Une galaxie particulière - Auxeméry
Très belle note sur le tout nouveau livre d’Auxeméry, qui m’attend et que je vais très bientôt aborder, tranquillement. Voici notamment ce qu’écrit Pierre Vinclair : « Cette reprise de la trace de soi n’est pas solitaire : d’abord, elle est formée et détournée par le champ magnétique de la tradition. Non pas la tradition dans l’absolu, mais la galaxie particulière formée par les quelques figures qu’aime l’auteur, qui ont déterminé son goût, ou dont il a été le traducteur : Victor Segalen, Allen Ginsberg, Ezra Pound, Charles Olson, André Breton, Antonin Artaud, Cesar Vallejo, Louis Zukofsky, William Carlos Williams, Hilda Doolittle, Blaise Cendrars, mais aussi Charles Mingus, Lucrèce ou Héraclite, forment ce champ de bosse singulier sur fond duquel les vers amples d’Auxeméry tracent leur sillon. Ensuite, la trace est orientée, offerte à quelqu’un. Sans doute il n’y a “Pas de dieux. / Seuls signifient les Caractères. / Au lieu où sont les signes / est le sens.” (p. 211) mais ces signes eux-mêmes sont un mouvement, une reprise et un cercle, une adresse. Des signaux, d’adieu ou de salut, de détresse. Les textes ne sont ainsi pas sacrifiés au dieu mort, ou à l’hypothétique lecteur transcendantal, mais donnés aux amis, poètes, critiques, aux proches — Yves di Manno, Jean-Paul Michel, Florence Trocmé, Pierre Joris, Rachel Blau DuPlessis, etc. »
→ je suis infiniment touchée d’être citée. Il est vrai que depuis des années nous dialoguons avec Auxeméry et qu’il m’est aussi un guide précieux pour les lectures. Si je me suis portée vers le livre de Coatalem sur Segalen, c’est pour l’avoir entendu si souvent me parler du poète et c’est lui encore qui m’a conseillé l’excellente édition du Livre de Poche qui aide à s’y repérer dans ces Stèles si singulières et complexes, via Christian Doumet. Sur ces traces d’Auxeméry, il y a aussi les passages, un chemin frayé bien souvent par les autres.
→ c’est d’ailleurs lui que j’ai questionné lorsque je m’interrogeais hier sur la question de l’objet brisé à reconstituer pour se faire connaître, reconnaître. Et voici sa belle réponse : « C’est une histoire qui court partout sous des tas de formes… c’est la définition/étymologie du « symbole… Wikipedia est assez précis, je cite : Le mot « symbole » est issu du grec ancien symbolon (σύμβολον), qui dérive du verbe συμβάλλεσθαι (symballesthaï) (de syn-, « avec », et -ballein, « jeter ») signifiant « mettre ensemble », « apporter son écot », « comparer ».
En Grèce, un symbole était au sens propre et originel un tesson de poterie cassé en deux morceaux et partagé entre deux contractants. Pour liquider le contrat, il fallait faire la preuve de sa qualité de contractant (ou d'ayant droit) en rapprochant les deux morceaux qui devaient s'emboîter parfaitement. Le symbolon était constitué des deux morceaux d'un objet brisé, de sorte que leur réunion, par un assemblage parfait, constituait une preuve de leur origine commune et donc un signe de reconnaissance très sûr. »
Ainsi va l’échange au quotidien, échos, rebonds, enseignements des uns et des autres, dialogues au vrai sens du mot. Pour tout cela, j’éprouve une immense gratitude.
Et cette très belle remarque de Pierre Vinclair : « En un sens, c’est un effort modeste, que tout le monde fait ou doit faire : il s’agit tout simplement de douer sa vie de forme : “établir des relevés, voilà // & délimiter l’aire où se sont fixés / telle allure, telle émotion, tel infime / ou peu frivole arroi des sens ou de l’esprit / tout ce qui d’une vie dépose ou manifeste / & façonne ce qui doit en être lu” (p. 34). Mais en un autre sens, cette tâche est la plus haute et la plus ardue. Car ce travail par lequel l’être se révèle, a une portée proprement ontologique : il s’agit de “Percer l’opaque, peut-être. Devenir lumière. Et questionnement de la lumière.” (p. 349) Une lumière rasante, cherchant à révéler à la surface de la trace l’être dans son relief et son mystère, mais aussi une lumière réflexive, critique, qui se questionne : le premier acte de la lumière est la lucidité. » (lire tout l’article)
Françoise Héritier
Françoise Héritier vient de mourir. Bel article dans Le Monde avec un encadré de Marc Augé qui fut son mari et qui parle notamment de son livre Le Sel de la vie, que j’achète immédiatement. C’est au fond un splendide « carnet de gratitude(s) » ! que cet immense répertoire, comme une litanie, comme un fleuve de choses petites ou grandes de la vie
Stèle - Segalen
Une belle stèle « Miroirs » sur l’altérité réfléchissante.
La basse continue – Pierre Parlant
« De son côté le Journal, sorte de basse continue » (p.150)
→ si souvent les lectures tiennent, prégnantes, sous la rétine mentale, basse continue de toute une journée à traverser, attente contenue, si forte que presque nécessairement déçue.
Les poissons de Pierre Parlant
Hallucinante description de poissons qui me semble si typique de la manière de Pierre Parlant : « Pensionnaires pressés entre des cloisons de polystyrène, n'avouant rien d'intelligible depuis leur lit de glaçons, les corps fuselés réfléchissaient au nom de cette compétence peu commune qu'est le scintillement post-mortem. De l'orange corallien au noir d'un bleu très noir, du type néoprène — nylon à l'extérieur, plush titanium à l'intérieur (équipement de série chez tout plongeur naturiste non-bipède, appartînt-il à l'ordre des sirènes) —, ici et là doté d'écailles, d'éclats mercurisés, garni de boutons d'œil agrafés sur la mentonnière à la manière de recalés boudeurs ou, plus fortiches, d'escrimeurs, depuis les planches mal équarries, détrempées sous l'auvent, l'increvable duo surface/profondeur se rappelait à nous, désorientant notre boussole intime. » (p.150)
Le présent, la langue – Pierre Parlant
« Le présent
est une technique de soi
réglant les impressions
au centre aveugle
d’une parole
(…)
La langue
cherche comment
nommer l’énigme
qui nous attend
d’où son frisson
durable »
(p.154)
Ce que j’étais en train de faire là – Pierre Parlant
« Si de surcroît on m'avait demandé ce que j'étais en train de faire là, face à l'écran, quoique habité par le souvenir de la peinture, par celui des dessins, des fresques effacées, je n'aurais pas su quoi répondre, sauf à déclarer que rester là, faire et refaire mille fois le tour (du marché, de la ville, de la chambre, de la place, de la halle, de la table des matières de tous les livres du monde, de la Terre, du problème, etc.), entre mille et une positions, parfois décourageantes, cette affaire-là me procurait parmi mes alibis sans doute le meilleur.
Faire le tour. Tourner pour retourner. Trouver, ne pas faire le point. Saisir le jeu du pli en le reconduisant vers sa propre limite. Régler le tour d'une vie pour distinguer la force de son sort, le personnage de ce qu'il incarne, le corps de ce qu'on use. Puis lumière l'ensemble au cœur absent. » (p.159)
→ régler le tour d’une vie pour distinguer la force de son sort, cette ligne qui peut-être sort progressivement du fond sonore de soi au fur et à mesure que les années passent.
Le violon de Proust
J’ai reçu un disque intitulé le violon de Proust, qui regroupe les sonates pour violon et piano de Franck, Hahn et Saint-Saëns, jouées par Gabriel Tchalik et Dania Tchalik. Au dos du disque, cette magnifique citation de Proust : « je crois que l’essence de la musique est de réveiller en nous ce fond mystérieux (…) de notre âme, qui commence là où le fini et tous les arts qui ont pour objet le fini s’arrêtent, là où la science s’arrête aussi, et qu’on peut appeler pour cela religieux. » (dans une lettre à Suzette Lemaire, en novembre 1894)
Points de repères
Cette remarque d’Auxeméry dans un courriel autour de Segalen : « Thibet et Équipée sont sans doute les textes qui m’ont été des stèles (= des marques signalant une étape nécessaire dans la méditation de soi) , ou des amers (= des points de repère précis permettant de viser pour fixer l’itinéraire) (ou des rhumbs = des angles sur la rose des vents où humer l’énergie à utiliser, comme dirait le navigateur Valéry) sur ma route… Je pense que ces deux œuvres sont les lieux de l’effort et de l’attention (i-e, de la tension !) »
Françoise Héritier
Visionné un beau film, très émouvant, sur Françoise Héritier, signalé sur twitter par Martine Sonnet. Il y a une vivacité, une ouverture, une curiosité et un manque de prétention magnifiques chez cette femme. Une simplicité aussi pour parler de sa maladie auto-immune (La Polychondrite Chronique Atrophiante, qui attaque les cartilages) et de son recours obligé à la cortisone avec tous ses effets secondaires.
Le doute – Bernard Noël
Je continue, tout doucement, tant c’est dense, la lecture des entretiens d’Alain Veinstein et Bernard Noël. A la question d’A.Veinstein de savoir s’il faut continuer à aligner des mots, Bernard Noël répond : « je crois qu’on ne peut aligner des mots qu’à partir du moment où on doute de la possibilité de faire quelque chose d’aussi dérisoire. » (p.89)
Des mouvements de langues – Bernard Noël
« Je crois qu’il y a des mouvements de langues de fond ?(…) je me demande si ce n’est pas ce qui permet que la poésie perdure. Il ne s’agit pas d’inspiration – le mot est devenu inemployable et douteux (…) mais il me semble que de temps en temps, le poème nous met en contact avec quelque chose d’extrêmement primitif qui dépasse complètement l’individu et qui serait l’Histoire de toute la langue. Ce qui m’intrigue peut-être le plus c’est que depuis que l’homme fabrique des mots – il doit y avoir quelques millénaires – je ne pense pas que tous ces mots sont perdus, que toute cette activité est perdue, mais qu’au contraire, elle est cette espèce de réservoir fantastique auquel parfois on accède, comme ça, par une percée, un éclat, une précipitation. » (p.91)
Parler de ses propres livres – Bernard Noël
« Si j'essayais par exemple de parler du Syndrome de Gramsci, si je parle de la tentative profonde qui est derrière, qui est d'essayer d'atteindre une couche — que je ne sais pas comment qualifier, d'ailleurs — la couche à l'intérieur de laquelle sourd l'écriture, comme une source sourd de la terre, j'en suis très vite réduit au mutisme parce que le phénomène, bien qu'il soit extrêmement concret, bizarrement, je ne peux pas être à la fois son spectateur et sa source. Et donc, essayant de le voir, je m'en sépare, et m'en séparant, en quelque sorte je le détruis. C'est aussi ça le problème de l'écriture : elle avance en se reproduisant et en s'effaçant. Ce qui m'a toujours surpris, au fond, peut-être le plus, c'est à quel point l'écriture part de quelque chose que le mot "oubli" pourrait couvrir assez bien et elle révèle à l'intérieur de cet oubli, c'est-à-dire de ce que je ne sais pas, quelque chose que je ne sais que le temps pendant lequel je l'écris, et ensuite, cela s'efface... » (p.98)
Un constat terrible – Bernard Noël
« Aujourd’hui, il est possible de substituer à la pensée intime, à la pensée personnelle, une pensée venue de l’extérieur sans que la victime en ait conscience, toujours à son insu. Peut-être tout simplement (…) pour la raison que toute influence exercée à travers le monde visuel a forcément un effet mental direct et justement imperceptible, parce que je crois qu’il y a non seulement analogie entre le visuel et le mental mais communication permanente et directe. »
→ cette emprise de la pensée dominante, à notre insu, ce lait que nous buvons à longueur de journée, via l’omniprésence et l’omnipotence des médias au sens le plus large, de la publicité aux réseaux dits sociaux, en passant par la radio, la télévision. Naïvement, je pense que l’antidote, peut-être le seul vrai antidote, c’est la lecture. À condition bien sûr que les choix soient un peu personnels, à l’écart des courants dominants. Il ne s’agit pas de lire le dernier bestseller de l’écrivain à la mode, si on recherche cet effet de contre-poison ! Il s’agit de lectures très diversifiées, aussi multiples que possible, dans tous les domaines, littérature, essais, etc. Des livres qui confortent (mais avec le risque que ce qu’ils confortent ce soit précisément l’opinion dominante pernicieusement infiltrée en nous) et aussi des livres qui dérangent, qui perturbent, qui nous sortent de notre confort ! Des livres peut-être aussi qui s’opposent entre eux, pour bien enraciner en nous l’idée que le monde est pluriel, complexe, que l’univocité est forcément un piège, un biais, une manœuvre dangereuse. C’est un combat inégal, les forces des « pensées venues de l’extérieur » sont tellement plus puissantes et armées que notre pauvre pensée intime et personnelle. Mais cette dernière, tentons au moins de la renforcer, de la nourrir.
De la bibliothèque – Bernard Noël
Et vertu justement d’avoir une bibliothèque (elle n’a pas besoin d’être immense) : « si on ouvre un livre au hasard, on y trouve très souvent une réponse qui correspond à ce que vous êtes en train de faire ou qui apporte la pièce manquante du puzzle. (…) Mais cela ne relève pas de la lecture, cela relève de la consultation un peu…. oraculaire. La bibliothèque me sert à ça. » (116)
→ l’effet de recours de ce que j’appelle la lecture inductrice. Celle qui relance, qui défige, qui redonne un tant soit peu d’élan. Que le coup d’arrêt soit dans la vie ou dans le travail.
Je reprends ici les mots d’Anne Malaprade dans la note qu’elle a consacrée à ce livre d’entretiens : « Un entretien singulier, en 1994, ne s’articule à aucune actualité éditoriale : il est consacré à la bibliothèque de l’écrivain. C’est l’occasion d’évoquer cette "circulation des mots" que les livres mettent en œuvre, et ce type particulier d’"accumulation" que constitue une bibliothèque. Bernard Noël y explique notamment comment les livres diffusent une présence qui peut rester silencieuse. Tels les individus, ils constituent une sorte de communauté, un groupe, un pôle et un foyer, un trésor de mots et de sens. Ils diffusent pour celui qui veut et sait la percevoir une "action rayonnante." « Muets — et pourtant physiquement situés et ancrés —, ils deviennent à des étapes particulières de la vie nécessaires, et accompagnent, protègent, soutiennent celui qui les convoque au moment opportun. »
Un beau soutien ! – Bernard Noël
Et voici une autre remarque de Bernard Noël qui m’est précieuse : « Je suis persuadé que tous les livres sont nécessaires même ceux que je déteste. J’aurais tendance à penser qu’une époque c’est une masse littéraire, une masse qui va, pour simplifier, de Delly à Malraux, par exemple, - pour prendre des gens qui me concernent peu par ailleurs - et que tout cela est inséparablement lié bien que profondément étranger l’un à l’autre. (…) peut-être que la littérature a (…) besoin de toute cette masse de mots morts ou morts-nés, d’histoires sans intérêt, comme une espèce de rumeur profonde, d’où monteraient les chants qui nous intéressent. (…) je me sens une solidarité avec tout le contemporain, y compris le plus lointain.»
→ Essentiel ce « je me sens une solidarité avec tout le contemporain ». Et belle incitation à considérer différemment ces livres qui parfois me pèsent tant. Ces livres que je reçois à longueur d’années, au milieu bien sûr de livres importants, voire essentiels, ces livres qui me font l’effet d’être « évitables ». Que l’auteur aurait pu éviter d’écrire (de quel droit dire cela ?), que l’éditeur aurait peu éviter de publier et de diffuser (même question !)…. Qu’est-ce que j’en sais, de leur poids ? Et même si je suis sûre que ce n’est pas un livre important, je peux peut-être tenter de l’imaginer comme le suggère Bernard Noël comme part de la rumeur de fond du contemporain : « tout ce présent est issu de ce gigantesque murmure qui vient du fond du temps », Bernard Noël qui précise que « ce qu’il voudrait saisir ce sont quelques échos de cette immense rumeur qui a commencé quand on a commencé à parler (…)Peut-être que la bibliothèque est un état de ce corps de langage, que je voudrais faire résonner mais qui résonne tout seul à travers mon présent. » et il conclut en disant qu’à « l’intérieur de la bibliothèque règne une espèce d’animisme qui me conforte. » (116 et 117)
→ Cela explique aussi ce que beaucoup reconnaissent comme l’ouverture de Poezibao, comme si je pressentais que beaucoup de sources différentes parlent de ce temps, sont ce temps, même si les textes ne sont pas puissants, si la redite est flagrante, si la manière d’écrire n’est pas jugée comme très actuelle ? Tous les textes publiés me disent ou m’ont dit quelque chose, à un moment donné. Peut-être que moi aussi je ressens cette « solidarité avec tout le contemporain » tout en sachant pertinemment qu’en réalité j’en exclus des pans entiers.
Neutralité et présence – Bernard Noël encore
À propos de tableaux qui se trouvent dans sa bibliothèque, Bernard Noël dit à Alain Veinstein : « Dans ma bibliothèque, il y a un certain nombre de tableaux mais ils sont inégalement présents selon les jours, selon le temps d'arrêt devant eux. Il est vrai que s'ils étaient en permanence présents, ce serait impossible, sans doute, et que si les livres étaient en permanence en état de rayonnement, l'espace deviendrait insupportable. Donc, ce sont ces alternances de neutralité et de présence — qui sont d'ailleurs permanentes dans la vie de chacun — qui forment une succession à la fois de pleins et de vides, de trous et de présences très bizarre. »
→ je me fais la même réflexion à propos des « images » accrochés au-dessus de mon bureau, portraits d’écrivains et de musiciens, photos des miens, aquarelles d’amies, cartes postales, citations, dessins de presse. Ces jours où l’une ou l’autre me parlent, ces jours où je ne les vois pas. Ces jours où parmi toutes, mon regard se fixe et s’attarde sur tel ou tel élément, un visage, des mots, des couleurs. Alternance de neutralité et de présence.
Le journal de Prokofiev
Coup de téléphone de S., mon ancienne professeur de piano. Elle me raconte une anecdote magnifique qui aura peut-être quelques développements dans Muzibao. A un concert Prokofiev, on signale qu’un membre de la famille du compositeur est dans la salle, sans plus de précisions. S., qui est une grande passionnée de Prokofiev, scrute très attentivement la salle et repère quelqu’un. Elle va voir cet homme à la fin du concert, il est bien le petit-fils de Prokofiev et s’appelle aussi Sergueï. Elle lui dit qu’elle cherche depuis des années à se procurer le journal de Prokofiev, devenu introuvable et qui est un monstre de trois énormes volumes. Le petit-fils lui répond qu’il en a encore cent exemplaires et qu’il lui en offrira bien volontiers un. Ce qui fut dit fut fait, avec une signature Sergueï Prokofiev (jr!) et toute une documentation, des articles en anglais, etc. J’ai demandé à S. si elle pourrait me raconter cette histoire pour Muzibao, traduire quelques fragments du journal (il est en russe, non traduit à ce jour semble-t-il) qu’elle est en train de lire, voire prévoir un entretien avec Prokofiev jr.
Des initiales
Écrivant mes « petits vracs » (non transcrits la plupart du temps dans la version en ligne du Flotoir), certains passages du Flotoir, où les proches, les amis sont parfois signalés par de simples initiales, je repense à ce très beau passage de Ma durée Pontormo où Pierre Parlant évoque sa propre façon de faire. Notamment à partir de la notation récurrente de C. Dont il dit que cette lettre peut potentiellement représenter plusieurs personnes, ce qui soudain introduit un trouble (très plaisant) dans la lecture. C’est parfois C (dont on s’est fait une idée, dont on a imaginé la relation avec l’auteur) mais n’est pas toujours C, peut-être quelqu’un d’autre, parfois.
Espace intérieur, espace visible, Segalen, Christian Doumet
Cette note de Christian Doumet, commentant ma Stèle du soir, « A celui-là », une très belle stèle qui tourne encore autour de l’amitié : « en réalité Segalen pose la continuité de l’espace intérieur et de l’espace visible. La frontière entre les deux, l’écriture ne cesse de l’abolir. » (p.128)
→ il me semble que l’on peut dire la même chose de la méditation.
La ritournelle
J’ouvre le livre d’Aliocha Wald Lasowski et d’emblée, j’ai l’impression d’être au cœur de mes thématiques, pour ne pas dire de mes obsessions musicales. Le livre s’intitule Le Jeu des ritournelles. Il va être principalement axé sur quatre couples, Freud et Mozart, Gide et Chopin, Barthes et Schumann, Deleuze et Ravel. Mais le « pré-lude » élargit le propos avant de le resserrer et fourmille de notes qui me retiennent.
L’auteur ouvre son propos en évoquant plusieurs films et les musiques qui leur sont associées : films de Harold Becker (Sea of love et la chanson éponyme de Phil Philips), de Stanley Kubrick (Barry Lyndon et la fameuse Sarabande de Haendel), puis il se déporte vers Verlaine et Laforgue : « Transformée ou transportée, la ritournelle joue de la répétition et de la variation ; comme dans la Passacaille en ut mineur de Bach. »
→ voici en effet deux de mes thèmes majeurs en musique, la répétition sous toutes ses formes depuis des grounds jusqu’aux musiciens répétitifs américains (Glass, Reich, Riley, etc.) et les variations, notamment autour des grands massifs, les Goldberg de Bach, les Diabelli de Beethoven et quelques autres. Dont, fondatrices, celles sur Ah vous dirais-je maman de Mozart.
Caractéristiques de la ritournelle
« Quelles sont les caractéristiques de la ritournelle. De quelle nature est sa frappe ? Le tremblement magnétique du tempo, sa plasticité sonore, sa mélodie déracinante, dont le refrain opère un glissement qui va jusqu’au vertige. » La ritournelle décrite comme « une insurrection musicale, une force créatrice toute en intensités et en variations dans la répétition. »
Elle peut être « bucolique, charmante » comme « spectrale, sombre et fantomatique » (on rêve d’une « liste » immense de ritournelles, à établir pourquoi pas ?). Elle a un « air obsédant et entêtant » (pp. 15 et 16). Il y a des ritournelles fantômes : « peuplée de revenants et hantée par des spectres, la mélodie est traversée par des ritournelles introuvables ou disparues. » Il semble que maints musiciens contemporains jouent de ces bribes fantômes, ces citations spectrales, sous forme de ritournelles, de répétitions.
Avec Verlaine
Aliocha Wald Lasowski, toujours dans les pages de ce « pré-lude » titré Intensités glisse ensuite vers le domaine poétique et singulièrement vers Verlaine et son Art poétique, Verlaine dont il rappelle comme il était sensible « aux refrains de café-concert comme au rythme des comptines enfantines, allitérations joyeuses et homophonies galopantes de la chanson populaire. »
→ on peut songer aussi à ce qui n’était pas ritournelle à l’origine mais dont on a fait ritournelle, pas la répétition inlassable du même. Je songe à ces disques de l’enfance, Histoire de Babar, Contes d’Andersen, Mozart ou Chopin racontés aux enfants (avec Gérard Philipe ou François Périer), indéfiniment réécoutés. Symbole d’une telle ritournelle, ce jeu un peu poussé à l’absurde : un sillon fermé dans ce disque de l’Histoire de Babar et l’inlassable répétition de « et dans le grand ascenseur, et dans le grand ascenseur et dans le grand ascenseur » alors que Babar est dans le grand magasin pour s’acheter « un beau costume vert ». Ces empreintes indélébiles des formules de l’enfance, petites poésies (son petit faon délicieux a disparu dans la nuit brune), mais aussi grands textes latins de la liturgie ! Je les ai retrouvés, en brèves citations, dans l’excellent livre, Les Bourgeois, d’Alice Ferney que je lis à haute voix à M. et je me suis amusée en sentant comme soudain ma lecture changeait de régime et devenait véloce dans ce texte connu par cœur et inséré ici au cœur de la prose de la romancière !
Retrouvailles
« Effet de retrouvailles avec les berceuses d’autrefois » ! (p.24) Cela rejoint mon idée récente que toute musique est berceuse.
Répétition, hantise
« La modulation répétée hante l’esprit. Cette musique entêtante habite l’imaginaire, l’autre fée du logis, en mélodie obsédante, qui, comme le disait le psychanalyste Theodor Reik à propos de l’haunting melody, manifeste "le travail d’une puissance inconnue en nous" ». (p.25)
Aliocha Wald Lasowski ajoute un peu plus loin : « Dans la ritournelle, il y a la respiration sur une mesure cadencée, mais aussi le halètement et la suffocation, le dérèglement des rythmes. Bref, une présence physique, faite de régularités et de perturbations, qui met en jeu la mémoire du corps. » (p.25)
→ remarque profondément juste ! Le rythme ou la mélodie qui hantent ne sont pas que cosa mentale, ce sont aussi des inscriptions profondes, motrices, perturbantes parfois, dans le corps. Doit-on rapporter cela à des expériences antérieures, enfouies, depuis la nuit utérine et les premières expériences enfantines : le balancement, le bercement, les chocs, pour certains les coups, les râles et les cris, les chantonnements et toutes sortes d’oscillations ?
C’est ce que dit A. W. L de Jules Laforgue en tous cas : « Il l’entend bien aussi cette mémoire du corps, des premières joies, des premiers chagrins de l’enfance, jusqu’à sa mort prématurée à l’âge de vingt-sept ans, usé par la phtisie, lui le jeune admirateur de Verlaine, Jules Laforgue, Pierrot cosmique et arpenteur lunaire. »
Je lis aussi, un peu plus loin dans le livre : « Tous les plaisirs musicaux sont un peu clandestins, parce qu’ils renvoient au monde archaïque de l’infans, dans le temps perdu de l’affect originaire. » (p.29)
Avec la ritournelle, il arrive parfois
« Avec la ritournelle, il arrive parfois qu'on demande, qu'on se demande de quoi il retourne. C'est la question du sens, la question la plus intime, liée à ce mouvement, comme Orphée se retourne, hanté par la question. Dans l'exercice de la raison, dans la puissance du désir, dans le battement des images, en littérature comme en musique. En quoi celle-ci éclaire-t-elle la vie d'un écrivain ou d'un philosophe ? Ont-ils, comme chacun de nous, un auteur favori, une chanson préférée, un refrain entêtant qui leur trotte dans la tête ? Sont-ils hantés par quelque ritournelle secrète, un refrain inavouable, qui les trouble et les émeut ? C'est que de nouvelles sirènes incitent de nouveaux Argonautes à les rejoindre dans la mer, tandis qu'Orphée couvre leur chant de sa cithare. » (p.28)
→ et voici le projet du livre, partir à la recherche de quelques « ritournelles » propres à certains écrivains. On l’a dit, il y aura dans le livre, semble-t-il, quatre couples principaux : Freud et Mozart, Gide et Chopin, Barthes et Schumann, Deleuze et Ravel.
Le monde archaïque de l’enfance
Oui, où sont les sources de nos émois sonores ? « Il y a une oralité préphonique, une compulsion étrange, à la limite du mutique et du musical » et oui « les ritournelles sont des cellules émotives autant que des manies rythmiques ».
→ quelque chose s’éveille sous la dictée de la ritournelle, retrouve du jeu, un mouvement, au contact de la répétition, du refrain. Ressassement rythmique venu de très loin, comme une onde, une vague qui vient mourir aux abords ou au cœur de la conscience. Mais la musique passe vite, c’est sa nature et il est presqu’impossible d’identifier, voire de comprendre ce qu’elle a fait bouger au fin fond de nous. Cela renforce sa capacité à hanter. « La ritournelle interrompt la linéarité et offre alors un jeu de retour, un retour au bain sonore pré-atmosphérique, diffus, obscure, maternel, qui porte et qui berce. » (p.29)
→ Il y a un moment que je scrute ces sources : musique et enfance, grand-mère, absence et présence. La trace de la mélodie, comme celle du parfum, ne serait-elle pas plus indélébile, plus profonde que celle de l’image ? Serait-elle moins sujette à la recomposition mémorielle ? Resterait-elle plus entière et intacte dans la mémoire qu’une image qui va indéfiniment se reformer, se déformer ? Si quelque chose change dans la mélodie, elle n’est peut-être plus la mélodie, alors que si quelque chose change dans une image, elle reste l’image (cf. tous les problèmes de la retouche photo).
Analogues de la ritournelle
Je tourne autour depuis le début de la lecture du livre, les voici fixés par l’auteur : « la ritournelle est alors dans certaines formes de composition (passacaille, fugue, canon) et dans certains procédés d’écriture (ground, leitmotiv, idée fixe ». (p.30)
Homo musicus
Et bien entendu je souris et acquiesce en lisant que « Homo sapiens est d’abord un homo musicus ». Car c’est bien l’ouïe, et de loin, qui se développe la première et on sait que dès le sixième mois le fœtus réagit à la musique. Il n’y a pas d’expérience visuelle in utero, il y a une expérience sonore et cénesthésique in utero : cela change tout.
La ritournelle toujours
J’avance dans le beau livre d’Aliocha Wald Lasowski sur la ritournelle. Le voici qui aborde son premier couple d’études, Freud et Mozart. Il y a beaucoup de paradoxes dans l’approche musicale de Freud. Ses premiers cercles comptaient de nombreuses figures de mélomanes comme Max Graf qui publie en 1910 un essai sur l’inconscient musical, L’Atelier intérieur du musicien. Il y a aussi Hitschmann auteur de travaux sur Schubert et Brahms. Et bien sûr Theodor Reik. Mais chez Freud les manifestations d’intérêt pour la musique sont rares. On peut noter une étrange fascination pour le cabaret et la personne d’Yvette Guilbert. Et pourtant Vienne n’est alors que musique : on y compte au moins une dizaine de maisons d’opéra. Mais il semble qu’il y ait chez Freud une sorte de « réticence phobique à l’égard de la musique à rebours de la passion que lui montrer l’élite intellectuelle viennoise ».
Je note, consternée, qu’il a interdit le piano à ses frères et sœurs, puis à ses enfants, parce que cela le dérangeait. Oui paradoxe de cet inintérêt qui lui fait manquer l’incroyable création de la Symphonie n°8 de Mahler. La liste des personnalités présentes est proprement stupéfiante, avec pour n’en citer que quelques-unes Schönberg, Webern, Max Reger, Saint-Saëns, mais aussi Zweig, Schnitzler ou encore Bruno Walter… Paradoxe oui quand on sait que « Freud accorde au cœur du dispositif analytique, un intérêt particulier à l’écoute, à l’association libre, à l’attention flottante, à l’intonation discrète et à la posture vocale » ! (p.55) et qu’il fut le premier à développer le thème de la « mélodie obsédante. ».
Villiers de l’Isle-Adam
Bernard Noël dans l’un de ses nombreux entretiens avec Alain Veinstein évoque Villiers de l’Isle-Adam et en particulier son livre, L’Eve future, dont il dit que c’est un des plus beaux romans du XIXème siècle. Et que je suis sensible à cette approche qui lui fait dire, évoquant les liens de Mallarmé et de Villiers de l’Isle Adam : « Il me semble que Mallarmé est beaucoup plus humain, pour moi, d’être l’ami de Villiers. Et Villiers est beaucoup plus…. solide en quelque sorte d’être l’ami de Mallarmé ». !
→ c’est très éclairant pour qui observe souvent les amitiés dans le milieu poétique ! L’autorité, l’humanité qui s’échangent, qui parfois aussi comble quelque chose chez l’autre…
J’aimerais imaginer…. – Bernard Noël
« J’aimerais imaginer que tout l’air que nous respirons est au fond de la langue, des histoires, tout ce que les hommes se sont dit depuis qu’ils parlent, et que tout cela flotte autour de nous. Et Faulkner est le captateur de cet orage… »
→ encore un écrivain important qui souligne l’importance de Faulkner. Comme par exemple Pierre Bergounioux.
Quant à Blanchot et Bataille, ils sont « au foyer de cette bibliothèque » dit encore Bernard Noël évoquant ses livres, en compagnie d’Alain Veinstein. « C’est un peu une tranche de temps, dit-il encore Pierre Jean Jouve, Georges Batille, Maurice Blanchot, Jabès, Le Grand Jeu. » (p.126)
Adam et Eve – Bernard Noël
Parlant de ce couple des origines, dont Veinstein dit justement qu’ils viennent de la chambre noire du temps et peuvent sortir comme révélateurs, Bernard Noël fait remarque que ces personnages sont « très révélateurs du caractère de chacun dans la manière de se projeter contre ce mur noir, justement, qu’est l’Origine et qui est sans doute l’équivalent du mur noir qu’est la Fin. » (p.132)
Pontormo et #danschaquepetiteville
Dans le livre de Pierre Parlant, Ma durée Pontormo, une belle liste, sur trois pages, en italiques, de tous les plats mangés par le peintre qui en fait un relevé très régulier. Compilé par Parlant !
Autre liste ce même jour, celle de tweets affectés du tag #danschaquepetiteville, dans le contexte du congrès des maires de France. La question a été lancée le 22 novembre sur les réseaux sociaux (…) : "Qu'est-ce qu'on trouve toujours #Danschaquepetiteville ?" « Le mot-clé a aussitôt été adopté et les réponses ont fusé sur Twitter. Mises bout à bout, elles composent avec légèreté et drôlerie une sorte de poème épique de la France minuscule » : "il y a cet enfant qui doit prendre le car à 5 h 30 du matin alors qu'il ne commence qu'à 11 heures" ; "un salon de coiffure qui abuse des jeux des mots", "une gare réhabilitée en maison d'habitation" et "un bureau de poste qui ouvre le mardi entre 15 heures et 15 h 30" ; "il y a un bistrot à côté de la gare qui s'appelle Le Bistrot de la gare" ou un "tabac presse jeux nommé La Civette" ou encore "un bar qui fait aussi tabac, épicerie, salle de jeux, syndicat CGT, la Poste, et Allo docteur"
Pomone
Belle ode à Pomone, sujet d’un des plus célèbres tableaux de Pontormo, par Pierre Parlant, Pomone « résolument vivante à la façon qu’a l’herbe d’insister, d’exploser le goudron, méprisant le dallage, l’enclos propriétaire ». Ruines-de-Rome, en bref ! (Formidable livre de Pierre Senges !)
Ce sursaut, minuscule
Ce sursaut, minuscule, quand la lecture croise soudain une petite anomalie sur la page, défaut du papier par exemple, petite tache, qui fait soudain penser – contre toute évidence car le livre est neuf et n’a été lu par personne encore – que quelqu’un est déjà passé par là. S’ouvre alors, béante, la question du lecteur antérieur ; de ce livre-là, précisément, tenu entre les mains mais aussi de ce livre-là, sous ce titre-là, possiblement lu quelque part par quelqu’un. Trouble de ce qui fait effet soudain de message clandestin, cette infime marque insolite, au droit gauche d’un tiret sur la page cent vingt-huit.
Tellement ouverts
Cette évocation des yeux, dans les toiles ou fresques de Pontormo « tellement ouverts, tellement creusés, presque liquides, qu’ils épouvantent » (p. 219). Ici, je pense aussi à cette statue polychrome, soutien de la Sacramenthaus, dans la Lorenzkirche de Nuremberg, une statue d’Adam Kraft.
Danièle Robert, Pierre Parlant, la traduction
Bel hommage à la traductrice Danièle Robert (ici D.), traductrice ici des Métamorphoses d’Ovide par Pierre Parlant dans ma durée Pontormo : « c’est ce qu'écrit le poète, lequel, on se souvient, connut l’exil sur les rives désolées du Pont. II jauge le sentiment en écrivant. Il voudrait que le souvenir s’affûte au pli du vers qui le dira en un unique envoi :
Hic amor, hoc studium
Convertissant les quatre mots d'une langue ancienne en sept autres d'aujourd'hui — autant que de jours de la semaine —, D. propose la traduction suivante :
Là est son amour, là sa passion
L'inquiétude secrète de toutes les langues qu'elle fréquente et traduit depuis des années, D. l'aime assurément. C'est sa façon, clandestine et sérieuse, d'écrire sous le manteau ; en étudiant, en commentant, en rêvant. En traversant, en délivrant les temps, les modes, les rythmes, des gravats du discours. En les tirant de l'oubliette du présent. (…)
Hic amor, hoc studium
Deux inspirations au détour d'une vie. Et cette petite verge qui les sépare pour mieux équilibrer : hic, hoc. Deux souffles brefs, deux sons tenus. Nul ici et nul là, mais l'effet immédiat d'une ubiquité sidérante.
Il n'y a que le vers pour assumer ce genre de choses.
La poésie ne tient d'ailleurs qu'à ça : réunir sans synthèse un là et là, dans l'équivalence d'une coïncidence, dans la merveille d'un sur-place, d'une fulgurante compréhension. » (p.257)
→ si belle cette idée d’écrire sous le manteau, via la traduction. Nous sommes sans doute nombreux et nombreuses à écrire sous le manteau, via toutes sortes de stratagèmes !
La vie ordinaire
Heureuse et touchée de voir Bernard Noël célébrer le magnifique La vie ordinaire de Perros dont il dit qu’il pratiquait l’écriture au jour le jour et que sa correspondance, énorme, fait partie intégrante de son œuvre.
Processus d’écriture – Bernard Noël
« Mon processus d'écriture passe toujours par la définition d'un espace, que je chiffre très arbitrairement, mais le fait de le chiffrer me le rend perceptible. Cet espace est évidemment un espace mental, l'espace mental c'est toujours flou, vague, indéfini, illimité, et introduire des dimensions dans cet espace fait qu'une petite partie en devient non pas significative, mais propre à susciter des significations si on précipite des mots dessus. Et comme le poème est quelque chose que je vis comme une espèce de phénomène, comment dire ?... météorologique, une espèce de précipitation, oui, au sens le plus météorologique du terme, s'il y a un espace qui appelle la précipitation, la précipitation peut avoir lieu. » (p.171)
De ces concerts
Oui un de ces concerts, même si le mot n’est pas tout à fait approprié, que parfois on saisit, inopinément, au hasard d’une marche dans la rue. D’une fenêtre ouverte s’échappe de la musique, pas la parfaite et régulière musique enregistrée et mise en boîte, mais une musique en train de se faire, par un tout petit débutant ou un instrumentiste confirmé. Notes plus ou moins bien entendues, émouvantes, fragiles. Émouvantes d’être imparfaites, émouvantes d’être essai, but inatteignable mais aimé, tension vers l’irréalisable qui pourtant aimante. Émouvantes d’être embryon, ce que cela pourrait être, aurait pu être, si…
Cette expérience Pierre Parlant la vit dans un de ses voyages italiens sur les traces de Pontormo : « contre toute attente, nous avions été gratifiés entre-temps d'un intermède musical. Un pianotage pour tout dire, venu d'un rez-de-chaussée situé derrière nous. Une phrase assez lente pour commencer, fortement appliquée puis emportée par une accélération soudaine, résolument virtuose. Combien de temps cela dura-t-il ? Impossible à dire. Nous étions à la rue, le plus banalement du monde, et voilà que nous profitions d'un récital inattendu (…) » (p.289)
La tradition orale - Ko Un
Cette citation du poète coréen Ko Un, faite par Jean-Pascal Dubost dans la note qu’il consacre à La première personne est triste : « Ces temps-ci je vénère de nouveau la tradition orale /La transmission orale de dix mille ans /La transmission orale d’un million d’années /Ces contes de la grand-mère de la grand-mère /Ces contes du grand-père /Je vénère le temps lointain de ces contes »
→ tellement importante cette transmission, de génération en génération, sur le gué de voix en relais, dans le puits du temps.
Tal Coat
Et comme la citation de Tal Coat relevée par Antoine Emaz semble en accord, merveilleux hasard, avec les textes de Ko Un : « j’aime la terre, la pierre, mais en réalité je ne nomme pas quand je vois. Ce sont des phénomènes que je perçois. Si je vois un sillon, ce n’est pas tant le sillon, mais sa direction, son élan vers le ciel, sa qualité d’ombre et de lumière. Ce n’est pas le sillon.
Quelquefois je m’interroge, sur un arbre, est-ce un arbre ? est-ce un homme ? ou une motte ? est-ce un lièvre ou une motte ? Vous voyez, je ne nomme pas avant que de faire… »
Et aussi, bien sûr, tellement proche de ce que proposent les techniques de méditation. Ne pas nommer, étiqueter, figer dans une identité préétablie. Mais voir, entendre comme si cela, qui est là, n’avait jamais été vu ni entendu.
La répétition
Songeant à la musique, une fois encore, il m’apparut soudain qu’on pouvait aussi écouter une musique une seule fois, pour la connaître, la découvrir. Comme on lit un livre, comme on voit un film. Cette interrogation alors : pourquoi la musique faut-il la rejouer, la réécouter ? Si les livres sortent assez peu de la bibliothèque, pourquoi n’en va-t-il pas de même pour les disques ? Pourquoi cette compulsion, qui me semble très répandue, à la réécoute des œuvres musicales, sans aucun équivalent dans la relecture ou le fait de revoir un film. Oui certains lisent cent fois le même livre, revoient cinquante fois le même film, mais ce n’est tout de même pas si fréquent et cela porte sur une, deux, trois œuvres essentielles à celui ou celle qui pratique ainsi. Mais tous nous « remettons le disque », même si cette formule est en passe de perdre tout son sens (il y avait même autrefois un petit dispositif automatique qui permettait de remettre le bras sur le vinyle, puis de lire en boucle le CD, dispositif repris et augmenté d’une possible lecture aléatoire avec les fichiers musicaux d’aujourd’hui).
La musique est répétitive, répétable à l’envi et à l’infini.
Sound Studies
J’en découvre l’existence que j’aurais au demeurant pu imaginer. En lisant en ligne, sur le site La vie des idées, cette introduction à la recension d’un livre de Juliette Volcler que j’ai d’ailleurs demandé tout de suite à l’attachée de presse de La Découverte :
« Coordinatrice de la rédaction de la revue Syntone dédiée au son, chercheuse indépendante, Juliette Volcler est l’auteure d’un livre passionnant, Contrôle. Comment s’inventa l’art de la manipulation sonore. L’ouvrage fait suite à un autre, paru en 2011 dans la même collection, Le son comme arme. Les usages policiers et militaires du son, qui proposait une généalogie de la répression acoustique. Contrôle cherche à élargir le point de vue à d’autres champs, l’industrie ou l’art. La collection « Culture sonore » de La Découverte, éditée en collaboration avec la Cité de la musique/Philharmonie de Paris, publie des études prenant le son comme objet spécifique, à travers une approche transdisciplinaire. Sa ligne éditoriale semble largement inspirée des Sound studies, approche multi-disciplinaire étudiant le son dans ses diverses manifestations, dont le livre phare de Jonathan Sterne, Pour une histoire de la modernité sonore, a récemment été traduit dans cette même collection. »
→ le son, ma passion.
Erwartung
Je découvre en lisant Aliocha Wald que l’opéra en un acte de Schönberg, Erwartung, L’Attente, est écrit sur le livret d’une jeune poète qui s’appelait Marie Pappenheim. Peut-être ce fait me retient-il particulièrement après mes échanges avec Laure Gauthier autour de poésie et musique contemporaine ? Laure Gauthier qui réécrit son beau Kaspar de pierre pour une production musicale avec la musicienne contemporain Núria Giménez-Comas et qui évoque dans ses lettres l’entretien de Poezibao avec Dominique Quélen et le musicien Aurélien Dumont.
De la voix
Dans le chapitre consacré à Freud et la musique (plus précisément Freud et Mozart), Aliocha Wald Lasowski explore plus largement le lien musique et psychanalyse. Voici ce qu’il écrit : « Attentive à l'appareil phonatoire et vocal, qui renvoie aussi bien à des muscles, des cavités, des muqueuses ou des cartilages, la psychanalyse précise le lien entre corps mécanique et sujet psychique, du pulsatif au rythmique. Lorsque la bouche ouverte laisse passer la voix, une mécanique se met en marche et mobilise souffle, muscle, palais, dents, langue. Combinatoire étonnante entre le rythmique, le gymnastique, le dynamique et le / thermique. De la physique des vocalises à la symbolique expressive, le chanté ou le parlé engagent une dimension anthropologique : s'y jouent l'habitat de l'espace transitionnel et le prolongement de soi, de l'affectif au culturel, du physiologique à l'esthétique. » (p. 83)
Être là
Ce bel exergue à un des entretiens de Bernard Noël avec Alain Veinstein :
« être là
simplement là devant
dans un espace qui devient un territoire
réceptif »
(p.187)
→ Un programme de vie et de travail !
photo ©florence trocmé, Hambourg, Elbphilharmonie, Août 2017