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Rédigé par Florence Trocmé le 20 février 2018 à 12h48 dans photomontages | Lien permanent
Une dernière ritournelle
J’en ai fini avec le livre d’Aliocha Wald Lasowski sur la ritournelle. Je relève encore cela, magnifique : « Entre le chuchotement et le tintamarre, entre le murmure effacé et le hurlement tonitruant, une pensée des ritournelles cherche à accompagner le souffle, à mi-chemin du zéphyr aérien et de la tempête destructrice, fidèle à ce mélange de déprise et de maîtrise, soucieuse d’un univers alternatif d’écriture, de sondes et de percées. » (358)
Et enfin : « La musique rencontre ce qui se tait, ce qui s’est tu en nous, depuis longtemps, depuis toujours »
Que je rapproche de cette citation de Jean-Luc Sarré, dans Ainsi les jours : « la musique ressuscite ce qui n’a jamais été ».
Aurélien Dumont
Belle séance, à l’ENSAD, rue d’Ulm autour d’Aurélien Dumont. J’ai reçu un exemplaire du livre auquel j’ai participé par un entretien croisé entre Aurélien Dumont et la vidéaste Jennifer Douzenel (qui était aussi présente). Étaient là aussi Dominique Quélen (qui a écrit plusieurs textes pour Aurélien), David Christoffel et Laure Gauthier. Belles interventions de Pierre Rigaudière, je vais y revenir et de Dorian Astor. En ouverture de la table ronde, le Trio Dauphine (clavecin, harpe et violon) a joué Eglog, une pièce d’Aurélien pleine d’humour et de finesse, sur des textes de Dominique Quélen.
Des objets fragiles
Pierre Rigaudière, musicologue et critique, a fait une remarquable présentation du travail d’Aurélien Dumont. Objets fragiles, flocons de sens. Allusion aux objets fragiles de Pierre-Gilles de Gennes. Des objets fragiles mais parfois très solides, paradoxalement. Il y aurait un état volatil du timbre, un funambulisme acoustique, une composante bruiteuse, des sons irisés, une ambiguïté sonore. Rigaudière évoque les rapports de Dumont avec les « gens du texte », du mot et présente le musicien comme un compositeur littéraire. Il s’arrête sur la narrativité, qui n’est pas la narration et revient sur le concept de narrats, trouvé par Dumont chez Volodine et qui l’a tant inspiré. Ce sont des particules de sens possibles, potentiels. La pensée du compositeur est une pensée par objets qui dérive en partie du concept de narrat. Ce sont des entités distinctes qui se tissent en réseau, des familles d’objets structurées en mosaïque ou en vitrail. Dans les OEM, les objets esthétiquement modifiés, il y a bien sûr tout l’aspect référentiel, citationnel. Dans Fiocchi di silenzio (qui figure dans le nouveau d’Aurélien Dumont), deux notes en duel, un si et un si bémol, à partir d’un motet de Gabrieli. Les interactions se font par le montage (cut), le tuilage (fondu enchaîné), les superpositions, tout cela aboutissant à la mise en tension des objets. Pierre Rigaudière insiste ensuite sur une autre dimension très importante, celle de l’hétérogénéité, de l’altérité, de l’altération. Il s’agit d’établir des connexions entre des éléments hétérogènes, de travailler une multiplicité culturelle, de donner du sens à des signaux hétérogènes. Il y aussi l’enjeu de l’opposition fixité / Mobilité et l’importance de ce que le Japon a révélé au compositeur.
Je retiens aussi les propos de Dorian Astor. Il est philosophe, a publié récemment un gros dictionnaire Nietzsche. Mais il était ici parce qu’il a écrit le livret du Chantier Woyzeck, opéra d’Aurélien Dumont, donné en création mondiale au Théâtre Jean-Vilar de Vitry-sur-scène. Il évoque les différents états du manuscrit de Büchner, le fait que celui-ci n’a pas vraiment achevé la composition de la pièce de théâtre. De leur décision de remonter dans les différents états du travail de Büchner pour s’inspirer surtout de la première version de l’œuvre, où les personnages ne sont pas encore caractérisés. Astor parle plutôt d’intensités pré-personnelles. Il évoque aussi les conditions de la création de l’œuvre à Vitry, au moment de la destruction des barres HLM de la cité Balzac et de la reconstruction, mais aussi de ce drame de la jeune Sohane, assassinée par le feu et par vengeance par un jeune caïd de la cité.
Registre des coïncidences
J’apprends dans Le Monde la mort du neuropsychiatre et psychanalyste Michel de M’Uzan (7 janvier 2018). Or la veille, parcourant des yeux une partie de ma bibliothèque exilée en Bretagne, son nom, non pas oublié mais plus invoqué intérieurement depuis des années, m’était tombé presque par hasard sous les yeux et je m’étais souvenue du vif intérêt que j’avais porté à ses livres il y a bien longtemps.
Baudelaire
« Baudelaire a assisté au triomphe de la matière » écrit André Hirt
→ Sans doute ne réfléchit-on plus assez à cette question du matérialisme et à l’extension croissante du domaine de la matière dans nos esprits. Matérialisation (comme on dirait minéralisation) constante de la vie.
André Hirt écrit, lui : « le cours de l’Histoire est au contraire la progressive aimantation matérielle »
Baudelaire encore
« De la vaporisation et de la centralisation du Moi. Tout est là. », in Mon cœur mis à nu
Baudelaire qui a écrit : « vous n’avez pas le droit de mépriser le présent ». Qu’on aimerait qu’il soit plus entendu par tous les déclinistes.
Jacques Roubaud et son projet
Au tout début de Peut-être ou la nuit de dimanche, ce retour sur le projet de Roubaud : « Écrire et publier son autobiographie n'a guère de sens. Pourquoi n'y en aurait-il qu'une ? Si on en composait une tous les dix ans, par exemple, ce serait déjà moins une prétention ridicule à transmettre au monde LA vérité sur soi-même (toutes les autobiographies que je connais prétendent cela). Je ne suis pas tombé dans cette erreur, dans la très longue prose où je me suis efforcé à faire la "biographie" d'un projet mégalomane, entrelaçant mathématique et poésie en un roman de dimensions colossales, donc absurdes ; c'était un contre-projet, guidé par un petit nombre de consignes et appuyé sur ma seule mémoire que, n'ayant ni journal intime ni archives, je m'imaginais, pauvre idiot, d'une part fiable et d'autre part durable, ne concevant pas un instant son délabrement quand la chirurgie s'en est mêlée. Il est long, très long, ce contre-projet en prose, mais il est resté inachevé, inachevable qu'il était, bien sûr. Sauf par un coup de force supposé le terminer qui ne se rencontrera, si jamais quelqu'un s'avise de le rechercher, que dans les pages, inédites, de sa « sixième branche » lesquelles seront ensevelies dans un dépôt d'archives portant mon nom au fond des cavernes de la Bibliothèque nationale de France. » (p.35)
Ici Jacques Roubaud revient de manière détaillée sur des souvenirs, mais il fait un sort à l’idée de souvenirs d’enfance. Au rêve aussi, qu’il dépeint comme la seule production, instantanée, de l’instant du réveil.
Jacques Roubaud
Je fais mes délices de Jacques Roubaud que je lis de manière naïve, comme j’ai toujours fait, sans trop chercher à entrer dans les contraintes du livre. Je relève cette jolie formule d’une de ses amies : « ma mémoire n’est plus qu’un souvenir » (103)
Autour de Poezibao
Les « notes sur la création » sont très importantes, plus importantes sans doute que les archives sonores que d’autres collectent ou vont collecter. Veiller à être là où les autres ne sont pas. Pas de double emploi, c’est une perte d’énergie.
La haine de la poésie – Ben Lerner
Noter ici l’incipit de ce livre qui est aussi en quelque sorte le lanceur du texte du poète américain Ben Lerner « I, too, dislike it », moi aussi je la déteste, écrit Marianne Moore à propos de la poésie. (Et moi, ne la détesté-je pas ?].
→ et cet étrange rapport entre ce que je lis de l’aventure du berger Caedmon relatée par Bède le vénérable avec cette intense déperdition entre le poème entendu dans le rêve et son chant, et ce qui est dit d’Anne-Marie Albiach dans un chapitre du livre Le Choix d’un poème : ce qui reste, ce qui tombe sur la page, le reste la ruine. « Le poème n’est jamais qu’un aveu d’échec » écrit Ben Lerner (p.12)
Ben Lerner fait plusieurs allusions à un essayiste Allen Grossman, dont il dit que les essais sont trop peu lus. Titres non cités, peut-être True-Love : Essays on Poetry and Valuing, (Chicago and London: The University of Chicago Press, 2009) ? « Je survole ici les magnifiques intrications de l'exposé de Grossman pour extraire de ses essais injustement méconnus et incroyablement brillants l'idée que les poèmes réels sont structurellement condamnés par une "logique amère" dont nul degré de virtuosité ne saurait triompher : la Poésie n'est pas difficile, elle est impossible. (Ceci nous aide peut-être à comprendre Moore : notre mépris pour un poème en particulier doit être absolu, total, parce que seule une lecture impitoyable, par laquelle nous mesurerions l'écart entre le réel et le virtuel, nous permettrait non pas de faire l'expérience d'un poème authentique — rien de tel ne saurait exister — mais d'imaginer une place pour l'authentique, peu importe ce que cela veuille dire.) Grossman fait écho en moi parce que, comme bien d'autres poètes, je vis dans cet espace entre ce que j'ai l'ambition de faire et ce que je peux faire et, dans ce décalage, je me confronte non seulement à mes limitations personnelles (dont j'ai bien conscience) mais aussi à celles de la structure même de l'art tel que je le conçois. Et je suis sans cesse renvoyé à cette structure sous-jacente dans les déclarations de ceux qui prétendent dénoncer la poésie comme de ceux qui s'empressent de la défendre. » Ben Lerner, La Haine de la poésie, Allia, 2017, p.13
Énoncés d’intentions – Judith Schlanger
Très juste remarque de Judith Schlanger dans son livre trop dire ou trop peu (sous-titre : la densité littéraire, Hermann, 2016) : « les artistes et les écrivains, surtout modernes, sont riches d’énoncés d’intentions » (p.20).
→ Ils le sont naturellement et aussi parce qu’on (c’est-à-dire le grand reportage universel) ne cesse de leur demander ce qu’ils veulent dire (au lieu de les lire ou de les écouter !)
Et pourtant ajoute-t-elle « la plupart des œuvres ne sont pas dans une relation simple avec leurs intentions délibérées. Elles s’animent tout autrement et c’est peut-être au fond la vérité de toutes ».
L’oiseau est un éternel migrant
Cet extrait d’une belle note d’Aurélie Foglia pour Poezibao sur le livre de Fabienne Raphoz, Parce que l’oiseau : « L’oiseau est un éternel migrant auquel l’homme tend ses filets. Parce qu’il fait la bête. L’hécatombe se poursuit. Quelle est la politique visant l’accueil de nos frères les oiseaux, qui sont aussi nos ancêtres et nos enfants ? Vers quel tribunal international se tourner ? La poésie postule un geste éthique qui garde le monde ouvert, parce que l’oiseau se joue des frontières. Ce sont les oies qui, partant et revenant chaque année, « proclament l’unité des nations ». Il se trouve que le souci du vivant déborde largement la cause de l’homme, et le ravage qu’il perpètre en supérieur a son envers qu’il dissimule mal, celui d’un appauvrissement de la planète jusqu’à un suicide sans conscience, « par spécide involontaire – ou délibéré ».
Sur la revue La vie manifeste
Dans un entretien avec Diacritik, Amandine André parle de la revue La vie manifeste : « Dans le cas de La vie manifeste, là où la revue rejoint l’écriture, c’est sur la question du combat. La revue est, comme on dit, interdisciplinaire. Elle hérite de quelque chose qui vient de Michel Surya, qui est la question de la pensée qui a plusieurs formes : une forme rythmique, musicale, dansée, philosophique, etc. Il s’agit de trouver une persévérance, une persistance de cette richesse, de la partager. Il y a une éjection de la pensée, par exemple dans les médias. A l’inverse, lorsque nous réalisons un entretien, il n’y a pas de durée a priori, prévue à l’avance, à laquelle la pensée devrait se plier. Le temps est celui de la pensée. L’enjeu de la revue, c’est de trouver des porosités mais aussi de s’intéresser aux grilles de lecture, par exemple : comment la recherche en sciences sociales peut-elle modifier ta lecture en poésie, et inversement ? »
→ c’est aussi comme cela, je crois, que tentent de fonctionner Poezibao, mais peut-être aussi le Flotoir. Donner du temps et de la place à la pensée, aux livres, aux tentatives, aux essais, à la parole et aux écrits.
Exempla – Justin Delareux
Cette note, signée Michel Cegarra et qui me parle étrangement :
« Justin Delareux s'introduit à pas de loup dans les lieux perdus, les zones d'entropie. Il traverse comme une ombre les non-lieux où résident les blessures du temps, les marques du grand délestage de civilisation que le capitalisme à son stade actuel — sans politique autre que l'hystérie financière et la névrose sociale — étend partout comme un laisser mourir généralisé. Et dans ces lieux de rétractation le poète inscrit du doigt une phrase, un mot. C'est l'incision dans le torrent des gravats, la marque d'une parole qui ose les exempla et récuse le détour et le découragement. Être là, y pénétrer en franchissant les déblais, énoncer ce qui a lieu, désigner la dislocation comme politique essentielle des pouvoirs. Justin Delareux retrouve ici, relance à vrai dire, le genre de l'exemplum qui, de l'antiquité à Dante et au-delà, témoigne de la présence au monde du poète qui nomme les choses et les lieux, interroge la communauté, les passants : qui a « fermé les portes du monde » ? De quel « spectacle » désire-t-on que nous soyons asservis ? L'école du savoir devrait-elle ne plus faire sens, être « finie » ? Au nom de quoi devrions-nous ne pas « démissionner » ? Qui pourrait nous refuser de « manier » le réel, de l'ouvrir à notre investigation ? De quoi devons-nous nous « désister » ? Notre art pourrait-il n'être qu'une issue de secours ou un camouflage pour les "bandits" destructeurs »
Et j’ajoute, extrait d’une note de ce même texte : « "Il pensait poétiquement” résume Hannah Arendt pour qualifier au plus près “l’originalité absolue” de Walter Benjamin qui n’était ni un philologue, ni un théologien, ni un romancier, ni un traducteur, ni un critique littéraire, ni un historien et qui pourtant était bien plus que tout cela. »
Flotoir
Je viens de faire ce que je n’avais je crois pas encore fait : sucrer des passages entiers de mes carnets. Ces dernières semaines ont été difficiles, les notes prises un peu à contre cœur sans doute, par discipline et elles étaient déjà comme de bien sombres tisons refroidis. Il a été donc plus simple de les enjamber et de remettre le compteur à zéro.
Emily Dickinson
Mais je ne veux pas oublier ce poème de Dickinson cité par Ben Lerner dans Haine de la poésie : « J’habite le Possible – / Maison plus belle que la Prose – aux plus nombreuses Fenêtres – / Et mieux pourvue – en Portes »
Débine persistante et logique
Eh oui, répond-on à Ben Lerner quand on lit : « [se rendre] compte du sentiment persistant, bien que labile, que nos poèmes du moment nous déçoivent toujours d’emblée – que l’on soit en 380 av J.-C, en 731, en 1579, en 1819 ou en 2016. Si les poèmes demeurent impénétrables, ils sont élitistes, ne permettant qu’à un nombre limité d’élus malins de former une communauté de personnes, dans la mesure où, comme nous le ressentons tous, une personne est quelqu’un qui peut partager sa conscience à travers la poésie ; s’ils sont clichés, ils nous font honte et montrent que l’intériorité ne peut être communiquée qu’à travers un langage aveuli, dépersonnalisé de par sa popularité et s’ils sont des armes dans un combat révolutionnaire, ils ne font que tirer à blanc. » (p.85)
→ ce sont en effet les trois grands cas que l’on rencontre dans la production contemporaine : poésie parfois difficile, exigeante, adossée à une grande culture poétique et littéraire, témoignant d’une recherche, laquelle est en plus multiforme, dans tous les domaines, vers le son, vers l’image, vers le spectacle, pas toujours facile d’accès ; ce que d’autre part, on peut résumer sous l’amusante formule « vers de mirliton », poèmes du dimanche, écrits sympathiques mais reprenant à l’infini tous les clichés du genre. Et plus malin, pervers parfois, l’écrit qui se veut engagé, en réaction à tel ou tel drame. Ils ne sont pas rares ceux qui ont tenté des propositions à Poezibao, pensant que sur de tels sujets, un refus ne serait pas imaginable. Eh bien, si !
Chantal Akerman
Magnifique petit livre de Jérôme Momcilovic sur Chantal Akerman. Chantal Akerman qui « a dit sa méthode autant de fois qu’elle a rappelé l’interdit qui la fonde. Filmer en face. Tromper l’idolâtrie par une frontalité qui rappelle au spectateur sa présence, pour le défendre de s’oublier dans la fascination. Qu’il se tienne, obligé, "Face à l’image", comme l’annonçait le titre d’une note d’intention rédigée pour une première installation qui n’a jamais vu le jour. Faire, en somme, des films toujours adressés. Ou, pour le dire encore autrement : faire des images comme des lettres, à défaut de s’en tenir à la Lettre. De la révélation Pierrot le fou, elle avait dit que c’était comme « parler à quelqu’un ». (Jérôme Momcilovic, Chantal Akerman, Dieu se reposa mais pas nous)
Bachelard, Akerman
Dans ce même livre, cette citation de Gaston Bachelard : « Tout coin dans une maison, toute encoignure dans une chambre, tout espace réduit où l’on aime à se blottir, à se ramasser sur soi-même, est, pour l’imagination une solitude, c’est-à-dire le germe d’une chambre, le germe d’une maison. ».
→ Cette citation en regard de nombreuses réflexions sur le thème de la chambre, dans l’œuvre de la cinéaste.
Une réflexion qui entrouvre bien des souvenirs, tapis eux aussi dans des encoignures de la mémoire. Ces angles, ces coins, parfois ces dessous de meuble où l’on se réfugiait quand il fallait supporter quelque chose, de quelque nature que ce soit, qui était difficile. Le repli, se ramasser sur soi-même, pour certains enfants prendre un « doudou » ou sucer son pouce, s’abstraire, le temps de créer le germe d’une maison autour de ces sentiments, de ces sensations, de ces chagrins, de ces frustrations.
Les sons chez elle
Tout le livre sur Chantal Akerman fourmille de réflexions sur les sons, notamment les sons des voitures, la voiture qui passe dans une rue, qui s’éloigne. Serait-ce un archétype, une impression récurrente de l’enfance, quand l’enfant cherche le sommeil qui ne vient pas, la voiture qui passe dans la rue, à la fois proche et lointaine et le jeu de la lumière des phares de l’auto sur les murs et sur le plafond, filtrés par les volets ?
Et la voix humaine bien sûr : « Dans la diction d’Akerman, cette musique n’a jamais varié, pourtant jouée d’une voix qui a subi une intense métamorphose : voix mince excessivement enfantine dans Saute ma ville et Je, tu, il, elle (ou dans les images rapportées par Sami Frey du tournage de Jeanne Dielman), et, des années plus tard, voix de rocaille, frottée sur un million de cigarettes, comme remontée d’un gouffre. Est-ce qu’on fume trop pour tuer la voix de l’enfant qui persiste au fond de soi ? »
Ces mots encore, si bouleversants
« La Captive, La Folie Almayer et No Home Movie sont des films hantés par la disparition. Le dernier n’est pas un film sur la mort, mais sur l’effacement progressif de deux images vouées à disparaître ensemble. L’une, celle de la mère à qui l’âge a fait perdre ses couleurs, et qu’on ne peut se résoudre à voir s’éteindre sur l’écran d’ordinateur où Skype la ramène du bout du monde — alors : un zoom éperdu sur l’image, qui finit par la noyer dans une boue de pixels. L’autre, celle de la fille qui filme et qui, bientôt déracinée, n’aura plus rien à filmer : plus rien que son ombre qui flotte à la surface d’un lac, et qui semble vouloir partir avec le courant. »
Chantal Akerman s’est suicidée en 2015, un an et demi après la mort de sa mère Natalia (qui avait été déportée à Auschwitz).
Jean Tardieu
Je l’ai publié tout récemment dans Poezibao, car il a été le tout premier poète que j’ai choisi pour le site, lors de sa création, en novembre 2004. J’ai bouclé une première boucle, celle du dix millième post, en republiant ce texte. Or Christine Jeanney, en résidence à l’IMEC en ce moment, travaille beaucoup sur Jean Tardieu, notamment pour les rencontres avec les élèves et les ateliers d’écriture qu’elle doit proposer dans le cadre de cette résidence. Ce matin je reçois son beau « journal pauvre », l’e dans l’o. C’est un spécial Tardieu et je relève ce poème
« Pour saisir les
objets sans qu’ils
tombent aussitôt en
poussière, il faut
d’infinies
précautions.
Il faut surtout que
votre esprit soit à
jeun et que vous
ayez longuement
préparé en vous même
un vaste
terrain vague, égal à
l’indétermination
du monde. »
Ah le sel de la vie – Françoise Héritier
Je lis avec M, à haute voix donc, le dernier livre de Françoise Héritier, Au gré des jours. Un bel extrait, ici, de Le sel de la vie – plaisir des mots (j’en connaissais beaucoup de ces expressions mais pas toutes !).
« utiliser en son for intérieur les jugements féroces et les raccourcis savoureux de sa grand-mère : une fière sale, un grand bredin, un ahuri, une cancanière, un ramenard, un bouffe-tout-cru, une va-t-en-guerre, un gros plein de soupe, une virago, un drôle d’outil, un qui pète plus haut qu’il n’a le derrière, un imbécile heureux, une drôlesse, un mauvais bougre, un petit botte-à-cul, une qui se croit, un vieux dragon, un grand dépendeur d’andouilles, une pie-grièche, une tête à claques, un cou d’agryon, une marie couche-toi-là, un faux-jeton, une mijaurée, un sans-le-sou, un bayeur aux corneilles, un qui traîne ses guêtres, qui témoignent de ses idées morales et de sa conception du genre !…, s’insurger là aussi mentalement lorsqu’un adulte vous range dans la catégorie de ses grands-parents — et puis quoi encore !, être ravie d’avoir peu de rides et affligée de ses vilaines cicatrices, admirer les nouveau-nés, leurs mains minuscules, leurs yeux ronds et leurs bouches bien formées, tous ces lieux par lesquels vont passer le savoir et l’amour, aller parfois à la foire aux agneaux et aux chèvretons à Marcigny, aimer le marché, l’œil frais du poisson, les monceaux de fruits, les blocs de cantal, le coin aux herbes, inventorier […] »
Du poème
Cette remarque de Stéphane Bouquet, relevé dans un dossier de présentation d’un de ses livres chez Corti : « les poèmes ne sont pas des choses sacrées ou ésotériques ».
→ je pense que j’aurais beaucoup à gagner à réfléchir à ce point de vue.
Hot et cool
Judith Schlanger dans son essai Trop dire ou trop peu, utilise largement les notions de hot et de cool, pour évaluer, jauger la densité littéraire. Elle emprunte ces qualificatifs à McLuhan parlant des media : « ce qui permet, explique-t-elle à sa suite, de distinguer un médium hot d’un medium cool est simple dans son principe. Un médium hot prolonge un sens en haute définition s’il procure beaucoup de données par des moyens techniques riches et précis. En tous cas beaucoup par rapport à un médium cool, qui en fournit moins, peu, pauvrement. Un medium hot transmet un message plein et nourri. Comme il transmet suffisamment d’informations par lui-même et qu’on le reçoit sans efforts particuliers, on dira qu’il est peu demandeur. Inversement un médium en basse définition est maigre en informations ; c’est pourquoi il a besoin d’être complété par celui qui le reçoit. Le medium cool demande l’intervention et donc appelle, attire, une participation plus active. » (46)
→ j’ai parfois regretté dans ce livre une approche un peu hot laissant peu de place à l’intervention personnelle du lecteur. J’eus aimé quelque chose de plus cool, plus propice à l’exploration de sa propre expérience de lecture dans les livres gras ou maigres, ronds ou minces, prolifiques ou ascétiques, etc. Mais la question est bien posée, et elle est féconde du trop dire ou du trop peu. Enlevez l’échafaudage disait un poète, Reverdy peut-être ? Et je suis restée gênée tout le long de ma lecture par ces termes hot et cool ! Tellement connotés aujourd’hui, dans la vie quotidienne.
« La masse de la création poétique de l'humanité a été hot. Il suffit d'emprunter un instant le télescope culturel historique de Renan pour voir aussitôt que les grandes entreprises poétiques, depuis le Mahâbhârata et les Psaumes jusqu'à, disons, Hugo, Walt Whitman, Claudel, Saint John Perse ou John Ashbery, en passant par la littérature épique, par Dante, par Milton et tous leurs épigones, le trésor presque en son entier s'épanouit hot. Ce n'est à aucun moment la seule voie possible, et il existe aussi, dès les débuts mésopotamiens et tout au long, une poésie privée brève, allusive, attentive à fixer l'intime ou l'instant, qui s'énonce autrement et suit un régime différent. On rencontre aussi des exposés construits comme discontinus, cohérents mais disjoints (comme ces écrits bibliques que sont les Proverbes ou l'Ecclésiaste). Sans parler de la parole dense, brève et distanciée des énigmes. Néanmoins la voie hot est la voie historiquement dominante de l'entreprise poétique, autrement dit littéraire. Elle domine, non seulement parce que les œuvres sont nombreuses et longues et qu'elles occupent l'espace, mais surtout parce qu'elles agrandissent ou même magnifient ce dont elles parlent. » (92)
Bourre narrative
Judith Schlanger n’hésite pas à parler de « bourre narrative » et opère un beau rapprochement avec le sommeil : « Il se peut que l’attention de la lecture suivie ait besoin de temps faibles, atténués ou même presque éteints, pour que puisse sortir en relief l’élan, la prouesse ou le passionné. (...) L’expérience de lecture, si elle s’étend, si elle dure, si elle s’étire en plusieurs séances et plusieurs reprises, traverse probablement, comme le sommeil, des phases de lecture superficielle et de lecture profonde. » (94)
→ C’est bien la raison pour laquelle je lis plusieurs livres, jusqu’à cinq parfois, en même temps. Dès que je sens que je ne suis plus en lecture profonde, je quitte le livre, vais vers un autre.
Sur la poésie
Judith Schlanger a un point de vue singulier et intéressant sur la question de la poésie : « A force de ne plus voir que la grande poésie de l’humanité est éloquente, nous ne pouvons plus apprécier le poème didactique, ou plutôt la fonction didactique de la poésie, sa fonction narrative, sa fonction dramatique, sa fonction cérémoniale, sa fonction réflexive, sa fonction de célébration. Tout cela désormais s’est déporté sur la littérature en prose, qui porte toute la charge dont nous avons dépouillé l’idée de poésie. » (94)
Les lettres de Brahms
Débuté la lecture de la correspondance de Brahms chez Actes Sud. Excellente introduction qui présente bien le choix et les méthodes.
Brahms, 1833-1897 (63 ans). Lettres regroupées par thèmes comme dans ce premier chapitre « Brahms et ses œuvres ». Le ton est vivant et le vocabulaire familier.
Flacon de sels (de la vie)
→ j’emprunte ici la manière de Françoise Héritier dans Le Sel de la vie.
Retrouver ciel bleu et soleil pâle après des jours de vigilance crues et neige –s’émerveiller du potentiel didactique des cartes informatiques et des infographies – se réjouir d’un troisième bloc Rhodia ligné gratuit pour l’achat de deux – parcourir tous les projets énoncés (plus ou moins bien) dans les dossiers CNL – découvrir une très belle photo de Marc Blanchet qui ressemble à une gravure – découvrir dans le Carnet du Monde la mort d’un Jean Jaurès et d’un Krisnamurti – prendre plaisir à écrire la date dans ce carnet, déclenchement d’un peu (ou beaucoup) d’écriture dans le dit carnet – retrouver Françoise Héritier au gré des jours en compagnie de Claude Lévi-Strauss et relire quelques sels de la vie – constater avec effroi le niveau de misogynie dans les milieux de l’anthropologie et de l’ethnologie (dans les années 50) – naviguer avec délectation dans les différentes variantes des albums de confessions et de confidence, à l’image de celui qui contenait le fameux « questionnaire de Proust » – s’émerveiller qu’une chercheuse passe des mois sur la trace ténue d’un prénom de jeune fille dans une lettre de Proust – devoir fait, s’affaler éreintée dans un coin du bus où il fait bien chaud.
De la mémoire et du « pir »
Pensant à Judith Schlanger, je fais une association forte avec une histoire de motocyclette et me demande pourquoi – mais ma mémoire, là, ne me trahit pas complètement, Judith Schlanger parle bien quelque part d’un traité de la motocyclette (bribe du titre) dans un livre que j’ai aimé… Reprenons le fil, Judith Schlanger + motocyclette… soudain, triomphal, un Pirmasens s’impose à l’esprit. Je crois tenir le nom de l’auteur du livre, je vérifie sur Internet. Las ! Pirmasens est une ville en Allemagne. Je m’obstine et tape « traité des motocyclettes » dans un moteur non de motocyclette mais de recherche et cette fois, euréka, voici le nom de l’auteur, Pirsig. Robert Pirsig, auteur du Traité du zen et de l’entretien des motocyclettes. Que j’ai lu ! Et qui est évoqué dans le très beau La lectrice est mortelle de Judith Schlanger.
Oui la lectrice est mortelle et sa mémoire fragile, friable, volatile : la raison d’être de ce Flotoir, site d’enfouissement ?
Valéry dans le Cimetière marin : « Allez ! Tout fuit ! Ma présence est poreuse / La sainte impatience meurt aussi «
Mesure
« Il n’y a plus de mesure pour rien depuis que la vie humaine n’est plus la mesure » (Elias Canetti, Le livre contre la mort).
Apostumes – Jean-Luc Sarré
Une vraie manie chez moi que de lire les œuvres des auteurs qui viennent de disparaître. Après Hubert Lucot et Marie Depussé (pour chacun environ quatre ou cinq livres !), un peu Anne Dufourmantelle (mais le livre est en cours de lecture, un peu perdu dans ma liseuse), voici que j’ouvre Apostumes de Jean-Luc Sarré. Quelle mélancolie ! Deux thèmes dominants, la paresse que se reproche l’auteur, paresse qui le tient à l’écart, à l’écart des autres, du dehors où il est trop pénible d’aller et surtout de l’écriture. Et la maladie, comme un fil qui apparaît, puis court, avec de courtes annotations sur les jours à l’hôpital, les voisins de chambre, des relevés de propos, les rapports bien difficiles avec les médecins spécialistes.
Il fait le bilan dans les premières pages d’une période de sept mois pendant lesquels il n’a pas écrit et constate : « Je perds pied sans le recours des mots » (9)
Obscurité
Jean-Luc Sarré fait, un peu comme Quignard, l’éloge de l’obscurité (je parlerais plus volontiers pour ma part de la pénombre) : « L’obscurité qui se contente depuis toujours de m’accompagner avec cette distinction propre à l’incertitude » (11).
Joubert et Héritier
Je passe parfois, en quelques minutes, sur ma liseuse, du Sel de la vie de Françoise Héritier, dont je constate à quel point ils me parlent et même m’influencent, aux Carnets de Joubert. Constat : ils vont très bien ensemble le moraliste du début du XVIIIème siècle et l’anthropologue des XXème et XXIème siècle ! Il faudrait monter ensemble un sel et un propos pour apporter ici preuve de cette intuition. A suivre.
Herta Müller
Je lis une critique très positive de son nouveau livre dans Le Monde et je note qu’il est traduit par Claire de Oliveira. En français le livre est titré Tous les chats sautent à leur façon, en allemand c’est Mein Vaterland war ein Apfelkern, ce qui n’est pas tout à fait la même chose : littéralement ma patrie était un pépin de pomme. C’est en fait un livre d’entretiens avec Angelika Klammer. Je l’ai acheté pour la liseuse mais je remarque la très belle couverture, faite d’un de ces montages de mots si caractéristiques d’Herta Müller. Elle coupe des mots partout, elle en a des tiroirs pleins. Loin de chez elle, elle pense à tous ces mots qui l’attendent à la maison.
Le livre démarre très fort sur les questions liées à l’enfance, avec un point de vue si singulier qu’il amène à penser qu’il faudrait reconsidérer, en la lisant, toute la question du souvenir d’enfance.
Elle a vécu le paysage (elle dit le paysage, plus que la campagne) comme une terrible épreuve, car elle devait y passer des journées entières aux travaux des champs, sous le soleil ou dans le froid. « Je n’ai jamais aimé le paysage, même si j’avais une relation intime aux plantes. Ça m’aidait de les observer, comme j’étais souvent seule dans le paysage. Je devais rester dans la vallée du matin au soir, c’était interminable. Alors, que faire ? Eh bien, les plantes ont été mon occupation : tout bêtement, je cherchais un appui. J’ai goûté à toutes les plantes ».
Son propos résonne d’une étrangeté familière. Il semble en effet à la fois étrange mais comme familier, c’est quelque chose qu’on connait sans le savoir ou sans vouloir le savoir. Quelque chose qu’on a su ou connu, mais dû vouloir oublier, quelque chose que l’on a expérimenté enfant, dans son propre corps, avant les divisions (corps, esprit, ce qu’on appelait âme aussi), mais qui a été enfoui, caché, occulté. Une liaison charnelle avec les choses matérielles, du brut que l’on a dû reléguer (cave ou grenier, inconscient ou intellect) pour se socialiser. « Je pensais aussi que tous nos souffles étaient comptés, enfilés comme des perles de verre pour former un collier. Quand ce collier de souffles allait de la bouche jusqu’au cimetière, on mourait. La respiration étant invisible, personne ne connaissait la longueur de son collier de souffles. Et donc, on ne savait pas quand on allait mourir, ni pour soi-même, ni pour un autre. De la même façon, selon moi, quand les cheveux coupés remplissaient un sac à ras bord, et que le sac pesait aussi lourd que l’homme, ce dernier mourait. La question était toujours celle de la durée de la vie. Je voulais accrocher une mesure au temps pour qu’il devienne un objet qu’on puisse voir et manipuler. Sauf que je n’ai jamais connu la juste mesure, et donc, ce temps ennuyeux ou trépidant m’a obsédée comme une énigme : ces calculs insensés et infructueux ne faisaient que redoubler ma peur. »
Le récital du merle
A sept heures pile, le merle, pendant cinq minutes environ. Quelque chose comme do – mi – sol – mi, la base, donnée parfois tronquée ou avec des variantes. Un enchantement trop bref.
Les trois petits lecteurs
Merveilleuse vidéo aux trois petits enfants, six ans, trois ans, vingt-et-un mois, regroupés dans un coin, serrés les uns contre les autres, chacun avec son propre livre et le « lisant » à haute voix. Chœur polyphonique.
Souvenirs d’enfance – Herta Müller
Les questions qu’Angelika Klammer posent à Herta Müller sont remarquables en ce sens qu’elles sont, comment le dire autrement, littéraires. Elles font partie du texte, du tissu du livre, elles sont de la même eau que les réponses d’Herta Müller.
Herta Müller qui amène donc à s’interroger sur la manière de considérer l’enfance : « Couchée sur le papier, l’enfance paraît pire qu’elle n’était. La perspective de l’enfance, dans l’écriture, c’est une ficelle littéraire. Elle contient beaucoup de faits réels, mais avec tant de mots juxtaposés, antéposés, postposés – dans le vécu, tout était en désordre, amassé, empilé. »
Elle parle un peu plus loin des envies de cet enfant qu’elle fut : « ce n’étaient pas d’énormes envies, leur réseau n’allait pas chercher bien loin. Elles étaient subliminales. Ces phrases qui tranchent noir sur blanc, comme l’impliquent les mots, ont un imaginaire d’une autre teneur que les pensées de l’enfance. Cet univers verbal est une réplique factice, effectuée trente ans après ».
Et le lecteur a tout de suite la conviction qu’elle est complètement dans le vrai, que tous ces souvenirs lus, parfois avec un profond bonheur, ont quelque chose sinon de factice du moins de reconstitué. Elle donne à imaginer, un peu, la teneur des pensées de l’enfant : « Les enfants ont d’abord des pensées surréelles, puis très concrètes – mais on sait bien que le surréel, c’est du concret. »
→ il faudrait se servir de cette pensée de Müller pour aller à la rencontre de ses propres souvenirs, quelques-uns seulement peut-être et les explorer à l’aune de ce qu’elle dit ici et qui est considérable : la nature des pensées de l’enfant n’est pas celle que l’on croit ressaisir à travers des souvenirs. Quelle mémoire permettrait alors d’en retrouver le chemin ou au moins un écho, un halo ? Une mémoire corporelle, par les odeurs, des sensations retrouvées ? Cela aurait-il un rapport avec la teneur profonde des expériences de Proust, non pas ce qu’il en fait, merveilleusement, magnifiquement mais uniquement littéraire, alors qu’il aurait vécu un instant le toucher de sa pensée enfantine surréelle et concrète ?
Pensées à tâtons.
L’obscurité, encore - Herta Müller
Dans l’obscurité peut-être : « L’obscurité est inquiétante parce qu’elle nous enserre ; on se noie, l’atmosphère disparaît, on ne voit même plus sa propre personne. La nuit est un temps indéterminé. Dans le sommeil, on est arraché à soi-même, tout en ayant la chance de ne pas sentir, en dormant, l’indétermination de la nuit. Au réveil, on est de nouveau en possession de soi-même, la nuit est finie et on est comme neuf, après avoir dormi. Si on ne se réveille plus, c’est qu’on est mort. Dans l’obscurité, j’ai toujours eu peur que l’air ne soit de l’encre noire, de la laine noire, une boue épaisse ou un immense pelage. L’obscurité nous montre à quoi ressemblera la mort, plus tard. »
→ à l’encontre de mon propre sentiment, mais en suis-je si sûre, de l’obscurité, celui qui me la fait prendre pour refuge, à la manière de Pascal Quignard.
De la note – Jean-Luc Sarré
À propos des notes prises dans le carnet : « C’est indéchiffrable, les lettres sont à peine esquissées. Je me souviens que cette note se débattait alors que je tentais de la coucher sur le papier. Elle me reprochait de ne pas croire en elle, me soupçonnant même de mensonge, ou, tout au moins, d’approximation. Cette autre, en revanche, tout à fait lisible, dort de tout son long, rien ne saura la réveiller. »
→ si proche de ce que je notais, tout récemment : ce découragement, ce recul, cette envie de fuite devant des pages et des pages de carnet, pâles, difficiles à lire, où tout soudain me semblait lettre morte, au sens le plus réel du mot, tisons froids impossibles à rallumer, oui notes dormant de tout leur long et impossibles à réveiller. Parfois, un sursaut vient à bout de cet empêchement. Ne serait-il pas plus sage de l’écouter et de se rendre à l’évidence que ces notes -là n’ont qu’à bien dormir et que si ce qu’elles disent a la moindre importance, cela reviendra, une autre fois, peut-être sous une autre forme.
Flacon de sels
aimer la diversité des livres reçus cette semaine (en allemand, sur la musique, en prose, essais, livres pauvres, etc.) – se réveiller avec des projets d’écriture – dormir neuf heures pour purger huit heures de marathon (commission poésie) – pleurer à la lecture de la lettre de Brahms relatant la mort de Schumann – aimer le titre du livre de Stéphane Lambert autour de l’amitié de Melville et de Hawthorne, Fraternelle mélancolie – se souvenir des propos de Françoise Héritier sur l’amitié, l’amitié des premiers temps, à nulle autre comparable – aimer imaginer les voyages en train de ses amis et correspondants – se demander pourquoi Françoise Héritier dans Le Sel de la vie n’accorde pas au féminin ses propos, elle qui était si attentive à la question des femmes – admirer encore et encore la coupole du dôme des Invalides magnifiée par une lumière exceptionnelle – voir les jours rallonger à vue d’œil surtout le matin – mesurer la confiance proprement inouïe que certains vous font – penser avec gourmandise à tous les livres à lire et voir naître sans fin de nouvelles idées de lectures – lire à haute voix à M. tous les dimanches après-midi –
Apostumes, la maladie, la mort
Ce sont les derniers mois avant la mort de Jean-Luc Sarré, toute récente (3 février 2018). Curieusement d’ailleurs, il y a une double coquille dans l’édition, donnée comme étant de juillet 2018 !
« Parmi tous ces milliers d’instants vécus dans ma vie, combien se sont-ils faits souvenirs ? Cimetière sans sépulture. »
→ le flotoir serait peut-être une sorte de cimetière pour une toute petite partie de ces milliards d’instants vécus auxquels j’assigne par cette inscription le statut de souvenir obligé ?
Les coups – Herta Müller
Dans les premières pages du livre, après la description du village isolé de Roumanie où elle a vécu son enfance, Herta Müller parle de sa famille : le grand-père et la première guerre, le père enrôlé dans la Waffen SS, la mère qui toute jeune fille passe cinq ans en camp russe après s’être cachée plusieurs jours dans un trou, dans le jardin du voisin, en plein hiver, pour y échapper. Herta Müller était sans cesse battue mais démontre de façon implacable comment elle avait fini par prendre presque goût à ces coups qui lui permettaient d’exister : « Moi, j’étais tellement abrutie que je n’essayais même plus de me tenir à carreau pour éviter d’être punie. Je savais qu’on me battrait de toute façon, que les raclées étaient plus liées à ma mère qu’à moi. Aujourd’hui, je sais qu’elle était intraitable et brisée, ayant survécu de justesse à cinq ans de camp de travail russe ; c’était peu avant ma naissance. Là-bas, alors que tant de gens mouraient de faim et de froid à ses côtés, elle avait eu plus de chance : c’était une loque, à son retour du camp, mais en se mariant vite elle avait eu un enfant mort cyanosé, puis un deuxième, moi. »
Ces coups c’était sa dignité à elle, une sorte d’attestation d’existence.
→ Et à quoi tient parfois l’apparition d’un grand écrivain ! Et combien n’auront pas vu le jour qui auraient pu ou du le voir décimés par tous les grands conflits du XXème et du XXIème siècle ?
On lit aussi un terrible passage sur une crèche où elle travailla quelques mois comme puéricultrice et où tous les enfants étaient systématiquement battus, il y avait même tout un ensemble de baguettes, longues ou courtes, minces ou grosses, faites pour cela. Et le pire dans ce qu’elle raconte, c’est que comme elle ne pouvait se résoudre à battre les enfants, elle avait senti que ceux-ci étaient désemparés par ce comportement pour eux étrange et qu’au fond ils la méprisaient. C’est toute l’immense question de certaines formes de masochisme, de la transmission de la violence qui est ici posée. Lisant ce récit, on pense à ces images récurrentes et sans doute trop vite oubliées de ces petits orphelins roumains se balançant sans fin dans leur berceaux-cages.
Et pourtant
Et pourtant Herta Müller semble récuser cette analyse : « Je crois que les parents, l’origine, le bonheur ou le malheur de l’enfance ne peuvent pas servir de prétexte. On est à coup sûr un résultat, mais son propre résultat. Personne ne peut vous forcer à devenir ce que votre éducation a fait de vous, ni à le rester. L’enfance a une date de péremption assez rapide. Ensuite, on est livré à soi-même, et durant toute sa vie, on doit s’éduquer tout seul, que ça nous plaise ou non. Je ne sais pas comment on s’y prend : pour soi-même, on est d’une telle opacité… »
L’écriture et les livres – Herta Müller
On voit apparaître dans ce paysage de désolation les premières impressions, plus que réflexions, autour de l’écriture. Comment et par quel miracle Herta Müller commence-t-elle à écrire des phrases, car il semble que cela ait commencé ainsi, par des phrases, dans ce monde paysan misérable ? Elle avait mangé des plantes, seule manière de se distraire en gardant les animaux dans la vallée, elle va manger des mots : « En lisant des livres, je me disais : tant qu’on a sous les yeux de belles phrases qui sont plus qu’un contenu verbal, elles savent comment ça marche, la vie. Oui, autrefois, les plantes de la vallée le savaient, tout comme ces phrases, à présent. Et les phrases que j’écrivais moi-même en disaient plus long sur le village et cette enfance muette que ma bouche, en parlant. Cette différence m’attirait tout en m’effrayant ; il en résultait de l’imprévisible. Ce que je ne captais pas, les phrases le saisissaient parfaitement, peut-être parce que je devais trouver des mots qui ne me connaissaient pas, qui ne se connaissaient pas eux-mêmes, et qui soient susceptibles d’en dire davantage que l’expression orale. Dans l’écriture, c’est justement l’incertain qui force la vérité, une vérité qui correspond à la réalité parce qu’au lieu d’en rester là, elle la dépasse : voilà ce qui me servait d’appui. Écrire des mots en pleine peur, c’était un peu comme manger des plantes : j’avais faim de mots. »
On est ici dans un rapport qui est presque de vie ou de mort avec les mots.
Du titre
Et voici l’origine du titre allemand [Mein Vaterland war ein Apfelkern], déjà évoqué : « Quand j’étais convoquée à un interrogatoire, en chemin, je fabriquais toutes sortes de rimes comme « Ma patrie est un pépin de pomme, on oscille / Entre l’étoile et la faucille ».
Les mots ici pour se protéger des nuisances pour ne pas dire des tortures du régime de Ceausescu.
De l’écriture encore
... dans ce jeu de question/réponse avec son interlocutrice : « L’écriture, vous le dites souvent, convertit le vécu en un savoir-faire où ce qui prime, ce n’est pas le jour ou la nuit, le village ou la ville, mais le substantif et le verbe, la cadence et les sonorités ; la réalité, on ne peut la toucher du doigt qu’après toutes sortes de détours.
Des détours, parce qu’il n’y a pas de vrai chemin dans l’écriture. Non, je crois que les détours sont les vrais chemins, car, pour écrire une phrase, je dois dévier des habitudes langagières : on trouve des mots en vertu du rythme et de leur sonorité et, d’une façon inattendue, ils vont se préciser et dire ce que j’ignorais, pour que je le découvre. Les faits réels ne sont pas annulés, ils sont mis en lumière. »
Rédigé par Florence Trocmé le 20 février 2018 à 12h45 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent