Flacon de sels
Écouter György Kurtág et Marta jouer des transcriptions de Bach à quatre mains sur un petit piano droit – réaliser que près de soi sont présents, oui, présents mais sans doute d’une présence différente, plus ou moins dense, réelle, Brahms, Melville, Hawthorne, Stéphane Lambert, Herta Müller, Claire de Oliveira. Penser que c’est un privilège qu’on ne peut abolir mais qu’on aimerait partager plus largement (cela que ferait le flotoir ?)
Les lettres de Brahms
J’avance dans la correspondance de Brahms. Les partis pris dans ce livre en font la richesse mais posent aussi quelques problèmes de lecture. Les lettres sont classées non par ordre chronologique, ni par correspondants mais par thèmes, tels « les concerts », « la musique ancienne », « la mort de Schumann ». La grosse difficulté est de se repérer chronologiquement dans chaque ensemble. L’éditeur a d’ailleurs dû le sentir puisqu’il a établi une table chronologique à la fin du livre. Celle-ci aurait gagné à être imprimée sur une petite carte insérée dans le livre. Mais elle est longue de plusieurs pages, ce n’était donc pas faisable.
Phonographe
Étonnante allusion de Brahms au phonographe dans une lettre de 1889 : « nous vivons ici sous le signe du phonographe que j’ai l’occasion d’entendre. Tu auras déjà lu suffisamment sur cette dernière merveille ou te la seras fait décrire : c’est comme si l’on vivait un conte. Le Dr Fellinger l’aura chez lui demain soir – comme ce serait bien que tu sois avec nous. » (Lettre à Clara Schumann, novembre 1889). (p.167)
Max Klinger
Lettre très intéressante en 1894, au grand violoniste Joseph Joachim, où il parle de l’artiste Max Klinger qui a réalisé un ensemble Brahms-Fantasie, dont une note nous explique qu’il s’agit d’une suite de quarante et une gravures inspirées par des partitions de Brahms, considérée comme le chef-d’œuvre de la gravure allemande du XIXème siècle.
Klinger rencontré il y a quelques semaines, via une étrange reproduction d’une de ses gravures dans la note d’intention réalisée par Laure Gauthier et Nuria Gimenez pour leur spectacle musical Back in Nothingness.
Registre de coïncidences
Je lis une lettre de Brahms à Clara Schumann, datée de 1877, où il lui explique avoir écrit une transcription pour la main gauche de la Chaconne de la deuxième Partita pour violon en ré mineur BWV 1004 de Bach : « Je trouve qu’il n’y a qu’une seule façon de s’approcher du pur plaisir que donne cette œuvre même si c’est de façon très diminuée : c’est quand je la joue avec la main gauche seule ! (...) Essaie de la jouer : je ne l’ai couchée sur le papier que pour toi. » (p.211). Or dans le même temps, je lis dans Le Monde la critique d’un disque du pianiste Maxime Zecchini, article de Marie-Aude Roux intitulé « La puissance du gaucher Maxime Zecchini » : « Maxime Zecchini n’a pas été victime, comme Leon Fleisher, Gary Graffman ou Michel Béroff, d’une quelconque blessure ni de cette fameuse dystonie, trouble neurologique moteur caractérisé par une déficience du tonus musculaire, qui peut faire des ravages chez les pianistes. Le jeune homme a toujours, au contraire, joui d’une puissance singulière de sa main gauche. Lui parle de cet engouement qui lui est venu alors qu’il travaillait le Concerto pour la main gauche, de Ravel, sans conteste la plus connue des 600 œuvres pour la main gauche que comporte le répertoire, qu’elles soient transcriptions ou compositions originales. »
Ce concerto de Ravel, écrit pour un artiste non cité par la journaliste, Paul Wittgenstein (frère du philosophe Ludwig Wittgenstein) qui avait perdu son bras droit au cours de la Première Guerre mondiale. Il se brouilla avec Ravel qui ne supporta pas les remaniements qu’il avait apportés à l’œuvre mais il commanda des dizaines d’œuvres pour la main gauche, quelques-unes donc des 600 recensées par Marie-Aude Roux ! Où figure certainement la Chaconne transcrite par Brahms (Krystian Zimerman).
Fraternelle mélancolie
J’avance doucement dans le livre de Stéphane Lambert, Fraternelle mélancolie, qui tourne autour de la rencontre de Nathaniel Hawthorne et d’Herman Melville. Rencontre passionnée, semi-amoureuse, très troublante, pleine de paradoxes que Stéphane Lambert investit de manière intense. « Nombreux étaient ceux qui avaient cherché l’écho de ce qui avait lié les deux écrivains dans ce qu’ils avaient ensuite écrit. Un travail de déchiffrement avait engendré une multitude de spéculations d’experts sur la nature de leur relation, tant l’œuvre des deux auteurs, qui explorait, chacune à sa façon, les zones troubles de la conscience humaine, se dérobait toujours aux filets de l'interprétation. Par l'ombre portée des deux grands hommes, la Nouvelle-Angleterre, berceau de la patrie, devint également la matrice de la littérature américaine. On ne comptait plus les lieux où l'on pouvait retrouver les traces de l'une de ces deux figures. Monument Mountain s'imposa comme un pèlerinage obligé. Le mythe de leur amitié rayonnait à travers l'histoire des lettres U.S. Une amitié qui n'avait pas fini de surprendre, ni de déranger, par son incroyable et mystérieuse teneur, poussant certains à écrire de nouvelles thèses cherchant à normaliser leurs cas. Les lettres de Melville à Hawthorne détonaient tellement par leur fougue, qu'on pouvait croire leur contenu inventé, amplifié, le fruit d'une mystification. Le délire passionnel d'un homme seul. Une impression renforcée par l'absence de contrepartie, Melville ayant détruit les lettres de Hawthorne. Les propos amicaux, emprunts de retenue, que Hawthorne avait notés dans ses carnets au sujet de Melville, ne parvenaient pas à combler la béance, puisque ceux-ci avaient été, comme l'on sait, soigneusement revus par son épouse, Sophia Peabody. » (p.29)
→ longue citation nécessaire car emblématique de l’approche de Stéphane Lambert, qui n’hésitera pas, et c’est profondément émouvant, à associer son propre trouble, ses propres interrogations dans la relation de son enquête. « Ce qui s’était passé entre ces deux hommes, entre ces deux créateurs, dépassait le cadre de la littérature américaine. Je reconnaissais dans cette relation quelque chose de l’attente, et de la frustration, que l’amitié provoque à ne jamais pouvoir être comblée. » (34). Stéphane Lambert qui ajoute un peu plus loin : « Car dès les balbutiements, malgré l’élan partagé, quelque chose déjà distingue l’un de l’autre dans ce que chacun est prêt à donner dans cette relation naissante ; car dès que cela s’enclenche, une imperceptible distance se met en place d’un côté ou de l’autre, qui ordonnera le déroulement de la suite. » (35)
Ce que c’est qu’une solitude
Page admirable ! « Hawthorne, Melville, vous étiez deux sortes d'hommes solitaires, étrangers à cet autre dont les miroirs et les portraits vous renvoyaient l'image, incapables de vous identifier à ce visage trop familier que les années rendaient de plus en plus lointain, ce visage sur lequel souvent se lisait votre malaise, étrangers à ce corps, sa démarche et ses gestes, ses besoins, ses envies, tout ce qui émanait de lui, sa puanteur qu'il fallait quotidiennement évacuer, cette voix qui signalait votre présence mais dans laquelle vous n'entendiez que du bruit, étrangers à chaque seconde qui composait ce qui était censé être votre vie, oui étrangers à cet étrange songe que vous habitiez et qui vous entraînait dans son courant vers un inquiétant précipice, étrangers même à ces pensées qui vous faisaient vous sentir étrangers, où étiez-vous là-dedans ? » (36)
Une vraie implication
Je suis personnellement très sensible à l’implication de Stéphane Lambert dans son récit. Il lui donne chair et l’humanise « cherchant une autre manière de l’aborder que celle (...) lue et relue dans les documents consultés. Si rien n’y était vraiment faux, rien ne parvenait jamais à toucher le cœur de la cible. Les études littéraires passent toujours un peu à côté du sujet qu’elles traitent. Par le discours ordonné qu’elles imposent à l’expérience biographique, elles la vident de ce qui fonde sa vitalité, ignorant le flux dans lequel elle gravite, comme si les éléments qui entraient dans sa composition se tenaient distinctement les uns à côté des autres à la manière d’une nature morte. » (39)
Nature morte
Mettre en regard ces compositions qu’en anglais on nomme still life, en allemand Stillleben (oui avec 3 L, still Leben) autrement dit la même chose, vie calme et notre nature morte. Elle dissèque, elle épingle, tuerait-elle ? Penser à ce qui se trame sous les apparences : une nature vraiment morte, de soif ou de pourrissement, noyée ou écrasée de chaleur. Calme, de l’apparent calme de la mort. Penser aussi que toute photo est une nature morte.
Trouble de l’identité - Hawthorne
C’est ce que décrit Stéphane Lambert après avoir montré qu’il ne trouvait pas ce qu’il cherchait dans les innombrables études lues sur ses deux héros et sur leur relation. Il y eut pour lui une « lente et paresseuse maturation dont rien ne germait sinon une croissante inquiétude ». Il va alors se concentrer sur le personnage d’Hawthorne et ce qu’on appellerait peut-être aujourd’hui, un trouble de l’identité : « une impression tenace, obsédante, d’incorporalité qui l’amena à se faire tirer le portrait au moins quarante-huit fois dans son existence, ce qui, pour l’époque était loin d’être insignifiant. »
→ peut-on mettre ce constat en rapport avec l’inflation délirante (oui ne s’agit-il pas en effet d’un vrai délire ici) des dits selfies. Le virtuel décorporalisant, décérébrant surtout, la personne humaine, l’entraînant à sans cesse « se prendre » en photo, pour se regarder, s’interroger, interroger son identité ?
« L’histoire de Hawthorne pourrait s’écrire au conditionnel tant il semblait que sa vie extérieure était le paravent d’une autre vie : une non-vie (...) à se protéger ainsi de la lame de l’existence, il s’était replié dans une serre propice aux hantises. » (43 et 44).
Une encyclopédie – Herta Müller
Je continue le très fort Tous les chats sautent à leur façon d’Herta Müller. Elle revient dans tous ces pages d’entretien sur de nombreux éléments, plus ou moins connus, de sa biographie. Et on ne laisse pas d’être confondu par ce qu’elle eut à vivre et à s’interroger sur le miracle que représente, dans ces conditions, l’émergence de cette œuvre, couronnée, il faut s’en souvenir, par le Prix Nobel de littérature.
Deux livres seulement à la maison, la plupart du temps inaccessibles, faute de temps et par interdit, un dictionnaire que le grand père apprenait par cœur chaque hiver et une encyclopédie médicale utilisée par la famille et les voisins en l’absence de tout médecin. Dans cette encyclopédie, consultée chaque fois qu’une toute petite occasion se présentait, H. Müller s’arrête sur la planche du corps humain, laquelle est une sorte de planche animée, avec des petites fenêtres et des organes amovibles. Elle en joue déjà de cette possibilité, comme elle le fera avec les mots découpés partout, faisant des montages, mettant le cœur dans le cou ou dans le ventre…
→ Il y avait autrefois les dictionnaires, les encyclopédies, pour répondre aux questions secrètes des adolescents sur la vie matérielle et surtout sexuelle, bien sûr, et déjà beaucoup d’angoisses en raison du contact avec cette science non médiatisée par quelqu’un qui saurait (même un peu). Aujourd’hui, peut-être plus difficile encore à supporter, l’abondance d’Internet, le tout sur tout, mais là encore sans contextualisation, progressivité, mise en perspective.
Penser en images
C’est ce qu’a mis en œuvre Herta Müller pour se protéger : « j’ai esquivé le quotidien en pensant en images, avec des images mentales. J’avais pris l’habitude d’observer pour me protéger, peut-être aussi contre moi-même.
Et je le sais aujourd’hui encore : la meilleure diversion qu’on puisse trouver, c’est l’observation attentive. Observer avec attention, c’est décomposer. Les détails prennent de telles proportions que l’ensemble disparaît en eux. Sans le vouloir, un thème me venait à l’esprit, comme celui des grains de beauté. Je les comptais sur le visage, sur le cou des passants ; plus j’étais préoccupée par eux, plus ces taches ressemblaient à des graviers incrustés en eux. Et les cannes se mettaient à ressembler à des gousses de vanille. Les toques en fourrure à des chiens qu’on aurait portés sur la tête. Pastèques, bras dans le plâtre m’évoquaient machinalement une image qui m’accompagnait. Il y avait aussi de la beauté là-dedans. Loin d’être un simple "moyen stylistique", l’esthétique a de la substance. Elle détermine le contenu de toutes choses, pas seulement celui d’une phrase qu’on écrit. »
→ Cette remarque me semble importante pour bien comprendre sa manière, ce penser en images, avec ici des effets qui relèveraient presque du surréalisme, qui étaye toute son œuvre.
→ et cette quête de beauté va devenir cruciale dans un univers dont elle excelle à rendre, à faire toucher du doigt, l’innommable laideur : les villes des régimes de l’Est dans ces années-là. Où la laideur était pensée pour décourager toute tentative de vie personnelle, de pensée propre. »
Laideur de la langue aussi bien sûr et là, on ne peut que repenser à tout ce qu’écrit Victor Klemperer à propos de la langue du IIIème Reich : « J’étais épouvantée par l’aridité de la langue du parti, par ses formules toutes faites qui abêtissaient les gens. Cette langue avait littéralement perdu la tête. Assister à une séance de plusieurs heures pouvait donner un malaise physique. Le mauvais goût des mots me remontait dans le gosier, j’en étais gavée comme si j’avais dû manger tout ce qu’on racontait sur le podium, et que je n’arrivais plus à avaler. De la même façon, j’étais en permanence renversée par la beauté de la langue courante, par la concision de ses images magiques. Moi qui restais assise sur les marches de l’escalier à regarder les chats de l’usine par la fenêtre, je repensais souvent au dicton roumain « tous les chats sautent à leur façon au bord de la flaque (...) le chat du proverbe ne saute pas du tout PAR-DESSUS la flaque. Ce mot n’y est pas : le chat la contourne peut-être d’un bond, par la gauche ou par la droite, ou il l’évite en reculant, en revenant sur ses pas. Aujourd’hui, quand je repense à toutes ces variantes, j’ai l’impression que s’il ne saute pas de l’autre côté, c’est parce que, arrivé au bord de la flaque, il a peur de son reflet dans l’eau. Ce qu’il y a de beau dans ce proverbe, c’est le non-dit, c’est l’à-peu-près. Il sert de paradigme à d’innombrables moments de la vie. Dans toute vie, on est au bord d’une flaque, et chacun, à sa façon, devient son propre chat. »
L’éventail
« Encore un mot sur la beauté qui surgit du non-dit de la phrase : le non-dit me semble être l’éventail d’une phrase. On peut le laisser fermé ou l’ouvrir tout grand, pour y faire rentrer toutes les choses possibles et imaginables… »
→ voilà qui pourrait être versé au dossier du Trop dire ou trop peu, tel que l’a développé Judith Schlanger !
La beauté pour lutter contre la laideur
« Pour moi, la beauté a toujours eu un côté soudain qui n’existerait pas, si je laissais passer le moment favorable. Comment dire ? Je ne connais pas d’esthétique issue des choses présentes ; il n’y en a qu’une, et elle provient d’une urgence extérieure et intérieure. C’est la raison pour laquelle j’ai du mal à parler d’art. La laideur n’avait pas besoin de moi pour être laide ; elle était déjà installée, puissante, immuable. Mais la beauté, elle, avait besoin de moi pour être belle. On la traînait partout avec soi. Elle était ambulante et bouleversée en vous. Elle était agile et pressée, car la peur n’est jamais lente, je crois. La beauté avait toujours un peu peur, elle accélérait le pouls. La beauté de la phrase aussi. ».
→ Force des pages de ces entretiens ; assembler comme en un faisceau des dizaines de lectures de ces dernières années, entendre sous la voix d’Herta Müller celles de ces écrivains qui ont pu dire quelque chose de ce qu’ils avaient vécu, dans les camps, sous les dictatures. Mesurer la chance inouïe et au fond si rare, si peu partagée dans le monde d’aujourd’hui, de la totale liberté de penser, de lire, d’écrire, de se déplacer. Être confondue devant la puissance de certains créateurs qui sont parvenus à écrire, peindre, photographier, composer de la musique, en dépit de contextes qu’on peine à imaginer, dans l’absence de tout recours à la moindre beauté, dans la surveillance généralisée et destructrice de toute velléité d’être soi, de penser par soi-même. Claude Mouchard, Luba Jurgenson, et tant d’autres, comme passeurs de ces réalités-là.
On ne peut tout reprendre ici de ces pages terribles ou Herta Müller raconte ce que fut sa vie à l’usine, surtout après son refus de collaborer avec la Securitate. On connait sans doute un peu l’histoire de son bureau sur les marches de l’escalier, assise sur son petit mouchoir. On ne sait pas assez le tissu indéchirable dans lequel elle était prise, de toutes parts. On retiendra par exemple la remarque d’un interrogateur, alors qu’elle a toujours mis un point d’honneur à se faire aussi propre et belle que possible pour aller aux interrogatoires : « être propre sur soi ça évite d’arriver sale au ciel ». Herta Müller l’analyse comme « une menace de mort poétique » et ajoute « cette phrase à la fois belle et menaçante elle ne vous quitte jamais ». Elle signe en tous cas ce que c’est que la perversité.
Du lien
Mark Granovetter, sociologue américain est considéré comme l'un des principaux représentants de la sociologie des réseaux sociaux. Son apport à la recherche le plus connu concerne la diffusion de l'information dans une communauté : Sa théorie est connue sous le nom de la « force des liens faibles » (Strength of weak ties, 1973). Cet article de 1973 sur la "force des liens faibles" est l'un des plus cités de la littérature sociologique. Pour Granovetter, un réseau se compose de liens forts et de liens faibles. La force des liens est caractérisée par la combinaison du temps passé ensemble, de l'intensité émotionnelle, de l'intimité et de la réciprocité du lien entre l'agent A et l'agent B. Les liens forts sont ceux que l'on a avec des amis proches (il s'agit de relations soutenues et fréquentes). Les liens faibles sont faits de simples connaissances. Les liens faibles sont dits « forts » dans la mesure où, s'ils sont diversifiés, ils permettent de pénétrer d'autres réseaux sociaux que ceux constitués par les liens forts. Les liens absents sont eux caractérisés par une absence d'interaction. D'après Granovetter, cela peut être le marchand de journaux que l'on croise tous les matins ou un voisin dont on connait seulement le nom. (Source)
→ que de forts liens faibles créés depuis presque vingt ans, via Internet, autour de la poésie, de la musique, de la littérature !
Flacon de sels
Consacrer du temps enfin au Flotoir et recopier les mots du carnet presqu’en temps réel – constater la fugacité des changements de lumière et penser qu’il en va parfois de même pour l’humeur – rêver longuement d’Anne-Marie Albiach – se souvenir, c’est si rare, d’un rêve, avec maints détails.
La lettre ajoutée
Stéphane Lambert raconte comment les deux écrivains, Hawthorne et Melville, qui se rencontrent en 1850, ont eu tous deux à faire avec une lettre supplémentaire dans leur nom de famille. Pour les mêmes raisons, qu’on pourrait nommer une gêne généalogique. Des ancêtres ou des parents à qui on préférait ne pas être identifiés. C’est ainsi que les Hathorne ont ajouté un « w » à leur nom, devenant ainsi aubépine (hawthorne). Et que les Melvill ont ajouté un « e » au leur, immortalisé ensuite sous la forme Melville par l’auteur de Moby Dick ! Et quand on pense que le titre du livre le plus connu sans doute de Hawthorne est La lettre écarlate, il y avait bien lieu de s’arrêter sur ces faits. Nathaniel Hawthorne tenait en effet à se démarquer d’un de ses ancêtres qui fut signataire de jugements contre les « sorcières » de Salem. Le w ajouté est celui des witches, les sorcières
Hawthorne et l’allégorie
« Son nom prenait un sens nouveau. Hawthorne signifiait "aubépine". Il serait donc écrivain, épine sortie de l'aube, pureté viciée dès l'origine, on y revenait. Certains spécialistes ont vu derrière la culpabilité historique qui empreint l'œuvre de Hawthorne la trace d'une autre culpabilité, plus personnelle, un secret honteux, enfoui. La longue proximité avec sa sœur Elisabeth avait éveillé le soupçon d'une possible relation incestueuse. Ce n'est pas à exclure. Mais puisque chez Hawthorne tout est intériorisé (ramené à une intimité supérieure), l'écho de cette relation, si elle s'avérait effective, s'était diluée dans une psyché plus profondément tortueuse où le factuel se perdait dans une matière immémoriale, plus insondable. Jamais rien ne rejaillit tel quel dans l'œuvre, pas de place à la plate révélation : Hawthorne allégorise comme il respire. Parlant de soi comme d'un autre, il en arrive à dire quelque chose d'autre que ce qu'il semble dire. Les histoires s'expriment au-delà d'elles-mêmes. L’allégorie n'est pas une figure de style, elle est la fille de la superposition des temps où tout se répète et résonne. Chacun de nos pas s'inscrit sur un sol déjà foulé. La littérature est un chant d'interférences. Et lui d'être cette voix où toutes les voix se mêlent. » (51)
→ Belle impression avec Stéphane Lambert d’osciller entre deux eaux, parfois à la surface avec un récit factuel, limpide, classique. Puis soudain la faille s’ouvre, à l’intérieur même de certains paragraphes, voire même de certaines phrases de ces pages factuelles. Parfois après. On passe sous la ligne de flottaison, souvent jusqu’aux abysses.
De l’éloge
Parfois aussi au fil des pages, des sortes d’aphorismes, qui font mouche.
« L’éloge d’autrui est toujours le lieu d’affirmation de sa propre voix » (p.64)
Ou encore : « Écrire est une évasion d’infirme » (p.75) dans des pages où Stéphane Lambert confronte la sédentarité presque totale de Hawthorne aux débuts de vie plus que nomades de Melville.
Impossible l’amitié ?
Mais se demande l’auteur une vraie amitié était-elle possible entre deux créateurs de cette envergure ? « N'était-ce pas plutôt leur similitude qui serait le plus grand obstacle à leur rapprochement ? Oui, n'était-ce pas plutôt ce qui fondait leur commune nature d'écrivain qui les empêcherait de se rallier ? L'acte d'écrire ne traduisait-il pas l'échec d'une possible communion entre les hommes ? La solitude n'était-elle pas le cœur de leur personnalité ? Et comment partager la solitude ? comment la dissoudre dans la relation ? comment les âmes s'étreignent ? Car on avait beau cheminer côte à côte, observer un même monde, on avait beau s'épancher de concert, échanger des vérités sur cette réalité où l'on se sentait mêmement désorienté, on avait beau vouloir y prendre part, y être au plus près de l'autre, les corps continuaient de séparer les esprits et chaque vie suivait son cours dans un couloir isolé vers un même précipice. En leur for intérieur, ni Melville ni Hawthorne n'ignoraient que ce qui faisait écrire c'était le contraire d'un plaisir fédérateur : c'était la sensation d'une noyade, c'était l'impossibilité d'appartenir, jamais, à une communauté (...) » (p.78)
Apprivoiser la peur – Herta Müller
Toujours ces formulations fortes chez Herta Müller, formulations qui évoquent sans cesse le livre de Victor Klemperer et ses Journaux, hélas quasiment pas traduits en français : « la langue de l’idéologie n’est pas seulement affreuse, elle est hostile. Elle démolit tout ce qu’elle touche. Tous les actes du régime avaient leur partie parlée, de même que toutes les paroles se traduisaient en actes. Les formulations et les vexations finissaient par se confondre. Je crois qu’on est à l’écoute des mots, quand on sait à quel point ils sont déterminants. J’ai toujours été à l’écoute et cherché le beau, j’ai attendu qu’il m’arrive dessus. Je crois que j’ai appris l’esthétique : c’était ma pierre de touche pour me vérifier moi-même. Elle m’a servi à m’apaiser, à apprivoiser la peur. »
Parler de l’écriture ? – Herta Müller
Oui si juste remarque et question que ne peut pas ne pas se poser qui parfois interviewe : l’écrivain peut-il dire quelque chose sur l’écriture ? « En parlant de l’écriture, je me situe dans des généralités, je manie des catégories, des notions – précisément ce qu’il n’y a pas, quand on écrit. Et ce qu’il y a quand on écrit, je ne l’ai pas à ma disposition, dans les moments où je suis en dehors de l’écriture. »
Mots ou images ? – Herta Müller
Il faudrait étudier sur soi-même cette assertion : « Lorsque je réfléchis, je me parle mentalement sans avoir besoin de mots. Je me parle, me semble-t-il, tout à fait autrement que lorsque les mots me parlent. Ce que je me dis ne saurait en aucun cas se rendre par des mots. ». Est-elle universelle ? Est-elle propre à Herta Müller et à tout le contexte dans lequel elle a fait son apprentissage d’être humain (village & usine ?). Chacun n’a-t-il pas un mode propre de penser, de se parler, un alliage en parts différentes de mots, de sensations, d’images ? D’où nait la pensée ? À supposer que l’être humain soit aussi clivé, qu’est qui vient de l’esprit et qu’est-ce qui vient du corps ?
Un grand faisan ou le regard induit par les langues
H.Müller parle aussi de la question de la langue. Elle est née dans une communauté villageoise germanophone en Roumanie. Là on parle un dialecte souabe. Puis elle va en ville, à l’usine et là c’est le roumain, puis elle s’exilera en Allemagne. Elle écrit : « Les Allemands font un vœu lorsqu’ils voient une étoile filante ; les Roumains, eux, disent que quelqu’un vient de mourir. Ou encore, cette locution sur le faisan : il ne sait pas bien voler, il se prend dans les broussailles, c’est une proie facile. Il y a tout ça dans l’expression roumaine « L’homme est un grand faisan en ce monde ». L’homme est lui aussi une proie facile, il a du mal à parvenir à ses fins, c’est un perdant, dépassé par la vie. En allemand, le faisan est un vantard. C’est le plumage de l’oiseau qui détermine le sens du dicton allemand, alors qu’en roumain, c’est son mode de vie. Le triste faisan roumain est plus proche de moi. Voilà pourquoi j’ai intitulé un de mes livres : L’homme est un grand faisan en ce monde
Elle écrit aussi que « la langue roumaine cadrait davantage avec [son] tempérament que [son] bagage allemand : [son] approche de la vie lui correspondait mieux. ». Et que « les mots ne sont pas seulement des lettres, ils vous mettent une image dans la tête. On a beau oublier les mots [elle parle ici du roumain], les images sont inhérentes à notre cerveau, elles restent. »
Les enfants et la lecture
Bel article des Échos sur les enfants et la lecture.
« Attention toutefois à ne pas tout réduire à une question de performance scolaire, avertit Michèle Petit : « Il y a aujourd'hui tellement de crispations et d'angoisses autour de la lecture que c'est complètement contre-productif. Quand les parents y voient avant tout une sorte d'assurance contre l'échec scolaire, ils la transforment en corvée, regrette cette spécialiste de la lecture. L'enjeu, ce n'est pas seulement que nos enfants deviennent lecteurs mais c'est aussi de préserver des moments de transmission poétique avec eux, des moments qui échappent au vacarme ambiant et à cette obsession de la rentabilité. » (source)
→ Et si les enfants, comme souvent, n’étaient pas dupes, s’ils sentaient si les parents les poussent à lire dans un but utilitaire ou simplement parce qu’eux, les parents, savent quelle ressource personnelle peut représenter la lecture.
Dans ce même article, je relève aussi cela, bien réjouissant : « Dans son célèbre ouvrage Les livres, c'est bon pour les bébés, la psychiatre Marie Bonnafé s'oppose, elle aussi, aux "démons de la rentabilité". "Donner des livres aux bébés ne signifie en rien proposer une forme d'apprentissage précoce de la lecture. Il s'agit de réhabiliter le jeu avec les récits par un contact ludique avec le livre", écrit-elle. "Tout petit, le bébé aime déjà les livres, confirme Diane-Sophie Couteau, conteuse et ancienne libraire, travaillant actuellement au service Culture de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Il va le mettre en bouche, le dévorer : l'amour du livre commence littéralement par la dévoration du livre !" » »
Et la langue en garde le souvenir qui dit dévorer un livre, voire même n’en faire qu’une bouchée ! Sans parler de la boulimie de lecture.
Lettres de Brahms
Loin dans le livre, si belles et si émouvantes, les lettres à Clara Schumann, qui seraient sans doute le cœur de cette correspondance. Et le jeu de « tu » et du « vous » si révélateur sans doute de la complexité de leur relation : « aimez moi bien, comme t’aime ton Johannes » lui écrit-il en 1856. (p.364)
→ quelle étrangeté à lire une correspondance, surtout lorsqu’elle se fait intime. Comme si on pénétrait par effraction dans une vie, dans un cœur et aussi dans une relation, puisqu’il y a ici par définition deux protagonistes même si les lettres de l’autre ne sont pas données (ce qui est si souvent le cas).
Et puis ce que l’on a appris du créateur, dans une biographie, via un Journal ou une Correspondance, dans des livres qui peut-être se trompent (ou mentent) ne forme-t-il pas pour toujours, en soi, un alliage avec les œuvres, au risque peut-être de fausser quelque chose dans la relation avec cette œuvre ? C’est bien sûr la très ressassée question de l’homme et l’œuvre. L’œuvre ne gagne-t-elle pas à être détachée de celui qui l’a conçue, comme le serpent abandonne sa mue. Difficile, très difficile question, qui est aussi au cœur du travail du critique. Même de façon vertueuse (et donc sans parler du risque de collusion qu’il peut y avoir pour le critique à connaître bien un créateur).
Se tourner vers les morts
Se tourner alors vers les morts ? Voici en tous cas le point de vue de Stéphane Lambert dans Fraternelle mélancolie : « Écrire n’a jamais été pour moi un délassement de bourgeois, un plaisir de lettré ou une lubie d’esthète. C’est une manière de survivre, d’interroger sa présence, de sonder ce mystère. Seul m’importait de sentir battre dans les mots ce qu’il y avait de plus ancré, de plus secret – de plus insoutenable dans l’être. Alors je me tournais vers les morts, je recherchais en leur compagnie ce que je ne parvenais pas à trouver dans mes échanges avec mes contemporains. Dans la chaleur préservée de leurs textes je me rapprochais de ce qui faisait l’essence du vivant, par-delà le temps je fraternisais avec d’autres esprits. Auprès de Hawthorne et de Melville, j’avais le sentiment d’habiter un même continent. »
Et il suffit de regarder la bibliographie de l’auteur pour voir qu’il n’y a pas que les deux écrivains américains du XIXème siècle dans son cercle intime : Monet, Marc Rothko, Nicolas de Staël, Beckett…
→ mais n’est-il pas bon aussi de supporter la difficulté, voire la frustration d’une présence réelle, celle du créateur vivant, d’affronter son ego envahissant, de constater que la vraie amitié est impossible (constat que firent, Stéphane Lambert l’analyse si bien, Hawthorne et Melville), que bien souvent le créateur ne se donne qu’à son travail, à son œuvre, et pas vraiment à la relation avec l’autre ?
Hawthorne et Melville et la littérature américaine
« Pendant les seize mois où ils se fréquentèrent dans ce coin des Berkshires, une alchimie particulière agirait entre les deux hommes sans qu'ils n'en mesurent clairement les effets. Ce que l'un était interférait sourdement sur ce qu'était l'autre, et inversement. En cela reposait l'intérêt majeur de leur amitié qui survenait à une période charnière de leurs parcours respectifs. Se doutaient-ils alors que la manière dont ils se répartiraient, aux yeux de l'histoire, le champ d’investigation de la littérature américaine au dix-neuvième siècle s’articulerait de telle sorte qu’elle ressemblerait à ce balancement de leur relation ? L’un, remuant les cendres encore chaudes du passé, serait, par sa présence fantomatique, le plus subtil conteur des légendes qui avaient préludé à la naissance du pays tandis que l’autre, par la puissance de sa vision, en serait la voix prophétique comme lorsqu’il scrutait l’horizon depuis la hune des navires. » (p.84 et 85)
Une crise puis Emmanuel Bove
Je l’ai dit déjà, Stéphane Lambert s’implique beaucoup dans son livre. Il rejette la distance de l’universitaire et montre les liens entre son sujet et lui-même. Il évoque longuement la crise qui a préludé à la rédaction de ce livre, alors qu’il avait accumulé de la documentation, fait même le voyage en Nouvelle-Angleterre ! Et puis un jour, lisant Emmanuel Bove, cela : « Il n’y a pas de sujet, il n’y a que ce qu’on éprouve ».
« "Il n'y a pas de sujet, il n'y a que ce qu'on éprouve", répétais-je comme s'il s'agissait d'une formule libératrice. N'avais-je pas oublié ce que j’éprouvais sous ce que je croyais être le sujet ? Ne m'étais-je pas laissé ensevelir sous l'amoncellement d'éléments historiques et littéraires ? Quelles raisons intimes me retenaient dans l'histoire d'amitié de Melville et de Hawthorne ? Me l'étais-je suffisamment demandé ? Alors que j’essayais consciencieusement d’ordonner l’amas d'informations récoltées et de notes prises en amont, une faible voix résistait. Je n'étais pas le sujet de mon livre, mais ce que j'éprouvais était ce qui donnerait de la vie à mon histoire, de la chair à la matière traitée. »
→ N’ai-je pas écrit dans ce flotoir il y a peu que l’implication de l’auteur donnait chair et humanisait son récit ?
Craigno el piro
Le critique musical Renaud Machart, dans un tweet reproduisant une annonce de version électronique de sonates de Scarlatti : « (Scarlatti goes electro) : craigno el piro. »
Sans doute pas très orthodoxe sur le plan de la langue, mais si drôle qu’il me donne envie de l’adopter. Quand je vois arriver certains livres (paquet, couverture, mise en page : craigno el piro !)
Flacon de sel
Voir remonter des souvenirs par grands lots dépenaillés – éprouver de manière saisonnière mais pressante l’envie de faire des photos après un long sommeil de l’appareil – jouir de la belle lumière – acheter un livre à la librairie sur un coup de tête (Clara Beaudoux, Madeleine Project) et découvrir que l’on peut monter un vrai projet via Twitter – aimer qu’une lecture enclenche un mécanisme typique et magique de résonnances multiples – se promener par un froid glacial et entrer dans une librairie
Lectures à la volée
Giorgio Manganelli, Salons, étranges essais sur l’art – beaucoup aimé un ensemble sur le verre, à partir de Lalique – peut-être là une source de notes sur la création.
Ceija Stojka, Nous vivons cachés, une femme Rom déportée dans trois camps de concentration, dont elle reviendra – lu surtout son portrait et la présentation du livre par les éditrices
Mandelstam, Œuvres complètes, lu à la volée quelques poèmes dans le PDF service de presse envoyé par les éditions – époustouflée par leur force et leur beauté.
Julie Gilbert, Tirer des flèches – je ne sais pas ce que sont ces flèches, mais j’ai aimé la dizaine de courts textes lus, tableaux d’impressions au Québec, à Montréal et le long du St Laurent – y revenir.
Madeleine Project
J’ai acheté, un peu sur un coup de tête, un livre de Clara Beaudoux, intitulé Madeleine Project. Gros pavé, qui m’a retenue parce que composé de tweets, avec des petites photos. L’auteur a découvert un jour que la cave de son appartement n’avait pas été vidée des affaires de l’occupante précédente, morte âgée dans cet appartement. Elle est partie sur les traces de cette femme à partir de tout ce qu’elle a trouvé dans cette cave et ce qui est étonnant, c’est qu’elle a d’abord relayé tout cela sur Internet via des tweets, donc des petits messages (à l’époque de 140 signes seulement, contre 280 désormais) avec des photos des objets trouvés. Ce n’est presque rien, il n’y a pas vraiment d’écriture, mais en même temps c’est très prenant.
André Tubeuf et Bach
La parution de Bach ou le meilleur des mondes, au dernier trimestre 2017, avait échappé à mes radars. Achat liseuse et début immédiat de la lecture. « La cadence du Cinquième Brandebourgeois par Serkin suffisait, faisait preuve. Bach c’est cela, ce déferlement qu’il permet au clavier, pure turbulence qui va, et pourtant peu à peu achemine l’Ordre, l’impose dans ce qui se meut et déborde ; passe, et pourtant ne passera pas. Impression saisissante, fondatrice, qui, les soixante-dix ans qui suivront, me fera encore de l’usage. Plus évident encore (apodictique dans mon vocabulaire d’apprenti philosophe) est un moment de musique d’une transparence, d’une eau incomparables, pur diamant dont les ondes, alors si avares de musique, sont miraculeusement prodigues : Jésus que ma joie demeure. Le miracle Lipatti. Trois minutes, à peine plus, mais d’évidence : une évidence qui est aussi une nécessité. Un sentiment qui est aussi un sol. Et un ciel. Résumé du miracle Bach »
Ecouter alors Dinu Lipatti et un vieux microsillon (Écoute du 78t Columbia où le pianiste Dinu Lipatti interprète le choral de J.S. Bach "Jésus que ma joie demeure" (Jesus Bleibet meine freude), dans l'arrangement de Myra Hess, extrait de la cantate BWV147. 78t lu sans retouche audio, sur une platine à lampes.
André Tubeuf et les disques
J’avais déjà relevé, dans une grande série de podcasts d’entretiens avec André Tubeuf, écoutée il y a deux ou trois étés, la passion naissante et dévorante du jeune André pour la musique et je m’étais reconnue dans ses achats compulsifs de disques, compulsifs certes mais très contingentés par la faiblesse des moyens : « C’étaient les débuts du microsillon : rare, et hors de prix. L’acquisition d’un seul constituait, au sens propre et fort, un sacrifice. Je peux en tout cas témoigner que, quoique balbutiant encore, avec moi il a bien rempli sa mission : porter la musique partout où il y a des oreilles pour entendre ; et jusqu’à cet espace, le plus précieux, le seul vraiment nécessaire, qui est, en chacun, sa solitude et son attente. Connaître vraiment, pour moi, d’emblée cela a voulu dire : acquérir. Se ruiner pour. Mais posséder, en sorte de pouvoir y revenir à volonté »
→ Comme une difficulté, parfois, à se remettre dans l’état d’esprit de ce temps-là, un état de pénurie en fait. Entendre quelque chose à la radio et le voir se perdre, faute de savoir ce qui avait été joué, qui était l’interprète, etc. Et curieusement c’est souvent le souvenir des objets qui rameute celui des œuvres, des découvertes, des joies profondes alors ressenties : tel « pick-up » (qui n’avait rien d’une grosse voiture américaine), tel « transistor », le premier CD (James Bowman dans Vivaldi), les « K7 », le « Revox » et la fierté indicible (imbécile aussi sans doute !) à en posséder un, etc. Et les tensions familiales au moment de faire le coffre, parce que je voulais emporter le pick-up imposant et un lot de 33 tours ! Je retrouve un peu de cela dans les propos d’André Tubeuf.
Avec une question : il dit qu’il apprenait les disques par cœur. Je me demande comment et ce que cela signifie exactement. Apparemment ce n’était pas seulement s’en imbiber comme je l’ai fait par la répétition infinie du même disque (dispositifs automatiques ad hoc, le bras s’arrête, recule et repart sur le microsillon). Qu’entend-il par apprendre par cœur, formule entendue dans les podcasts et lue ici. D’autant, il le précise, qu’il n’a pas reçu de formation en musique et qu’alors en tous cas, il ne savait pas la lire.
Les deux Américains et leur amitié
Je poursuis aussi bien sûr la lecture du livre de Stéphane Lambert. Avec des fulgurances, j’en ai relevées, qui justifie la lecture du livre à elles seules, mais aussi quelques pages moins fortes, un peu redondantes. Mais la thèse est bien intéressante : la rencontre, qui au fond avortera sur le plan humain, entre Hawthorne et Melville, marquera un grand tournant dans l’œuvre de Melville, transformera une simple histoire de baleine, à visée encyclopédique, voire didactique en « un grand livre sur l’homme », aux accents quasi mythiques, Moby Dick : « Les évènements de l’été 1850 contribuèrent à former une double couche dans la composition de Moby Dick : un avant et un après Hawthorne qui en scelleraient l’architecture secrète. La porte de l’allégorie s’était amplement ouverte. » (p.142)
Objets anciens
Je garde, je ne sais pourquoi, un souvenir très fort d’un poème d’Adrienne Rich faisant l’inventaire du tiroir d’un meuble d’un vieux grenier. Il y aurait de cela dans la quête de Clara Beaudoux : que disent ces objets de la vie de Madeleine, cette inconnue qui habita jadis son appartement d’aujourd’hui ? J’adhère à cette remarque : « Et maintenant quand je passe dans une brocante, j’imagine toutes les vies derrière chaque objet, vertigineux. » (p.223). Voir ce tweet en situation dans les pages du livre.
Mandelstam
Premières plongées, presqu’au hasard dans l’édition des Œuvres complètes de Mandelstam que font paraître les éditions Le Bruit du temps.
PAUVRE, avare, glacé, un rayon
essaime dans la forêt humide
et dans mon cœur pèse lentement
ma tristesse comme un oiseau gris.
Que ferai-je d’un oiseau blessé ?
Le ciel est silencieux, comme mort.
Au clocher perdu dans le brouillard
quelqu’un aura dérobé la cloche.
ou encore
EST LOIN ENCORE, le limpide
et gris printemps des asphodèles.
En attendant, sans aucun doute
le sable bruit, la vague écume.
ou encore
N’A PAS MUGI, ce soir, l’ogivale forêt de l’orgue.
On nous chantait du Schubert – c’est notre berceau natal.
Le moulin murmurait et dans les voix de la tempête
l’ivresse de la musique riait de ses yeux bleus.
Ces lieder venus du passé, leur monde est brun et vert,
mais éternelle demeure leur jeunesse,
et le Roi des Aulnes dans sa rage insensée agite
les tilleuls-rossignols aux feuilles grondeuses.
Et la force terrible de ce revenant nocturne,
ce chant sauvage comme un vin noir,
c’est, à la fenêtre glacée, le regard
fixe et vide d’un spectre inhabité, le double !
Herta Müller
Autre temps, autre persécution, Herta Müller avant qu’elle ne quitte la Roumanie. Pages très lourdes, pesantes, qui suscitent un immense effroi. Comment des êtres humains ont-ils pu vivre dans ces conditions morales là, où rien, absolument rien, n’échappait au regard de la Securitate si elle vous avait repéré ? « La Securitate était une immense centrale de la peur, avec des spécialistes de l’angoisse experts en psychologie et en procédés anxiogènes. Ils élaboraient des plans à court ou à long terme, comme dans le domaine économique, à cette différence près qu’ils atteignaient leurs objectifs de destruction. Le seul secteur productif de l’économie socialiste était la production de peur. Et la police secrète était, pour parler cyniquement, la seule instance à se soucier de l’individu, ayant le droit et le devoir de s’en occuper, c’est-à-dire de le détruire. »
Trois manières par exemple d’intervenir : directe (on vous convoque à un interrogatoire), semi-directe (on vient chez vous en votre absence, fouiller vos affaires et on laisse, intentionnellement et en évidence, une trace de son passage), soit discrète (on vient chez vous en votre absence et cette fois sans laisser aucune trace pour installer par exemple des caméras ou des micros).
→ Force de la littérature ! Je l’avais déjà notée à propos de Svetlana Alexievitch et de ses récits (sur Tchernobyl par exemple), faits en grande part d’entretiens. Quelques pages d’elle ou d’Herta Müller permettent de prendre la mesure des persécutions d’un appareil d’état dictatorial comme aucun livre d’histoire ne l’a jamais fait. Ah si tous les néo-fascistes qui pullulent pouvaient parfois ouvrir de tels livres. Mais tout est fait pour que ce ne soit pas le cas, bien sûr. Ou pour qu’ils en nient le contenu.
Un regard neuf, Giorgio Manganelli
Je lis ces propos dans le prière d’insérer de Salons de Giorgio Manganelli : « Ce regard est neuf parce qu’il déroge à l’historicisme, d’ordinaire si vivace, et bien compréhensible, dans la critique à laquelle nous sommes habitués. Manganelli traite de son objet avec indifférence pour les modes du jour afin de le transporter dans une dimension anhistorique souvent archétypale. De fait une approche symbolique distingue sa réflexion. Celle-ci découle d'un point de vue sub specie aeternitatis (sous la forme de l'éternité), l'éternité du travail de l'œuvre contemplée sur l'inconscient et la conscience du spectateur, l'éternité des résonances des matières des œuvres prises en examen. D'où un penchant affirmé pour la « déshistorisation » du propos au profit de l'allégorie, implicite ou non, tramée par l'œuvre, raison première de son emprise sur son public. Ce faisant, Manganelli relie (idéalement) constamment le présent à la grande chaîne imaginaire du dépôt des images accumulées au fil du temps par les civilisations artistiques connues. Son encyclopédisme le lui permet comme il lui permet de renouveler son regard et le nôtre. »
→ La grande chaîne imaginaire du dépôt des images ! Avec ce qui est plus ou moins universel, ce qui est propre à une culture et ce qui appartient à chacun. On pense à W.Benjamin, à A. Warburg, à G. Didi-Huberman….
Du verre, G. Manganelli
Et c’est ainsi que partant de Lalique, il dresse un étonnant portrait du verre : « Le verre demeure ailleurs, il est distant, il est lointain, il est intouchable ; il n'a pas d'histoire ; il est fidèle. La distance, l'absence d'histoire, la fidélité sont incompatibles avec la vie. Distance : partout où nous sommes, le verre est à même de nous regarder, mais il n'est pas possible de l'obtenir, puisque son image n'appartient pas à notre nature ; il pourra sembler captieux, mais peut-être n'est-ce pas un hasard si le verre répugne à ce point au sexe, à la maladie, à la passion ; susceptible de nous énamourer, le verre point ne s'énamoure. Impudique, le verre est suprêmement chaste.
Le verre est exigu et sans défense, il ne se dégrade pas. Non sujet à la dégradation, il n'est pas sujet au devenir.
Il n'a pas de temps. Il ignore l'hier, les siècles, les secondes ; son absence d'espoirs nous désespère ; il ne conjure pas sa propre survie ; il ne mendie pas la monnaie impure de la vie. Il n'est pas antique ; il n'est pas d'aujourd'hui ; il ne fait pas allusion à un lendemain : de ces jours-là, il ne sait rien. Son sort consiste à être soi-même ou à être éclats et débris. Il est donc fidèle. Sa fidélité est son moment, son signe distinctif le plus inquiétant. Le verre choisit une forme et consiste en celle-là; en lui-même il demeure ; il est matière sur laquelle, accident, il insiste ; il est l'accident auquel la matière obéit. » (p.18)
→ page profondément étonnante, déstabilisante même. Qui nous pousse à nous interroger sur notre contact avec toutes les matières qui nous entourent, le verre, la terre, le métal, le bois…qui eux sont bien « sujets au devenir ». Manganelli qui dans un des premiers chapitres de ce livre, Salons, portait un regard tout aussi décalé et neuf sur le plâtre.
Le verre : son sort consiste à être soi-même ou à être débris ou éclats.
Photographie, Manganelli
« Une photographie, dix photographies, deux cents, mille, mille milliards de photographies : en combien de photographies, la totalité du monde peut-elle tenir ? Combien de mondes photographiques sont nécessaires pour voir tous les mondes existants et possibles ? » s’interroge G. Manganelli en parcourant une exposition de photos de « Life ».
« Toute image fait allusion à une fin, elle est la célébration d’un moment parfait, et, dans le même temps, c’est une image sur une tombe, toute image est pétrie de mémoire, même si à proprement parler personne ne se souvient ; la mémoire fait partie des fibres qui régissent l’univers. (...) Le sentiment le plus intense et encore plus lumineux est que ces figures, images, ces signes qui possèdent pour nous un nom sont différents du néant d’un degré à peine mesurable : ce sont des fantômes. Mais le néant ne parviendra jamais à déglutir la grâce décharnée et exsangue d’un fantôme, une ombre ignare d’un corps. » (p.51)
Une ruine, Manganelli
« Une ruine peut être, et j’avoue que souvent elle m’apparait comme telle, comme une merveille animée, arrachée à l’inertie minérale, pétrie d’une trouble vitalité végétale, non ignare d’une vigoureuse tentation animale. » (Je note au passage la belle traduction de Philippe Di Meo)
De la postérité
Bien étonnante leçon pour qui s’interroge sur la question de la postérité. Jusqu’à Moby Dick, Melville connait un très grand succès et des tirages impressionnants pour ses premières œuvres qui sont surtout des récits de ses aventures en mer. Mais à partir de Moby Dick, il a alors 32 ans, ce ne seront plus qu’échecs, y compris pour Moby Dick, jusqu’à sa mort à 72 ans. « Moby Dick fut un échec. Dans mes échanges avec les lecteurs de Melville, je suis toujours étonné de constater combien la prodigieuse postérité du roman a occulté la longue chute que sa parution a inaugurée pour son auteur. Melville n'avait alors que trente-deux ans, et le reste de sa vie – il vivrait jusqu'à soixante-douze ans – ne serait qu'une succession de revers et de drames, assortie d'un long enlisement dans l'oubli. Ses deux premiers livres avaient signé une entrée fracassante dans le monde des lettres. Taïpi se vendit à 16 000 exemplaires* tandis qu'Omoo parvint à se maintenir aux alentours de 13 000. Des chiffres qui pour l'époque étaient dignes des best-sellers actuels. On peut comprendre qu'ils firent espérer à leur auteur de vivre confortablement de sa plume. Mais, dès le troisième roman, l'horizon se fissura. Les ventes de Mardi dégringolèrent en-dessous de 4000 exemplaires. » (p.149) Barre sous laquelle allait passer Moby Dick !
→ Le beau livre de Stéphane Lambert a une tonalité profondément mélancolique car la toile de fond est bien celle de l’impossibilité d’une relation forte et profonde entre les êtres, et singulièrement quand il s’agit de grands créateurs. A l’espoir fou et sans doute partagé, même si de manière inégale, suscité par la rencontre de 1850, allait succéder ce dur constat que les chemins de Nathaniel Hawthorne et d’Hermann Melville n’allaient cesser de diverger après s’être presque miraculeusement fondus.
Plus tard, à partir de 1857, date à laquelle il cessa d’écrire à destination du public, Melville fit son entrée en poésie. « Jusqu’à sa mort, il publierait quatre livres de poèmes dont les tirages seraient de plus en plus confidentiels. » (157) En fait, 25 exemplaires à compte d’auteur !
Instabilité de la gloire humaine
Cette très belle page de Stéphane Lambert encore : « Dans La solitude philosophique du bureau de secteur où il passait ses journées [il était devenu inspecteur des douanes pour survivre], il eut le temps de mesurer – presque vingt ans – l’instabilité de la gloire humaine et l'évanescence de bien d'autres choses. Se pouvait-il au bout du compte que le lieu du désenchantement se transformât en celui du répit ? que son manque d'enclin quelquefois à faire quoi que ce soit si ce n'est l’indispensable – ne fût rien d'autre qu'une forme de sagesse qui s’enracina en lui ? Oui, se peut-il que la lassitude finisse par épouser le bien-être ? Alors, certains jours, en s'attardant dans le port, il aurait ressenti cette sorte de plaisir mystérieux et aristocratique, évoqué par Baudelaire, qu'éprouvait celui qui n'avait plus ni curiosité, ni ambition, à contempler, couché dans le belvédère, ou accoudé sur le môle, tous ces mouvements de ceux qui partent et de ceux qui reviennent, de ceux qui ont encore & force de vouloir, le désir de voyager ou de s'enrichir. Car au cours de ces vingt années à contrôler dans le port de New York les marchandises qui allaient et venaient, il y avait eu autour de lui tant de départs qu'il avait bien fallu s'habituer à ce ballet d'adieux. Série de proches qui, l'un après l'autre, s'étaient glissés de la berge sur la frêle embarcation qui emmenait les êtres loin dans l'ailleurs brumeux pour ne laisser d'eux qu'une fragile image au creux de l'esprit. C'était dans l'ordre des choses. La douleur des adieux était dans l'ordre des choses. » (p.159)
Sauf
Sauf qu’il y aura la mort du fils aîné, qui se tirera une balle dans la tête à dix-huit ans, dans la maison même de la famille et celle du cadet qui « mourrait lui aussi, à l’âge de trente-deux ans, de la tuberculose, loin, dans une chambre à San Francisco, après une courte vie de vagabondage, gardant au fond de lui le bruit d’une ancienne détonation comme si sa vie s’était aussi ce jour-là fracassée. » (p.160)
La fameuse lettre de 1851
S. Lambert a réussi magistralement la construction de son livre en répartissant sa relation des faits, souvent intriquée on l’a dit avec sa propre biographie, entre les deux protagonistes. Tendant vers le point culminant de la « fameuse lettre du 17 novembre 1851 » : « Ce qui fut en quelque sorte l’acmé de leur relation fut également son instant fatal. » Et Stéphane Lambert d’avouer qu’il a reporté le plus longtemps possible le moment d’évoquer cette lettre, « sachant que sa folie, aussi belle fût-elle, avait signé la fin de leur complicité ». (p.162)
Giancinto Scelsi
Bel article de Bruno Serrou sur le compositeur Giancinto Scelsi. Je relève notamment : « Né le 8 janvier 1905 à La Spezia – là même où, en 1853, Richard Wagner jeta sur le papier les premières notes du prélude de L’Or du Rhin dans lequel le maître saxon, sous l’impression du bruissement des vagues dans le golfe de Gênes, creuse le son et la transition à l’intérieur d’un accord de mi bémol majeur annonciateur à un demi-siècle de distance des innovations de son cadet –, Scelsi est issu de la vieille noblesse du sud de l’Italie. »
Bruno Serrou évoque aussi la longue dépression de Scelsi et ce fait qu’il jouait alors, pendant des jours et des heures, une note, une seule note, sur son piano.
Je connaissais cette histoire mais je l’avais transposée dans un vieux palais romain, faisant sans doute glisser l’une sur l’autre l’image de différents lieux où il avait vécu, après l’avoir découvert il y a de nombreuses années grâce à une émission de Jean Michel Damian, je crois, qui m’avait fascinée.
Sciences
Relevé dans Le Monde des sciences, cette brève :
« Des scientifiques irlandais, français et américains ont mis en évidence qu’avoir compris un discours entendu donnait lieu à un signal spécifique dans le cerveau, visible par électroencéphalographie. Ce signal est absent lorsque l’auditeur n’a pas saisi le discours ou quand il n’y a pas prêté attention. Ce travail montre que notre cerveau peut traiter très rapidement une conversation – à un débit de 120 à 200 mots par minute – en calculant si la signification de chaque mot est similaire ou différente de ceux qui l’ont immédiatement précédé. Les résultats pourraient aider à l’étude du développement du langage chez l’enfant, à évaluer l’état fonctionnel du cerveau chez les patients non réactifs, ou déterminer les premiers signes de démence de la personne âgée. »
Allemand
Laure Gauthier me fait découvrir ce magnifique mot, en écho au fait que nous nous sommes écrits exactement au même moment : Gleichzeitigkeit. De gleich, même, identique, Zeit, le temps ou zeitig, à l’heure, en temps et -keit qui désigne l’état des choses.
Écriture, Herta Müller
« Oui, l’écriture est une nécessité intérieure qui vient à bout d’une résistance intérieure. J’écris toujours pour moi et contre moi. Pour mettre une chose par écrit, j’attends toujours qu’elle soit inéluctable. Je retarde le moment de l’écriture, sachant que dès le début, elle m’envahira tellement que j’en aurai peur. Une fois que je suis dedans, elle m’avale complètement. Le langage abolit le temps, il embarque le vécu dans une recherche méticuleuse du mot, de la cadence, de la sonorité. Cette minutie a sa rudesse, et une force d’attraction à laquelle je n’arrive pas à échapper ; mais comme elle est aussi enveloppante, je crois qu’elle me sauvegarde. Ce magnétisme de l’écriture existe pour de bon, sinon j’y aurais renoncé depuis des années. Si je parle de rudesse, c’est peut-être aussi parce que je ne choisis pas mes sujets, qu’ils doivent beaucoup à l’arbitraire extérieur, à cette vie volée. Je parle de sauvegarde, sans doute parce que je me pose cette question : suis-je moins atrocement à la merci du vécu parce qu’au bout du compte, ces mots si difficiles à trouver me viennent en aide ? Les mots engendrent une sorte de soif des mots : de nouveaux vocables se forment, et ils me montrent des choses qu’autrement je n’aurais pas vues. »
Et elle ajoute : « Quand j’écris, le vécu m’observe une nouvelle fois, et il me jette un autre regard : un regard vitreux, tout sauf naturel, comme si le vécu se connaissait à la perfection, tout en s’ignorant totalement. Ce qui s’est déjà produit se reproduit, quand on écrit. Dans le vécu, par conséquent, rien n’est achevé. La réussite ou l’échec de l’entreprise tiennent à la langue : mes hésitations et ma peur de ne pas être à la hauteur de ce regard vitreux, peu naturel, viennent de ce dilemme. J’ai beau hésiter, j’en viens toujours à me mettre à écrire, à un moment donné. Je me fie à l’écriture depuis des années. »
Bach et Haendel
J’aime bien la franchise de Tubeuf qui met des mots sur ce que je sens depuis toujours : « Haendel, avec qui il a tant en commun, nous en apprend beaucoup sur Bach, par contraste. Ils ont même abondance, même efficience, même souveraine organisation. Ils ne sauraient faire médiocre, ni simplement convenu. Et l’un comme l’autre, en musique, exposent l’ordre. Le même ordre. Mais Haendel, qui certes l’accomplit (on ne dira pas : l’exécute), ne fait que le suivre. Non qu’il se conforme, ou copie. Où donc, pour le faire, prendrait-il modèle ? Mais il ne fait que l’accomplir, et s’accomplir en même temps : prodigieux ouvrier de choses bien faites, pour ne pas dire orfèvre. Mais ce même ordre qui s’entend dans leur musique, Bach, nous le sentons, le produit. Démentant son patronyme, ruisseau décidément on ne le dira jamais, mais fleuve en tout cas. Et source tout autant. À la fois l’écoulement et l’origine. » Et un peu plus loin : « Haendel courtise en permanence : les princes, le succès. Il fait carrière, et quelle ! Tout chez lui porte, avoue, revendique le signe de la mondanité, et en tire son perpétuel bonheur d’expression Ce qui fait Bach source (origine) et l’oblige à l’être, c’est son impuissance congénitale, quand il le voudrait, à la mondanité. Jamais il ne sera de Cour, ni de mode, ni même de monde. En rien il ne cherche à plaire. » (André Tubeuf, Bach ou le meilleur des mondes).
Le cinquième évangéliste, Bach
Je n’avais pas encore rencontré cette idée de Bach en cinquième évangéliste, même si je connais la remarque de Cioran « S'il y a quelqu'un qui doit tout à Bach, c'est bien Dieu ». André Tubeuf écrit : « Bach a bien mérité son surnom de "cinquième évangéliste". Mais tout autant, et seul chez les musiciens, il appelle (et supporte) la référence aux deux souverains philosophes du calcul, Pascal et Leibniz. »
De la juste place, Bach
Cette question qui me taraude souvent, en observant le théâtre tragi-comique du microcosme poétique : quand le créateur est-il à sa juste place ?
Voici ce qu’André Tubeuf écrit à propos de Bach : « Cette hauteur de vue, tout dans la vie de Bach dément qu’elle ait pu être une insolence ou une prétention, ni même un quelconque sens qu’il ait pu avoir de sa supériorité propre. Il ne regardait personne de haut, mais il voyait haut. Il était humble, et par essence un artiste ne peut être qu’humble, quand il estime son travail, son devoir de travailler, plus haut qu’il ne s’estime lui-même ; quand il s’efface devant son travail, qui seul l’accomplit. »