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Rédigé par Florence Trocmé le 26 juin 2018 à 18h17 dans photomontages | Lien permanent
Flacons de sels (on peut aussi lire ce Flotoir, directement en ligne)
aimer avec pascal quignard les jours où réaffleure la curiosité pré-linguistique – prendre le temps d’observer un grain spectaculaire se former, prédire son passage au-dessus de l’habitation de personnes très aimées et le voir suivre sa trajectoire en diagonale vers la demeure d’autres personnes bien-aimées – s’amuser à leur annoncer ce grain par un texto avec photo – aimer ce poste de vigie, en plein ciel.
De l’abstraction
Je n’en ai en fait pas tout à fait fini avec Le Cours de Pise d’Emmanuel Hocquard. Je retrouve quelques notes à transcrire dans ce flotoir. Je sais aussi que c’est un livre inépuisable. Il ouvre tant de pistes de réflexion ! Ses élèves ont eu bien de la chance.
Voici ce qu’il leur disait sur l’abstraction : « Si l’abstraction que vous énoncez n’est pas l’aboutissement d’une démarche concrète, la juste expression d’une expérience ou d’une suite d’expériences vécues, ce ne sera jamais autre chose qu’une généralité, un lieu commun, une banalité. » et il insiste : « Si vous ne parvenez pas à ramasser votre mise et à la résumer en une formulation abstraite, contentez-vous de rester concrets. Tenez-vous-en à la description de vos expériences. » (p.542)
De ce Cours de Pise, il écrit qu’il est fait pour analyser des énoncés : magnifique et inépuisable programme de travail, de connaissance de soi et de connaissance du monde dans lequel nous baignons et qui imprègne nos énoncés.
La sincérité, Wittgenstein
Et sur cette question et celle de la sincérité, Le Cours de Pise cite largement Wittgenstein et cela n’est pas un de ses moindres mérites de revenir, sans cesse, au philosophe qu’il met ainsi à portée des étudiants et des lecteurs.
« "N'aie surtout pas honte de dire des absurdités ! Tu dois seulement être attentif à ta propre absurdité." "Ce que j'écris doit simplement être le miroir dans lequel mon lecteur voit sa propre pensée, et par le secours duquel il puisse la redresser." "Il est impossible d'écrire sur soi-même quelque chose de plus vrai que ce que l'on est. On écrit sur soi à la hauteur où l'on est. Et l'on n'y est pas monté sur des échasses ou sur une échelle, mais simplement debout sur ses pieds." "Là où l'on atteint les limites de sa propre honnêteté, là naît une sorte de tourbillon de pensée, une régression à l'infini : on peut dire ce qu'on veut, cela ne nous mènera pas plus loin." »
Emmanuel Hocquard précise que « ces remarques de Wittgenstein décrivent la notion de sincérité. » (p.543)
Sur l’esperluette
& ! Ce signe qui m’a accompagnée très jeune, et dont je m’en souviens nous avions cherché le nom, alors que je travaillais pour le magazine Maison & Jardin ! L’esperluette ! Utilisée aujourd’hui par de nombreux écrivains, mais pour certains, peu suspects de snobisme ou de paresse, de manière très précise. Celle que précise Emmanuel Hocquard dans Le Cours de Pise : « Vous aurez noté que je n'ai pas écrit Joie et solitude, mais Joie & solitude. Ce petit signe typographique (&), qui s'appelle l'esperluette, je ne l'utilise pas parce qu'il est "joli"– même s'il est effectivement élégant, surtout en italique –, mais parce qu'il me permet de marquer une différence avec et. Quand vous ferez la synopsis de et, ce petit mot qui n'a l'air de rien, vous serez surpris par sa duplicité. Vous verrez que et (recensé grammaticalement comme conjonction de coordination destinée à relier deux mots ou deux propositions de même nature et de même fonction) est en réalité un joker qui peut remplir bien d'autres rôles et leur contraire. C'est la savonnette des savonnettes. J'utilise & à la place de et dans le cas particulier où je veux signifier une augmentation et non l'addition de deux choses. Ici, l'esperluette (&) n'a pas pour fonction de se substituer à et. Elle dénote une visée tautologique. C'est-à-dire qu'elle tend à marquer, entre deux termes, une relation (mais peut-on encore parler de relation ?) d'identité ou d'indifférenciation assez voisine de ou. (Mais ici, la formulation Joie ou solitude pourrait laisser entendre qu'on a le choix et non qu'il s'agit d'une seule et même chose.) On pourrait aussi dire une augmentation. »
→ augmentation, terme de tricot et terme de musique, si l’on en faisait la synopsis !
Puissamment dialectiques
Cette « Aperçue », encore, de Georges Didi Huberman, en face d’œuvres d’art, des « images aussi puissantes que puissamment dialectiques, écrit-il : elles n’ont pas besoin de convaincre qui que ce soit pour faire fuser, avec une parfaite joie, leurs ressemblances et leurs dissemblances, leur planéité et leur corporéité, leur humour et leur gravité » et le voici devant un tableau de Georges de la Tour, L’Éducation de la Vierge au livre (vers 1640), « l’objet pictural le plus évidemment, le plus calmement et le plus intensément dialectique qui soit ». Et d’observer la main, la main devant la flamme de la bougie, « motif que l’on retrouve décliné partout dans l’œuvre du peintre, tel un emblème de son questionnement fondamental sur la rencontre des corps et de la lumière. Main noire (à moitié dans la pénombre) et main rouge (du sang qui transparaît grâce à la flamme et main blanche (...). Tout cela qui se contredit dans les mots ou dans la logique, mais qui se trouve bien réuni dans un seul organe de peinture où tout devient formidablement dialectique et suspendu de n’être jamais ni ceci, ni cela, ni thèse, ni antithèse (...) quelque chose comme un précipité sensible de conflits et d’attractions mêlés. » (Aperçues, p. 277)
L’intelligence des plantes
Stefano Mancuso, L’intelligence des plantes. Passionnant livre sur l’intelligence des plantes que je lis avec M. Je pense par exemple à la comparaison de la paramécie et de l’euglène, minuscule petite algue verte, deux unicellulaires dont la première rattachée à l’ordre animal et le second à l’ordre végétal. Pourquoi ? Les deux cellules sont presqu’identiques, mais la végétale a quelque chose en plus, qui lui permet de réaliser la photosynthèse et donc de subvenir à ses propres besoins, là où elle est, sans bouger !
Jean-Marc Baillieu
Il m’a envoyé son Kerugma, qu’il intitule Cahier d’essais poétiques et qu’il projette comme un inédit annuel. Je suis d’abord étonnée parce que je lis puis je ressens une attraction forte vers ce livre étrange, présenté comme un manuscrit et adressé à des happy few dont je fais partie (honorée, vraiment), et accessible sur demande à qui veut et que j’ai donc la liberté de citer. Deux-cent-dix textes, les premiers sous forme d’un abécédaire, trois parties, différents tons.
« Clins d’œil – Arbres blancs de neige, fantômes d’oliviers, fixer l’hiver sous un brisé de syntagme ébruité : un exercice de mise en perspective. Densités sémantique, syntaxique, soit, en souplesse : représentation, expression, symbolisation. L’an dernier, étais-je à Chinon, non ; à Beaugency, oui. Comme la ville pour un Romain, la littérature constitue, détient, organise, draine, donne (à voir) des images d’ordre et de grandeur, activant, désactivant, réactivant des prototypes d’écriture qui, soumis à un lecteur de confiance, approuvés, deviennent opuscules. » (Kerugma, p. 21)
Des langages
Cette note de Christine Jeanney, dans un mail du 2 juin 2018 : « Après avoir fini le livre de Kenneth Goldsmith, et inspirée par certaines des voies qu'il explore, j'ai commencé une sorte d'expérience, "sur les ondes" : je note au vol en temps réel ce que diffuse telle ou telle émission, histoire de mettre à plat la langue, ce qui se dit et s'entend (mais en enlevant tous les détails trop précis, comme les noms propres et les chiffres). (...) j'ai déjà fait deux séances, l'une avec des commentaires de cyclisme, et l'autre avec des commentaires de basket. C'est très bizarre quand je relis. Il y a une façon de voir la vie qui apparaît. Par exemple pour le cyclisme, les mots d'ordre sont souffrance, victoire, retard, bataille, mais surtout souffrance. Comme si l'épreuve était vraiment entièrement axée sur la douleur (je ne m'en étais jamais autant rendue compte). Pour le basket c'est moins clair. C'est plus métaphorique, plus inventif aussi (sans doute à cause du lexique franco-américain), plus légendaire, fictionnel, comme la narration d'une épopée. Hier j'ai tenté le même test en écoutant une demi-heure de France info : résultat, compétition, menaces, inquiétudes, forts, faibles, défaites, fautes, dangers, voilà ce qui ressort. »
→ expérience passionnante, un peu dans la lignée du Cours de Pise. Et un projet qu’elle développe sur ce site qu’elle vient de créer.
Le double goût du soulèvement et de la tendresse
Marielle Macé, que j’ai croisée au Marché de la poésie, a donné un très beau texte à la revue Europe pour le dossier Georges Didi-Huberman (n°1069). Le titre ? « Une colère par amour de la vie ». Elle dit vouloir honorer là une forme de colère, une colère quant aux formes de vie, aux conditions faites à des hommes et écrit-elle « je voudrais reconnaître aux poètes, c’est-à-dire aux grands attentifs (...) la vertu d’être blessés de cette façon-là. ». Elle pense partager avec Didi-Huberman le double goût du soulèvement et de la tendresse. La colère, explique-t-elle repose sur le sentiment d’un bien, du bien. « Chacun, posait Sénèque dans De la colère, porte en lui-même un "cœur de roi". Siège de l’ardeur, qui fait certes l’aptitude à commander, mais aussi celle à s’indigner, et à défier l’ordre du monde. » Ce cœur de roi est « une instance belliqueuse, vigilante, procédurale, qui veille, surveille, espionne, réagit aux atteintes. » (p.108)
→ ici aussi, dans ce flotoir, ce double programme, s’indigner parfois, peut-être pas assez et manifester de la tendresse, de l’attention, au monde, aux livres, aux choses, à la musique, aux personnes. Les défendre aussi en cette époque de « marchandisation du tout » dont parlait tout récemment Annie Le Brun dans une émission de France Culture. Annie Le Brun qui s’en prend, avec colère précisément, aux artistes contemporains, à l’enlaidissement du monde auquel ils participent : « Les artistes contemporains sont cyniques : en permanence, ils font passer la dévastation de la sensibilité et de toute réflexion esthétique qu'ils mènent pour quelque chose de risible et d'insignifiant. ». Elle dit aussi : « Aujourd'hui, la seule issue qui nous est imposée est la marchandisation du monde. Il y a à travers l'art contemporain une guerre généralisée, omniprésente, concertée, contre tout ce qui échappe à sa commercialisation. » (écouter cette émission de « La Grande Table » du 12 juin 2018).
Le Flotoir doit être attentif. A toutes ces tentatives de marchandisation dans les domaines qui le concerne, singulièrement la musique et la littérature. Et la marge est parfois étroite entre un indispensable travail de diffusion et la marchandisation. Attirer l’attention, si possible, mais jamais pour « vendre ». Pour susciter la colère parfois, l’indignation. Que l’on voudrait parfois « virale » afin d’alerter un plus grand nombre, de susciter un état de veille. Et chercher ensuite les recours possibles pour que ce soulèvement n’en vienne jamais à abolir la tendresse.
Alertée par quelques faits récents, mais me sentant tenue par un devoir de réserve en raison de ma fonction actuelle au CNL, j’envisage de créer, lorsque mon mandat sera terminé, un éditorial dans Poezibao. Où j’assumerai de mettre en avant des faits ou des comportements qui me semblent nécessiter une forme d’indignation, de soulèvement si possible sur un mode tendre. Il s’agit de savoir « ce que tu as besoin de protéger pour préserver ton amour de la vie » dit Pierre Pachet. Le problème dit encore Marielle Macé est avant tout celui de l’inattentif, « celui qui ne voit pas la différence, ne voit pas le problème, celui à qui ça ne fait rien… ; notamment celui qui ne voit pas les situations de destruction, de domination, de saccage, celui qui ne pleure pas ce qui est négligé ou détruit ou tenu pour peu. » (110). Et ainsi Marielle Macé précise-t-elle son idée de la colère « je ne parle pas de toutes les colères, mais de ces colères qui sont en quelque sorte des soins, qui réclament qu’on fasse attention à des vies. »
→ son approche me touche infiniment car elle n’est jamais violente ou biaisée par une forme de dogmatisme ou de « ligne », comme trop d’indignations politiques. Elle tente de la conjuguer avec la tendresse, la douceur. Elle n’attaque pas, elle défend, elle protège. Et de citer Baudelaire, Walker Evans, Michaux, Pasolini, Sebald, Michel Deguy : « il revient à des poètes d’avoir incarné cette colère à force de vigilance, d’attention sans paix, et même d’amour. »
« Le poète est irritable parce qu’il a l’œil pour reconnaître le bien et sa perte, par clairvoyance entre le juste et l’injuste donc ; voilà une proposition considérable, merveilleuse. »
→ admiration profonde devant l’audace de telles propositions. Envie aussi de donner ce texte à lire à Annie Le Brun : il y a encore des territoires petits mais sans doute assez solides où la marchandisation générale n’a pas de prise.
Si nous n’entendons pas
Et j’ouvre le livre de Dominique Fourcade, celui qui rassemble divers entretiens, édition établie par Hadrien France-Lanord et Caroline Andriot-Saillant et je lis ces mots, qui me semblent faire écho à ceux de Marielle Macé précédemment relevés (mais bien sûr les propos de Fourcade sont antérieurs à ceux de Marielle Macé puisqu’ils relèvent d’un entretien de 1976 : « Si nous n’entendons pas la parole d’un poète, ce n’est pas parce qu’il est muet mais parce que nous sommes sourds – pas assez purs, pas assez humbles, pas assez courageux : sourds. Et cette surdité, qui est proprement l’enfer, peut à tout moment s’emparer de n’importe lequel d’entre nous. Entendre, voir, demeure une grâce qui se mérite. » (Dominique Fourcade, Improvisations et arrangements, P.O.L., 2018, p. 14)
Écouter, écouter encore, Michaux
Deux textes exceptionnels de Michaux repris par les éditions Unes, Coups d’arrêt et Ineffable vide. J’ai d’ailleurs publié deux notes de lecture, ensemble, l’une d’Antoine Emaz, l’autre de Marc Blanchet dans Poezibao.
J’ai rangé le livre à côté de ceux de Jean-François Billeter, à portée de main : « Écouter, écouter encore, devoir d’attention à tout écouter ». (p.14)
La commandante pensée
De Michaux encore : « La barrière des signes retient, la barrière des dénominations, la barrière des injonctions. Avènement de l’universalité de la mathématique mesure. La commandante pensée cependant rencontre, en avançant, l’impensable, de plus en plus l’impensable, l’inconcevable, l’indéfiniment insaisissable. » (p.17)
Ineffable vide
Dans ce second texte, Michaux prend soudain conscience de cet « ineffable vide » et peu importe que ce soit via la drogue. Celle-ci a sans doute pour effet de court-circuiter toute la machinerie défensive (voir la citation précédente !) de l’esprit humain, fondée sur l’avoir au détriment bien sûr de l’être.
Cela dit, Michaux parle de « certaines substances récemment synthétisées qui semblent, interceptant le réel, ouvrir au spirituel seul, et largement, immensément en recevoir des fluides. » (p.32)
Etienne Faure
Etienne Faure publie Tête en bas aux éditions Gallimard. Livre étonnant ! Je ne sais s’il vous retourne la tête, mais il compromet fortement l’équilibre mental. On entre dans le livre avec un texte qui semble évoquer un réveil après une perte de conscience, coma, évanouissement. Tout ici est toujours allusif, peu catégorisé. Les textes sont courts, 16 à 20 vers et fonctionnent comme de vraies petites machines de langue à dérivations, se terminant par le titre, comme les Préludes de Debussy. Vient ensuite une grande séquence sur le thème du dimanche, dimanches de visite, de famille, glissant insensiblement vers les maisons de passe des années 20 ou tout aussi bien vers l’asile de vieillards ou de fous. Il y a là comme des portraits floutés, des images jaunies, quelque chose d’insaisissable et pourtant bien constitué dans le poème. Il y a de terribles et très virtuoses raccourcis autour du lit, par exemple, toute une vie ramassée en dix-neuf lignes, du début à la mort. Oui « la vie s’étage », dans le lit comme au cimetière. On est alors devant un chant funèbre, un chant de poussière, impressionnant : « toute sève inutile voués aux orties / dans un jardin en ruine… » (p.28). « Le monde est pourrissoir »
Pierre Skira, les pastels
Marc Blanchet a écrit un texte remarquable pour un livre sur le peintre Pierre Skira. Un texte centré sur une série de pastels qui s’intitule « La Série Baruk ». Un texte qui fait découvrir en profondeur ce qu’est le pastel ! : « Le pastel (élu depuis si longtemps par Skira) est de la poussière qui brille encore, de la poudre qui s’abreuve de soleil, de la terre qui se souvient et s’exprime ici dans une résurgence, de la pierre broyée, moulue, qui n’a pas encore renoncé à régner. Tout cela vibre. Tout cela muettement vibre, avec la lumière pour désir et le tableau pour demeure. » (p.24).
Puis Marc Blanchet dresse une liste de quelques couleurs (il y en aurait plus de huit cents) du pastel : « Il faut convier les noms de certaines de ces couleurs, comme si en les nommant on partageait la forme trouvée par le peintre : Jaune de Naples ; Terre d'Apt ; Ocre jaune ; Sépia ; Bistre ; Gris roux ; Vert algue ; Vert doré ; Vert Pomme ; Vert Orchidée ; Vert Perruche ; Bleu de Roy ; Bleu Ardoise ; Violet Pensée ; Vert Puceron ; Violet Persan ; Violet Iris ; Lie de Vin ; Violet Héliotrope ; Gris Souris ; Noir velours ; Violet Van Dyck ; Terre de Florence ; Bleu Ramier ; Rouge de Venise ; Terre d'Avignon ; Rouge Indien ; Ocre doré ; Fauve clair ; Rouge Capucine ; Jaune Canari ; Soleil couchant ; Vermillon de Chine... Voyez : c'est le catalogue des vaisseaux de L'Iliade dans lequel Homère lie à jamais énumération et poésie. La liste est une grille de lecture du monde ; L'infini un texte incomplet. Aussi vont-ils, ces pastels — par cette harmonie qui éloigne tout dispositif — renaître à jamais. Ce à jamais nous émerveille. Le mot harmonie est le nom secret des Pastels de Pierre Skira. Pas celui de sagesse, ou même de contemplation, ou ce serait une contemplation qui offre au chaos un miroir émouvant. » (David Anfan, Marc Blanchet, Pierre Skira, Les Editions du Palais, 2018, p. 26)
L’effacement de la lexicographe
Les éditons phB m’ont remis au Marché de la poésie un étrange petit livre de Nicolas Auzanneau, Bibliuguiansie ou l’effacement de la lexicographe. Le récit tourne autour d’un dictionnaire letton-français composé en 1941 à Riga, donc au cœur des plus noires années de ce pays, la Lettonie, prise en étau entre les Allemands et les Russes. Le narrateur (peut-être l’auteur qui est traducteur du letton vers le français), fasciné par un vieil exemplaire en très mauvais état de ce dictionnaire tente de remonter la trace de ses auteurs et dresse au fil des pages de magnifiques portraits de professeurs et de lexicographes, donc deux femmes qui seront comme par hasard bien effacées de la publication finale.
Et quid de ce mot étrange, bibliuguiansie dont la quatrième de couverture nous dit qu’il est l’art de restaurer les livres ?
Bibliuguiansie : S. f. (bi-bli-u-ghi-an-sî - du gr. biblion, livre ; ugiansis, guérison). Art de restaurer les livres. Ce mot, barbarement formé (on devrait dire biblygiansie), ne se trouve que dans les dictionnaires. Source: P. Larousse. Grand dictionnaire universel du XIXe siècle. Paris, (1864-1890). (source de cette note)
Mouvements sismiques, Etienne Faure
Je poursuis ma lecture de Tête en bas. On pénètre dans une série de textes autour du thème de la statue, titrée « Au musée des rictus ». Là encore profonde mélancolie de ces pages qui donnent l’impression que le présent est déjà un monde d’après la fin. Des textes très travaillés parcourus de failles et de veines (minérales) qui sont aussi des lignes de fuite.
Il y a une technique très particulière d’Etienne Faure qui semble avoir pour chaque texte deux ou trois thèmes proches ou distincts qu’il fait rentrer de force, en force, dans ce moule prédéfini de 16 à 20 vers, qui semble être sa mesure. Il y a des tassements, des concaténations, une sorte de saturation de ce petit édifice qui à force d’être saturé se met à bouger, comme s’il était ébranlé par des mouvements sismiques.
Un appel d’Edgar Morin
Je suis infiniment touchée par cet appel d’Edgar Morin dans Le Monde daté de ce jeudi 14 juin 2018. Non pas tant parce qu’il en appelle aux institutions religieuses de toutes obédiences pour qu’elles ouvrent leurs portes et leurs locaux, mais pour la teneur profonde de son propos. Voici ce qu’il écrit : « Le parcours des personnes exilées offre un cumul exceptionnel des tragédies contemporaines, où tout l’éventail des souffrances est déplié : elles ont le plus souvent connu des situations de guerre meurtrière (Syrie, Yémen), de répression barbare (Érythrée), de stigmatisation mortelle (à l’encontre des homosexuels, des femmes), de précarité absolue (ce sont les couches les plus pauvres, dénuées de réseaux extérieurs, qui migrent le plus dangereusement et sont les plus précarisées et isolées socialement dans les camps de rétention). Elles ont souvent traversé des déserts, des mers, des montagnes : les souffrances physiques et les souffrances psychiques les poussent au bord de l’abîme. Et les témoignages sont nombreux de séquences d’héroïsme moral et physique inimaginable pour sauver les leurs, et d’autres aussi – héroïsme invisible incroyable, couronné trop souvent par la mort dans la crevasse, sous les flots, sur le sable, bientôt sous les balles des gardes-frontières, et dont les films tragiques seront un jour sur les écrans. L’Europe, dont la richesse a profité de plusieurs siècles de mise en esclavage colonial et postcolonial de millions d’êtres humains non européens, voudrait se construire dans le respect des droits humains : elle fait face ici à son premier (son dernier ?) grand test historique sur le choix des valeurs qui la fondent. Pour le moment, ce sont les murs, les barbelés, les politiques de fermeture et de répression plus ou moins explicitement racistes qui semblent l’emporter. »
→ il me semble que cette attitude de rejet est doublement contestable. Elle l’est au premier chef pour des raisons humaines et je me révolte de voir que ceux-là mêmes qui s’indignent, avec raison, de la souffrance animale la tolèrent à un degré inimaginable chez des humains ; je trouve aussi une source d’espoir dans les propos de Marielle Macé, notamment dans Sidérer, considérer. Cette attitude de rejet l’est également sur le plan de l’intelligence géographique, stratégique : non pas qu’il s’agisse de tirer profit de ces êtres humains comme d’une main d’œuvre à bon compte, mais parce que l’immigration massive (ou plus exactement les mouvements massifs de population) sont inéluctables en raison d’au moins deux facteurs, le facteur climatique et le facteur démographique. Au Niger, la fécondité est supérieure à 7,57 enfants par femme en 2015 (pour mémoire chez nous, on est à 2, 01 enfant par femme également en 2015) et l’expansion démographique africaine n’est pas contenue ou peu et elle est exponentielle : « Comptant 1,2 milliard d’habitants en 2017, le continent [africain] devrait avoisiner les 2,5 milliards en 2050. Sa population "pourrait quadrupler pour atteindre 4,4 milliards en 2100, ceci, malgré le sida". Alors qu’un homme sur six vit aujourd’hui en Afrique, plus d’un sur trois y vivrait dans un siècle. Sur des terres soumises au réchauffement climatique qui élève par ailleurs le niveau de la mer de sorte que de nombreuses régions côtières vont être submergées. » Voilà la réalité. Les murs, matériels ou virtuels, que construisent les pays européens sont exactement semblables aux barrages contre le Pacifique de la mère de Marguerite Duras ou aux châteaux de sable des petits enfants sur la plage. Destinés à être balayés ou submergés. Donc c’est dès maintenant qu’il faut travailler à des solutions pionnières, imaginatives, créatives, innovantes pour tenter de répartir l’énorme masse des êtres humains sur la terre. Il me semble que toutes les autres questions sont mineures en regard de celle-là. C’est une question de survie morale et matérielle de l’humanité.
[Edgar Morin et Véronique Nahoum-Grappe, Le Monde, jeudi 14 juin 2018 ; Marielle Macé, Sidérer, considérer, Verdier, 2017]
Lire délie
Une journée un peu lourde, beaucoup d’amis en difficulté, l’une par maladie, deux autres, proches, chères, par manque de reconnaissance de leur travail littéraire. Une personne peu connue aussi, gravement lésée récemment et qui a éprouvé la nécessité de me faire part de ce qui lui arrivait.
Alors, au terme de cette journée, j’ai fermé l’ordinateur, et les écoutilles. J’étais non pas triste mais découragée pour ces personnes et en révolte aussi, dans cette forme de colère dont parle si magnifiquement Marielle Macé dans la revue Europe, dans son article consacré à Georges Didi-Huberman. Non pas la colère caricaturale que l’on peint souvent, hors de contrôle, violente, face rouge et yeux qui sortent de la tête, mais la colère intérieure, la révolte profonde devant toute forme de souffrance infligée à autrui, à toute personne sur la surface du globe. Voire aux animaux ou aux plantes, dans une certaine mesure.
Alors, au terme de cette journée, j’ai pris trois livres et j’ai lu. Ces trois livres : Parole, personne d’Anne Malaprade, La Tête en bas d’Etienne Faure et Improvisations et arrangements de Dominique Fourcade. En deux heures, la colère s’est apaisée et s’est manifestée une forme d’espoir et de confiance dans la littérature et la poésie, quelles que soient les vilénies et turpitudes de ceux qui sont censés les défendre ou les promouvoir et qui ne pensent qu’à leur minuscule égo : égo dérisoire et surtout tellement effroyablement formaté par l’air du temps dont on ne peut pas dire qu’il soit attentif à la qualité. Confiance dans la littérature (et la musique, mais il n’était pas question de cela à ce moment-là) pour leur incroyable puissance de régénération de l’esprit, voire de l’énergie vitale et créative.
Flacons de sels
la rondeur si parfaite et si douce, fraîche, de la tête d’hortensia, sous la main – le tissu exubérant de la pivoine – les innombrables petits végétaux perçant partout le béton et le macadam – le bleu magnifique et lumineux des yeux d’une amie – le bruit d’un verre cassé (son du jour) – le jaune citron et pictural, à la chardin, de la rondelle de citron dans le verre d’eau pétillante (lumière du jour) – métro, un carré, quatre personnes, trois avec un livre, un vrai livre ! (lecteurs)
Son du jour
Un autre, une citation ; les sons, je les rencontre si souvent dans les livres. Qu’est-ce que cela fait de lire un son dans un livre ? Entend-on ce son en soi ? Et si on ne connait pas le son, peut-on l’imaginer ? Peut-on comprendre en profondeur ce qu’il fait à autrui ?
Ce son : « L’été le son du violoncelle traverse la fenêtre comble les murs atteint le grenier. Sous les toits songe étale d’une sarabande » (Anne Malaprade, Parole, personne, p. 44)
Un engagement fou et magnifique
Cécile Riou et ses deux partenaires du Projet poétique planétaire se sont engagés à écrire chacun un poème par jour, sept jours sur sept, à vie et à l’envoyer à un destinataire anonyme la plupart du temps, choisi dans un annuaire postal.
Parole, personne
Je suis frappée par la puissance de ce texte d’Anne Malaprade, puissance est un mot que j’attribue rarement à un texte mais qui est pour moi essentiel. C’est une prose dense, mais aussi fluide, elle impacte à chaque instant sans étouffer, elle donne le sentiment de ne pas être épuisée en une seule lecture mais de demander plusieurs « passages » comme on le dit en gravure. « Des heures passées ensemble à constater nos passivités » : c’est une scène de famille. Oui fortes pages, où la musique est souvent présente, mais pas toujours d’une manière heureuse, bénéfique. Le rapport d’Anne Malaprade à la musique est très complexe : « ne sais selon quel désordre accueillir la pénétration des notes dans le corps interne. » (p.44)
→ immense question ici posée. Et prise de conscience qu’en réalité la capacité d’écoute profonde est très limitée, en ce sens que la richesse de la musique, à chaque instant, dans les œuvres riches, excède au fond très largement ma capacité de l’entendre, de vraiment l’entendre. Peut-être cela qui fait que l’on a tant besoin de réécouter, souvent maintes fois, les œuvres musicales qui nous sont importantes ? Réécoute d’une œuvre musicale et relecture d’un livre sont adossées à des nécessités et des choix très différentes.
Sur le toit
« Sur le toit, accompagner le ciel dont les vagues foncées conduisent les éléments : eau, air, voyage solitaire et lent, décollement des couleurs, rien ne se passe, sinon le temps et l’âge d’advenir jusqu’au jour suivant. »
→ ne pourrait-on appeler cela une nature morte ?
Il y a une sorte d’interpénétration des mondes, des espaces et des temps, comme une coagulation en reflet de notre réalité intérieure, que l’écriture souvent tend à disséquer, à rationnaliser. Un jeu de glissements de plans, parfois muets, parfois silencieux, parfois hurlant. Le n°13, sous la houlette de Spinoza, est un monde en soi : « L’ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l’ordre et la connexion des choses ».
Il faudrait travailler à chaque fois la connexion des deux textes, le versant prose puis dans la seconde partie du livre, le versant poésie. Même titre, mêmes thèmes. Expansion, bourgeonnement, diffractions d’un côté, condensation, exsudat, cristallisation de l’autre ?
Un son du jour
En faire un répertoire en mêlant sons entendus et sons lus : ‘O coi des lèvres distendus quand ne bouge / un matin plus la langue » (Etienne Faure, Tête en bas, p.52)
Des sons rencontrés, entendus ou lus.
De la bouche, Etienne Faure
Cette séquence de poèmes chez Etienne Faure qui procède par ensemble de poèmes de 16 à 20 vers maximum, groupés par 4 ou 5. Des textes courts, en effet, comme tassés (comme le sable dans un seau -fait-on ensuite un pâté, peut-être). Des textes denses, presqu’étouffants parfois, capables de rendre la violence d’une bouche proférant des méchancetés « Au début, jets de pierre, projectiles / - tuer de loin – (…). On se croirait dans l’univers des contes, avec un crapaud crachant des pierres, des clous ou des diamants. Et il y a « l’exorbitant habitude de la vie / d’évincer toute chair, laisser le vide / gangréner les joues plénières, les orbites » (p. 55) : pourquoi ces mots font-ils surgir des visions de Moyen-Âge, gargouilles et danses macabres, églises, famines et vanités ?
Fourcade, les entretiens
Après avoir lu deux fois Deuil, j’aborde les entretiens avec Dominique Fourcade compilés dans un gros volume. Interrogé en 1978 par la revue Documents sur, sur la question « Art, marxisme et freudisme », il oppose parfaitement système et art : « les systèmes d’une part, l’art moderne, d’autre part, se sont développés dans une hétérogénéité absolue de l’un aux autres et vice versa. » (improvisations et arrangements, p.18). Et d’enfoncer le clou : « toute pensée qui tombe en système se transforme en registre de pouvoir et cesse d’être une pensée. » (p.18) puis « Cessant d’être une pensée, tout système pose quelque part une culpabilité : il excommunie la part majeure du réel qui ne se laisse pas systématiser (...) aucun système ne tolère ce qu’il ne peut réduire, alors que l’art ne veut rien réduire. »
Art et savoir
Interrogé sur la question du rapport entre l’art et le savoir, là aussi il est très clair : « Il n’y a pas d’art sans savoir. Il n’est pas d’artiste authentique qui ne sache et son art, et l’histoire de son art, laquelle est à son tour l’une des histoires qui constituent l’artiste comme artiste moderne et lui rendent loisible de se libérer, de se repérer et de se pondérer.
se libérer, se repérer, se pondérer….
« Nécessite, donc, de refaire soi-même l’itinéraire » (p.19)
Cela proche des propos de Marc Blanchet sur la peinture, cités récemment dans les notes sur la création de Poezibao.
Traduire, Dominique Fourcade
Un nouvel entretien, pour la radio, en 1983, avec rien moins que Claude Royet-Journoud. Imagine-t-on encore deux interlocuteurs (je dis bien deux) de ce niveau aujourd’hui à la radio. Les poètes et les grands écrivains parlent-ils encore à leurs pairs ? Où sont les émissions de Mathieu Bénézet, de Franck Venaille, de Claude Royet-Journoud ? Veinstein aura-t-il été à la fois le dernier et le symbole du basculement vers tout autre chose.
Revenons à Dominique Fourcade et Claude Royet-Journoud parlant des traductions par le premier de poèmes de l’Américain James Schuyler. En deux ou trois pages sont posés quelques-uns des principaux problèmes de la traduction de poésie : Fourcade assume de chercher à rendre l’originalité de la langue « fût-ce au détriment de la fluidité française » et il ajoute « il y avait des choses où il a fallu que je casse, casse du français comme on casse du verre… » (p.23). Et d’insister aussi sur ce paradoxe du traducteur : « quand un poète écrit dans une langue donnée, avec un seul mot il écrit plusieurs choses à la fois. » Le traduire, c’est renoncer à une part non négligeable, et même souvent à la plus grande partie des options mises en œuvre par le poète dans sa langue originale, pour n’en retenir qu’une. Et parfois pire encore, on en déclenche d’autres en français qui ne sont nullement celles auxquelles avait songé le poète ».
La modernité
Et nouvel entretien avec C. Royet-Journoud, cette fois pour la revue Banana Split en 1983. Claude Royet-Journoud interroge D. Fourcade sur sa longue période de silence, dix années en fait. Fourcade à un moment donné de son travail a senti qu’il lui fallait faire le point, pensant que ce serait l’affaire d’un an : « Le point, ça consistait à resserrer mes instruments de mesure, ça consistait à réfléchir sur le moderne ; je connaissais bien la littérature, la littérature où le moderne a basculé en tant que tel et s’est constitué, disons autour de Mallarmé ». Tout le monde dit-il pensait que c’était là que les choses avaient eu lieu mais lui au fond n’en était pas convaincu : « Je pensais, et je le pense plus que jamais d’ailleurs, que les choses avaient eu lieu de façon plus forte, plus profonde et plus complète, avaient été réalisées d’une façon beaucoup plus parfaite dans les arts plastiques ». Fourcade pense à Cézanne, à Matisse et au Cubisme et C. Royet-Journoud l’entraîne de façon passionnante sur une autre de ses figures tutélaires, Maillol. Occasion d’ouvrir le chapitre sculpture, et notamment sculpture américaine qui semble avoir été extrêmement importante dans l’art de Dominique Fourcade. Il évoque notamment le sculpteur Michael Steiner, qui a été pour lui une impulsion inouïe, à la fois « comme courage pour le quotidien, comme possibilité pour renouveler [sa] propre poésie ». (p.29)
Et pour en venir là où il voulait en venir : « dire en même temps, sans privilégier rien du réel dont [il] fait l’expérience ; pour ce faire il a fallu qu’[il] casse la syntaxe dont il avait hérité, pour en arriver à une nouvelle, pour arriver à la simultanéité des plans du réel et à mettre tout ça sur le même plan jusqu’à ce que la surface de [son] poème englobe tout ça encore une fois sur un même plan. » (p.31)
Claude Royet-Journoud parle alors d’une sorte de construction par plaques mobiles, par superpositions, par couches de sens et c’est précisément ce que j’éprouvais lisant aussi bien Anne Malaprade qu’Etienne Faure.
Fourcade lui insiste sur l’angoisse « de donner plus d’importance à une chose qu’à une autre » et qu’il y faut un effort colossal sur la syntaxe, car notre syntaxe et notre grammaire tolèrent mal de tout ramener sur un même plan (p.32). Ne plus jamais rien mettre sur un trône. Question peut-être naïve : n’est-ce pas ce même mouvement qui éloigne les philosophes de la métaphysique ? Et les pousse vers la phénoménologie ?
L’un et l’autre en viennent à parler de la phrase-paquet, de condensé du perçu qui demande un condensé du rendu, d’un désir de comprendre et de voir. Avec tout un travail sur le son : « il n’y a pas de sens sans l’exactitude du son » et « Il m’a fallu des années de travail. Pour libérer les sons sans qu’il y ait gratuité du bruit. » (p.38 et 39)
Quelle leçon de poésie !
Un vouloir-entendre
En réponse à une question de Claude Royet-Journoud : « Tu dis "je ne suis qu’un vouloir-voir" », réponse de Dominique Fourcade : « Oui je suis un vouloir-entendre et un vouloir-voir, mais surtout pas un vouloir écrire » (p.42)
Comme un linge de Véronique
Et cela, terrible : « parfois je me vis comme un linge de Véronique…je crois…il y a imprimée sur moi-même la figure du monde, ça me fait très peur… »
Réfléchissons : pour mémoire, Véronique a tendu au Christ sur le chemin du Golgotha, alors qu’il portait sa croix et ne cessait de tomber, épuisé, un linge pour qu’il puisse essuyer son visage. Or sur ce linge, les traits du Christ se seraient imprimés. (Il ne faut pas confondre le « linge de Véronique » avec « le Suaire de Turin »). Dominique Fourcade a donc le sentiment que son corps est comme ce linge et que sur lui vient s’imprimer le monde. Il est surface sensible (au sens photographique) sur laquelle viennent s’incruster, de manière indélébile des images du monde. Son propos est formulé de telle façon que cela semble aussi impliquer une responsabilité.
Bruit du jour
On ne l’entend presque plus ce bruit qui envahissait les matins jadis, surtout les matins froids : celui des démarreurs tirés et tirés dans l’espoir de lancer un moteur engourdi.
Le besoin de s’augmenter
Dans une belle émission de 1994, reprise dans « les Nuits de France Culture », Jacques Lacarrière dit à propos du voyage qu’il manifeste chez lui « le besoin de s’augmenter ».
→ pour moi, si le voyage répond un peu à ce besoin, que j’éprouve très fortement, ce voyage n’est pas assez long et surtout n’est pas de ceux qu’évoque Lacarrière dans leur mode d’être. En revanche, je pourrais varier sur le thème en écrivant que la lecture traduit chez moi « le besoin de m’augmenter ». Et que la lecture qui ne m’apprend rien, qui ne fait que redire ce que j’ai déjà lu (tant de livres de poèmes reçus, louable expression de soi, mais qui ne font pas bouger la moindre parcelle intérieure) ne me retient pas. Et cette augmentation, quand elle advient, peut concerner un champ qui n’est pas du tout l’un de ceux que je fréquente. La lecture m’ouvre alors ce domaine, me le rend désirable ou bien me permet de le juger moins bêtement, de façon plus subtile, plus informée.
Trois lecteurs
Et soudain, trois lecteurs. La première, jeune femme adossée à un bac de buis, à la terrasse d’un Starbucks. Je la saisis au vol depuis l’autobus. La seconde, un peu plus loin, tient curieusement un livre à bout de bras, à bout de main presque. Là aussi une photo, de dos, alors qu’elle s’éloigne rapidement. La troisième est dans l’autobus même, elle feuillette ce que je prends d’abord pour une bande dessinée, étonnée de cette présence dans les mains d’une dame pas jeune et plutôt classique, pour m’apercevoir qu’il s’agit plutôt d’un catalogue d’exposition.
Ce n’est qu’au développement des photos que j’identifierai les lectures des deux jeunes femmes. Et quel étonnement de découvrir que le titre qui s’étalait au vu et su de tous mais que je n’avais pu déchiffrer depuis l’autobus était : Mystères de la Kabbale, de Marc Alain Ouaknin (grands cheveux blonds, sweat à capuche bleu pâle, pantalon noir, baskets de marque roses et blanches, grosse bague à cabochon bleu pâle). Quant à la passante à contre-sens, ce qu’elle tenait à bout de bras, j’en déchiffre deux mots sur la photo, Amis et Money et je découvre donc qu’il s’agit de Money, Money de Martin Amis (cheveux blonds plus courts, coupés carré, jean, grande chemise ample en tissu léger à petits motifs imprimés et sorte de petite veste courte bleue et blanche à franges, écharpe claire, baskets bleu marine et blanches). Je n’ai pu hélas identifier la lecture de la dame de l’autobus !
Une nouvelle forme de censure
Jean-Marc Baillieu m’alerte sur une nouvelle forme de censure en me communiquant trois articles du Figaro datés des 9 et 10 juin 2018. Pour situer les choses, incipit d’un des articles avec cette citation de Teresa Cremisi, ancienne PDF de Flammarion : « Bientôt, dans un roman, le personnage ne pourra plus tuer son père ou sa mère ! On n’est pas à l’abri de ce qui se passe aux Etats-Unis et de devenir des cibles [des] "contrôleurs de sensibilité" ». Le mot est lâché. De quoi est-il question ? De ceux qu’on appelle aux Etats-Unis les sensitivity readers, chargés de traquer dans tout écrit ce qui peut heurter la moindre communauté ! Considérés comme des "démineurs de polémiques", ils doivent percevoir tout ce qui peut être perçu comme raciste, homophobe, misogyne, désobligeant pour telle ou telle catégorie de personnes. Et le pire c’est que même les livres anciens y passent.
Mes collections
Lumière du jour deviendrait image du jour, lumière est trop difficile seul me semble-t-il mais pourraient être incluses des images et notamment à partir de mes photos-notes.
Son du jour resterait son, mais incorporerait donc des citations.
Lecteurs.
Trois collections
Les plantes, encore
Toujours la lecture de L’intelligence des plantes de Stefano Mancuso avec M et cette capacité qu’on les apex de leurs racines de détecter la plus petite présence d’une substance chimique dont elles ont besoin. Et les plantes vont alors développer le réseau racinaire en direction de cette réserve !
Anne Malaprade
Texte 14, apparemment centré sur le rapport fille-mère mais qui va bien au-delà. Grande violence de ce texte où je décèle quelque chose d’expressionniste, c’est le monde du Cri de Munch et de certaines toiles d’Emil Nolde : « courses en déroute, le pain seule urgence, les légumes ni découpés ni lavés creusent la faim, pitoyable soufflé. Un dimanche matin avant l’aube, heureux les mots qui meurent, heureux les morts. De leurs ailes naissent des contre-ailes. »
→ ce n’est pas la première fois que je remarque des formules issues d’une éducation judéo-chrétienne chez Anne Malaprade. Il y avait déjà le titre d’un de ses premiers livres : notre corps qui êtes en mot. Des bribes des Évangiles ou de textes de l’Ancien Testament apparaissent au fil de la prose. On est en présence d’une sorte non pas de polyphonie mais de concaténation de voix non harmonieuses, hurlantes, grinçantes, étouffées parfois, tendres aussi fugitivement, moqueuses, toutes ces voix auxquelles on a été soumis, soumise surtout : injonctions, commentaires, remarques, ordres, appréciations, moqueries, paroles tueuses. Immense tissage de voix emmêlées, féminines pour la plupart, discours intérieurs, malédictions ancestrales, voire mythiques, et révoltes étouffées. Un sombre univers de résonances. Et toujours cette composition en miroir à l’intérieur du livre, Face A (comme d’un disque, autrefois), négatif, avec paroles, face B, tirage, la musique seule pour laisser le lecteur chanter ?
Etienne Faure
Une séquence « Peintures » qui confirme le côté tableau en mots de certains de ses textes. La peinture du temps du Roi-Soleil, avec roi et du roi. Je trouve cette séquence moins intéressante que les premiers textes du livre. Il n’y a pas au même degré cet emboîtement déglingué de mots et de phrases au cours gravement perturbé de ces premiers textes, un peu comme si la peinture scrutée ôtait ses mots au poète.
Je relève le procédé intéressant du diptyque Vétusté/Restauration : à gauche, le poème [à restaurer], ses trous, ses balafres ; à droite le poème restauré (il parait comme repu en face de l’ascétisme de son face-à-face). Ce sont ici les seuls titres en haut du texte, tous les autres étant après le texte, un peu, on l’a dit, comme pour les Préludes de Debussy : « ce qu’a vu le Vent d’Ouest ».
Danse, Fourcade, Malaprade
Je reviens en fait à Anne Malaprade que je relie à Dominique Fourcade, lisant un texte d’elle sur lui, sa participation à un récent colloque et cela alors que je sors de l’entretien de D. Fourcade avec Claude Royet-Journoud qui montrait l’importance de la découverte d’une certaine sculpture américaine pour l’écriture de D. Fourcade. Ici, c’est sur la danse que se penche Anne Malaprade. Découverte par l’écrivain dans les années soixante, via Merce Cunningham : « les grandes rencontres déclenchent en nous ce qui est en nous. ».
« "Comprendre, vérifier, vérifier-étaler, transcrire, étaler encore" dans l’écriture un certain nombre d’innovations mouvementées — la danse n’est-elle pas l’art du mouvement ? — parmi lesquelles la volonté de ne plus raconter d’histoire, celle de multiplier le, voire les centres, la nécessité de traverser un mur capitonné, le mur du sujet par exemple, ou encore celui de la psychologie, des affects, du décor, des circonstances, de la figuration, de l’anecdote, du message, des costumes et des caractères, de l’ordre établi : de toutes ces défenses qui nous instituent. « […] tous les systèmes sont en alerte, il n’y a plus qu’à transcrire, transcrire encore". Dominique Fourcade a peut-être trouvé la mise en scène de son écriture depuis la danse moderne. " […] je ne suis que déclinaisons et conjugaisons, ensembles et systèmes" » écrit ainsi Anne Malaprade dans cette communication. Et plus loin « La langue se dévêt et chorégraphie le corps parfois grammaticalement tyrannique des mots. Dépouillée déshabillée, elle se désengage. Elle inaugure un temps-espace, ou transforme en espace un temps désormais mental et physique, incarné et aérien, sur le mode d’un strip-tease ralenti : langue dégraissée et vive, subtile et déhanchée, agile et versatile, langue transgenre, translangue, transgrammaire, transsyllabe, transmot, transphrase, transénoncé, transsens et transsensée, langue sensuellement insensée. Elle n’a plus à psychologiser ni à se raconter d’histoires. Elle est désormais capable, comme la danse, de dire quelque chose sans exprimer pour autant une subjectivité ou une identité, un synopsis ou un scénario. Sans pour autant éclairer et désigner un centre ou un noyau, une origine et une fin, un programme et une synthèse. Allégée de tels devoirs, elle pense et expérimente en toute liberté, vole (voler comme ces oiseaux — rossignol, martinet, mésange, buse, moineau, hirondelle en sang — si souvent invités par Dominique Fourcade à traverser ses textes, voler comme ces voleurs de talent dont Reverdy souligna le travail de précision), car elle n’est plus régie par un impératif rationnel, représentatif, discursif ou démonstratif. La langue dansée devient alors le lieu d’une expérience cognitive et amoureuse. Elle se révèle une puissance de découverte, une mise en tension érotique des possibles par lesquels le sujet écrivant une danse des signes devient le contemporain d’un réel lui-même pulsé. Dominique Fourcade crée le mouvement d’une langue qui constitue la forme de son discours déplié déployé — "une forme dont j’ai la foule en moi, et la solitude". Le sens impliqué dans tout livre doit avant tout à cette forme unique et mouvementée qui interroge et reflète, réfléchit et cabre, ou cadre, le réel dans ses manifestations les plus passionnément extrêmes. »
→ Il se trouve que ces extraits décrivent aussi la manière d’Anne Malaprade, notamment dans son dernier livre Parole, personne, pourtant foncièrement autre par rapport aux livres de D. Fourcade.
Éponge
Et je repense au voile de Véronique en lisant cette phrase d’Anne Malaprade : « l’œuvre d’art qui éponge le réel. »
Élargir les capacités d’enregistrement
Retour au livre qui compile des entretiens avec Dominique Fourcade. Il écrit : « J'ai tenté d'opérer deux choses, et de les opérer simultanément : d'une part, élargir mes capacités d'enregistrement du monde jusqu'à parvenir à un état où, par principe, rien ne peut plus être exclu du poème, et où rien n'en peut non plus être privilégié (ni quant aux bribes de "sujet" — le vécu ? — ni quant aux éléments de la langue, qui d'ailleurs ne font qu'un). Dans Le ciel pas d'angle, il n'y a plus de détail et il n'y a plus de sublime — et il n'y a plus de trivial et il n'y a plus de sublime — et il n'y a plus de choix dans la perception. Baudelaire est encore tout entier dans une perception active, et idéologiquement orientée avec un haut et un bas, un bien et un mal, un avant et un après. De mon poème se faisant poème j'espère avoir extirpé l'actif, le choix des mots-choses, et j'espère du même coup avoir ôté tout sens à la notion de passif. D'autre part — et simultanément, j'insiste —, tentant de m'établir dans la pratique que je viens de dire, j'ai utilisé toutes les indications et toutes les ressources de la peinture et de la sculpture modernes — c'est ainsi, et seulement ainsi, que j'ai pu mettre à plat la matière de mon poème sur la page. En déhiérarchiser les éléments, en déstructurer la phrase à la mesure de cette mise à plat. Ôter tout centre et toute périphérie au résultat du travail. Ce résultat, c'est — ce voudrait être — un courant le plus égal possible, des mots très uniformément branchés. Une surface enfin ! » (p.46)
Poésie
Deux remarques éclairantes à mon sens sur la poésie : « La poésie est tout processus qui fait passer quelque chose du non-être à l’être » (p.46) et « Nous, ceux des écrivains qui nous pensons poètes, il me semble que nous nous occupons très particulièrement des modes de ce passage du non-être à l’être – et ce passage capital et fondateur a lieu, en ce qui concerne notre métier, exclusivement dans la langue. » (p.47)
Il dira plus loin dans le livre : « j’ai voulu (...) qu’il n’y ait plus d’intermédiaire du tout, du tout, entre moi et la langue, donc découper dans cette espèce de surface en zinc excessivement résistante qu’est la langue. » (p.88)
Mes collections
Le son rond d’une toupie tournant à plein régime évoquant la forte impression ressentie au voisinage d’une des turbines du barrage de Beauharnois, au Québec (son)
Cette fleur étrange d’être tellement sophistiquée qu’elle en parait presqu’artificielle (c’est une passiflore) (image)
Syntaxe
« Un écrit et une peinture sont une syntaxe, c’est-à-dire une mise ensemble de différents éléments pour faire une œuvre, pour la production d’une œuvre. » et un peu plus loin « Il n’y a obligation pour personne de regarder dans un autre art mais il n’y a non plus aucun obstacle. Ce sont des problèmes de syntaxe. Si votre métier, c’est de vous occuper de syntaxe, vous pouvez regarder chez tous ceux qui s’occupent de syntaxe. C’est aussi simple que cela. »
→ il faut rappeler que dans ces entretiens classés chronologiquement on a vu à quel point Dominique Fourcade dans ses années d’apprentissage, de construction de son travail, est allé voir ailleurs, c’est-à-dire du côté de la peinture, Matisse et Cézanne en particulier, de la sculpture et du côté de la danse (comme l’ont montré les extraits de la communication d’Anne Malaprade à un récent colloque sur l’auteur).
Roberto Saviano : « quelle fête ? »
L’écrivain italien a publié un texte très fort dans Le Monde du vendredi 22 juin, dont j’extrais ces mots, de longue résonance : « A peine nommé, le ministre de l’intérieur déclare : "Pour les migrants, la fête est finie."
Quelle fête de naître en Afrique, de tout sacrifier et de s’endetter pour tenter de construire un avenir meilleur, dans l’espoir de pouvoir changer la donne et d’aider sa famille qui, en attendant, reste là-bas, parce qu’elle est trop nombreuse, parce qu’elle compte des femmes, des personnes âgées et des enfants qui ne supporteraient pas les souffrances d’un voyage long et éprouvant.
Quelle fête de traverser le continent, de voyager entassé dans un véhicule conçu pour dix personnes qui en transporte cinquante.
Quelle fête d’aller sans nourriture et presque sans eau, d’être dans la fleur de l’âge et pourtant si fatigué, épuisé, à bout et d’avoir, malgré tout, encore de l’espoir. Quelle fête d’arriver en Libye, de faire l’impossible pour ne pas rester prisonnier dans un camp de réfugiés, de chercher à ne pas devenir une monnaie d’échange entre des ravisseurs assoiffés d’argent et la famille restée au pays qui, pour aider celui qui s’enfuit en Europe, contracte des dettes qu’elle remboursera avec des années de labeur – un emprunt pour la liberté, un crédit pour acheter l’espoir.
Quelle fête de payer sa place sur un Zodiac et d’être, peut-être, celui qui sera chargé de le diriger et qui se trouvera de fait considéré comme "passeur" au cas où les choses tourneraient mal.
Quelle fête de passer des heures et des heures en mer. En mer calme, en mer agitée. En mer chaude et éblouissante le jour, froide et noire la nuit.
Quelle fête d’être écrasé, entassé avec plus de cent personnes sur une embarcation qui prend l’eau de toutes parts, et de se trouver au centre, là où l’air manque, puis d’être assis au bord, les jambes ballantes, engourdies, glacées.
Quelle fête d’être enfant et de vivre cet enfer, d’être mère, père, et de se sentir responsable d’avoir emmené ce que l’on a de plus précieux au monde dans une situation de danger extrême.
Quelle fête quand le Zodiac ne tient plus le coup, qu’il prend l’eau et que la peur de couler vous tenaille.
Quelle fête quand Malte, l’Italie et le reste de l’Europe tentent de se débarrasser de la patate chaude et de l’envoyer le plus loin possible.
Quelle fête quand les ONG – ces "taxis de la mer" (copyright Luigi Di Maio), ces "vice-trafiquants" (copyright Matteo Salvini) – sont empêchées de porter secours à des êtres humains, mais que l’on donne le feu vert à la garde côtière libyenne, à elle oui, elle qui est de mèche avec les trafiquants (source : ONU).
Quelle fête lorsque l’on transmet à la télévision des vidéos des opérations de sauvetage de cette même garde libyenne et que l’on coupe les longues minutes pendant lesquelles les militaires frappent les migrants, tirent en direction des embarcations et menacent le personnel des ONG.
Quelle fête quand personne ne vient à votre secours et quand votre embarcation est en train de sombrer, emportant avec elle les corps à présent sans force de ceux qui ont supporté la séparation d’avec leur famille, le voyage à travers le désert, la faim, les coups, les tortures dans les camps libyens, les viols et violences de tout type. Pensons-y, merde, quelle fête ! Quand, dans cent ans, on sondera les fonds de ce petit bout de Méditerranée et qu’on y trouvera des centaines de corps humains, on se demandera quelle guerre s’est jouée là.
Quelle fête quand les choses vont mieux, quand la marine militaire italienne donne son autorisation et que les "taxis de la mer" peuvent enfin commencer les opérations de sauvetage.
Et quelle fête, ensuite, une fois monté à bord de ces "taxis", de savoir, ou d’avoir la nette intuition, que ces heures de navigation seront les seules au cours desquelles il sera possible, peut-être, de souffler un peu. Peut-être de dormir. Peut-être d’espérer que ces douloureuses plaies aux pieds, nus, qui, au sec, se sont ouvertes après être restées tout ce temps dans l’eau, sont le pire qui puisse arriver.
Mais le pire, ce ne sont pas les pieds blessés, ce n’est pas la faim, ce n’est pas le manque de sommeil ni les pensées pour ces compagnons de voyage morts ou disparus. Le pire, c’est en Italie qu’il se produira, si les ports sont ouverts. Ou ailleurs si, comme ces jours-ci, le duo Salvini-Toninelli [ministre des infrastructures et des transports] ferme les ports aux « passagers » de ces délectables « croisières ».
La "fête", pour quelqu’un qui a débarqué de nuit en Italie et obtenu un permis de séjour, peut avoir lieu de nuit, un samedi soir, alors qu’il aide des compagnons à se procurer de la tôle pour construire un refuge résistant aux flammes. La fête est soudaine. La fête est une balle tirée dans la tête. Soumaila Sacko est mort ainsi, en Calabre, à quelques kilomètres de Rosarno, la petite commune où Salvini a été élu sénateur. Soumaila avait un permis de séjour en règle. Je n’ose imaginer quelle est la fête pour celui qui n’a pas de papiers. » (Traduit de l’italien par Valentine Morizo)
→ je suis frappée par la force littéraire des deux textes relevés ces derniers temps, celui-ci bien sûr mais aussi celui d’Edgar Morin. L’impact (terrible terme de balistique) du contenu de ces textes serait-il d’autant plus important qu’ils sont écrits dans une langue travaillée. Pourquoi un texte de journalisme ne fait pas ce même effet ? Pourquoi n’ai-je que rarement le réflexe de les transcrire ici ? Et pourquoi ces deux textes-là, si ce n’est que par leur mise en œuvre, leurs tournures (Quelle fête…), leur langue, ils s’adressent à moi, profondément ? Autant dire l’importance de la littérature dans ces combats-là, ce que ne cesse de répéter au fond une Marielle Macé.
Poésie, politique et le « nous », Marielle Macé
Et précisément : fort entretien de Marielle Macé avec Alain Paire sur le site Zibeline. Son chantier en cours, le pronominal « nous ». Toujours dans l’optique de faire des liens entre le monde d’aujourd’hui et ce que peut dire la littérature de ce monde d’aujourd’hui. Elle présente le « nous » comme vacillant, aujourd’hui : quelles sont nos appartenances ? Elle les voit comme plutôt flottantes, dispersées, qui se nouent et se dénouent constamment. Alain Paire et Marielle Macé font allusion au terme de nostration, forgé par Jean-Christophe Bailly. Dont Marielle Macé explique qu’il signifie notamment que « nous » est toujours à faire. Que « nous » ne devrait jamais être simplement un pronom d’identification, ou d’appartenance mais nous inciter à nous demander à qui on accepte de se nouer, dans quel ensemble on se réchauffe et on se donner envie de continuer. Il y a un caractère dynamique de ce mot choisi par Bailly dans L’Élargissement du poème dans le texte « Nous ne nous entoure pas ». Ce n’est pas une boîte dans laquelle nous ranger. Non pas qui je suis mais qui on sera si on s’assemble. M. Macé pointe la défaite historique de ce pronom. Il faudrait dire à quoi on tient, et ce qu’on voudra ou ne voudra plus et elle insiste sur l’appel, le désir de chaleur contenu dans ce pronom, mais note aussi ce péril, cette crainte, de trop vite le refermer.
La littérature peut être très éclairante à cet égard. Il ne faut pas poser la question de l’efficacité du poème mais plutôt tenter des façons de se nouer, et voir ce que cela produit comme style de collectivité. Qu’est-ce que ce serait de parler uniquement à la première personne du pluriel comme le Monologue du Nous de Bernard Noël ? « Il nous faudrait être actifs et patients dans notre manière de nous relier par la parole aux autres » dit encore Marielle Macé qui cherche à faire le lien entre les scènes pronominales instituées par les poèmes qui inventent des façons d’être nous et des états politiques du nous contemporain. Et elle s’interroge sur la différence fondamentale entre « Nous les Noirs » et un « Nous les Blancs ». Le premier est un énoncé émancipateur, le second est un énoncé indigne sur le plan politique. Il s’agit de demander des comptes réciproques à des poèmes et à des énoncés politiques.
Bonnefoy, Macé, compassion, considération
Dans une phase du dialogue, interrogation des deux protagonistes sur la compassion chez Yves Bonnefoy et la nécessité de considérer mise en avant par Marielle Macé. Poésie de la compassion, un mot très présent chez Bonnefoy et poésie de la considération. Compassion, mot admirable, pitié et piété globale et constante pour toutes les choses du monde et en même temps, mot qui laisse insatisfait par rapport au type d’attention que Marielle Macé cherche dans la poésie. Une attention qui demande de faire des différences et de découvrir des formes de colère qu’elle n’a pas trouvées chez Bonnefoy. Elle cherche une attention qui soit aussi une colère (voir plus haut dans ce flotoir la référence à son texte sur Georges Didi-Huberman, dans le numéro d’Europe consacré à ce dernier), et qui mette en avant un mélange d’audace et de scrupules qui ne semble pas représenté dans le vaste plan de la compassion. (voir Darras et sa citation sur Bonnefoy)
Ce qui est très étrange, c’est que j’ai lu aussi récemment, dans A l’Écoute de Jacques Darras, des pages très éclairantes sur Yves Bonnefoy. J’y reviendrai peut-être, car cela me semble important pour l’histoire de la poésie, mais ici, à la fin de ce paragraphe, je relève seulement cela : « En clair, ce qui ne m’intéresse pas dans la poésie de Bonnefoy, c’est la désincarnation. Je ne sens pas le corps, je ne sens pas la chair, je ne sens pas la présence » (Jacques Darras, A l’écoute, p.62).
Or l’attention dont parle Marielle Macé est entièrement médiatisée par le corps. Il me semble qu’elle parle souvent du toucher. Et bien sûr elle regarde, elle écoute, intensément, toutes ces manières d’être différentes sur lesquelles elle réfléchit avec tant de fécondité (et d’humanité).
Les gestes
A une question d’Alain Paire sur les nombreux gestes qu’elle fait en parlant, elle répond qu’elle a tendance à avoir une conception gestuelle des textes, vus comme des territoires suscitant des idées de pratique, des territoires d’expérience, des pistes de vie. « Toute phrase est une proposition d’existence momentanée. » La lecture a quelque chose du pistage, suivre un autre mode d’être, lire c’est ça, suivre un autre mode d’être. Faire surgir, dans le travail d’enseignement, transformer très concrètement les textes en idées de vie. Elle parle de la ferveur et de l’emportement avec lequel elle exerce son métier : enseigner la littérature c’est adresser sa lecture. Quel type de relation on est capable de nouer avec les textes. Il y a gestualité, motricité, éclosion ouverte à chaque fois par un texte. La tache consiste à aider des phrases à être vraies, même si on n’est pas d’accord. Chercher des occasions de justesse dans le monde. A l’EHESS, où la littérature n’est pas la discipline centrale et où elle enseigne, elle se donne pour mission de rendre les étudiants sensibles à cette rage de l’expression dont parlait Ponge, « à notre responsabilité à l’égard des phrases qu’on se jette les uns aux autres, que l’on jette dans le monde » ; il s’agit de « dire aussi bien qu’on le peut pour accrocher le réel avec les pinces à la fois les plus rigoureuses, mais aussi les plus douces, les plus délicates possibles. »
Regarder une rivière, un geste, etc. comme « une idée de comportement » dira-t-elle enfin en faisant allusion au travail de Baptiste Morizot.
A l’écoute
C’est le beau titre du livre de Jacques Darras tout récemment paru. Un livre dont il dit que c’est la partie anglaise de son autobiographie : C’est un entretien, en fait, avec Richard Sieburth. « Richard Sieburth, outre le fait d'être mon ami, est un grand traducteur du français (Scève, Labé, Guillevic et à l'instant Plume de Michaux), un professeur des plus érudits à NYU. »
Cet entretien envisage trois aspects importants chez Jacques Darras : son œuvre poétique, la traduction et la philologie. Ce livre peut fonctionner comme une introduction au travail du poète, dans ses différents aspects. On rappellera qu’il est traducteur notamment de Shakespeare
Voici ce qu’on peut lire, en ligne : « Pour un petit Français ayant grandi en zone occupée lors de la Seconde Guerre mondiale, l'anglais fut la langue libératrice par excellence. À présent qu'elle est devenue vecteur mondial des échanges commerciaux, sa présence est souvent vécue comme aliénante. D'où la nécessité de mettre en lumière sa puissance poétique propre. Dans ce livre d'entretiens, le poète Jacques Darras, traducteur de l'anglais (Shakespeare, Whitman, Lowry, Blake, Coleridge, etc.), confie à son ami new-yorkais Richard Sieburth comment il s'est formé et transformé au contact des poésies britannique et américaine. »
Et je relève aussi cette présentation sur son site : « Je suis un poète français voyageur. Né au Nord, près des côtes de la Manche, donc prédisposé à la littérature anglo-saxonne. Tout de suite, j’ai voyagé jusqu’à l’extraordinaire poète new yorkais Walt Whitman mais aussi William Carlos Williams ou Ezra Pound dont j’ai acclimaté la langue au français. Puis l’énergie américaine m’a ramené vers mon tropisme plus ancien, plus ancestral pour la Belgique, dans toutes ses composantes flamande, wallonne ou bruxelloise. Aujourd’hui j’écris le français en Belge, pas tout à fait comme mon ami Jean-Pierre Verheggen, pas avec le même sens de la dérision et du détournement linguistique, plus doucement, plus rêveusement, plus fantastiquement aussi. J’aime l’Europe à la passion. Ne vous récriez pas ! J’aime prioritairement les langues et les rivières d’Europe, je m’applique à les suivre dans leurs cours. Je lève une géographie amoureuse de l’Europe, croisant la Meuse avec l’Oise, l’Eure ou le Rhin. Je chéris particulièrement une petite rivière indépendante du Nord de la France qui a nom la Maye, que je promène partout avec moi sur les cartes, comme une unité métrique liquide, donc fluide, donc approximative, donc floue. Avez-vous déjà remarqué comme les rivières françaises étaient voyelles ? Toutes voyelles. Comme si le temps se solidifiait liquide en elles. »
→ autant dire que pour moi, il y a là, autour du thème majeur de l’eau, bien des composantes qui me retiennent. En particulier toute la dimension Nord et Est des tropismes de Darras.
Bonnefoy donc
Il y a deux ou trois pages très éclairantes concernant Bonnefoy. Ayant dit son immense respect pour l’homme (exactement comme le font Alain Paire et Marielle Macé dans leur entretien), Jacques Darras propose de dissocier l’homme de l’œuvre : « l’homme est admirable, le poète est situé dans le temps », dit-il en une sorte de raccourci, qu’il explicite. Il a été un « héritier rebelle des Surréalistes » mais il « glace ce monde, il l’hivernalise, il montre que c’est l’hiver » (à propos de Du mouvement et de l’immobilité de Douve, qui "refroidit" le surréalisme.) Mais il fait cela en recourant à des « visions extraordinairement symbolisantes, plutôt que de revenir à la réalité qu’il vient de vivre ». Et de ce fait « il fait prendre à la poésie française un mouvement de recul, un mouvement en arrière qui la ramène inexorablement à la fin du XIXe siècle ». Et un peu plus loin « On est ici dans un monde de fantômes, c’est le fantôme de la poésie française qui reparaît ».
→ ce point de vue critique qui est avant tout un point de vue d’historien est tout à fait éclairant. Et Darras de se montrer en jeune poète de vingt-cinq ans encadré d’un côté par Bonnefoy, de l’autre par Aragon et se sentant confusément « dans une régression qui correspond à l’incapacité de la France à surmonter le choc, le traumatisme qui vient de se produire. » (A l’écoute, p. 60 à 62).
Ailleurs parlant de la traduction des Sonnets de Shakespeare par Bonnefoy, il dit que ce dernier n’a pas d’oreille. (p.68). Ce propos rejoint une certaine perplexité que j’ai ressentie en lisant les rares livres de Bonnefoy qui traitent de musique.
flacon de sels
lire pour lire – un appel téléphonique d’auxeméry depuis la tombe de paul valéry à sète, appel précédé d’une photo de la tombe par sms – cette promenade dans la poésie américaine via les pages du livre de jacques darras à l’écoute -
mes collections
deux tout jeunes garçons dans le métro plongés dans leur livre (lecteurs)
une grande feuille sèche de magnolia raclant la chaussée d’une rue silencieuse – plus tard ce sera une canette vide poussée par le vent (sons)
La colline aux mille enfants
Profondément émue par le film La Colline aux mille enfants, évoquant l’histoire du Chambon-sur-Lignon, autour du pasteur André Trocmé, même si ce n’est pas un très bon film sur le plan cinéma. Mais c’est une fiction. Beaucoup de choses correspondent à la réalité historique, d’autres non. En fait, Marc, le jeune homme, en réalité neveu du Pasteur Trocmé et qui s’appelait Daniel Trocmé, a été pris dans une rafle, alors qu’il était avec des enfants juifs. Et il n’a pas voulu les abandonner et est parti avec eux. Il est mort à Maidanek.
Tous ces faits terribles ici rappelés, notamment la collaboration des forces françaises à la traque des Juifs, font froid dans le dos et si mal à l’âme et au cœur surtout quand on pense à ce qui gronde un peu partout dans le monde, en ce moment. Rien n’a été retenu de cette maladie mortelle à laquelle on veut nous faire croire que notre civilisation a survécu. Je crains qu’il n’en soit rien. Le ver est partout dans le fruit, dans les pays de l’Est, aux Etats-Unis, et dans tant d’autres pays, y compris la France. Violence, bouc émissaire, les thèses de René Girard toujours.
Rédigé par Florence Trocmé le 26 juin 2018 à 18h15 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 12 juin 2018 à 11h33 | Lien permanent
Nœuds de temporalité
Toujours cette réflexion profonde sur le temps, sur les temps chez Georges Didi-Huberman. Ce qu’il appelle des nœuds de temporalité « comme si les deux temporalités du tout à coup et du depuis très longtemps se superposaient dans le même évènement ou symptôme figuratif » et un peu plus loin cette question : « dans quelle temporalité – ou dans quel nœud de temporalité imbriquées, les temps du déjà mêlés au temps du soudain, déploies-tu dans ton apparition ? » (Aperçues, p.160)
Un peu plus loin encore : « Comme les mythes et les rites, comme les gestes aussi, les images – même d’actualité – sont très souvent porteuses d’une mémoire et d’un désir conjugués. Cela veut dire que leur présent est traversé de passé dans un sens, de futur dans l’autre. Cela veut dire que leur présent est un nœud de tensions, une chose complexe, dialectique, faite de temporalités hétérogènes s’associant par rimes ou se confrontant par antithèses, pour donner lieu à ce qu’on pourrait appeler des montages anachroniques agencés, non pas en récit linéaire, mais en constellations de notre pensée sensible. »
→ beau mot, belle idée de la « constellation ». Récemment lisant un article de Jean-Luc Nancy sur mbo de Gérard Haller, dans Les Lettres françaises (je vais y revenir), je notais cette conjonction ou constellation de noms : Nancy, Bailly, Lacoue-Labarthe.
Relevés
Quelques mots, pas de développement, une source : en contrepoint de la citation longue, éventuellement glosée, ce serait des « relevés » :
nœuds de temporalité (GDH, 160) – actualité inactuelle d’un vestige (GDH, 162) – fossile de langage (GDH, 162)
Sur les Aperçues encore
Si je relève autant de notes et remarques sur le thème de l’aperçue de Georges Didi-Huberman, c’est que la démarche me semble particulièrement féconde pour moi, qui souvent, sans le savoir, ai dû procéder par aperçues. Il dit de ses chroniques que ce sont des chroniques paradoxales et que « tout ici procède de simples récits de sensations ».
→ On serait ici, dit G.D.H. à la limite du non savoir et de la pensée : « ce ne sont que des traces sensorielles ayant fait leur chemin dans la pensée, dans l’écriture, quelques témoignages choisis de la façon dont me touchent – font lever en moi une émotion, pour peu qu’elle fasse lever une question, l’émotion livrée à elle-même demeurant impuissante – certaines images, certaines choses, certains évènements, certaines lectures, certaines personnes. Chroniques peut-être, au sens où elles surgissent, comme bribes à interroger, lambeaux problématiques, de mon "actualité" » (p.162)
Méfions-nous des grands discours
« Méfions-nous donc des grands discours qui commencent par décréter la disparition sans restes de toutes sortes de choses – l’expérience, le geste, la "vraie vie", la morale, la politique, la poésie… Des restes il y en aura toujours, et l’on fait avec. » (p.175)
→ je pense à tous ces états généraux et assises, du livre, de la poésie, de ceci, de cela, qui rabâchent indéfiniment les mêmes paroles creuses, la plupart du temps déclinistes et à forte teinture d’impuissance. Je préconise le petit agir, pas les grandes mesures, ni les grands discours. Prendre son livre, aller lire dans une bibliothèque, faire un site internet, donner la parole aux créateurs. J’ai de plus en plus de mal avec la plainte, notamment sur la réception des livres, ou la difficulté à les faire publier. Je tiens qu’il faut faire, donc écrire si cela relève d’une vraie nécessité, et qu’ensuite, après avoir fait ce que l’on estime pouvoir faire pour tenter de donner un écho à ce travail, abandonner le résultat. Faire confiance à son propre texte, à sa création. En ayant toujours en tête la question du temps de la réception, qui n’est pas nécessairement le temps d’aujourd’hui. Celui-ci peut être très accueillant, on le sait, tirer à des dizaines de milliers d’exemplaires des livres qui seront oubliés dans quelques années. Est-ce après cela que l’on coure ?
Travaillons sans cesse à penser sinon une disparition, plus sûrement une évolution, une mutation peut-être. Tout ce qui était n’est plus, semble ne plus être, mais est-ce que cela a disparu pour autant, proie du néant ou bien est-ce que cela s’est métamorphosé et que, abusés par un sentiment nostalgique en état d’excitation permanente, nous ne sommes pas capables de voir sous ce jour nouveau ?
A ce titre déjà, il est bon de lire Georges Didi-Huberman et ceux dont il procède, notamment Aby Warburg et Walter Benjamin, pour devenir attentif, ouvert à la survivance, aux nœuds de temporalités.
Échardes du monde, Georges Didi Huberman
Grâce à la lettre d’une lectrice du Flotoir, je découvre que Georges Didi-Huberman a aussi été l’invité de Marie Richeux dans « Par les temps qui courent ». Sur la page de l’émission cela : « J'ai pris l'habitude de nommer "aperçues" des bribes de choses ou d’événements qui apparaissent sous mes yeux. Cela ne dure jamais longtemps. Bribes, échardes du monde, épaves qui vont, qui viennent. Elles sont apparaissantes mais vont disparaissant. Tout ce qui est visible autour de moi ne m'est pas une aperçue pour autant. Par usage personnel - plutôt que par une quelconque volonté de donner un sens catégoriel, défini ou définitif, à ce mot - je dis " aperçue" quand ce qui m'apparaît laisse, avant de disparaître, quelque chose comme la traîne d'une question, d'un mémoire ou d'un désir. ».
La question du temps
Georges Didi-Huberman parle de : « la grande, la vraie polémique sur le temps dont tout l’histoire de l’art moderne est traversée : faut-il envisager le devenir de l’art comme la transmission "classique" d’un héritage qui évolue, au nom de quoi les "archaïsmes" seront révoqués de toute grammaire des formes ? Telle est la leçon de Panofsky. » Il en est une autre, que G.D.H dit plus proche de l’anthropologie des images chères à Warburg : « c’est dans les archaïsmes dont la tradition académique veut faire de vieilles choses obsolètes et "agrammaticales" que gît, en réalité, la possibilité de nouveau. » (p.186)
Racoler le lecteur
Intéressant développement sur la question de la « vraie beauté des livres » (c’est le titre de cette Aperçue). Idée : « un certain état du monde littéraire peut se déduire du monde visuel qu’offrent les couvertures des livres mis en vente dans les librairies. »
→ c’est si vrai que pour le lecteur un peu averti, les tables des libraires attirent ou repoussent en fonction des couvertures des livres rassemblés. Ici l’austérité, voire la froideur de certaines éditions contemporaines sérieuses ; là l’exubérance de mauvais goût, kitsch et laide, des best-sellers. La typographie aussi est parlante, la taille respective des caractères comme sur certaines affiches de spectacles où les noms des acteurs ou metteurs en scène sont énormes et celui de l’inventeur de l’œuvre, livre, opéra, pièce, portions congrues. Trintignant, qui me semble pourtant respectueux des textes, écrase Apollinaire, Saint Augustin devient intéressant parce que c’est Depardieu qui le lit, etc.
Adorno le disait déjà en 1950 : « les couvertures se sont mises à faire la réclame des livres ». Occasion pour G. Didi Huberman de parler du beau rapport à ses livres entretenu par Adorno. « Adorno plaint ses livres comme il ne s’est jamais plaint lui-même de toutes ses expériences à travers la "vie mutilée" dont il a cependant élaboré une inoubliable compréhension philosophique. » (p.187). On pense ici aussi à la terrible expérience de Lambert Schlechter qui a perdu toute son immense bibliothèque dans l’incendie qui a ravagé sa maison. Je ne suis pas sûre que Lambert Schlechter plaigne ses livres, il me semble plutôt qu’il se plaint de la perte de ses livres. Ce n’est pas tout à fait la même chose.
Adorno : « L’émigration, la vie mutilée, a abîmé au-delà de toute mesure mes livres, qui m’ont accompagné à Londres, à New York, à Los Angeles et puis à nouveau en Allemagne, ou, si l’on veut, qui ont été déportés (oder wenn man will, verschleppt wurden) (...) A présent ces êtres fragiles témoignent de l’unité de la vie (der Einheit des Lebens) qui ne veut pas les lâcher, en même temps que de ses ruptures, avec toute la part de hasard qui les a sauvés, et aussi la trace d’une providence impondérable qui a permis que ceci fût conservé et cela perdu. »
→ providence impondérable !
En tout état de cause Adorno (chassés de leur paisible rayonnage) comme Schlechter (sur leur planche, leur étagère) font allusion au support concret des livres, avant leurs pérégrinations ou leur destruction.
Où sont nos livres d’antan ? En quelles mains aujourd’hui, s’ils sont entre des mains et pas détruits, broyés, brûlés, recyclés ? Quelque chose de nous survit-il dans ces livres que nous avons aimés ? Et ceux-là qui sont venus à nous en ligne indirecte, qui ont cheminé ailleurs et dans d’autres mains, nous transmettent-ils à notre insu quelque chose de leurs lecteurs antérieurs ? A n’en pas douter, si l’on juge par certaines réactions que l’on peut avoir en ouvrant tel livre emprunté dans une bibliothèque ! Cela peut aller jusqu’à se sentir exclu du livre, par la mainmise du lecteur précédent (surtout si celui-ci a eu l’indélicatesse de laisser des traces dans le livre et singulièrement des marques de son intolérance, « oh », « ! », corrections diverses, etc.
Flacons de sels
suivre le matin au réveil le jeu de la lumière à travers les lattes des volets sur le mur – découvrir que des moutons paissent dans les clairières de la forêt de Fontainebleau –
Le jugement toujours
Un de mes critères de jugement serait que le livre m’agrandit. De quelque façon que ce soit. Connaissance, identification d’une impression, d’une sensation, façons d’être, de faire, d’écrire… J’ai trop souvent le sentiment de lire et relire la même chose. Les variantes ne font pas illusion. Rares sont les livres qui apportent vraiment une nouvelle dimension, une extension de son domaine. Certains livres ouvrent des champs de perceptions, donnent accès à un registre d’expérience mal connus.
De la citation
Auteur du Flotoir, qui en contient des milliers, qui n’est peut-être que citations, je ne peux qu’être sensible à ces mots de Georges Didi-Huberman : « J’envisage aisément une pratique de la poésie d’où ne seraient pas absentes les notes en bas de page, voire des notes intégrées au cœur du texte. La pratique des notes, et celle des citations qui l’accompagne, ne saurait être réduite à une manie de philologues. Il y a bien sûr, des savants qui se protègent derrière leurs notes et citations, histoire de ne prendre aucun risque à dire quelque chose de neuf, à trancher, à faire le saut. Mais on peut avoir une lecture plus généreuse envers les notes et citations : Benjamin fut si généreux en ce domaine qu’il écrivit un livre entier, et majeur, et poétique, et tranchant – Le Livre des passages – entièrement fait de notes et de citations. Alors les notes et les citations ne s’appréhendent plus comme ces appareils maussades de simple érudition, mais comme des dispositifs pour une lecture qui aurait son destin dans la sortie du livre. Dispositifs pour une éthique de la lecture, l’auteur y suggérant ceci : "ne sois pas, lecteur, intimidé par ce que j’écris. Ce que j’écris, d’une certaine façon, je l’ai aussi lu ailleurs, libre à toi, désormais, d’aller voir, à l’adresse que je vais te donner, hors de mon propre texte. Ce que j’ai reçu ne m’appartient pas, je veux donc te le donner, te donner l’occasion de le recevoir – et de le transmettre – toi aussi, directement de qui je l’ai reçu. Ce que j’ai reçu dans ma solitaire lecture, je voudrais, dans ma solitaire écriture, le rendre à tout le monde, car c’est à tout le monde que la vérité appartient." » (p. 189 et 180 – je n’ai pas réussi à déterminer de qui est la citation incluse, je penche pour Benjamin mais me trompe peut-être ? Il se peut aussi que ce soit Georges Bataille, également cité dans cette Aperçue).
Les cailloux, avec G. Didi-Huberman et E. Hocquard
Et retour à Emmanuel Hocquard, non pas en reprenant le Cours de Pise, dont j’achèverai bientôt la lente traversée, mais parce qu’il est cité par Georges Didi-Huberman, dans une belle « Aperçue » consacrée au thème des pierres : « Prendre sur une tables les pierres au mot »
Début de l’« Aperçue » : « À la fin de l'année 1991, un poète recopie quelques lignes d'un discours sur la méthode prononcé par lui quatre ans plus tôt : "Je travaille sur une table. J'y jette, à plat, une collection aléatoire d'objets de mémoire, qui restent à formuler. Au fur et à mesure que s'élaborent les formulations, des relations logiques (non causales) peuvent apparaître. Tel est le dispositif de base qui permet la mise au jour d'éventuelles connexions logiques. Alexandre Delay parle des pierres qui, du fait de la gravitation, remontent incessamment à la surface des champs. Ces relations logiques (de l'ordre du langage) forment entre elles des réseaux imprévisibles, inouïs. C'est là que soudain, on voit quelque chose, qu'un autre sens surgit, même à propos d'anciennes choses. À ce moment-là, un énoncé devient possible ». Le poète en question c’est Emmanuel Hocquard, dans Théorie des tables. Un peu plus loin, Georges Didi-Huberman explique que deux ans plus tard le poète finit par appliquer cette méthode non plus aux mots mais aux pierres elles-mêmes et il cite de nouveau. E. Hocquard : « En été quatre-vingt-neuf, je me suis mis à ramasser des cailloux et des bouts de verre sur les plages de Paros et de Délos. Puis, dans les rues de Moscou et de Léningrad, des fragments colorés de façades et des morceaux de goudron. En été quatre-vingt-dix, des lapilli et de la terre violette au-dessous des volcans de Madère. J'ai recueilli ces objets dans des enveloppes blanches sur lesquelles j'inscrivais scrupuleusement le lieu exact, le jour et l'heure de la cueillette. De retour chez moi, je vidais, séparément, le contenu des enveloppes sur des tables et je me plongeais dans la contemplation (théorie) des cailloux. Durant des mois je les ai observés et j'ai consigné par écrit mes observations. J'étais, en somme, devenu traducteur de cailloux. »
→ Joie de transcrire ces mots, échos de ma propre pratique d’invétérée ramasseuse de cailloux qui depuis quelques années, écris même directement sur les cailloux la date et le lieu. Fascination de ces pierres, sur lesquelles je n’ai jamais tenté d’écrire, à ce jour. Et j’ai mes petits sachets en plastique, à portée de main, et le feutre indélébile. Quant au caillou qui remonte par gravitation, il me fait penser à cette véritable rencontre avec le caillou bleu dans la petite allée du jardin qui m’avait comme happée dans le sous-sol (le sol sous) du chemin, du jardin, dans l’anté-vie du caillou avec sa chronologie tellement inouïe par rapport au tout bref espace de temps que je traverserai.
→ et alors que je transcris ce paragraphe, je reçois l’annonce d’un livre, chez l’éditeur Nous, dont le titre est Les mots sont des pierres, livre de Carlo Levi. L’auteur du Christ s’est arrêté à Eboli.
Georges Didi-Huberman et la photo
Dans une émission « Par les temps qui courent », de Marie Richeux, Georges Didi-Huberman évoque sa pratique photographie. Il photographie tout, tout le temps. Comme il prendrait des notes. Il ne s’agit pas semble-t-il de photo dite artistique, mais plutôt de documenter ce qu’il traverse, ce qu’il croise, ce qu’il voit. Et, redit-il, compte tenu de sa petite taille et de sa myopie, plutôt vers le bas ! C’est exactement aussi ma manière de faire, sauf que ma propre pratique n’est sans doute pas assez systématiquement documentaire, sauf parfois quand je sors dans l’intention expresse de faire des photos. Je balaie alors l’espace et recherche tout ce qui peut me parler. Sauf aussi que je rêverais de « prendre des sons » plutôt que des images. Ce qui pose de tout autres problèmes, même si l’on peut faire usage également pour cela du smartphone.
Une sorte de chant du monde, Gérard Haller
Bel article de Jean-Luc Nancy, dans Les Lettres Françaises, sur le livre mbo de Gérard Haller dont il a déjà été un peu question dans ce Flotoir. Quelques extraits : « Ce qu'il cherche n'est rien de moins qu'une sorte de chant du monde. Il ne le cherche pas, c'est plutôt ce chant qui le poursuit, qui lui imprime sa pulsion et qui l'oblige à s'y plier. On dira que toute poésie est exposée à cette pulsion. C'est exact, mais il y a diverses façons de s'y prêter. Gérard Haller prend les choses de front : très expressément, il annonce un propos philosophique, métaphysique ou mythologique, comme on voudra dire. (...) La filiation est claire : Hésiode, Hölderlin, en toute simplicité. Je l'écris sans la moindre ironie. Car Haller est lui-même très simple. Il n'y a pas de pose chez lui. (...) Cette simplicité n'est ni naïve, ni forcée : elle n'est que la conséquence obligée de la situation dans laquelle même Hölderlin n'est plus possible : l'élévation héroïque et tragique ne sied pas à un monde pour lequel même la déploration du divin perdu n'est plus possible. En outre, cette impossibilité est double : d'une part, nous n'avons plus de formes à notre disposition pour chanter sur ce registre — l'hymne est fini, comme le dit Jean-Christophe Bailly ; d'autre part, nous ne pouvons plus déplorer — ce qui suppose toujours d'espérer un retour ce que Hölderlin espérait en effet.
Bailly écrit : "Le règne de l'épars est ce qui nous est confié par la fin de l'hymne." A plus d'un égard, Haller résonne avec cette phrase. Il s'agit chez lui de l'épars des êtres et des choses, de leurs disparités, voire de leur éparpillement. (...) On le devine, il y a chez Haller toute une pensée des multiplicités mêlée à une pensée de leurs rencontres et de la possibilité de dire sans questionner (...) Oui, c'est une pensée continue, la reprise obstinée d'une même pensée sans monotonie puisqu'elle n'est assurée de rien et ne forme pas de concepts. Elle n'en forme pas car elle est tout occupée de sa propre insistance sans assurance. C'est là peut-être une des définitions possibles de la poésie (la philosophie serait alors l'insistance d'une assurance). Cela s'appelle le rythme, c'est-à-dire, comme l'écrit Michel Deguy, "la répétition d'un même contre le ruissellement d'un change qu'on ne peut nient pas encore dire universel". Toute l'affaire de Gérard Haller se concentre dans l'attention à la rythmique non seulement de ce qu'on nomme des vers mais aussi des mots, de leur sonorité, de leur allure. (...) Ce faisant, les poèmes de Haller remettent en jeu de manière délibérée, presque ostensible, trois allures poétiques qui pouvaient être liées à l'hymne, mais qui en étaient aussi indépendantes : la psalmodie, la litanie et la mélopée (lire ces extraits dans Poezibao). Ce ne sont pas des genres, ce sont plutôt des modes ou des façons de chanter » Et Jean-Luc Nancy conclut ainsi son article : « Il me plaît de saluer Gérard Haller avec ces mots d'un autre penseur poète qu'il a, comme moi, bien connu, Philippe Lacoue-Labarthe. Celui-ci décrit ainsi "la condition de l'existence poétique" : "Elle n'est pas de traverser les apparences (il n'y a pas, précisément, d'apparences), mais de se risquer à se tenir au lieu (point) de l'origine du paraître, qui est tout". »
→ citation un peu longue mais que je « serre » ici non seulement pour ce qu’elle me dit de la poésie de Gérard Haller mais aussi de la poésie en général. Et pour la constellation Haller, Nancy, Bailly, Lacoue-Labarthe qui fait tellement sens ici.
Flacon de sels
découvrir des embryons de mots plus ou moins bien formés qui sortent de la bouche d’un tout petit garçon très aimé – découvrir en georges didi-huberman un photographe compulsif – déguster dans un sans sucre presque généralisé une tuile en chocolat ou une toute petite chute de brioche aux pralines – manger les premiers abricots et les premières cerises de l’année.
Synopsis
J’avais déjà abordé le thème de la synopsis et voici que plus loin dans son livre, Le Cours de Pise, Emmanuel Hocquard y revient et précise : « lorsque nous établissons la synopsis d’un mot, c’est-à-dire lorsque nous déplions l’éventail de ses acceptions possibles en précisant les significations particulières que peut prendre ce même mot dans des situations différentes, nous passons en revue une collection de notions. » (Le Cours de Pise, p. 534)
Faire confiance
Cette très belle remarque de Georges Didi-Huberman dans l’émission de Marie Richeux, « par les temps qui courent », à propos d’un livre auquel on ne comprend rien au début. Il dit qu’il faut faire confiance, au livre, à l’auteur, à soi-même sans doute. Qu’il ne faut pas se décourager, continuer.
→ ce qui me renvoie bien sûr à la remarque si féconde de P. « si tu ne comprends pas, ne t’arrête pas, mais n’abandonne pas, continue, tu vas finir par comprendre un peu, puis un peu plus. Et comme les auteurs la plupart du temps se répètent, de manière différente, tu vas comprendre de mieux en mieux. »
Courage de la persévérance
Une notion qui m’est bien connue ! Georges Didi-Huberman écrit qu’il faut un certain courage pour « commencer une œuvre de patience, de se donner et de suivre quoi qu’il en coûte une logique expérimentale, celui enfin de persister dans la création de quelque chose qui est bien plus grand – et même bien plus solide – que soi ». Notes prises en regardant une vieille femme portugaise en train de fabriquer, ou plus vraisemblablement de réparer un filet de pêche (p.211).
→ c’est un peu la voie suivie notamment pour Poezibao. Une certaine idée, qui s’est développée d’ailleurs au fur et à mesure de sa mise en œuvre, poursuivie malgré des débuts pas toujours faciles. Musique et flotoir aussi, même chose ! Marcher pour marcher et pas pour arriver quelque part ou à quelque chose.
Tellement impressionnant
Georges Didi-Huberman présente l’affaire comme un petit jeu : quel est le point commun à tous les items d’une grande énumération de lieux, ou plutôt de bâtiments depuis une église orthodoxe jusqu’à un entrepôt d’ustensiles ménagers, depuis une école de théâtre jusqu’à une boutique de mode. Oui, ce sont des bâtiments, c’est ça le point commun pense-t-on en se croyant malin. Plus rude est la chute et surtout le choc : il s’agit de la nouvelle affectation de pas moins de vingt-six anciennes synagogues de Cracovie ! Lieux soigneusement photographiés (ce soin, essentiel) en 2008 par le photographe Wojciech Wilczyk. (p.212)
Une marque indélébile
Autre réflexion de G. Didi-Huberman sur les lieux, leur empreinte aussi : « Là où l’on est, là d’où on est parti : toujours en mesurer la distance, donc toujours en maintenir la double conscience, et même la double sensation. Conscience ou sentiment du lieu natif, fût-il quitté depuis longtemps. Tout lieu de naissance est, en un sens lieu perdu et lieu maintenu. Ce lieu a fait son trou de temps, il innerve beaucoup de choses en nous, il est souvent là, juste derrière nos moments de vie, comme si chaque présent immédiat comportait un ourlet, une doublure plus ou moins épaisse tissée de ce lieu natif. (p. 226)
→ je me souviens de la recherche du « spot », dans le livre En camping-car d’Ivan Jablonka. Il s’agissait à chaque étape de trouver LE lieu parfait pour s’installer. Ne vivons-nous pas toujours cette quête du spot, du lieu idéal où nous installer ? Ne tentons-nous pas d’en reconstituer quelque chose par nos habitudes et rites, lorsque nous sommes en transhumance ? Le profond bien-être que procurent certains lieux n’est-il pas lié à tout un jeu de réminiscences avec des spots de l’enfance, parfois tout simplement un coin de jardin, associé à jamais à un sentiment du monde profond, jubilatoire, indélébile ?
Philip Roth et la musique
Parmi tous les messages suscités dans les journaux et sur Internet par sa disparition, je relève ce tweet, dont la source n’est malheureusement pas donnée : « La musique que j’écoute après dîner n’est pas un palliatif au silence, mais bien sa substantiation : écouter de la musique une heure ou deux, le soir, ne me prive pas du silence, la musique, c’est le silence réalisé comme un rêve »
Pasolini
Magnifique citation de Pier Paolo Pasolini relevé dans le livre de Georges Didi Huberman : « Dès que quelqu’un est mort, une rapide synthèse de sa vie à peine conclue se réalise. Des milliards d’actes, d’expressions, sons, voix, paroles, tombent dans le néant, quelques dizaines ou centaines survivent [et] quelques-unes de ces phrases résistent, comme par miracle, s’inscrivent dans la mémoire comme des épigraphes, restent suspendues dans la lumière d’un matin, dans les douces ténèbres d’une soirée (...) » (cité p.251)
→ serait-ce en raison de ce ratio, quelques dizaines (et encore, c’est optimiste !) sur plusieurs milliards que tant d’entre nous s’échinent à laisser des traces écrites ? Voulant oublier que ces traces-là disparaîtront presqu’aussi certainement que les quelques phrases rescapées dont parle Pasolini ?
Axes temps
Les Aperçues de Georges Didi-Huberman sont « montées » ce qui n’étonne pas chez un tel partisan du montage ! Mais elles sont montées selon quelques grands axes qu’il importe de noter. « Par occasions (Temps qui passent ») ; « Par blessures (Temps qui frappent) » ; « Par Survivances (Temps qui reviennent) » ; « Par désirs (Temps qui adviennent) ».
Avec je et hors-je
Page importante de Georges Didi-Huberman sur la tension, indispensable mais à contrôler sans cesse entre faire acte de connaissance et faire acte d’expérience. Je le cite : « Un de mes soucis constants quant à l'écriture : d'un côté, faire acte de connaissance mais ne pas faire servir celle-ci à la maîtrise qui referme toute chose ; d'un autre, faire acte d'expérience, donc parler à la première personne, mais ne pas faire servir celle-ci à la clôture narcissique. Je n'aime ni les savants qui se cachent derrière leurs notes en bas de page et affirment leur expertise pour s'éviter de penser, ni les penseurs qui cachent leur hors-texte en prenant sur toute chose le pouvoir de la première personne (il y a de cela même chez Foucault, pour prendre un auteur que j'aime tant par ailleurs). Il faudrait savoir mettre en œuvre la teneur autobiographique de toute pensée, de toute connaissance, mais sans que le Moi devienne un centre fasciné par soi-même (il y a de cela même chez Derrida, pour prendre un auteur que j'aime tant par ailleurs). L'équilibre miraculeux entre tout cela, on le lit par exemple dans Enfance berlinoise de Walter Benjamin : voilà quelqu'un qui raconte ses souvenirs d'enfance sans être jamais le centre, héros, le Narcisse ou le maître de sa mémoire, moyennant quoi il nous raconte le monde entier et non pas lui tout seul. » (p.260)
Lectures
Juliana Spahr, Va te faire foutre -aloha – je t’aime, éd. de l’Attente
Eric Gill, Un essai sur la typographie, Ypsilon éditeur
Le livre de J. Spahr est assez décapant, très original et intéressant. Il relève, dit la quatrième de couverture, d’une « poétique documentaire » et explore « la politique identitaire d’Hawaï et la place de l’auteur en tant qu’étrangère » ; utilise un mot pidgin comme da kine, intraduisible, qui se met à la place de tout mot qu’on ne trouve pas, peut-être le truc, le machin, le genre de choses, etc. Lu une note Wikipédia en anglais sur cette expression, note qui stipule que c’est « a placeholder name ». Une sorte de nom générique… ? « da kine c’est être stable comme / un tabouret sur un sol inégal. ». Livre parfois un peu systématique dans l’exploitation d’un thème, mais vraiment intéressant. L’auteur, Juliana Spahr, est une poète, essayiste, critique littéraire, éditrice et professeur d'université américaine. Elle est traduite ici par Pascal Poyet mais pas de texte original. Le dernier texte, « Nous », est particulièrement fort et fécond pour la réflexion.
L’essai d’Eric Gill date de 1931. C’est une réflexion profonde sur la lettre, le caractère typographique, son rapport originaire avec l’outil (le burin ou le ciseau du graveur, la plume, etc.), son évolution dans le monde industriel, etc. Petit extrait, révélateur du style général : « Au vingtième siècle, une réaction se fait jour. Cette réaction est de nature complexe, en partie intellectuelle, en partie morale, en partie anticommerciale bien que le commerce ne manque jamais d'essayer de tirer profit de l'anticommercialisme. Le dix-neuvième siècle a vu le développement de la machinerie, & les fabricants de machines sont désormais en mesure de proposer des imitations fidèles, quoique mécaniques, des caractères de l'ère précommerciale. Les lettres sont les lettres, qu'elles soient réalisées à la main ou par une machine. Il serait toutefois souhaitable qu'on emploie la machinerie moderne à fabriquer des caractères dont les vertus s'accordent avec leur fabrication mécanique, plutôt que des recréations exactes et érudites de caractères dont les vertus tiennent au fait qu'ils procèdent de l'artisanat humain. » (p.44).
On en sort en se disant qu’on ne regardera plus tout à fait la facture matérielle d’un livre de la même manière.
Des livres
J’ai quasi fini le Cours de Pise, et Aperçues aussi, bien beaux livres, très féconds aussi pour moi. La fécondité, c’est-à-dire les envies que cela suscite, les idées que cela engendre, voire les projets que cela fait naître, n’est-ce pas le propre d’un grand livre.
Claude Mouchard
Dans une note de lecture pour Poezibao, Michael Bishop écrit à propos du livre de Claude Mouchards : « Si ce projet humaniste atteint à son objectif souvent désespérément rêvé et infatigablement médité, c’est dans la mesure où le faire, le poïein qui le propulse atteint à sa plus pure expression, celle provenant d’une compassion, d’un besoin instinctuel, digne, honnête, vrai, d’écouter l’autre, de l’accompagner, d’atténuer quelque peu sa détresse, de lui montrer qu’il n’est pas seul, que sa vie a une valeur, une beauté, même, malgré parfois les évidences et les défis. » et un peu plus loin : « Les intrications et enchevêtrements textuels trahissent plutôt, il faut y insister, un désir de fusionnement des voix de l’autre et de soi, un besoin de faire valoir l’intimité et l’énorme délicatesse de ce qui a été entrepris, de ce poïein tentant de pénétrer par le biais de quelques mots dans le domaine des consciences – des vies mêmes, corps et âmes – étrangement emmêlées, inséparables à bien des égards, car plongées dans les mêmes turbulences, les mêmes possibilités, instables, incertaines, vivantes, quelque part fatalement partagées. »
Marc Dugardin
J’aime beaucoup cette remarque de Marc Dugardin, à mettre en regard de certaines Aperçues de Georges Didi-Huberman : « Les anecdotes qui s’accumulent dans une existence, constituent cette existence, banales, insignifiantes ou chargées de sens, et qu’est-ce qui détermine ce qui mérite ou non d’être retenu comme significatif ? Énoncé d’un problème sans réponse que, par exemple, un poème, parfois, semble miraculeusement venir résoudre. »
ADN environnemental
Pourquoi certaines avancées de la science nous fascinent-elles, alors que d’autres ne nous touchent pas. Je suis très insensible à tout ce qui est recherche de vie dans l’univers, voire même à la conquête spatiale, mais certaines découvertes sur le cerveau, les bactéries ou la génétique me parlent d’une manière très particulière alors même que je n’y connais rien.
C’est ainsi que j’ai été retenue par un grand article du Monde des Sciences du mercredi 30 mai 2018. Il a trait à l’ADN environnemental et sa découverte est déjà, en elle-même, magnifique : « Comme dans les enquêtes criminelles, le défi consiste à relever des traces génétiques là où personne n’imaginerait les dénicher. Sauf qu’en l’espèce, ce ne sont pas les cellules vivantes d’une plante ou d’un animal, susceptible d’apporter son code génétique complet, que l’on cherche. "Ce serait trop facile", ironise le chercheur Danois Eske Willerslev. Ou trop difficile : comment, en effet, retrouver une cellule vivante hors la présence de son hôte ? Non, en réalité, c’est l’ADN lui-même, ou plutôt des portions d’ADN, que les chasseurs d’informations vont débusquer. De petits fragments issus des mitochondries ou du chloroplaste (pour les plantes) qui, après la mort d’une cellule et sa désintégration, viennent se lier à de la matière organique ou minérale trouvée dans son environnement. Ainsi protégés, les petits bouts de génome gardent leur secret à peu près intact pendant plusieurs jours (dans l’eau) ou plusieurs… millénaires.
C’est, du reste, la quête d’ADN ancien qui a conduit celui qui n’était encore qu’un étudiant en paléontologie de l’université de Copenhague à ouvrir cette nouvelle fenêtre sur le vivant au début des années 2000. Pour sa maîtrise, le jeune homme avait étudié l’ADN de cellules de champignons et d’algues conservées dans des carottes glaciaires. Il raconte : "Je devais trouver un sujet de thèse. Je voulais travailler sur l’ADN ancien mais les squelettes n’étaient pas accessibles. C’était l’automne. Je me souviens avoir regardé par la fenêtre les feuilles tomber et en même temps avoir vu un chien faire ses besoins. Tout ça allait disparaître, emporté par l’eau et le vent, mais est-ce que l’ADN pouvait rester dans le sol ? Quand j’en ai parlé à mon superviseur, toute la cafétéria a rigolé et lui m’a dit qu’il n’avait jamais rien entendu d’aussi stupide. Mais avec mon collègue Anders Hansen, on a voulu essayer. On s’est dit que si un milieu pouvait conserver des biomolécules, ce devait être le permafrost, ce sol gelé en profondeur depuis des milliers d’années. J’ai contacté un scientifique russe qui faisait des forages en Sibérie. Il a donné son accord. Ça n’a pas tout de suite marché. On faisait des choses trop compliquées. Finalement, on a pris 2 grammes de permafrost, on a extrait ce que nous trouvions comme matériel génétique, avons amplifié les séquences susceptibles de provenir de mammifères ou de plantes et les avons clonées dans une bactérie. C’était la méthode disponible à l’époque. Ensuite, nous avons séquencé ces portions insérées. Les premières séquences sont sorties le jour de Noël. J’étais seul au labo. J’ai comparé ça aux séquences disponibles dans les banques de gènes. Il y avait un mammouth laineux, un renne, un bison, un lemming et diverses plantes. C’était incroyable ! Avec 2 grammes de sol, on pouvait retrouver toute la communauté biologique même en l’absence de fossiles. Je savais qu’on avait trouvé un truc important. "
→ longue citation, qui démontrerait s’il le fallait encore que mon intérêt est sans doute plus littéraire que scientifique ! Et que tout cela se lie à des thèmes chers à Georges Didi-Huberman : la trace, la revenance, ce qui n’a pas disparu quand on croit que tout a disparu, etc.
Henri Cole
Je reprends ce livre ouvert le matin même pour composer l’anthologie permanente de Poezibao, Paris-Orphée d’Henri Cole, publié par le Bruit du Temps. J’aime son approche, j’aime aussi ce versant-là de la poésie : « Je souhaite écrire des poèmes qui soient une radiographie de l’âme dans les moments de plénitude et de vraie perception. Cela inclut l’horreur, la folie et la cruauté, mais aussi la beauté, l’Éros, l’émerveillement. Le poème, en un mot, ressemble à un portrait. Il est la réaction la plus profonde et la plus expressive d’un artiste à la vie. » (p.22)
Ailleurs Henri Cole écrit encore : « J’ai toujours été convaincu que la poésie existe en partie pour révéler les capacités de l’âme en matière de compassion, de sacrifice et d’endurance. Pour certains d’entre nous, elle répond à un besoin humain essentiel, comme l’air ou l’eau, encore faut-il qu’un poème comporte de la musique et des images et possède une forme. » ().84)
Poésie
Je peux aimer des manifestations très différentes de la poésie, de la plus abstraite à la plus lyrique si j’entends quelque chose d’une vérité (cf. E. Hocquard sur la sincérité dans le Cours de Pise)
Henri & Claire
Forte évocation par Henri Cole de sa rencontre avec sa traductrice en français, Claire Malroux. Claire, la grande traductrice de Dickinson. Claire dont j’ignorais que le père, résistant, a été arrêté par la Gestapo et qu’il est mort à Bergen-Belsen. Henri Cole : « Je ne peux m’imaginer vivre toute ma vie hanté par un tel souvenir. Mais ce récit m’a aidé à comprendre que c’était sans doute en partie pour cette raison qu’elle a consacré tant d’années à traduire Emily Dickinson et Wallace Stevens, poètes qui nous rappellent constamment la présence de la mort. »
Maison Carrée et sonnet, Henri Cole et Jacques Roubaud
Henri Cole fait un curieux rapprochement entre la Maison Carrée de Nîmes et le sonnet, le monument étant une métaphore de cette forme du sonnet qu’il « aime tant pour son mélange de passion et de réflexion, son alternance de hauts et de bas, sa "volta" – cette charnière qui annonce un changement avant les tercets – pour l’asymétrie de ses vers, semblable au feuillage d’un arbre autour du tronc, et avant tout pour son intensité. ».
De la ruche
S’il est question de monuments célèbres (Tour Eiffel comprise !) dans le livre d’Henri Cole, Paris Orphée, on y parle aussi des abeilles. Et de manière très savante et très imagée en même temps. Un régal : La reine « est entourée de cinquante mille ouvrières, aux fonctions ou aux carrières les plus diverses. Parmi elles se trouvent la nettoyeuse, l’architecte, la ventileuse, la gardienne, la butineuse, la fossoyeuse et la receveuse. La nettoyeuse assure l'entretien de la ruche, la nourrice s'occupe des larves, qu'elle doit nourrir un millier de fois. L'architecte construit les superbes rayons à partir d'une sécrétion de cire, travail délicat et exténuant. La ventileuse règle la température de la ruche, en battant constamment des ailes pour l'aérer et sécher le nectar. La gardienne protège la colonie des ennemies qui veulent piller les réserves. On pourrait la comparer au critique de poésie... La butineuse recueille le nectar, le pollen et l'eau et effectue dans ce but entre dix et cent voyages par jour. Elle vole à une vitesse vertigineuse, s'épuise rapidement et meurt au bout de quatre ou cinq jours. Certaines abeilles deviennent très vite des butineuses, d'autres ne parviennent jamais à cette haute fonction. Je pense que certains poètes appartiennent de même à cette catégorie, Sylvia Plath, par exemple. La fossoyeuse, pour sa part, s'occupe de transporter les cadavres de ses frères et sœurs hors de la ruche. La receveuse, enfin, aspire le nectar, le régurgite et l'aspire à nouveau, et répète encore et encore le processus, en ajoutant les enzymes de sa propre salive jusqu'à ce que le nectar soit déshydraté et changé en miel, avant de prendre place dans des alvéoles hexagonales (les strophes ?) recouvertes d'une fine cire, comme un bouchon, pour assurer une bonne conservation. Ici, à ma table de travail, je ressemble à une abeille receveuse, je m'efforce de malaxer le langage pour le transformer en poésie, en régurgitant de multiples fois mon nectar jusqu’à ce qu’il devienne du miel. » (p.100 et 101).
Les secrètes vibrations du monde, Henri Cole
« Un tour de main pour écrire des vers ne fait pas nécessairement un bon poète. Ce qui définit le poète, c’est une certaine universalité qui implique qu’il soit au diapason des secrètes vibrations du monde. Cela n’inclut pas toujours un talent de versification, aptitude partagée par bien des personnes qui ne sont pas véritablement des poètes. » (125).
Et Henri Cole termine le livre par une longue série de « j’aime », une trentaine, dont la plupart tourne autour de quelque chose qu’il aime à Paris, et qui ne sont pas sans me faire penser aux Sels de la vie de Françoise Héritier. Sans doute en raison d’une double effet, accumulation et capacité d’émerveillement. Une réceptivité dans un cas comme dans l’autre aux secrètes vibrations du monde.
Cendrars
Dans une belle note de Matthieu Gosztola pour Poezibao, sur l’édition Cendrars en Pléiade, je relève : « Ce que nous enseigne Cendrars, c’est que l’important est possible à chaque moment. Ce que nous enseigne Cendrars dans sa poésie, c’est que l’important est à vivre, l’important est à reconnaître. Et c’est pourquoi il nous faut être dans une disposition à nous-mêmes pacifiée, heureusement pacifiée afin que l’on puisse accorder de l’importance, de l’intérêt au monde, un intérêt qui ne soit pas vicié dans sa forme par l’amertume, le ressentiment, la souffrance, le dégoût que l’on peut nourrir au-dedans de soi. Quelle joie (soleil jamais exsangue) que celle qui brûle le papier de la peau des poèmes de Cendrars, dans la façon qu’ils ont de se donner à nous ! C’est seulement – Cendrars en avait bien conscience – quand l’attention donnée à soi nous permet d’exister dans une tendresse réconciliée avec notre unicité qui bien souvent peut sembler à nous-mêmes bancale dans l’apparaître de notre être, que l’on peut alors porter son regard sur les choses qui sont arrivées, mais aussi que l’on peut être celui ou celle qui voit les choses qui ne sont pas arrivées mais qui, de ce fait, arrivent, par notre regard, en somme que l’on peut être celui ou celle qui voit les choses à regarder. Et toutes les choses ont besoin de notre regard pour arriver (pour que puisse se révéler, à nous, leur musique). Il n’est pas possible de faire un tri fondé sur une appréciation subjective de leur valeur supposée (quel criterium de vérité ?). Aussi les choses sont-elles toutes à regarder. »
Et aussi cette belle note sur les choses et leur douceur : « Il s’agit bien de saisir, mais sans aucune violence, sans aucun sentiment de possessivité, en ayant en soi la certitude qu’en saisissant rien ne sera jamais saisi, tout au plus les choses seront-elles rapprochées de soi, et soi des choses. Il est important de rapprocher les choses de soi pour rapprocher de notre intériorité leur douceur. En effet, toutes ces choses se tiennent, face à nous, dans une douceur qui nous est proche tout en étant intensément nouvelle ; toutes nous donnent cette douceur à ressentir. Et en prenant en amour – car il ne s’agit pas seulement de prendre en considération – leur nouveauté qui est toujours de l’ordre de l’invu, de l’insu, leur nouveauté en somme toujours nouvelle, on rejoint, sans cesse, la stupeur de vivre qu’a théorisée avec brio (serait-ce en ayant recours à la fiction romanesque) Cendrars. »
Rédigé par Florence Trocmé le 12 juin 2018 à 11h31 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent