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Rédigé par Florence Trocmé le 09 décembre 2017 à 16h27 | Lien permanent
Habiter le présent
Bernard Noël, dans ses entretiens avec Alain Veinstein, évoque « ce mélange d’angoisse préliminaire à l’écriture et d’allégresse quand on est dans son mouvement et sa pratique », peut-être, ajoute-t-il « parce que c’est la seule façon d’habiter le présent, au lieu d’avoir un présent qui est sans cesse englouti, qui sans cesse tombe dans le trou, d’avoir un présent qui est solide, le temps de l’écriture. » (p.190)
Et il a aussi cette belle formule : « L’écriture est un moyen de traîner les pieds par rapport à ce temps fléché et, parfois, de mettre la flèche debout pour créer une espèce de tourbillon sur place, étrange, sans doute la vitesse de la pensée est-elle, au contraire, un ralenti qui souvent permet de sentir à la fois le frottement du mouvement et de lui résister selon une espèce de paradoxe pratique. » (p.191)
Du son, de son usage
Je relève, sur le site de France Musique : « L’Unesco vient d’adopter une résolution pour "promouvoir de bonnes pratiques liées au son". Ce qu’Antonio Fischetti résume ainsi dans le titre de sa chronique hebdomadaire de Charlie Hebdo : "L’oreille, patrimoine de l’humanité". Il évoque notamment la technique dite de la "compression", pas celle qui réduit les données dans les fichiers numérisés MP3 ou MP4, mais celle qui consiste "à rehausser artificiellement les sons les plus faibles au niveau des plus forts", et par exemple, dans la diffusion d’un concert, à ramener une flûte traversière au niveau d’un trombone à coulisse. Une technique destinée à "donner du punch au son", pratiquée par les maisons de disques au grand dam des artistes, dans le but de faire un carton à la radio, mais qui nuit gravement à la physiologie de l’oreille, laquelle peut se "reposer" dans les passages les moins forts. C’est aussi pourquoi les publicités, qui abusent du procédé, nous semblent plus sonores que le reste du programme. À contrario, il fut un temps où les techniciens de notre belle maison [France Musique] s’ingéniaient dans les mixages à reproduire la qualité d’un silence en enregistrant celui du studio où la prise de son avait été réalisée à l’origine. Mais aujourd’hui, comme le lançait avec une pointe de malice l’un de nos grands artisans du son, Yann Paranthoën, nous sommes devenus des « compressés » … (source)
→ Heureuse de voir citer Y. Paranthoën dont le seul nom fait naître des dizaines de souvenirs d’audition de concerts et d’émissions.
Les Impardonnables
Vincent Pélissier, des éditions Fario, a eu la gentillesse de m’envoyer les deux derniers ensembles de l’année 2017 de sa si originale collection « La Bibliothèque des impardonnables ». « Une anthologie de ce "domaine français" cher à Valery Larbaud, publiée en réédition originale sous forme de beaux livres de poche, chacun sous étui : dix-sept volumes annuels en quatre saisons. » « Collection dirigée par Max de Carvalho consacrée exclusivement au domaine poétique français, et par là unique en son genre dans le panorama éditorial actuel, Les Impardonnables (Cristina Campo nomme ainsi les poètes) se déclinera en quatre quatuors saisonniers, soit seize recueils annuels, chaque recueil sous étui imprimé, complétés par un dix-septième volume joint à la quatrième saison et offrant à l’ensemble un appareil critique accompagné, en écho à ces voix vives du passé, par les ponctuelles contributions de plusieurs auteurs contemporains et d’un artiste. »
→ Il y a là de quoi susciter toutes sortes de sentiments, familiarité et étrangeté mêlées. Familiarité parce que ce domaine français, après tout, c’est le nôtre, qu’on peut y croiser des noms dont certains sont parfois souvenirs des temps éloignés d’une scolarité. Étrangeté devant ce patrimoine qui ne cesse d’étonner, de déstabiliser, avec des textes souvent très forts, très curieux. Des auteurs qu’on s’étonne de ne pas connaître ou à peine.
Et cette surprise magnifique de découvrir, au terme de cette première année, dernier petit livret, tout aussi beau et soigné que les autres, cette Typographie sentimentale d’un domaine français, où Max de Carvalho donne à lire des notes sur tous ces volumes que l’on a découverts au fil de l’année, qui ont souvent engendré des recherches, parce que précisément ils étaient publiés seuls, sans « appareil ».
De la mémoire
Ce travail de recherche et d’extension du domaine connu est aussi souvent l’occasion d’observer, in vivo si l’on peut dire, la mémoire en train de travailler. Ses process. Un exemple concret : je lis un texte très curieux de Léon Bloy, La Méduse Astruc. Le texte me plait, j’admire l’écriture mais je peine à comprendre de quoi il s’agit, cet Astruc en particulier me reste opaque. Je vais donc me lancer dans une brève recherche : d’abord sur Léon Bloy. En moi un halo diffus, très imprécis, mais constitué plutôt de soupçons. Connoté très à droite, trop à droite… ?
Une fois encore Wikipédia vient à mon secours et m’aide à démêler les fils : « De son œuvre, on retient surtout la violence polémique, qui explique en grande partie son insuccès, mais qui donne à son style un éclat, une force et une drôlerie uniques. Pour autant, l'inspiration de Bloy est avant tout religieuse, marquée par la recherche d'un absolu caché au-delà des apparences historiques. (…) Certains voient en Bloy un anarchiste de droite ou "le modèle des pamphlétaires de droite", "récupération" dénoncée par Michèle Touret.
Opposé à l'antisémitisme, c'est également un adversaire de l'argent et de la bourgeoisie. Patriote, il est opposé à la colonisation, particulièrement dans le cas de l'Indochine, qu'il connaît par son frère. »
Il fut très proche de Barbey d’Aurevilly et c’est bien de ce dernier qu’il s’agit dans La Méduse Astruc. C’est en fait un poème en prose inspiré par le buste de Barbey par le sculpteur Zacharie Astruc. Il y a toute une histoire de ce texte, donné ici dans sa version pure, sans les ajouts de Barbey à qui le jeune homme avait envoyé son texte, qui est quasiment sa première œuvre.
Formidable histoire.
Un autre volume de ce troisième ensemble intitulé « octobre 17 » est consacré à des poèmes très sombres, très durs de Laure, alias Colette Peignot, l’amie de Simone Weil, Bataille, Leiris.
Dans la mémoire, le classement. Non par ordre alphabétique ! La mémoire travaille tout autrement, elle associe. Elle serait plutôt bibliothèque de Warburg ! Elle range par affinités, attirances, zonages, constellations. Une abscisse temps, une ordonnée espace parfois. Il lui faut « situer ». C’est pourquoi l’installation solide du cadre lui est essentielle. Ensuite par zones on affinera, approfondira. Laissant des espaces presque vierges dans ce cadre immense mais donnant vie intense à d’autres mondes. Comme avec ces photos prises de l’espace, la nuit, éclat des villes, ombres de la campagne. Faisant songer à cet étrange sentiment suscité par ces bords de mer, avec digues, phares et autres lumières vues d’avion. Finis terrae, une vision qui touche le fond de l’âme.
Nietzsche et la musique
Je poursuis ma lecture de Jeu des ritournelles d’Aliocha Wald Lasowski, le chapitre consacré à Gide, avec toutes ses belles digressions autour du point central. Voici Nietzsche, l’évocation de son œuvre musicale dont m’a déjà parlé Auxeméry (qui m’a envoyé un disque), une œuvre riche de près de soixante-dix œuvres, Nietzsche pour qui « la musique s’écoute avec le corps, à même les muscles et les nerfs » (p.101). Voici au demeurant belle matière pour une « lecture augmentée » pour Muzibao, reprendre la liste de ses œuvres donnée p. 102 et en chercher quelques exemples vidéo ou audio. Belle évocation aussi de l’amitié brisée entre Wagner et Nietzsche. Et du rejet qui sera finalement celui de Nietzsche de l’œuvre de Wagner, rejet manifesté aussi par Gide.
Le travail au piano
Et cette page qui me touche profondément dans un paragraphe intitulé « faire ses gammes en toute intimité ». Je me demande au demeurant s’il n’y a pas là, de la part d’A. Wald quelque chose d’autobiographique. « Chaque jour Gide écrit son journal et fait ses gammes. Trace régulière et délicate de la vie quotidienne, l’empreinte musicale se glisse dans la répétition durable et fragile de l’exercice. Avec insistance, avec rigueur, il assume pleinement l’insignifiance, parfois, du geste journalier. L’écrivain et le pianiste ne font qu’un. Même intimité, même union de la contingence du moment et de la force de la sensation, même intensité contenue dans la plus petite présence. ». (p.110) Un peu plus loin, cela encore : « Écrire la sensation, la jouer au piano, et la ressentir, c’est un triple réveil à la vie ». (p.111)
Est-il musicien ?
« A propos de Saint-John Perse, Valéry Larbaud confie un jour à Léon-Paul Fargue : "Quand on lui parle de quelqu’un, il demande aussitôt : est-il musicien ?".
→ Si je ne pose pas la question aussi clairement, il m’arrive de penser que l’amour de la musique, qui n’est pas si répandu que cela, notamment chez les écrivains souvent plus tournés vers les arts plastiques, fait partie des affinités électives !
Saint-John Perse qui dit encore à propos de Gide : « Je me demandais si la musique, sa plus chère confidente, n’était pas après tout sa loi la plus constante et sa meilleure chance d’unité. » (p.114)
Une redécouverte de soi
Cela encore, magnifique, sur le travail du piano : « Rouvrir le piano est pour Gide, à chaque fois, une redécouverte de soi, un art de la réappropriation. L’instant musical rend le sujet présent à lui-même, à travers les contradictions, conflits, hésitations et écarts. »
→ quel sismographe en effet que le travail au piano. Même le son varie chaque jour, la manière dont on le produit et/ou la manière dont on l’entend. Il y a les jours joyeux où tout marche bien, où le travail a porté ses fruits. Les jours plus difficiles quand pour la vingtième fois on bute sur la même difficulté. Il y a des jours où la musique coule de source ou presque et des jours où elle se refuse.
Il me semble aussi que depuis que je travaille seule j’ai retrouvé une sorte d’intimité avec l’instrument, non pas au sens un peu sot de l’instrument ami ou confident, mais plutôt comme révélateur, ce que disent bien ces mots d’A. Wald : « L’instant musical rend le sujet présent à lui-même ».
Effets de réel, Bernard Noël
Bernard Noël, de nouveau sur l’écriture : « ce qui m’intrigue aujourd’hui, ce sont les effets de réel qu’a l’écriture malgré elle, effets de réel qui sont d’autant plus frappants qu’il n’y a pas de souci de réalisme, évidemment. C’est la génération de l’écriture, sa pulsion qui crée du réel sans qu’elle fasse référence au réel (…) C’est en quelque sorte un double du réel mais qui parfois est plus réel que le réel, peut-être aussi parce que la langue met en jeu quelque chose de tellement plus profond que la simple représentation et que dans ce mouvement-là, elle fait émerger le réel. J’en suis même à me demander, si on s’abandonne à ce que certains ont appelé l’expérience intérieure -mais je crois que toute écriture est de l’expérience intérieure quand elle n’obéit pas à une simple volonté de représentation du pseudo-réel, de ce que nous appelons le réel ou la réalité- je me demande si elle n’ouvre pas, à ce moment-là une bouche intérieure, une "bouche d’ombre" (…) je me demande si cette bouche interne, qui parle tout à coup et qui ne parle pas tout le temps ne pourrait pas être l’origine d’une autre anatomie en nous, d’une anatomie renouvelée. » (p.205)
Sur Artaud, Bernard Noël
Un des entretiens avec Alain Veinstein est consacré au rapport de Bernard Noël avec Artaud, Bernard Noël qui a écrit Artaud et Paule où il revient sur l’admirable travail de Paule Thévenin, qui a transcrit la masse considérable des cahiers écrits par Artaud, des cahiers d’écolier composés de milliers, peut-être de dizaines de milliers de pages. B. Noël dit à propos de l’écriture d’Artaud : « cette écriture est moins une écriture calligraphique qu’une espèce d’enregistrement de l’instant dans lequel l’homme trace ». (p.207)
→ ce qui n’est pas sans rapport avec ce que je rapportais du travail au piano. Le geste au piano, l’écriture à la main ont quelque chose de sismographique.
« Ces cahiers ont recueilli, en quelque sorte, le corps d’Artaud au sens du "ceci est mon corps" évangélique ». Oui Paule : « en ce qui concerne Paule, de 48 à 93 – donc pendant quarante-cinq ans- son activité principale fut de déchiffrer Artaud ». Et quel contraste poursuit-il entre la rapidité graphique, plastique de l’un et le travail de restitution de l’autre : « Lui en trois ans, a pu, en quelque sorte, décharger sa vie dans ses papiers et il a fallu ensuite quarante-cinq ans pour la mise à jour du texte. » (p.208)
Et d’évoquer aussi la terrible injustice qui est faite aujourd’hui à Paule Thévenin dont il dit qu’on s’emploie à faire disparaître son travail. »
Segalen, une stèle
Je poursuis ma lecture jour après jour des Stèles de Segalen, une par soir. Celle de ce soir, admirable, « Trahison fidèle ». : « Écoute en abandon et le son et l’ombre du son. »
Sans jugement de valeur – Bernard Noël
Dialogue entre Alain Veinstein et Bernard Noël.
« AV : À la fin du livre, je peux lire "le vrai problème est que tout cela doit se développer sans le secours d’un langage initiateur" et sans la volonté aussi de juger, d’évaluer. "si vous regardez un tableau, écrivez-vous, interrogez d’abord votre perception et la manière dont elle se forme au contact de la toile au lieu de vous décharger de votre rôle en célébrant ou en niant le talent du peintre."
B.N. : c’est vrai que j’ai le vague désir que les choses parlent d’elles-mêmes et non pas de la culture, comme vous disiez ou simplement de la valeur ajoutée, si je puis dire, c'est-à-dire de la valeur médiatisée. Là, c’est dans le silence, la rencontre et la présence du travail, sans jugement de valeur, en effet. » (p.213)
→ et bien entendu si cette approche est ici suggérée pour la peinture, comme elle est justifiée aussi vis-à-vis de l’écriture, du livre. Le jugement n’est-il pas composé en très large part de culture ? Ce qui expliquerait sans doute que de grands critiques, de très bons lecteurs aient pu, parfois, passer à côté d’une œuvre essentielle et ici, bien entendu, je pense à Gide et Proust.
De la photographie
Bernard Noël dans l’un de ces entretiens parle du « désir, non assouvi dans ce livre, d’essayer d’écrire sur le travail d’un photographe. » Puis il ajoute : « je ne suis pas sûr que ce soit possible, parce que la photographie repose sur la rencontre, l’instantané, le millième de seconde, disons, et le millième de seconde, c’est inobservable par l’œil humain. En même temps je me suis toujours dit que ce qu’on voyait en un millième de seconde était peut-être apparenté à ce que l’écriture met en jeu qui est aussi antérieur au sens, antérieur à la définition. » (214)
→ très important me semble-t-il que ce que met en jeu l’écriture soit « antérieur au sens, antérieur à la définition ». Il semblerait que Bernard Noël ait la même approche qu’il s’agisse de parler de peinture ou d’écriture. La même insistance sur tous les conditionnements qui tiennent le spectateur, le lecteur et aussi celui qui écrit, à distance de la singularité de ce qu’il y a à voir ou lire, de l’expérience du réel, avant le sens et la définition, donc en fait avant la formulation, la mise en mots.
Faire cadre : Bernard Noël
Autre remarque tout à fait passionnante de Bernard Noël à propos de la photographie : « L’autre chose qui m’intrigue dans la photographie, c’est que le prélèvement fait forme, tandis que le peintre prend un truc carré ou rectangulaire et il dispose d’une forme prédéterminée. Cette forme il faut encore en occuper l’intérieur de manière à le faire vivre, à le transformer en un objet pensif, pensant et organique. Tandis que le photographe prélève et, toc, d’un coup, on a une forme ! »
En photographie il s’agit de saisir ce qu’on a vu, qui est propre à chacun et de l’inscrire en effet dans un cadre, une forme force comme dirait peut-être Antoine Emaz.
Je retiens surtout ici l’idée que ce qu’on produit, que ce soit peinture sur une toile de format déterminé, photographie, mots disposés sur un page, il s’agit de le faire vivre, d’en faire un objet pensif, pensant et organique. Et que c’est extrêmement rare au fond d’y parvenir. Tant de choses me semblent lettre morte, au sens immédiat du mot : comme croiser une pierre tombale et non la biche dans le cimetière juif de Vienne comme Robert Bober.
La musique et les mots
Lu dans Le Monde des Sciences et de la médecine, daté mercredi 6 décembre 2017 : « La musique ne fait pas qu'adoucir les mœurs, elle dévoile aussi les mots. Une équipe chinoise vient en effet de montrer que les musiciens distinguaient mieux les syllabes d'un discours humain que les non-musiciens. Deux groupes de jeunes de 21-22 ans ont été soumis à divers enregistrements, plus ou moins puissants et perturbés. Si tous deux ont rencontré le même succès en absence de bruit extérieur, les troubadours se sont imposés dans les autres conditions. Grâce à l'imagerie par résonance magnétique, les chercheurs chinois ont mis en évidence les zones cérébrales ainsi dopées, en présence de sons comme de syllabes. Ils ont également montré qu'un entraînement musical permettait ainsi d'améliorer la perception des mots. Ils proposent d'en tirer une piste pour traiter les troubles auditifs liés à l'âge. »
→ il se peut aussi qu’il y ait une finesse de l’écoute chez les musiciens ou les mélomanes qui les rendent plus sensibles à la composition sonore des syllabes, ce qui peut en favoriser le décryptage.
Gide et le piano
Gide était un vrai et profond mélomane. Ce que démontre très bien Aliocha Wald Lasowski dans son livre Le Jeu des ritournelles. Il explore ses goûts musicaux et en particulier sa passion pour Chopin, qu’il place au-dessus de tous les autres artistes, toutes disciplines confondues. Il jouait du piano mais a arrêté pendant une quinzaine d’années, avant de s’y remettre dans les derniers mois de sa vie. Pourquoi cet arrêt ? Je n’ai pas trouvé de réponse claire dans le livre. Il est revenu au piano pendant l’été 1949 : « dernière tentative, la vieillesse étant venue, de saisir l’œuvre pure, de la saisir au piano, par une pratique musicale dans l’intimité et sur le mode de la confidence. »
Les notes sur Chopin
Gide a écrit un livre sur son cher Chopin, Les notes sur Chopin, que je ne connais pas (pas encore…) : « elles constituent un véritable manifeste esthétique, une théorie de l’art et de la poésie ». (133)
Curieux de découvrir aussi les réactions aux publications de Gide sur la musique : « dès sa première publication, l’analyse de Chopin par Gide suscite des adversaires (Stravinski, Rubinstein) et trouve des défenseurs (Nadia Boulanger, Maurice Ohana et plus tard Samson François). Maurice Ohana qui venait chez lui à la fin de sa vie : « L’un de ses derniers grands plaisirs est de faire venir chez lui, rue Vaneau, à Paris, le compositeur Maurice Ohana, qui lui donne audition de sa musique, et qui lui joue du Chopin. » (124)
Blogbook
Sur l’excellent site Diacritik, je relis un entretien de 2016 avec Laurent Margantin, à propos de sa traduction au long cours du Journal de Kafka ainsi qu’un entretien tout récent avec le traducteur des derniers écrits du même Kafka, parus récemment chez Nous, Robert Kahn.
Laurent Margantin revient sur sa pratique de la publication en ligne et je suis totalement en phase avec ses propos ! : « J’ai éprouvé dès le départ un vrai plaisir à pouvoir mettre des textes librement en ligne, et la démarche éditoriale m’est apparue de plus en plus lourde en tant qu’auteur ou traducteur. Cela vaut aussi pour les revues : rien que l’idée de devoir attendre plusieurs mois pour voir un de mes textes paraître quand il est achevé me dissuade en général de chercher à publier de cette façon-là. »
Le Flotoir est un flux, un flux tendu devrais-je dire. Même si je peux imaginer, un jour, en publier des « extraits », ce qui fait sa force c’est d’être ce flux, et donc d’être publié (en partie seulement !) en ligne pratiquement en temps réel. Je ne sais pas si le Flotoir est un blogbook (c’est avant tout un Flotoir ) mais j’adopte là encore le point de vue de Laurent Margantin quand il dit : « Il y a quelques années, j’ai écrit un petit "éloge du blogbook". (…) je m’étais amusé à rassembler quelques tweets où j’avais réfléchi en public à ce que ça pouvait bien être, un blogbook, et il y avait des réflexions du type : « Le blogbook parfait ? Celui qui n’intéresse ni les éditeurs ni les critiques, mais qui est lu par d’excellents lecteurs » ou « Le blogbook fait peur aux écrivains et aux éditeurs, ainsi qu’à beaucoup d’esprits cultivés. C’est donc la forme idéale ».
→ Je ne sais pas si le Flotoir fait peur à quiconque, mais il n’intéresse clairement ni les éditeurs (jamais eu la moindre proposition) ni les critiques (jamais le moindre compte rendu dans les médias traditionnels, le moindre entretien), mais il est lu par d’excellents lecteurs, ça oui ! Certains pouvant être considérés comme… prestigieux.
Du respect du flux
Or il se trouve que dans les deux entretiens publiés par Diacritik, tous les deux concernant l’écriture de Kafka, je retrouve la même intuition. Je lis Laurent Margantin parlant du Journal : « Or Kafka ne datait pas tout ce qu’il écrivait, et surtout il tenait parfois plusieurs cahiers en même temps, si bien qu’à travers cette fabrication du Journal on a perdu la nature même du texte. Car chez Kafka tout est mêlé et surtout tout est de l’ordre de l’écriture littéraire : ainsi, il se servait d’abord de calepins qu’on a retrouvés dans lesquels il écrivait quelques mots sur un événement du quotidien, et quelques jours plus tard il composait un texte plus long, souvent très descriptif et très riche sur un plan littéraire, même si c’était écrit assez librement comme je l’ai dit. Il se servait donc bien du Journal pour en quelque sorte s’exercer à la narration »
Et je lis Robert Kahn : « les éditeurs successifs, que ce soit en français ou en d’autres langues, ont regroupé les textes en imaginant des affinités entre eux, qu’elles aient été thématiques (La muraille de Chine et autres récits) ou structurelles (les trois romans, par exemple). On a ainsi séparé les textes de fiction du reste du Journal etc. Or nous avons aujourd’hui la chance de bénéficier des apports de la recherche des germanistes. Il existe une édition critique désormais presque complète (Franz Kafka, Kritische Ausgabe, Fischer, 1982-, il ne manque qu’un dernier volume de la correspondance). J’ai décidé, pour concrétiser ma "pulsion de traduction" (pour reprendre l’expression d’Antoine Berman), de partir de cette édition "scientifique", qui a le grand mérite de restituer le texte de Kafka dans la matérialité du processus de production, dans sa chronologie. L’unité textuelle n’est plus arbitraire, mais celle du support matériel de l’écriture, donc pour cette dernière période les cahiers et les feuilles volantes conservées dans le fonds Kafka de la Bodleian à Oxford. »
→ Je songe aussi aux Cahiers de Paul Valéry, à cette double pratique éditoriale, les restituer tels qu’ils naquirent au jour le jour, chaque matin pendant des décennies ou construire des ensemble thématiques (le processus avait été envisagé et même amorcé par Valéry lui-même) comme dans les livres réalisés par Edmée de la Rochefoucauld (En lisant les Cahiers de Paul Valéry) ou dans l’édition de la Pléiade. J’aime que coexistent dans ma bibliothèque Valéry les deux approches avec en particulier ces quelques volumes miraculeusement découverts chez un bouquiniste de l’édition fac-simile du CNRS.
Ne pas s’obstiner sur une difficulté – André Gide
Comme j’aime rêver sur ces rencontres : « Pendant l’été 1917 Agathe Valéry (la fille puinée de Paul Valéry) apprend à jouer Chopin au piano grâce aux cours particuliers que Gide lui donne. »
→ j’achète les Notes sur Chopin de Gide ! Dont le modèle n’est rien de moins que l’Art de la Fugue de Bach. Le livre de Aliocha Wald Lasowski abonde en données passionnantes et documentées sur le rapport de Gide à la musique, dans ses différents aspects : ses choix esthétiques, sa façon d’aborder le piano dont il jouait plus que bien, les professeurs qui le conseillèrent, parmi lesquels Marc de Nux qui lui servira de modèle pour le La Pérouse des Faux-Monnayeurs. Gide dont on apprend que dans sa jeunesse il rêvait de devenir professeur de piano et qui écrit : « Il en est de mes Faux-Monnayeurs comme de l’étude du piano : ce n’est pas toujours en s’obstinant sur une difficulté et en s’y achoppant, qu’on en triomphe ; mais bien parfois en travaillant celle d’à-côté. Certains êtres et certaines choses demandent à être abordés de biais » (p.147)
→ c’est aussi que quelquefois un excès d’attention vient paradoxalement empêcher la difficulté de se résoudre. Ce passage est appréhendé, l’exécutant se raidit en l’abordant et… se plante !!!! Et il y aussi un temps de latence pour certaines difficultés : pas de résolution immédiate, mais une résolution différée, dont on sait comme elles sont fréquentes et délicieusement énervantes en musique. Comme la pâte : travailler, laisser reposer !
Sonner faux – André Gide
Souvent cette idée que la justesse est aussi importante que la justice ! idée encouragée par ces mots : « Faut-il chercher l'authenticité ou la plénitude ? Cette dualité traverse l'œuvre de Gide, elle questionne la musique autant que l'existence, l'art, la morale, autant que la politique. Chaque personnage de Gide est une réponse possible à cette question, qui relève autant de la métaphysique que de la vérité. Bernard, par exemple, interroge l'opposition entre authenticité et artificialité : "Je voudrais, tout le long de ma vie, au moindre choc, rendre un son pur, probe, authentique." » (p.149)
A compléter par cela : « Faux-monnayage intellectuel, inflation poétique, banqueroute du réalisme, récit-monnaie de singe et démonétisation des mots. Alors que son oncle, l'économiste Charles Gide, est spécialiste de l'inconvertibilité, André Gide dénonce le risque de manipulation, d'imposture et de supercherie dans son roman. Les faux-monnayeurs du langage y sont représentés par le personnage de Strouvilhou, qui veut fonder la revue Les Nettoyeurs. Manipulateur de fausses valeurs, il spécule sur les conventions artistiques et utilise les mots comme des jetons de casino. La tricherie du langage mène la littérature à la banqueroute généralisée. Contre le charlatan Strouvilhou, Bernard, fils illégitime, crée sa propre valeur, hors de la généalogie naturelle : "Presque tous les gens que j'ai connus sonnent faux. Valoir exactement ce qu'on paraît ; ne pas chercher à paraître plus qu'on ne vaut... On veut donner le change, et l'on s'occupe tant de paraître, qu'on finit par ne plus savoir qui l'on est." » (p.151)
→ Terminé la partie du livre de A. Wald consacré à Gide et Chopin. J’ai énormément appris, un peu pensé et beaucoup joui de cette lecture. Prochain chapitre : Barthes et Schumann.
Un étrange questionnaire
J’ouvre Eric Poindron, L’étrange questionnaire. Brillante entrée en matière par l’auteur, avec évocation de ses souvenirs d’enfant questionneur, ce qui est relativement classique même si je note un fort déficit de curiosité chez nombre de mes contemporains, mais aussi inventeur de questions : « lorsqu’il n’y aura plus rien à faire, que ferez-vous ? ». L’idée du livre est la suivante : « je possédais les questions, je tenais la forme. J’avais le livre en partie. Il demeurerait aux lecteurs de le compléter et de le faire vivre. Les questions chrysalides deviendraient ténébrionides. »
→ c’est un peu le projet de tout livre, qu’il soit complété par le lecteur, qu’il rencontre le propre monde du lecteur, s’y inscrive et s’y développe, selon des directions que l’auteur ne soupçonne même pas en général. Mais ici cette idée virtuelle est concrétisée : le lecteur est invité à prendre un crayon et à répondre aux questions et il faut jouer le jeu ! Ce n’est pas si facile.
→ et comment ne pas avoir un avis favorable envers toute cette entreprise alors qu’est cité mon cher (et bien oublié) Oskar Wladyslaw de Lubicz Milosz (p.23) ? Sur chaque page donc une question, un espace pour écrire et en pied de page, une citation, une référence, un commentaire d’Eric Poindron.
Les notes sur Chopin
J’ouvre les Notes sur Chopin d’André Gide. Forte introduction du pianiste et compositeur Michaël Levinas (écrite à l’occasion de la réédition des Notes par Gallimard) qui insiste d’emblée sur l’exergue, des propos du Père Abbé du Mont Cassin où Gide passa une grande semaine à vivre la vie des moines : « Moi aussi, j’ai joué du piano. Mais, depuis longtemps, j’ai dû y renoncer et me contenter de lire sans exécuter. Lire ainsi la musique silencieusement et l’entendre en imagination, savez-vous que c’est une joie parfaite ? Oui, lorsque je dois rester couché, ainsi qu’il m’arrive souvent, ce ne sont pas les Pères de l’Église ou d’autres livres que je me fais apporter, mais des cahiers de musique […] Et que croyez-vous que je me fasse apporter ainsi ? … Non, ce n’est point Bach ; ce n’est même pas Mozart… C’est Chopin. […] C’est la plus pure des musiques. »
→ réflexions aussi sur l’instrument piano, Levinas revenant à plusieurs reprises sur celui de Chopin, un Pleyel, dont il souligne le caractère intime, le son presqu’étouffé d’autant que le musicien le jouait fermé. Je pense aux immenses Steinway contemporains que je trouve souvent clinquants, au demi-queue Steinway entendu dans un concert récemment et dont j’ai trouvé les graves particulièrement vilains. Et le niveau sonore de ce concert, mal adapté au petit auditorium où il était donné. J’ai souvent fait ce constat que les musiciens ne semblaient pas toujours adapter leur son au lieu où ils jouent. Michaël Levinas : « Bien que les invariants de l’écriture permettent l’interprétation et la transcription sur l’instrument moderne, il est fondateur de réentendre ces œuvres avec le son français oublié des Érard ou des Pleyel de 1910 ou 1920. On peut même ressusciter le son de l’époque de Chopin : les instruments qu’ont connus Chopin et George Sand sont conservés à Paris au musée de la Cité de la Musique. »
Cher lecteur – Georges Picard
Relevé dans un entretien pour le Figaro littéraire ces propos de Georges Picard :
« Question : Pour devenir écrivain, y a-t-il des règles à suivre ? Réponse : Non. Mais je crois qu'on le devient par mimétisme et qu'on ne peut pas écrire sans s'être imprégné de grands livres. On sent tout de suite en feuilletant certains romans contemporains que l'auteur n'est pas un lecteur : l'écriture est plate, non sédimentée, dès lors la vision du monde qu'elle porte est également plate et univoque. Les vrais livres ne délivrent pas un message, ils désarçonnent le lecteur, le dépaysent, le délivrent des certitudes, élargissent et approfondissent sa vision du monde. Un roman, c'est un terrain d'exercice d'assouplissement mental, un remède à l'étroitesse d'esprit, à tous les dogmatismes, au simplisme intellectuel, au manque d'imagination. À cet égard, les hommes politiques devraient en lire davantage. Il y a aussi que la richesse du vocabulaire fait la richesse de la pensée, et le vocabulaire s'apprend par la lecture. Lire, c'est donc affiner sa pensée, sa perception et son style. Cela ne veut pas dire qu'il faille lire avec un dictionnaire sous le coude. La littérature se diffuse en nous comme par transfusion spirituelle. Pour moi, lire et écrire sont les deux temps d'une même recherche, une conversation jamais achevée avec de grands auteurs et avec moi-même pour produire un peu de clarté. » (Entretien donné en lien avec la publication de Cher lecteur, aux éditions Corti)
Écriture et oubli – Bernard Noël
« Il me semble toujours que l’écriture plonge dans l’oubli pour l’amener au jour mais aussi pour le reconduire à l’oubli (…) il n’y a pas de capitalisation de ce qui est écrit. (…) je crois que tout est remis à la volonté du lecteur, à la découverte du lecteur. Il me semble qu’on ne souligne jamais assez le rôle du lecteur qui est le re-créateur du livre. Si on enseignait un art de la lecture, les études seraient nettement plus intéressantes tout simplement parce qu’elles confieraient à chacun le soin de faire vivre ce qui est écrit et qui en effet ne vit que s’il est lu. » (238)
Une évolution
Ce qui est merveilleux dans la retranscription de ces entretiens de Bernard Noël avec Alain Veinstein, c’est de voir la pensée de B. Noël se préciser, ou parfois s’infléchir. Il tempère ainsi un premier point de vue, relayé dans ce Flotoir, et daté de 1994, selon lequel « tous les livres [sont] indispensables pour constituer une époque », y compris les romans sentimentaux, les romans policiers, les romans d’aventure, etc. En 2006, il prend des distances avec cette idée car, dit-il, il n’est pas sûr « que le jeu ne soit pas faussé aujourd’hui, (…) par l’influence des médias, tout simplement parce qu’à force de mettre en avant des œuvres médiocres, la médiocrité devient une espèce de critère de qualité, ce qui est assez décourageant ou assez inquiétant. » (238)
Une certaine technique de la fatigue – Bernard Noël
« Quand le corps est épuisé, il peut développer une sensibilité particulière qui le rend disponible aux choses, aux rencontres, aux choses en elles-mêmes et non pas aux choses préparées intellectuellement. » (247)
Une œuvre de recherche
C’est ainsi qu’Alain Veinstein présente l’œuvre de B. Noël le 5 janvier 2009, reprenant des propos de l’écrivain : « Une œuvre de recherche est une œuvre qui ne s’appuie pas sur un sens extérieur à elle, transcendant, elle est le sens dans le mouvement duquel fait entrer la lecture dans le partage d’une langue. » (253)
→ oui les mots expérience, recherche, écoute sont les mots qui me semblent les plus emblématiques de mon travail, aussi. À sa mesure à lui qui n’a bien sûr rien à voir avec celle de l’œuvre de Bernard Noël. Mais c’est toujours la pointe foreuse (taille douce si possible) qui travaille, dans la lecture, dans l’écriture, portée par son propre mouvement, forer, creuser, approfondir, aller vers et attirée par ce qu’il y aurait là, sous la fine tête qui cherche.
La vigilance
Belle expression de Veinstein : « souffler sur les braises de la vigilance ». (253)
Musique, écoute
« L’écoute de la musique fait que le corps devient une sorte de monument consacré à la résonance. ». (259)
→ Os, peau, cage thoracique, etc., autant de caisses de résonance.
Et Nietzsche pour qui « la musique s’écoute avec le corps, à même les muscles et les nerfs »
Le regard, l’autre
De nouveau Bernard Noël revient sur le regard : « Il est impossible d’entretenir un rapport de regard avec l’autre sans que l’ensemble de l’espace qui me sépare de l’autre ne devienne tout à coup un lieu d’échange. Quand le regard n’est pas simplement le véhicule d’une information, qu’il communique, qu’il va vers l’autre et que l’autre vous le renvoie, il y a une circulation spatiale qui construit une sorte de monument éphémère à l’intérieur duquel l’espace change de nature tout simplement parce qu’il devient substantiel. Entre moi et l’autre – mais un moi qui n’est plus moi mais ouverture, réception et émission – il y a une transformation complète de la nature de l’espace quand le regard est actif. » et Bernard Noël d’ajouter qu’il pense que c’est une des choses que le monde médiatique fait disparaître. » (260)
→ cette remarque s’applique bien sûr aussi à l’écoute de l’autre. Et me fait penser à ce que j’ai appelé parfois la chimère, sans bien savoir si l’idée m’est personnelle ou si je l’ai empruntée… la chimère étant cette figure volatile qui se crée entre moi et autrui, autrui présent physiquement, mais aussi auteur du livre que je lis, compositeur de la musique que j’écoute, interlocuteur à l’autre bout du fil, voire même, mais c’est plus fragile, plus improbable, émetteur d’un message électronique. Comme si le contact, s’il est habité, engendrait cet espace très particulier dont parle Bernard Noël
Fables, contes, etc.
Interrogé par Alain Veinstein sur Un livre de fables, B. Noël explique : « Vers le milieu des années soixante-dix ont commencé ces fables. (…) J’avais le sentiment très étrange de recueillir de petits fragments d’une mémoire qui n’était pas la mienne mais qui était une mémoire collective. Dès que l’écriture requiert tout mon présent, j’ai souvent ce sentiment qu’elle me met en communication avec un temps qui n’est plus le mien et qui est une espèce de temps collectif dans lequel l’écriture va puiser. Vous vous rappelez, dans Rabelais, cette histoire des "paroles gelées" qui pleuvent : c’est ainsi que j’ai l’impression que des paroles réduites au silence par le temps tout à coup s’éveillent grâce à cette sorte d’acuité que donne la concentration quand on se met à écrire des fragments qui vont peut-être composer un poème. » (269)
→ sans doute que Pascal Quignard ne dirait pas autre chose !
Corps et langue
« Tout corps humain est traversé par deux mouvements, celui de l’espèce – à la base, nous sommes des reproducteurs d’espèce – et celui de la langue : nous sommes aussi des reproducteurs de langue. » (BN, 273)
Sur le fragment – Bernard Noël
«(…) Bataille : toute cette philosophie fragmentaire de L'Expérience intérieure, du Coupable, c'est une manière, en évitant le système, d'essayer de mettre un ordre dans sa pensée, de l'organiser. Après tout Nietzsche aussi, c'est fragmentaire... Et cela n'empêche pas l'organisation d'une pensée d'autant plus forte sans doute, qu'elle oblige son lecteur à la reconstituer tout en en faisant l'expérience. Dans les grands systèmes — Hegel, par exemple — tout est donné et il n'y a pas d'autre trajet possible que celui indiqué par la construction générale. Alors que le fragment permet à chacun d'expérimenter la pensée de celui qui vous la propose très modestement puisqu'il l'a laissée à l'état natif, à l'état de son surgissement. » (276)
→ Bel éloge du fragment et de la latitude donnée au lecteur d’y tracer son chemin.
Le rêve – Jean Roudaut
Dans le très bel envoi récent des éditions Fario figuraient deux ouvrages de Jean Roudaut, dans le cadre de la collection Théodore Balmoral. J’ouvre Une littérature de rêve. Avec un peu d’appréhension car je redoute, même chez les très grands (Cixous, Butor par exemple), les récits de rêve. Si vivants pour eux, trop souvent lettre morte pour le lecteur qui n’est pas intimement relié au système associatif de l’auteur. Mais sous le titre « Un cendrier de rêves », le livre débute sur des considérations générales sur le rêve et elles sont de toute beauté.
« Au réveil, les images du rêve risquent de flamber dans l'esprit comme des allumettes sous les doigts, si on ne fixe l'attention sur une scène, un décor, avec la ténacité d'un promeneur qui glisse dans le vide, et s'accroche à un arbrisseau. Ce qui lui permet d'assurer une prise. Ainsi un détail dans un récit, encore néant, permet-il de revivre une scène. Mais contrairement aux fictions dont nous faisons notre vie ordinaire, et dite éveillée, le rêve n'a ni situation d'origine, ni conclusion. Il s’abolit comme un éclair, et tout, autour de ce dont il n’est qu’une brindille brûlante, s’éteint dans une stupéfaction d’éveillé déconcerté. » (p.9)
Jean Roudaut continue : « Pour peu qu'on s'attache alors à restaurer les deux pans du rêve, disjoints dans leur décor, et leurs figures, au second effort tout se pétrifie, se minéralise. La remémoration change progressivement la mobilité du rêve figé en une image fixe. Et l'ancien rêveur ne voit plus, n'entend plus ce qui lui fut sensible. Il constate, à relire son récit figé, qu'on a pensé en lui, un autre que lui, aussi vrai que lui, mais dont il ne perçoit plus les hésitations, ni le timbre même de la voix. Ce qui fut si sensible au rêveur est devenu pour l'homme éveillé l'équivalent d'un souvenir sans substance.
Alors qu'en notant le rêve, son indécence le troublait, la banalité du récit le désappointe. La notation du rêve le réduit à l'état de squelette. (…) Ce qui se recueille au matin, avec les précautions que prennent les alchimistes pour la rosée, avait été vu dans une clarté supérieure à l'intelligence. Tout était cohérent, évident et nécessaire. Le rêve vécu est absolu ; raconté, il est discontinu. C'est qu'en fait le rêve est une forme vécue de l'éternité ; il est d'une lumière égale sur tout, sans ombre, remarque Nerval. (…) En ce sens, ce n’est pas le sommeil qui est semblable à la mort mais l’éveil qui réintroduit le rêveur dans le dissolu. Comme un poisson sur terre se noie par manque d’air, l’esprit qui s’éveille se débat entre ce qui le réentraîne dans le rêve et l’agitation que, autour de lui, impose la vie commune. » (11)
On ne les entend pas, on ne les écoute pas, les rêves qui « révèlent la vérité de la vie, permanente anastylose de soi, et la voix brisée par ce qui se dit et qu’on n’entend pas. »
→ il y a là une magnifique vision de rêve, qui me semble aussi de nature romantique. Une conception oraculaire, qui n’est pas freudienne (« Les interprétation du rêve proposées d’Artémidore d’Ephèse à Sigmund Freud sont des reconstitutions »). Une conception d’écrivain sans doute, comme pourrait peut-être l’être celle de deux auteurs déjà cités Michel Butor ou Hélène Cixous ? « "Tu n’écoutes pas ce que je te dis" répète le rêve au soi-disant éveillé de nuit en nuit » (12) s’amuse encore Roudaut, qui ajoute « sous quelque texte que ce soit, sous-jacent à un raisonnement contraignant, dérivent, nymphéas de la pensée, des formes analogiques ». (12)
Du paysage – Jean Roudaut
« Un beau paysage ne s’impose pas au promeneur pour des raisons esthétiques mais ontologiques : les lieux sont des berceaux, et certaines villes sont leur métaphore, s’y opère une naissance antérieure à l’apparition de la personne, comme la Montagne Sainte-victoire vue par Cézanne, est un surgissement originel. Et le voyageur comprend, comme s’il était un des Rois mages, brusquement, totalement, vers quoi il cheminait. » (16)
Rédigé par Florence Trocmé le 09 décembre 2017 à 16h25 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent