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Rédigé par Florence Trocmé le 11 août 2018 à 13h38 dans photomontages | Lien permanent
Retour du Docteur Faustus
…dans le cadre de l’émission de philosophie d’Adèle van Reeth, série « lectures d’été ». Parmi elles, le Docteur Faustus de Thomas Mann et « pour en parler », selon l’expression consacrée, André Hirt. Et je me souviens que ce Docteur Faustus, sur suggestion d’André Hirt précisément, fut ma lecture de l’été et quelle lecture, il y a deux ans.
Cette remarque me retient particulièrement, une remarque inspirée par Adorno : la musique n’est pas autonome, elle porte en elle tout un régime nerveux, physique, psychique qui la relie à son temps. Je pense à cette expérience souvent faite d’une inadéquation ressentie entre une musique entendue et ce temps, précisément. Ou peut-être plus encore du besoin d’une musique contemporaine à certains moments, comme si elle seule pouvait parler de ce temps complexe, souvent tragique et chaotique, infiniment perturbé que nous traversons. Avec cette terrible constatation que certaines des œuvres nées au cœur des tragédies du XXème siècle, en Allemagne ou en URSS, nous parlent aussi ou encore de notre temps d’aujourd’hui.
Du Docteur Faustus, André Hirt dit aussi que c’est un grand livre de lamento, musical, culturel, civilisationnel. Et il retrace la trajectoire du livre, incroyable trajectoire par son ampleur, qui va de la théologie et des mathématiques à la création musicale et aux camps de la mort. C’est que la musique, dit encore André Hirt a « cette puissance immémoriale de s’emparer de l’âme singulière et collective. »
Et même s’il a sans doute cherché inspiration dans les figures de Beethoven, d’Hugo Wolf, de Mahler, Thomas Mann n’a pas voulu trop déterminer son personnage et il brouille volontairement les pistes.
La fin de l’émission est magnifique, avec lecture d’un extrait du livre, un « cours » du musicologue Kretschmar (personnage ô combien singulier) sur la toute fin de l’arietta de la sonate op. 111 de Beethoven, suivie immédiatement par ces mesures au piano
Flacon de sel
ce geste plus fait depuis si longtemps, essuyer ses lunettes avec un pan de son chemisier
Prises de mer
Superbe livre d’Antoine Emaz, une plaquette plutôt, Prises de mer, quelques pages, au Phare du Cousseix. Les promenades matinales à la plage du poète. Son observation minutieuse des mouvements de l’eau, de la lumière, du sable. La solitude, l’immensité, le vide.
Son du jour
Il est emprunté à Antoine Emaz : « Le craquement des coquillages sous le pied, et les vagues, très près. Leur bruit assez sourd, d'air et d'eau, continu parce que constitué de plusieurs sons qui s'entremêlent : le claquement de l'eau à la retombée, le souffle de l'écume, mais aussi la fin de la vague précédente qui s'étale et diminue en chuintant puis repart en raclant un peu.
Une sorte de magma : plusieurs sons se percutent, se superposent, se fondent, et varient doucement à l'intérieur d'une amplitude globale qui reste sensiblement la même. »
Lire
« Lire déploie des chemins »
Lire montre des manières d’être, tant de manières d’être, proches ou complètement différentes, en accord avec soi ou à l’opposé de soi, suscitant le désir ou le rejet. Marielle Macé nous rend sensible à cela, Marc Blanchet aussi avec cette simple phrase, extraite d’une note de lecture donnée à Poezibao sur la correspondance d’Yves Bonnefoy.
A quoi il est juste d’ajouter la conclusion de cette note : « Dans ce premier volume de correspondance, Yves Bonnefoy redevient pour nous le lecteur de ses propres apprentissages. Pour peu qu’un doute se soit inscrit devant l’œuvre, ce volume met à distance les lassitudes et révèle un individu subtil dans ses intuitions, ses interrogations, sa culture (ses liens avec l’Italie notamment), exprimant ce que l’on pourrait appeler une "étude du monde" toujours inapaisée face à une pluralité de visages. On y louera entre autres un sens de la curiosité qui fait de l’écriture le lieu de réceptacle d’expériences, musicales par exemple, fertilisant le creuset de l’écriture poétique et affirmant une importance de la perception qui prendra forme dans la parole de nombreux poètes de sa génération. Car c’est bien une assemblée qui parle dans cette correspondance, qui dialogue, se querelle parfois, désire et crée. Cela se lit avec un vif intérêt, ou pour mieux dire l’intelligence de cette correspondance : cela s’entend. »
Jean-Michel Espitallier
Je tombe, presque par hasard, sur ce livre, mis de côté pour lecture ultérieure comme tant de livres, trop de livres (je ne me ferai jamais à ce report, qui parfois aboutit à un oubli, à un rejet non volontaire, mais imposé par la masse de livres qui arrivent, ici, en continu, auxquels je voudrais donner, toujours, un tout petit peu d’attention, mais que je suis obligée de trier (mot terrible), de choisir (mot plus juste, moins dur, moins douloureux.))
Alors j’ouvre ce livre et je suis saisie à la gorge.
Je parcours quelques pages.
Il se trouve qu’il fait allusion à l’attentat de Charlie Hebdo qui se passe au moment où meurt la compagne de Jean-Michel Espitallier, d’un cancer et que je viens d’acheter Le Lambeau, de Philippe Lançon. Toujours ces échos qui sont tout sauf des hasards.
Cela dit aussi comment un livre parfois vient à soi. Ici, très évidemment, très fondamentalement, par l’émotion. Mais n’en va-t-il pas toujours ainsi, n’est-ce pas une émotion, même minime, à peine ressentie, qui fait ouvrir les pages de tel ou tel livre, parmi tous ceux qui sont là ?
Et soudain, aussi, les gestes, que ce livre induit. Je photographie une page, pour l’anthologie permanente que je décide de faire sur le champ. Mais c’est avec douceur et respect que je retourne le livre et le pose à côté de moi. « La vie n'est qu'un enchaînement de vitesses à régimes variables, timbres et sons éparpillés, angles de vue changeants, panoptiques ou ébréchés, mouvements brouillons, pelotes d'odeurs et de parfums, nœuds d'impressions, miroirs sans tain, désordres, flous, plis, faisceaux de temporalités, tuilages. » (p.78)
Flacons de sels
ce vol de canards, tôt le matin, sur le lac encore brumeux avec les montagnes à l’arrière-plan – une petite fille juchée sur les épaules de son père et jouant comme d’un yoyo avec une grosse balle rouge (ce rouge qui éclate dans la scène grise) pendue à un élastique
Trois miroirs, Philippe Lançon
Tout le temps long de cette première année après l’attentat de Charlie Hebdo où il fut gravement blessé au visage, Philippe Lançon dit avoir eu trois miroirs tantôt déformants tantôt informants : Proust, les lettres de Kafka à Milena et La Montagne magique. Il emportait souvent l’un ou l’autre caché sous la couverture quand il descendait au bloc (plus de quinze opérations en un an). « Dans ma chambre, je suis reparti à la recherche de ma mémoire lointaine, des images de celui que j’avais été. Je l’ai fait à la lumière d’une phrase de Proust que je lisais parallèlement aux lettres de Kafka et à La Montagne magique, mes trois miroirs déformants et informants, en piochant ici et là, à dose homéopathique et non sans agacement : "On arrange aisément les récits du passé que personne ne connaît plus comme ceux des voyages dans les pays où personne n’est allé." C’était bien dans son genre, ce sarcasme jetant sur le masque des hommes un acide civilisé ; mais moi, qui effectuais un voyage dans un pays où peu de monde était allé, je voulais d’autant moins en arranger le récit que je ne savais plus vraiment quel pays j’avais quitté. Le "passé que personne ne connaît", celui qui l’avait vécu semblait ne pouvoir le parcourir qu’en touriste, ou alors par des flashs si violents qu’ils l’aveuglaient, comme ceux que déclenche James Stewart, jambe plâtrée, pour aveugler l’assassin qui s’approche dans Fenêtre sur cour. »
Ces deux livres
J’ai lu presqu’en même temps deux livres d’épreuves. Le Lambeau de Philippe Lançon qui commence dans le monde d’avant, la veille de l’attentat, puis relate l’attentat vu par lui tombé presque tout de suite au sol, après avoir reçu une balle qui lui détruit le bas du visage, mais sauvé parce que les tueurs l’ont cru mort, puis tout le temps d’après, centré sur ses deux longs séjours, le premier à la Salpêtrière dans le service de Chloé (Le Pr Chloé Bertolus) sa chirurgienne, le second, plus long mais plus brièvement rapporté, aux Invalides. L’autre livre, qui ne paraîtra que fin août, La première année, de Jean-Michel Espitallier. Récit qui n’est pas sans surprendre chez ce poète réputé plutôt d’avant-garde, voire expérimental. Qui livre ici la relation très émouvante, forte et juste, des dernières semaines de sa compagne Marina, de son agonie, de sa mort et de l’année qui a suivi, son deuil, son chagrin, sa perte de repères, le rapport bouleversé au passé. Les deux livres recouvrent pratiquement la même période, de janvier à novembre 2015 pour Lançon et de janvier 2015 à début 2016 pour Jean-Michel Espitallier. L’un et l’autre auscultent leur ressenti, leur vie, le bouleversement à travers leur principal outil, les mots. Chez Lançon, il n’y a aucun pathos, aucune morbidité, même dans la description terrible de la scène de l’attentat, et pas davantage dans la description de ses souffrances, physiques et morales, alors même qu’il est assez précis sur ce qu’on lui fait, sur les pansements, les difficultés de cicatrisation, les opérations, etc. Et chez Jean-Michel Espitallier, on note une profonde honnêteté, dans le relevé du séisme intérieur, des moments rapportés tels qu’ils sont. Sans concessions.
La première année, Jean-Michel Espitallier
Quelques extraits de ce beau livre (qui sort fin août 2018 seulement).
« Le récit coupé net. La maladie est morte en même temps que toi. Me voici en manque de cette énergie qu’elle a mobilisée. Coup de frein brutal. Ma tête percute le réel de plein fouet. » (144)
« Ce n’est pas la tristesse qui s’amenuise, ce sont des paquets de vie qui peu à peu la recouvrent, l’ensevelissent mais la conservent intacte. »
→ oui cela souvent exprimé par des amis, des proches, le vide après la mort de la personne aidée, soutenue, portée, souvent pendant des mois, parfois des années, n’est pas uniquement celui de l’absence, il est aussi celui de la disparition du soin, qui justifiait la vie, parfois. Double peine en quelque sorte, car à ce stade l’arrêt des soins donnés n’est pas un soulagement. Il est souvent remplacé par un vide abyssal.
La présence d’une absence
« Qu’est-ce que la présence d’une absence. C’est de la mémoire. Du mouvement inscrit dans de l’inanimé. Du dynamique imprimé sur du statique. L’intrusion du mobile dans l’immobile (l’immobilité fuyante du présent) » (p.151).
Tout au long de son récit, Jean-Michel Espitallier ponctue ses notes avec les musiques qu’ils ont écoutés, Marina et lui, toute leur longue vie ensemble ou bien les derniers temps et qu’il réécoute, dressant ce qu’il appelle un petit mausolée musical (dont toutes les références me sont inconnues ! mais dont j’ai écouté certaines en le lisant). « La musique est une petite boîte qui conserve intactes les émotions que l’on y a déposées. Une time capsule. Une fois ouverte, le risque consiste à ce que des éclats de présent se mêlent à toutes les pièces du passé qui y reposent, qu’ils en floutent les contours, les couleurs, les odeurs et les timbres. Il peut être dangereux d’ouvrir la boîte. »
Retour à la musique
Retour à la musique après une longue pause sans, sauf le piano
A la radio de belles choses, notamment Koechlin et une pièce pour piano d’Antoine Mariotte, par David Blumenthal, « debussyste avant l’heure ». Et la belle pièce pour chœur de Beethoven, Meeresstille und glückliche Fahrt
La longue liste, Espitallier comme Opalka
Même si le poète expérimental Espitallier est peu présent dans le livre dédié à la première année après la disparition de sa compagne, on le retrouve à la toute fin du livre dans une longue énumération des dernières minutes et secondes, qui fait fortement penser au travail de Roman Opalka, avec la même atténuation du noir de la lettre.
Lectures
Dominique Fourcade, improvisations et arrangements
Jacques Darras, L’Embouchure de la Maye
Annie Le Brun, Ce qui n’a pas de prix
Hier retour à mes lectures habituelles, Fourcade, Darras, cela m’a fait du bien étrangement. J’ai aimé cette pause avec des livres comme Le Lambeau et La première année, mais ce retour à des textes qui me nourrissent en détail, pas à pas, cela m’est nécessaire en somme. Ou plutôt je devrais peut-être parler de textes qui me font écrire, ce qui n’est pas vraiment le cas du livre de Philippe Lançon ou de celui de JM Espitallier (ce dernier un peu plus, il n’est pas poète pour rien). Il faut que je réfléchisse là-dessus.
Vera Ligeti, l’écoute
Dans Le Monde, daté 7 juillet 2018, un bel article de Christine Lecerf sur Vera Ligeti, femme du grand musicien mais aussi éminente psychanalyste, très âgée mais toujours active. « Née en 1930, dans une famille juive assimilée de Budapest, Vera Ligeti, née Veronika Spitz, n’a jamais rencontré le maître viennois. Petite fille, elle aurait cependant pu le croiser dans la capitale hongroise, qui était le second berceau de la psychanalyse. Pour cette analyste de la génération des petits-enfants du père fondateur, Freud est d’ailleurs considéré comme un "membre de la famille" : "Quand je lis ses lettres, quand je regarde sa façon de vivre, j’ai le sentiment de le connaître. Le Freud privé est très similaire à mon grand-père. C’est mon grand-père, et je l’aime, d’un amour véritable." ».
Et cela, sur l’écoute : « Ensemble, Vera et György Ligeti évoquaient souvent Freud, et tout particulièrement la "place de l’ouïe dans le système freudien". C’est très certainement sous l’influence conjuguée de ses lectures assidues de Freud et de sa vie partagée avec György Ligeti que Vera Ligeti a développé cette pratique si singulière de la cure psychanalytique : "J’écoute souvent la musique les yeux fermés et j’écoute aussi souvent les séances les yeux fermés." C’est là pour elle l’une des choses essentielles dans l’analyse : "Ne rien voir, seulement écouter, se livrer volontairement à l’interdit de l’image pour investir cette qualité sensorielle dans une écoute plus précise, plus musicale.".
→ Anne Malaprade à qui j’ai fait suivre cet article m’écrit : « il faudrait apprendre à lire les yeux fermés. »
→ je pense que cela, lire les yeux fermés, c’est ce que m’a permis pendant des années l’écoute, souvent nocturne, de la radio et singulièrement de France Culture.
Du travail poétique, Dominique Fourcade
Je reprends improvisations et arrangements de Dominique Fourcade avec un passionnant entretien de Marguerite Haladjian et Jean-Baptiste Para (paru en avril 1991 dans Europe, n°744).
« En écrivant, chaque jour, de toutes ses forces, on parvient à opérer des figures d’écriture que l’on n’aurait pas été capable d’accomplir quelque temps auparavant. » (p.100). « Je ne travaille pas avec des idées, poursuit Dominique Fourcade, je travaille avec des mots et ce sont les mots qui me dictent mes figures, mon écriture ». Et encore : « La grande réussite dans l’écriture du poème serait d’arriver dans un même geste à être contemporain, c’est-à-dire à poser les problèmes du temps, à être moderne et à être nouveau : telle serait la grâce, donnée à très peu ». (p.100 encore). Sur cette question du temps, belle intervention de Jean-Baptiste Para : « Vous indiquiez, à propos de ce qui vous était antérieur, que ce qui vous intéressait n’était pas le passé de la nostalgie et de la régression "mais le passé dont notre essence informulée ne souhaite pas l’amputation, celui dont par destin l’on a charge, l’on a garde, et dans la connaissance fidèle duquel se maintient la continuité constitutive de la vie." » (p.101)
Le passé, Dominique Fourcade
« Rien de ce qui est moderne ne peut avoir de poids ni de nouveauté si l’écrivain ou le peintre ne ramène pas à lui dans un geste brusque l’ensemble du passé. J’ai toujours eu l’impression que la poésie et la peinture, dans leurs expressions majeures, ramenaient à elles tout le passé en un seul pan. Je ne peux regarder Cézanne sans voir affluer chez lui la substance de l’art occidental. » (p.102). Dominique Fourcade précise « Lorsque j’écris, j’éprouve le sentiment que quelque chose qui va de Dante à Baudelaire et aux grands poètes du XXème siècle se relève, que tout est là comme une paroi vibrante à laquelle je suis adossé. Mais cette paroi est aussi le mur que je dois franchir en tant qu’écrivain. Ce mur est fait de passé ou plutôt c’est un point où le passé et le futur se confondent. En fait je ne connais que le futur immédiat et un immense passé, très présent. » (p.102)
La question du sens, D. Fourcade
Autre focus important, celui sur le sens : « nous avons conscience de la langue comme corps, et nous œuvrons dans ce corps sans avoir un souci de sens. Le souci de sens est un des plus grands dangers et l'un des aspects mineurs du travail de la poésie. Pour autant, nous ne saurions nous couper de tout sens : il y a un au-delà du sens qui apparaît dès lors qu'on s'est séparé du sens, et qui rejoint la part la plus mystérieuse et la plus vraie - et non pas la plus pure - de ce que nous pouvons éprouver dans l'alignement du vers et des mots, sans que cela corresponde nécessairement à quelque chose d’articulé, d’intelligible. La poésie et ses interprétations font la part trop belle au sens, et pourtant nous ne pouvons nous mouvoir dans le non-sens. C’est dans cet étau que nous nous situons aujourd’hui. » (p.106)
Fourcade qui dit ensuite que « les mots sont de l’espace, du temps et de la lumière. »
Sur cette question cruciale, je relève aussi : « La question du sens est une question qui selon moi a été la plupart du temps mal posée – par les lecteurs de poésie et par les poètes eux-mêmes. Je ne sais comment aborder ici cette question si complexe… peut-être en disant ceci : ce que j’aime le plus dans Mallarmé, c’est ce que je comprends le moins. Pour qu’il y ait poésie, il n’est pas nécessaire qu’il y ait du sens. En revanche, il est exclu de dire que la poésie peut se cantonner dans le non-sens. Il peut y avoir du sens à de l’inintelligible. » (p.105)
Le grand appel, Dominique Fourcade
« Ce sont les Allemands, les Anglais, ou des poètes comme Dante, Dickinson, Tsvetaieva qui ont été jusqu'au noyau même de ce qu’il y a à dire et à mettre en valeur dans et par la langue. C'est curieux, la langue est à la fois le moyen et la fin, l'objet et le sujet, et nous tentons de nous établir en elle sans plus nous laisser contraindre par autre chose que ses vraies règles, qui sont les règles de l'être. L'accès à l'être par des canaux non philosophiques, mais poétiques, tel est certainement, pour moi, aujourd'hui, le grand appel. Et je perçois le lieu de l'être non pas comme celui d'une origine, mais d'un profond déracinement. » (p.110)
Choisir de ne pas choisir
Oui je reçois beaucoup de livres. Oui c’est un poids et une chance. Et j’ai conscience de n’avoir toujours pas trouvé un équilibre qui me convienne par rapport à ces livres qui affluent. Hier soir, plutôt que de prendre mes lectures de fond en cours, j’ai emporté dans ma chambre quatre livres reçus. Je les ai feuilletés, trouvés intéressants, mais ensuite je me suis demandé si c’était une bonne manière de faire. En fait, oui, car connaître beaucoup de ces livres est important, pour mieux juger et évaluer, discerner peut-être de nouvelles œuvres, comprendre des mouvements de fond de notre temps. Donc je crois qu’il me faut agir à l’intuition jour après jour, sans programme défini. Un programme rigide m’enferme et risque de me faire passer à côté de choses importantes, une ligne de conduite trop stricte met des œillères. Il faut aussi savoir accueillir ce qui semble venir par hasard, ce qu’on appelle parfois la sérendipité. Je n’ai jamais craint la dispersion, car je crois que dans la diversité apparente, il y a des lignes de fond très fortes. Mais il faut aussi savoir tempérer le côté parfois boulimique de la curiosité.
La mise en ondes des choses
« Cet après-midi je suis allé chez Darty acheter un fer à repasser, pour les cinquante ans d’un ami très cher, écrit Dominique Fourcade (...) Cet acte en lui-même ne m’a causé aucune émotion particulière – c’est seulement ce soir en l’écrivant, que j’éprouve le vertige dont j’ai besoin pour vivre et que seul procure le réel (je veux dire l’écriture, la mise en mots des choses, leur mise en onde – la lecture. » (p.97)
→ La mise en onde des choses… cette rêverie jamais interrompue depuis l’enfance sur cette notion de mise en onde, tellement parlante pour quelqu’un qui a un tropisme si puissant vers l’eau. On n’emploie plus guère la magnifique formulation « mise en ondes musicales » (et ici immédiatement surgit le nom du regretté Yann Paranthoën) et c’est bien dommage. Tellement plus en phase avec le médium radio, que le bref « à la technique ».
Annie Le Brun
Lecture remuante d’Annie le Brun, Ce qui n’a pas de prix, qui assène les uppercuts à longueur de pages, mais elle a infiniment raison. Impossible de tout reprendre ici mais évoquer peut-être l’histoire emblématique de ce noir presqu’absolu, le Ventablack, mis au point par les militaires, pour obtenir une quasi invisibilité de ce sur quoi il est appliqué et dont l’exclusivité d’usage dans le domaine civil a été achetée par l’artiste Anish Kapoor.
La crise
« Au lieu de voir émerger une critique de la crise, on ne peut que prendre acte d’une crise de la critique. »
Ces guerres-là
« Je pourrais (...) parler d’une guerre contre le silence, d’une guerre contre l’attention comme d’une guerre contre le sommeil, ou encore d’une guerre contre l’ennui, d’une guerre contre la rêverie. Mais aussi et surtout d’une guerre contre la passion. »
Lectures
Henri Lefebvre, Pièces test, 1 à 5
Sylvie Bocqui, Une Saison
Sylvie Bocqui, Ce genre de fille
Anne Roche, Exercices sur le tracé des ombres, Walter Benjamin
Dominique Fourcade, improvisations et arrangements
Le livre d’Henri Lefebvre est intéressant, difficile à appréhender. Le noyau central de la première pièce semble être une réflexion sur la sexualité (virginité, inversion, inhibition) d’un certain Tite (Live) et le livre procède par collage de réflexions, de scènes, de formes différentes, de citations. Le sujet, s’il y en a vraiment est, est abordé par mille facettes (assez chatoyantes pour retenir) nées sans doute d’un jeu plus ou moins assumé d’associations libres. Il semble aussi qu’il y ait plusieurs fils distincts, tenus simultanément (une composante cinéma, très évidemment, mais aussi John Cage) : « John Cage, David Antin, Michael Snow et Stan Brakhage sur un banc, ils tricotent » (p.32). Et en bas de cette même page cette belle annotation : « Observe le vent remarquable, ses couleurs brusques et ses lumières. Le bruit du vent, les masses du vent frottées au volume des arbres. Les pins groupés, en plainte sur la terre. Il énumère le ciel vu des champs, Tite adossé à la terre. Au milieu du jour. ».
→ J’ai lu également le deuxième livre de Sylvie Bocqui, Une Saison, premier chronologiquement. Une Saison est l’évocation prenante de la vie effacée d’une femme de chambre dans un palace de la Côte d’Azur. L’auteur a une belle écriture, avec une forte capacité d’évocation. Je note une grande (et rare) attention portée à l’odorat. Dans les chambres qu’elle fait, la femme de chambre débouche les flacons de parfum des clientes et en dispose une toute petite goutte sur son bras, sous la manche de son uniforme. Elle écrit le nom du parfum. Le soir, elle sent à nouveau ces parfums puis effacent soigneusement ces traces.
Anne Roche et Walter Benjamin
Anne Roche vient de recevoir le prix Walter Benjamin pour un livre déjà un peu ancien, 2010, je crois, publié aux Editions Chemin de ronde : Exercices sur le tracé des ombres. Walter Benjamin. Comme je ne le (re)trouve pas dans mes livres, Christian Tarting a la gentillesse de me l’adresser à nouveau.
Dans son avant-propos cette remarque éclairante sur l’autobiographique : « Le déchiffrement de l’histoire est occasion d’explorer sa propre vie, mais loin de l’étroitesse commune à tant d’autobiographes. Si Benjamin évoque son enfance, notamment dans Enfance berlinoise vers mil neuf cent, c’est – sur les traces de Proust, qu’il a traduit – dans un projet macrocosmique, fresque sociale et historique d’une société disparue ou en voie de disparition, endormie comme la Belle au Bois dormant et qui ne se réveillera, trop tard, qu’au moment de la catastrophe. » (p.10)
La composante Aufklärung
Autre chose essentielle que l’auteur a tenu à mettre à l’orée de son livre est la fidélité de Benjamin à l’Aufklärung : « L’un des fils conducteurs de l’œuvre, c’est la fidélité à l’Aufklärung, d’autant plus essentielle à souligner qu’elle contraste avec les palinodies des survivants de l’École de Francfort après la guerre. Cet attachement aux Lumières ne se confond pas avec un rationalisme étroit, comme en témoigne la constante prise en compte de l’irrationnel : si, comme les surréalistes, Benjamin s’attache au rêve, aux messages de l’inconscient, c’est avant tout pour "trouver la constellation du réveil". Ce qui signifie, entre autres, savoir ne pas céder comme tant de ses compatriotes aux séductions du "preneur de rats" de "l’Enchanteur", du nazisme. »
Du tracé des ombres
Anne Roche explique enfin, au terme de son avant-propos, son si beau titre, Exercices sur le tracé des ombres. « Les exercices sur le tracé des ombres existent, ont existé : il s’agit de l’un des apprentissages du dessin industriel dans les écoles techniques ou d’ingénieurs, avant la Première Guerre mondiale – contemporain, donc, des années de formation de Benjamin. »
Du fragment (Walter Benjamin)
Le premier chapitre s’intitule « Entrée par les passages : fragments ». Il y est longuement question et de façon passionnante du fragment. « La généralisation de ce caractère fragmentaire invite néanmoins, plutôt qu’à y voir une carence, à l’interroger comme le refus d’un liant rationnel : comme de résister à la tentation, dans les récits de rêves, de donner une signification narrative, d’éliminer l’absurde ou du moins de le baliser. »
Et un peu plus loin :
« Le travail du lecteur fera précisément apparaître, au-delà de la fragmentation formelle, une cohérence d’autant plus frappante qu’elle n’emprunte en rien l’allure du système. » (p.15)
C’est aussi que « le fragment entretient des relations complexes avec le fonctionnement de la mémoire, dans la mesure où celle-ci procède par association dont l’agrafage souvent échappe à la conscience. "Une sorte de désordre productif est le canon de la mémoire involontaire, comme aussi du collectionneur. La mémoire volontaire, au contraire, est un fichier qui donne à l’objet un numéro d’ordre derrière lequel il disparaît" », écrira Benjamin dans Paris, capitale du XIXe siècle. (p.17)
De la lecture intérieure, Dominique Fourcade
A une question provocante d’A. Veinstein de savoir si les livres sont faits pour être lus, Dominique Fourcade répond : « à haute voix ? Pas forcément. Non, je ne crois pas. Mais c’est très curieux parce qu’on les lit à voix basse et pourtant le son immatériel est prononcé quelque part dans notre cerveau, ou quelque part dans notre sensibilité, notre appareil sensoriel, le son est prononcé sans faire de bruit. » (Improvisations et arrangements, p.121)
Du rythme, Dominique Fourcade encore
« Souvent je me dis que j’ai reçu le rythme des Grecs et la mélodie des Américains. J’aime beaucoup la qualité mélodique de l’écriture. Beaucoup. Il y a une nécessité rythmique, les choses viennent dans leur rythme, on ne les travaille même pratiquement pas. Les choses ont un rythme, chaque chose à son rythme. » (p.134)
Le poème n’est pas fait
« J’ai le sentiment que le poème n’est pas fait de mots que l’on pose sur la page, mais qu’il est fait de mots qui affleurent de par-derrière la page et apparaissent. (...) Nous ne créons rien ex nihilo ; à force de travail nous faisons apparaître des mots. Je ne les crée pas, ils sont là-bas. Je me mets en situation que ce là- bas m’apparaisse. Je crois qu’il y a vraiment quelque chose de cela dans la façon dont je fais mon métier. » (p.137)
Musique
Ce besoin par moments d’une musique proposée, avec des inattendus, des retrouvailles, des découvertes et pas uniquement choisie.
Poésie
Cette remarque de Laurent Mourey, dans une note pour Poezibao, à propos de la poésie de Gherasim Luca : « d’une poésie qui visite le "problème d’être" (Michaux), non comme une transcendance, mais comme une activité du vivant humain, activité qui s’éprouve en langage, et dans autant que par la voix, et, pour ce faire, s’invente tout en défaisant ce qui mine et empêche toute forme d’invention de soi. »
Et cela : « avec Luca, il y va du double geste de faire et de défaire, de défaire par un geste du poème qui opère la critique, non la déconstruction, des idéologies. Ce faire est inséparable d’un dire qui "déborde" et "renverse". Aussi ce qui conteste l’indicible est-il un surdire, par ce qui sourd et travaille en sourdine, pour dire plus que les mots ne disent et travailler à ne pas être le sourd du langage, à intensifier un sens et une écoute du langage et de la langue. »
Trois lecteurs
Promenade au square, il y a peu et photographies de trois lecteurs.
Sur un banc bleu, un homme et une femme. Lui, quarante-cinq ans sans doute, corpulent, en short en jean. Il est coiffé en brosse, cheveux bien noirs, lunettes de soleil finement cerclées. Il porte une chemisette blanche à manches courtes. Il lit Le Shamizen en peau de serpent de Naomi Hirahara, femme de lettres américaine, auteur de romans policiers. Il m’a été facile de trouver le titre de ce livre à partir de ma photo sur laquelle j’ai pu déchiffrer un passage sur une page, lequel a été facilement identifié par Google.
Beaucoup plus difficile aura été l’identification du livre que lit sa voisine et peut-être épouse ou compagne. C’est une belle femme blonde, élégante, carré mi-long, pantalon blanc court et fines sandalettes. Elle porte une jolie blouse rose ample sous une veste blanche assortie au pantalon. Alliance et nombreux bracelets. À côté d’elle un grand sac toile et cuir qui masque la couverture du livre en partie. Je déchiffre cœur sur le dos du livre et me sur le très peu de la couverture qui n’est pas masqué. Ma recherche commence avec femme de cœur et reste infructueuse. Tout s’éclaire quand je pense enfin à daME de CŒUR. Je trouve très vite la couverture, en partie reconnaissable sur la photo, une couverture rose elle aussi pour ce livre Dame de cœur d’Alexis Lecaye, qui se trouve être aussi un roman policier. C’est un livre emprunté dans une bibliothèque.
Peu de rêve dans tout cela, sauf une question sur ce couple. Est-ce un couple ? Ils semblent si peu assortis… sauf par leurs lectures.
Beaucoup plus émouvante et intrigante la dernière lectrice. Une femme d’allure très pauvre, entre deux âges, seule et qui, en ce jour de très forte chaleur, porte une grosse veste et sous cette veste une sorte de doudoune. Les cheveux, propres et lisses, sont châtain avec des reflets roux et elle porte des lunettes en écaille. Elle est habillée aussi d’une jupe fleurie, comme on en voit sur certains marchés à la campagne. Entre ses mains, un vieux livre qui fait un peu penser à la Collection Nelson. Je ne trouverai pas le titre exact du livre, mais je découvrirai qu’il porte sur l’Ukraine. Pourquoi cette femme lit-elle quelque chose sur l’Ukraine et pourquoi ce vieux livre ? Simple intérêt ou raisons personnelles ? Est-elle ukrainienne d’origine ?
Dorothée Volut
Très intéressée par la poésie de Dorothée Volut qui vient de faire paraître Poèmes premiers chez Eric Pesty, livre sur lequel Anne Malaprade attire mon attention via une belle note de lecture pour Poezibao. « Quelle forme prendra la parole si je ne sais pas la dire ? » (1)
« Les moineaux viennent sur mon balcon. //// Ils sont comme la vérité / tombée sur les choses : / de toutes petites alliances / au bout de nos milliards de doigts. (2)
Préférer le pain sur la planche à la planche et au pain !
Je commence à travailler sur une importante préface qu’Ivar Ch’Vavar m’a demandé de rédiger pour un livre à paraître.
J’ai fini l’introduction de Charles Mézence Briseul, et je vais lire petit à petit la partie anthologie (Ivar Ch’Vavar, éditions des Vanneaux). J’ouvre de nouveau le livre d’I. Ch’Vavar Travail du poème et je lis la préface de Laurent Albarracin. Lumineuse. Et je sors de la file d’attente (il y est depuis un moment !) Le Chamane et les phénomènes, la poésie avec Ivar Ch’Vavar de Pierre Vinclair. J’aime cette conjonction de noms, d’écrivains que je connais, que j’apprécie, dont je suis le travail depuis des années (je parle surtout ici de Laurent Albarracin et de Pierre Vinclair).
Laurent Albarracin : « Ivar Ch’Vavar cherche en permanence. Dans ce moment où il cherche bien sûr il trouve. Mais ce qu’il trouve ne l’intéresse plus guère. Il préfère chercher. Préfère le pain sur la planche à la planche et au pain. » (p.9)
Astronomie
Dans un article du Monde, daté du samedi 14 juillet 2018, un article sur une importante découverte concernant les rayons cosmiques. Je relève : « Pendant longtemps, les astronomes n’ont eu que la lumière visible des étoiles et des planètes pour travailler, puis leur palette s’est élargie à d’autres "couleurs", d’autres parties du spectre électromagnétique – ondes radio, infrarouge, UV, rayons X et gamma. »
Et : « Un détecteur sous le pôle Sud a levé le voile sur l’origine d’un des plus puissants phénomènes de l’Univers. Les mystères de l’Univers s’éclaircissent parfois en des lieux inattendus. Ainsi que le révèlent, jeudi 12 juillet dans Science, deux études réunissant les efforts d’une quinzaine d’équipes d’astrophysiciens à travers le monde, l’énigme des phénomènes cosmiques les plus puissants du cosmos a trouvé un début de solution… au pôle Sud. Non pas en scrutant le ciel mais dans les profondeurs de la calotte glaciaire. »
Pierre Vinclair et le Chamane
J’ai donc entrepris de lire le livre que Pierre Vinclair a consacré à Ivar Ch’Vavar, toujours bien sûr dans l’optique de cette préface à écrire. Titre : Le Chamane et les phénomènes, la poésie avec Ivar Ch’Vavar.
Je relève d’emblée cela, que j’inscris dans les notes sur la création de Poezibao :
« Malgré quelques tentatives, moi qui n'ai pas tellement de théorie sur ce que peut la poésie, ou ne peut pas, ce qu'elle est ou n'est pas, qui ne sais pas si elle est admissible ou pas, ni même si elle existe, comme disait l'autre, ou bien n'existe pas et qui finis par concevoir que je ferais mieux de me remettre au travail — au métier — et à poncer du vers plutôt qu'à les triller de slogans ridicules voulant rivaliser avec les marques déposées : coup de dés, inspiration, résistance, perversion de la communication, illuminations, chanson d'amour ou rage de l'expression, présentation sensible de l'idée, règles de l'harmonie, beau mensonge, déplacements ontologiques, dérèglement des sens, monophonie, plaintes, merveilleux inconscient, rimes & alexandrins, imitation au troisième degré, musique, grammaire, grimaces, boustrophie, sophistique, pâte-mot, indécision du sens, figures de style, éthique de l'habitat humain, voix de l'événement, mystique, défense & illustration, fonction, fureur et mystère, rétribution du grand défaut des langues (quoique certaines vaillent plus que d'autres, elle ne valent bien souvent qu'en oubliant deux tiers de ce que l'on appelle aussi "poésie") — je me dis malgré tout qu'il y a quelque chose que me fait ce poème qu'il faudrait savoir dire. Il me fait voir – quoi, sinon le grand ballet morose et passionnant des choses – débiles, muettes, invisibles ? (Pierre Vinclair, Le Chamane et les phénomènes, la poésie avec Ivar Ch’Vavar, Lurlure, 2017, p. 12.)
→ peut-on imaginer panorama mieux brossé de la poésie depuis cent cinquante ans et le fait que tout est toujours à recommencer en ce qui la concerne ? Pierre Vinclair est brillant et en même temps profond
Quelques visions de Vinclair
Je note sans commenter.
« Ces nœuds de mots, dépourvus un à un de signification, en s’intégrant dans un discours ou dans un chant qui les tisse et les tient ensemble finissent par faire du sens et par donner une sorte de vision – dont toutes les composantes, à part soi – sont peut-être des impossibles – du réel. » (p.13)
« ces visions singulières, idiotes, des singularités de vues, ou de nouvelles manières de composer le grand système de ce qu’on dit – de ce que les mots nous invitent à penser – qu’il y a. » (p.15)
« Cette lyrique imaginaire se double d’une phénoménologie expérimentale. » (p.15)
A propos de Travail du poème : trois aspects cruciaux
Travail du poème, c’est « Le journal de bord inquiet d’un capitaine, encore tourné vers le vieux monde au moment de partir, puis s’orientant résolument vers le grand large. » (p.17)
Ce journal de bord est un « pot-pourri de lettres, préfaces, papiers collés, avant-propos et quatrièmes de couvertures, morceaux de poèmes et explications de textes, dont le bric et le broc posent les jalons d’une aventure dont nous ne savons pas, encore, où se situe son terme : l’œuvre d’Ivar Ch’Vavar, de sa folie, de ses amis imaginaires. »
Et d’extraire de ce fatras d’idées et d’expériences, trois problématiques : la première est relative à la forme du poème, la deuxième au rapport du poème au réel, le troisième à l’histoire de la poésie. (p.18)
Et concernant la forme, Vinclair pointe le double pôle, abstrait d’une part, très concret d’autre part, basé sur de multiples expériences comme les vers arithmonynes ou justifiés. Il s’agit de comprendre comment « c’est le travail du vers lui-même, dans sa matérialité, qui organise dans le poème un foyer de sens. »
Centre du poème et trou noir
Très belle citation de Ch’Vavar : « Le centre de mon poème serait ce point aveugle, pour moi encore irrepérable, où, dans le creux du vers, l’énergie créatrice concentrée "passe de l’autre côté", comme dans un trou noir ».
Tropisme de l’enfance, Vinclair encore avec Ch’Vavar.
Vinclair le découvre dans toute l’œuvre de Ch’Vavar écrivant que « lorsqu’il parle de lui, et essentiellement de son enfance, c’est moins pour devenir l’objet de son chant, que pour se servir de cet enfant qu’il était comme médium. » (p.30)
→ trois thèmes essentiels à noter ici : le tropisme de l’enfance, le rapport au je, le côté medium et chamane.
« L’enfance est le temps de l’ouverture du réel que, sinon grâce à la consommation de psychotropes, l’adulte ne parvient pas à retrouver et que le poète se donne pour devoir de rendre et de partager. »
Je me trompe peut-être complètement mais je me demande s’il n’y aurait pas là une dimension à la Daumal.
Une vraie définition, si simple
« Le poème est un travail sur la langue qui essaie de présenter une expérience de l’être et de la partager. » (p.34)
Sa tâche : « faire voir le réel par une opération purement linguistique. » (p.35)
Sur la contrainte
« Le vers soi-disant libre est en fait prisonnier de la syntaxe, qui est en tant que telle un ensemble de règles. L’usage de contraintes additionnelles aurait dès lors pour but de faire jouer les contraintes les unes contre les autres. » (p.40)
→ une approche très importante pour faire pièce aux dires superficiels qui avancent que les contraintes sont des trucs, ou un jeu, souvent là pour pallier une impuissance créatrice. La contrainte oblige l’écrivain à des déplacements, à une manière singulière de construire les phrases : elles sont des règles qui s’appliquent à des règles. (p.41)
Autre remarque dans ce véritable petit traité de la contrainte écrit par Vinclair au sein de son livre sur Ch’Vavar : « Celui qui s’essaie aux contraintes ne s’abstrait pas de la grammaire : il en rajoute. Il la travaille, la tord, ou mieux l’incline, pour faire émerger, dans le texte, au cœur du texte, cette voix ou cette vision qui déplace les usages communs. » (p.42). En fait, ajoute Vinclair « le poète n’aura pas pensé ce qu’il écrit avant de l’écrire – c’est l’acte d’écriture qui crée de la pensée. »
Grammaire et pensée
Cette note de Vinclair qui s’inscrit pour moi dans le cadre général de ma réflexion sur la et les langues : « On ne peut penser qu’à travers la grammaire de sa propre langue (les catégories de la langue structurant notre ontologie – raison pour laquelle elles nous semblent aller de soi) et que ces règles ne vont en fait pas de soi. User de contraintes additionnelles serait un moyen pour le poète de bousculer cet ensemble de règles arbitraires mais naturalisées – de se libérer de l’usage commun de sa langue jusqu’à trouver des formules, des images inédites et même impensables. »
→ apprendre une autre langue (apprendre la musique aussi) dès le plus jeune âge (mais aussi plus tard, voire bien plus tard), n’est-ce pas un processus d’ouverture sans pareil à de l’autre, à du différend, à ce lien fondamental entre ce qu’on pense et la langue qu’on parle ?
Donner à voir
« L’écrivain depuis Mallarmé, se propose en effet de donner à voir de manière singulière un réel auquel on n’a jamais accès que par des catégories conventionnelles, et ceci par un usage pertinent de signes arbitraires. »
Michèle Métail et le cours du Danube
Pour l’anthologie permanente de Poezibao, choix de l’incipit du livre Le Cours du Danube de Michèle Métail. Le poème, présenté comme infini, est construit sur un vers de 6 mots (arithmonyme ?), compléments de nom les uns des autres et dont un est changé à chaque vers.
Exemple (personnel) sur trois mots
le chat de la voisine de l’étage
la queue du chat de la voisine
la couleur de la queue du chat
l’étrangeté de la couleur de la queue
C’est infini, c’est le marabout, bout de ficelle, ce serait bien l’acte d’écriture qui crée de la pensée…
Une dimension narrative
Pierre Vinclair : « Ch’Vavar est celui qui a su redonner à la poésie contemporaine une dimension narrative qu’elle avait, depuis Le Coup de dés, comme perdue, tout en renouant avec un lyrisme que les derniers avant-gardismes vouaient aux gémonies. » (p.49) Et cela via une écriture qui avance « horizontalement, dans les revues, et verticalement par reprises d’autres œuvres (Jules Verne, Rimbaud, Tarkos). Le travail collectif des revues (notamment Le Jardin ouvrier), la réécriture de textes, la multiplication polyphonique des voix hétéronymiques (...) le souci politique appartiennent depuis le début à son œuvre. » (p.49)
Le nom d’une contradiction
Je poursuis à toutes petites doses, pour cause de multiples et joyeuses occupations autres, la lecture du très remarquable livre de Pierre Vinclair sur Ivar Ch’Vavar : « Ch’Vavar est le nom d’une contradiction : ontologie phénoménologique, ambition épique. Plus encore, elle prolifère comme le résultat d’une quête doublement impossible : celle d’une phénoménologie des choses en soi et d’un chant collectif, socialisant, des visions qui en proviennent. Or son œuvre n’est pas grande malgré cette double aberration ; mais à cause d’elle. » (p.62)
Les choses (De la poésie, Albarracin, Dubost)
Forte remarque de Jean-Pascal Dubost dans une note de lecture du livre de Laurent Albarracin, Res rerum : « La chose, au contraire de Francis Ponge, matérialiste aussi pourtant, de qui il faut cependant se garder de rapprocher Laurent Albarracin, la chose n’est pas disséquée de l’extérieur, mais pénétrée grammaticalement en son cœur comme Gertrud Stein (dont le tournevis syntaxique a enfoncé sa vis dans la pensée du poète) le faisait savamment, car une chose est une chose est une chose… vrillant la signification pour aller au cœur du sens ; et tout le ci-livre ne dit que cela. »
Hannes Bramnes
J’ai reçu le livre de la poète norvégienne Hannes Bramnes traduit par Anne-Marie Soulier publié dans la collection Po&psy d’Erès. Le livre est très beau, petit, trapu, avec du papier calque et de belles gravures.
Quelques notes au fil de la lecture des premières pages. Où je rencontre un poème sur Hélène Schjerfbeck, sur laquelle a écrit André Hirt : « avec le temps / elle fit disparaître toute symbolique / de sa propre expression. » (25)
Le livre est bilingue et on a grand plaisir à lire le norvégien, même si on en a aucune notion. Autre allusion qui me touche, celle à Villedieu où se trouve une fonderie de cloche réputée (je crois que les nouvelles cloches de Notre Dame de Paris en viennent en partie). Ces poèmes sont un peu comme des instantanés, avec souvent une allusion à la lumière, ici « une fumée danse / dans un ria de soleil immobile » (37)
Sur le poème : « Si l’on touche une corde / la résonance de l’instrument / n’a rien de surnaturel // ainsi prend forme le poème / d’abord la parole puis l’écriture / nous montrent ce que nous pensons » (45)
Page 55, une superbe citation d’Inger Christensen : « il y a une frontière nord de la conscience »
Paréidolie
Grâce à Laurent Albarracin, qui poste souvent des images fortement évocatrices de formes animales ou humaines sur Instagram, je découvre ce beau terme de paréidolie : Une paréidolie (du grec ancien para-, « à côté de », et eidôlon, diminutif d’eidos, « apparence, forme ») est un phénomène psychologique, impliquant un stimulus (visuel ou auditif) vague et indéterminé, plus ou moins perçu comme reconnaissable. Ce phénomène consiste, par exemple, à identifier une forme familière dans un paysage, un nuage, de la fumée ou encore une tache d'encre, mais aussi une voix humaine dans un bruit, ou des paroles (généralement dans sa langue) dans une chanson dont on ne comprend pas les paroles. Les paréidolies visuelles font partie des illusions d'optique (selon Wikipédia).
Culture
Ce matin, à l’aube, longue méditation sur la culture. Ce qu’elle n’est pas, ce qu’elle est, pour moi. Noté : la culture est un foyer, à vocation souvent prophétique, de toute société, voire de toute civilisation (en écho à une tribune de Robin Renucci dans Le Monde qui dénonce la façon dont, selon lui, le pouvoir affaiblit volontairement la ministre de la culture Françoise Nyssen, dans le but de se dégager au maximum.
Autrui (Philip Roth)
Commencé en Allemagne et continué ici, Pastorale américaine de Philip Roth qui m’intéresse beaucoup. Chez Philip Roth, il y a l’action et les diversions/digressions sur les grandes questions de la vie, de la relation à autrui par exemple. J’ai relevé deux passages significatifs et peu optimistes :
« Essayer d’arriver devant autrui sans attente irréaliste, sans cargaison de préjugés, d’espoirs, d’arrogance ; on ne veut pas faire le tank, on laisse son canon, ses mitrailleuses et son blindage ; on arrive devant autrui sans le menacer, on marche pieds nus sur ses dix orteils au lieu d’écraser la pelouse sous ses chenilles ; on arrive l’esprit ouvert, pour l’aborder d’égal à égal, d’homme à homme, comme on disait jadis. Et, avec tout ça, on se trompe à tous les coups. Comme si on n’avait pas plus de cervelle qu’un tank. On se trompe avant même de rencontrer les gens, quand on imagine la rencontre avec eux ; on se trompe quand on est avec eux ; et puis quand on rentre chez soi, et qu’on raconte la rencontre à quelqu’un d’autre, on se trompe de nouveau. Or, comme la réciproque est généralement vraie, personne n’y voit que du feu, ce n’est qu’illusion, malentendu qui confine à la farce. »
Et aussi donc :
« Pourtant, comment s’y prendre dans cette affaire si importante — les autres — qui se vide de toute la signification que nous lui supposons et sombre dans le ridicule, tant nous sommes mal équipés pour nous représenter le fonctionnement intérieur d’autrui et ses mobiles cachés ? Est-ce qu’il faut pour autant que chacun s’en aille de son côté, s’enferme dans sa tour d’ivoire, isolée de tout bruit, comme les écrivains solitaires, et fasse naître les gens à partir des mots, pour postuler ensuite que ces êtres de mots sont plus vrais que les vrais, que nous massacrons tous les jours par notre ignorance ? Le fait est que comprendre les autres n’est pas la règle, dans la vie. L’histoire de la vie, c’est de se tromper sur leur compte, encore et encore, encore et toujours, avec acharnement et, après y avoir bien réfléchi, se tromper à nouveau. C’est même comme ça qu’on sait qu’on est vivant. »
Des détails
Toujours de Philip Roth, à propos des sensations de l’enfance : « Ai-je tort de penser que même à l’époque, dans l’intensité du présent, la plénitude de la vie nous procurait des émotions extraordinaires ? Nous sommes-nous jamais depuis laissé engloutir dans un tel océan de détails ? Le détail, l’immensité du détail, la force du détail, le poids du détail, la richesse infinie du détail qui vous entoure dans votre jeune vie, comme les six pieds de terre qui seront jetés sur votre tombe quand vous serez mort. » qui poursuit un peu plus loin : « Sommes-nous jamais redevenus ces instruments de mesure hypersensibles à la microscopique surface des choses qui nous entouraient, aux degrés infinitésimaux de l’échelle sociale indiqués par le linoléum et la toile cirée, les chandelles de yortsayt et les odeurs de cuisine, les briquets de table Ronson et les stores vénitiens ? »
→ cela aussi, le retour à ces sensations si puissantes et tellement ensevelies sous la couche adaptatative et éducative, chez Ivar Ch’Vavar qui dit que ce pourrait bien être le cœur de la recherche poétique.
Cela peut-être que je cherche dans mon observation de très petit. La grande échelle est devenue si décevante, la plupart du temps, par l’atteinte portée à l’homme aux paysages, aux lieux. Mais à toute petite échelle, un caillou, une plante, un pan de mur (même pas jaune !), tant à sentir, à découvrir, à retrouver peut-être. Par la photo et l’écriture.
Alors aussi, ne pas oublier les flacons de sels !!!
Quelques sels (allemands)
le ronronnement des moteurs des énormes péniches sur le Rhin, la nuit, à cent mètres de soi – la dégustation de la petite friandise meringue et chocolat à l’effigie de Bach dans sa maison à Eisenach – les larmes d’émotion montées aux yeux en entendant sa musique dans ce même lieu – l’observation de cet étrange réseau racinaire et de sol blanc très chahuté dans le petit bois – la coulée si rafraîchissante du « schorle » (sirop de groseille, de rhubarbe, de pomme et eau pétillante) par 35°- le grondement grandissant des cloches du dimanche devant la cathédrale d’Erfurt puis l’orgue et le chant de l’assistance lors de l’entrée du clergé, avec l’étonnement que tout cela soit de si grand effet sur l’âme mécréante.
Rédigé par Florence Trocmé le 11 août 2018 à 13h37 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent