquels ce livre s’attache particulièrement, Pistoletto : « toute portée critique doit s’insérer dans l’acuité de la vision, dans l’aptitude à décomposer, diviser, fractionner, multiplier les plans, de façon à ce que même l’épaisseur de l’histoire soit opérationnelle et praticable l’espace ouvert dans cette nouvelle dimension. »
→ remarque sur la critique valable me semble-t-il tout aussi bien pour la poésie. Faire preuve d’acuité sur toutes les dimensions du poème mais aussi y saisir l’épaisseur de l’histoire.
Pistoletto et ses miroirs
Faisant une brève recherche sur l’artiste Michelangelo Pistoletto, je tombe sur l’évocation de cette œuvre très étrange, Metrocubo d’infinito. « Six miroirs rectangulaires, faces tournées vers l’intérieur, sont assemblés de façon à former un volume d’un mètre cube. Mise à l’abri des regards, la réflexion infinie induite par ce dispositif ne peut être envisagée que mentalement. Cette mise en abyme en appelle à la capacité d’abstraction de la pensée et à son pouvoir d’invention. Par ce dispositif d’une simplicité désarmante, Pistoletto matérialise l’idée d’infini et d’inaccessible. Cette "libération du miroir", qui ne renvoie aucune image de la réalité, en détourne la fonction même. Pistoletto restaure ainsi l’essence du phénomène spéculaire, qui est aujourd’hui banalisé par un usage quotidien. Ce faisant, l’artiste sollicite un effort de pensée qui ouvre la voie au spirituel. L’emploi du miroir comme support est par ailleurs issu d’une réflexion sur les traditions illusionnistes de l’art occidental qui, depuis Vélasquez, mettent sa surface réfléchissante au service de la critique de l’espace pictural. Metrocubo d’infinito marque un aboutissement de la démarche engagée par Pistoletto dès les tableaux réfléchissants. » (source)
→ qui n’a jamais rêvé, qui ne s’est jamais perdu dans les réflexions à l’infini de deux miroirs en face à face ? Fascination de cette construction matérielle qui est aussi une construction mentale, qui ne vit que par la construction mentale de ces miroirs s’auto-réfléchissant en une image close.
Haptique et optique – Morris et Cézanne
Toujours dans ce même livre de Sally Bonn, cette réflexion de Robert Morris à propos de Cézanne : « Le lien entre vision et toucher est à penser comme une ouverture, une transformation de l’optique vers l’haptique. Morris reprend d’ailleurs le terme à propos de Cézanne qui a, écrit-il "arraché le fait de peindre à la tyrannie du purement optique, afin de le ramener vers l’haptique, vers le domaine du toucher", c’est, dit-il (et on peut noter la beauté de la formule), "une sorte de caresse d’adieu au monde." » (p. 67)
Photo – Sally Bonn
« Tout l’art des fait de tableaux, c'est-à-dire de découpages dans l’espace et dans le temps. Ce qui se découpe est à la fois prélevée au réel et détaché de celui-ci, inscrit dans un horizon et soumis au regard. » (p.69)
→ j’applique cette remarque à la photographie. Le découpage à la fois et en même temps dans l’espace et dans le temps. Je cadre, donc j’isole quelque chose, voire je le prélève, comme je peux parfois ramasser, géolocaliser et dater un caillou. Je fais un prélèvement dans le réel. Donc je décontextualisé, je retire ce maillon-là d’une chaîne. Là se situe l’origine de toutes les manipulations possibles.
Et par ailleurs la découpe ne se fait pas seulement dans l’espace mais aussi dans le temps. Le temps est arrêté, figé, emprisonné là comme un insecte dans l’ambre (il y a du jaune de part et d’autre ! ne dit-on pas d’une photo qu’elle a jauni ?). Oui cela peut être une « caresse d’adieu au monde » mais cela peut être aussi un geste prédateur. Il faut le savoir.
Note de passage
Pensée associative donc inflammable.
Stèles – Segalen
Dans sa préface, Christian Doumet insiste sur la double articulation entre le cartouche en caractères chinois et le texte en français de chaque stèle : « l’un et l’autre placés comme en situation d’attente de sens, ils renvoient tous deux à un autre temps de leur lisibilité : temps perdu du côté du passé, ou temps à venir dans le futur d’un éblouissement – telle est la dynamique de la lecture, le ressort du désir de lire qu’annonçait et mobilisait d’emblée l’effet pictural des cartouches chinois » (p.29)
→ ce serait un beau sujet de réflexion, ou bien l’objet de relevés passionnants, que de découvrir, au coup par coup, les « ressorts du désir de lire », car il me semble qu’ils sont variés, divers, sujets à évolution, même si en nombre limité pour chaque lecteur
La pénultième – Christian Doumet
Magnifique remarque, de longue portée pour la musique mais pas uniquement : « Cette pénultième – position toujours sensible dans les constructions temporelles, qu’elles soient poétiques ou musicales – irradie tout le cheminement du livre », écrit Christian Doumet à propos de la cinquième partie de Stèles.
Du latin paenultimus (« avant-dernier »), de paene (« presque ») et ultimus (« dernier »).
→ au bord de la fin, juste avant la nuit, annonciateur mais encore là.
[Je viens de recevoir La dernière lettre, anthologie des derniers mots dans grands hommes, à paraître bien sûr le 2 novembre). « ne m’attends pas ce soir, car la nuit sera noire et blanche ».(Nerval)].
Agrippement - Julien Gracq
« On n’adhère jamais, semble-t-il, que par l’agrippement de quelque chose en soi de plus intime et de plus obscur que l’intelligence ». C’est un extrait de son livre André Breton, cité par Christian Doumet à la toute fin de sa préface à Stèles de Victor Segalen (p.35).
De l’esquisse – Olivier Koettlitz
Bel éloge de l’esquisse par Olivier Koettlitz, dans une longue note proposée à Poezibao autour de la seconde édition de Esquisses de Jean-François Billeter.
« Goûter à l'esquisse philosophique, c’est savourer une coupe dans le temps studieux qui nous fait comprendre — et d’abord sentir, il faut y insister —, au sens fort du terme, qu’il est des lectures certes importantes et même nécessaires qui cependant indiquent que la lecture n’est pas tout, qu’il y a un temps après les phrases tout aussi nécessaire et important. Un peu dans l’esprit des haïkus, en eux-mêmes parfaits et dont le plaisir qu’on y prend est pour beaucoup dans cette perfection propre à l’art fini (accompli et limité), les esquisses sont à ce point achevées, c’est là leur paradoxe constitutif et le secret de leur beauté, qu’elles laissent la place et le temps pour retourner vaquer à la vie comme elle va, peut-être un peu moins sots et pédants, il faut l’espérer, qu’avant leur lecture. Comme ces formes de poésies brèves, ces microcosmes de langage, elles ne laissent pas de faire entrevoir par le vide qu’elles ménagent la réalité dont elles viennent et le macrocosme où elles retourneront. Les esquisses sont comme des ponts simples et solides qui ajointent la pensée et le réel, les mots et les choses, la culture et la vie. »
Savoir vieillir
De la même source, j’extraie cela : « Savoir vieillir n’est pas rester jeune, c’est extraire de son âge les particules, les vitesses et lenteurs, les flux qui constituent la jeunesse de cet âge. »
Une vie de musicien – Fritz Busch
Je poursuis la lecture de Une Vie de musicien, récit autobiographique du chef d’orchestre allemand Fritz Busch, traduit par Olivier Mannoni et paru aux éditions Notes de nuit. Les pages sur l’enfance sont d’une vivacité et d’une drôlerie sans pareil, avec déjà tous les signes de la vocation musicale. Comme ce jour où le père, accompagné de deux de ses enfants qui tous deux allaient devenir de grands musiciens, Fritz et Adolf, leur demande quelle note a émise le sifflet de la locomotive et les deux frères de répondre en chœur : fa dièse. Le père, très sympathique, mais assez instable dans ses projets, se lance dans différentes activités, fabrique des violons, ouvre des magasins d’instruments de musique dont curieusement la description me fait fortement penser à la description d’un magasin de musique, dans Le Docteur Faustus de Thomas Mann. Celui si je me souviens bien de l’oncle du héros, et ce magasin jouera d’ailleurs un rôle important dans la vie de ce dernier.
Le violon a un loup ! – Fritz Busch
J’ignorais que le terme pouvait s’appliquer au violon. Le père qui a passé des mois à mettre au point un violon qu’il pense extraordinaire, finit par le céder pour une somme dérisoire, lors d’une soirée un peu arrosée. Commentaire du père : « la corde de sol ne sonnait pas juste, et pas aussi bien que les autres ; par ailleurs le violon avait un "loup", cette note particulièrement sourde qui apparaît (…) sur de nombreux instruments à cordes, et qu’il est très difficile, voire impossible, d’éliminer. » (p.24)
Les violons ont une âme, ils peuvent aussi avoir un loup.
Note sur la préface - Christian Doumet
Belle remarque de Christian Doumet, commentant une préface écrite par Victor Segalen : « par là, préface prend bel et bien son sens plein : engagement à lire, avènement d’une lisibilité, éclairage des signes obscurs, et peut-être, si considérable est la distance impliquée dans ce rapprochement, de l’obscurité même du monde. » avec toutefois cette lucidité : « Toute préface de poème comporte un risque : à vouloir trop élucider, on s’exposer à saper le statut poétique de ce qui s’annonce. Non qu’il faille croire à tout prix que ce statut réside essentiellement dans une puissance d’hermétisme. Mais simple parce que ce qui se livre à nous dans l’expérience du poème n’a qu’accessoirement trait à la fonction d’information ». (p.48)
Feux follets
Irrlicht en allemand, lumière qui erre, et en anglais le très curieux Will-o’ the-wisp, qui semble vouloir dire Will à la lanterne. En latin ignes fatui. C’est le thème d’un très beau Lied de Schubert dans le Voyage d’Hiver et comme à son habitude, Ian Bostridge étudie à fond le contexte. À savoir ici les idées scientifiques sur le feu follet à l’époque de Schubert. L’explication que j’ai retenue n’est pas très claire, il semblerait qu’il s’agisse de l’inflammation spontanée de petites bouffées de gaz, en particulier au-dessus des marais ou marécages et autrefois dans les cimetières, quand les corps n’étaient pas enfermés dans des linceuls étanches et des cercueils. Fruits de la décomposition en somme. Ce qui relie ce phénomène physique à toutes les croyances qui l’accompagnent dans maintes civilisations. Le poème de Muller me semble très beau.
Premières stèles – Victor Segalen
Je lis les premières stèles qui sont splendides, avec toujours le remarquable travail de décryptage de Christian Doumet.
« Attentif à ce qui n’a pas été dit ; soumis par ce qui n’est point promulgué – prosterné vers ce qui ne fut pas encore, // Je consacre ma joie et ma vie et ma piété à dénoncer des règnes sans années, des dynasties sans avènements, des noms sans personnes, des personnes sans noms, // tout ce que le Souverain-Ciel englobe et que l’homme ne réalise pas. » (Sans marque de règne, 1ère Stèle).
→ je songe au travail de Pascal Quignard en lisant ces mots, cette quête des voix perdues, des voies enfouies sous l’oubli, les langues presque mortes, les œuvres cachées dans le temps.
Une vie de musicien – Fritz Busch
Le livre du chef d’orchestre Fritz Busch (1890-1951), magnifiquement traduit par Olivier Mannoni, est dans toute cette première partie dévolue aux années d’apprentissage extrêmement vivant et amusant. Pourtant les conditions de son enfance et de son adolescence ne furent pas faciles, mais il a une vitalité, une gaieté, une curiosité entraînantes. Une passion aussi pour la musique dès trois ou quatre ans, une propension à tout essayer, à jouer de tous les instruments même s’il s’est formé essentiellement au piano et surtout à la direction d’orchestre. Cela fourmille d’anecdotes, y compris la relation de belles bêtises en tous genres faites avec son frère le violoniste Adolf Busch.
Il y avait foule et j’étais seul – Pierre Parlant
Bien étrange en revanche mais aussi très prenant le début du livre de Pierre Parlant Ma durée Pontormo. Récit d’une passion pour un livre, le Journal du peintre Pontormo (1494-1557). Véritable expérience de lecture pour Pierre Parlant qui la relate en la mêlant à des faits non pas vraiment cryptés mais comme déguisés, travestis de sa propre vie matérielle, la confection d’un plat par exemple. Il y a une sorte de contagion d’un domaine à l’autre qui est très particulière. La mise en œuvre de la recette fait songer à un travail de peinture ou de sculpture. Voilà ce qu’il écrit alors qu’il se trouve dans une petite chambre d’hôtel : « (…) j’ai pris une fois encore le livre, le Journal de ce peintre, je me suis mis à le lire, le relire et j’ai lu très lentement. Lentement comme jamais. Seulement deux ou trois pages à la fois, au prix de pauses interrompues par des rêveries nombreuses, non exemptes de confusion ; avec des pauses profondes, d’inégale durée. Lisant une page, une autre, une autre encore ; chacune avec passion, gratitude ou stupeur à la clé ; chacune m’immergeant dans la nuit sous l’ampoule. Si bien que le Journal se mit à dérouler, ou plutôt à ouvrir sur un temps inédit. Au fil d’un jaillissement, inconséquent souvent, correspondaient deux-trois alinéas. Les mots, silencieux et puissants, s’y accordaient. La vision de la phrase inventait le regard dès que la lettre s’écartait. Quelques espaces se découvraient, chemin faisant. Là se tenaient de petits croquis posés alors comme pour se souvenir. La pensée cessait de calculer pour contempler la conjonction de lignes ramassées en un chiffre fulgurant. Fléché par l’attention, privé de volition, l’œil suspendait sa fixation, et les muscles leurs saccades. Me croirez-vous, entre les signes écrits il y avait du bruit, un bruit léger mais obstiné ; il y avait foule et j’étais seul. » (p.20 et 21)
→ j’ai rarement lu aussi puissante relation de lecture. Et partout cette porosité d’un champ à l’autre, la cuisine comme une peinture ou une sculpture, mais aussi ici la lecture comme une avancée dans un bois broussailleux, avec cette image des lettres de la phrase s’écartant pour laisser passer le lecteur. Il y a dans tout cela une implication du corps et de ses sensations qui est profondément originale.
Noter – Pierre Parlant
Un peu plus loin ces mots : « plusieurs fois une phrase ou un mot m’ont saisi. / Au début, naïvement, je crus devoir les recopier. / Or il me fallut vite renoncer, du moins provisoirement. / Dès que je prenais mon stylo, attrapais un bout de papier, dès que je me détournais, ne fût-ce qu’un instant, de la phrase, du paragraphe ou de la page lue, d’un mot précis ou d’un petit dessin, quelque chose dont je ne savais rien menaçait de disparaître d’une manière irréversible et me le signifiait. Revenir au texte, lâcher mon attirail de scribe, ralentir ma façon, caler mes yeux sur l’enchaînement des mots en prêtant mieux l’oreille, il le fallait aussitôt. » (p.22)
Et il continue : « (…) la chose redémarrait. / Lentement, sans concession, elle m’emportait, tractait mon être jusqu’au bas de la page, au milieu de la nuit. / Avant de la quitter, d’en aborder une autre, parfois une phrase semblait émettre un signal bref, venu comme d’un fond lointain : la relisant je me laissais porter, faisais la planche, yeux au plafond, ruminais, ne bronchais plus. » (p.23)
Cailloux d’attente – Pierre Parlant
Pierre Parlant fait allusion aux petits croquis qui se trouvent dans le Journal de Pontormo : « Dans le Journal, deux-trois dessins se retrouvaient en marge de l’écriture. Des sortes de notes, des microsignes, cailloux d’attente pour ranimer l’idée le jour venu ; au cas où.
C’est au fond un magistral « Journal de lecture » du Journal de Pontormo que semble esquisser ici Pierre Parlant. Un « Journal de lecture » au sens où sa propre vie, ses réflexions, son ressenti, ses impressions et ses sensations se mêlent à l’écrit du peintre, en un pont sur le temps de près de cinq cents ans (il semblerait que le Journal de Pontormo ait été rédigé pendant les deux dernières années de la vie du peintre de mars 1554 à novembre 1556).
Photo ©florence trocmé, Rostock, Marienkirche, horloge astronomique de 1472
Rédigé par Florence Trocmé le 02 novembre 2017 à 13h51 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent