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Rédigé par Florence Trocmé le 25 mars 2018 à 13h57 dans photomontages | Lien permanent
Le monde, le peintre, l’écrivain
Marc Wetzel m’envoie un beau texte sur le peintre Vincent Bioulès, dont je retiens notamment : « Bioulès est le moins romantique des thaumaturges. C'est que le travail extraordinairement sévère par lequel le monde se produit lui-même (par accouchements, et par agonies, qui sont les seuls événements ayant titre à lever le doute) est rendu par lui dans tous ses pans, par tous ses pores, avec toutes ses affres. »
Et il reproduit quelques beaux propos du peintre : « Témoigner sans cesse de cette invraisemblable condition d'animal vertical sur la planète, la tête dans l'azur et le cœur serré sans raison » ou encore : « Si la peinture me permet de tenir l'épouvante en respect, comme la bête face au bâton ferré du dompteur, c'est qu'elle me permet de sortir de moi. Le paysage, la mer, l'espace, le ciel ventilé me retirent de moi-même. Me voici seulement confronté avec le monde solaire et dur où les ombres marchent fraternellement avec la lumière. Et il est doux d'en revenir épuisé »
Et de Marc Wetzel de nouveau : « Si, à l'évidence, il jouit contagieusement du motif, ce n'est que par bribes, et pour nous. Par bribes parce que, s'il approuve, en connaisseur, les éclats incessants du monde, et en note d'innombrables croquis (comme on jubilerait devant une armée de fragments objectifs, un immense spectacle d'aphorismes de plein air), notre peintre retourne, heureux d'y être forcé, à l'atelier pour y bâtir ce texte suivi dont l'analphabète nature n'est capable qu'en l'homme. Et il le fait pour nous seulement, car il se sait sensuel (et sait qu'il n'existe pas de pureté sensuelle), et son humilité véritable se punit peut-être d'avoir un style, puisque tout style (dit-il) s'enorgueillit de sa maîtrise de la jouissance. »
→ cette superbe idée que le monde n’advient que par accouchements et agonies.
Une haute fidélité à soi-même, Gustave Roud, Gérard de Palézieux
Je feuillette quelques-uns des livres reçus cette semaine. Par exemple les Carnets d’Eucharis. J’y constate la présence de Gustave Roud et c’est un fort dossier qui lui est consacré avec un portfolio de photos de Gustave Roud lui-même.
Extrait d’une lettre de Gustave Roud à Gérard de Palézieux, à propos d’une toile que celui-ci vient de lui envoyer : « J’engage avec elle une sorte de dialogue muet ; déjà je me formule plus clairement les raisons de son attirance et, du même coup, discerne mieux les pouvoirs profonds de votre art, cette sourde et rayonnante plénitude née d’un accord de plus en plus parfait entre la qualité propre de votre vision et les moyens employés pour la traduire. La voix qu’on ne force pas, mais qu’on s’efforce d’amener à sa plus grande justesse, par une sorte de haute fidélité à soi-même, voilà ce que je goûte chez vous, cher Palézieux, avec une joie et un plaisir inépuisable et cela d’autant plus que c’est chose devenue extrêmement rare à notre époque où l’on confond le cri et la force et où l’on croit "s’affirmer" par des violences sommaires (pour ne pas dire primaires) aussitôt épuisées que proférées. »
Charlotte Salomon
La revue comporte deux autres dossiers dont l’un consacré à Charlotte Salomon, une jeune peintre allemande raflée en France par la Gestapo, à l’âge de 26 ans et qui a laissé derrière elle un trésor littéraire et pictural de plus de 1300 gouaches.
Et ce que je découvre me stupéfie : « Vie ? Ou théâtre ? constitue un cas unique dans le champ de la création du XXe siècle. Il s'agit de la seule œuvre de son auteur, Charlotte Salomon, jeune Allemande juive née en 1917 et assassinée à Auschwitz en 1943. Réfugiée en 1939 dans la région de Nice, elle découvre alors qu'elle est issue d'une lignée maternelle marquée par les suicides depuis plusieurs générations. Confrontée par ses origines à la double menace du nazisme et d'une tragédie familiale, Charlotte Salomon choisit d'y répondre en créant, entre 1940 et 1942, un roman graphique composé de 781 planches et de plusieurs centaines de calques. L'ensemble – mêlant gouaches, textes et annotations musicales – remet en scène l'histoire de sa famille depuis la Première Guerre mondiale jusqu'à 1940. La force graphique de l'ensemble est frappante, d'autant plus qu'elle n'a été composée qu'à partir des trois couleurs primaires. On retrouve dans certaines gouaches l'influence de George Grosz ou de Modigliani, tandis que d'autres sont des préfigurations troublantes de formes les plus contemporaines du roman graphique. Le projet narratif – où tout se nourrit de son expérience mais se retrouve transmuté – est tout aussi sidérant par sa complexité. À la lecture, Vie ? Ou théâtre ? se présente tout à la fois comme un document historique de premier ordre, une réflexion poussée sur la création artistique et le sens de l'existence, une comédie humaine sur le jeu des passions et un bouleversant roman d'apprentissage d'une jeune femme qui sait sa vie menacée. Parcourue de surcroit d'annotations musicales qui ont amené Charlotte Salomon à présenter sa création comme un Singespiel (un opéra-bouffe), Vie ? Ou théâtre ? est une œuvre d'art totale qui ne présente aucun équivalent. La vie et l'œuvre de Charlotte Salomon ont été redécouvertes en France grâce au roman de David Foenkinos paru en 2014 chez Gallimard, Charlotte. Le Tripode avait pour sa part initié ce projet depuis 2013, sous le conseil d'un autre écrivain, Jonathan Wable. Cette édition de Vie ? Ou théâtre ? présente, pour la première fois au monde, l'intégrale de l'œuvre dans une forme qui correspond à ce que l'auteur avait imaginé : un roman graphique. » (source)
→ souvent je me demande comment j’ai pu passer à côté de telle ou telle œuvre ! Cette interrogation, je dois m’en souvenir, qui ne concernait alors pas une œuvre, mais l’ensemble de la poésie contemporaine, est à l’origine de la création de Poezibao !
Toujours concernant Charlotte Salomon, je relève dans la revue Les Carnets d’Eucharis ce passage : « l’urgence, palpable à la fin où les gouaches disparaissent au profit d’un magnifique fleuve textuel de graffitis. Son inspiration picturale variée est pleine d’émotion, très colorée, proche des expressionnistes comme Munch (le baiser, 1987), Nolde (deux figures de femmes "mère et fille", 1938) Chagall pour son onirisme, Matisse pour ses couleurs Kandinsky, Kirchner. Il y a chez elle aussi une forme de créativité intuitive à l’état pur, sorte de perception enfantine et reflet de la "naïveté de l’âme" qui rappelle Nietzsche. » (p. 88, article de Claude Brunet).
La Chaconne de Bach
est une œuvre fascinante. Plusieurs lecteurs du Flotoir ont réagi à mes notes concernant la transcription pour la main gauche, par Brahms, que l’on peut trouver en ligne, sous les doigts d’Anatol Ugorski mais aussi de Daniil Trifonov. Et Vianney Lacombe m’écrit à propos de la version originale, pour violon, de la chaconne : « Ce qui est étourdissant dans la chaconne de Bach (violon), c'est qu'elle est exploration sans cesser d'être expression, et que toutes les tentatives se soldent par un succès. Il existe dans cette pièce un fil qui varie d'épaisseur et qui ne casse jamais, malgré la longueur de l'exécution, et nous ressentons presque une souffrance, lorsque nous nous unissons à Bach dans son effort et que chaque solution est immédiatement suivie d'un autre effort. Il existe un plan imaginaire que le violon explore dans toutes ses dimensions, et il n'est pas un coin laissé dans l'obscurité par cette obstination géniale. »
Chiffres vertigineux,
Dans la série de ces chiffres qui donnent le tournis, cela, concernant la synapse : « Elle mesure 50 milliardièmes de mètre. Voilà pour l’infini microscopique de la synapse. D’autre part, le nombre de synapses présentes dans un cerveau humain est presque incommensurable : si nous disposons d’environ 100 milliards de neurones et que chacun d’entre eux est riche de 10 000 à 20 000 synapses, cela conduit au dénombrement astronomique qui avoisine 1 million de milliards de synapses ! Un nombre infiniment grand pour une synapse infiniment petite. » (Lionel et Karine Naccache, Parlez-vous cerveau ?)
Christiane Veschambre
J’ouvre Ecrire. Un caractère, livre de Christiane Veschambre, tout récemment paru aux éditions Isabelle Sauvage. Écrire sur écrire, oui, dit-elle, sauf que écrire lui a quasiment échappé pour devenir sinon un personnage à part entière, du moins un caractère, doué d’autonomie. Certains pourraient dire que c’est une vision particulière d’écrire qui est ici reflétée, un écrire quasi magique quelque peu sacralisé. Mais on SENT bien et l’outre monde en soi SAIT que c’est juste ce qui est décrit là, juste sans doute pour l’écrire qui peut compter, pas l’écrire artificiel et mécanique (sans doute 80 % de la production actuelle) mais un écrire d’art, pas productiviste, un écrire de confrontation à la question du sens, à celle de l’humain, à celle du destin de l’homme.
Christiane Veschambre explique : « Écrire s’est très vite imposé, dans mon texte, comme une existence autonome (...) un caractère dont il me fallait rendre compte, de la façon la plus exact possible, des modes de vie, et de disparition, de travail, des volontés et refus, des impasses, des habitudes. Etc. : écrire est devenue Écrire. Un nom propre, son nom dans ces pages qui parlent de lui. »
Elle le décrit aussi comme « un petit anarchiste » : « Écrire tout à coup ne veut plus. Ou plutôt, on veut écrire et dans cette volonté prend vigueur et racines l’herbe de haute résistance d’un non-écrire, qu’on n’arrachera pas. » (p.14)
Écrire et savoir, Christiane Veschambre
« Écrire, lui non plus, ne veut pas apprendre ce qu’il ne sait pas. Ne veut pas qu’on lui fasse avaler du savoir constitué. N’apprend qu’avec ce qu’il sait – et qu’on ne sait pas lorsqu’on se met à écrire.
Tout à coup Écrire apprend qu’il sait. » (p. 17)
Et elle ajoute : « Écrire aussi est un extrémiste. Son travail : arriver à lire ce qu’il sait ». Citation que l’on peut compléter, pour l’éclairer par celle-ci : « il secrète son monde, qui n’existe pas avant. » (p. 22)
→ il semble y avoir dans ces pages une réflexion profonde et exigeante sur ce que c’est qu’écrire, sur ce qui se passe, en vérité, quand on écrit. Pas une lettre à un ami, pas une liste de courses. Non, écrire, non intransitif cependant dit Christiane Veschambre, parce que « ce à quoi il permet la traversée n’est pas déjà répertorié. »
La lecture
La lecture est cette neige de mars, points blancs en tourbillons et beaucoup de vide
La lecture est une seule ligne ininterrompue depuis l’enfance jusqu’à son impossibilité (antérieure potentiellement à la mort)
La lecture est une bouilloire sur le feu
La lecture est une rafale en diagonale
etc.
Marc Blanchet
Il m’a envoyé son livre Les amis secrets, parus en 2005 chez Corti. Marc qui m’envoie aussi ce même jour deux très belles notes de lecture sur des ouvrages de Campo et de Manganelli, choix d'auteurs révélateurs du niveau de son travail critique. Or ce travail critique, je le découvre précisément dans ce livre, Les Amis secrets, que j’ai immédiatement ouvert.
Cela démarre très fort, avec une belle évocation du livre Le Mont analogue de Daumal. Dont il dit que c’est un « livre des possibilités », avec différents niveaux d’interprétation comme différents niveaux de conscience. Entrée vive en matière dès les trois premières pages, Daumal, Dickinson, et tout de suite aussi la musique, avec notamment Rautavaara et son Concerto pour oiseaux et orchestre (Signe prémonitoire ? Il sera beaucoup question d’oiseaux dans ce flotoir !). Le livre est formé de courts paragraphes, sortes de méditations littéraires et musicales. On sent que l’auteur est attentif à l’expérience de vivre qu’elle soit extrême (Daumal), spirituelle (Dickinson) presque magique (Helder) surtout sensuelle(Larbaud).
Flacon de sels
écouter Rautavaara après l’avoir rencontré dans Les Amis secrets de Marc Blanchet – recevoir de belles chroniques de nouveaux contributeurs – parler longuement au téléphone un dimanche matin avec une amie chère – découvrir une nouvelle vue urbaine qui vient compléter celle que l’on a de chez soi – prendre prétexte du mauvais temps pour passer une journée entière à lire – observer le rare ballet de gros flocons ouatés pris dans des tourbillons et des mouvements contradictoires – découvrir la veine musicale et quelle ! chez un écrivain (Marc Blanchet) – imaginer et rêver à la représentation d’un monodrame musical sur lequel il a été donné de réfléchir, voire de travailler – ne rien comprendre à un livre – écouter la Chaconne de Bach dans la transcription pour la main gauche de Brahms par Anatol Ugorski, Daniil Trifonov et Sokolov puis écouter l’œuvre originale, sous l’archet d’Henryk Szeryng – travailler deux transcriptions de Bach dues à Alexandre Tharaud – et repenser à celle, si belles, de G. Kurtág – écouter une petite voix flûtée de trois ans dire « je veux un petit café »
Valery Larbaud, Marc Blanchet
Après s’être arrêté un moment sur un poème de Larbaud intitulé Le masque, Marc Blanchet écrit : « On peut trouver dans ce passage comme une clé de l’ouvrage : la solitude avouée d’un auteur qui n’espère un lecteur que dans la rencontre de deux visages. Nul face-à-face mais deux visages creux, creusés, qui s’épousent, comme le temps de l’enfance épouse la forme du temps présent en une pression lourde et amoureuse, en un tableau où l’auteur tourné de trois quarts pourrait écrire : portrait de l’auteur dans le visage du lecteur. »
→ il y a là tout un jeu troublant d’échos, de renvois, de rebonds entre l’auteur et le lecteur, une figure double, voire ambiguë.
Musique et larmes, Marc Blanchet
« Rejoindre le noyau endolori de la musique, c’est en terminer l’esquisse par le don des larmes. » (p.17)
L’effet fantôme
Je relève dans le livre de Pierre Ménard, comment écrire au quotidien, cette expression que je ne connaissais pas : « "L’effet fantôme" est un terme d’imprimerie qui évoque la transparence du papier lorsque les pages d’un livre se superposent, le texte apparaissant au verso de la page et qu’elle nuit à la lisibilité de celui-ci. »
Ce fameux effet fantôme est évoqué à l’occasion de la présentation d’un livre de Yannick Liron, qui s’appelle précisément L’Effet fantôme et il est dit que dans ce livre, « le fantôme, ce sont les autres livres, leur résurgence fragmentée, parcellaire, lointains souvenirs qui remontent lentement à la surface, sorte de lieu commun littéraire. » (Page 71)
→ sans doute beaucoup d’effets fantômes dans le flotoir !
Liaison et détachement, Christiane Veschambre
Dans son bien intéressant Écrire. Un caractère, Christiane Veschambre, citant Aimé Aignel, fait une comparaison entre la parole, -ce qui est dit est lié-, et ce qui est écrit, qui serait détaché : « Quelque chose aurait bien été dit, par la conscience à la conscience, mais quelque chose demanderait à être écrit car la parole "liante"(...) ne peut atteindre ce que l’écriture, qui "détache", rend à "une autonomie créatrive", accomplit en faisant "taire les bruits et les bavardages", en "confrontant l’être-seul au silence". Elle parle ici du travail d’Aimé Agnel, le caractérisant à la fin de cette page comme "quelqu’un pour qui le travail de la pensée ne se peut détacher de la venue d’Écrire." » (Page 36)
Connaître l’envers des choses, Valente, Marc Blanchet
Dans le livre de Marc Blanchet, Les Amis secrets, j’ai relevé pour les « Notes sur la création » de Poezibao, cette page qui tourne autour du poète espagnol Valente : « L'ensemble de sa poésie est le déploiement de sons disparates d'une origine innommable, que l'on approche en espérant que les mots veuillent bien se souvenir. Ceux-ci sont déjà dans l'attente de leur propre évanouissement. Le poème est une forme suprême de méditation pour les convier et s'oublier en eux. Et connaître l'envers des choses. C'est la nuit profonde de Jean de la Croix. La poésie permet d'épouser la nature évanescente des mots tout en mesurant leur pouvoir à engendrer le temps — un espace en dehors des limites humaines et dans l'écoute d'un au-delà. » (p.17)
→ je découvre la profondeur de vue de Marc Blanchet. Dans ce livre alternent les poètes et les musiciens, Chostakovitch et Valente ou encore Dutilleux et ses Métaboles. Chacun est évoqué dans un paragraphe généralement assez court, même si le livre comporte des études légèrement plus longues par exemple sur Jacques Dupin ou sur Gérard Macé. « Il est toujours un temps où le don se perd, ou l’habileté des mains se tarit, un temps d’appauvrissement du regard, qui nous fait toucher l’endroit des choses et perdre l’envers, un temps du secret enfoui dans les décombres de la parole. » (p.26)
Et j’ai grand plaisir à le voir évoquer les bols tibétains, que j’ai découverts récemment et qui me fascinent : « les sons des bols tibétains en seraient une des traductions possibles », écrit-il en parlant des poèmes de Gérard Macé.
L’art critique de Marc Blanchet a cela d’assez exceptionnel (et relativement rare) qu’il est poétique. Sa veine critique est de nature poétique.
De la bibliothèque
Dans ces mêmes pages sur Gérard Macé, je relève cette citation sur la bibliothèque, choisie par Marc Blanchet : « Une bibliothèque est aussi vaste qu’un royaume, avec ses labyrinthes et ses forêts, ses monuments et ses lois, sa salle des trésors où le temps s’accumule. Mais c’est un royaume des morts, où des âmes errantes continuent de nous hanter comme si elles étaient encore à la recherche d’une sépulture. » (p.27 et 28).
En camping-car
Continué à lire En camping-car d’Ivan Jablonka avec M. et avec le plus grand plaisir. L’évocation de ces vacances d’été en camping-car, un peu partout, Sicile, Maroc, etc., mais aussi l’analyse fine de la psychologie du père, tellement désireux que ses enfants soient heureux, lui qui a eu une enfance marquée par la disparition de ses parents, déportés et gazés alors qu’il avait trois ans. Il a un point de vue intéressant sur l’autobiographie : il cherche à travers les évènements de sa propre vie à déterminer en quoi il est comme les autres ; ce qui le fait être lui et qui vient en essentielle part des autres, de tous ceux qui sont venus avant lui mais aussi du monde dans lequel il s’insère.
Lecture et écriture, Christiane Veschambre
« On entend dire qu’on écrit avec ce qu’on a lu. Comme infusé par les livres qu’on a lus. Mais les livres lus ne font que nous mettre en contact (éprouvant, rayonnant) avec ce qui doit nous mettre au travail. Comme une violente intuition. Ce n’est pas le contenu des livres qui infuse, nourrit, s’engrange en nous ; c’est leur charge électrique qui nous passe au travers. » (p.49)
→ je suis en accord avec cette notion d’énergie, j’ai d’ailleurs souvent parlé de la lecture comme d’un inducteur. On est bien dans le champ électrique. Il s’agit de quelque chose qui va amorcer éventuellement une possibilité d’écrire. Serions-nous, écrivants, particulièrement sensibles à cette énergie inductrice qui nous vient du livre, de la lecture, comme si par eux se créait une boucle par où passerait le courant ? Le livre fonctionnerait alors un peu comme le récipient sur la plaque dite à induction !
Flacon de sels
l’ambiance particulière d’un jour avec neige – le chant du merle à 6h10 du matin – les végétaux saupoudrés et ourlés de neige – établir un dialogue avec un créateur – imaginer un possible attrait pour une œuvre encore inconnue de soi – développement et ramifications des relations amicales – écouter de nouveau les concertos pour orgue de Bach – un chocolat chaud après une marche en plein vent froid
365
Livre de structure anthologique et forcément inégal, compte tenu de l’ampleur du projet et du programme de lecture et de présentation. 365, me dis-je. Mais l’anthologie de Poezibao (pas de « présentation » il est vrai et pas d’extrapolation d’une idée de texte à écrire) : combien de 365, combien de livres – seize ans déjà depuis l’almanach poétique de zazieweb – désormais cent vingt extraits environ par an. Il y a une sorte d’incapacité ou un point aveugle chez beaucoup de contemporains à saisir un flux, il y a une méconnaissance des ressources Internet (méfiance envers le « support » que l’on retrouve souvent dans l’approche de la liseuse, comme si le support comptait) qui fait que bien peu réalisent quelle anthologie se constitue ainsi, semaine après mois après année.
Le premier contact avec une œuvre, Marc Blanchet
Je poursuis ma lecture très admirative du livre Les Amis secrets de Marc Blanchet. « Quiconque découvre une œuvre le fait à sa mesure, et en épouse une autre : celle de l’auteur(...) L’œuvre agit, trouve un chemin d’écoulement, se nourrit de l’entendement du lecteur. Tel un procédé chimique, ce processus s’active à notre contact. (51) écrit-il, dans la première page de son étude « Jacques Dupin, jouissance de la plaie »
→ j’aime beaucoup cette idée de la lecture comme un processus chimique. Quelque chose qui se passe entre les mots, entre le livre ouvert, et celui qui les reçoit. Une sorte d’alliage, à chaque fois singulier, résultant d’une rencontre entre un auteur et un lecteur, entre un livre et un lecteur, à un moment très précis de leur histoire aux uns comme à l’autre.
Je peux rapprocher ces mots de Marc Blanchet du début du texte de Jean-Luc Parant, choisi récemment pour l’anthologie permanente de Poezibao : «Toi qui as ouvert ce livre pour faire glisser tes yeux sur mes lignes, tu as allumé le feu sur les pages pour faire naître le jour sur mes mots, la lumière sur mes phrases. » (source)
Consternation,
Oui consternation devant cette « alerte du Monde » selon laquelle 30 % des oiseaux auraient disparu de nos campagnes depuis 15 ans. Sans oiseaux et sans insectes, comment allons-nous vivre et nous nourrir ?
Flacon de sels
observer des cachalots et des baleines en plongée profonde – se laisser fasciner par le monde sous-marin - éprouver un immense apaisement intérieur à regarder des aquariums – se souvenir des documentaires Cousteau regardés il y a des années les fins de dimanche après-midi – faire 7782 pas au soleil – penser à Dinu Lipatti et l’écouter dans Jésus que ma joie demeure – découvrir chez soi la partition des deux transcriptions de la Chaconne de Bach, celle pour la main gauche seule de Brahms et celle pour les deux mains de Busoni puis promener un peu les doigts sur le piano en lisant les passages les moins touffus.
Charlotte Salomon
J’ai été chercher à la bibliothèque le catalogue de l’exposition Charlotte Salomon qui s’est tenue au Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme. Ce n’est pas le livre qui reprend l’intégralité de cet ensemble extraordinaire de gouaches qu’elle a peintes en deux ans avant d’être déportée, enceinte, à Auschwitz où elle a été immédiatement gazée. Mais c’est une sélection qui me semble large. Avec traduction des textes. Et qui va sans doute me permettre de bien explorer cette œuvre. « Avec vie ? Ou théâtre ? de Charlotte Salomon, nous disposons d’un des plus importants témoignages artistiques de l’époque du national-socialisme et de l’Holocauste, écrit Edward van Voolen dans l’introduction du catalogue, page huit. Cet ensemble va couvrir l’histoire familiale de l’auteur, sa jeunesse dans le Berlin des années 30 et l’exil dans le Midi de la France. C’est à la fois un document autobiographique et une réflexion personnelle (comparable dans une certaine mesure aux œuvres d’Etty Hillesum et d’Anne Frank.) Issue de la grande bourgeoisie juive berlinoise, avec une lignée suicidaire du côté maternel (sa propre mère a mis fin à ses jours), Charlotte Salomon a vécu un déferlement d’énergie créatrice devant l’absence d’issue et le désespoir. L’œuvre comporte environ 1325 gouaches et calques et elle est qualifiée par elle-même de Singespiel. Elle est construite un peu comme une pièce de théâtre. C’est un collage plein d’inventions qui mêle images, textes et musique et explore toutes les possibilités, du fantastique à la modernité.
Son du jour
« Au moment précis où je commence ce livre, le 30 juin, 9h38, un Troglodyte mignon est à peu près le seul de sa classe à percer le silence. Son chant, qui alterne les modes majeur et mineur, est rythmé par les gouttes d’une pluie continue dont le timbre varie selon leur densité et le support qui les accueille, feuilles de frêne ou de tilleul, graviers, friches, vitres (...) »
Fabienne Raphoz, Parce que l’oiseau, p.11.
→ Mais oui, oui, oui, reprendre les sons, et peut-être même les lumières « du jour ». Hier ce bruit, si inusité ici, de la neige qui glisse et qui tombe.
Ornitho quelque chose
Très jolie séquence où Fabienne Raphoz explique qu’elle n’est pas ornithologue (c’est un scientifique, un zoologiste), ni Birdwatcher (la distinction faite par les anglo-saxons) mais plutôt, si tant est qu’elle accepte de se définir, une ornithophile, quelqu’un qui aime les oiseaux. Tout simplement. Quelqu’un qui a créé chez Corti une collection qui s’appelle Biophilia.
Et ma séquence à moi ? La découverte consternante et consternée hier de l’hécatombe chez les oiseaux, moins trente pour cent dans nos campagnes en quinze ans – La recherche vaine dans mes livres de celui de Fabienne Raphoz pas encore lu – Le désir impérieux de le lire toutes affaires cessantes – Une exploration des sacs de livres avec A.M. qui trouve tout de suite Parce que l’oiseau que je n’avais pas vu lors d’une première exploration – La mise en lecture immédiate, le soir même.
Les noms
« J’aime les noms » écrit Fabienne Raphoz (18)
Je la rejoins complètement ! Noms de tout. Personnes (patronymes, le vrai plaisir du Carnet du Jour dans Le Monde !), les végétaux (noms savants et noms vulgaires), les oiseaux, les insectes, les poissons… les lieux-dits aussi (toponymes)
Un peu plus loin, page 28, je relève cette formule un peu étrange mais que je crois comprendre : « J’ai appris là, dans un fourré, le sens profond de l’hyperbole : c’est le réel de l’enfance »
Les chants d’oiseaux
Dans l’élan des premières pages du livre de Fabienne Raphoz, je télécharge sur mon téléphone une petite application de chants d’oiseaux. Avec l’envie d’entendre ce qu’elle évoque si merveilleusement. Et je trouve bien, tout de suite, le rouge-queue à front blanc dont elle parle dans les premières pages, magnifiques, de son livre.
Écrire sur la musique
Marc Blanchet a ce don, très rare, de décrire la musique un peu comme il décrirait un tableau ou plutôt un paysage (en se déplaçant). Voir par exemple son étude brève sur le Concerto pour orchestre de Lutoslawski (p.63)
Je lui emprunte ces mots, écrits à propos d’une autre œuvre (celle d’Antonio Saura), mais qui me semble bien définir son approche à lui, Marc Blanchet : « une transcription vive et immédiate (...) qui ne s’apaise jamais, tant la découvrir ou en faire l’expérience est une inépuisable émotion. » (67)
Sur les mots
Marc Blanchet lit Bernard Noël : « Un mot s'en va/ il porte la faim/ du cœur/ un appétit/ dans sa poche d'air »... et le poète Bernard Noël de poursuivre en d'autres vers cette déclinaison de nos organes liés aux mots, qui sans cesse les possèdent et les perdent, les touchent et les rejettent, dans une animalité qui contamine le cerveau et nous trouble : ces incidents que nous sommes dans le paysage, peuvent-ils prétendre à quelque vérité quand ils ne sont qu'instincts, flottements, élans, bandaisons et jamais équilibre ni repos ? Ce paradoxe est justement notre mesure : une intériorité dont Bernard Noël ne fait pas sa quête et qui en lui se déploie, ou peut-être s'incarne, en mêlant salive et paroles, mots et choses. Cette mémoire, ressentie dans un monde d'héritages et de diverses fortunes, s'enseigne (on peut jouer sur ce mot) en nous par la plaie toujours ouverte de notre bouche. Notre langue agitée dans tous les sens, cherchant racines, est le premier lien à l'animalité — non la bouche tétant le sein. L'émotion sauvage de vivre vient de là. Et nous cherchons, nous nous débattons, trouvant dans la poche d’air du mot l’allié providentiel. » (p.64)
Écoute
Que d’incitation à l’écoute, à travers les livres de Marc Blanchet et de Fabienne Raphoz : Lutoslawski, le rouge queue à tête noire et maintenant Le Roi des étoiles de Stravinsky. Le répertoire de sons soudain, plein à ras bord, l’oreille tendue.
Et écrire écoute.
Et la huppe
Toujours Fabienne Raphoz, toujours Parce que l’oiseau, pour faire antidote aux très mauvaises nouvelles de ces jours sur la dégradation dramatique de la biodiversité : « La Huppe fasciée, celle qui chante au printemps son nom en latin Upupa epops. »
Parce que l’oiseau, encore et encore
« la Terre est en train de subir sa sixième extinction de masse : selon les scientifiques, les disparitions d’espèces ont été multipliées par 100 depuis 1900, soit un rythme sans équivalent depuis l’extinction des dinosaures il y a 66 millions d’années. Mardi 20 mars, une étude du Muséum national d’histoire naturelle et du Centre national de la recherche scientifique alertait sur la « disparition massive » des oiseaux dans les campagnes françaises – leurs populations se sont effondrées d’un tiers en quinze ans – tandis que fin 2017, des chercheurs montraient que le nombre d’insectes volants a décliné de 75 % à 80 % en Allemagne depuis le début des années 1990. » (source)
→ pour les insectes, il n’est que de regarder nos pare-brise presqu’impeccables après une longue route et se souvenir de ceux de l’enfance, constellés de petits insectes écrasés ! (et ce dégoût quand il y avait des petites taches de sang).
Paysages
Le livre de Marc Blanchet est riche et profond et surtout, comme les meilleurs livres, selon moi, ouvre sans cesse cent pistes nouvelles sous les pas, qu’il est si facile de suivre aujourd’hui, avec un simple smartphone. Il me faut ici le citer de nouveau largement, puisqu’une des fonctions du flotoir, est aussi de serrer ce qui est précieux ! « Three places in New England de Charles Ives énonce autant qu'il corrompt des souvenirs musicaux équivalents à des paysages, comme quelqu'un qui, dans la solitude d'une chambre, évoque pour soi, avec le vertige même de la composition — et cet autre plaisir abyssal qui est de s'y refléter — le Livre d'heures de son passé. Si l'œuvre est encadrée de deux mouvements monumentaux puissants, qui dans un fourmillement baroque semblent faire l'éloge d'une élévation hasardeuse (qui tient finalement sur ses bases), le mouvement central — Putnam's Camp, Redding, Connecticut — se déploie, lui, presque immédiatement comme un concentré de fanfares et airs patriotiques catapulté vers l'auditeur. L'énonciation des thèmes musicaux voit surgir dessous elle, comme de dessous ses jupes, d'autres thèmes, dont l'apparition échevelée procède autant de l'irrespect que du plaisir de la citation. Ce brassage, qui a le mérite de ne s'apparenter à aucun collage trop intentionnel — à l'instar du troisième mouvement séduisant, et réussi, de la Symphonia de Berio —, me fait penser à une noble figure de cancre au fond d’une classe qui sait au moins que son exubérance est un antidote au sérieux établi comme règle. En somme, comme on dit parfois pour désigner quelqu’un dans son comportement, Ives fout le bordel à l’intérieur même de la musique. » (73)
Des Forêts et la musique
« (...) l’obsession de la musique chez Des Forêts, qui dans son œuvre s’impose comme la manière forte pour faire taire la parole, substituant au flux du discours et recherche du sens son abstraction concrète » (84)
Une méthode
Ce qui est curieux c’est que sous l’aile d’un écrivain, Dupin, Venaille, Macé, « tête » de chapitre, Marc Blanchet rameute d’autres écrivains ou des musiciens.
Il y a aussi chez lui des aphorismes cachés dans la masse de la prose : « Le passé a ses échecs qui ressemblent furieusement à notre présent. » (90)
Méthode encore
Voici par exemple, sous sa plume, un très fort rapprochement entre le Cornette de Rilke (mis en musique par Frank Martin), le Winterreiser de Schubert et le marcheur d’eau de Venaille, Venaille auquel on arrive à la troisième page seulement de cette section à lui dédiée. « Le Cornette franchit les territoires de la guerre, chevauchant nuit et jour. Le voyageur de Schubert rencontre de semblables contrées ravagées par d’autres peines. L’Errant de Venaille, lui, croise souvent la Ville, cherchant la mélodie sourde qu’il pourrait exhumer d’elle. » (92)
Dans la lecture
Dans la lecture quitter les rives boueuses de l’Escaut, les chemins glacés du Winterreise, la chevauchée du Cornette pour retrouver les oiseaux de Fabienne Raphoz. Le monde des choses et des êtres vivants et remplir un nouveau flacon de sels !
Flacons de sel
se souvenir de l’étonnement de tout jeunes enfants en écoutant la chouette de Tengmalm ou le coucou – frissonner en pensant au coucou tueur de petits frères – s’étonner du mouvement immédiat et un peu envahissant du chien dans l’ascenseur, après qu’on a seulement énoncé un peu sonore « bonjour le chien » - reprendre des choses « faciles » de Bach, des petits préludes par exemple et les égrener de lent à vif, de lié à louré, de presque froid à très expressif – voir fluctuer, mais toujours revenir, l’intense plaisir de lire et le non moins intense appel du livre.
Le coucou, douce image écornée
« Le coucou gris (Cuculus canorus) parasite les nids des autres espèces. La femelle dépose ses œufs dans les nids des autres oiseaux. Le nid de la Rousserolle effarvatte est très souvent choisi. La femelle coucou passe de longues heures à observer dans la roselière le comportement de la rousserolle. Elle dépose un œuf quand la rousserolle commence à pondre les siens, mais avant le début de l'incubation. Dès que le nid est libre, elle enlève un œuf et dépose le sien parmi ceux de l'hôte. Elle peut pondre de 8 à 25 œufs par saison dans différents nids. Après la naissance, le jeune coucou fait rouler les autres œufs hors du nid. Il les pousse avec son dos jusqu'au bord, et les fait passer par-dessus. Il peut aussi de la même façon, pousser les jeunes de la rousserolle. » (source)
Le Ba
Dans son livre, Fabienne Raphoz évoque cette notion du Ba, dans l’Egypte ancienne, le Ba qui n’est pas tout à fait l’âme, qui est un peu plus que l’âme, quelque chose de subtil et très convaincant. « Le Ba est un être vivant à part entière que le passage dans l’au-delà libère du corps du défunt, dont il personnifie les forces psychiques et physiques ; il est, pour ce défunt, l’élément de mobilité par excellence. Il peut alors errer à sa guise, investir le corps de substitution figuré par la statue, et ceci en quelque lieu que ce soit, pour autant que le culte funéraire rendu au mort ait été effectué consciencieusement. »
→ Bien entendu, Fabienne Raphoz fait un lien entre le Ba et les oiseaux, un peu comme maintes traditions associent les papillons et les âmes des défunts.
Un livre de terrain
C’est que le livre de Fabienne Raphoz, s’il est un livre savant à bien des égards, est aussi un carnet de terrain. Il se raconte sur le mode personnel, elle et les oiseaux, dans la maison du Quercy, en voyage avec B. Cette scène étonnante et si drôle par exemple d’un véritable vis-à-vis, un nez à bec dit-elle, quasiment les yeux dans les yeux, avec un rouge-gorge alors qu’elle se promène avec un tee-shirt rouge vif ! Elle se souvient avoir lu dans la fameuse revue La Hulotte que « le rouge-gorge peut mettre en charpie un leurre rouge » mais ajoute qu’elle n’aurait jamais imaginé « qu’il pût s’en prendre à un individu à poitrine rouge d’un mètres quatre-vingt ! ».
L’espace sonore
Avec elle, on découvre ce que c’est qu’un espace sonore. Toute notre civilisation, toute notre éducation ne sont-elles pas tournées essentiellement vers le « voir ». Le « Regarde ! » n’est-il pas bien plus fréquent que le « Écoute ! » ? Pour certains d’entre nous, l’écoute l’emporte sur le voir, y compris ou surtout au cœur de la nature : « La signature sonore. C’est peut-être plus que la vue, ce qui m’attache à un lieu ». Et c’est très évident dans tout ce livre sur les oiseaux où les considérations portent rarement sur l’aspect des oiseaux, mais tant et si merveilleusement sur leurs chants ou leurs cris (mais aussi sur les noms).
Et un peu plus loin elle écrit : « L’espace sonore soulève un pays. Tous les espaces sonores, pour moi, ont la force évocatrice d’un souvenir d’enfance. Est-ce que le son s’enfouit dans la mémoire profonde, longtemps après que le voyage, comme un rêve, se serait effiloché par bribes difficiles à recoudre, est-ce que le son, à quelque instant de l’empreinte que ce soit, irait remonter le cours des souvenirs jusqu’à leur origine pour s’y nicher ? » (102)
→ Me semble ici mis en évidence quelque chose de fondamental dans le rapport du son à la mémoire. Deux sens, peut-être trois, auraient alors un rapport très singulier à la mémoire, et ce qui est engrangé par leur intermédiaire serait peut-être moins sujet à remaniements (parfois opportunistes au regard de l’inconscient) que les images ? Ces sens : l’ouïe, l’odorat et le goût. Et si l’on suit Proust, également tout ce qui s’inscrit dans le corps, les sensations cénesthésiques.
Révisions !
J’en profite pour me remettre en tête la grande classification dite « classique » des espèces, avec ses sept items : le règne, l’embranchement, la classe, l’ordre, la famille, le genre, l’espèce. (Petit moyen mnémotechnique : Reste En Classe Ou Fais Grandes Ecoles !!!).
J’apprends comment on nomme un oiseau : « Nommer !, écrit-elle, Il était une fois un homme appelé Linné (...) Les classifications passent, les noms changent, ou demeurent, mais toujours selon la bonne vieille nomenclature binominale du Suédois, et leur puissance poétique – me – fait toujours rêver. » (96)
« Le nom scientifique de l'oiseau, comme tous les noms scientifiques du vivant, est donc construit selon la nomenclature linéenne, dit binominale, soit en deux parties : la première indique le genre, elle est inscrite en majuscule, la seconde, l'espèce, en minuscule - l'ensemble de la nomenclature étant écrite en italique - à laquelle s'ajoute, dans les publications spécialisées, le nom de celui qui, le premier, a publié une description complète de l'espèce, suivi de l'année de cette publication » (97). Voici un exemple, celui du Pouillot de Bonelli : Phylloscopus bonelli, Vieillot, 1819. Noter que phylloscopus veut dire celui qui observe les feuilles.
Elle ajoute : « Nommer, ce n’est peut-être pas tant exercer du pouvoir sur ce qui nous entoure, que naître de concert avec ce qui nous en distingue : le langage, du moins notre langage. Nous parlons et ne comprenons pas ceux qui – nous- parlent peut-être aussi dans cette langue ésotérique de cris et de chants, et je me rêve souvent en Champollion décryptant la pierre de rosette orale de leur syrinx. » (96)
Fabienne Raphoz cite un site web participatif de chants d’oiseaux, xeno canto.
Rédigé par Florence Trocmé le 25 mars 2018 à 13h55 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 15 mars 2018 à 14h40 dans photomontages | Lien permanent
Défions l’augure, Hélène Cixous
Un beau portrait d’Hélène Cixous dans Le Monde des livres, avec une photo, prise chez elle et que pour une fois j’aime. Pas dure, comme tant de photos d’elle. Non, ici, elle me semble elle-même : « Le regard porte plus loin, quand on prend de la hauteur. Comment s’étonner qu’Hélène Cixous vive au dixième étage d’un immeuble moderne, dans un appartement parisien ouvert d’est en ouest sur le bleu du ciel ? Dans une belle lumière matinale annonçant le printemps, l’intelligence vive scintille au détour de chaque phrase comme au coin des yeux, tandis que les oiseaux tracent les signes au-delà des balcons, fidèles aux augures. "Défions l’augure", dit justement le titre du nouveau livre d’Hélène Cixous », écrit Bertrand Leclair dans cet article. Puis cela : « Défier l’augure, c’est défier l’emprise de la mort quand le monde, de toute façon, tourne à la perte de tous et de chacun. Hélène Cixous en a fait l’expérience sismique dès l’enfance, à la mort brutale de son père, en Algérie, où elle est née et a grandi. "Un cataclysme, pour l’enfant que j’étais, un impossible pur, je ne pouvais ni le croire ni ne pas le croire." Elle avait déjà vécu une autre forme d’impuissance radicale, interdite d’école dans l’Algérie soumise à Vichy : "A 3 ans, les barreaux se sont matérialisés. J’ai compris que nous étions dans des prisons qui s’appelaient, par exemple, “juif”. Il était impossible de trouver une réponse aux agressions ; à hauteur d’enfant, la solution ne pouvait pas passer par la confrontation mais par le rêve, le passage dans un autre monde. Ce que la littérature a été pour moi, tout de suite, une terre d’asile". ». Il fait aussi allusion à Derrida, l’ami qui « a forgé pour elle le néologisme "bon-dire", qui n’est certes pas une bénédiction, mais une levée du maudire. Bon-dire et rebondir dans la langue, défier les augures, c’est ce à quoi Hélène Cixous s’emploie depuis soixante ans, entourée de livres où puiser sans cesse, bien sûr ("Je lis comme je mange, je n’arrête pas, je me nourris") ».
Sortir du rail chronologique, Hélène Cixous
En conclusion : « A 80 ans, les témoins se font rares, et les morts, innombrables. Mais, à condition de leur ouvrir les portes, les disparus peuvent revenir danser avec l’augure, au présent du livre. C’est la leçon de Défions l’augure, qui en fait l’un de ses chefs-d’œuvre. Revoilà la littérature comme moyen de transport, quand la métaphore prend force de réalité : on peut donc échapper à la prison du temps, lisant, écrivant ? "On nous oblige à rester dans le rail d’un temps chronologique, mais nous sommes des êtres simultanés, en vérité. Quand je vis, respire, pense, je traverse sans cesse je ne sais combien de temps et de lieux" » (in Le Monde des livres du 2 mars 2018)
Ecrire au quotidien
J’ouvre Comment écrire au quotidien, 365 ateliers d’écriture, de Pierre Ménard, Pierre Ménard que je suis depuis longtemps, de manière plus ou moins proche selon les saisons, et dont j’ai toujours admiré le travail, les inventions et les déclinaisons internétiques de Marelle à Liminaire. J’anticipe des découvertes à foison, ne cherchant pas des techniques ou des idées pour écrire, encore moins des idées pour ateliers d’écriture (je n’en ai jamais suivis ni menés) mais oui, des découvertes. L’auteur est clairement parti de livres, je ne sais pas encore s’il y en a 365, en extrayant des textes qui pour une raison ou pour une autre pouvaient susciter une écriture en miroir, en contrepoint, en écho, en imitation, en reflet, en retour, en pastiche, etc. Et le premier texte répond tellement à mon attente ! Un magnifique passage extrait de Souvenirs de ma vie de Michelle Grangaud. Des phrases courtes enchaînées selon le principe marabout-bout de ficelle. Et de me dire que ce serait bien d’enchaîner les « sels » de cette manière-là ! Ces enchaînements qui comme les comptines m’ont toujours retenue. Puis voici, en deuxième proposition, Jean-Luc Sarré alors qu’il vient de mourir, puis Charles Pennequin et un portrait éclaté de son père.
Valérie Rouzeau
J’ai reçu de La Table Ronde le nouveau livre de Valérie Rouzeau, Sens averse. Je l’ouvre et le lis à petites gorgées, petites bouchées, m’arrêtant d’emblée sur cette scène de cuisine, un transistor sur le haut d’un frigidaire, une mouche, les objets du quotidien, l’apparente normalité aux limites de la banalité, mais qui soudain, insidieusement, par le jeu des mots, se fissurent et entraînent ailleurs, très loin ailleurs
Les collages d’Herta Müller
A la fin du livre d’entretiens (Tous les chats sautent à leur façon), Herta Müller aborde en détail la question de ses collages et c’est passionnant ! Il n’y a pas malheureusement de livres disponibles avec ces collages mais on peut en voir un grand nombre sur le site d’Herta Müller. Sinon depuis toujours, mais en tous cas depuis très longtemps, elle collecte partout des mots qu’elle découpe. Si elle a renoncé aujourd’hui aux journaux, en raison de la mauvaise qualité du papier, elle découpe encore et encore prospectus, magazines, livres peut-être, je ne sais pas. Ce qui est fascinant, c’est que ces mots, elle les range dans des tiroirs, en ordre alphabétique, semble-t-il. Puis elle compose des collages, qui ne doivent rien au hasard dans le choix des mots, de leur taille, de leur couleur, de leurs rapports bien sûr. « Dans la pièce où vous travaillez, on voit partout des mots de toutes les couleurs, des coupures de journaux ; il y en a sur toutes les surfaces horizontales, même sur le canapé, sur un tabouret, sur l’appui de fenêtre. Des brochures, des magazines, des catalogues sont éparpillés par terre, et c’est la matière première de vos collages », lui dit son interlocutrice. Herta Müller raconte que « tout a débuté comme ça. En voyage, je cherchais toujours des cartes postales en noir et blanc pour mes amis : c’était très rare d’en trouver qui correspondent à leur personnalité, ou à la mienne. ». N’ayant pu aboutir dans cette quête, elle a eu l’idée de prendre un bristol blanc et d’y coller des éléments (on songe un peu aussi aux fameuses cartes postales de Michel Butor). Les mots, elle ne les choisit pas vraiment : « Il n’y a aucun choix, c’est intuitif. Chaque fois que je découpe un mot, je pars du principe que j’en aurai besoin un jour ; sinon, j’y renonce. Mais je ne sais pas ce qui m’amène à le faire. Il y a bien sûr des mots qui me plaisent, par exemple « manège » que je vais découper à tous les coups, quitte à en avoir plusieurs exemplaires. ». Et c’est souvent le rapprochement, l’assemblage qui provoquent une étincelle : « Aujourd’hui encore, je ne sais pas quel tempérament se cache derrière quel mot : on ne le voit que quand les mots se rencontrent de manière nouvelle. »
Elle montre bien le rapport aux mots très particulier que cela induit, elle dit voir la structure des mots quand elle les découpe. Elle raconte aussi avoir fait des collages en roumain alors qu’elle ne peut écrire dans cette langue !
Posséder des centaines de milliers de mots
« Posséder des centaines de milliers de mots, je considère que c’est une chance. Et quand je suis en voyage, dans cette situation où, il y a belle lurette, j’ai commencé à faire des collages, je me dis souvent que les mots m’attendent à la maison. Les laisser éparpillés partout, c’est pour moi l’expression d’une intimité, d’une décontraction, et même d’une liberté personnelle : posséder des mots en abondance est le contraire de la censure d’autrefois. Autrefois, je devais emporter en cachette mes écrits et les cacher chez des connaissances qui n’éveillaient pas les soupçons, par peur des perquisitions. »
Mots qui ont tous été, un par un, découpés, collectés patiemment, sans savoir pourquoi, ni à quoi ils serviraient. C’est stupéfiant. J’imagine un instant que tous les livres qui m’entourent, au lieu de garder sagement les mots enfermés dans leurs pages, les expulsent, les éparpillent en grands nuages de mots dans mon bureau. C’est un peu cela qui se passe chez Herta Müller. Et il faut espérer qu’un jour ces collages seront édités, en bilingue, à gauche le collage en langue allemande (ou roumaine !), à droite une traduction. Et l’on pourrait imaginer faire un collage de traduction !
Je ne sais pourquoi mais je me suis demandé si Herta Müller faisait des collages comme Jean-Luc Parant fait des boules.
Oskar Pastior
Elle revient longuement aussi dans ce livre sur l’histoire d’Oskar Pastior, son ami poète germano-roumain, disparu le 4 octobre 2006 quelques jours avant de recevoir le plus haut prix littéraire allemand (le prix Büchner), qui fait de l’auteur un classique de sa langue. Ils préparaient un livre en commun sur l’expérience du camp de travail russe, où le poète a été déporté de 1945 à 1949 (déporté comme la mère d’Herta Müller). Herta a su qu’elle pouvait l’interroger sur cette expérience terrible, ils ont commencé le livre à quatre mains et puis Oskar est mort subitement. Elle raconte son chagrin, son désarroi, ses questions taraudantes concernant ce livre, jusqu’à ce qu’elle comprenne qu’elle devait tout reprendre et en faire un livre à elle. Ce sera le très remarquable Renverse du souffle. Oskar Pastior qui est présent dans Poezibao grâce à de belles traductions accompagnées d’un article précis et subtil de Jean-René Lassalle.
Dans le livre d’entretien, Herta Müller relate une scène frappante : ils sont revenus, elle et lui, sur le lieu du camp (en Ukraine me semble-t-il). Elle le décrit, infatigable, courant partout. Elle le dépeint aussi refaisant devant elle certains gestes du terrible travail qu’il devait accomplir et il est confondant de voir tout ce que ces lieux et ces cinq années de camp ont inscrit à jamais dans son corps.
Raoul Hausmann
Intéressant article de Philippe Dagen dans Le Monde daté mardi 6 mars 2018. « Dans la nomenclature du XXe siècle artistique, Raoul Hausmann (1886-1971) est dans la boîte "Berlin", tiroir "dada". Ce qui se justifie, car Hausmann est, entre 1918 et 1921, l’un des plus actifs protagonistes du mouvement, avec sa compagne Hannah Höch et ses camarades Johannes Baader, George Grosz et Kurt Schwitters – énumération non exhaustive. Autoproclamé "dadasophe", il lance collages, assemblages et poèmes phonétiques comme autant de manifestes révolutionnaires »
C’est que Le Jeu de paume, à Paris, présente les images du cofondateur allemand de Dada Berlin, considéré comme l’inventeur du photomontage. En arrêt il y a peu devant les collages d’Herta Müller, me voici retenue par les photomontages de Raoul Hausmann. Voici ce qu’écrit Philippe Dagen des photographies d’Hausmann : « Beaucoup n’ont pas de titre, et tous pourraient avoir le même, Étude. Il y a des études de paysage, d’autres d’architecture, de botanique ou de géologie. Elles font voir autrement, de plus près, selon un angle singulier, ce que l’on peut voir couramment, si couramment qu’on n’y prête plus attention. Une dune, par exemple. Que celles qu’Hausmann parcourt en 1931 soient au nord de l’Allemagne n’est pas une raison suffisante de s’y intéresser. Mais il se place à mi-pente, regardant en dessous de lui, là où broussailles et arbres sont en train de prendre possession de la pente. Ou il s’agenouille dans le sable, l’œil au niveau des touffes d’herbes et d’ajoncs. Du coup, le paysage se met à parler de la disparition des dunes, que l’homme cherche à stabiliser, et du vent, qui fait ce qu’il veut. Autre exemple : une maison, à Ibiza, en 1934. Bâtisse paysanne, elle se compose de volumes cubiques crépis de blanc, avec des fenêtres très petites, et, autour, des murets de pierres sèches régulièrement disposées. Au-delà de l’équilibre parfait de ces images, que suggèrent-elles ? Que la géométrie des angles et lignes droites est une constante de la création humaine. Cet artiste qui n’ignore rien de l’abstraction géométrique selon le Bauhaus et selon Mondrian démontre, par ce travail documentaire et analytique, qu’il existe des formes natives d’abstraction, inscrivant celle-ci dans un long passé, qui commence bien avant le cubisme, au néolithique peut-être. Autrement dit : dans l’instant de la photographie, Hausmann fait remonter à la surface une histoire millénaire »
Comme de ses autres modes de création, Raoul Hausmann
« Il en est donc de la photographie d’Hausmann comme de ses autres modes de création. Il se saisit d’un instrument, en expérimente les possibilités méthodiquement et l’emploie ensuite sans s’embarrasser des règles habituelles pour faire surgir des œuvres qui s’inscrivent dans la mémoire et ne s’effacent plus. »
Comme poète, Raoul Hausmann est bien présent dans Poezibao.
Pierre Ménard et ses 365 ateliers
A confirmer bien sûr, mais il me semble bien que son livre soit aussi une formidable anthologie de poésie contemporaine (ou de littérature contemporaine plus précisément sans doute). Voir les six premiers numéros : Grangaud, Sarré, Pennequin, Quintane, Chaton, Métail !
Flacon de sels
penser à Introduction à la méthode de Leonard de Vinci de Valéry en entendant le jardinier du Clos Lucé parler du sens de l’observation botanique de Léonard – écouter Glenn Gould dans les Variations Goldberg de Bach – aimer sa manière d’enchaîner les variations à toute allure comme s’il y a avait un élan à préserver à tous prix – lire la passion Bach d’André Tubeuf – penser au bonheur de pouvoir jouer même infiniment mal un peu de cette musique – se noyer (les yeux) dans l’eau magnifiquement et lourdement verte de la Seine au pont Saint-Michel un matin de mars – trouver les carnets qu’on aime chez le papetier – poursuivre par courriel deux ou trois conversations en simultané – écouter l’orchestre des mails et les petits solos flûtés des textos – admirer la cohorte des gâteaux tous plus sophistiquées les uns que les autres dans la vitrine dominicale de la boulangerie-pâtisserie, avec d’autant plus de gourmandise qu’on n’en mange pas – découvrir le goût de cette pomme après avoir écouté le bruit fait par le couteau qui l’ouvre – penser à Valéry de nouveau, comme le fruit se fond en jouissance /Comme en délice il change son absence / Dans une bouche où sa forme se meurt…
Valérie Rouzeau
Comme souvent des croquis de mots, des croquis-collages détraqués. Cela souvent chez elle comme une bifurcation sur un mot-prétexte. On avait pris la ligne quai X croyant droit aller et pof, balafre en travers du ballast. Et on en redemande parce que c’est un rayon de lumière dans le gris de la gare.
NU(e)
Hier première mise en ligne dans Poezibao d’un numéro de la revue NU(e) qui quitte le papier pour devenir électronique et qui a demandé à Poezibao de l’héberger. J’en suis d’autant plus heureuse que ce numéro 66 est consacré à Anne-Marie Albiach.
365
Je continue d’avancer dans le beau discours de la méthode de Pierre Ménard (il y a lieu ici de rappeler que ce nom est un pseudonyme, emprunté à Borges), ces 365 ateliers qui fonctionnent aussi comme une traversée de la littérature contemporaine. Aujourd’hui notamment Roubaud, Levé, Bon, Rouzeau, Jouet et quelques autres. Mais à lire à petites doses sinon risque d’overdose surtout quand on ne pratique pas les exercices suggérés.
Ian Bostridge
Je le lisais en anglais, le livre de I. Bostridge sur le Voyage d’hiver de Schubert, voici qu’il parait en français. Je le lis difficilement sur ma liseuse via un PDF bien mal formaté pour cela, PDF que m’a adressé l’éditeur qui n’a plus de services de presse. Muzibao n’a pas encore atteint la notoriété de Poezibao ! (Reçu par exemple ce matin le somptueux Tome 1 de la correspondance d’Yves Bonnefoy, édité par les Belles Lettres).
Bostridge, ténor qui a chanté l’œuvre des dizaines de fois depuis trente ans, fait ce constat : « Winterreise est incontestablement un chef d’œuvre qui devrait faire partie de notre expérience commune, au même titre que la poésie de Dante et de Shakespeare, les tableaux de Van Gogh et de Picasso, les romans des sœurs Brontë ou de Marcel Proust. Il est assurément remarquable que cette œuvre vive et produise une aussi forte impression dans le monde entier, même dans des cultures fort éloignées des circonstances de sa composition dans les années 1820, à Vienne. »
Et de raconter, de manière vivante, pas pédante, simple et joyeuse, comment il est entré en contact avec le grand cycle de lieder de Schubert qui est devenu pour lui une vraie obsession (c’est même le titre de son livre ! Le voyage d’hiver de Schubert : anatomie d’une obsession). Parmi les différentes étapes, celle-là : « un autre grand enseignant, Richard Stokes, professeur d’allemand du second cycle, dont l’amour du chant – profond, vital et contagieux – imprégnait nombre de ses leçons, pour ne pas dire la plupart d’entre elles. Imaginez une vingtaine de garçons de quatorze à quinze ans, à divers stades d’évolution de la voix, beuglant Erl King de Schubert ou Where Have All the Flowers Gone ? de Marlene Dietrich dans le laboratoire de langues, et vous aurez une idée de la chose. C’est en fait Le Roi des aulnes qui me fit tomber amoureux de la mélodie allemande – le lied – avec une passion qui a dominé mes années de jeunesse. Ce fut un enregistrement particulier, écouté au cours de notre toute première leçon d’allemand, avec Dietrich Fischer-Dieskau, le prince des barytons allemands, et Gerald Moore, son accompagnateur anglais, qui s’empara de mon imagination et de mon intellect. »
→ voici une expérience de jeunesse, de celle que je tente de recueillir dans la rubrique « un disque une vie » de Muzibao ! L’importance prégnante des premières expériences musicales, sans doute encore plus fondatrices qu’on ne l’imagine. Ce qui suppose une forme de responsabilité quant à ce que l’on fait ou laisse entendre aux petits enfants.
→ En fait le parti suivi par le ténor est le suivant. Il prend les lieder un par un : « Dans le présent ouvrage, j’entends utiliser chaque lied comme point de départ pour en explorer les origines : situer le morceau dans son contexte historique, mais aussi trouver des connexions nouvelles et inattendues – à la fois contemporaines et mortes depuis longtemps : littéraires, visuelles, psychologiques, scientifiques et politiques. » (p.12) ce qui n’est pas sans faire penser à la méthode de Susan Howe dans son magnifique livre sur Emily Dickinson. Je dis bien à la méthode ! Il n’y a pas ici l’incroyable talent poétique de Howe. Bostridge n’est pas un écrivain, c’est un musicien qui écrit avec passion sur une œuvre qui surplombe sa vie et sa carrière. Ce n’est pas tout à fait la même chose, n’est-ce pas.
Deux sortes de progrès, André Tubeuf
« Il y a un progrès qui se fait en extension, donc abandon forcé (sinon destruction) de là où on résidait, où on avait son sol et sa solidité, pour du nouveau ; et il y en a un qui est approfondissement de là où on est et, par là même, renouvellement de ce qui certes est ancien, mais permanent pas moins, et pourrait bien être seule figure d’éternel qui puisse se donner dans le temporel. Car c’est l’immanence qui est la plus grande, l’insondable. Romantique et fascinante comme elle excelle à se montrer, la transcendance, elle, n’est (comme le sublime) qu’un effet de grandeur dans ce qui reste, insondablement, à n’en pas finir, immanence. On n’en aura jamais fini avec ce qui est ici même. Le trésor est dans le champ. »
→ pour en revenir à une lecture récente, celle de Fraternelle mélancolie de Stéphane Lambert, il y a celui qui s’en va sur les mers (Melville dans sa jeunesse) et celui qui bougera très peu de son lieu d’origine (Hawthorne). Bach sera très sédentaire mais creusera comme nul autre ce qui est là, chez lui, devant lui, près de lui.
Les variations, André Tubeuf, Bach
André Tubeuf qui dans ces pages réfléchit à la question de la variation et aux célèbres Goldberg bien entendu : « La variation n’est pas autre chose dans son essence, et par vocation, que le voyage sur place de celui qui ne veut pas du voyage, n’ira pas ailleurs ; ne sortira pas du site choisi ; mais rêve le voyage et de ce rêve, en vrai créateur, fait la seule réalité qui vaille. Il n’étendra, ne développera, ne conquerra rien ; mais approfondira ; et fera sortir toute une diversité, une nouveauté, et des surprises, qui valent bien celles qu’ostensiblement offre le voyage, de ce qui au fond n’est qu’un surcroît d’attention : une attention qui ne va pas seulement à ce qui se laisse voir, comme pour le posséder mieux (un seul regard, mais pleinement attentif, devrait suffire), mais y débusque ce qui est latent, était promis. Au fond, le trésor qui est dans le champ ; le champ qui est le trésor même. La terre promise. »
La transcription, Thomas Lacôte
Remarquable (et difficile) article de l’organiste et compositeur Thomas Lacôte sur la question de la transcription en musique.
Je relève ce passage sur l’orgue qui est l’instrument de T. Lacôte : « Depuis longtemps déjà, l’instrument m’est apparu particulièrement irréductible à notre solfège (un peu moins que le carillon, mais l’exemple de ce dernier aura permis de me faire comprendre). L’ensemble de ses moyens sonores, son vocabulaire acoustique si vaste, si on l’écoute, s’impose, résiste et transforme, reformule en profondeur les données de l’écriture musicale. De plus, l’identité variable de l’instrument ouvre d’autres questions : passer d’un orgue à l’autre, poser une partition sur le pupitre de différents instruments, est-ce une permanente transcription ? Un peu plus que si l’on passe d’un Bösendorfer à un Steinway, un peu moins que si l’on passe d’un quintette à vents à un orchestre à cordes.
Anne-Marie Albiach
Cette très belle remarque dans un article de Florence Jou sur la poésie d’Anne-Marie Albiach : « Placée sous le signe, voire le principe de la réverbération, l’écriture poétique s’élabore avec des références multiples, ayant irradié la poète, et irradiant désormais le poème. Celui-ci devient un territoire où se diffusent des voix. Celles de poètes proches : Claude Royet-Journoud et Michel Couturier, avec lesquels AMA fonde la revue Siècle à mains, dans laquelle elle publie son premier texte Flammigère – mais aussi celles de personnages évoluant dans les œuvres de Stéphane Mallarmé, William Shakespeare, Georges Bataille… Elles, « présences femelles » d’État, portent la trace des trois sorcières de Macbeth, et il celle d’Igitur. »
→ Je suis toujours infiniment sensible à la pluralité des échos que l’on peut retrouver dans une écriture, à la pluralité des mondes qu’elle contient, à la pluralité des univers auxquels elle ouvre.
Et en écho précisément, ces mots : « Le poète et philosophe Jean-Christophe Bailly évoque le poème comme une chambre d’échos, où les sons, semblables aux nervures d’une feuille, résonnent. Ceux d’Albiach tentent aussi de traduire cet effet d’"innervement", grâce à certains éléments graphiques (capitales, italiques et guillemets). Ils rendent visibles une poétique sismique, où existent des variations d’amplitude des lettres, des mouvements obliques, des bulles. »
Valérie Rouzeau en sa manière
« Humanité anecdote biologique
Ne te perds pas de vue et cultive-toi
Des poireaux calmes des pommes de terre
Des tomates sans chinoiseries
Permets que le renard emporte une poule
Une poule de temps en temps avec des plumes
Ignorante des happy technologies
Quand un lombric déroule de tout son long
Un bout de la longue chaîne élémentaire
En rose merveilleux alimentaire » (Sens averse, p. 57)
Un poème tout à fait typique de Valérie Rouzeau et de l’interpénétration de ses nombreux univers et registres qui « jouent » les uns par rapport aux autres selon des axes occultés où mémoire, réflexions sociales, affects se passent la main à une vitesse vertigineuse. Créant une dynamique à l’intérieur même du poème, tendu de bout en bout vers sa chute et qui entraîne le lecteur
Bach, quelque chose de fractal ?
« L’esprit de la totalité, qui n’est pas volonté mais désir seulement (poussée autrement naturelle et puissante, elle est le génie même) est omniprésent chez Bach, est Bach présent dans le moindre moment de son œuvre apparemment la moindre. Ainsi le moindre fragment y est microcosme au sens propre : non pas microclimat, pour échantillonner une humeur, une disposition d’esprit, une Stimmung, ni une subjectivité surtout, mais microcosme en vérité, où l’ordre se lit à plein, et en clair, et à hauteur de nos yeux à tous (les yeux de Bach ne sont pas meilleurs, mais ils regardent plus haut), en sorte qu’à partir de ce très peu que notre entendre (ou entendement) limité est capable de saisir facilement, de comprendre, ils passent à plus grand, à l’immense et même infini, lequel procède du même ordre qui ici s’est fait lisible à nos yeux, soluble à notre oreille : lisible sans chiffre ni cryptage, ni même déchiffrage, car ici l’oreille suffit. » (André Tubeuf)
→ Il est très frappant, lorsque l’on travaille la musique de Bach, même à tout petit niveau, de voir comme tout compte dans cette musique-là. Il n’est pas question ici de laisser en friche un passage, une voix, ce qu’ailleurs on peut appeler une petite batterie d’accompagnement. Tout fait sens, chaque note est importante, cette musique demande une concentration absolue. Comme aucune autre à ce degré-là.
Et c’est aussi paradoxalement ce qui est merveilleux, en ce sens que travailler même de courts passages, ou des extraits d’œuvres par exemple des extraits des variations Goldberg dont beaucoup d’autres sont hors de portée, cela permet déjà d’accéder un peu à l’univers de Bach. Personne n’est exclu.
Et la messe en si !
On trouve aussi sous la plume d’André Tubeuf des pages magnifiques sur la Messe en si : « Tous les Bach successifs (ou plutôt, en puissance au moins, simultanés) se rejoignent dans cette Messe : celui de Cöthen au premier chef, qui a étudié et maîtrisé les instruments jusqu’à savoir en exprimer toutes les capacités, toutes les saveurs, parce que son employeur d’alors attend ça de lui ; le Bach baroque, qui foisonne en tout, et jubile ; le Bach roman, plus austère et formel ; et celui qui pourrait écrire dans l’abstrait, per ogni tempore, c’est-à-dire pour aucun temps, pour l’intemporel. Le génie de Bach est que tout cela remis en séquence semble venir de la même plume au même moment et pour un même dessein. C’est cela, le style : cette puissance unifiante, qui vel dissita jungit. Le Bach le plus ancien, encore pris dans le monde (pour autant que Bach puisse être weltlich, mondain), ne fait qu’un avec l’ultime : celui qui en 1749 pour le Credo crée les pièces chorales les plus nues, celles où s’épure, se sublime une vie passée à écrire pour les chœurs – quand on pouvait penser que rien n’atteindrait plus en grandeur le Gloria plein de trompettes venu vingt ans plus tôt. »
→ Cette Messe en si, dont un passage est une des très rares occasions où la musique suscite en moi des images. J’y vois une immense cohorte, qui monte vers une sorte de ligne d’horizon, un peu en hauteur, puis bascule de l’autre côté, dans le néant, dans la nuit des temps, en fait une dimension qui pour Bach n’est pas le néant, mais sans doute l’éternité.
Travel or not travel, de Bach à Elisabeth Foch
Amusante tension entre ces pages qui me reviennent sans cesse où André Tubeuf décrit la sédentarité de Bach et le début d’un livre envoyé par les éditions Arléa, on ne peut pas toujours voyager mais on ne peut pas rester toujours au même endroit de Élisabeth Foch-Eyssette dont les premières pages procurent une sorte de vertige dans les lieux évoqués sont divers : Japon, Azerbaïdjan, Bolivie, etc. Un livre qui semble cependant avoir une sorte d’axe central qui est peut-être une profondeur, autour de laquelle viennent s’assembler toute les allusions et visions étrangères.
365
Aujourd’hui Alferi, Rebotier, Jeanney, Roche, Bozier, Domerg, Fourcade, je suis époustouflée par la connaissance de la littérature contemporaine de Pierre Ménard et je n’en suis qu'au numéro 32 ! Domerg et Fourcade viennent de traverser la rue. Étrange cohorte de ces trente-deux premiers auteurs du livre. Je les vois comme les Beatles sur leur passage clouté, traversant le champ par groupes de quatre, tournant les yeux vers le lecteur tout en montrant les rayures de la chaussée, (qui ne sont pas des clous) et l’invitant à en dessiner de semblables.
Valérie Rouzeau
J’ai publié deux notes sur le livre de Valérie Rouzeau, deux notes qui soulignent à juste titre la complexité de ses poèmes, même quand ils revêtent un air faussement simple.
« Des feuilles tombent, des feuilles volent et le vieux temps Kronos / y va comme je te pousse » (84)
Des choses
Celles que l’on rapporte de voyage, et qui ne servent à rien, dit Elisabeth Foch-Eyssette : « tout ce qui sonne faux une fois sortie du contexte. » C’est-à-dire tout ce que l’on n’utilise pas. Elle prône les choses utiles, telle une râpe à gingembre, mais surtout si j’ai retenu cette page, c’est pour cela : « Et puis encore ces pierres ramassées en chemin pour leur forme, leur couleur, leurs strates. Depuis le temps c’est tout un éboulis qui vient s’échouer chez moi. »
→ depuis des années, j’ai cette manie de ramasser des pierres, des cailloux, plutôt (en tendresse avec choux, genoux, hiboux, joujoux et même poux ?) parfois y cherchant des expressions humaines, ces cailloux que j’appelle des cailloux-têtes, mais souvent pour une couleur, le vert surtout. Et ces deux dernières années, à deux reprises, l’idée de ramasser une petite pierre sur un lieu de funérailles, un tout petit cimetière normand, un columbarium ariégeois, et comme sur tous les cailloux que je ramasse, écrire la date et le lieu.
365 ateliers
Pour l’instant je confirme mon idée que le livre de Pierre Ménard est une formidable anthologie qu’il faudrait peut-être, pour son parcours libre, lire et étudier en contrepoint de la « Flam’ » (Un nouveau Monde) au cheminement si rigoureux, si pensé, mais moins pluriel et ouvert peut-être. Il y a un réel plaisir de surprise ici à découvrir ces formidables univers de livres contemporains, comme un réservoir de possibles, de possibilités, quelque chose que l’on pourrait aborder comme un manuel de lecture (et d'écriture) pas intimidant, ni complexant alors même que ces pages tutoient souvent les sommets. Remarquable entreprise à maints égards dont il faudrait dire aussi comment elle est fabriquée.
Sur la poésie, Philippe Beck
Le livre de Pierre Ménard, Comment écrire au quotidien, est également un remarquable recueil de citations. De la page consacrée à Philippe Beck, j’extrais cette citation, précisément : « la poésie est le battement du sens »
Ici ou là
Le livre d’Élisabeth Foch-Eyssette On ne peut pas toujours voyager mais on ne peut pas toujours rester au même endroit, est placé sous l’égide de Shei Shônagon et de ses fameuses « choses qui », dont s’inspirent certains chapitres du livre. Par exemple le texte « choses qui révèlent un univers » est une belle réflexion sur le vêtement, à partir de la chuba des Tibétains jusqu’aux saris des Indiennes, la chuba qui est « un manteau aux allures de forteresse plus qu’un vêtement, un "refuge" qui permet de (sur)vivre en compagnie des pierres et du vent ». Plus bas, descendant les contreforts sud de l’Himalaya, on voit apparaître le couleur et les saris et tout à la fin du texte un religieux jaïn « drapé d’espace », c’est-à-dire entièrement nu. Il y a tout un glissement du texte depuis les hauteurs tibétaines jusqu’à la plaine qui induit un mouvement de lecture tout à fait pertinent. (34)
De la neige
Un peu plus loin, autre évocation : c’est le principe même du livre. Sous le titre « choses qui réveillent l’enfance », une évocation de la première neige : « des milliers de flocons engloutissent le paysage, redessinent les perspectives dans un silence cotonneux. Il n’est pas deux cristaux qui se ressemblent, pourtant leur accumulation unifie. » (39) Et l’auteur de se référer à deux images, une gravure sur bois du XVIe siècle représentant un archevêque en pleine bataille de boules de neige et aussi la célèbre photo de Giacomelli avec sa ribambelle de jeunes séminaristes aux robes noires comme dansant sur le fond immaculé de la neige. Le livre a été écrit avant cet épisode, mais il aurait pu aussi intégrer ces images récentes de jeunes (et moins jeunes !) religieux, en soutane peut-être, je ne sais plus, échangeant les boules de neige sur la place Saint-Pierre à Rome couverte d’un manteau blanc assez inhabituel.
Citation à tiroirs
Toujours sous la plume d’Elisabeth Foch, cette citation : « Une confidence du philosophe Marcel Conche : "Lorsque je mange une figue, je pense à Démocrite, une olive à Épicure". Écoutons le premier : "Rien n’existe dans notre intelligence qui n’ait d’abord été dans nos sens." » (41)
Le moment de la poésie, à propos d’Anne-Marie Albiach
Continuant à parcourir la revue NU(e) désormais accessible sur le site Poezibao, en son numéro 66 consacré à Anne-Marie Albiach, je relève cette remarque importante d’Éric Dazzan sur le temps de la poésie, son moment : « entre le moment où l’œuvre d’Anne-Marie Albiach est (en quelque manière) apparue dans l’horizon de réception de ses contemporains et l’aujourd’hui de la poésie et de sa réception, une rupture s’est produite qui fait de cette œuvre une œuvre du passé (fût-il très proche), témoignant d’un certain état (historique) de la poésie, mais aussi, dans sa distance et son achèvement, nous parlant de notre relation à ce passé et partant à notre propre présent. Et pour faire un pas de plus dans cette direction, il faut bien sûr relever un autre présupposé fondamental : à savoir que la poésie est travaillée, et ce depuis le romantisme et les débuts de la modernité, par une sorte d’obsolescence cyclique (quasi générationnelle) de ses formes et de ses démarches, sinon de ses expériences, obsolescence qui fait la vie même de la poésie, son en-avant jubilatoire et panique. Qu’il y ait à l’œuvre dans le mouvement même qui conduit la poésie vers elle-même une dimension profondément négative n’est plus à démontrer. Cette négativité est bien sûr un mode de relation paradoxal, à la fois conflictuel et de fascination, de chaque génération à la précédente, et elle a pu donner leur dynamique propre à certaines des grandes œuvres de la seconde moitié du siècle dernier. »
Eric Dazzan qui évoque un peu plus loin la : « définitive délimitation du territoire auquel est assignée la poésie contemporaine, territoire où elle se heurte sans cesse, comme un oiseau entré par mégarde dans une maison, à ses (deux) rêves (transparents et contradictoires) : joindre ces deux absolus que sont le langage et le réel, les conjoindre dans le même geste de liberté (de déliement) et d’adresse. »
Flacon de sels
s’émerveiller du scintillement des vers luisants et apprendre que cette lumière résulte d’une réaction chimique entre l’oxygène et la luciférine – observer avec passion un organiste officier à quelques mètres de soi et en pauvre pianiste réduite à deux mains et un clavier unique, admirer le jeu des pieds – demeurer étonnée de ce qu’une seule personne peut déchaîner comme cataclysme sonore (sans amplification, simplement par de l’air pulsé) dans un orgue (Cavaillé Coll en particulier) – s’émouvoir devant un très beau reportage de Marc de Chalvron sur ce Béninois qui recherche pour les aider tous les malades mentaux qu’il peut trouver (la maladie mentale est mal vue et peu soignée en Afrique) – découvrir qu’il y a des passionnés du Louvre qui s’y rendent presque quotidiennement et qui en connaissent parfaitement les plus de quatre cents salles – goûter le charme un peu suranné du petit square et de la basilique néogothique – réfléchir en compagnie d’André Tubeuf à ce titre inouï, L’Offrande musicale – relever cette citation d’André Tubeuf encore « Bach, lui-même n’a rien été, sauf musique » – déplorer que P. ne soit plus là pour lui lire les pages magnifiques qu’André Tubeuf consacre au violon et penser à son violon à lui, aujourd’hui en d’autres mains.
Violon
Très remarquable et passionnant constat : ce serait Bach qui aurait donné au violon, au-delà de son charme mis en évidence par un Vivaldi, sa gravité : « Il n’aura de cesse que, au violon né pour les grâces, de procurer son poids d’incarnation, sa gravité » et cela jusqu’à la « stupéfiante chaconne, pas loin d’un quart d’heure à elle seule d’un seul tenant ».
Écrire au quotidien
Prenant à rebours le livre de Pierre Ménard Comment écrire au quotidien, 365 ateliers d’écriture, je vois que certaines des idées que j’avais formulées sont bien présentes et exposées dans la préface : « Ce recueil est à la fois un texte poétique, une méthode pour écrire en atelier (365 propositions d’écriture), une anthologie de littérature contemporaine d’auteurs francophones et leurs textes présentés à l’aide d’extraits (...) publiée par plus de 75 éditeurs. » Et la préface donne également cette remarque d’un critique : « Un livre-univers qui contient à lui seul une bibliothèque entière, un livre labyrinthique, signée par un personnage de Borges, Pierre Ménard. Un écrivain qui n’aurait pas d’autre travail que celui de recopier les textes d’autres écrivains. Un écrivain qui vivrait des mots des autres écrivains. »
→ Comment ne pas penser, en lisant ces derniers mots, à tout ce travail du Flotoir. Cette incessante compilation de textes, de mots, de livres, sur lesquels rêver, sur lesquels divaguer, à partir desquels travailler.
Flacon de sels
découvrir de merveilleux tableaux de femmes peintres, totalement escamotées pour ne pas dire annihilées par la misogynie ancestrale, celle des contemporains et celle de l’histoire de l’art : Adélaïde Labille-Guiard par exemple – entrouvrir avec M. le camping-car d’Ivan Jablonka – lors d’un trajet de retour, un dimanche de fin d’hiver, cadrer depuis l’autobus quelques silhouettes, un petit enfant assis sur une planche à roulettes accrochée aux mini landau de son petit frère, une figure goyesque de vieille femme minuscule à cheveux immenses, dépassant à peine d’une table ronde à la terrasse d’un bistrot – discuter en prenant le café matinal sur le zinc avec un agent d’entretien de la Ville de Paris, à quelques semaines de la retraite – faire la connaissance de deux compères rieurs observés depuis des mois tous les matins – se régaler de descriptions botaniques sous la plume d’Élisabeth Foch.
Dodécanèse
Dodécanèse, un de ces mots qui fait l’effet d’un revenant, un de ces mots que l’on pense n’avoir plus rencontré depuis des décennies, peut-être depuis le temps de la scolarité. Redécouvrir que c’est un archipel de la mer Égée regroupant plus de 160 îles et ilots, pour la plupart inhabités et que son nom signifie « douze iles », on aurait pu y penser, au moins pour dodéca, douze !
La coïncidence de l'art d'écrire et du besoin de vivre
Dans le livre de Pierre Ménard, une belle présentation d’un livre de Lambert Schlechter qui me retient pour le regard porté sur le monde et pour la nécessité si bien dite du chant obstiné :
« Un homme à sa fenêtre contemple, écoute et vagabonde en pensée dans le temps et l'espace. Comment écrire, se demande-t-il, après Treblinka ? Mais la visite d'un pic épeiche, l'allure des nuages, la ténacité miraculeuse d'une fleur en décembre, une page de Montaigne, le souvenir d'une image de Wang Wei, d'une passacaille de Buxtehude ou d'un reflet de lune sur l'eau d'un étang perdu s'imposent à lui comme le chant obstiné d'un monde dont il est urgent, quoi qu'il arrive, de dresser l'inventaire obscur et incertain, car "il y a angoisse sous roche". Ces chroniques du "presque rien", dans leur quête lancinante d'une expression qui ne cesse de se dérober, éclairent peu à peu, par la grâce des détours, des ruses, et d'un humour mélancolique, cet événement essentiel : la coïncidence de l'art d'écrire et du besoin de vivre. Ce que Follain nommait, justement, l'usage du temps. Ce recueil est bâti dans un genre à mi-chemin entre journal et pensées. L'auteur s'oblige de façon quasi quotidienne à laisser flâner son esprit entre culture et réalité, en créant, dans une forme de vagabondage presque onirique, un savant dosage entre la perception et l'observation quotidienne des petits riens obscurs et incertains qui déclenchent l'improbable besoin de vivre de tout être.
→ presqu’une leçon de vivre/écrire !
Le voyage, toujours trois fois avec superpositions
Remarque simple et juste d’Elisabeth Foch : un voyage on le fait trois fois. On le rêve, on le réalise, on s’en souvient !
Elle parle également d’un photographe chinois, Chin-San Long (1892-1995), « ce maître qui sut fondre la tradition picturale chinoise et l’art photographique » et qui « composait des images pleines de vides faites à partir de la superposition et de l’assemblage de détails empruntés à divers négatifs ». (138)
Choses qui égaillent
Et je constate qu’elle aussi, Elisabeth Foch, recueille le sel de la terre, comme Françoise Héritier dont je m’attache à suivre l’exemple dans mes « Flacons de sel ».
« Choses qui égaillent
Au jardin, observer le vol d'une libellule, maître en improvisations et haute voltige.
Remplir un grand vase de pivoines et un plus petit de pois de senteur.
Acheter un nouveau balai, remplacer une éponge.
Monter une bouteille de la cave.
Faire son lit avec des draps qui ont séché au soleil.
Enfant, faire le cochon pendu à une branche d’arbre.
Changer des meubles de place et se relever la nuit pour savourer le nouvel agencement. » (p.143)
→ oui des listes, toujours e encore, pour le plaisir : choses qui égaillent, parfois choses qui peinent ou révoltent, choses qui éclairent, choses vues, choses lues, choses oubliées aussi tel ce cochon pendu qui a fait surgir tout un petit lot bien caché de réminiscences, jardin d’enfance, balançoire horizontale et son « tape-fesses » ou ses « crêpes », et l’autre balançoire avec le trapèze où l’on se hasardait parfois, bien timidement parce que résolument a-sportive, à faire un cochon pendu, dont le seul nom suffisait à déclencher des éclats de rire. Vision de la tête à l’envers, source de rires également. Mais aussi d’un sentiment subtil d’étrangeté.
Un livre sur le cerveau
J’ai acquis, un peu sur un coup de tête, Parlez-vous cerveau ?, un livre de Lionel et Karine Naccache. J’avais lu un article très élogieux dans Le Monde des sciences. Et l’extrait envoyé sur la liseuse m’avait semblé convaincant. Malheureusement la lecture des premières pages me fait un peu déchanter. Je n’aime pas ce ton, inutilement familier. Je crains qu’on ne soit pas ici dans le niveau de qualité des livres de vulgarisation (quel mot !) d'un Stephen Hawking, qui vient de mourir. Je réserve pour l’instant mon jugement, et j’apprécie la construction du livre en pas à pas, par chapitres autour d’un mot unique, comme neurone, glie, synapse, neurotransmetteur ou récepteurs membranaires.
Stephen Hawking
Force de l’esprit chez cet homme paralysé, défiguré par la maladie de Charcot et qui est devenu l’un des très grands scientifiques de l’époque. Capable en même temps de mettre une part de son savoir à la portée d’un public élargi.
Me vient soudain l’idée qu’il n’est sans doute ni approprié ni fécond de penser le public, dit alors le « grand public », comme un seul ensemble qu’il faudrait atteindre dans son entier. Stephen Hawking n’atteindra jamais l’ensemble du grand public mais il en a atteint des parts non négligeables, qu’il a su sensibiliser à la science et peut-être de ce fait ouvrir à une conscience écologique, à un sentiment d’appartenance à des ensembles et des échelles de grandeurs qui n’ont rien à voir avec celle de la petite âme humaine. Qui se gausse d’autant plus qu’elle oublie qu’elle est infinitésimale et ne représente même pas un flash d’un milliardième de seconde dans le cours du temps. Peut-être le petit corps humain est-il à l’univers ce qu’une des milliards de milliards de bactéries du microbiote est à ce petit corps ?
→ La réflexion sur la question du public me semble importante aussi dans la réflexion sur la diffusion de la poésie. Dans l’immensité du grand public, il y a des êtres humains, pas forcément « cultivés », qui peuvent être touchés par la poésie (comme ils le sont souvent par la chanson). Toute l’immense question posée à ceux qui tentent de faire connaître la poésie et singulièrement la poésie contemporaine, de la diffuser comme un bien commun, une Offrande poétique pour reprendre le titre de Bach, est de savoir comment s’adresser à la pluralité des publics potentiels. Toujours la tension extrême et souvent douloureuse entre les deux pôles présentés, ressentis parfois, comme antagonistes, le populaire et l’élitiste.
Claude Mouchard
Lu un texte ancien mais magnifique et poignant de Claude Mouchard, Enchevêtrée (dans le livre Entangled, papers, notes, livre bilingue publié par les éditions Contra Mundum). L’écrivain recueille les vestiges de la parole d’une personne âgée, sa mère peut-être ? Langage ou bribes de langage affleurant dans le contexte étrange d’une vieille grange où il l’a conduite (se reprochant là une erreur), enchevêtrement de temporalités & de sensations. Enchevêtrement serait un mot bien approprié pour décrire l’écriture de Claude Mouchard, non pas qu’elle soit obscure mais par ce qu’elle mêle intimement (mot important), le dedans et le dehors, l’écoute de l’autre et le contrepoint permanent de son questionnement à lui, dans la confrontation de cette écoute. Il écoute et ce qu’il entend vient résonner sur ses propres parois intérieures, ses questionnements si profondément humains et son écriture nous renvoie cela, enchevêtré comme notre pensée et notre ressenti, mais limpidement bouleversant.
Cette écriture je la connais, bien sûr, je l’ai reçue et avec quelle reconnaissance dans Poezibao. Je la solliciterai encore.
Flacon de sels
éprouver émotion et fascination, en découvrant des photos des carnets de Liliane Giraudon (Instagram) – penser bizarrement et prétentieusement « serais Warburg, collectionnerais de telles images » – penser de plus en plus souvent aux ramifications des branches d’arbres comme à un réseau synaptique – aimer la contrainte « petite boîte » de Jacques Jouet décrite par Cécile Riou.
La contrainte de la petite boîte plus précisément !
« Une petite boîte est un poème à forme fixe de 6 vers comptés 7 7 8 ? 8 7.
Les vers ne riment pas.
Le mot mis en boîte forme le vers 4 et la catégorie grammaticale à laquelle il appartient n’est pas représentée dans les autres vers. Si le mot est un substantif, les vers 1, 2, 3, 5 et 6 sont des liponymes S. Si c’est un verbe, les vers 1, 2, 3, 5 et 6 sont les liponymes V.
L’ensemble est une seule phrase ». (Exemple)
Lectures, trois fois
Lectures. Tu lis, tu effleures – tu as une capacité d’accueil importante – tu sauves et souvent trouves quelque chose qui te parle – en raison de ta capacité à t’ouvrir mais aussi par ta puissance associative – là où quelque chose, seul, est faible, tu l’associes, le fais entrer en résonance, l’animes, l’enrôles dans une dimension différente qui le dépasse.
Lectures. L’enthousiasme souvent au début du livre – il y a quelque chose de neuf, de différent, et puis, l’enlisement – vingt pages denses auraient suffi là où auteur et éditeur en commettent cent. Mais il y aura eu le bonheur du début et une récolte de quelques citations comme autant de richesses voir de viatiques. Donc (re)connaissance.
Lectures. Enchaîner pages et livres, ne rien leur reprocher mais ne pas beaucoup « accrocher ». On les effleure, ils effleurent, ouvrent quelques perspectives, une brèche. Et puis, soudain, on se trouve face à tout autre chose, la rencontre rarissime d’un texte-expérience. Qui obscurément éclaire. Qui passe sous la ligne de flottaison et descend loin et profond esthétiquement et humainement (les deux toujours liés) (ainsi d’Enchevêtrée de Claude Mouchard, à poser tout doucement en face de tant et tant de livres, « touchants » mais non « atteignants », sur l’enlisement dans le silence, la dégénérescence, la fin de vie d’un proche.)
Bach, le violon, le concerto
Je suis toujours André Tubeuf dans sa progression à la recherche de tout ce qui fait Bach (et dieu sait !). Pages magnifiques, je l’ai noté, sur le violon, pages très belles aussi sur le concerto, à partir des Brandebourgeois qui vont marquer une sorte d’étape essentielle par rapport aux concerti grossi italiens. « Recherche de la virtualité expressive la plus grande, toute l’Übung instrumentale de Bach tient à cela ; c’est cela même qui dans tout ce qui est clavier l’a fait d’avance se figurer un piano qui n’existera que des décennies plus tard, prenant la place des claviers connus de lui et par lui pratiqués. Mais au profit d’aucun autre il n’aura mis au jour et réalisé, lui vivant, ce que d’emblée il a repéré, imaginé, créé dans le seul violon : ce dédoublement qui le fait harmonique en tout cas, et symphonique si on sait y faire. Cette dimension porteuse d’opacité, de relief et d’une sorte d’au-delà de lui-même.
→ cette note me semble pouvoir contribuer à apaiser la polémique, au fond très stérile, sur le choix de l’instrument pour jouer Bach. Il aurait anticipé des possibilités instrumentales à venir. Cela ne veut pas dire qu’on ne doit jouer les œuvres écrites pour le clavecin que sur un piano, mais que liberté semble donnée par l’œuvre même de les jouer sur un piano, aussi.
Et sur le concerto : « Les Brandebourgeois inventent cette toute neuve façon de concerter : non plus le consensus implicite qui fait qu’à plusieurs on se contente de dire mieux la même chose et d’aller au bout, et sans heurts si possible (comme dans tout ce qui en style italien est concerto grosso) ; mais se provoquant chacun à mieux faire, par son opposition, son antagonisme à tous les autres. »
→ se provoquant, harmonieusement, à mieux faire ensemble ! Magnifique programme. Doux et fécond.
Rédigé par Florence Trocmé le 15 mars 2018 à 14h36 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 04 mars 2018 à 10h53 dans photomontages | Lien permanent
Flacon de sels
Écouter György Kurtág et Marta jouer des transcriptions de Bach à quatre mains sur un petit piano droit – réaliser que près de soi sont présents, oui, présents mais sans doute d’une présence différente, plus ou moins dense, réelle, Brahms, Melville, Hawthorne, Stéphane Lambert, Herta Müller, Claire de Oliveira. Penser que c’est un privilège qu’on ne peut abolir mais qu’on aimerait partager plus largement (cela que ferait le flotoir ?)
Les lettres de Brahms
J’avance dans la correspondance de Brahms. Les partis pris dans ce livre en font la richesse mais posent aussi quelques problèmes de lecture. Les lettres sont classées non par ordre chronologique, ni par correspondants mais par thèmes, tels « les concerts », « la musique ancienne », « la mort de Schumann ». La grosse difficulté est de se repérer chronologiquement dans chaque ensemble. L’éditeur a d’ailleurs dû le sentir puisqu’il a établi une table chronologique à la fin du livre. Celle-ci aurait gagné à être imprimée sur une petite carte insérée dans le livre. Mais elle est longue de plusieurs pages, ce n’était donc pas faisable.
Phonographe
Étonnante allusion de Brahms au phonographe dans une lettre de 1889 : « nous vivons ici sous le signe du phonographe que j’ai l’occasion d’entendre. Tu auras déjà lu suffisamment sur cette dernière merveille ou te la seras fait décrire : c’est comme si l’on vivait un conte. Le Dr Fellinger l’aura chez lui demain soir – comme ce serait bien que tu sois avec nous. » (Lettre à Clara Schumann, novembre 1889). (p.167)
Max Klinger
Lettre très intéressante en 1894, au grand violoniste Joseph Joachim, où il parle de l’artiste Max Klinger qui a réalisé un ensemble Brahms-Fantasie, dont une note nous explique qu’il s’agit d’une suite de quarante et une gravures inspirées par des partitions de Brahms, considérée comme le chef-d’œuvre de la gravure allemande du XIXème siècle.
Klinger rencontré il y a quelques semaines, via une étrange reproduction d’une de ses gravures dans la note d’intention réalisée par Laure Gauthier et Nuria Gimenez pour leur spectacle musical Back in Nothingness.
Registre de coïncidences
Je lis une lettre de Brahms à Clara Schumann, datée de 1877, où il lui explique avoir écrit une transcription pour la main gauche de la Chaconne de la deuxième Partita pour violon en ré mineur BWV 1004 de Bach : « Je trouve qu’il n’y a qu’une seule façon de s’approcher du pur plaisir que donne cette œuvre même si c’est de façon très diminuée : c’est quand je la joue avec la main gauche seule ! (...) Essaie de la jouer : je ne l’ai couchée sur le papier que pour toi. » (p.211). Or dans le même temps, je lis dans Le Monde la critique d’un disque du pianiste Maxime Zecchini, article de Marie-Aude Roux intitulé « La puissance du gaucher Maxime Zecchini » : « Maxime Zecchini n’a pas été victime, comme Leon Fleisher, Gary Graffman ou Michel Béroff, d’une quelconque blessure ni de cette fameuse dystonie, trouble neurologique moteur caractérisé par une déficience du tonus musculaire, qui peut faire des ravages chez les pianistes. Le jeune homme a toujours, au contraire, joui d’une puissance singulière de sa main gauche. Lui parle de cet engouement qui lui est venu alors qu’il travaillait le Concerto pour la main gauche, de Ravel, sans conteste la plus connue des 600 œuvres pour la main gauche que comporte le répertoire, qu’elles soient transcriptions ou compositions originales. »
Ce concerto de Ravel, écrit pour un artiste non cité par la journaliste, Paul Wittgenstein (frère du philosophe Ludwig Wittgenstein) qui avait perdu son bras droit au cours de la Première Guerre mondiale. Il se brouilla avec Ravel qui ne supporta pas les remaniements qu’il avait apportés à l’œuvre mais il commanda des dizaines d’œuvres pour la main gauche, quelques-unes donc des 600 recensées par Marie-Aude Roux ! Où figure certainement la Chaconne transcrite par Brahms (Krystian Zimerman).
Fraternelle mélancolie
J’avance doucement dans le livre de Stéphane Lambert, Fraternelle mélancolie, qui tourne autour de la rencontre de Nathaniel Hawthorne et d’Herman Melville. Rencontre passionnée, semi-amoureuse, très troublante, pleine de paradoxes que Stéphane Lambert investit de manière intense. « Nombreux étaient ceux qui avaient cherché l’écho de ce qui avait lié les deux écrivains dans ce qu’ils avaient ensuite écrit. Un travail de déchiffrement avait engendré une multitude de spéculations d’experts sur la nature de leur relation, tant l’œuvre des deux auteurs, qui explorait, chacune à sa façon, les zones troubles de la conscience humaine, se dérobait toujours aux filets de l'interprétation. Par l'ombre portée des deux grands hommes, la Nouvelle-Angleterre, berceau de la patrie, devint également la matrice de la littérature américaine. On ne comptait plus les lieux où l'on pouvait retrouver les traces de l'une de ces deux figures. Monument Mountain s'imposa comme un pèlerinage obligé. Le mythe de leur amitié rayonnait à travers l'histoire des lettres U.S. Une amitié qui n'avait pas fini de surprendre, ni de déranger, par son incroyable et mystérieuse teneur, poussant certains à écrire de nouvelles thèses cherchant à normaliser leurs cas. Les lettres de Melville à Hawthorne détonaient tellement par leur fougue, qu'on pouvait croire leur contenu inventé, amplifié, le fruit d'une mystification. Le délire passionnel d'un homme seul. Une impression renforcée par l'absence de contrepartie, Melville ayant détruit les lettres de Hawthorne. Les propos amicaux, emprunts de retenue, que Hawthorne avait notés dans ses carnets au sujet de Melville, ne parvenaient pas à combler la béance, puisque ceux-ci avaient été, comme l'on sait, soigneusement revus par son épouse, Sophia Peabody. » (p.29)
→ longue citation nécessaire car emblématique de l’approche de Stéphane Lambert, qui n’hésitera pas, et c’est profondément émouvant, à associer son propre trouble, ses propres interrogations dans la relation de son enquête. « Ce qui s’était passé entre ces deux hommes, entre ces deux créateurs, dépassait le cadre de la littérature américaine. Je reconnaissais dans cette relation quelque chose de l’attente, et de la frustration, que l’amitié provoque à ne jamais pouvoir être comblée. » (34). Stéphane Lambert qui ajoute un peu plus loin : « Car dès les balbutiements, malgré l’élan partagé, quelque chose déjà distingue l’un de l’autre dans ce que chacun est prêt à donner dans cette relation naissante ; car dès que cela s’enclenche, une imperceptible distance se met en place d’un côté ou de l’autre, qui ordonnera le déroulement de la suite. » (35)
Ce que c’est qu’une solitude
Page admirable ! « Hawthorne, Melville, vous étiez deux sortes d'hommes solitaires, étrangers à cet autre dont les miroirs et les portraits vous renvoyaient l'image, incapables de vous identifier à ce visage trop familier que les années rendaient de plus en plus lointain, ce visage sur lequel souvent se lisait votre malaise, étrangers à ce corps, sa démarche et ses gestes, ses besoins, ses envies, tout ce qui émanait de lui, sa puanteur qu'il fallait quotidiennement évacuer, cette voix qui signalait votre présence mais dans laquelle vous n'entendiez que du bruit, étrangers à chaque seconde qui composait ce qui était censé être votre vie, oui étrangers à cet étrange songe que vous habitiez et qui vous entraînait dans son courant vers un inquiétant précipice, étrangers même à ces pensées qui vous faisaient vous sentir étrangers, où étiez-vous là-dedans ? » (36)
Une vraie implication
Je suis personnellement très sensible à l’implication de Stéphane Lambert dans son récit. Il lui donne chair et l’humanise « cherchant une autre manière de l’aborder que celle (...) lue et relue dans les documents consultés. Si rien n’y était vraiment faux, rien ne parvenait jamais à toucher le cœur de la cible. Les études littéraires passent toujours un peu à côté du sujet qu’elles traitent. Par le discours ordonné qu’elles imposent à l’expérience biographique, elles la vident de ce qui fonde sa vitalité, ignorant le flux dans lequel elle gravite, comme si les éléments qui entraient dans sa composition se tenaient distinctement les uns à côté des autres à la manière d’une nature morte. » (39)
Nature morte
Mettre en regard ces compositions qu’en anglais on nomme still life, en allemand Stillleben (oui avec 3 L, still Leben) autrement dit la même chose, vie calme et notre nature morte. Elle dissèque, elle épingle, tuerait-elle ? Penser à ce qui se trame sous les apparences : une nature vraiment morte, de soif ou de pourrissement, noyée ou écrasée de chaleur. Calme, de l’apparent calme de la mort. Penser aussi que toute photo est une nature morte.
Trouble de l’identité - Hawthorne
C’est ce que décrit Stéphane Lambert après avoir montré qu’il ne trouvait pas ce qu’il cherchait dans les innombrables études lues sur ses deux héros et sur leur relation. Il y eut pour lui une « lente et paresseuse maturation dont rien ne germait sinon une croissante inquiétude ». Il va alors se concentrer sur le personnage d’Hawthorne et ce qu’on appellerait peut-être aujourd’hui, un trouble de l’identité : « une impression tenace, obsédante, d’incorporalité qui l’amena à se faire tirer le portrait au moins quarante-huit fois dans son existence, ce qui, pour l’époque était loin d’être insignifiant. »
→ peut-on mettre ce constat en rapport avec l’inflation délirante (oui ne s’agit-il pas en effet d’un vrai délire ici) des dits selfies. Le virtuel décorporalisant, décérébrant surtout, la personne humaine, l’entraînant à sans cesse « se prendre » en photo, pour se regarder, s’interroger, interroger son identité ?
« L’histoire de Hawthorne pourrait s’écrire au conditionnel tant il semblait que sa vie extérieure était le paravent d’une autre vie : une non-vie (...) à se protéger ainsi de la lame de l’existence, il s’était replié dans une serre propice aux hantises. » (43 et 44).
Une encyclopédie – Herta Müller
Je continue le très fort Tous les chats sautent à leur façon d’Herta Müller. Elle revient dans tous ces pages d’entretien sur de nombreux éléments, plus ou moins connus, de sa biographie. Et on ne laisse pas d’être confondu par ce qu’elle eut à vivre et à s’interroger sur le miracle que représente, dans ces conditions, l’émergence de cette œuvre, couronnée, il faut s’en souvenir, par le Prix Nobel de littérature.
Deux livres seulement à la maison, la plupart du temps inaccessibles, faute de temps et par interdit, un dictionnaire que le grand père apprenait par cœur chaque hiver et une encyclopédie médicale utilisée par la famille et les voisins en l’absence de tout médecin. Dans cette encyclopédie, consultée chaque fois qu’une toute petite occasion se présentait, H. Müller s’arrête sur la planche du corps humain, laquelle est une sorte de planche animée, avec des petites fenêtres et des organes amovibles. Elle en joue déjà de cette possibilité, comme elle le fera avec les mots découpés partout, faisant des montages, mettant le cœur dans le cou ou dans le ventre…
→ Il y avait autrefois les dictionnaires, les encyclopédies, pour répondre aux questions secrètes des adolescents sur la vie matérielle et surtout sexuelle, bien sûr, et déjà beaucoup d’angoisses en raison du contact avec cette science non médiatisée par quelqu’un qui saurait (même un peu). Aujourd’hui, peut-être plus difficile encore à supporter, l’abondance d’Internet, le tout sur tout, mais là encore sans contextualisation, progressivité, mise en perspective.
Penser en images
C’est ce qu’a mis en œuvre Herta Müller pour se protéger : « j’ai esquivé le quotidien en pensant en images, avec des images mentales. J’avais pris l’habitude d’observer pour me protéger, peut-être aussi contre moi-même.
Et je le sais aujourd’hui encore : la meilleure diversion qu’on puisse trouver, c’est l’observation attentive. Observer avec attention, c’est décomposer. Les détails prennent de telles proportions que l’ensemble disparaît en eux. Sans le vouloir, un thème me venait à l’esprit, comme celui des grains de beauté. Je les comptais sur le visage, sur le cou des passants ; plus j’étais préoccupée par eux, plus ces taches ressemblaient à des graviers incrustés en eux. Et les cannes se mettaient à ressembler à des gousses de vanille. Les toques en fourrure à des chiens qu’on aurait portés sur la tête. Pastèques, bras dans le plâtre m’évoquaient machinalement une image qui m’accompagnait. Il y avait aussi de la beauté là-dedans. Loin d’être un simple "moyen stylistique", l’esthétique a de la substance. Elle détermine le contenu de toutes choses, pas seulement celui d’une phrase qu’on écrit. »
→ Cette remarque me semble importante pour bien comprendre sa manière, ce penser en images, avec ici des effets qui relèveraient presque du surréalisme, qui étaye toute son œuvre.
→ et cette quête de beauté va devenir cruciale dans un univers dont elle excelle à rendre, à faire toucher du doigt, l’innommable laideur : les villes des régimes de l’Est dans ces années-là. Où la laideur était pensée pour décourager toute tentative de vie personnelle, de pensée propre. »
Laideur de la langue aussi bien sûr et là, on ne peut que repenser à tout ce qu’écrit Victor Klemperer à propos de la langue du IIIème Reich : « J’étais épouvantée par l’aridité de la langue du parti, par ses formules toutes faites qui abêtissaient les gens. Cette langue avait littéralement perdu la tête. Assister à une séance de plusieurs heures pouvait donner un malaise physique. Le mauvais goût des mots me remontait dans le gosier, j’en étais gavée comme si j’avais dû manger tout ce qu’on racontait sur le podium, et que je n’arrivais plus à avaler. De la même façon, j’étais en permanence renversée par la beauté de la langue courante, par la concision de ses images magiques. Moi qui restais assise sur les marches de l’escalier à regarder les chats de l’usine par la fenêtre, je repensais souvent au dicton roumain « tous les chats sautent à leur façon au bord de la flaque (...) le chat du proverbe ne saute pas du tout PAR-DESSUS la flaque. Ce mot n’y est pas : le chat la contourne peut-être d’un bond, par la gauche ou par la droite, ou il l’évite en reculant, en revenant sur ses pas. Aujourd’hui, quand je repense à toutes ces variantes, j’ai l’impression que s’il ne saute pas de l’autre côté, c’est parce que, arrivé au bord de la flaque, il a peur de son reflet dans l’eau. Ce qu’il y a de beau dans ce proverbe, c’est le non-dit, c’est l’à-peu-près. Il sert de paradigme à d’innombrables moments de la vie. Dans toute vie, on est au bord d’une flaque, et chacun, à sa façon, devient son propre chat. »
L’éventail
« Encore un mot sur la beauté qui surgit du non-dit de la phrase : le non-dit me semble être l’éventail d’une phrase. On peut le laisser fermé ou l’ouvrir tout grand, pour y faire rentrer toutes les choses possibles et imaginables… »
→ voilà qui pourrait être versé au dossier du Trop dire ou trop peu, tel que l’a développé Judith Schlanger !
La beauté pour lutter contre la laideur
« Pour moi, la beauté a toujours eu un côté soudain qui n’existerait pas, si je laissais passer le moment favorable. Comment dire ? Je ne connais pas d’esthétique issue des choses présentes ; il n’y en a qu’une, et elle provient d’une urgence extérieure et intérieure. C’est la raison pour laquelle j’ai du mal à parler d’art. La laideur n’avait pas besoin de moi pour être laide ; elle était déjà installée, puissante, immuable. Mais la beauté, elle, avait besoin de moi pour être belle. On la traînait partout avec soi. Elle était ambulante et bouleversée en vous. Elle était agile et pressée, car la peur n’est jamais lente, je crois. La beauté avait toujours un peu peur, elle accélérait le pouls. La beauté de la phrase aussi. ».
→ Force des pages de ces entretiens ; assembler comme en un faisceau des dizaines de lectures de ces dernières années, entendre sous la voix d’Herta Müller celles de ces écrivains qui ont pu dire quelque chose de ce qu’ils avaient vécu, dans les camps, sous les dictatures. Mesurer la chance inouïe et au fond si rare, si peu partagée dans le monde d’aujourd’hui, de la totale liberté de penser, de lire, d’écrire, de se déplacer. Être confondue devant la puissance de certains créateurs qui sont parvenus à écrire, peindre, photographier, composer de la musique, en dépit de contextes qu’on peine à imaginer, dans l’absence de tout recours à la moindre beauté, dans la surveillance généralisée et destructrice de toute velléité d’être soi, de penser par soi-même. Claude Mouchard, Luba Jurgenson, et tant d’autres, comme passeurs de ces réalités-là.
On ne peut tout reprendre ici de ces pages terribles ou Herta Müller raconte ce que fut sa vie à l’usine, surtout après son refus de collaborer avec la Securitate. On connait sans doute un peu l’histoire de son bureau sur les marches de l’escalier, assise sur son petit mouchoir. On ne sait pas assez le tissu indéchirable dans lequel elle était prise, de toutes parts. On retiendra par exemple la remarque d’un interrogateur, alors qu’elle a toujours mis un point d’honneur à se faire aussi propre et belle que possible pour aller aux interrogatoires : « être propre sur soi ça évite d’arriver sale au ciel ». Herta Müller l’analyse comme « une menace de mort poétique » et ajoute « cette phrase à la fois belle et menaçante elle ne vous quitte jamais ». Elle signe en tous cas ce que c’est que la perversité.
Du lien
Mark Granovetter, sociologue américain est considéré comme l'un des principaux représentants de la sociologie des réseaux sociaux. Son apport à la recherche le plus connu concerne la diffusion de l'information dans une communauté : Sa théorie est connue sous le nom de la « force des liens faibles » (Strength of weak ties, 1973). Cet article de 1973 sur la "force des liens faibles" est l'un des plus cités de la littérature sociologique. Pour Granovetter, un réseau se compose de liens forts et de liens faibles. La force des liens est caractérisée par la combinaison du temps passé ensemble, de l'intensité émotionnelle, de l'intimité et de la réciprocité du lien entre l'agent A et l'agent B. Les liens forts sont ceux que l'on a avec des amis proches (il s'agit de relations soutenues et fréquentes). Les liens faibles sont faits de simples connaissances. Les liens faibles sont dits « forts » dans la mesure où, s'ils sont diversifiés, ils permettent de pénétrer d'autres réseaux sociaux que ceux constitués par les liens forts. Les liens absents sont eux caractérisés par une absence d'interaction. D'après Granovetter, cela peut être le marchand de journaux que l'on croise tous les matins ou un voisin dont on connait seulement le nom. (Source)
→ que de forts liens faibles créés depuis presque vingt ans, via Internet, autour de la poésie, de la musique, de la littérature !
Flacon de sels
Consacrer du temps enfin au Flotoir et recopier les mots du carnet presqu’en temps réel – constater la fugacité des changements de lumière et penser qu’il en va parfois de même pour l’humeur – rêver longuement d’Anne-Marie Albiach – se souvenir, c’est si rare, d’un rêve, avec maints détails.
La lettre ajoutée
Stéphane Lambert raconte comment les deux écrivains, Hawthorne et Melville, qui se rencontrent en 1850, ont eu tous deux à faire avec une lettre supplémentaire dans leur nom de famille. Pour les mêmes raisons, qu’on pourrait nommer une gêne généalogique. Des ancêtres ou des parents à qui on préférait ne pas être identifiés. C’est ainsi que les Hathorne ont ajouté un « w » à leur nom, devenant ainsi aubépine (hawthorne). Et que les Melvill ont ajouté un « e » au leur, immortalisé ensuite sous la forme Melville par l’auteur de Moby Dick ! Et quand on pense que le titre du livre le plus connu sans doute de Hawthorne est La lettre écarlate, il y avait bien lieu de s’arrêter sur ces faits. Nathaniel Hawthorne tenait en effet à se démarquer d’un de ses ancêtres qui fut signataire de jugements contre les « sorcières » de Salem. Le w ajouté est celui des witches, les sorcières
Hawthorne et l’allégorie
« Son nom prenait un sens nouveau. Hawthorne signifiait "aubépine". Il serait donc écrivain, épine sortie de l'aube, pureté viciée dès l'origine, on y revenait. Certains spécialistes ont vu derrière la culpabilité historique qui empreint l'œuvre de Hawthorne la trace d'une autre culpabilité, plus personnelle, un secret honteux, enfoui. La longue proximité avec sa sœur Elisabeth avait éveillé le soupçon d'une possible relation incestueuse. Ce n'est pas à exclure. Mais puisque chez Hawthorne tout est intériorisé (ramené à une intimité supérieure), l'écho de cette relation, si elle s'avérait effective, s'était diluée dans une psyché plus profondément tortueuse où le factuel se perdait dans une matière immémoriale, plus insondable. Jamais rien ne rejaillit tel quel dans l'œuvre, pas de place à la plate révélation : Hawthorne allégorise comme il respire. Parlant de soi comme d'un autre, il en arrive à dire quelque chose d'autre que ce qu'il semble dire. Les histoires s'expriment au-delà d'elles-mêmes. L’allégorie n'est pas une figure de style, elle est la fille de la superposition des temps où tout se répète et résonne. Chacun de nos pas s'inscrit sur un sol déjà foulé. La littérature est un chant d'interférences. Et lui d'être cette voix où toutes les voix se mêlent. » (51)
→ Belle impression avec Stéphane Lambert d’osciller entre deux eaux, parfois à la surface avec un récit factuel, limpide, classique. Puis soudain la faille s’ouvre, à l’intérieur même de certains paragraphes, voire même de certaines phrases de ces pages factuelles. Parfois après. On passe sous la ligne de flottaison, souvent jusqu’aux abysses.
De l’éloge
Parfois aussi au fil des pages, des sortes d’aphorismes, qui font mouche.
« L’éloge d’autrui est toujours le lieu d’affirmation de sa propre voix » (p.64)
Ou encore : « Écrire est une évasion d’infirme » (p.75) dans des pages où Stéphane Lambert confronte la sédentarité presque totale de Hawthorne aux débuts de vie plus que nomades de Melville.
Impossible l’amitié ?
Mais se demande l’auteur une vraie amitié était-elle possible entre deux créateurs de cette envergure ? « N'était-ce pas plutôt leur similitude qui serait le plus grand obstacle à leur rapprochement ? Oui, n'était-ce pas plutôt ce qui fondait leur commune nature d'écrivain qui les empêcherait de se rallier ? L'acte d'écrire ne traduisait-il pas l'échec d'une possible communion entre les hommes ? La solitude n'était-elle pas le cœur de leur personnalité ? Et comment partager la solitude ? comment la dissoudre dans la relation ? comment les âmes s'étreignent ? Car on avait beau cheminer côte à côte, observer un même monde, on avait beau s'épancher de concert, échanger des vérités sur cette réalité où l'on se sentait mêmement désorienté, on avait beau vouloir y prendre part, y être au plus près de l'autre, les corps continuaient de séparer les esprits et chaque vie suivait son cours dans un couloir isolé vers un même précipice. En leur for intérieur, ni Melville ni Hawthorne n'ignoraient que ce qui faisait écrire c'était le contraire d'un plaisir fédérateur : c'était la sensation d'une noyade, c'était l'impossibilité d'appartenir, jamais, à une communauté (...) » (p.78)
Apprivoiser la peur – Herta Müller
Toujours ces formulations fortes chez Herta Müller, formulations qui évoquent sans cesse le livre de Victor Klemperer et ses Journaux, hélas quasiment pas traduits en français : « la langue de l’idéologie n’est pas seulement affreuse, elle est hostile. Elle démolit tout ce qu’elle touche. Tous les actes du régime avaient leur partie parlée, de même que toutes les paroles se traduisaient en actes. Les formulations et les vexations finissaient par se confondre. Je crois qu’on est à l’écoute des mots, quand on sait à quel point ils sont déterminants. J’ai toujours été à l’écoute et cherché le beau, j’ai attendu qu’il m’arrive dessus. Je crois que j’ai appris l’esthétique : c’était ma pierre de touche pour me vérifier moi-même. Elle m’a servi à m’apaiser, à apprivoiser la peur. »
Parler de l’écriture ? – Herta Müller
Oui si juste remarque et question que ne peut pas ne pas se poser qui parfois interviewe : l’écrivain peut-il dire quelque chose sur l’écriture ? « En parlant de l’écriture, je me situe dans des généralités, je manie des catégories, des notions – précisément ce qu’il n’y a pas, quand on écrit. Et ce qu’il y a quand on écrit, je ne l’ai pas à ma disposition, dans les moments où je suis en dehors de l’écriture. »
Mots ou images ? – Herta Müller
Il faudrait étudier sur soi-même cette assertion : « Lorsque je réfléchis, je me parle mentalement sans avoir besoin de mots. Je me parle, me semble-t-il, tout à fait autrement que lorsque les mots me parlent. Ce que je me dis ne saurait en aucun cas se rendre par des mots. ». Est-elle universelle ? Est-elle propre à Herta Müller et à tout le contexte dans lequel elle a fait son apprentissage d’être humain (village & usine ?). Chacun n’a-t-il pas un mode propre de penser, de se parler, un alliage en parts différentes de mots, de sensations, d’images ? D’où nait la pensée ? À supposer que l’être humain soit aussi clivé, qu’est qui vient de l’esprit et qu’est-ce qui vient du corps ?
Un grand faisan ou le regard induit par les langues
H.Müller parle aussi de la question de la langue. Elle est née dans une communauté villageoise germanophone en Roumanie. Là on parle un dialecte souabe. Puis elle va en ville, à l’usine et là c’est le roumain, puis elle s’exilera en Allemagne. Elle écrit : « Les Allemands font un vœu lorsqu’ils voient une étoile filante ; les Roumains, eux, disent que quelqu’un vient de mourir. Ou encore, cette locution sur le faisan : il ne sait pas bien voler, il se prend dans les broussailles, c’est une proie facile. Il y a tout ça dans l’expression roumaine « L’homme est un grand faisan en ce monde ». L’homme est lui aussi une proie facile, il a du mal à parvenir à ses fins, c’est un perdant, dépassé par la vie. En allemand, le faisan est un vantard. C’est le plumage de l’oiseau qui détermine le sens du dicton allemand, alors qu’en roumain, c’est son mode de vie. Le triste faisan roumain est plus proche de moi. Voilà pourquoi j’ai intitulé un de mes livres : L’homme est un grand faisan en ce monde
Elle écrit aussi que « la langue roumaine cadrait davantage avec [son] tempérament que [son] bagage allemand : [son] approche de la vie lui correspondait mieux. ». Et que « les mots ne sont pas seulement des lettres, ils vous mettent une image dans la tête. On a beau oublier les mots [elle parle ici du roumain], les images sont inhérentes à notre cerveau, elles restent. »
Les enfants et la lecture
Bel article des Échos sur les enfants et la lecture.
« Attention toutefois à ne pas tout réduire à une question de performance scolaire, avertit Michèle Petit : « Il y a aujourd'hui tellement de crispations et d'angoisses autour de la lecture que c'est complètement contre-productif. Quand les parents y voient avant tout une sorte d'assurance contre l'échec scolaire, ils la transforment en corvée, regrette cette spécialiste de la lecture. L'enjeu, ce n'est pas seulement que nos enfants deviennent lecteurs mais c'est aussi de préserver des moments de transmission poétique avec eux, des moments qui échappent au vacarme ambiant et à cette obsession de la rentabilité. » (source)
→ Et si les enfants, comme souvent, n’étaient pas dupes, s’ils sentaient si les parents les poussent à lire dans un but utilitaire ou simplement parce qu’eux, les parents, savent quelle ressource personnelle peut représenter la lecture.
Dans ce même article, je relève aussi cela, bien réjouissant : « Dans son célèbre ouvrage Les livres, c'est bon pour les bébés, la psychiatre Marie Bonnafé s'oppose, elle aussi, aux "démons de la rentabilité". "Donner des livres aux bébés ne signifie en rien proposer une forme d'apprentissage précoce de la lecture. Il s'agit de réhabiliter le jeu avec les récits par un contact ludique avec le livre", écrit-elle. "Tout petit, le bébé aime déjà les livres, confirme Diane-Sophie Couteau, conteuse et ancienne libraire, travaillant actuellement au service Culture de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Il va le mettre en bouche, le dévorer : l'amour du livre commence littéralement par la dévoration du livre !" » »
Et la langue en garde le souvenir qui dit dévorer un livre, voire même n’en faire qu’une bouchée ! Sans parler de la boulimie de lecture.
Lettres de Brahms
Loin dans le livre, si belles et si émouvantes, les lettres à Clara Schumann, qui seraient sans doute le cœur de cette correspondance. Et le jeu de « tu » et du « vous » si révélateur sans doute de la complexité de leur relation : « aimez moi bien, comme t’aime ton Johannes » lui écrit-il en 1856. (p.364)
→ quelle étrangeté à lire une correspondance, surtout lorsqu’elle se fait intime. Comme si on pénétrait par effraction dans une vie, dans un cœur et aussi dans une relation, puisqu’il y a ici par définition deux protagonistes même si les lettres de l’autre ne sont pas données (ce qui est si souvent le cas).
Et puis ce que l’on a appris du créateur, dans une biographie, via un Journal ou une Correspondance, dans des livres qui peut-être se trompent (ou mentent) ne forme-t-il pas pour toujours, en soi, un alliage avec les œuvres, au risque peut-être de fausser quelque chose dans la relation avec cette œuvre ? C’est bien sûr la très ressassée question de l’homme et l’œuvre. L’œuvre ne gagne-t-elle pas à être détachée de celui qui l’a conçue, comme le serpent abandonne sa mue. Difficile, très difficile question, qui est aussi au cœur du travail du critique. Même de façon vertueuse (et donc sans parler du risque de collusion qu’il peut y avoir pour le critique à connaître bien un créateur).
Se tourner vers les morts
Se tourner alors vers les morts ? Voici en tous cas le point de vue de Stéphane Lambert dans Fraternelle mélancolie : « Écrire n’a jamais été pour moi un délassement de bourgeois, un plaisir de lettré ou une lubie d’esthète. C’est une manière de survivre, d’interroger sa présence, de sonder ce mystère. Seul m’importait de sentir battre dans les mots ce qu’il y avait de plus ancré, de plus secret – de plus insoutenable dans l’être. Alors je me tournais vers les morts, je recherchais en leur compagnie ce que je ne parvenais pas à trouver dans mes échanges avec mes contemporains. Dans la chaleur préservée de leurs textes je me rapprochais de ce qui faisait l’essence du vivant, par-delà le temps je fraternisais avec d’autres esprits. Auprès de Hawthorne et de Melville, j’avais le sentiment d’habiter un même continent. »
Et il suffit de regarder la bibliographie de l’auteur pour voir qu’il n’y a pas que les deux écrivains américains du XIXème siècle dans son cercle intime : Monet, Marc Rothko, Nicolas de Staël, Beckett…
→ mais n’est-il pas bon aussi de supporter la difficulté, voire la frustration d’une présence réelle, celle du créateur vivant, d’affronter son ego envahissant, de constater que la vraie amitié est impossible (constat que firent, Stéphane Lambert l’analyse si bien, Hawthorne et Melville), que bien souvent le créateur ne se donne qu’à son travail, à son œuvre, et pas vraiment à la relation avec l’autre ?
Hawthorne et Melville et la littérature américaine
« Pendant les seize mois où ils se fréquentèrent dans ce coin des Berkshires, une alchimie particulière agirait entre les deux hommes sans qu'ils n'en mesurent clairement les effets. Ce que l'un était interférait sourdement sur ce qu'était l'autre, et inversement. En cela reposait l'intérêt majeur de leur amitié qui survenait à une période charnière de leurs parcours respectifs. Se doutaient-ils alors que la manière dont ils se répartiraient, aux yeux de l'histoire, le champ d’investigation de la littérature américaine au dix-neuvième siècle s’articulerait de telle sorte qu’elle ressemblerait à ce balancement de leur relation ? L’un, remuant les cendres encore chaudes du passé, serait, par sa présence fantomatique, le plus subtil conteur des légendes qui avaient préludé à la naissance du pays tandis que l’autre, par la puissance de sa vision, en serait la voix prophétique comme lorsqu’il scrutait l’horizon depuis la hune des navires. » (p.84 et 85)
Une crise puis Emmanuel Bove
Je l’ai dit déjà, Stéphane Lambert s’implique beaucoup dans son livre. Il rejette la distance de l’universitaire et montre les liens entre son sujet et lui-même. Il évoque longuement la crise qui a préludé à la rédaction de ce livre, alors qu’il avait accumulé de la documentation, fait même le voyage en Nouvelle-Angleterre ! Et puis un jour, lisant Emmanuel Bove, cela : « Il n’y a pas de sujet, il n’y a que ce qu’on éprouve ».
« "Il n'y a pas de sujet, il n'y a que ce qu'on éprouve", répétais-je comme s'il s'agissait d'une formule libératrice. N'avais-je pas oublié ce que j’éprouvais sous ce que je croyais être le sujet ? Ne m'étais-je pas laissé ensevelir sous l'amoncellement d'éléments historiques et littéraires ? Quelles raisons intimes me retenaient dans l'histoire d'amitié de Melville et de Hawthorne ? Me l'étais-je suffisamment demandé ? Alors que j’essayais consciencieusement d’ordonner l’amas d'informations récoltées et de notes prises en amont, une faible voix résistait. Je n'étais pas le sujet de mon livre, mais ce que j'éprouvais était ce qui donnerait de la vie à mon histoire, de la chair à la matière traitée. »
→ N’ai-je pas écrit dans ce flotoir il y a peu que l’implication de l’auteur donnait chair et humanisait son récit ?
Craigno el piro
Le critique musical Renaud Machart, dans un tweet reproduisant une annonce de version électronique de sonates de Scarlatti : « (Scarlatti goes electro) : craigno el piro. »
Sans doute pas très orthodoxe sur le plan de la langue, mais si drôle qu’il me donne envie de l’adopter. Quand je vois arriver certains livres (paquet, couverture, mise en page : craigno el piro !)
Flacon de sel
Voir remonter des souvenirs par grands lots dépenaillés – éprouver de manière saisonnière mais pressante l’envie de faire des photos après un long sommeil de l’appareil – jouir de la belle lumière – acheter un livre à la librairie sur un coup de tête (Clara Beaudoux, Madeleine Project) et découvrir que l’on peut monter un vrai projet via Twitter – aimer qu’une lecture enclenche un mécanisme typique et magique de résonnances multiples – se promener par un froid glacial et entrer dans une librairie
Lectures à la volée
Giorgio Manganelli, Salons, étranges essais sur l’art – beaucoup aimé un ensemble sur le verre, à partir de Lalique – peut-être là une source de notes sur la création.
Ceija Stojka, Nous vivons cachés, une femme Rom déportée dans trois camps de concentration, dont elle reviendra – lu surtout son portrait et la présentation du livre par les éditrices
Mandelstam, Œuvres complètes, lu à la volée quelques poèmes dans le PDF service de presse envoyé par les éditions – époustouflée par leur force et leur beauté.
Julie Gilbert, Tirer des flèches – je ne sais pas ce que sont ces flèches, mais j’ai aimé la dizaine de courts textes lus, tableaux d’impressions au Québec, à Montréal et le long du St Laurent – y revenir.
Madeleine Project
J’ai acheté, un peu sur un coup de tête, un livre de Clara Beaudoux, intitulé Madeleine Project. Gros pavé, qui m’a retenue parce que composé de tweets, avec des petites photos. L’auteur a découvert un jour que la cave de son appartement n’avait pas été vidée des affaires de l’occupante précédente, morte âgée dans cet appartement. Elle est partie sur les traces de cette femme à partir de tout ce qu’elle a trouvé dans cette cave et ce qui est étonnant, c’est qu’elle a d’abord relayé tout cela sur Internet via des tweets, donc des petits messages (à l’époque de 140 signes seulement, contre 280 désormais) avec des photos des objets trouvés. Ce n’est presque rien, il n’y a pas vraiment d’écriture, mais en même temps c’est très prenant.
André Tubeuf et Bach
La parution de Bach ou le meilleur des mondes, au dernier trimestre 2017, avait échappé à mes radars. Achat liseuse et début immédiat de la lecture. « La cadence du Cinquième Brandebourgeois par Serkin suffisait, faisait preuve. Bach c’est cela, ce déferlement qu’il permet au clavier, pure turbulence qui va, et pourtant peu à peu achemine l’Ordre, l’impose dans ce qui se meut et déborde ; passe, et pourtant ne passera pas. Impression saisissante, fondatrice, qui, les soixante-dix ans qui suivront, me fera encore de l’usage. Plus évident encore (apodictique dans mon vocabulaire d’apprenti philosophe) est un moment de musique d’une transparence, d’une eau incomparables, pur diamant dont les ondes, alors si avares de musique, sont miraculeusement prodigues : Jésus que ma joie demeure. Le miracle Lipatti. Trois minutes, à peine plus, mais d’évidence : une évidence qui est aussi une nécessité. Un sentiment qui est aussi un sol. Et un ciel. Résumé du miracle Bach »
Ecouter alors Dinu Lipatti et un vieux microsillon (Écoute du 78t Columbia où le pianiste Dinu Lipatti interprète le choral de J.S. Bach "Jésus que ma joie demeure" (Jesus Bleibet meine freude), dans l'arrangement de Myra Hess, extrait de la cantate BWV147. 78t lu sans retouche audio, sur une platine à lampes.
André Tubeuf et les disques
J’avais déjà relevé, dans une grande série de podcasts d’entretiens avec André Tubeuf, écoutée il y a deux ou trois étés, la passion naissante et dévorante du jeune André pour la musique et je m’étais reconnue dans ses achats compulsifs de disques, compulsifs certes mais très contingentés par la faiblesse des moyens : « C’étaient les débuts du microsillon : rare, et hors de prix. L’acquisition d’un seul constituait, au sens propre et fort, un sacrifice. Je peux en tout cas témoigner que, quoique balbutiant encore, avec moi il a bien rempli sa mission : porter la musique partout où il y a des oreilles pour entendre ; et jusqu’à cet espace, le plus précieux, le seul vraiment nécessaire, qui est, en chacun, sa solitude et son attente. Connaître vraiment, pour moi, d’emblée cela a voulu dire : acquérir. Se ruiner pour. Mais posséder, en sorte de pouvoir y revenir à volonté »
→ Comme une difficulté, parfois, à se remettre dans l’état d’esprit de ce temps-là, un état de pénurie en fait. Entendre quelque chose à la radio et le voir se perdre, faute de savoir ce qui avait été joué, qui était l’interprète, etc. Et curieusement c’est souvent le souvenir des objets qui rameute celui des œuvres, des découvertes, des joies profondes alors ressenties : tel « pick-up » (qui n’avait rien d’une grosse voiture américaine), tel « transistor », le premier CD (James Bowman dans Vivaldi), les « K7 », le « Revox » et la fierté indicible (imbécile aussi sans doute !) à en posséder un, etc. Et les tensions familiales au moment de faire le coffre, parce que je voulais emporter le pick-up imposant et un lot de 33 tours ! Je retrouve un peu de cela dans les propos d’André Tubeuf.
Avec une question : il dit qu’il apprenait les disques par cœur. Je me demande comment et ce que cela signifie exactement. Apparemment ce n’était pas seulement s’en imbiber comme je l’ai fait par la répétition infinie du même disque (dispositifs automatiques ad hoc, le bras s’arrête, recule et repart sur le microsillon). Qu’entend-il par apprendre par cœur, formule entendue dans les podcasts et lue ici. D’autant, il le précise, qu’il n’a pas reçu de formation en musique et qu’alors en tous cas, il ne savait pas la lire.
Les deux Américains et leur amitié
Je poursuis aussi bien sûr la lecture du livre de Stéphane Lambert. Avec des fulgurances, j’en ai relevées, qui justifie la lecture du livre à elles seules, mais aussi quelques pages moins fortes, un peu redondantes. Mais la thèse est bien intéressante : la rencontre, qui au fond avortera sur le plan humain, entre Hawthorne et Melville, marquera un grand tournant dans l’œuvre de Melville, transformera une simple histoire de baleine, à visée encyclopédique, voire didactique en « un grand livre sur l’homme », aux accents quasi mythiques, Moby Dick : « Les évènements de l’été 1850 contribuèrent à former une double couche dans la composition de Moby Dick : un avant et un après Hawthorne qui en scelleraient l’architecture secrète. La porte de l’allégorie s’était amplement ouverte. » (p.142)
Objets anciens
Je garde, je ne sais pourquoi, un souvenir très fort d’un poème d’Adrienne Rich faisant l’inventaire du tiroir d’un meuble d’un vieux grenier. Il y aurait de cela dans la quête de Clara Beaudoux : que disent ces objets de la vie de Madeleine, cette inconnue qui habita jadis son appartement d’aujourd’hui ? J’adhère à cette remarque : « Et maintenant quand je passe dans une brocante, j’imagine toutes les vies derrière chaque objet, vertigineux. » (p.223). Voir ce tweet en situation dans les pages du livre.
Mandelstam
Premières plongées, presqu’au hasard dans l’édition des Œuvres complètes de Mandelstam que font paraître les éditions Le Bruit du temps.
PAUVRE, avare, glacé, un rayon
essaime dans la forêt humide
et dans mon cœur pèse lentement
ma tristesse comme un oiseau gris.
Que ferai-je d’un oiseau blessé ?
Le ciel est silencieux, comme mort.
Au clocher perdu dans le brouillard
quelqu’un aura dérobé la cloche.
ou encore
EST LOIN ENCORE, le limpide
et gris printemps des asphodèles.
En attendant, sans aucun doute
le sable bruit, la vague écume.
ou encore
N’A PAS MUGI, ce soir, l’ogivale forêt de l’orgue.
On nous chantait du Schubert – c’est notre berceau natal.
Le moulin murmurait et dans les voix de la tempête
l’ivresse de la musique riait de ses yeux bleus.
Ces lieder venus du passé, leur monde est brun et vert,
mais éternelle demeure leur jeunesse,
et le Roi des Aulnes dans sa rage insensée agite
les tilleuls-rossignols aux feuilles grondeuses.
Et la force terrible de ce revenant nocturne,
ce chant sauvage comme un vin noir,
c’est, à la fenêtre glacée, le regard
fixe et vide d’un spectre inhabité, le double !
Herta Müller
Autre temps, autre persécution, Herta Müller avant qu’elle ne quitte la Roumanie. Pages très lourdes, pesantes, qui suscitent un immense effroi. Comment des êtres humains ont-ils pu vivre dans ces conditions morales là, où rien, absolument rien, n’échappait au regard de la Securitate si elle vous avait repéré ? « La Securitate était une immense centrale de la peur, avec des spécialistes de l’angoisse experts en psychologie et en procédés anxiogènes. Ils élaboraient des plans à court ou à long terme, comme dans le domaine économique, à cette différence près qu’ils atteignaient leurs objectifs de destruction. Le seul secteur productif de l’économie socialiste était la production de peur. Et la police secrète était, pour parler cyniquement, la seule instance à se soucier de l’individu, ayant le droit et le devoir de s’en occuper, c’est-à-dire de le détruire. »
Trois manières par exemple d’intervenir : directe (on vous convoque à un interrogatoire), semi-directe (on vient chez vous en votre absence, fouiller vos affaires et on laisse, intentionnellement et en évidence, une trace de son passage), soit discrète (on vient chez vous en votre absence et cette fois sans laisser aucune trace pour installer par exemple des caméras ou des micros).
→ Force de la littérature ! Je l’avais déjà notée à propos de Svetlana Alexievitch et de ses récits (sur Tchernobyl par exemple), faits en grande part d’entretiens. Quelques pages d’elle ou d’Herta Müller permettent de prendre la mesure des persécutions d’un appareil d’état dictatorial comme aucun livre d’histoire ne l’a jamais fait. Ah si tous les néo-fascistes qui pullulent pouvaient parfois ouvrir de tels livres. Mais tout est fait pour que ce ne soit pas le cas, bien sûr. Ou pour qu’ils en nient le contenu.
Un regard neuf, Giorgio Manganelli
Je lis ces propos dans le prière d’insérer de Salons de Giorgio Manganelli : « Ce regard est neuf parce qu’il déroge à l’historicisme, d’ordinaire si vivace, et bien compréhensible, dans la critique à laquelle nous sommes habitués. Manganelli traite de son objet avec indifférence pour les modes du jour afin de le transporter dans une dimension anhistorique souvent archétypale. De fait une approche symbolique distingue sa réflexion. Celle-ci découle d'un point de vue sub specie aeternitatis (sous la forme de l'éternité), l'éternité du travail de l'œuvre contemplée sur l'inconscient et la conscience du spectateur, l'éternité des résonances des matières des œuvres prises en examen. D'où un penchant affirmé pour la « déshistorisation » du propos au profit de l'allégorie, implicite ou non, tramée par l'œuvre, raison première de son emprise sur son public. Ce faisant, Manganelli relie (idéalement) constamment le présent à la grande chaîne imaginaire du dépôt des images accumulées au fil du temps par les civilisations artistiques connues. Son encyclopédisme le lui permet comme il lui permet de renouveler son regard et le nôtre. »
→ La grande chaîne imaginaire du dépôt des images ! Avec ce qui est plus ou moins universel, ce qui est propre à une culture et ce qui appartient à chacun. On pense à W.Benjamin, à A. Warburg, à G. Didi-Huberman….
Du verre, G. Manganelli
Et c’est ainsi que partant de Lalique, il dresse un étonnant portrait du verre : « Le verre demeure ailleurs, il est distant, il est lointain, il est intouchable ; il n'a pas d'histoire ; il est fidèle. La distance, l'absence d'histoire, la fidélité sont incompatibles avec la vie. Distance : partout où nous sommes, le verre est à même de nous regarder, mais il n'est pas possible de l'obtenir, puisque son image n'appartient pas à notre nature ; il pourra sembler captieux, mais peut-être n'est-ce pas un hasard si le verre répugne à ce point au sexe, à la maladie, à la passion ; susceptible de nous énamourer, le verre point ne s'énamoure. Impudique, le verre est suprêmement chaste.
Le verre est exigu et sans défense, il ne se dégrade pas. Non sujet à la dégradation, il n'est pas sujet au devenir.
Il n'a pas de temps. Il ignore l'hier, les siècles, les secondes ; son absence d'espoirs nous désespère ; il ne conjure pas sa propre survie ; il ne mendie pas la monnaie impure de la vie. Il n'est pas antique ; il n'est pas d'aujourd'hui ; il ne fait pas allusion à un lendemain : de ces jours-là, il ne sait rien. Son sort consiste à être soi-même ou à être éclats et débris. Il est donc fidèle. Sa fidélité est son moment, son signe distinctif le plus inquiétant. Le verre choisit une forme et consiste en celle-là; en lui-même il demeure ; il est matière sur laquelle, accident, il insiste ; il est l'accident auquel la matière obéit. » (p.18)
→ page profondément étonnante, déstabilisante même. Qui nous pousse à nous interroger sur notre contact avec toutes les matières qui nous entourent, le verre, la terre, le métal, le bois…qui eux sont bien « sujets au devenir ». Manganelli qui dans un des premiers chapitres de ce livre, Salons, portait un regard tout aussi décalé et neuf sur le plâtre.
Le verre : son sort consiste à être soi-même ou à être débris ou éclats.
Photographie, Manganelli
« Une photographie, dix photographies, deux cents, mille, mille milliards de photographies : en combien de photographies, la totalité du monde peut-elle tenir ? Combien de mondes photographiques sont nécessaires pour voir tous les mondes existants et possibles ? » s’interroge G. Manganelli en parcourant une exposition de photos de « Life ».
« Toute image fait allusion à une fin, elle est la célébration d’un moment parfait, et, dans le même temps, c’est une image sur une tombe, toute image est pétrie de mémoire, même si à proprement parler personne ne se souvient ; la mémoire fait partie des fibres qui régissent l’univers. (...) Le sentiment le plus intense et encore plus lumineux est que ces figures, images, ces signes qui possèdent pour nous un nom sont différents du néant d’un degré à peine mesurable : ce sont des fantômes. Mais le néant ne parviendra jamais à déglutir la grâce décharnée et exsangue d’un fantôme, une ombre ignare d’un corps. » (p.51)
Une ruine, Manganelli
« Une ruine peut être, et j’avoue que souvent elle m’apparait comme telle, comme une merveille animée, arrachée à l’inertie minérale, pétrie d’une trouble vitalité végétale, non ignare d’une vigoureuse tentation animale. » (Je note au passage la belle traduction de Philippe Di Meo)
De la postérité
Bien étonnante leçon pour qui s’interroge sur la question de la postérité. Jusqu’à Moby Dick, Melville connait un très grand succès et des tirages impressionnants pour ses premières œuvres qui sont surtout des récits de ses aventures en mer. Mais à partir de Moby Dick, il a alors 32 ans, ce ne seront plus qu’échecs, y compris pour Moby Dick, jusqu’à sa mort à 72 ans. « Moby Dick fut un échec. Dans mes échanges avec les lecteurs de Melville, je suis toujours étonné de constater combien la prodigieuse postérité du roman a occulté la longue chute que sa parution a inaugurée pour son auteur. Melville n'avait alors que trente-deux ans, et le reste de sa vie – il vivrait jusqu'à soixante-douze ans – ne serait qu'une succession de revers et de drames, assortie d'un long enlisement dans l'oubli. Ses deux premiers livres avaient signé une entrée fracassante dans le monde des lettres. Taïpi se vendit à 16 000 exemplaires* tandis qu'Omoo parvint à se maintenir aux alentours de 13 000. Des chiffres qui pour l'époque étaient dignes des best-sellers actuels. On peut comprendre qu'ils firent espérer à leur auteur de vivre confortablement de sa plume. Mais, dès le troisième roman, l'horizon se fissura. Les ventes de Mardi dégringolèrent en-dessous de 4000 exemplaires. » (p.149) Barre sous laquelle allait passer Moby Dick !
→ Le beau livre de Stéphane Lambert a une tonalité profondément mélancolique car la toile de fond est bien celle de l’impossibilité d’une relation forte et profonde entre les êtres, et singulièrement quand il s’agit de grands créateurs. A l’espoir fou et sans doute partagé, même si de manière inégale, suscité par la rencontre de 1850, allait succéder ce dur constat que les chemins de Nathaniel Hawthorne et d’Hermann Melville n’allaient cesser de diverger après s’être presque miraculeusement fondus.
Plus tard, à partir de 1857, date à laquelle il cessa d’écrire à destination du public, Melville fit son entrée en poésie. « Jusqu’à sa mort, il publierait quatre livres de poèmes dont les tirages seraient de plus en plus confidentiels. » (157) En fait, 25 exemplaires à compte d’auteur !
Instabilité de la gloire humaine
Cette très belle page de Stéphane Lambert encore : « Dans La solitude philosophique du bureau de secteur où il passait ses journées [il était devenu inspecteur des douanes pour survivre], il eut le temps de mesurer – presque vingt ans – l’instabilité de la gloire humaine et l'évanescence de bien d'autres choses. Se pouvait-il au bout du compte que le lieu du désenchantement se transformât en celui du répit ? que son manque d'enclin quelquefois à faire quoi que ce soit si ce n'est l’indispensable – ne fût rien d'autre qu'une forme de sagesse qui s’enracina en lui ? Oui, se peut-il que la lassitude finisse par épouser le bien-être ? Alors, certains jours, en s'attardant dans le port, il aurait ressenti cette sorte de plaisir mystérieux et aristocratique, évoqué par Baudelaire, qu'éprouvait celui qui n'avait plus ni curiosité, ni ambition, à contempler, couché dans le belvédère, ou accoudé sur le môle, tous ces mouvements de ceux qui partent et de ceux qui reviennent, de ceux qui ont encore & force de vouloir, le désir de voyager ou de s'enrichir. Car au cours de ces vingt années à contrôler dans le port de New York les marchandises qui allaient et venaient, il y avait eu autour de lui tant de départs qu'il avait bien fallu s'habituer à ce ballet d'adieux. Série de proches qui, l'un après l'autre, s'étaient glissés de la berge sur la frêle embarcation qui emmenait les êtres loin dans l'ailleurs brumeux pour ne laisser d'eux qu'une fragile image au creux de l'esprit. C'était dans l'ordre des choses. La douleur des adieux était dans l'ordre des choses. » (p.159)
Sauf
Sauf qu’il y aura la mort du fils aîné, qui se tirera une balle dans la tête à dix-huit ans, dans la maison même de la famille et celle du cadet qui « mourrait lui aussi, à l’âge de trente-deux ans, de la tuberculose, loin, dans une chambre à San Francisco, après une courte vie de vagabondage, gardant au fond de lui le bruit d’une ancienne détonation comme si sa vie s’était aussi ce jour-là fracassée. » (p.160)
La fameuse lettre de 1851
S. Lambert a réussi magistralement la construction de son livre en répartissant sa relation des faits, souvent intriquée on l’a dit avec sa propre biographie, entre les deux protagonistes. Tendant vers le point culminant de la « fameuse lettre du 17 novembre 1851 » : « Ce qui fut en quelque sorte l’acmé de leur relation fut également son instant fatal. » Et Stéphane Lambert d’avouer qu’il a reporté le plus longtemps possible le moment d’évoquer cette lettre, « sachant que sa folie, aussi belle fût-elle, avait signé la fin de leur complicité ». (p.162)
Giancinto Scelsi
Bel article de Bruno Serrou sur le compositeur Giancinto Scelsi. Je relève notamment : « Né le 8 janvier 1905 à La Spezia – là même où, en 1853, Richard Wagner jeta sur le papier les premières notes du prélude de L’Or du Rhin dans lequel le maître saxon, sous l’impression du bruissement des vagues dans le golfe de Gênes, creuse le son et la transition à l’intérieur d’un accord de mi bémol majeur annonciateur à un demi-siècle de distance des innovations de son cadet –, Scelsi est issu de la vieille noblesse du sud de l’Italie. »
Bruno Serrou évoque aussi la longue dépression de Scelsi et ce fait qu’il jouait alors, pendant des jours et des heures, une note, une seule note, sur son piano.
Je connaissais cette histoire mais je l’avais transposée dans un vieux palais romain, faisant sans doute glisser l’une sur l’autre l’image de différents lieux où il avait vécu, après l’avoir découvert il y a de nombreuses années grâce à une émission de Jean Michel Damian, je crois, qui m’avait fascinée.
Sciences
Relevé dans Le Monde des sciences, cette brève :
« Des scientifiques irlandais, français et américains ont mis en évidence qu’avoir compris un discours entendu donnait lieu à un signal spécifique dans le cerveau, visible par électroencéphalographie. Ce signal est absent lorsque l’auditeur n’a pas saisi le discours ou quand il n’y a pas prêté attention. Ce travail montre que notre cerveau peut traiter très rapidement une conversation – à un débit de 120 à 200 mots par minute – en calculant si la signification de chaque mot est similaire ou différente de ceux qui l’ont immédiatement précédé. Les résultats pourraient aider à l’étude du développement du langage chez l’enfant, à évaluer l’état fonctionnel du cerveau chez les patients non réactifs, ou déterminer les premiers signes de démence de la personne âgée. »
Allemand
Laure Gauthier me fait découvrir ce magnifique mot, en écho au fait que nous nous sommes écrits exactement au même moment : Gleichzeitigkeit. De gleich, même, identique, Zeit, le temps ou zeitig, à l’heure, en temps et -keit qui désigne l’état des choses.
Écriture, Herta Müller
« Oui, l’écriture est une nécessité intérieure qui vient à bout d’une résistance intérieure. J’écris toujours pour moi et contre moi. Pour mettre une chose par écrit, j’attends toujours qu’elle soit inéluctable. Je retarde le moment de l’écriture, sachant que dès le début, elle m’envahira tellement que j’en aurai peur. Une fois que je suis dedans, elle m’avale complètement. Le langage abolit le temps, il embarque le vécu dans une recherche méticuleuse du mot, de la cadence, de la sonorité. Cette minutie a sa rudesse, et une force d’attraction à laquelle je n’arrive pas à échapper ; mais comme elle est aussi enveloppante, je crois qu’elle me sauvegarde. Ce magnétisme de l’écriture existe pour de bon, sinon j’y aurais renoncé depuis des années. Si je parle de rudesse, c’est peut-être aussi parce que je ne choisis pas mes sujets, qu’ils doivent beaucoup à l’arbitraire extérieur, à cette vie volée. Je parle de sauvegarde, sans doute parce que je me pose cette question : suis-je moins atrocement à la merci du vécu parce qu’au bout du compte, ces mots si difficiles à trouver me viennent en aide ? Les mots engendrent une sorte de soif des mots : de nouveaux vocables se forment, et ils me montrent des choses qu’autrement je n’aurais pas vues. »
Et elle ajoute : « Quand j’écris, le vécu m’observe une nouvelle fois, et il me jette un autre regard : un regard vitreux, tout sauf naturel, comme si le vécu se connaissait à la perfection, tout en s’ignorant totalement. Ce qui s’est déjà produit se reproduit, quand on écrit. Dans le vécu, par conséquent, rien n’est achevé. La réussite ou l’échec de l’entreprise tiennent à la langue : mes hésitations et ma peur de ne pas être à la hauteur de ce regard vitreux, peu naturel, viennent de ce dilemme. J’ai beau hésiter, j’en viens toujours à me mettre à écrire, à un moment donné. Je me fie à l’écriture depuis des années. »
Bach et Haendel
J’aime bien la franchise de Tubeuf qui met des mots sur ce que je sens depuis toujours : « Haendel, avec qui il a tant en commun, nous en apprend beaucoup sur Bach, par contraste. Ils ont même abondance, même efficience, même souveraine organisation. Ils ne sauraient faire médiocre, ni simplement convenu. Et l’un comme l’autre, en musique, exposent l’ordre. Le même ordre. Mais Haendel, qui certes l’accomplit (on ne dira pas : l’exécute), ne fait que le suivre. Non qu’il se conforme, ou copie. Où donc, pour le faire, prendrait-il modèle ? Mais il ne fait que l’accomplir, et s’accomplir en même temps : prodigieux ouvrier de choses bien faites, pour ne pas dire orfèvre. Mais ce même ordre qui s’entend dans leur musique, Bach, nous le sentons, le produit. Démentant son patronyme, ruisseau décidément on ne le dira jamais, mais fleuve en tout cas. Et source tout autant. À la fois l’écoulement et l’origine. » Et un peu plus loin : « Haendel courtise en permanence : les princes, le succès. Il fait carrière, et quelle ! Tout chez lui porte, avoue, revendique le signe de la mondanité, et en tire son perpétuel bonheur d’expression Ce qui fait Bach source (origine) et l’oblige à l’être, c’est son impuissance congénitale, quand il le voudrait, à la mondanité. Jamais il ne sera de Cour, ni de mode, ni même de monde. En rien il ne cherche à plaire. » (André Tubeuf, Bach ou le meilleur des mondes).
Le cinquième évangéliste, Bach
Je n’avais pas encore rencontré cette idée de Bach en cinquième évangéliste, même si je connais la remarque de Cioran « S'il y a quelqu'un qui doit tout à Bach, c'est bien Dieu ». André Tubeuf écrit : « Bach a bien mérité son surnom de "cinquième évangéliste". Mais tout autant, et seul chez les musiciens, il appelle (et supporte) la référence aux deux souverains philosophes du calcul, Pascal et Leibniz. »
De la juste place, Bach
Cette question qui me taraude souvent, en observant le théâtre tragi-comique du microcosme poétique : quand le créateur est-il à sa juste place ?
Voici ce qu’André Tubeuf écrit à propos de Bach : « Cette hauteur de vue, tout dans la vie de Bach dément qu’elle ait pu être une insolence ou une prétention, ni même un quelconque sens qu’il ait pu avoir de sa supériorité propre. Il ne regardait personne de haut, mais il voyait haut. Il était humble, et par essence un artiste ne peut être qu’humble, quand il estime son travail, son devoir de travailler, plus haut qu’il ne s’estime lui-même ; quand il s’efface devant son travail, qui seul l’accomplit. »
Rédigé par Florence Trocmé le 04 mars 2018 à 10h49 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent