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Rédigé par Florence Trocmé le 16 mai 2018 à 16h09 dans photomontages | Lien permanent
Haute-couture
Intéressante émission de Marie Richeux, un entretien avec Florence Delay sur son livre Haute-Couture. Florence Delay est partie de tableaux de Zurbaran, non pas les plus connus, mais une grande série de portraits de saintes, caractérisées, explique-t-elle, par la beauté de leurs robes. Elle est très finement interrogée par Marie Richeux, que je retrouve citée par Georges Didi-Huberman à propos de ses Polaroïds (je vais y revenir).
« Haute couture, aux éditions Gallimard, un essai sur les saintes peintes par Francisco de Zurbarán. "Contrairement à Velázquez, son contemporain du Siècle d'or espagnol, Zurbarán a surtout peint des saints et des saintes. Les premiers sont célèbres, les secondes beaucoup moins." »
Je note cette importante remarque de Florence Delay : « Quand on est dans la vérité de ce qu'on cherche, il se créé un champ magnétique, et les choses viennent se poser ». (source)
Méthode(s)
Note lumineuse de Claude Royet-Journoud, qu’Emmanuel Hocquard cite dans Le Cours de Pise. C. Royet-Journoud montre comment il travaille en fait sur les deux faces d’une double page, réduisant petit à petit la page de droite sur la page de gauche. J’ai expérimenté à l’instant cette idée, qui soudain me parait très féconde : en écoutant une belle conférence de Jean Haxaire sur Laurent Schwartz (là aussi je vais y revenir), j’ai pris des notes dans un cahier sur la page de droite et la page de gauche m’a ensuite servi à noter des mots, des pistes à explorer, une courte biographie, une référence, un lien.
17h25, le merle est là et chante.
Chacun de mes livres - Claude Royet Journoud
Et voici précisément ce texte de Claude Royet-Journoud sur sa méthode, cité par Emmanuel Hocquard : « Je travaille, je fais un texte à partir du quotidien, du plat, sans doute est-ce à la fois ce qu'on me reproche et ce que l'on ne comprend pas, le fait que je tente de faire récit avec la langue quotidienne. J'ajoute que l'enquête ce n'est pas du travail, mais un moment qui n'exclut pas la passion ni l'émotion. Chacun de mes livres se compose d'un certain nombre de séquences qui ont entre 5 et 10 pages chacune. À l'origine, il y a l'écriture de 400 à 500 pages de prose pour chacune de ces séquences, ce qui explique qu'il me faille à peu près six ans pour faire un livre ! Cela se passe dans de gros cahiers : j'écris une prose sur la page de droite où je prélève ensuite certains moments que je rapporte sur la page de gauche. Le but de ce travail de prose est de permettre d'entrer dans un espace mental propre au travail d'écriture. Ce travail peut se poursuivre très longtemps, jusqu'au moment où "ça accroche". Et quand le texte prend forme, c'est toujours quelque chose qui se distribue sur plusieurs pages, car pour que le récit ait lieu, il est essentiel que cela circule avec des pages en regard à droite, à gauche, de même que sont importants "la tourne" entre les pages et la présence du volume : si vous voulez, j'écris toujours dans le livre, toujours déjà dans le livre. Ensuite, quand il y a quelques pages — une ébauche —, le propos devient de nettoyer la langue. Comment ? En traquant, supprimant systématiquement tout ce qui peut être métaphore, assonance, allitération – et de voir quel récit fait jour, ce qui pointe et ce qui reste dans cette langue – cette langue dans une langue. » (Cité p. 447).
Emmanuel Hocquard, Le Cours de Pise
Je suis parmi, Aurélie Foglia
Oui être parmi, parmi les hommes, les choses, les paysages, les œuvres aussi. Une, parmi. Comme le dit Aurélie Foglia, parmi les arbres, surtout en ce qui la concerne dans son Grand-Monde : « dans ce passage je me prends / pour un ramier une poète un /tronc bref je suis parmi » (107).
→ c’est une idée parlante en ce sens qu’elle n’implique pas de hiérarchie. Je pense souvent, en les traversant en voiture, en observant les forêts, à ces arbres qui sont un peu loin de tout, sur telle ou telle pente, que personne ne touche jamais, auquel personne ne pense jamais (à condition d’entendre personne comme les seuls êtres humains !), à la petite aiguille ou à la feuille de cet arbre-là, anonyme parmi les anonymes. Mais elle n’est pas seule, elle est parmi. À la fois semblable et unique.
Aurélie Foglia qui me semble ainsi donner corps à mes intuitions sur ce rapport singulier, fait de langue et de ressenti, qu’elle a avec l’arbre et qui ajoute « j’écris à la limite ». Il faut parfois savoir changer de nom, « appeler eau/appeler soleil un arbre/parce qu’il était si haut/si bruissant qu’il ruisse/lait de lui-même » (p.113) Et je pense qu’il ne s’agit en rien ici de métaphore.
Marie Cosnay
J’ai assisté à la lecture donnée chez Tschann par Marie Cosnay à l’occasion de la réception du prix Nelly Sachs, dont l’un des membres du jury, Michel Volkovitch me dit qu’il est le seul prix de poésie traduite en France. Était présent aussi Jean-Baptiste Para qui à son habitude a fait un « topo » lumineux sur l’importance d’Ovide dans toute la culture occidentale, sous tous ses aspects, notamment littéraires et picturaux. « C’est un livre essentiel pour comprendre 2000 ans d’histoire et d’art » dit Jean-Baptiste Para, citant par exemple Dante mais aussi Ted Hughes ou encore, en Russie, Pouchkine qui a notamment écrit un très beau poème dédié à Ovide alors qu’il était lui-même en exil. Et il faut citer aussi bien sûr le poème Tristia de Mandelstam. On sait peut-être moins que Robert Desnos était aussi un grand lecteur d’Ovide. Du travail de traduction de Marie Cosnay, il dira qu’il est « porté par une joie et une nécessité qui se sentent ». Il conclura en parlant du jeu de tension entre la distance dans le temps à laquelle se situe l’œuvre d’Ovide, et le sentiment de proximité qu’elle peut encore engendrer, quelque chose qui nous vient de loin, mais qui nous est infiniment proche. Et il est bon selon lui de désamidonner certaines traductions anciennes.
Une disparition
Si l’on cherche des éléments biographiques à propos de Georges Didi-Huberman, on en trouve relativement peu. Surprise donc d’une sorte de révélation, très discrète pourtant, au milieu d’une de ses Aperçues : « Trois motifs surgissent à peine écrits ces quelques verbes (passer, abandonner, appeler, revenir). Le premier : mort de la mère, quand l’enfant n’a pas encore compris l’irréparable perte et senti l’infinie durée de l’abandon (de ce temps passé il ne me reste que quelques images, de vieilles photographies, et ce nom de Huberman que je me promis de poser un jour sur quelque page imprimée, comme si la décision d’écrire avait été prise au moment précis de cette mort. » Les deux autres motifs sont attente de l’amour et pensée qui affleure. (p.19)
→ cette sorte d’aveu, la disparition et l’abandon à l’aube de la vie, éclaire tellement l’œuvre de Georges Didi, désormais Georges Didi-Huberman, mais il en fait si peu état : « Il ne me reste que quelques images ». Et sans doute alors non seulement la décision d’écrire mais celle d’écrire sur les images, pour les images, avec les images. Et on pourrait sans doute remplacer ici le mot images par le mot mère.
Une constellation de lectures
Elle est dressée par Georges Didi-Huberman. Répondant à Alexandra Richter il écrit : « Au fond, vous me signifiez que mes Aperçues ne sont, à tout prendre, que des poussières récentes dans une poussière d’étoiles bien plus anciennes et brillantes. J’en ai, bien sûr, reçu la paradoxale lumière (paradoxale car dispersée en petits points, en constellations qui errent à travers la grande voûte noire du non-savoir). Il s’agit d’un univers littéraire et philosophique dont Gerhard Neuman, pour l’Allemagne romantique, a remarquablement dessiné les trajets : cela va des Sporades de Walter Hilsbecher aux Semences ou Grains de pollen de Novalis, des Morceaux de Johann Georg Haman aux Éclats de Goethe, du Coup de dés aux idées de Jean Paul aux Étincelles de Johann Wilhelm Ritter sans compter les inépuisables Fragments de Friedrich Schlegel ou bien sûr, l’extraordinaire Zibaldone de Giacomo Leopardi et sans parler des versions modernes pour ce genre romantique chez Paul Valéry (Choses tues, Rhumbs), Paul Reverdy (En vrac, Flaques de verre) Walter Benjamin (Sens unique, Le livre des passages), Theodor Adorno (Minima Moralia, Prisme), Ernst Bloch (Traces), et tant d’autres encore qui m’ont, pour ainsi dire, formé à la pensée, à commencer par Charles Baudelaire avec ses admirables Fusées. » (p.27)
Une véritable forêt de lectures en laquelle entrer ! Même si certaines choses, déjà, ont été un peu approchées (Leopardi, Benjamin, Valéry, Adorno, Novalis…) mais si peu et si mal.
Alexander Kluge
Je le retrouve en interlocuteur de Georges Didi-Huberman et je découvre que j’avais un peu tourné autour de son livre Chronique des Sentiments, en 2016, sans finalement plonger dans l’ouvrage ! J’avais toutefois choisi, pour les « Notes sur la création » de Poezibao, un extrait d’un entretien qu’il avait donné au Monde au moment de la parution du livre.
« En véritable romantique, écrit G. Didi-Huberman, Alexander Kluge pense que ses plus folles associations d’idées documentent un certain état objectif du monde » Il parle un peu plus loin de cette certitude émerveillée que chaque cas singulier, à condition qu’il soit fécond, se comporte comme un "phénomène originaire" engageant, d’une certaine façon, la totalité du monde et de l’histoire humaine. (p.30)
Résumer est une souffrance
« Résumer m’est une souffrance. Chaque regard mérite son roman, chaque chose aperçue mérite d’être déployée dans un récit qui la remémore. On ne schématise que pour conclure au plus vite. Moyennant quoi, on réduit sans état d’âme l’exubérance des singularités à une idée directrice, un mot d’ordre, à une leçon définitive. » (p.32)
→ c’est sans doute pour cela que je n’aime pas faire des notes de lecture, car je les trouve réductrices. Des notes en lisant me semblent rendre mieux compte parfois d’un livre et de la manière dont, lectrice, je le reçois.
Il y aurait peut-être aussi urgence à oublier les généralités qui aboutissent au rejet pour mettre toujours plus en avant les singularités, les manières d’être et de vivre ; cette stupéfaction qui surgit parfois en regardant certains êtres dans la rue et qui tend à faire trop vite surgir le comment peut-on être persan ? Qui n’est au fond qu’une manière détournée de dire comment peut-on ne pas être moi ?
Savoir et relation
Relevé au vol je ne sais où : « il ne s’agit pas de savoir beaucoup de choses, dit Hofmannsthal dans Le livre des amis mais de mettre beaucoup de choses en contact les unes avec les autres. »
Flacons de sels
téléphoner longuement, tranquillement à une amie – écouter le merle pendant dix minutes, écouter vraiment en essayant de bien voir, à la jumelle, les différentes mouvements de son bec et les sons produits ; découvrir quelques « impros » brèves mais surprenantes – visionner une magnifique vidéo sur la passion entomologique du très grand mathématicien Laurent Schwartz ; écouter Jean Haxaire parler des sphinx, papillons de nuit qui doivent leur nom à la posture très particulière de leur chenille – découvrir cette merveilleuse intuition de Darwin devant une orchidée à la corolle si profonde qu’il a prédit qu’il y avait nécessairement un papillon à elle spécialement dédié ; il a bien été découvert, s’appelle Xanthopan Morgani ‘Predicta’ et est doté d’une trompe démesurée – être guidée vers une pépite (un film, un livre, un entretien) par une conversation amicale, un échange épistolaire
Predicta
Plus de détails sur le papillon et l’orchidée de Madagascar ! : « Découverte au siècle dernier, l'étoile de Madagascar a longtemps excité l'imagination des botanistes qui s'interrogeaient sur l'incroyable éperon, long de 25 cm, qui pend sous le labelle et ne contient du nectar sucré qu'à son extrémité. La longueur du nectaire laissait présager l’existence d’un papillon possédant une trompe de la même taille. C’est la prédiction que fit Charles Darwin quand on lui présenta, en 1862, l’étoile de Madagascar, prédiction qui engendra le scepticisme chez beaucoup de scientifiques de son époque.
En 1903 la sous-espèce Xanthopan Morgani Praedicta fut décrite par Lionel Walter Rothschild (1868-1937) et Karl Jordan (1861-1959). Au repos, la trompe de ce papillon est enroulée 20 fois sur elle-même. Il fut tout naturellement appelé Predicta en hommage à Darwin qui avait prédit son existence.
Philip Roth
Un de ces chemins ouverts par la conversation : les entretiens de Philip Roth. Il s’agit notamment de son livre Parlons travail où il mène des entretiens, qui sont surtout des conversations, notamment avec Primo Levi ou Aharon Appelfeld. C’est par ce dernier bien sûr que je commence ma lecture. « Depuis notre rencontre, en 1984, nous avons longuement parlé, le plus souvent en déambulant dans les rues de Londres, New York et Jérusalem. (...) Quand il nous a enfin semblé avoir à peu près tout dit, nous nous sommes assis à la même table pour synthétiser sur papier le noyau de notre discussion, moi en anglais, lui en hébreu. »
Appelfeld et Kafka
« C'est ici, en Israël, dans les années cinquante, que j'ai découvert Kafka, et je me suis senti proche de lui d'entrée de jeu. Il me parlait ma langue maternelle, l'allemand, non pas l'allemand des Allemands, mais celui de l'empire des Habsbourg, de Vienne, de Prague, de Tchernovtsy, avec sa tonalité particulière, langue que, soit dit en passant, les Juifs ont beaucoup contribué à créer. À ma grande surprise, non seulement il me parlait ma langue maternelle, mais aussi un idiome familier, le langage de l'absurde. Je savais de quoi il parlait. Cela n'avait rien d'une langue ésotérique pour moi, je n'avais nul besoin d'explications. Moi je venais des camps et des forêts, d'un monde à l'image même de l'absurde, où rien ne m'était étranger. Ce qui me sidérait, c'était que cet homme qui n'y avait jamais mis les pieds le connaisse si bien, et en détail. »
Quelle langue
Alors que je viens de visionner un beau film sur Martin Buber, qui parlait déjà cinq ou six langues dans son enfance, je pense à cet extrait du livre de Philip Roth, Parlons travail, dans l’entretien avec Aharon Appelfeld : « Ma langue maternelle, c'est l'allemand. Mes grands-parents parlaient yiddish. En Bukovine, où j'ai grandi, la plupart des gens étaient ruthènes et parlaient donc ruthène. Le gouvernement, lui, était roumain, ce qui nous obligeait à parler sa langue. Quand la Seconde Guerre mondiale a éclaté, j'avais huit ans et j'ai été déporté dans un camp de Transnistrie. Après mon évasion, j'ai vécu parmi les Ukrainiens, dont j'ai dû apprendre la langue. En 1944, j'ai été libéré par l'Armée rouge, pour laquelle j'ai fait le coursier – ce qui m'a appris le peu de russe que je sais. Deux ans durant, entre 1944 et 1946, j'ai vagabondé dans toute l'Europe, où j'ai glané d'autres dialectes. Quand j'ai fini par atterrir en Palestine, en 1946, ma tête bourdonnait de langues, mais à la vérité je n'en avais pas une à moi. »
→ on en vient à se sentir très pauvre d’avoir été habité, si longtemps, par une seule langue. Ce ne sont pas les bribes d’anglais et d’allemand apprises à l’école qui ont changé la donne. Car cet enseignement est resté purement extérieur, plaqué, artificiel. Ce seront plutôt les voyages, assez tard dans la vie et pour l’allemand, un effort intensif d’apprentissage pendant plusieurs années, qui auront permis de comprendre un peu le potentiel d’ouverture de la pensée qu’il peut y avoir dans la connaissance, même très superficielle, d’autres langues du monde.
Du fragment
Retour au Cours de Pise et à une belle réflexion d’Emmanuel Hocquard sur le fragment. Avec une variation sur ces deux possibilités pour le fragment, selon qu’il fait partie d’un tout détruit, ou non. « La notion de fragment n’est pas facile à aborder et encore moins à traiter. De prime abord, fragment renvoie à un tout qui a été brisé, cassé, dispersé : il est alors synonyme de morceau (des morceaux de pain), de bout (des bouts de chandelle), de débris (des débris d’assiette), de bribe (des bribes de discours), de reste (les restes d'un squelette), de lambeau (des lambeaux de vêtement), de tesson (des tessons de poterie), d'éclat (des éclats de verre), etc. En ce sens, les fragments renvoient à quelque chose qui a été entier avant d'avoir, accidentellement ou non, été cassé ou mis en pièces. En un autre sens, on peut également considérer le fragment, ou la fragmentation, comme le résultat d'une intention que ne connote pas l'idée de destruction : rondelle (une rondelle de saucisson), tranche (une tranche de pain), motte (une motte de terre), échantillon (un échantillon de roche), part (une part de tarte), extrait (un extrait de texte), fraction (une fraction de seconde), pièce (une pièce de moteur), etc. » (p.450)
Synopsis
Emmanuel Hocquard demande souvent à ses étudiants du Cours de Pise de faire « la synopsis d’un mot ». Doublement étonnée par cette formulation (le genre et l’idée), j’apprends que synopsis s’emploie au masculin comme au féminin. L’usage dominant est sans doute celui du cinéma, le synopsis d’un film mais l’approche d’Hocquard est très féconde.
Synopsis : Un (ou une) synopsis est un écrit décrivant la totalité ou un aperçu d'une œuvre ou d'une science. (Wikipédia)
Subst. fém. Ouvrage, tableau présentant une vue synoptique de l'ensemble ou de l'une des parties d'une œuvre, d'une science, d'une question, ou qui en donne un aperçu. (Dict. XIXe et XXe s.).
Subst. masc. ou fém., CIN. Récit succinct constituant le schéma du scénario d'un film et qui consiste en une présentation sommaire du sujet et une esquisse des personnages principaux. (TLFI)
Quand il demande donc une synopsis d’un mot aux étudiants, E. Hocquard leur demander d’en répertorier tous les usages.
Exemple, p. 470 : « Si nous faisons la synopsis du mot hasard, nous obtenons au moins quatre concepts différents : 1° Le hasard a fait que je sois un garçon. 2° Alors qu'il passait sous un immeuble en construction, Flitcraft a, par hasard, été blessé, par la chute d'une poutrelle. 3° Jacques Monod a écrit un livre intitulé Le hasard et la nécessité. 4° Au cours de cette partie de dés, le hasard a fait sortir le six quatre fois d'affilée. ». Et de développer.
Formules latines
Drôle cette fascination pour les formules latines, comme ici : sponte sua forte, Lucrèce, dont Emmanuel Hocquard dit que ce fut la devise de sa maison d’édition Orange Export Ltd. Au hasard de leur pente. Les corps prennent forme sponte sua forte. Emmanuel Hocquard qui expose pourtant l’horreur qu’il a conçue du latin et du grec pour cause d’overdose dans l’enfance : « Mon père était helléniste et ma mère latiniste. » !!! (p.453)
La pensée phasme
Très bel article d’Emmanuel Alloa dans le numéro d’Europe consacré à Georges Didi-Huberman sur ce qu’il appelle la pensée phasme et cela alors que j’ai passé ce même jour un grand moment en compagnie des sphinx, ces papillons de nuit passionnément collectionnés par le grand mathématicien Laurent Schwarz.
« Selon Aby Warburg, écrit Emmanuel Alloa, les stratifications du temps historique renferment des fossiles vivants, des survivances immémoriales que l’historien de l’art, en reprenant un terme technique qu’affectionnent les géologues, appelait des Leitfossilien. Apparition au plus haut point emblématique, ces "fossiles guides" cristallisent en eux la force motrice de toute une culture et en conserve la mémoire par-delà son engloutissement. » (Europe, n°1069, p.68)
Un peu plus loin dans ces pages, encore une étonnante histoire : celle de la phalène du bouleau, dont la carapace mime l’écorce blanche de l’arbre et qui dans une région de hauts-fourneaux où les bouleaux sont noircis, en vient à se noircir, pour continuer à rester quasi invisible quand elle est posée sur le tronc de l’arbre. (p.71)
Mais qu’est-ce donc, que cette pensée phasme dont parle l’auteur de l’article ? « Elle conduit à désapprendre à voir ce que nous croyions voir et que nous ne voyions que parce que nous savions (ou croyions savoir). Elle conduit aussi à désespérer de son propre savoir (« l’évidence effrayante »). Expérience de la disparité, en somme, qui survient toujours à l’improviste et tout d’un coup. » (p.71) Et Emmanuel Alloa conclut : « Tel est le défi intellectuel pour tout interprète : "que la pensée se fasse à l’objet apparaissant comme l’insecte nommé phasme se fait à la forêt dans laquelle il pénètre." ».
Fissures et euphraise, Marie Richeux, Georges Didi-Huberman
Je lis dans Aperçues de Georges Didi-Huberman une page étrange sur les polaroïds de Marie Richeux. Il participait un jour à une émission de cette dernière, sur France Culture, quand elle a « soudain, marqué un temps, produit une césure dans de dialogue, selon une règle du jeu que j’ignorais complètement, et elle a lu devant le micro un texte écrit où il était question, d’abord d’une "fissure dans le sol", d’une "fissure dans le béton", et ensuite de quelques perles colorées gisant au sol, probablement tombées d’un coffret de beauté pour petites filles. ». Georges Didi-Huberman raconte alors comment il a « spontanément associé ce polaroïd de fissure et de perles avec deux images concomitantes réalisées presqu’à l’aveugle alors qu’il cheminait parmi les vestiges d’Auschwitz-Birkenau. La première image montrait une fissure dans le béton d’un bâtiment du camp, la seconde une multitude de fleurs courants comme une dissémination de beauté – autre genre de fissure – dans l’herbe alentour. » (p.52). Il continue : « [se] pencher sur une seule fissure : monade. Symptôme local de quelques violences faites dans un passé plus ou moins proche ou lointain, au sol. Le polaroïd se fascine, "se polarise" sur un petit morceau de monde qui, si modeste soit-il, fait apparaître quelque chose d’une d’histoire (et pourquoi la fissure a-t-elle eu lieu ?) Et, même, d’une mémoire ou d’une archéologie (sur quel sous-sol cette fissure ouvre-t-elle ?) ».
→ Tout ce passage me renvoie à ma fascination pour de très petites choses, minuscules cailloux plus ou moins incrustés dans le sol, fissures d’où sortent quelques feuilles coriaces, taches sur l’asphalte. Et c’est ainsi que remonte à ma mémoire la petite euphraise, cette minuscule fleur découverte dans un sous-bois dans les Alpes du Sud, il y a bien longtemps, et dont j’ignorais tout. J’avais réussi non sans peine à l’identifier, et je me souviens l’avoir longuement photographiée, avoir admiré son incroyable perfection, à si petite échelle, même pas un centimètre si je me souviens bien. La petite euphraise, comme tout un monde. Et le plus extraordinaire est que cette plante est aussi nommée Casse-lunettes, brise-lunettes, herbe aux myopes, luminet, délice des yeux, herbe-à-l’ophtalmie. C’est une plante surtout indiquée dans le traitement des inflammations oculaires telles que les blépharites (inflammations des paupières), les kératites (inflammations de la cornée) et les conjonctivites. Elle agit aussi efficacement contre l’orgelet (infection de la paupière), le larmoiement, l’écoulement nasal et la fatigue oculaire.
→ Il s’agissait bien de voir et de la voir !
Écrire pour la radio, Marie Richeux
Georges Didi-Huberman continue à se pencher sur les polaroïds de Marie Richeux : « "se polariser" sur la texture même des choses. S’approcher, se pencher, donner sa place au minuscule. Mais, aussi, "polariser" les rapports que chaque chose entretient avec ses voisines : se déplacer, faire changer l’incidence de la lumière, donner sa place à l’intervalle. »
→ c’est une description on ne peut plus précise de bien des mes pratiques photographiques ! Marie Richeux, elle, écrit chaque jour un récit en miniature, « l’ekphrasis d’une seule image, l’état des lieux d’une seule situation » cela afin de le « transmettre presque aussitôt, façon d’en partager la jouissance, à la radio, par lecture interposée, la voix jouant ici le rôle du matériau polarisant permettant le "développement instantané" de l’image racontée. » (p.53)
Où quelque chose fait défaut, Bertolt Brecht
Formule frappante de Bertolt Brecht : « l’art doit intervenir à l’endroit même où quelque chose fait défaut » (cité p. 54).
→ et reprenant mes notes, à quelques jours d’intervalle de ma lecture et de leur écriture brouillonnée dans le carnet, me penchant de nouveau sur ces pages, je m’émerveille de voir comment en trois ou quatre pages Georges Didi-Huberman ouvre au moins cinq pistes majeures de réflexion : sur l’observation, sur la « prise » de vue, sur le rapport à l’infime, sur ce qui fait fissure, sur la survivance, etc.
Tactique !
Parfois la pensée ne fonctionne pas, elle est comme encalminée. Mais curieusement, elle est toujours apte à repérer ses matériaux de combustion. On peut donc les prélever et les engranger pour y revenir, une fois la pensée déliée.
Aperçues
Découvrant, pas à pas, le livre de Georges Didi-Huberman, j’observe sa manière de procéder et prends conscience qu’elle pourrait bien être la manière que je cherche depuis longtemps pour monter des extraits du Flotoir, en unités indépendantes, susceptibles de faire livre. Lui aussi travaille ici par paragraphes, de quelques lignes à quelques pages, tournant autour d’une expérience, d’un livre, d’une œuvre d’art, dont il précise avec un grand soin toutes les « coordonnées » à la fin de ce paragraphe. Autant d’unités autonomes mais qui en même temps, compte tenu de la cohérence de sa pensée et de sa démarche, forment petit à petit un tout, composent pièce par pièce une image, comme celle d’un puzzle. C’est fascinant.
De l’esthétique
« Ah, l’esthétique ! Tout dépend, évidemment, de la valeur d’usage que l’on veut bien donner à ce mot. S'il s'agit, une fois encore, de prétendre réunir un ensemble de critères qui nous exposerait, comme dans une vitrine, le concept "art" enfin démontré, épuré — par jugements discriminatoires — de ses innombrables scories alors, non, ça ne va pas, ça ne se passe jamais de cette façon, il sera toujours plus intéressant de regarder ailleurs, hors de la vitrine, l’exubérance des pensées-formes en train de s'inventer. Le ressassement du débat esthétique autour du jugement — et de la volonté critériologique qui l'accompagne presque toujours — signale que le terrain est probablement miné d'une multitude de faux problèmes. S’il s’agit au contraire d’interroger réciproquement une pensée inhérente aux organes de la parole, de l'écriture, du concept, avec une pensée inhérente à d'autres matériaux et à d'autres organes (encre jetée à vau-l'eau sur un papier, son propulsé par un souffle, espace construit ou agité par un geste) : alors, oui, le jeu en vaut la peine. C'est la peine — le travail et la joie — le gai savoir — d'ouvrir une pensée au contact de l'autre, façon aussi, de mieux "se connaître soi-même". Dès lors, il ne s’agit plus, pour le philosophe, de résoudre les questions en termes de jugement (mouvement centralisateur : Kant), mais de faire fleurir les questions (mouvement centrifuge : Nietzsche) en termes, dirai-je, de danse. Il faudrait que le philosophe ne se contente plus d'observer l'artiste depuis son retrait, sa hauteur. Qu'il ne se satisfasse plus de relever sur son calepin les éléments "sensibles" capables d'illustrer son propre monde "intelligible" déjà construit. Il faudrait que la pensée du philosophe sache répondre aux œuvres de l’art, comme un geste répond à l'autre, comme un regard répond à l'autre, comme une caresse répond à l'autre, et par cette réponse se modifie, se déconstruit, s'ouvre tout à coup : s'élève avec la pensée-pas du danseur, s'envole avec la pensée-souffle du chanteur, s'involue avec la pensée-geste du dessinateur – pensées qui, bien sûr, ne s'arrêteront jamais à un seul organe puisqu’elle s’incarnent et se formulent esthésiquement à travers le rythme de notre chair entière, vivante et pensante. » (Georges Didi-Huberman, Aperçues, p.55 et 56).
→ Très longue citation mais qui me semble une aide potentielle considérable pour le travail critique, déchiré par la question du jugement. Georges Didi-Huberman propose ici un formidable enrichissement des outils et des procédures, invite à quitter le jugement strictement intellectuel au profit d’une démarche quasi mimétique avec l’œuvre d’art que l’on aborde, livre, tableau, œuvre musicale, etc.
On est loin ici de bien des pratiques asséchantes, comme celle de l’entomologiste épingleur de papillons transformant son objet d’étude en pensée morte.
A rapprocher peut-être de cette citation de Merleau-Ponty donnée par G. Didi Huberman un peu plus loin : « Toute analyse qui démêle rend inintelligible ». (cité p.65). Ce serait comme défaire les fils d’une tapisserie. Qui pourrait trouver la Dame à la licorne dans ses brins de fils désintriqués ?
Pensée et forme
Les pensées-formes dit G. Didi Huberman ; Antoine Emaz parle lui de forme-force. Comme si l’énergie propre à chaque entité – moment de conversation, poème – façonnait sa forme, la soufflait en quelque sorte comme on souffle le verre.
Flacon de sels
observer un petit garçon très aimé faire une magnifique et fulgurante glissade en marche arrière, sur le ventre, sur un parquet bien ciré -
La lumière blanche
« La "lumière blanche du capitalisme", celle des néons, des centres commerciaux, qui n'appartient ni au jour ni à la nuit, est pour moi la trahison du projet des Lumières. Elle est un éblouissement qui n'apporte aucun éclaircissement, qui ne nous apprend rien, qui nous fige même. Qu'est devenue l'articulation entre la raison et le sensible ? entre la liberté et l'expérience portée par le projet des Lumières, dès lors que nos sociétés sont traversées par cette forme de transparence un peu sale, non seulement au niveau de l'exposition de soi et de ses émotions sans aucune médiation, sans aucune recherche de signification ni de partage, et de l'autre côté par des dispositifs techniques de plus en plus affligeants ? Une lumière qui serait adéquate, respectueuse de la nuit, serait une lumière qui accueillerait la possibilité de la couleur. » (source)
Lambert Schlechter
Bel article de Claro dans Le Monde à propos de Lambert Schlechter. Deux extraits qui donnent à penser au-delà même du livre recensé, Une mite sous la semelle du Titien.
« Quelle pourrait bien être la plus petite unité littéraire ? Le mot ou la phrase ? Le paragraphe ou la page ? À partir de combien de fleurs absentes peut-on parler d’idée de bouquet ? Existe-t-il un seuil en dessous duquel l’écriture peine à tenir, un autre au-dessus duquel elle s’estime de plain-pied ? La question de la forme est-elle une question d’endurance ? Le fait est que, pour quiconque décide de plier le temps à la forme écrite, avant même d’avoir circonscrit un périmètre (sonnet, roman, nouvelle…), mettre la main au clavier revient à produire des unités, c’est-à-dire des blocs, des sections, des morceaux soumis au façonnage d’un souffle, d’un rythme. »
Et cette autre citation, de Lambert Schlechter lui-même : « Cette aire spéciale de blancheur rectangulaire, les deux tiers d’une page A5, et vingt-neuf lignes à remplir, le total fera autour de mille signes, c’est le champ que j’aurai encore & encore à labourer/ensemencer/récolter, personne ne m’a rien demandé, tout le labeur se fait sur la base d’un contrat avec moi-même, contrat-contrainte, tout ce que tu as à écrire, tu l’écriras en vingt-neuf lignes, mille signes, les thèmes ne sont pas choisis, les thèmes tombent (…). »
Une aire, un champ : l’unité d’écriture est avant tout spatiale, conclut Claro. Ces propos me font aussi penser aux 22 lignes de Bernard Collin. J’éprouve une sorte de fascination pour ces entreprises au très long cours, Schlechter ou Collin, mais aussi Valéry en ses Cahiers par exemple.
« Poétique de l’éclaté et du rassemblé : la page écrite – tour à tour "écrin" ou "potage" – est une liste animée, un grouillement d’affinités, une convocation fuyante, une brassée d’airs complices, on y voit défiler le souvenir et le rêve, la pensée et l’acte, la joie et la douleur, mais ici nul esprit de confession, l’intime reste ouvert, vivace, ce n’est pas le regret qui griffonne, mais la phrase qui réordonne et éclaire les tessons d’une impossible fresque », écrit encore Claro. (in Le Monde des livres, daté du vendredi 4 mai 2018)
Une bombe cérébrale et des seringues à dopamine
Très impressionnée par certains aspects soulevés par un article du dernier Science et vie à propos des gratifications générées par les nouvelles technologies (celles des réseaux sociaux surtout) : « Ces nouvelles technologies nous bombardent en permanence de petites gratifications immédiates. Sollicitant ainsi l'une des zones les plus primitives du cerveau humain : l'aire tegmentale ventrale, siège des circuits neuronaux de la récompense, à l'origine de la libération de la fameuse dopamine. Ce neurotransmetteur est une bombe cérébrale : lorsqu'ils sont équipés d'électrodes sur cette partie du cerveau, les rats de laboratoire appuient compulsivement sur le levier de stimulation... jusqu'à mourir d'épuisement. »
On peut méditer aussi là-dessus : « Autre ingrédient imparable : ces plateformes [réseaux sociaux, grands sites de e-commerce, Google, etc.] délivrent leurs récompenses de façon intermittente et selon une intensité variable ; sur les réseaux, il n'est pas systématique de trouver matière à récompense au milieu de nombreux messages ennuyeux ou absurdes... mais il y a toujours une chance. Or, "les psychologues comportementalistes ont découvert, dans les années 1950-1960, que nous étions plus susceptibles de nous consacrer compulsivement à une tâche lorsque les récompenses étaient distribuées de manière aléatoire plutôt que prévisible, éclaire Natasha Dow Schüll, anthropologue spécialiste des machines à sous (université de New York). Un système de récompenses variables et intermittentes constitue le programme de renforcement le plus attrayant, le plus addictif C'est aussi la recette des bandits manchots des casinos..." Le neurobiologiste François Georges confirme : "Les récompenses délivrées de façon irrégulière et non prévue maintiendront le système dopaminergique en alerte, et celui-ci sera très réactif à chaque nouvelle récompense. "Bref : nos écrans ne sont rien d'autre que des seringues à dopamine, capables de motiver toujours plus l'engagement. »
[Science et Vie, mai 2018.]
Deuil
Lecture du très émouvant petit opus que Dominique Fourcade a écrit après la disparition de Paul Otchakovsky-Laurens. Une élégie. « je n’ai pas d’autre moyen pour absorber et comprendre. désir. effroi. répulsion. tablant sur la fonction amoureuse de l’écriture, et sur sa fonction cognitive, s’est imposée la nécessité de cette élégie et en sont venus les premiers mots. »
→ fonction amoureuse de l’écriture ;
fonction cognitive de l’écriture.
Quelles autres fonctions pour l’écriture ? Peu, multiples ?
Cela encore : « ce qui m’arrache le cœur, et motive cette élégie, c’est que ce qu’il était avant sa mort il l’est plus encore, tandis que ce que nous étions nous ne le sommes plus
[Dominique Fourcade, Deuil, p.13 et 23
Intimement mêlés
Intimement mêlés et que je laisserai tels, cette fois, le deuil de Fourcade (qui est aussi le nôtre), les propos d’Emmanuel Hocquard sur la tautologie & Paul Otchakovsky Laurens, leur éditeur à tous deux ; et puis Georges Didi Huberman qui parle du philosophe Patrice Loraux, dont il dit qu’il est un des grands philosophes vivants aujourd’hui et qui écrit aussi : « Une simple feuille de papier (...) [peut] nous offrir de véritables barricades contre ce qui, chaque jour, tente de nous asservir. »
→ à les lire, ces intelligents, ces grands, Fourcade, Hocquard, Didi-Huberman, sentiment d’une si grande petitesse et d’une telle pauvreté. Oui, mais au cœur de cette impression, la force de la non-renonciation.
[Dominique Fourcade, Deuil ; Emmanuel Hocquard, Le Cours de Pise ; Georges Didi Huberman, Aperçues]
Black Flags
Dans son livre Deuil, Dominique Fourcade insère des notes prises en contemplant un dispositif imaginé par le chorégraphe William Forsythe. J’ai repris ses mots dans les « notes sur la création » de Poezibao mais j’éprouve le besoin de les mettre à l’abri, ici, dans ce Flotoir : « j'aurais dû être sur mes gardes, écrit Dominique Fourcade, voici pourquoi : du 15 octobre au 22 décembre 2017 a été joué, à la galerie Gagosian au Bourget, Black flags, un dispositif de William Forsythe qui m'a énormément marqué. une chorégraphie. je m'y suis rendu plusieurs fois, j'y ai envoyé beaucoup d'amis, ainsi que des inconnus. j'ai bien pris Black flags pour ce qu'il était, un avertissement sans frais. chaque fois, j'en sortais en état d'alerte, sûr qu'il allait arriver quelque chose. il faut dire que déjà, là-bas au Bourget, dans cet immense endroit, cette fable en action, cette abstraction de fable plutôt, était en soi un événement de la beauté duquel on ne pouvait se déprendre. de plus, il était inévitable de l'interpréter comme un sémaphore. voici quelques notes prises sur le moment : c'était dur, ça signalait qu'il n'y avait rien à signaler c'était paniquant, ça ne nous disait pas de ralentir, ni s'il y avait un sens inverse meurtrier
deux robots industriels tels quels, désanthropomorphisés au possible, attachés à ne rien signifier, agitant, fixés sur des hampes en fibre de carbone, de grands drapeaux noirs, leur dialogue nous rive à lui, nous insiste, nous déchire, jamais l'air n'a été aussi palpable, tendre et chevalin. tout surprend, à commencer par l'ampleur des choses. je suis ébloui. je sais, quand j'en sors la première fois, que j'étais prêt depuis longtemps pour ce poème, mais je comprends que, pour des raisons qui tiennent précisément aux conditions de l'occurrence de la grande poésie, ce sémaphore ne pouvait se produire qu'aujourd'hui, et qu'il est, dans la forme qu'il revêt, un appel à m'identifier comme contemporain. il y a un moment pour tout il n'y a un moment pour rien. essentiellement, on entend le bruit des drapeaux, pas de la soie mais c'est tout comme, se coordonnant dans l'espace que créent leurs figures, le balayant, le brossant, le lissant inlassablement, tirant des horizontales et des obliques d'une qualité sans égale, in unrivalled draftsmanship, des lignes d'une décision dont aucun humain ne serait capable, espaces et lignes cependant plus humains que celui du répertoire humain. le tout mêlé au bruit des robots eux-mêmes, usine nouvelle automation du poème, impossible de faire plus humble plus obstiné comme personnalité. la pièce durait vingt-huit minutes dans lesquelles tient ma vie entière
(...)
il fallait que Black flags fût dans deuil
Black flags m'avait prévenu d'un deuil, mais d'une façon si générale qu'il était impossible de cibler
c'est le propos même de Black flags, de ne pas cibler. c'est seulement un très grand poème, comme tel étranger à toute cible
rien de ce qui arrive n'est ciblable, et moins que tout la mort d'un être débordant de vie, c'est mouvant la mort, ça colle à l'allégresse »
[Dominique Fourcade, deuil – lien d’une vidéo documentaire, en allemand et en anglais) montrant l’installation du dispositif]
Un seul œil
Georges Didi-Huberman, enfant, avait l’habitude de regarder le monde en fermant un œil puis l’autre : « J’ai passé, enfant, des heures à regarder mon environnement immédiat en expérimentant, c’est-à-dire en clignant des yeux, sur les abîmes perceptuels qui séparent, dans certaines conditions, la vision binoculaire de la vision d’un seul œil, c’est toute la perspective qui change et même s’effondre, rendant l’espace plus fantastique que jamais. » (p.81)
[Georges Didi-Huberman, Aperçues]
Expérimentation
De mon côté, je tente une expérimentation concernant à la fois la mémoire, la concentration et l’empan mémoriel : lorsque je recopie des extraits de livres, je prélève mentalement une phrase assez longue et je tente ensuite de la taper de mémoire et en fermant les yeux.
Les taches de douleur
Superbe idée de Georges Didi-Huberman, celle de répertorier, de mettre en évidence, les taches de douleur : « Ainsi, de même que la botanique n’existerait pas sans la possibilité de décrire les taches de couleur des différents végétaux, une anthropologie prendrait tout son sens à pouvoir décrire les taches de douleur de l’humanité dans l’histoire. » (p.87)
Taches de douleur, comme taches sur la peau, taches sur le film, taches sur les archives, taches dans les mémoires. Pour la personne, pour son histoire, pour l’Histoire.
Douleur, couleur : je me souviens que l’introduction de Muriel Pic au numéro d’Europe (n°1069) consacré à Georges Didi-Huberman insistait sur son utilisation de la paronymie.
Photo
Dans Aperçues, nombreuses allusions à la photographie. « Toute image – dès sa prise de vue – est le résultat d’une opération technique, d’une médiation, donc d’une manipulation. La question est de savoir ce qu’on veut faire de nos mains qui manipulent : étouffer les images ou les traiter avec tact. »
Dans ce paragraphe d’Aperçues, Georges Didi-Huberman réfléchit à la question de la colorisation dans le film Apocalypse, mais sa remarque vaut aussi pour la photographie.
Regarder ailleurs
« Écrire, comme regarder, ne relève pas d’un savoir-faire, même si cela demande beaucoup de travail. C’est un faire qui met à chaque instant le savoir en question, c’est un savoir qui met à chaque instant le faire en question. Il faut, certes, continuer de décrire. Mais il faut que cette description devienne écriture et non pas un simple état des lieux. » (p.112)
Dans cette page, Georges Didi Huberman explique qu’au fond tout ce qu’il a écrit en histoire de l’art a été la conséquence d’un geste pour déplacer son regard. En quelque sorte, il a regardé ailleurs. Pas la même chose que les autres, obsédés par la « figure », toujours fixés vers le haut. Lui il a regardé le « fond » et vers le bas. Il ajoute avec humour que sa myopie et sa petite taille ont sans doute joué un rôle dans l’affaire !
Flacon de sels
déjeuner dehors sans rien préparer – avoir la sensation de manger de l’herbe après des semaines de béton et alors que celle-ci est si merveilleusement drue et fraîche : quelle salade ! : – regarder et écouter longuement le vent dans la ramure de l’eucalyptus, s’étonner de cette danse parfois frénétique parfois à peine esquissée – voir un peu plus loin, sans l’entendre, le vent jouer dans la ramure des trois bouleaux – repenser aux phasmes de didi-huberman – voir la vague et l’écume submerger puis quitter le rocher luisant dont les couleurs sont exaltées – écouter le bruit intense de la mer et regarder jouer ses verts – écouter les oiseaux dans le grand jardin – photographier la lumière, l’eau, les herbes – se sentir ruminer le vert et l’absorber par toutes ses pores.
Une règle d’écriture
Lambert Schlechter suit une règle stricte d’écriture qui n’est pas sans rappeler celle de Bernard Collin et de ses vingt-deux lignes. « Cette aire spéciale de blancheur rectangulaire, les deux tiers d'une page A5, et vingt-neuf lignes à remplir, le total fera autour de mille signes, c'est le champ que j'aurai encore & encore à labourer / ensemencer / récolter, personne ne m'a rien demandé, tout le labeur se fait sur la base d'un contrat avec moi-même, contrat-contrainte, tout ce que tu as à écrire, tu l'écriras en vingt-neuf lignes, mille signes, les thèmes ne sont pas choisis, les thèmes tombent, s'imposent, de page en page les pages s'achèvent, commencer sans cesse pour sans cesse terminer, composition composite, et il n'y a jamais à conclure, et à la mort, ce ne sera pas conclusion, mais interruption, suspension, et je m'insère, minuscule maillon, dans l'immense réseau, j'ai ma place, à peine localisable, dans le pointillé infini, qui va si pathétiquement, si vainement de nulle part à nulle part, telles et telles phrases dans L'Odyssée, telles et telles phrases dans la clandestine déclaration de Wannsee, puis la réplique de Masha, au dernier acte de Trois Soeurs, juste avant qu'elle se mette à pleurer, écrire tout cela sur la page. » (p.24)
[Lambert Schlechter, Une Mite sous la semelle de Titien, Tinbad, 2018]
→ La contrainte littéraire peut être une contrainte formelle, du type de celles développées par l’Oulipo. Mais c’est aussi la règle que l’on se donne à soi-même.
Et ce cadre, Lambert Schlechter
Et ce cadre si étroit apparemment permet d’en dire tant, tellement plus parfois que des pages et des pages : « Aux moments où vibre la mélancolie, il faut la laisser vibrer, elle tisse l'alvéole où je suis installé, jalonne le périmètre où je vis, l'endroit où je suis assis ce matin, me laisse voir par le rectangle de la fenêtre une portion de ciel bleu parsemé de nuages blancs ainsi que la partie supérieure des branches des grands arbres enracinés au bord de l'étang, de temps en temps une mouette ricane, la confuse rumeur de la ville est tout juste perceptible, autrement c'est le silence, me trottent dans la tête les images provenant des pages de Michelet que je viens de lire : sur le goéland et le héron, pages où il n'est pas question de la mort, pages sur la beauté et le mystère, dans mon périmètre de mélancolie il y aura des bribes de ciel bleu avec des bribes de nuages blancs, il y aura le vertige des réminiscences, les songes & les cauchemars, l'agonie de ma femme il y a vingt-sept ans, et le Feu, encore & encore le Feu, qui détruit mes livres par milliers, qui détruit les milliers de pages où j'écris ma petite vie, lire la page de Michelet sur le mélancolique héron me donne un mélancolique lumineux bonheur, dans le silence où ricane la mouette irradie la lueur des mots, l’alvéole m’abrite, et si je pleure, c’est des larmes douces, à peine salées. » (p.28)
→ Avec ici l’évocation de ce drame sans fin, l’incendie qui a brûlé toute la bibliothèque de Lambert Schlechter et dont l’évocation revient sans cesse dans ses pages, sous une forme récurrente : les x livres de tel écrivain et l’étagère qui les portait : « tous mes Louis-Combet de chez Corti ont disparu, onze ou douze, avec la planche où ils se trouvaient. » (p.15)
Lire, avec Lambert Schlechter
Et je suis infiniment touchée par cette autre page sur la manière de lire, si proche de la mienne ! : « Lire cet auteur-ci signifie toujours, aussi, mécaniquement, ne pas lire cet auteur-là, le regard, optiquement, ne peut pas se focaliser sur deux pages simultanément, c'est une observation empirique, pendant que je me concentre sur cette lecture-ci, la précédente vibre encore, même si c'était un sujet tout à fait différent, et la suivante attend déjà son tour, tranquillement, sans impatience, je lis par portions, quelques pages, cinq, peut-être dix, rarement plus de vingt à la fois, la suite, ce sera le lendemain, une nouvelle portion, il convient que des thématiques différentes se juxtaposent, que des styles divers se confrontent, que des énergies de toutes sortes se heurtent, parfois je m'attarde à une page, à un passage, reprends, souligne, relis à haute voix, griffonne à la marge, recopie quelques lignes, on est tour à tour arraché à soi ou replongé en soi, on change de régime de respiration (...) » (p.46)
Edouard Louis
Lu dans la voiture, Qui a tué mon père ? J’ai beaucoup aimé ce bref portrait, par éclats de souvenirs, du père de l’auteur. Un père qu’il pensait n’avoir pas aimé. Or la réalité des sentiments est bien plus complexe. J’ai relevé, au tout début, cette remarque : « Quand on lui demande ce que le mot racisme signifie pour elle, l’intellectuelle américaine Ruth Gilmore répond que le racisme est l’exposition de certaines populations à une mort prématurée. » et cette autre remarque : « Si l’on considère la politique comme le gouvernement de vivants par d’autres vivants, et l’existence des individus à l’intérieur d’une communauté qu’ils n’ont pas choisie, alors, la politique, c’est la distinction entre des populations à la vie soutenue, encouragée, protégée, et des populations exposées à la mort, à la persécution, au meurtre. »
Triple tag
Triple tag (et donc relevé immédiat( pour ce paragraphe 80 du livre de Lambert Schlechter : la botanique, la nomination, l’allemand ! « Dans un livre les mots sont dans un autre ordre que dans un dictionnaire, parmi les plaisirs de la lecture il y a celui de rencontrer des mots, trouver des mots, retrouver des mots, et au gré des livres mots dans différentes langues, j'avais oublié que le saintpaulia en allemand se dit Usambaraveilchen, nom délicieusement exotique pour cette modeste fleurette que l'on pensait autochtone, alors qu'elle vient de si loin, et cela me rappelle qu'autrefois, il y a très longtemps, plus d'un demi-siècle, dans ma piaule d'étudiant j'avais un Usambaraveilchen, à l'arrosage il fallait faire bien attention, il est tout à fait calcifuge, mais autrement pas exigeant du tout, accepte de bon cœur qu'on le néglige, pendant des jours et même des semaines, un dessèchement passager ne lui fait pas de mal, l'arrosage se fait par en bas, dans la soucoupe, cela doit se résorber en quelques minutes, faut pas que ça stagne, je viens de retrouver l'Usambaraveilchen dans un roman de Linda Graf, ça m'a ému, j'ai souligné Usambaraveilchen avec le Caran d'Ache orange, je fais ça fréquemment pour des mots qui me plaisent, ou m'inspirent, Usambara, c'est le nom d'un massif montagneux en Tanzanie, l'endroit où en 1892 le baron Walter von Saint Paul-Illaire découvre cette petite plante et l'importe dans notre Nord. » (p.88)
Texte très personnel
Sous le titre « Le sourire-masque », Georges Didi-Huberman donne un texte très personnel, c’est très rare me semble-t-il chez lui et cela donne une sorte de profondeur émotionnelle, de vie autre à ce qu’il écrit. Il raconte comment, alors qu’il avait seize ans et demi, le jour après la mort de sa mère, il a rencontré une connaissance qui ne savait rien et qu’il a joué le jeu, répondant à sa demande « ça va bien, merci » et affichant un sourire. Sourire qu’il se reprochera longtemps, aujourd’hui encore sans doute. C’est donc à l’âge terrible de 16 ans qu’il a perdu sa mère, alors que je pensais que c’était dans l’enfance, très petit. Pour moi, rien de tout cela n’est anecdotique mais profondément signifiant et j’insiste sur le fait que si bien sûr ça n’explique pas l’œuvre, ou qu’un aspect de l’œuvre, ça la fonde sur le plan sensible et émotionnel d’une manière toute différente. Tout ce qu’il écrit, notamment sur la survivance, avait tendance à vibrer d’une manière très particulière à mes yeux et il se peut qu’une part de cette impression repose sur cette disparition. Il sait de quoi il parle.
Robert Klein
Georges Didi-Huberman consacre un grand paragraphe à cet historien d’art, dont je n’ai même pas entendu parler, à ma grande honte ! Et ce qu’il en dit n’est pas rien ! « Robert Klein fut un peu à l’histoire de l’art ce que Walter Benjamin aura été à la critique littéraire : un être génial et anachronique et méprisé à ce titre par ses contemporains. » Didi Huberman dit qu’il le considère comme le plus grand historien de l’art ayant écrit en langue française, bien qu’il fût d’abord un intellectuel juif roumain émigré à Paris et ayant vécu, pour cela, dans un dénuement matériel (peut-être affectif) indigne de tout ce qu’il donnait au monde des "humanités" » (p.126)
→ si je n’ai pas tout à fait oublié ma vocation première, je me dois d’aller explorer l’œuvre de Robert Klein et je note qu’André Chastel a édité son livre La Forme et l’intelligible, Écrits sur la Renaissance et l’art moderne, 1956-1965, Gallimard, 1970. André Chastel qui aura pu, peut-être, l’évoquer pendant ces cours que je suivais à cette même époque, entre 1966 et 1971 !
Des langues
Très beau conseil de Georges Didi-Huberman : « Ouvrez un essai, allez directement à la bibliographie ou bien parcourez les notes en bas de pages : commencez de vous inquiéter si elles ne font place qu’à un seul idiome. La pense est "libre de droits de douane" disait Aby Warburg. À plus forte raison doit-elle écouter ce qui se penser entre plusieurs langues pour forger sa propre traverse, je veux dire sa propre liberté. » (p.129)
Dominique Fourcade
Écouté passionnément l’entretien donné par Dominique Fourcade à Marie Richeux dans le cadre de l’émission « Par les Temps qui courent », sur France Culture. Dominique Fourcade y revient longuement, de manière très honnête, profonde, sans dérobade, sur la mort de son éditeur et ami Paul Otchakovsky-Laurens et c’est l’occasion de remarques superbes sur l’écriture, sur le « faire un livre », sur l’amitié, sur le rôle d’un éditeur, sur la mort, bien sûr.
Il reprend cette idée de la fonction cognitive et amoureuse de l’écriture qui m’avait tant frappée et que j’ai déjà relevée dans ce flotoir. En l’explicitant peut-être : « L’écriture a une fonction cognitive très puissante et aussi une fonction amoureuse très puissante. Cela veut dire qu’elle seule me permet de connaître le monde au maximum de mes capacités de connaissance et elle seule me permet d’aimer le monde au maximum de mes capacités d’amour. »
Et ces propos extraordinairement éclairants, de Paul Otchakovsky-Laurens lui-même, cette fois, dans une archive diffusée par l’émission : « Je suis très sensible à quelque chose qui est de l’ordre de la vérité dans les textes, non pas parce que ce qui est dit a existé ou est vrai, au sens le plus immédiat du terme mais parce que la manière dont c’est dit, est vrai et juste et c’est cette justesse que j’essaie de trouver dans les textes et c’est ce qui m’agite quand je lis un texte, c’est juste ou ce n’est pas juste, ça dit la vérité ou ça ne la dit pas (...) cela renvoie à la vérité de la personne qui écrivant un texte ne sort pas de ce sillon qui est celui qui va le plus profond dans son histoire, dans sa sensibilité. » Il ajoute qu’il a l’impression de le sentir quand il lit un texte et je me demande si, toutes proportions gardées, ce n’est pas aussi cela qui m’attire vers un texte, cette justesse et cette vérité-là. Avec cette difficulté que beaucoup se pensent certainement tout à fait sincères et vrais en écrivant ce qu’ils écrivent mais en réalité ne le sont pas.
Les jouets
Je tombe, lors d’une recherche, sur un bel article de Françoise Le Bouar mettant en présence l’ethnologue Eugénie Goldstern, que je connais un peu par le biais de grâce à mes échanges avec sa traductrice en français, Mireille Gansel et Walter Benjamin. Je relève ce paragraphe sur l’enfance : « Quant à Benjamin qui s’est dit lui-même hanté par son enfance, il y aurait beaucoup à dire sur sa façon de l’envisager comme une suite de promesses non tenues : une fois maîtrisées toutes ces choses dont on nous disait qu’on les comprendrait quand on serait grand, rien n’est finalement apparu du sens promis et la vie nous en est encore redevable. Son Enfance berlinoise vers mil neuf cent, faite d’"expéditions isolées dans les profondeurs du souvenir", redonne leur importance aux énigmes et aux espoirs entrevus chaque fois que l’enfant s’initiait à une activité, découvrant un nouveau rapport avec les êtres et les choses, avant que la porte ne se referme définitivement. Contentons-nous ici d’évoquer ce carnet dans lequel il consigna de façon assidue les "mots" de son fils Stefan, ses inventions langagières, ses expressions, tournures, historiettes, et ce, moins pour observer l’acquisition du langage tel que l’a fait Jean Piaget, que pour témoigner du monde de l’enfant et de sa pensée, s’interroger sur les correspondances révélées par les "fautes" et les déformations, les malentendus qui, tous, indiquent d’autres chemins pour pénétrer le monde. On y apprend que Stefan appelait sa toupie ronflante un "Singer" (un chanteur), jouait souvent avec sa "Seelepuppe" (poupée d’âme) et qu’il se demandait ce que chantent les poissons… Sur la dernière page jaunie du carnet, datée du mois de mars 1929, flamboient trois carrés colorés : ce sont trois timbres-poste rouges et verts fabriqués de toutes pièces par Stefan, des timbres venus tout droit du pays enchanté de l’enfance. »
→ Survivances, Walter Benjamin, ce carnet, son fils…
Et cette remarque si fine sur le jouet : « Non seulement la forme simplifiée de ses jouets ne semble pas déranger l’enfant outre mesure, mais c’est leur ressemblance trop grande avec le réel qui risquerait de poser problème, car, insiste Benjamin, l’imitation du réel n’est pas à chercher dans l’objet, elle se fait dans et par le jeu » à mettre en regard de l’excès de détails des figurines d’aujourd’hui.
Cette belle note encore de Françoise Le Bouar sur ces deux figures tellement émouvantes d’Eugénie Goldstern et Walter Benjamin, tous deux rejetés parce que juifs : « Ces deux heimatlose Ausländern, étrangers sans domicile ni patrie, mis à l’écart, qui jamais ne correspondirent aux critères exigés, trouvèrent à s’abriter, physiquement, intellectuellement et affectivement, chacun dans le refuge qui lui convenait le mieux : la salle de lecture de la Bibliothèque nationale et, qui lui sont tout proches, les passages couverts où l’on peut flâner à loisir tout en étant abrité de la pluie ; le logis-étable des maisons alpines où l’on se retrouve l’hiver six mois durant, animaux et humains confondus. Ni l’un ni l’autre ne semble se lasser de les dépeindre. »
Et enfin, comme ces mots résonnent avec ma lecture en cours d’Aperçues de Georges Didi Huberman : « Frottant les objets entre eux par ces passages incessants de l’universel au particulier, comme elle le ferait de silex pour en faire jaillir des étincelles, elle réussit à faire monter les forces vives qui y sont endormies. Chacun de ces jouets est rendu hautement visible au moment où la contradiction se fait la plus vive et semble miroiter au milieu des autres dans une sorte de constellation. Avant qu’elle ne soit interrompue dans ses recherches, Eugénie Goldstern n’était-elle pas en train d’opérer, selon les vœux de Walter Benjamin, cette transposition de l’image endormie du passé dans le présent, pour faire naître l’"autrefois de toujours" contenu dans chaque époque ? »
Le cimetière juif de Prague
Alors que j’ai l’esprit et le cœur encore emplis des images du film de Robert Bober tournées dans le cimetière juif de Vienne, le vieux cimetière abandonné, où seuls passent oiseaux et biches, je tombe sur une description frappante du cimetière juif de Prague par Georges Didi-Huberman. Il écrit : « En revoyant mes images prises à la va-vite – de simples "aperçues" donc -, je suis frappé par l’effet de foule en désordre que dégage, d’emblée, ce cimetière hors norme. Même lorsqu’une tombe est plus haute ou plus petite que la stature humaine, il est presque impossible de ne pas la voir – si géométrique ou "symbolique" qu’elle soit – selon un regard qui l’anthropomorphise. Alors oui, c’est cela qu’il m’a semblé apercevoir : une foule grise en désordre. Une foule qui fuit de toutes parts, immobile, et n’aura donc jamais fini de fuir. ». S’ensuite une véritable litanie de tombes, vieilles, jeunes, fameuses, sans nom, affolée, celles qui « se serrent les unes contre les autres comme des gens très apeurés ». Et le texte se clôt ainsi « J’ai lu d’indéchiffrables noms que ces corps innombrables ont porté un jour. Et avec cela, leurs innombrables manières – mais indéfiniment suspendues – de tomber. » (p.146)
De la critique
Une citation essentielle de Walter Benjamin : « La critique est affaire de distance convenable » (Walter Benjamin in Sens Critique, cité par G. Didi-Huberman : Kritik ist eine Sache des rechten Abstands.
→ ni trop près, ni trop loin, dans le temps et dans l’espace et par rapport au créateur et à l’œuvre.
Faire résonner le lointain
Faire résonner le lointain en soi, n’est-ce pas cela aussi que fait la musique. Georges Didi-Huberman parle lui d’une « chanson qui fait résonner puissamment le lointain en lui ». Dans une évocation déchirante. Celle de ses câlins, enfant, avec sa mère. Laquelle revient, après avoir été absente un temps et l’enfant retrouve ses bras mais il constate très vite que quelque chose est différent. On a retiré un sein à sa mère : « quelque chose dans le corps de ma mère avait été coupé, oui, coupé ». Révélation terrible de la fragilité de cette vie « qui n’allait pas résister plus de quelques années au cancer qui la minait. »
Un peu plus loin, l’auteur parle de sa propre « vocation à la tendresse ».
Rédigé par Florence Trocmé le 16 mai 2018 à 16h07 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent