Défions l’augure, Hélène Cixous
Un beau portrait d’Hélène Cixous dans Le Monde des livres, avec une photo, prise chez elle et que pour une fois j’aime. Pas dure, comme tant de photos d’elle. Non, ici, elle me semble elle-même : « Le regard porte plus loin, quand on prend de la hauteur. Comment s’étonner qu’Hélène Cixous vive au dixième étage d’un immeuble moderne, dans un appartement parisien ouvert d’est en ouest sur le bleu du ciel ? Dans une belle lumière matinale annonçant le printemps, l’intelligence vive scintille au détour de chaque phrase comme au coin des yeux, tandis que les oiseaux tracent les signes au-delà des balcons, fidèles aux augures. "Défions l’augure", dit justement le titre du nouveau livre d’Hélène Cixous », écrit Bertrand Leclair dans cet article. Puis cela : « Défier l’augure, c’est défier l’emprise de la mort quand le monde, de toute façon, tourne à la perte de tous et de chacun. Hélène Cixous en a fait l’expérience sismique dès l’enfance, à la mort brutale de son père, en Algérie, où elle est née et a grandi. "Un cataclysme, pour l’enfant que j’étais, un impossible pur, je ne pouvais ni le croire ni ne pas le croire." Elle avait déjà vécu une autre forme d’impuissance radicale, interdite d’école dans l’Algérie soumise à Vichy : "A 3 ans, les barreaux se sont matérialisés. J’ai compris que nous étions dans des prisons qui s’appelaient, par exemple, “juif”. Il était impossible de trouver une réponse aux agressions ; à hauteur d’enfant, la solution ne pouvait pas passer par la confrontation mais par le rêve, le passage dans un autre monde. Ce que la littérature a été pour moi, tout de suite, une terre d’asile". ». Il fait aussi allusion à Derrida, l’ami qui « a forgé pour elle le néologisme "bon-dire", qui n’est certes pas une bénédiction, mais une levée du maudire. Bon-dire et rebondir dans la langue, défier les augures, c’est ce à quoi Hélène Cixous s’emploie depuis soixante ans, entourée de livres où puiser sans cesse, bien sûr ("Je lis comme je mange, je n’arrête pas, je me nourris") ».
Sortir du rail chronologique, Hélène Cixous
En conclusion : « A 80 ans, les témoins se font rares, et les morts, innombrables. Mais, à condition de leur ouvrir les portes, les disparus peuvent revenir danser avec l’augure, au présent du livre. C’est la leçon de Défions l’augure, qui en fait l’un de ses chefs-d’œuvre. Revoilà la littérature comme moyen de transport, quand la métaphore prend force de réalité : on peut donc échapper à la prison du temps, lisant, écrivant ? "On nous oblige à rester dans le rail d’un temps chronologique, mais nous sommes des êtres simultanés, en vérité. Quand je vis, respire, pense, je traverse sans cesse je ne sais combien de temps et de lieux" » (in Le Monde des livres du 2 mars 2018)
Ecrire au quotidien
J’ouvre Comment écrire au quotidien, 365 ateliers d’écriture, de Pierre Ménard, Pierre Ménard que je suis depuis longtemps, de manière plus ou moins proche selon les saisons, et dont j’ai toujours admiré le travail, les inventions et les déclinaisons internétiques de Marelle à Liminaire. J’anticipe des découvertes à foison, ne cherchant pas des techniques ou des idées pour écrire, encore moins des idées pour ateliers d’écriture (je n’en ai jamais suivis ni menés) mais oui, des découvertes. L’auteur est clairement parti de livres, je ne sais pas encore s’il y en a 365, en extrayant des textes qui pour une raison ou pour une autre pouvaient susciter une écriture en miroir, en contrepoint, en écho, en imitation, en reflet, en retour, en pastiche, etc. Et le premier texte répond tellement à mon attente ! Un magnifique passage extrait de Souvenirs de ma vie de Michelle Grangaud. Des phrases courtes enchaînées selon le principe marabout-bout de ficelle. Et de me dire que ce serait bien d’enchaîner les « sels » de cette manière-là ! Ces enchaînements qui comme les comptines m’ont toujours retenue. Puis voici, en deuxième proposition, Jean-Luc Sarré alors qu’il vient de mourir, puis Charles Pennequin et un portrait éclaté de son père.
Valérie Rouzeau
J’ai reçu de La Table Ronde le nouveau livre de Valérie Rouzeau, Sens averse. Je l’ouvre et le lis à petites gorgées, petites bouchées, m’arrêtant d’emblée sur cette scène de cuisine, un transistor sur le haut d’un frigidaire, une mouche, les objets du quotidien, l’apparente normalité aux limites de la banalité, mais qui soudain, insidieusement, par le jeu des mots, se fissurent et entraînent ailleurs, très loin ailleurs
Les collages d’Herta Müller
A la fin du livre d’entretiens (Tous les chats sautent à leur façon), Herta Müller aborde en détail la question de ses collages et c’est passionnant ! Il n’y a pas malheureusement de livres disponibles avec ces collages mais on peut en voir un grand nombre sur le site d’Herta Müller. Sinon depuis toujours, mais en tous cas depuis très longtemps, elle collecte partout des mots qu’elle découpe. Si elle a renoncé aujourd’hui aux journaux, en raison de la mauvaise qualité du papier, elle découpe encore et encore prospectus, magazines, livres peut-être, je ne sais pas. Ce qui est fascinant, c’est que ces mots, elle les range dans des tiroirs, en ordre alphabétique, semble-t-il. Puis elle compose des collages, qui ne doivent rien au hasard dans le choix des mots, de leur taille, de leur couleur, de leurs rapports bien sûr. « Dans la pièce où vous travaillez, on voit partout des mots de toutes les couleurs, des coupures de journaux ; il y en a sur toutes les surfaces horizontales, même sur le canapé, sur un tabouret, sur l’appui de fenêtre. Des brochures, des magazines, des catalogues sont éparpillés par terre, et c’est la matière première de vos collages », lui dit son interlocutrice. Herta Müller raconte que « tout a débuté comme ça. En voyage, je cherchais toujours des cartes postales en noir et blanc pour mes amis : c’était très rare d’en trouver qui correspondent à leur personnalité, ou à la mienne. ». N’ayant pu aboutir dans cette quête, elle a eu l’idée de prendre un bristol blanc et d’y coller des éléments (on songe un peu aussi aux fameuses cartes postales de Michel Butor). Les mots, elle ne les choisit pas vraiment : « Il n’y a aucun choix, c’est intuitif. Chaque fois que je découpe un mot, je pars du principe que j’en aurai besoin un jour ; sinon, j’y renonce. Mais je ne sais pas ce qui m’amène à le faire. Il y a bien sûr des mots qui me plaisent, par exemple « manège » que je vais découper à tous les coups, quitte à en avoir plusieurs exemplaires. ». Et c’est souvent le rapprochement, l’assemblage qui provoquent une étincelle : « Aujourd’hui encore, je ne sais pas quel tempérament se cache derrière quel mot : on ne le voit que quand les mots se rencontrent de manière nouvelle. »
Elle montre bien le rapport aux mots très particulier que cela induit, elle dit voir la structure des mots quand elle les découpe. Elle raconte aussi avoir fait des collages en roumain alors qu’elle ne peut écrire dans cette langue !
Posséder des centaines de milliers de mots
« Posséder des centaines de milliers de mots, je considère que c’est une chance. Et quand je suis en voyage, dans cette situation où, il y a belle lurette, j’ai commencé à faire des collages, je me dis souvent que les mots m’attendent à la maison. Les laisser éparpillés partout, c’est pour moi l’expression d’une intimité, d’une décontraction, et même d’une liberté personnelle : posséder des mots en abondance est le contraire de la censure d’autrefois. Autrefois, je devais emporter en cachette mes écrits et les cacher chez des connaissances qui n’éveillaient pas les soupçons, par peur des perquisitions. »
Mots qui ont tous été, un par un, découpés, collectés patiemment, sans savoir pourquoi, ni à quoi ils serviraient. C’est stupéfiant. J’imagine un instant que tous les livres qui m’entourent, au lieu de garder sagement les mots enfermés dans leurs pages, les expulsent, les éparpillent en grands nuages de mots dans mon bureau. C’est un peu cela qui se passe chez Herta Müller. Et il faut espérer qu’un jour ces collages seront édités, en bilingue, à gauche le collage en langue allemande (ou roumaine !), à droite une traduction. Et l’on pourrait imaginer faire un collage de traduction !
Je ne sais pourquoi mais je me suis demandé si Herta Müller faisait des collages comme Jean-Luc Parant fait des boules.
Oskar Pastior
Elle revient longuement aussi dans ce livre sur l’histoire d’Oskar Pastior, son ami poète germano-roumain, disparu le 4 octobre 2006 quelques jours avant de recevoir le plus haut prix littéraire allemand (le prix Büchner), qui fait de l’auteur un classique de sa langue. Ils préparaient un livre en commun sur l’expérience du camp de travail russe, où le poète a été déporté de 1945 à 1949 (déporté comme la mère d’Herta Müller). Herta a su qu’elle pouvait l’interroger sur cette expérience terrible, ils ont commencé le livre à quatre mains et puis Oskar est mort subitement. Elle raconte son chagrin, son désarroi, ses questions taraudantes concernant ce livre, jusqu’à ce qu’elle comprenne qu’elle devait tout reprendre et en faire un livre à elle. Ce sera le très remarquable Renverse du souffle. Oskar Pastior qui est présent dans Poezibao grâce à de belles traductions accompagnées d’un article précis et subtil de Jean-René Lassalle.
Dans le livre d’entretien, Herta Müller relate une scène frappante : ils sont revenus, elle et lui, sur le lieu du camp (en Ukraine me semble-t-il). Elle le décrit, infatigable, courant partout. Elle le dépeint aussi refaisant devant elle certains gestes du terrible travail qu’il devait accomplir et il est confondant de voir tout ce que ces lieux et ces cinq années de camp ont inscrit à jamais dans son corps.
Raoul Hausmann
Intéressant article de Philippe Dagen dans Le Monde daté mardi 6 mars 2018. « Dans la nomenclature du XXe siècle artistique, Raoul Hausmann (1886-1971) est dans la boîte "Berlin", tiroir "dada". Ce qui se justifie, car Hausmann est, entre 1918 et 1921, l’un des plus actifs protagonistes du mouvement, avec sa compagne Hannah Höch et ses camarades Johannes Baader, George Grosz et Kurt Schwitters – énumération non exhaustive. Autoproclamé "dadasophe", il lance collages, assemblages et poèmes phonétiques comme autant de manifestes révolutionnaires »
C’est que Le Jeu de paume, à Paris, présente les images du cofondateur allemand de Dada Berlin, considéré comme l’inventeur du photomontage. En arrêt il y a peu devant les collages d’Herta Müller, me voici retenue par les photomontages de Raoul Hausmann. Voici ce qu’écrit Philippe Dagen des photographies d’Hausmann : « Beaucoup n’ont pas de titre, et tous pourraient avoir le même, Étude. Il y a des études de paysage, d’autres d’architecture, de botanique ou de géologie. Elles font voir autrement, de plus près, selon un angle singulier, ce que l’on peut voir couramment, si couramment qu’on n’y prête plus attention. Une dune, par exemple. Que celles qu’Hausmann parcourt en 1931 soient au nord de l’Allemagne n’est pas une raison suffisante de s’y intéresser. Mais il se place à mi-pente, regardant en dessous de lui, là où broussailles et arbres sont en train de prendre possession de la pente. Ou il s’agenouille dans le sable, l’œil au niveau des touffes d’herbes et d’ajoncs. Du coup, le paysage se met à parler de la disparition des dunes, que l’homme cherche à stabiliser, et du vent, qui fait ce qu’il veut. Autre exemple : une maison, à Ibiza, en 1934. Bâtisse paysanne, elle se compose de volumes cubiques crépis de blanc, avec des fenêtres très petites, et, autour, des murets de pierres sèches régulièrement disposées. Au-delà de l’équilibre parfait de ces images, que suggèrent-elles ? Que la géométrie des angles et lignes droites est une constante de la création humaine. Cet artiste qui n’ignore rien de l’abstraction géométrique selon le Bauhaus et selon Mondrian démontre, par ce travail documentaire et analytique, qu’il existe des formes natives d’abstraction, inscrivant celle-ci dans un long passé, qui commence bien avant le cubisme, au néolithique peut-être. Autrement dit : dans l’instant de la photographie, Hausmann fait remonter à la surface une histoire millénaire »
Comme de ses autres modes de création, Raoul Hausmann
« Il en est donc de la photographie d’Hausmann comme de ses autres modes de création. Il se saisit d’un instrument, en expérimente les possibilités méthodiquement et l’emploie ensuite sans s’embarrasser des règles habituelles pour faire surgir des œuvres qui s’inscrivent dans la mémoire et ne s’effacent plus. »
Comme poète, Raoul Hausmann est bien présent dans Poezibao.
Pierre Ménard et ses 365 ateliers
A confirmer bien sûr, mais il me semble bien que son livre soit aussi une formidable anthologie de poésie contemporaine (ou de littérature contemporaine plus précisément sans doute). Voir les six premiers numéros : Grangaud, Sarré, Pennequin, Quintane, Chaton, Métail !
Flacon de sels
penser à Introduction à la méthode de Leonard de Vinci de Valéry en entendant le jardinier du Clos Lucé parler du sens de l’observation botanique de Léonard – écouter Glenn Gould dans les Variations Goldberg de Bach – aimer sa manière d’enchaîner les variations à toute allure comme s’il y a avait un élan à préserver à tous prix – lire la passion Bach d’André Tubeuf – penser au bonheur de pouvoir jouer même infiniment mal un peu de cette musique – se noyer (les yeux) dans l’eau magnifiquement et lourdement verte de la Seine au pont Saint-Michel un matin de mars – trouver les carnets qu’on aime chez le papetier – poursuivre par courriel deux ou trois conversations en simultané – écouter l’orchestre des mails et les petits solos flûtés des textos – admirer la cohorte des gâteaux tous plus sophistiquées les uns que les autres dans la vitrine dominicale de la boulangerie-pâtisserie, avec d’autant plus de gourmandise qu’on n’en mange pas – découvrir le goût de cette pomme après avoir écouté le bruit fait par le couteau qui l’ouvre – penser à Valéry de nouveau, comme le fruit se fond en jouissance /Comme en délice il change son absence / Dans une bouche où sa forme se meurt…
Valérie Rouzeau
Comme souvent des croquis de mots, des croquis-collages détraqués. Cela souvent chez elle comme une bifurcation sur un mot-prétexte. On avait pris la ligne quai X croyant droit aller et pof, balafre en travers du ballast. Et on en redemande parce que c’est un rayon de lumière dans le gris de la gare.
NU(e)
Hier première mise en ligne dans Poezibao d’un numéro de la revue NU(e) qui quitte le papier pour devenir électronique et qui a demandé à Poezibao de l’héberger. J’en suis d’autant plus heureuse que ce numéro 66 est consacré à Anne-Marie Albiach.
365
Je continue d’avancer dans le beau discours de la méthode de Pierre Ménard (il y a lieu ici de rappeler que ce nom est un pseudonyme, emprunté à Borges), ces 365 ateliers qui fonctionnent aussi comme une traversée de la littérature contemporaine. Aujourd’hui notamment Roubaud, Levé, Bon, Rouzeau, Jouet et quelques autres. Mais à lire à petites doses sinon risque d’overdose surtout quand on ne pratique pas les exercices suggérés.
Ian Bostridge
Je le lisais en anglais, le livre de I. Bostridge sur le Voyage d’hiver de Schubert, voici qu’il parait en français. Je le lis difficilement sur ma liseuse via un PDF bien mal formaté pour cela, PDF que m’a adressé l’éditeur qui n’a plus de services de presse. Muzibao n’a pas encore atteint la notoriété de Poezibao ! (Reçu par exemple ce matin le somptueux Tome 1 de la correspondance d’Yves Bonnefoy, édité par les Belles Lettres).
Bostridge, ténor qui a chanté l’œuvre des dizaines de fois depuis trente ans, fait ce constat : « Winterreise est incontestablement un chef d’œuvre qui devrait faire partie de notre expérience commune, au même titre que la poésie de Dante et de Shakespeare, les tableaux de Van Gogh et de Picasso, les romans des sœurs Brontë ou de Marcel Proust. Il est assurément remarquable que cette œuvre vive et produise une aussi forte impression dans le monde entier, même dans des cultures fort éloignées des circonstances de sa composition dans les années 1820, à Vienne. »
Et de raconter, de manière vivante, pas pédante, simple et joyeuse, comment il est entré en contact avec le grand cycle de lieder de Schubert qui est devenu pour lui une vraie obsession (c’est même le titre de son livre ! Le voyage d’hiver de Schubert : anatomie d’une obsession). Parmi les différentes étapes, celle-là : « un autre grand enseignant, Richard Stokes, professeur d’allemand du second cycle, dont l’amour du chant – profond, vital et contagieux – imprégnait nombre de ses leçons, pour ne pas dire la plupart d’entre elles. Imaginez une vingtaine de garçons de quatorze à quinze ans, à divers stades d’évolution de la voix, beuglant Erl King de Schubert ou Where Have All the Flowers Gone ? de Marlene Dietrich dans le laboratoire de langues, et vous aurez une idée de la chose. C’est en fait Le Roi des aulnes qui me fit tomber amoureux de la mélodie allemande – le lied – avec une passion qui a dominé mes années de jeunesse. Ce fut un enregistrement particulier, écouté au cours de notre toute première leçon d’allemand, avec Dietrich Fischer-Dieskau, le prince des barytons allemands, et Gerald Moore, son accompagnateur anglais, qui s’empara de mon imagination et de mon intellect. »
→ voici une expérience de jeunesse, de celle que je tente de recueillir dans la rubrique « un disque une vie » de Muzibao ! L’importance prégnante des premières expériences musicales, sans doute encore plus fondatrices qu’on ne l’imagine. Ce qui suppose une forme de responsabilité quant à ce que l’on fait ou laisse entendre aux petits enfants.
→ En fait le parti suivi par le ténor est le suivant. Il prend les lieder un par un : « Dans le présent ouvrage, j’entends utiliser chaque lied comme point de départ pour en explorer les origines : situer le morceau dans son contexte historique, mais aussi trouver des connexions nouvelles et inattendues – à la fois contemporaines et mortes depuis longtemps : littéraires, visuelles, psychologiques, scientifiques et politiques. » (p.12) ce qui n’est pas sans faire penser à la méthode de Susan Howe dans son magnifique livre sur Emily Dickinson. Je dis bien à la méthode ! Il n’y a pas ici l’incroyable talent poétique de Howe. Bostridge n’est pas un écrivain, c’est un musicien qui écrit avec passion sur une œuvre qui surplombe sa vie et sa carrière. Ce n’est pas tout à fait la même chose, n’est-ce pas.
Deux sortes de progrès, André Tubeuf
« Il y a un progrès qui se fait en extension, donc abandon forcé (sinon destruction) de là où on résidait, où on avait son sol et sa solidité, pour du nouveau ; et il y en a un qui est approfondissement de là où on est et, par là même, renouvellement de ce qui certes est ancien, mais permanent pas moins, et pourrait bien être seule figure d’éternel qui puisse se donner dans le temporel. Car c’est l’immanence qui est la plus grande, l’insondable. Romantique et fascinante comme elle excelle à se montrer, la transcendance, elle, n’est (comme le sublime) qu’un effet de grandeur dans ce qui reste, insondablement, à n’en pas finir, immanence. On n’en aura jamais fini avec ce qui est ici même. Le trésor est dans le champ. »
→ pour en revenir à une lecture récente, celle de Fraternelle mélancolie de Stéphane Lambert, il y a celui qui s’en va sur les mers (Melville dans sa jeunesse) et celui qui bougera très peu de son lieu d’origine (Hawthorne). Bach sera très sédentaire mais creusera comme nul autre ce qui est là, chez lui, devant lui, près de lui.
Les variations, André Tubeuf, Bach
André Tubeuf qui dans ces pages réfléchit à la question de la variation et aux célèbres Goldberg bien entendu : « La variation n’est pas autre chose dans son essence, et par vocation, que le voyage sur place de celui qui ne veut pas du voyage, n’ira pas ailleurs ; ne sortira pas du site choisi ; mais rêve le voyage et de ce rêve, en vrai créateur, fait la seule réalité qui vaille. Il n’étendra, ne développera, ne conquerra rien ; mais approfondira ; et fera sortir toute une diversité, une nouveauté, et des surprises, qui valent bien celles qu’ostensiblement offre le voyage, de ce qui au fond n’est qu’un surcroît d’attention : une attention qui ne va pas seulement à ce qui se laisse voir, comme pour le posséder mieux (un seul regard, mais pleinement attentif, devrait suffire), mais y débusque ce qui est latent, était promis. Au fond, le trésor qui est dans le champ ; le champ qui est le trésor même. La terre promise. »
La transcription, Thomas Lacôte
Remarquable (et difficile) article de l’organiste et compositeur Thomas Lacôte sur la question de la transcription en musique.
Je relève ce passage sur l’orgue qui est l’instrument de T. Lacôte : « Depuis longtemps déjà, l’instrument m’est apparu particulièrement irréductible à notre solfège (un peu moins que le carillon, mais l’exemple de ce dernier aura permis de me faire comprendre). L’ensemble de ses moyens sonores, son vocabulaire acoustique si vaste, si on l’écoute, s’impose, résiste et transforme, reformule en profondeur les données de l’écriture musicale. De plus, l’identité variable de l’instrument ouvre d’autres questions : passer d’un orgue à l’autre, poser une partition sur le pupitre de différents instruments, est-ce une permanente transcription ? Un peu plus que si l’on passe d’un Bösendorfer à un Steinway, un peu moins que si l’on passe d’un quintette à vents à un orchestre à cordes.
Anne-Marie Albiach
Cette très belle remarque dans un article de Florence Jou sur la poésie d’Anne-Marie Albiach : « Placée sous le signe, voire le principe de la réverbération, l’écriture poétique s’élabore avec des références multiples, ayant irradié la poète, et irradiant désormais le poème. Celui-ci devient un territoire où se diffusent des voix. Celles de poètes proches : Claude Royet-Journoud et Michel Couturier, avec lesquels AMA fonde la revue Siècle à mains, dans laquelle elle publie son premier texte Flammigère – mais aussi celles de personnages évoluant dans les œuvres de Stéphane Mallarmé, William Shakespeare, Georges Bataille… Elles, « présences femelles » d’État, portent la trace des trois sorcières de Macbeth, et il celle d’Igitur. »
→ Je suis toujours infiniment sensible à la pluralité des échos que l’on peut retrouver dans une écriture, à la pluralité des mondes qu’elle contient, à la pluralité des univers auxquels elle ouvre.
Et en écho précisément, ces mots : « Le poète et philosophe Jean-Christophe Bailly évoque le poème comme une chambre d’échos, où les sons, semblables aux nervures d’une feuille, résonnent. Ceux d’Albiach tentent aussi de traduire cet effet d’"innervement", grâce à certains éléments graphiques (capitales, italiques et guillemets). Ils rendent visibles une poétique sismique, où existent des variations d’amplitude des lettres, des mouvements obliques, des bulles. »
Valérie Rouzeau en sa manière
« Humanité anecdote biologique
Ne te perds pas de vue et cultive-toi
Des poireaux calmes des pommes de terre
Des tomates sans chinoiseries
Permets que le renard emporte une poule
Une poule de temps en temps avec des plumes
Ignorante des happy technologies
Quand un lombric déroule de tout son long
Un bout de la longue chaîne élémentaire
En rose merveilleux alimentaire » (Sens averse, p. 57)
Un poème tout à fait typique de Valérie Rouzeau et de l’interpénétration de ses nombreux univers et registres qui « jouent » les uns par rapport aux autres selon des axes occultés où mémoire, réflexions sociales, affects se passent la main à une vitesse vertigineuse. Créant une dynamique à l’intérieur même du poème, tendu de bout en bout vers sa chute et qui entraîne le lecteur
Bach, quelque chose de fractal ?
« L’esprit de la totalité, qui n’est pas volonté mais désir seulement (poussée autrement naturelle et puissante, elle est le génie même) est omniprésent chez Bach, est Bach présent dans le moindre moment de son œuvre apparemment la moindre. Ainsi le moindre fragment y est microcosme au sens propre : non pas microclimat, pour échantillonner une humeur, une disposition d’esprit, une Stimmung, ni une subjectivité surtout, mais microcosme en vérité, où l’ordre se lit à plein, et en clair, et à hauteur de nos yeux à tous (les yeux de Bach ne sont pas meilleurs, mais ils regardent plus haut), en sorte qu’à partir de ce très peu que notre entendre (ou entendement) limité est capable de saisir facilement, de comprendre, ils passent à plus grand, à l’immense et même infini, lequel procède du même ordre qui ici s’est fait lisible à nos yeux, soluble à notre oreille : lisible sans chiffre ni cryptage, ni même déchiffrage, car ici l’oreille suffit. » (André Tubeuf)
→ Il est très frappant, lorsque l’on travaille la musique de Bach, même à tout petit niveau, de voir comme tout compte dans cette musique-là. Il n’est pas question ici de laisser en friche un passage, une voix, ce qu’ailleurs on peut appeler une petite batterie d’accompagnement. Tout fait sens, chaque note est importante, cette musique demande une concentration absolue. Comme aucune autre à ce degré-là.
Et c’est aussi paradoxalement ce qui est merveilleux, en ce sens que travailler même de courts passages, ou des extraits d’œuvres par exemple des extraits des variations Goldberg dont beaucoup d’autres sont hors de portée, cela permet déjà d’accéder un peu à l’univers de Bach. Personne n’est exclu.
Et la messe en si !
On trouve aussi sous la plume d’André Tubeuf des pages magnifiques sur la Messe en si : « Tous les Bach successifs (ou plutôt, en puissance au moins, simultanés) se rejoignent dans cette Messe : celui de Cöthen au premier chef, qui a étudié et maîtrisé les instruments jusqu’à savoir en exprimer toutes les capacités, toutes les saveurs, parce que son employeur d’alors attend ça de lui ; le Bach baroque, qui foisonne en tout, et jubile ; le Bach roman, plus austère et formel ; et celui qui pourrait écrire dans l’abstrait, per ogni tempore, c’est-à-dire pour aucun temps, pour l’intemporel. Le génie de Bach est que tout cela remis en séquence semble venir de la même plume au même moment et pour un même dessein. C’est cela, le style : cette puissance unifiante, qui vel dissita jungit. Le Bach le plus ancien, encore pris dans le monde (pour autant que Bach puisse être weltlich, mondain), ne fait qu’un avec l’ultime : celui qui en 1749 pour le Credo crée les pièces chorales les plus nues, celles où s’épure, se sublime une vie passée à écrire pour les chœurs – quand on pouvait penser que rien n’atteindrait plus en grandeur le Gloria plein de trompettes venu vingt ans plus tôt. »
→ Cette Messe en si, dont un passage est une des très rares occasions où la musique suscite en moi des images. J’y vois une immense cohorte, qui monte vers une sorte de ligne d’horizon, un peu en hauteur, puis bascule de l’autre côté, dans le néant, dans la nuit des temps, en fait une dimension qui pour Bach n’est pas le néant, mais sans doute l’éternité.
Travel or not travel, de Bach à Elisabeth Foch
Amusante tension entre ces pages qui me reviennent sans cesse où André Tubeuf décrit la sédentarité de Bach et le début d’un livre envoyé par les éditions Arléa, on ne peut pas toujours voyager mais on ne peut pas rester toujours au même endroit de Élisabeth Foch-Eyssette dont les premières pages procurent une sorte de vertige dans les lieux évoqués sont divers : Japon, Azerbaïdjan, Bolivie, etc. Un livre qui semble cependant avoir une sorte d’axe central qui est peut-être une profondeur, autour de laquelle viennent s’assembler toute les allusions et visions étrangères.
365
Aujourd’hui Alferi, Rebotier, Jeanney, Roche, Bozier, Domerg, Fourcade, je suis époustouflée par la connaissance de la littérature contemporaine de Pierre Ménard et je n’en suis qu'au numéro 32 ! Domerg et Fourcade viennent de traverser la rue. Étrange cohorte de ces trente-deux premiers auteurs du livre. Je les vois comme les Beatles sur leur passage clouté, traversant le champ par groupes de quatre, tournant les yeux vers le lecteur tout en montrant les rayures de la chaussée, (qui ne sont pas des clous) et l’invitant à en dessiner de semblables.
Valérie Rouzeau
J’ai publié deux notes sur le livre de Valérie Rouzeau, deux notes qui soulignent à juste titre la complexité de ses poèmes, même quand ils revêtent un air faussement simple.
« Des feuilles tombent, des feuilles volent et le vieux temps Kronos / y va comme je te pousse » (84)
Des choses
Celles que l’on rapporte de voyage, et qui ne servent à rien, dit Elisabeth Foch-Eyssette : « tout ce qui sonne faux une fois sortie du contexte. » C’est-à-dire tout ce que l’on n’utilise pas. Elle prône les choses utiles, telle une râpe à gingembre, mais surtout si j’ai retenu cette page, c’est pour cela : « Et puis encore ces pierres ramassées en chemin pour leur forme, leur couleur, leurs strates. Depuis le temps c’est tout un éboulis qui vient s’échouer chez moi. »
→ depuis des années, j’ai cette manie de ramasser des pierres, des cailloux, plutôt (en tendresse avec choux, genoux, hiboux, joujoux et même poux ?) parfois y cherchant des expressions humaines, ces cailloux que j’appelle des cailloux-têtes, mais souvent pour une couleur, le vert surtout. Et ces deux dernières années, à deux reprises, l’idée de ramasser une petite pierre sur un lieu de funérailles, un tout petit cimetière normand, un columbarium ariégeois, et comme sur tous les cailloux que je ramasse, écrire la date et le lieu.
365 ateliers
Pour l’instant je confirme mon idée que le livre de Pierre Ménard est une formidable anthologie qu’il faudrait peut-être, pour son parcours libre, lire et étudier en contrepoint de la « Flam’ » (Un nouveau Monde) au cheminement si rigoureux, si pensé, mais moins pluriel et ouvert peut-être. Il y a un réel plaisir de surprise ici à découvrir ces formidables univers de livres contemporains, comme un réservoir de possibles, de possibilités, quelque chose que l’on pourrait aborder comme un manuel de lecture (et d'écriture) pas intimidant, ni complexant alors même que ces pages tutoient souvent les sommets. Remarquable entreprise à maints égards dont il faudrait dire aussi comment elle est fabriquée.
Sur la poésie, Philippe Beck
Le livre de Pierre Ménard, Comment écrire au quotidien, est également un remarquable recueil de citations. De la page consacrée à Philippe Beck, j’extrais cette citation, précisément : « la poésie est le battement du sens »
Ici ou là
Le livre d’Élisabeth Foch-Eyssette On ne peut pas toujours voyager mais on ne peut pas toujours rester au même endroit, est placé sous l’égide de Shei Shônagon et de ses fameuses « choses qui », dont s’inspirent certains chapitres du livre. Par exemple le texte « choses qui révèlent un univers » est une belle réflexion sur le vêtement, à partir de la chuba des Tibétains jusqu’aux saris des Indiennes, la chuba qui est « un manteau aux allures de forteresse plus qu’un vêtement, un "refuge" qui permet de (sur)vivre en compagnie des pierres et du vent ». Plus bas, descendant les contreforts sud de l’Himalaya, on voit apparaître le couleur et les saris et tout à la fin du texte un religieux jaïn « drapé d’espace », c’est-à-dire entièrement nu. Il y a tout un glissement du texte depuis les hauteurs tibétaines jusqu’à la plaine qui induit un mouvement de lecture tout à fait pertinent. (34)
De la neige
Un peu plus loin, autre évocation : c’est le principe même du livre. Sous le titre « choses qui réveillent l’enfance », une évocation de la première neige : « des milliers de flocons engloutissent le paysage, redessinent les perspectives dans un silence cotonneux. Il n’est pas deux cristaux qui se ressemblent, pourtant leur accumulation unifie. » (39) Et l’auteur de se référer à deux images, une gravure sur bois du XVIe siècle représentant un archevêque en pleine bataille de boules de neige et aussi la célèbre photo de Giacomelli avec sa ribambelle de jeunes séminaristes aux robes noires comme dansant sur le fond immaculé de la neige. Le livre a été écrit avant cet épisode, mais il aurait pu aussi intégrer ces images récentes de jeunes (et moins jeunes !) religieux, en soutane peut-être, je ne sais plus, échangeant les boules de neige sur la place Saint-Pierre à Rome couverte d’un manteau blanc assez inhabituel.
Citation à tiroirs
Toujours sous la plume d’Elisabeth Foch, cette citation : « Une confidence du philosophe Marcel Conche : "Lorsque je mange une figue, je pense à Démocrite, une olive à Épicure". Écoutons le premier : "Rien n’existe dans notre intelligence qui n’ait d’abord été dans nos sens." » (41)
Le moment de la poésie, à propos d’Anne-Marie Albiach
Continuant à parcourir la revue NU(e) désormais accessible sur le site Poezibao, en son numéro 66 consacré à Anne-Marie Albiach, je relève cette remarque importante d’Éric Dazzan sur le temps de la poésie, son moment : « entre le moment où l’œuvre d’Anne-Marie Albiach est (en quelque manière) apparue dans l’horizon de réception de ses contemporains et l’aujourd’hui de la poésie et de sa réception, une rupture s’est produite qui fait de cette œuvre une œuvre du passé (fût-il très proche), témoignant d’un certain état (historique) de la poésie, mais aussi, dans sa distance et son achèvement, nous parlant de notre relation à ce passé et partant à notre propre présent. Et pour faire un pas de plus dans cette direction, il faut bien sûr relever un autre présupposé fondamental : à savoir que la poésie est travaillée, et ce depuis le romantisme et les débuts de la modernité, par une sorte d’obsolescence cyclique (quasi générationnelle) de ses formes et de ses démarches, sinon de ses expériences, obsolescence qui fait la vie même de la poésie, son en-avant jubilatoire et panique. Qu’il y ait à l’œuvre dans le mouvement même qui conduit la poésie vers elle-même une dimension profondément négative n’est plus à démontrer. Cette négativité est bien sûr un mode de relation paradoxal, à la fois conflictuel et de fascination, de chaque génération à la précédente, et elle a pu donner leur dynamique propre à certaines des grandes œuvres de la seconde moitié du siècle dernier. »
Eric Dazzan qui évoque un peu plus loin la : « définitive délimitation du territoire auquel est assignée la poésie contemporaine, territoire où elle se heurte sans cesse, comme un oiseau entré par mégarde dans une maison, à ses (deux) rêves (transparents et contradictoires) : joindre ces deux absolus que sont le langage et le réel, les conjoindre dans le même geste de liberté (de déliement) et d’adresse. »
Flacon de sels
s’émerveiller du scintillement des vers luisants et apprendre que cette lumière résulte d’une réaction chimique entre l’oxygène et la luciférine – observer avec passion un organiste officier à quelques mètres de soi et en pauvre pianiste réduite à deux mains et un clavier unique, admirer le jeu des pieds – demeurer étonnée de ce qu’une seule personne peut déchaîner comme cataclysme sonore (sans amplification, simplement par de l’air pulsé) dans un orgue (Cavaillé Coll en particulier) – s’émouvoir devant un très beau reportage de Marc de Chalvron sur ce Béninois qui recherche pour les aider tous les malades mentaux qu’il peut trouver (la maladie mentale est mal vue et peu soignée en Afrique) – découvrir qu’il y a des passionnés du Louvre qui s’y rendent presque quotidiennement et qui en connaissent parfaitement les plus de quatre cents salles – goûter le charme un peu suranné du petit square et de la basilique néogothique – réfléchir en compagnie d’André Tubeuf à ce titre inouï, L’Offrande musicale – relever cette citation d’André Tubeuf encore « Bach, lui-même n’a rien été, sauf musique » – déplorer que P. ne soit plus là pour lui lire les pages magnifiques qu’André Tubeuf consacre au violon et penser à son violon à lui, aujourd’hui en d’autres mains.
Violon
Très remarquable et passionnant constat : ce serait Bach qui aurait donné au violon, au-delà de son charme mis en évidence par un Vivaldi, sa gravité : « Il n’aura de cesse que, au violon né pour les grâces, de procurer son poids d’incarnation, sa gravité » et cela jusqu’à la « stupéfiante chaconne, pas loin d’un quart d’heure à elle seule d’un seul tenant ».
Écrire au quotidien
Prenant à rebours le livre de Pierre Ménard Comment écrire au quotidien, 365 ateliers d’écriture, je vois que certaines des idées que j’avais formulées sont bien présentes et exposées dans la préface : « Ce recueil est à la fois un texte poétique, une méthode pour écrire en atelier (365 propositions d’écriture), une anthologie de littérature contemporaine d’auteurs francophones et leurs textes présentés à l’aide d’extraits (...) publiée par plus de 75 éditeurs. » Et la préface donne également cette remarque d’un critique : « Un livre-univers qui contient à lui seul une bibliothèque entière, un livre labyrinthique, signée par un personnage de Borges, Pierre Ménard. Un écrivain qui n’aurait pas d’autre travail que celui de recopier les textes d’autres écrivains. Un écrivain qui vivrait des mots des autres écrivains. »
→ Comment ne pas penser, en lisant ces derniers mots, à tout ce travail du Flotoir. Cette incessante compilation de textes, de mots, de livres, sur lesquels rêver, sur lesquels divaguer, à partir desquels travailler.
Flacon de sels
découvrir de merveilleux tableaux de femmes peintres, totalement escamotées pour ne pas dire annihilées par la misogynie ancestrale, celle des contemporains et celle de l’histoire de l’art : Adélaïde Labille-Guiard par exemple – entrouvrir avec M. le camping-car d’Ivan Jablonka – lors d’un trajet de retour, un dimanche de fin d’hiver, cadrer depuis l’autobus quelques silhouettes, un petit enfant assis sur une planche à roulettes accrochée aux mini landau de son petit frère, une figure goyesque de vieille femme minuscule à cheveux immenses, dépassant à peine d’une table ronde à la terrasse d’un bistrot – discuter en prenant le café matinal sur le zinc avec un agent d’entretien de la Ville de Paris, à quelques semaines de la retraite – faire la connaissance de deux compères rieurs observés depuis des mois tous les matins – se régaler de descriptions botaniques sous la plume d’Élisabeth Foch.
Dodécanèse
Dodécanèse, un de ces mots qui fait l’effet d’un revenant, un de ces mots que l’on pense n’avoir plus rencontré depuis des décennies, peut-être depuis le temps de la scolarité. Redécouvrir que c’est un archipel de la mer Égée regroupant plus de 160 îles et ilots, pour la plupart inhabités et que son nom signifie « douze iles », on aurait pu y penser, au moins pour dodéca, douze !
La coïncidence de l'art d'écrire et du besoin de vivre
Dans le livre de Pierre Ménard, une belle présentation d’un livre de Lambert Schlechter qui me retient pour le regard porté sur le monde et pour la nécessité si bien dite du chant obstiné :
« Un homme à sa fenêtre contemple, écoute et vagabonde en pensée dans le temps et l'espace. Comment écrire, se demande-t-il, après Treblinka ? Mais la visite d'un pic épeiche, l'allure des nuages, la ténacité miraculeuse d'une fleur en décembre, une page de Montaigne, le souvenir d'une image de Wang Wei, d'une passacaille de Buxtehude ou d'un reflet de lune sur l'eau d'un étang perdu s'imposent à lui comme le chant obstiné d'un monde dont il est urgent, quoi qu'il arrive, de dresser l'inventaire obscur et incertain, car "il y a angoisse sous roche". Ces chroniques du "presque rien", dans leur quête lancinante d'une expression qui ne cesse de se dérober, éclairent peu à peu, par la grâce des détours, des ruses, et d'un humour mélancolique, cet événement essentiel : la coïncidence de l'art d'écrire et du besoin de vivre. Ce que Follain nommait, justement, l'usage du temps. Ce recueil est bâti dans un genre à mi-chemin entre journal et pensées. L'auteur s'oblige de façon quasi quotidienne à laisser flâner son esprit entre culture et réalité, en créant, dans une forme de vagabondage presque onirique, un savant dosage entre la perception et l'observation quotidienne des petits riens obscurs et incertains qui déclenchent l'improbable besoin de vivre de tout être.
→ presqu’une leçon de vivre/écrire !
Le voyage, toujours trois fois avec superpositions
Remarque simple et juste d’Elisabeth Foch : un voyage on le fait trois fois. On le rêve, on le réalise, on s’en souvient !
Elle parle également d’un photographe chinois, Chin-San Long (1892-1995), « ce maître qui sut fondre la tradition picturale chinoise et l’art photographique » et qui « composait des images pleines de vides faites à partir de la superposition et de l’assemblage de détails empruntés à divers négatifs ». (138)
Choses qui égaillent
Et je constate qu’elle aussi, Elisabeth Foch, recueille le sel de la terre, comme Françoise Héritier dont je m’attache à suivre l’exemple dans mes « Flacons de sel ».
« Choses qui égaillent
Au jardin, observer le vol d'une libellule, maître en improvisations et haute voltige.
Remplir un grand vase de pivoines et un plus petit de pois de senteur.
Acheter un nouveau balai, remplacer une éponge.
Monter une bouteille de la cave.
Faire son lit avec des draps qui ont séché au soleil.
Enfant, faire le cochon pendu à une branche d’arbre.
Changer des meubles de place et se relever la nuit pour savourer le nouvel agencement. » (p.143)
→ oui des listes, toujours e encore, pour le plaisir : choses qui égaillent, parfois choses qui peinent ou révoltent, choses qui éclairent, choses vues, choses lues, choses oubliées aussi tel ce cochon pendu qui a fait surgir tout un petit lot bien caché de réminiscences, jardin d’enfance, balançoire horizontale et son « tape-fesses » ou ses « crêpes », et l’autre balançoire avec le trapèze où l’on se hasardait parfois, bien timidement parce que résolument a-sportive, à faire un cochon pendu, dont le seul nom suffisait à déclencher des éclats de rire. Vision de la tête à l’envers, source de rires également. Mais aussi d’un sentiment subtil d’étrangeté.
Un livre sur le cerveau
J’ai acquis, un peu sur un coup de tête, Parlez-vous cerveau ?, un livre de Lionel et Karine Naccache. J’avais lu un article très élogieux dans Le Monde des sciences. Et l’extrait envoyé sur la liseuse m’avait semblé convaincant. Malheureusement la lecture des premières pages me fait un peu déchanter. Je n’aime pas ce ton, inutilement familier. Je crains qu’on ne soit pas ici dans le niveau de qualité des livres de vulgarisation (quel mot !) d'un Stephen Hawking, qui vient de mourir. Je réserve pour l’instant mon jugement, et j’apprécie la construction du livre en pas à pas, par chapitres autour d’un mot unique, comme neurone, glie, synapse, neurotransmetteur ou récepteurs membranaires.
Stephen Hawking
Force de l’esprit chez cet homme paralysé, défiguré par la maladie de Charcot et qui est devenu l’un des très grands scientifiques de l’époque. Capable en même temps de mettre une part de son savoir à la portée d’un public élargi.
Me vient soudain l’idée qu’il n’est sans doute ni approprié ni fécond de penser le public, dit alors le « grand public », comme un seul ensemble qu’il faudrait atteindre dans son entier. Stephen Hawking n’atteindra jamais l’ensemble du grand public mais il en a atteint des parts non négligeables, qu’il a su sensibiliser à la science et peut-être de ce fait ouvrir à une conscience écologique, à un sentiment d’appartenance à des ensembles et des échelles de grandeurs qui n’ont rien à voir avec celle de la petite âme humaine. Qui se gausse d’autant plus qu’elle oublie qu’elle est infinitésimale et ne représente même pas un flash d’un milliardième de seconde dans le cours du temps. Peut-être le petit corps humain est-il à l’univers ce qu’une des milliards de milliards de bactéries du microbiote est à ce petit corps ?
→ La réflexion sur la question du public me semble importante aussi dans la réflexion sur la diffusion de la poésie. Dans l’immensité du grand public, il y a des êtres humains, pas forcément « cultivés », qui peuvent être touchés par la poésie (comme ils le sont souvent par la chanson). Toute l’immense question posée à ceux qui tentent de faire connaître la poésie et singulièrement la poésie contemporaine, de la diffuser comme un bien commun, une Offrande poétique pour reprendre le titre de Bach, est de savoir comment s’adresser à la pluralité des publics potentiels. Toujours la tension extrême et souvent douloureuse entre les deux pôles présentés, ressentis parfois, comme antagonistes, le populaire et l’élitiste.
Claude Mouchard
Lu un texte ancien mais magnifique et poignant de Claude Mouchard, Enchevêtrée (dans le livre Entangled, papers, notes, livre bilingue publié par les éditions Contra Mundum). L’écrivain recueille les vestiges de la parole d’une personne âgée, sa mère peut-être ? Langage ou bribes de langage affleurant dans le contexte étrange d’une vieille grange où il l’a conduite (se reprochant là une erreur), enchevêtrement de temporalités & de sensations. Enchevêtrement serait un mot bien approprié pour décrire l’écriture de Claude Mouchard, non pas qu’elle soit obscure mais par ce qu’elle mêle intimement (mot important), le dedans et le dehors, l’écoute de l’autre et le contrepoint permanent de son questionnement à lui, dans la confrontation de cette écoute. Il écoute et ce qu’il entend vient résonner sur ses propres parois intérieures, ses questionnements si profondément humains et son écriture nous renvoie cela, enchevêtré comme notre pensée et notre ressenti, mais limpidement bouleversant.
Cette écriture je la connais, bien sûr, je l’ai reçue et avec quelle reconnaissance dans Poezibao. Je la solliciterai encore.
Flacon de sels
éprouver émotion et fascination, en découvrant des photos des carnets de Liliane Giraudon (Instagram) – penser bizarrement et prétentieusement « serais Warburg, collectionnerais de telles images » – penser de plus en plus souvent aux ramifications des branches d’arbres comme à un réseau synaptique – aimer la contrainte « petite boîte » de Jacques Jouet décrite par Cécile Riou.
La contrainte de la petite boîte plus précisément !
« Une petite boîte est un poème à forme fixe de 6 vers comptés 7 7 8 ? 8 7.
Les vers ne riment pas.
Le mot mis en boîte forme le vers 4 et la catégorie grammaticale à laquelle il appartient n’est pas représentée dans les autres vers. Si le mot est un substantif, les vers 1, 2, 3, 5 et 6 sont des liponymes S. Si c’est un verbe, les vers 1, 2, 3, 5 et 6 sont les liponymes V.
L’ensemble est une seule phrase ». (Exemple)
Lectures, trois fois
Lectures. Tu lis, tu effleures – tu as une capacité d’accueil importante – tu sauves et souvent trouves quelque chose qui te parle – en raison de ta capacité à t’ouvrir mais aussi par ta puissance associative – là où quelque chose, seul, est faible, tu l’associes, le fais entrer en résonance, l’animes, l’enrôles dans une dimension différente qui le dépasse.
Lectures. L’enthousiasme souvent au début du livre – il y a quelque chose de neuf, de différent, et puis, l’enlisement – vingt pages denses auraient suffi là où auteur et éditeur en commettent cent. Mais il y aura eu le bonheur du début et une récolte de quelques citations comme autant de richesses voir de viatiques. Donc (re)connaissance.
Lectures. Enchaîner pages et livres, ne rien leur reprocher mais ne pas beaucoup « accrocher ». On les effleure, ils effleurent, ouvrent quelques perspectives, une brèche. Et puis, soudain, on se trouve face à tout autre chose, la rencontre rarissime d’un texte-expérience. Qui obscurément éclaire. Qui passe sous la ligne de flottaison et descend loin et profond esthétiquement et humainement (les deux toujours liés) (ainsi d’Enchevêtrée de Claude Mouchard, à poser tout doucement en face de tant et tant de livres, « touchants » mais non « atteignants », sur l’enlisement dans le silence, la dégénérescence, la fin de vie d’un proche.)
Bach, le violon, le concerto
Je suis toujours André Tubeuf dans sa progression à la recherche de tout ce qui fait Bach (et dieu sait !). Pages magnifiques, je l’ai noté, sur le violon, pages très belles aussi sur le concerto, à partir des Brandebourgeois qui vont marquer une sorte d’étape essentielle par rapport aux concerti grossi italiens. « Recherche de la virtualité expressive la plus grande, toute l’Übung instrumentale de Bach tient à cela ; c’est cela même qui dans tout ce qui est clavier l’a fait d’avance se figurer un piano qui n’existera que des décennies plus tard, prenant la place des claviers connus de lui et par lui pratiqués. Mais au profit d’aucun autre il n’aura mis au jour et réalisé, lui vivant, ce que d’emblée il a repéré, imaginé, créé dans le seul violon : ce dédoublement qui le fait harmonique en tout cas, et symphonique si on sait y faire. Cette dimension porteuse d’opacité, de relief et d’une sorte d’au-delà de lui-même.
→ cette note me semble pouvoir contribuer à apaiser la polémique, au fond très stérile, sur le choix de l’instrument pour jouer Bach. Il aurait anticipé des possibilités instrumentales à venir. Cela ne veut pas dire qu’on ne doit jouer les œuvres écrites pour le clavecin que sur un piano, mais que liberté semble donnée par l’œuvre même de les jouer sur un piano, aussi.
Et sur le concerto : « Les Brandebourgeois inventent cette toute neuve façon de concerter : non plus le consensus implicite qui fait qu’à plusieurs on se contente de dire mieux la même chose et d’aller au bout, et sans heurts si possible (comme dans tout ce qui en style italien est concerto grosso) ; mais se provoquant chacun à mieux faire, par son opposition, son antagonisme à tous les autres. »
→ se provoquant, harmonieusement, à mieux faire ensemble ! Magnifique programme. Doux et fécond.