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Rédigé par Florence Trocmé le 20 septembre 2018 à 10h38 dans photomontages | Lien permanent
Imaginaire
Je réalise que mon imaginaire est un peu à l’abandon depuis les années de lectures romanesques et plus encore enfantines. L’intellect est bien nourri, mais l’imaginaire sans doute pas tout à fait assez.
Et quand on souhaite réfléchir à la lecture, sous différents aspects, il peut être bon aussi de temps en temps de lire tout autre chose que ce qu’on lit d’habitude. Pour moi, sortir de la poésie et des essais, pour lire un Jules Verne, par exemple, c’est très salutaire sur le plan de la réflexion.
Tout coexiste dans le royaume du temps
D’une note de Jean-Marc Baud, site Diacritik sur Un monde à portée de main, le nouveau livre de Maylis de Kerangal, auteur qui m’intéresse et dont j’ai déjà lu plusieurs livres : « Imbricata, l’intitulé de la première partie du récit est à la fois le nom d’une espèce de tortue dont Paula doit rendre l’écaille et le programme du roman tout entier : imbrication des corps, de la fiction au réel, et surtout imbrication des époques et des mondes. À force de gratter, peindre, racler, creuser la matière, du temps surgit par bloc, que la narratrice et son personnage, main dans la main, s’attachent à remonter, depuis les parois de cerfontaine [un marbre] de Beauchâteau renfermant un récit géologique millénaire, aux décors de Cinecittà, bréviaire en carton-pâte de l’histoire du monde. Chaque section exhume ainsi ces emblèmes du temps cristallisé : une tortue, un poisson préhistorique, une baleine aux airs benjaminiens, un vieux pull estampillé Le Triomphant, une fresque du XVIIe siècle à gratter comme un ticket de jeu, tout ce bric-à-brac allégorique faisant du récit une chasse aux trésors ou aux indices, visant à démontrer cette conviction plusieurs fois répétée que « tout coexiste » dans « le royaume du temps ».
Flacons de sels
extraordinaire couleur intérieure de cette nectarine rehaussée par le blanc laiteux de la faisselle – deux soirs de suite se laisser aller à lire jusqu’à « pas d’heure », magnétisée par le sphinx des glaces de jules verne – l’absorption sans questions dans un livre qui teinte tous les instants de la vie, glaces australes en film pelliculé sur l’asphalte citadin
Christoph Ransmayr
Je lis le bel Atlas d’un homme inquiet de Christophe Ransmayr, sur lequel Mireille Gansel a attiré mon attention. Courts chapitres, très évocateurs, dans différents coins du monde, avec un double axe, paysage et personnes vivant là. Le premier récit a trait à l’île de Pâques et je l’ai abordé alors que je venais de quitter les confins austraux, entre cercle antarctique et Pôle Sud, à la fin du formidable Sphinx des glaces de Jules Verne. Impression très étrange que le voyage continuait, que la goélette Halbrand (pourtant détruite et perdue par dizaines de mètres de fond) me conduisait vers cette île de Pâques !
Plus loin un très beau chapitre autour de l’évocation de l’enterrement d’un certain Senhor Herzfeld, sous un immense araucaria qui sème ses graines à tout vent. J’ai pu retrouver le début de ce chapitre en allemand, puisque je lis le livre en français dans la magnifique traduction de Bernard Kreiss.
Cet incipit en français, puis en allemand :
« Je vis une tombe ouverte à l’ombre d’un araucaria géant. L’arbre se dressait comme une tour très haut au-dessus des autres arbres d’un village de montagne ceinturé de bruissantes forêts d’eucalyptus de l’État fédéral brésilien du Minas Gerais. Chaque fois qu’un coup de vent brassait sa cime, il se produisait là-haut un frôlement à peine perceptible, semblable à la respiration d’un dormeur, suivi d’une averse de graines d’un brun doré, lâchées par d’innombrables cônes accrochés aux branches écailleuses, des graines comme des gouttes qui pleuvaient sur un petit groupe de gens endeuillés, pleuvaient sur le toit de bardeaux d’une maison à colombages qui aurait aussi bien pu se trouver dans le sud de l’Allemagne, sur des plates-bandes fleuries, des chaises cannées, sur un pick-up garé à proximité immédiate de la tombe et dont les portes étaient grandes ouvertes, tombaient en tambourinant sur le cercueil cloué que l’on descendait justement dans la fosse où Senhor Herzfeld reposait dans une robe de chambre bleue. Il était mort le jour même, tôt le matin, dans les bras de sa femme et allait être enterré dans son jardin. » (Christoph Ransmayr, Atlas d'un homme inquiet, traduction de Bernard Kreiss, Albin Michel)
« Ich sah ein offenes Grab im Schatten einer turmhohen Araukarie. Der Baum überragte alle anderen Bäume eines von Eukalyptus Wäldern umrauschten Bergdorfes im brasilianischen Bundesstaat Minas Gerais bei weitem. Wenn ein Windstoß in seine Krone fuhr und dort ein kaum hörbares, an den Atem eines Schläfers erinnerndes Geräusch erzeugte, lösten sich immer wieder Schauer goldbrauner, tropfenähnlicher Samen aus unzähligen, an schuppigen Zweigen haftenden Zapfen und regneten auf eine kleine Trauergemeinde herab, regneten auf das Schindeldach eines Fachwerkhauses, das ebensogut im Süden Deutschlands hätte stehen können, auf Blumenbeete, Korbstühle, auf einen dicht am Grab geparkten Pick-up, dessen Wagentüren weit offenstanden, und klopften so immer wieder auch an den zugenagelten, bereits in die Erde gesenkten Holzsarg, in dem Senhor Herzfeld in einem blauen Morgenmantel lag. Er war am frühen Morgen dieses Tages in den Armen seiner Frau gestorben und durfte nun im Garten seines Hauses beerdigt werden. »
Chants d’oiseau et muraille de Chine
Un autre très beau récit relate une improbable rencontre, dans un tronçon plus ou moins en ruines de la Muraille de Chine, totalement désert, du narrateur et d’un homme qui a décidé d’enregistrer tous les chants d’oiseaux entendus tout le long de la Muraille ! « Pourtant, les chants des oiseaux chanteurs, loin d’avoir seulement pour objet l’amour et la perpétuation de l’espèce, relevaient plus fréquemment encore du chant de territoire. En tant que tels, de par leur variété, leur virtuosité et suivant leur portée sonore, ces chants étaient censés maintenir un rival à distance, voire le mettre en fuite. (...) Les merles, quant à eux, étaient capables d’imiter les chants d’une douzaine d’autres espèces d’oiseaux, de même que certains bruits typiquement humains tels que les pleurs d’un petit enfant, le ronflement d’un moteur, des rires, de lointaines sirènes d’alarme… et chantaient en somme les frontières de leur empire »
Et un peu plus loin : « Chant de territoire à la place de murs crénelés ! Des notes à la place de pierres taillées, des chants de frontière ! Ils avaient alors rêvé de remplacer la muraille inconcevablement longue par un chœur unique de chants de territoire alignés côte à côte en rangs serrés : un rempart de chants, les uns délicats et limpides, les autres tout en trilles enjoués »
→ il y a dans ces textes de Christoph Ransmayr l’alliance de qualités descriptives magnifiques, avec une attention fine à certains détails et une sorte de constat avant le désastre. Est-on influencé par le titre du livre pensant cela ? Il semblerait plutôt que ces textes portent en eux, au plus fort de la description de la splendeur, cette inquiétude, que leur beauté est d’autant plus poignante que le danger guette.
Avec l’enfant
Boris Wolowiec publie chez Lurlure un livre titré Avec l’enfant. Je trouve cela totalement cohérent avec toute sa démarche. Je le comprends, l’enfant. Est-ce que je le sais, l’enfant ? Je cherche toujours le regard des enfants. Je ne suis pas étonnée que Boris Wolowiec non pas revienne, mais en vienne, dans ses écrits, à l’enfant. Évidente nécessité car sans doute cœur de son travail. L’avant-langage, l’avant-conscience de soi. La prise directe sur le monde, sans mots.
flacon de sels
le chevet de Notre Dame de Paris si trapu et si aérien à la fois, sculpté par la lumière matinale d’automne naissant, vu du pont de la tournelle
Hanne Bramnes
Encore puisque je lis, tranquillement, petit à petit, les poèmes du livre : « En allant vers la fenêtre tu as cru un moment / te heurter à une zone de temps aboli / où la neige dansait » et un peu plus loin : « Que feras-tu de l’air, de ce qui / y flotte, de tout ce qui fut, de ce qui / reste. » (Hanne Bramnes, Le Poids de la lumière, Po&psy, Erès, 2018, pp. 275 et 287)
→ toute une vie d’antarctique rêvée d’autant plus belle que je suis sûre que je n’irai jamais dans ces contrées dont je serais incapable de supporter les terribles conditions mais quelle conjonction : Jules Verne (Le Sphinx des Glaces, Le Pays des fourrures qui se passe lui en Arctique), un très beau documentaire Arte sur la vie dans les abysses qui traite d’étranges créateurs des profondeurs australes et les textes de Christoph Ransmayr.
Le livre que tu n’arrives pas à lire
Le livre que tu n’arrives pas à lire, lis-le par petites bouffées, gorgées, bouchées, prises. Un peu tous les jours. parva sed apta, poco a poco. Entretemps, à ton insu, il travaille.
Extraordinaire rémanence
Lisant Jules Verne, redécouverte de l’extraordinaire rémanence potentielle d’un livre, d’un univers.
Le prendre et le jeter de l’enfant
Boris Wolowiec, Avec l’enfant (Lurlure). Le chapitre « Prendre et Jeter de l’Enfant » est très fort. Comme s’il avait passé des heures à regarder l’enfant jouer, sans pré-jugements. Sans penser, en observant. La réalité des gestes de l’enfant. Et ici la répétition litanique si caractéristique de l’œuvre de Wolowiec non seulement prend tout son sens mais est en phase avec la gestuelle enfantine. On découvre une source aussi peut-être. Le livre permet de s’approcher de l’art de Wolowiec ; c’est un retour presqu’impossible vers l’expérience de l’enfant, par l’écriture. Elle agit comme une ligne conductrice qui remet en contact avec cette expérience. Il y a pour moi dans ce livre-là de Boris Wolowiec une qualité sensible que je n’avais pas encore détectée chez lui. Il me sert la gorge et le cœur, son enfant.
Avec l’enfant
La difficulté avec son livre est qu’il ne faut surtout pas le lire comme un guide de la psychologie de l’enfant (même si le lecteur a tous les droits et peut le lire ainsi), alors même qu’il fourmille d’observations qui sont d’une grande justesse. Certains phrases/assertions sont éblouissantes de savoir/compréhension et semblent relever d’une observation intense d’enfants. « L’enfant oublie. Malgré tout, ce qui reste ensuite de l’enfance, c’est précisément ce sentiment de l’oubli. L’enfance reste comme sentiment de l’oubli. Ainsi l’enfance inachève l’oubli même. » (p.26)
Pierre Guyotat
Remarquable émission de « Par les temps qui courent » de Marie Richeux avec Pierre Guyotat. Le seul problème c'est qu'ensuite on ne peut plus rien écouter ! Car on remonte alors de plusieurs strates et voix et propos semblent superficiels et même parfois un peu faux. Il faut laisser un sas de décompression.
De l’empreinte
De l’empreinte d’une lecture : je lis quelque part « le feu n’est pas apprivoisé » et immédiatement surgit cette scène terrible du Pays des fourrures de Jules Verne : le groupe des habitants du fort Espérance bâti sur les bords de la baie d’Hudson, enfermé et cloîtré, traversant une nuit glacée de plusieurs semaines, où sortir c’est mourir, et alors que la réserve de bois s’épuise. J’avais oublié comme une lecture peut teinter durablement tout le for intérieur et cela souvent pendant plusieurs heures voire plusieurs jours au point de faire ressurgir des images ou des impressions suscitées par le livre qui viennent littéralement adhérer comme une fine pellicule sur le temps présent.
La littérature comme une machine
Bel entretien de Jean-Michel Espitallier avec la revue Diacritik. « En classe de 3ème, le prof de français nous lisait Pagnol, ses souvenirs d’enfance, La Gloire de mon père, etc. Je me suis dit : c’est génial, avec l’écriture on peut se souvenir, c’est une machine à aller chercher des souvenirs. Donc, à 13 ou 14 ans, j’ai écrit mes souvenirs d’enfance ! Je crois que j’avais déjà cette idée de la littérature comme une espèce de machine, et dans ce cas une machine à reconstruire du passé. »
Un univers linguistique spécifique
Une juste remarque sur le dépaysement que peuvent procurer certains livres, traitant d’un sujet à soi inconnu : « A un moment, par exemple, j’allais beaucoup aux puces. Je suis assez fasciné par les livres techniques du début du 20e siècle, lorsque régnait encore un positivisme confiant en la technique et en l’avenir de l’Homme grâce à la technique. Accompagnant ces techniques, il y a un jargon particulier qui n’est pas le mien, un champ lexical qui produit une sorte de dépaysement. Ça me plaît de lire ces choses-là, des catalogues par exemple, et éventuellement d’en extraire des morceaux pour les dépayser à leur tour, en les important dans mon propre travail. Un univers linguistique spécifique, c’est comme une forêt dans laquelle tu ne reconnais rien, tu ne reconnais aucune plante, et en même temps tu te dis : à quoi peut servir cette plante-là ?, je pourrais peut-être l’utiliser pour une infusion, un cataplasme. »
La note coincée
Amusant incident, sauf peut-être pour l’organiste, lors d’un concert d’orgue ce samedi 15 septembre. Olivier Penin jouait une difficile et complexe transcription de la Chaconne de Bach (plus de cent combinaisons différentes de timbres, nous dit-il) lorsqu’une note resta obstinément bloquée en position émission ! L’interprète dut s’arrêter, son assistant filer comme une flèche dans les hauteurs et les tripes du Cavaillé Coll de St Clotilde pour finalement redescendre aussi vite, enlever le banc de jeu, reculer le pédalier et plonger au niveau des pédales. Et soudain la note qui tenait la vedette cessa enfin. Olivier Penin put reprendre du début la Chaconne sans autre souci et donner avec beaucoup d’engagement et de talent d’autres pièces, souvent transcrites puisque le thème de ce concert de rentrée des auditions d’orgue de la basilique St Clotilde à Paris était « du piano à l’orgue ».
Vertige du temps
C’est un véritable vertige que procure ces retrouvailles ! Nous avons été contactés par une personne qui était venue chez nous, alors que j’étais enfant, comme « jeune fille au pair ». Elle avait alors 18 ans, elle en a aujourd’hui plus du quadruple. Le plus étonnant est que me souviens bien d’elle, la première personne étrangère (elle est néerlandaise) à entrer dans le petit cercle de mon enfance. Je me souviens bien d’une expression qu’elle avait et que j’ai employée toute ma vie « hopsekee », qui veut plus au moins dire allons-y, hop que ça saute… je pense qu’elle disait cela en réveillant les enfants de la sieste… je me souviens aussi des contes merveilleux qu’elle nous racontait, sans doute des contes d’Andersen… Elle a retrouvé notre trace, nous échangeons quelques mails, mais c’est si loin dans le temps que cela procure une sorte d’indicible vertige. Vertige aussi de la penser en jeune fille alors qu’elle est aujourd’hui une vieille dame. Les deux images refusent de se superposer. Il faudra attendre de la revoir de visu pour que ce travail-là se fasse dans l’esprit. Et le plus étonnant est peut-être que quand elle a eu connaissance de mon nom (qui n’est pas mon nom d’enfance), elle s’est aperçue qu’elle le connaissait parce que… elle est abonnée à Poezibao ! Ayant gardé son goût pour la langue française depuis cette lointaine époque de sa jeunesse, où elle était venue la perfectionner dans une famille française.
Boris Wolowiec et l’enfant
« L’enfant touche la parole. L’enfant touche la parole avec sa voix. » (p.35). L’exploration se fait autour de grands domaines de l’être enfantin, les gestes, la parole. Il y a là une analyse très profonde et subtile, au-delà de ce qu’on pourrait appeler la barrière psychologisante, de ce qu’est sans doute le rapport de l’enfant au monde, et ici dans ce chapitre, à la parole et au langage. « Quand l’enfant adresse une parole, il abandonne cette parole en même temps qu’il l’adresse. » (p.39)
Je m’aperçois aussi que je recopie, de mémoire et sans erreur, des séquences relativement longues du texte de Boris Wolowiec alors que la plupart du temps, je dois procéder par très peu de mots à la fois.
« L’adulte est l’otage du langage parce qu’il est l’otage de l’autre. L’enfant n’est pas l’otage du langage. L’enfant n’est pas l’otage de l’autre. L’enfant n’est pas l’otage du langage en tant qu’autre. » (p.41)
Et dans cette même page : « L’enfant phrase l’insensé du langage ». Le poète, aussi, peut-être, parfois ?
Il semblerait qu’il y ait chez Wolowiec comme une fonction exploratoire du langage via la combinaison. Combiner pour faire sens autre, sens nouveau, combiner / accumuler / soustraire pour élaborer autre chose que le sens ordinaire, pour sortir du sens unique, pour faire apparaître un autre sens. Parfois sentiment qu’il accule le langage, qu’il le pousse à bout, au bout, pour lui faire rendre gorge ou rendre l’âme (de fond).
Age-prénom
Curieux ou peut-être très simple concept de l’âge-prénom. N’est-ce pas ce qu’on demande toujours à un enfant qu’on ne connait pas : comme tu t’appelles ? Quel âge as-tu ?
Rythme et mélodie
Dans un long entretien avec Christian Rosset, forts propos de Dominique Fourcade sur la musique (in improvisations et arrangements, P.O.L.). « Toute musique se construit avec un ingrédient mélodique et un ingrédient rythmique. Mozart, les opéras de Mozart je veux dire, Don Giovanni est une extraordinaire étude de rythme, en même temps qu'il met en œuvre quelques-unes des plus grandes mélodies de notre civilisation. Mais c'est une étude de rythme avant tout, Don Giovanni, de même Les Noces de Figaro. Et rien après ça ne sera plus rythmé, plus rythmé que ça. Des choses seront aussi rythmées que cela, mais pas plus. Le jazz ne sera jamais plus rythmé, le jazz de La Nouvelle-Orléans ne sera pas plus rythmé que Mozart, absolument pas. Ça me rafraîchit donc constamment, ça renouvelle mes approches, dans la foulée de l'écriture, de réentendre du Mozart sous l'angle rythme-mélodie. » (p.161)
Et cela n’incite-t-il pas à aller soi-même écouter Mozart sous l’angle rythme-mélodie ?
Les mots se comptent eux-mêmes
Du même : « Les mots se comptent eux-mêmes, les mots se comptent, se choisissent en fonction de leur compte : "Tu ne fais pas le compte. Si, toi tu fais le compte, ça va, viens avec nous, tu es dans l'équipe. Le compte est bon. On s'arrête là." Ce sont les mots qui se comptent eux-mêmes. Les mots comptent pour l'écrivain, dans tous les sens du terme bien sûr, ils comptent pour l'écrivain, mais aussi au sens de compte mathématique et de compte musical. » (p.162)
Le rôle du lecteur
Et toujours, récurrent depuis des années maintenant dans l’histoire du livre et de la lecture, mais je ne sais dater de quand vraiment date cette idée, le rôle créateur du lecteur. Souvent en comparaison, plus ou moins juste, avec celui de l’interprète d’une partition. « Le lecteur a à lire de l’écrit et le lisant, il s’en fait l’ultime écrivain. Le lecteur est à la fois l’exécutant et l’auditeur. Le lecteur est dans la fosse d’orchestre et il est dans le fauteuil de la salle, et en même temps, il est debout, sans instrument et sans oreille, avec un corps. » (p.163)
La page, une scène
C’est en tous cas l’idée qu’en donne Dominique Fourcade, toujours dans son entretien en plusieurs volets (remarquable) avec Christian Rosset autour de la musique. Ce qui est étonnant c’est que Fourcade dit n’y rien connaître à la musique et en même temps, il expose là des vues aussi intéressantes que profondes. Le grand écouteur ne doit pas forcément être un spécialiste ? C’est très encourageant et réconfortant. Je pense que ce qui rend cela possible, ici, c’est en fait l’extrême sensibilité à l’art de Dominique Fourcade et le fait que même s’il travaille un médium différent, l’écriture, il a une sorte de perception très aigüe de faits concernant la composition, la structure d’une œuvre, même si celle-ci est en dehors de son champ de compétence. « La page, quand on l’attaque, sans tomber du tout dans le romantisme de l’effroi qu’on éprouve devant la feuille blanche (...) est simplement une grande scène dans laquelle il faut installer un dispositif scénique. C’est un plateau. » (p.164)
Textures sonores
dehors, loin, le tam-tam-tam d’un concert public – tout près la musique lointaine proche de Charles Ives dans Central Park – et la musique de deux voix que je ne connais pas assez pour les entendre, lisant, mais que j’écoute néanmoins dans leurs intonations, Christian Rosset et Dominique Fourcade.
Sur l’écoute précisément
Et ici je donne un bloc question-réponse sur une importante question d’écoute. Celle-ci change-t-elle fondamentalement après la première fois ?
Christian Rosset : Est-ce que la connaissance d’une musique change votre écoute par rapport à la découverte.
Dominique Fourcade : « Pas vraiment. Pas vraiment, et pour deux raisons. D'abord, celle qu'il faut que j'aie l'honnêteté de dire que je ne crois pas que j'arrive jusqu'à la connaissance en musique, donc par définition c'est seulement si j'arrivais à la connaissance. Et deuxièmement, parce que dans ces domaines-là, d'œuvres aussi fortes, la découverte l'emportera toujours, toujours, toujours sur la connaissance. Toujours. Elles recèlent en elles-mêmes une possibilité de se faire découvrir plus forte que de se faire connaître, parce qu'elles sont en irruption permanente de formes inconnues qu'on n'épuise pas en les écoutant cent fois. C'est d'une verdeur qui fait qu'on n'arrive pas au ressassement et au savoir. En tout cas, ça en dit long, positivement ou négativement, sur la façon dont j'entretiens des rapports avec la musique. »
→ c’est ici toute la question de l’épuisement de l’œuvre d’art. Certaines œuvres sont épuisées très vite, par chacun et aussi au vu de l’histoire de l’art. Elles peuvent avoir fait beaucoup de bruit, elles sont secondaires et disparaissent. Les très grandes œuvres d’art, rarissimes, traversent les moments comme le long cours d’une vie individuelle et l’histoire de l’art. Non seulement elles semblent inépuisables, mais souvent elles donnent le sentiment de se renouveler constamment. Chaque lecture, chaque écoute, chaque vision est singulière et nouvelle.
Une toute petite cellule
Autre dialogue fécond entre Christian Rosset et Dominique Fourcade : « Chez Beethoven il y a souvent de très grands développements, transformations, à partir de cellules minuscules. Vous-même, dans votre écriture, notamment avec un livre qui s'appelle IL, qui est votre avant-dernier livre, vous avez... — ou par Xbo ou d'autres, vous me rectifierez si j'ai tort. Il y a parfois des engendrements extrêmement importants à partir d'une voyelle, d'une consonne, d'une lettre.
D.F. Mais écoutez, je réponds à ça, c'est la première fois que je le dis : Xbo et IL ont été entièrement nourris de Beethoven, entièrement nourris du Beethoven du Treizième Quatuor, ou du Beethoven de certains trios, entièrement nourris de cette musique-là, de la musique de chambre intense, moderne de Beethoven. »
→ chez Boris Wolowiec, dans des modes bien sûr complètement différents, on a l’impression de partir d’une petite cellule germinale, qui prolifère par toutes sortes d’opérations d’expansion, de diminution, de bourgeonnements, de rejets. Fourcade : « J’ai pris des noyaux et j’ai cisaillé. J’ai pris des noyaux, j’ai développé une masse et j’ai cisaillé. J’ai utilisé un dispositif de développement et un dispositif de cisaillement sur des schémas beethovéniens mais fantômes, puisque je ne connais pas la musique. Je n’ai fait que l’écouter mais je ne peux pas l’analyser. Je n’ai fait que la sentir. Donc j’ai travaillé sur des schémas beethovéniens, des fantômes fourcadisés de schémas beethovéniens. » (p. 175)
En permanence branché
Dominique Fourcade encore : « Je me branche en permanence sur des possibilités de travail, de tout, sur tout : voir une voiture franchir le pont en face de la Maison de la Radio et la façon dont elle prend son virage se projette dans mon travail immédiatement et je suis en permanence au contact, en permanence branché. » (p.176)
→ Je pense l’être aussi, sur ce mode-là, mais assez peu au fond dans une visée productive, plutôt dans un but de collecte / redistribution. Aimantée en permanence, pas uniquement pour thésauriser en solo mais pour thésauriser / réexpédier à d’autres.
Développer la capacité d’écoute
Ce pourrait être un des buts fondamentaux de tout ce travail de collecte ! Dominique Fourcade : « La capacité d'écoute, on développe ça. On développe sa capacité de concentration et d'écoute. Je développe ma capacité d'écouter les klaxons des voitures. Je développe ça. Je suis une machine qui développe ça. Alors je développe ma capacité d'écouter Beethoven et d'écouter les voix pendant que j'écoute Beethoven, et d'insérer des événements : la mort d'untel, ou la naissance d'un autre... la mort de Richter. Je développe l'intégration de tout ça. »
→ Écouter plus profond, écouter en-dessous, dedans, autour du son fondamental (je pense soudain à Susan Howe qui a tellement écouté autour, avec, dans, par Emily Dickinson). Autour du son central, de la voix dominante (on parle bien de fondamentale, de dominante, et même de sous-dominante en musique !). Écouter ainsi musique ou livre ou phénomènes ou catastrophes.
Mes petits papiers
Deux petits post-it qui trainent sur le bureau depuis un moment. Le premier : un nom que j’ai noté en regardant l’émission sur les trous noirs d’Arte. Une sorte de pré-inventeur ou de premier théoricien des trous noirs, dont je ne connaissais même pas le nom.
Karl Siegmund Schwarzschild, né à Francfort-sur-le-Main (Hesse-Nassau, Prusse, Allemagne) le 9 octobre 1873, mort à Potsdam (Brandebourg, Prusse, Allemagne) le 11 mai 1916, est un astrophysicien allemand. Il est notamment en effet le premier à avoir défini les lois d'interaction entre les champs magnétiques et la lumière, et à avoir décrit les phénomènes de courbure des rayons lumineux au voisinage de points gravitationnels, contribuant ainsi à fonder la théorie du trou noir (cf. Rayon de Schwarzschild).
Et si l’on décrypte son nom, c’est encore plus extraordinaire. Das Schild, c’est l’étiquette, le panneau, le bouclier (thermique par exemple). Et schwarz, bien sûr, c’est noir.
Le second, un mot relevé quelque part, le médiastin. « Le médiastin est la région de la cage thoracique située entre les deux poumons et contenant le cœur, l'œsophage, la trachée et les deux bronches souches. De gros vaisseaux sanguins et lymphatiques, ainsi que des nerfs, y passent également. Le médiastin correspond au contenu de la cage thoracique sans les poumons. Il est divisé en trois compartiments, antérieur, moyen et postérieur. » (Wikipédia).
Au-delà de la barrière du sens
Avec Boris Wolowiec (Avec l’enfant, Lurlure, 2018), il faut essayer de passer au-delà de la barrière du premier sens, que celui-ci soit obscur ou accessible au demeurant. Il faut passer la barrière de corail du sens pour aller en haute mer et débusquer les mouvements de fond inconnus et autrement profonds que le sens premier. On peut faire une lecture premier sens d’Avec l’enfant, mais il faut avoir le courage de perdre un peu les repères de sens, pour se laisser porter par une sorte de vague de fond qui laisse entrevoir d’autres réalités que celles masquées par le sens premier. C’est sensible par exemple dans la séquence titrée : « Cerveau de l’enfant ». Si l’on s’en tient au premier sens, la phrase L’enfant sait que son cerveau ressemble à la dérive des continents ne laisse pas d’interroger. Mais si l’on enchaîne en lecture assez rapide avec les dix assertions suivantes on sent se dessiner en soi une évidence à la fois vague et insistante, un sens au-delà, qu’il faut sans doute se garder de trop explorer.
L’enfant-mollusque
Et c’est bien curieux car débarquant directement des étranges assertions de Wolowiec dans d’Avec l’enfant, j’ouvre le Walter Benjamin (encore un W et un enfant d’une certaine manière, un benjamin) d’Anne Roche (Exercices sur le tracé des ombres, Walter Benjamin, Editions Le Chemin de Ronde) sur un chapitre qui s’intitule : « L’Enfant-mollusque » ! Et il a une demi-heure à peine, je lisais une étonnante liste de noms de coquillages dans Vingt-mille lieues sous les mers de Jules Verne.
Trois fortes citations de ce chapitre qui traite du rapport à l’enfance de Walter Benjamin, à partir de Sens unique et d’Enfance berlinoise : « Bien évidemment, l'enfant est reconstruit par l'adulte, même si les anecdotes, les sensations sont du registre de l'authentique, en tout cas du fort probable. » ; « Benjamin dans Enfance berlinoise n'est pas à la recherche de son passé, ou de son enfance : l'enfant qu'il forge ici est un support, un porte-manteau pour matérialiser l'effondrement d'un monde, le monde wilhelminien, mais, par extension, le monde de Weimar où il vit encore au moment où il écrit, et dont il voit trop bien la décadence, la faiblesse. Mais aussi, comme dans Sens unique, il s'agit de construire, avec des matériaux objectifs, l'équivalent d'une identité impersonnelle. »
Il me semble que c’est aussi ce que, d’un certain point de vue (il y en a plusieurs) fait Boris Wolowiec dans cet étonnant Avec l’enfant.
Par les objets
Troisième citation, de Benjamin lui-même, cette fois autour des objets : « Un monde enseveli d’objets et d’images se trouve mis au jour : c’est le dépotoir où s’accumulent l’inconscient et ce qui a été oublié. C’est ce monde d’objets, non pas l’identité de la personne, qui fait l’objet de l’anamnèse ». (p.98)
→ ce qui peut expliquer tant de faits, les querelles dans les fratries autour d’objets insignifiants mais tellement lourds d’affects ; ou bien la fascination de beaucoup pour les brocantes et vide-greniers. Le passé ne passe pas, il s’accroche aux objets.
Et pourquoi enfant-mollusque ?
Autre passage significatif : « Première étape de cette construction, le lieu. La maison, pour la plupart des autobiographes, est le lieu fondateur de l'identité, lieu que le souvenir souvent idyllise. Rien de tel ici. La maison est un lieu de terreurs étranges, un lieu où l'identité se perd sous les masques, un lieu que l’enfant habite comme un mollusque sa coquille : -C’est-à-dire que le lieu lui donne ses contours - mais contours mutilants, meurtriers. "Mais moi, je suis défiguré à force d'être semblable à tout ce qui est ici autour de moi. J'habitais le XIXe siècle comme un mollusque habite sa coquille, et ce siècle maintenant se trouve devant moi, creux comme une coquille vide." »
→ oui je pense qu’on n’est pas si loin des assertions de Wolowiec, même si celles-ci ne me semblent pas avoir quelque chose d’historique, mais je peux me tromper, ce sens-là serait aussi à déceler sans doute. Je m’autorise en tous cas le frottement des deux textes, pour moi fécond.
Enfant remémoré
Enfant remémoré, chez Wolowiec sans doute proposé, en partie remémoré, reconstruit mais aussi littéralement généré par le texte lui-même, le texte qui agit comme une tête chercheuse de réalités antérieures au « savoir.
Transfert
Non pas le transfert au sens de la psychanalyse ici mais selon Dominique Fourcade (Improvisations et arrangements, P.O.L.). Ce transfert dont il a déjà parlé dans des entretiens antérieurs et qui consiste à étudier les manières et moyens mis en œuvre par un artiste, peintre ou musicien, pour les adapter à son propre travail : « un transfert que j’ai souvent accompli entre la grammaire et les méthodes et la syntaxe de ce qu’on appelle les plasticiens pour en faire profiter, si possible, et faire avance mon écriture ».
L’écriture mode de découverte du réel
Dominique Fourcade : « L’écriture est un mode de découverte du réel dont on n’a aucune idée. On n’a aucune idée du réel si on n’est pas un artiste » (p.186).
→ C’est très exactement ce que dit aussi, à longueur de lettres et de réflexions, un Ivar Ch’Vavar. Qui pourrait aussi sans doute signer cette autre affirmation : « la poésie (...) c’est un travail sur la langue et ça met en pratique constamment un passage du non-être à l’être. ». (p.189)
Temps et espace
Je lis la section « Temps et espace de l’Enfant » dans le livre de Boris Wolowiec. L’enfant de Wolowiec est un petit astrophysicien qui en sait long sur le temps et l’espace et qui est sans doute très à l’aise avec les théories d’Einstein.
Julien Green
Terrible formule de Walter Benjamin (cité dans le livre d’Anne Roche) à propos de Julien Green : « Au domicile de l’enfance, vidé de ses meubles, il rassemble au balai les traces laissées par l’existence de nos parents. » (p.105)
Lectures de l’enfance
Belle évocation des premières lectures par Walter Benjamin même si Anne Roche montre, très vite, ce qu’il en est en fait de ce qu’elle appelle « la fausse idylle » de L’Enfant lisant. « Quant à la lecture, les premières évocations semblent ouatées, euphoriques : "On était totalement livré pendant une semaine à la vie du texte qui vous enveloppait de façon douce et secrète, dense et incessante, comme des flocons de neige. (...) Ces lectures appartiennent à une époque où l’on inventait encore soi-même des histoires au lit. L’enfant flaire leurs traces à demi couvertes de neige. (...) Il doit encore déchiffrer les aventures du héros dans le tourbillon des lettres, comme une image et un message dans l’agitation des flocons (...) Et lorsqu’il se relève, il est tout entier recouvert par la neige de ses lectures." » (Extrait de Sens unique, cité par Anne Roche, p.110)
→ je mets cette description tellement fine et imagée des sensations en regard de ce que je redécouvre ces derniers temps, lisant aussi, en parallèle de mes lectures de poésie ou d’essais, des livres qu’on peut qualifier d’aventure, comme les Jules Verne, l’envoûtement que peut susciter un livre et cette sorte de voile que la lecture tend alors sur la vie des jours qui l’entourent.
Dissoudre la forme
Un échange entre Alain Veinstein et Dominique Fourcade sur la question cruciale de la forme, échange qu’il faudrait soumettre à Ivar Ch’Vavar et camarades dont je pense qu’ils ne seraient sans doute pas d’accord avec cette visée de Fourcade
A. V. — C'est-à-dire que le livre déploie une force, une intensité et pas une forme, pour revenir à notre sujet ?
D. F. — Oui, oui. Le livre doit déployer une intensité, une longueur d'onde, des longueurs d'onde, des croisements de longueurs d'onde, des long waves et des short waves, qui permettent au monde d'apparaître. Mais jamais à aucun moment ne se constitue en tant que telle une forme, sinon le monde devient rétif à la forme. Au fond, le vrai monde est rétif à la forme, et la forme, elle, veut tout le temps s'imposer au monde. À nous d'imaginer des formes sans cesse moins formes, en sorte qu'il y ait de plus en plus de monde.
Rédigé par Florence Trocmé le 20 septembre 2018 à 10h35 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Balises: Anne Roche, Boris Wolowiec, Christian Rosset, Christoph Ransmayr, Dominique Fourcade, Hanne Bramnes, Ivar Ch'Vavar, Jean-Michel Espitallier, Jules Verne, Julien Green, Karl Schwarzschild, lecture enfantine, Lurlure, Maylis de Kerangal, Oliver Penin, Pierre Guyotat, Walter Benjamin, écoute
Rédigé par Florence Trocmé le 04 septembre 2018 à 10h42 dans photomontages | Lien permanent
Le poids de la lumière
Je continue ma lecture du beau livre de traductions de la poète norvégienne Hanne Bramnes par Anne-Marie Soulier, Le poids de la lumière.
« Il n’y a pas de langage fini / il n’y a que des choses / et des impressions de choses » (75)
De courtes notations, très simples et en même temps étonnamment porteuses, vibrantes. « Maisons hautes / maisons basses / l’université / briques rouges / vitres sombres // neige allongée dans les sillons du vent // livre /bruit secret des arbres. »
Le son des arbres
Ce bruit, onze étages plus bas, que je peine d’abord à identifier. Puis me penchant, je vois qu’il s’agit de deux grands arbres (ô quelle frustration de ne savoir les identifier !), qui s’agitent intensément dans le vent. Les arbres sont plus ou moins réactifs, sur le plan sonore, au vent. Les peupliers par exemple font un très grand bruit bruissant avec même peu de vent. Et ce même jour, découverte du travail d’un sculpteur qui fait chanter le bois. José Le Piez et ses « Arbrassons ». L’idée est fascinante mais les sons obtenus ne sont pas très agréables à entendre. Aigus, crissant.
Walter Benjamin et Aragon
J’avance aussi, je flâne tranquillement dans le livre d’Anne Roche sur W. Benjamin, Exercices sur le tracé des ombres, Walter Benjamin. Elle fait une très intéressante comparaison entre le Paysan de Paris d’Aragon et les recherches de Benjamin. J’extrais de ce livre ce passage sur la philatélie : « Le texte d'Aragon est aussi pour Benjamin un véritable vivier d'images et de métaphores. "Ce qui caractérise la méthode que j'ai employée dans Le Paysan, c'est la prééminence à tout instant donnée au concret sur l'abstrait, fût-ce pour l'expression d'abstractions pures", écrira plus tard Aragon. L'auteur part chaque fois d'un détail concret qui fonctionne comme dans le rêve et permet de retrouver une prémonition du présent dans le passé. Citons en premier le grand hymne d'Aragon à la philatélie, cette "fée un peu folle" qui initie l'enfant au vaste monde, non seulement à la géographie mais à l'histoire : "Récente et incompréhensible répartition du globe. Voici les timbres des défaites, les timbres des révolutions". Ce passage en particulier a fasciné Benjamin — qui l'a traduit — et surtout lui a inspiré "Boutique de timbres", où le timbre, comme chez Aragon, est à la fois le Baedeker de l'enfant qui explore le monde à travers lui et le signe de luttes et de tragédies pour qui sait se faire « archéologue », voire « cabaliste » pour le déchiffrer. » (p.67 et 68).
→ Baedeker, Lavignac, étrange de voir comme parfois des noms propres « codent » pour des souvenirs, des ambiances, des constellations intérieures, complexes, vibrantes.
Les objets usuels, Aragon et Benjamin
La comparaison d’Anne Roche se poursuit avec des remarques sur la place des objets dans les deux œuvres ; « De façon générale, les "objets usuels" prennent une importance inhabituelle : "Un objet se transfigurait à mes yeux, il ne prenait point l'allure allégorique ni le caractère du symbole ; [...] Il se prolongeait ainsi profondément dans la masse du monde. Je ressentais vivement l'espoir de toucher à une serrure de l'univers." Tous les objets du quotidien et en particulier ceux de l'enfance (jouets, boîte de lecture, articles de papeterie, bijou que porte la mère les soirs de réception, plastron du père les mêmes soirs...) sont aussi chez Benjamin des énigmes à déchiffrer, des porteurs de messages à demi incompréhensibles qui ouvrent non seulement sur le passé personnel, celui du souvenir d'enfance, mais sur un passé plus vaste, qui commande en partie le terrible présent de l'Allemagne de Weimar puis du IIIème Reich. En cela peut-être, il se différencie d'Aragon : si Le Paysan de Paris se démarque de l'idéalisme, il n'en est pas encore à la réflexion sur l'histoire. » (p.68)
Sur la lecture dans le monde contemporain
Frappante citation de Walter Benjamin : « Avant que l’homme contemporain en vienne à ouvrir un livre, un tourbillon si épais de lettres instables, colorées, discordantes, lui est tombé sur les yeux que les probabilités pour qu’il pénètre dans le silence archaïque du livre sont devenues très faibles. »
→ Magnifique formule que celle du silence archaïque du livre. Et penser aussi que ces mots ont été écrits il y a des décennies, bien avant l’invasion de l’image généralisée et des écrans omniprésents ! (C’est un extrait de Sens unique, cité par Anne Roche, p.70). Cette conversation récente avec Ivar Ch’Vavar autour de Jules Verne, Ivar me rappelant que Jules Verne écrivait en principe pour les enfants, mais que les enfants d’aujourd’hui seraient sans doute bien incapables de le lire et en tout premier lieu, à cause de la langue.
La célèbre citation sur l’écriture et le "je"
Et Anne Roche de donner aussi la célèbre citation de Benjamin qu’il est toujours bon de se remémorer : « Si j’écris un meilleur allemand que la plupart des écrivains de ma génération, je le dois en grande partie à une seule petite règle que j’observe depuis vingt ans. C’est la suivante : ne jamais utiliser le mot "je" sauf dans les lettres. » (cité p.71)
Karl Kraus
Intéressante citation de Karl Kraus, par Laurent Margantin sur son compte Twitter : « L'agitateur prend la parole. L'artiste est pris par la parole. » En allemand : « Ein Agitator ergreift das Wort. Der Künstler wird vom Wort ergriffen. »
La pulsion d’enregistrer
Je la connais depuis l’enfance. Mouvement panique devant la fuite du temps. Enregistrer. Jadis enregistrer ce qui passait à la radio, qui ne passerait qu’une fois et serait perdu à jamais. Pas de podcasts et de rediffusion à l’époque. Mais enregistrer aussi en écrivant, fonction sans doute principale de l’écriture pendant des années, peut-être encore aujourd’hui : imprimer quelque part une trace. Cela s’est souvent traduit par des listes, poursuivies avec plus ou moins de détermination. Livres lus, par exemple. Cafés fréquentés (plus éphémère). Films vus, à l’époque où j’allais au cinéma ; beaucoup, avec découpe du résumé dans L’Officiel des spectacles acheté avec gourmandise le mercredi, sur des feuillets volants classés alphabétiquement. Le Flotoir n’est peut-être qu’une immense liste de cinq mille pages…
Aujourd’hui cette pulsion est comme désactivée (peut-on désactiver une pulsion ?) par toutes les possibilités techniques d’enregistrement. Me font rire les souvenirs de mes combinaisons acrobatiques de magnétophones, commandés par minuteurs, pour enregistrer Le Matin des musiciens de France Musique (trois heures d’affilée) pendant que j’étais au bureau ! Dizaines et dizaines de cassettes, qui dorment dans des tiroirs. Et tout le travail d’identification des dites cassettes. A n’en pas douter, cela a développé chez moi un fort sens de l’organisation, du classement, tout comme quand il s’agissait jadis d’identifier vingt-cinq ektachromes représentant tous des porte-couteaux, mais venus de différents fabricants !
Et bien sûr, la photographie, ces milliers de photo chaque année depuis des décennies. Enregistrer, arrêter le temps, quitte à le figer irrémédiablement.
Alain Badiou et la musique
Sur incitation de Christian Tarting, commencé l’écoute d’une série d’émissions estivales, un dialogue d’Alain Badiou avec Lionel Esparza sur France Musique. La première émission ne m’a pas passionnée. Les deux suivantes beaucoup plus. J’ai failli zapper la deuxième dont le thème était Wagner. J’aurais eu tort, car les vues de Badiou sont vraiment intéressantes. Il a été très jeune à Bayreuth, grâce à la fonction de maire de Toulouse de son père. J’ai écouté avec plaisir les extraits choisis, et comme toujours j’ai été bien plus sensible à l’orchestre qu’aux voix, même si ici, elles sont admirables. Intéressante aussi l’émission trois, et pourtant là encore je ne suis pas dans mes terres favorites, puisqu’il s’agissait de la mélodie française. Évocation de Duparc, de Chausson, notamment, de Hans Hotter aussi dans « Don Quichotte à Dulcinée » de Ravel !).
Les trous noirs et les ondes gravitationnelles
Mais la grande affaire média de ces jours aura été le documentaire d’Arte sur les trous noirs, long documentaire, à l’américaine ! Explications un peu infantilisantes parfois, mais le sujet est ardu, et images de synthèse à tout va, y compris un vaisseau spatial. Le sujet est fascinant et la progression dans les explications, suivant le fil des découvertes, vraiment bien faite. Apothéose finale sur les ondes gravitationnelles et leurs premières détections, quelques-unes, depuis 2015, grâce à l’outil nommé Ligo.
Dans ce temps-là, Hanne Bramnes
J’avance doucement dans le beau livre d’Hanne Bramnes traduit par Anne-Marie Soulier (Isabelle Howald m’annonce un entretien avec Anne-Marie autour de ce livre). Belle réflexion effleurée sur le temps : « Le temps des étoiles : un autre temps / temps de l’eau dans le lit des rivières / dans l’océan salé / dans la cellule / qui poursuit sa vie dans les tissus / le temps du sang diffère / de celui des pensées. »
→ je suis encore sous le choc du documentaire diffusé sur Arte sur les trous noirs. Et ne peux en conséquence qu’être très réceptive à l’idée que le temps des étoiles est un autre temps. A un point qui nous est inconcevable en fait, mais dont le peu que nous puissions imaginer donne le vertige.
Dominique Fourcade et la Grande Fugue
Même s’il se dit incompétent en musique, Dominique Fourcade écrit une page remarquable sur la Grande Fugue de Beethoven et fait une belle analogie avec le travail du poème : « Donc pour moi, et encore une fois dans l'ignorance dans laquelle vous savez que je suis de ce qu'est la musique, il me semble que la Grande Fugue de Beethoven, et plus généralement le Treizième Quatuor, dont elle ne fait pas partie tout en en faisant partie, représente un moment idéal où la musique du passé bascule dans la musique d'aujourd'hui et elle est en même temps constituée de déchirements intérieurs, elle ne sort jamais d'elle-même, elle se travaille elle-même, elle n'ouvre pas la fenêtre pour sortir de la pièce, elle est en conséquence pour moi le poème idéal, le poème idéal à écrire, le poème qu'on n'arrivera jamais à écrire. C'est un poème qui ne sort jamais de lui-même et qui descend tellement tellement loin, qu'il débouche sur l'universel en passant de l'autre côté de la Terre directement par la descente en soi, et non pas par la sortie de soi. Ça, Beethoven l'a réussi en utilisant... — si on avait évidemment eu le temps d'en écouter beaucoup plus, on aurait vu qu'il y a des moments plus mélodiques et moins de batailles, mais c'est quand même un grand moment de tension, un des plus grands moments de tension du monde occidental, cette Grande Fugue. Alors je me disais que je ne peux pas penser la musique, je ne peux pas penser à quoi que ce soit de musical sans partir d'elle, ou revenir à elle et la traverser, et plus humblement sans être traversé par elle. » (Improvisations et arrangements, p.146)
Dominique Fourcade ajoute un peu plus loin : « pourquoi la musique est pour moi le corps artistique le plus parfaitement accompli de tous les arts possibles ? Parce qu’elle peut opérer hors de l’exigence du sens. » (p.152)
Et encore « Une des lignes, des constantes de mon travail (...) c’est de voir jusqu’où je peux aller avec un son en décollant le plus possible du sens, mais sans jamais en décoller tout à fait. ».
Un mot me fait démarrer, Dominique Fourcade
Fourcade encore : « Un mot me fait démarrer et m’envoie dans ma propre nuit, ou dans sa propre nuit à lui. » (p.154)
Et il ajoute : « quelque chose intervient qui pousse, impulse, et qui n'est pas soi-même, et qui est la nécessité de la matière musicale, de l'écriture j'entends. La nécessité de la matière- son de l'écriture implique une cascade d'inattendus à l'intérieur même de la ligne, du vers ou de la prose. » (155)
L’art et l’humain, Dominique Fourcade
« On entre dans l’humain à partir seulement du moment où on entre dans l’art, et par les détours de l’art, on accède à l’humanité. La voix de Rilke est la voix la plus humaine du siècle (...) il me semble que le travail artistique consiste en un accès à l’humanité (...) La voix qui chante, la voix mise en œuvre par Mahler et relayée par des grands chanteurs, comme Kathleen Ferrier ou Thomas Hampson, ça fait une machine à produire enfin de l’humain ». (155 et 156)
Erwin Schulhoff
C’est aujourd’hui, 18 Août, l’anniversaire de la mort, de tuberculose, d’Erwin Schulhoff dans un camp allemand. J’écoute son très beau premier quatuor. Le dernier mouvement, IV. Andante molto sostenuto, comme une extinction, semble prémonitoire. Par le Kocian Quartett.
Puis la hot sonate pour saxo et piano, et au début du deuxième mouvement cette indication lamentuoso ma molto grotesco.
Lisant écrivant
A côté de moi des livres, La Montagne magique et L’endroit du paradis de Clément Rosset. Ces présences me font du bien.
Pascal et Rosset
Plusieurs occurrences de Clément Rosset, ces derniers jours. Un petit livre que je trouve à la librairie et que j’achète et commence tout de suite, l’endroit du paradis et aussi dans cette rediffusion d’une émission de Public Sénat, avec Sylvain Tesson et Etienne Klein. Ce dernier cite Rosset dont, dit-il, il a sans doute tous les livres. Je me souviens aussi de cette soirée à la librairie Tschann, l’an dernier, avant sa disparition, où il dialoguait avec Santiago Espinosa dont il a beaucoup été question dans ce Flotoir.
Dans ce petit livre donc, Clément Rosset, qui a travaillé toute sa vie sur la joie, la joie d’exister, cite Pascal : « J’ai mes brouillards et mon beau temps au-dedans de moi. ». Clément Rosset, dont ce sera le dernier livre, revient donc une fois encore sur son grand thème la joie de vivre et la joie d’exister. Occasion pour moi de recueillir ici, dans ce Flotoir, ces propos magnifiques d’un homme franco-américain, que je connaissais de vue de longue date dans mon quartier et dont nous avons fait la connaissance récemment, au bistrot où nous prenons les uns et les autres, notre café du matin. Lui est en général accompagné d’un ami, médecin dans une mutuelle située non loin de là et ce qui avait attiré mon attention sur eux deux, c’est précisément une sorte de joie de vivre dont ils témoignent, chaque matin, au café ou dans leurs discussions sur le trottoir, émaillées de grands rires, avant que chacun se rende à son travail. Alors que de retour d’une brève absence, je demandais à cet homme s’il n’avait pas trop souffert de la chaleur, il me répondit « vous savez, il fait chaud, il fait froid, il pleut, je suis content, je suis vivant ».
Clément Rosset lui s’interroge sur cette joie et invoque pour cela les trois philosophes qui lui semblent le « plus qualifiés pour le savoir : Spinoza, Leibniz et Nietzsche. » Pour dire qu’ils n’ont pas su répondre (l’endroit du paradis, p.13)
Lectures
Clément Rosset, l’endroit du paradis
Yvan Mignot, Maintenant des arbres
Philip Roth, Une pastorale américaine
Thomas Mann, La montagne magique
Thomas Mann, der Zauberberg
Peter Wohlleben, La vie secrète des animaux
Le livre d’Yvan Mignot est publié par Fidel Anthelme X qui rencontre de graves difficultés à la suite de la suppression d’une subvention. Cécile Riou m’écrit de belles choses à propos de ce livre : « Les "morphogrammes" sont vraiment beaux, dans la couverture, l'évocation mallarméenne me touche ô combien, et la rencontre avec Lili Brik est ahurissante. La photographie de Lénine paralysé est saisissante elle aussi. C'est très beau l'éventail mallarméen déployé dans le dernier poème. ».
J’ai continué la Pastorale américaine de Roth mais je garde mes réserves, nombreuses sur ce livre : délayage assommant de la documentation amassée pour cette histoire, dialogues beaucoup trop longs et qui sonnent superficiels, exagérations en tous genres. Et en français, tout cela sonne mal. Tout est trop, là-dedans et je m’étonne un peu qu’on porte cela aux nues. Tout romancier, comme tout journaliste, devrait faire une cure obligatoire de poésie, pendant au moins six mois. Cela rend sensible, voire intolérant aux clichés, aux facilités, à tout ce qui sonne faux.
Et j’ai eu envie de reprendre la Montagne magique, lue il y a des décennies et cette fois dans la nouvelle traduction de Claire de Oliveira. J’ai acheté aussi le livre en allemand (curieusement la version liseuse en français est presque trois fois moins chère que la version liseuse en allemand, version originale que je m’attendais à trouver presque gratuitement ce qui n’est pas le cas. Je me suis demandé si l’œuvre de Thomas Mann n’était pas très protégée. Pas question semble-t-il de trouver des Gesammelte Werke pour 0,99 € comme c’est le cas pour Zweig par exemple !)
Quant au dernier livre, je l’ai acheté, version papier cette fois, pour le lire avec M. Nous avions lu et beaucoup aimé de ce même Peter Wohlleben, La Vie secrète des arbres. C’est le type de lecture qu’elle peut suivre facilement et qui la retient bien.
Flacons de sel
Ces drôles de petits nuages qui ont l’air shootés par les grues – la pose comme d’un adulte, bras accoudé et jambes croisés, d’un tout petit garçon très aimé – la lecture déjà si fluide d’une plus grande fille très aimée qui remplace spontanément (et bien) des tournures ou mots qui la gênent – manger ce que l’on pense être une miette de pain égarée en se disant que c’est peut-être un insecte – les excellents jeux de mots de monoprix, mouchoirs en papier validés par la narine nationale ou un back to cool particulièrement bien venu après canicules –
Ces anniversaires
Pourquoi cette manie, ces jours, de trouver qui est né et qui est mort à cette date, à toutes époques ? En choisissant uniquement ceux qui comptent peu ou prou pour soi. Et cet effarement de voir que dans les listes toutes faites qui pullulent sur le net sont cités avant tout des chanteurs et trices, des acteurs et trices, des sportives et tifs. Pascal dont c’était l’anniversaire de la mort en 1662, le 19 Août, noyé dans le divertissement. Et pourtant sur Arte, tout récemment, ce documentaire sur les trous noirs propre à rendre très, très humble, coincés et fétus que nous sommes entre les deux infinis.
Sur la musique
Cette très belle page de Clément Rosset, in L’endroit du paradis, sur la musique. « La musique est ainsi création de réel à l'état brut, sans commentaire ni réplique ; et seul cas où le réel se présente comme tel. Cela pour une très simple raison : la musique n'imite pas, épuise sa réalité dans sa seule production, tel l'ens realissimum —réalité suprême — par lequel les métaphysiciens caractérisent l'essence, d'être à toute chose modèle possible mais de n'être elle-même modelée sur rien. Toutes les créations humaines fonctionnent sur le modèle de la duplication, de la mise en représentation d'un déjà existant, c'est-à-dire du Double. Sauf la musique, qui est incapable de se mettre en image étant à elle-même son propre modèle, courant ainsi le risque, à être prise comme modèle, d'apparaître comme image de rien (d'où sa faculté à décevoir certains, qui attendaient une prise et trouvent un leurre). C'est pourquoi ses meilleurs analystes ont reconnu dans ce qu'on pourrait appeler son anormale teneur en réel, ou son excès d'être, la raison de son effet et de sa puissance. Schopenhauer, qui s'y connaissait, le disait assez bien : la musique est une pointe avancée de la réalité, quelque chose comme "l’éminence" du réel, offerte à la perception comme une sorte d’avant-première de la réalité. Et Jankélévitch, qui s’y connaît, y insiste : l’écoute musicale, qui concurrence l’attention philosophique, est essentiellement contact avec le réel, avec la vérité saisie au plus près, la vérité "comme si vous y étiez" » (Clément Rosset, L’endroit du Paradis, Encre Marine, 2018, p.56).
Et sur le réel, précisément
Clément Rosset ajoute : « Le monde est trop plein d’images, de renvois, de références et de reflets : sa teneur en réel s’y dilue sans cesse dans le jeu de la réplique et dans l’espace du point de vue. Tandis que la musique met au pied du mur, produit soudain un réel sans réplique et sans appel. » (ibid., p.57)
→ on peut se demander si aujourd’hui la « teneur en réel » du monde n’est pas plus affectée que jamais, par tout l’univers virtuel. A un point sans doute jamais atteint. Ce qui met en péril la pensée mais aussi l’humanisme. Et qui rend les consciences profondément manipulables.
Gravures
Dans le beau livre de traductions de la Norvégienne Hanne Bramnes par Anne-Marie Soulier, je vois soudain les très belles eaux-fortes de Florence Barbéris qui ponctuent le livre.
Trop absorbée, happée par le texte, les mots, oubli de l’observation, de la préhension, trop souvent, de l’appréhension de l’objet-livre dans son ensemble, comme une personne, la tête qu’il a, couleurs, forme, aspect, épaisseur, odeur, toucher. Comparer mentalement certaines tables de libraire. Celles qu’on fuit soi, mais qui sont faites pour attirer, celles qui vous attirent.
Hanne Bramness encore
Toute la séquence, « Le Continent de la nuit », avec ce vers repris plusieurs fois « celui qui veille ne voit pas l’entrée de la nuit » est assez obscure, mais lumineusement obscure et fait songer aux écrits de certains mystiques. « Ce que j’ai oublié c’est la nuit / rivière souterraine / ouverture vers un autre sens / promesse d’un même temps / ce que j’ai oublié c’est la pluie / qui pleut / qui me suit dans ma / chute. (Hanne Bramness, traduction Anne Marie Soulier, Le Poids de la lumière, po&psy, 2018, p. 233.
Melville/Minière
J’ouvre, avec retard, le Encore cent ans pour Melville de Claude Minière. Fort et tellement intelligent, sensiblement intelligent. J’aime ce « A vrai dire, je ne suis pas Triton », implication du lecteur qui est ici l’auteur du livre qu’il lit lecteur. Et que le lecteur lit. Adresse par son biais à Melville dont on vient d’apprendre que certains l’appelaient Triton (c’est le titre du très bel article que Frédéric Valabrègue consacre à ce livre dans Poezibao). Tel ce jeune auteur qui en 1885 cherche à le rencontrer alors que dès cette époque, de son vivant, il semble avoir sombré dans l’oubli.
The most ever
Pourquoi tout est-il toujours the most ever, la plus grande catastrophe depuis (et là on ajoute une date toute proche !), parfois on a même du jamais vu depuis (oui, depuis hier). Pourquoi toujours la compétition, la comparaison, la liste des records, les guinness en tous genres. Chaque chose, chaque fait, chaque être, chaque évènement est totalement unique et singulier. Ces échelles sont absurdes et signent le mercantilisme de la pensée contemporaine.
J’attends d’un poète
Travaillant sur le manuscrit d’Ivar Ch’Vavar que je dois préfacer, je relève ces mots, que je connaissais bien sûr et qui sont parus dans la revue Décharge (n°167, septembre 2015) dans le cadre d’une sorte d’enquête (raison pour laquelle je me permets de les reproduire ici) : « Qu’attendez-vous d’un poète ? ». La réponse de Ch’Vavar me semble lumineuse et surtout épouse très étroitement ma propre attente, ma propre recherche : « J’attends d’un poète avant tout qu’il m’ouvre un monde, et d’une manière ou d’une autre c’est toujours ce monde. Des exemples : Rimbaud, dans les Illuminations, Lautréamont, dans Maldoror, Tarkos, parlant carton, Wolowiec, de nuages, m’ouvrent un monde qui est aussi ce monde (il n’y en a pas d’autre). ― Peut-être s’agira-t-il d’autres cantons de ce monde, simplement, ou d’autres dimensions, alors ? Peut-être. Et bien sûr, ouvrir un monde, c’est ouvrir un temps, une temporalité.
J’attends que dans ce monde et ce temps ― où je peux avancer difficilement, obscurément, où je peux m’enliser longtemps, m’égarer ― la parole de ce poète dévoile le réel, je veux dire l’être, l’évidence de l’être, fût-ce à de longs intervalles. J’attends du poète une parole qui me dise l’être, quelque chose de l’être : une telle parole, bien sûr, est impossible. Que le poète me prouve que « l’impossible est possible », dans le sens positif de l’expression.
C’est par le travail du poème que cela est possible, par le renouveau de la langue et la patience ― impétueuse ! – du chant. »
→ autour de la question de l’impossible, je pense pour ma part ici fortement à Nicolas Pesquès. Pour la patience aussi !
Musique fantôme
Écrivant à mon ami André Hirt, cherchant un livre pour en préciser le titre, soudain la musique, tout près, dans mon bureau, venue d’où je ne sais, alors même que je lui parlais musique. Comme un fantôme. Je l’ai cru très concrètement, tangiblement, un quart de seconde. Avant de comprendre que manipulant livres et enveloppes, j’avais appuyé sur le bouton d’une petite radio Internet que j’écoute peu et qui était branchée sur la webradio « la contemporaine de France Musique ». Dont je redécouvre du coup les grandes qualités. Notamment en écoutant Le livre des prodiges de Maurice Ohana. Que je crois d’ailleurs bien avoir acheté après diffusion sur cette même radio web, il y a un an sans doute !
Melville et Minière
J’avais beaucoup aimé le livre de Stéphane Lambert consacré à l’amitié d’Hawthorne et de Melville. Il résonne en arrière-fond de l’essai de Claude Minière, qui fait référence à cette amitié. Qui fut sans doute la seule amitié, et finalement plutôt contrariée, pour chacun des deux écrivains.
Comment Melville devint-il écrivain se demande Minière qui balayant les raisons autobiographiques qui ne disent pas grand-chose, n’y va pas par quatre chemins : « Comment devient-il écrivain. Probablement avec, plongeant à l’axe du réel, les questions "puritaines" du péché originel, de la prédestination et de la Providence ». Surtout ne pas croire que ces questions ne nous concernent plus. Elles sont centrales même si nous les posons en termes différents ! Minière complète d’ailleurs : « La question, pourrait-on dire, qu’est-ce qu’un homme ? De quelle couleur ? et quel rôle jouent les institutions civilisatrices ? » (p.23). Quant à ce plongeon à l’axe du réel, il est de longue traîne !
Curieux cette triple quête du réel dans mes lectures du moment, chez Ch’Vavar, question centrale, dans la musique comme le montre Clément Rosset et ici, par Melville, mise en évidence par Claude Minière.
Comment j’ai découvert Melville
Merveilleux passage du livre : « Comment j'ai découvert Melville je ne sais plus. Peut-être bien que ce fut avec Mardi sous sa belle couverture dessinée par Max Ernst, édité chez Robert Marin en 1950. Pendant une escale quelqu'un en aura parlé, ou j'aurais lu un récit qui évoquait un autre récit, ou lors des jours de calme plat je recourrai par hasard à un livre écarté. Ou une phrase dont le rythme, le roulement, l'impétuosité m'a soudain frappé par son accord avec l'Océan... On découvre les choses une à une, jour après jour, par beau temps calme ou dans les tempêtes, traçant une ligne sur une éternité plissée. »
→ L’auteur de l’essai ne se tient par artificiellement à l’écart, sans pourtant qu’on puisse le taxer de nombrilisme le moins du monde. Il est le lecteur, il est le découvreur, il reconstitue sa démarche pour le lecteur. Qui y retrouve sans doute sa propre manière d’être et de lire. Il faudrait faire la genèse de nos rencontres avec les livres ou les œuvres musicales : comment ai-je découvert Pascal (souvenir très précis) ou Debussy, La Flûte enchantée (souvenir très précis) ou les Thibaud (gerbes de souvenirs), Nerval ou le Sacre du printemps (première partition d’orchestre abordée, pas tout à fait rien !). Souvenirs très précis, souvent avec connotations affectives, souvenirs partiels, souvenirs recomposés, évocation, invocation, de nouveau.
Ce livre
Encore cent ans pour Melville est une magnifique manière de faire un portrait d’écrivain. 1. Économie de pages (versus les six cents, huit cents, voire mille pages de certaines biographies universitaires) ; 2. Travail par touches, sur l’essentiel ; 3. Découpe selon ces touches ; 4. style très personnel de l’auteur, le livre est une œuvre d’écrivain et il est de grande poésie. J’y trouve des analogies avec le Dickinson de Susan Howe.
Une singularité, Melville et la photographie
« Ce qu’il ne souhaite, vraiment pas, Herman, c’est être confondu dans un groupe, il est jaloux de sa distinction et pense que les vrais écrivains sont peu nombreux. Il refusera d’être absorbé dans une représentation collective. Le milieu du dix-neuvième siècle voit le succès de la photographie, bientôt la mode est au "portrait photographique" et un magazine lui demande de contribuer, par l’envoi d’un daguerréotype, à l’album de portraits de personnalités littéraires que la publication se propose de constituer. Il refuse : "le fait est que presque tout le monde aujourd’hui se trouve sur le point d’avoir sa ‘trombine’ (his mug) dans un magazine." Ainsi le signe de la distinction se renverse : "Voir quelqu’un dans un magazine est la preuve qu’il n’est personne en particulier (...) Je ne veux pas être absenté (oblivionated) par un Daguerréotype." Il ne veut pas être absenté par une présence de figuration dans une commune galerie de portraits. » (p.36 et 37)
→ c’est un point de vue très intéressant sur le rapport des écrivains du dix-neuvième à la photographie, un point de vue très différent semble-t-il de celui de Baudelaire. Quelque chose qui anticiperait presque la société du spectacle.
De la documentation dans le roman et de la copie manuelle
Lu dans le Monde des livres daté du vendredi 24 août 2018 une critique du nouveau livre de Maylis de Kerangal. Où il est beaucoup question du traitement de la documentation constituée pour écrire un livre. J’écrivais ici récemment que Philip Roth m’ennuyait un peu avec sa documentation (la fabrication des gants en l’occurrence) et cela malgré ma très grande curiosité naturelle. Voici ce que Raphaëlle Leyris écrit : « On pourrait présenter Un monde à portée de main, avec son héroïne qui réalise pour ses clients de faux marbres, des reproductions d’écailles de tortue ou des fac-similés, comme un livre sur la copie. Mais il s’intéresse bien plus sûrement à l’imagination. Et à la manière dont celle-ci se déploie à partir de la documentation. Avant de peindre, Paula observe les matières pendant des heures, étudie l’histoire des lieux où on les trouve, lit des romans où il en est question, regarde des films… Ce qui est proche du très sérieux travail de recherche tel que le pratique Maylis de Kerangal. Pour chacun de ses livres, elle constitue ce qu’elle appelle une "collection", une dizaine ou une quinzaine d’ouvrages traitant directement ou non de son sujet mais qui, à ses yeux, ont un rapport avec le texte en gestation. Comme Paula reproduit, par exemple, des fresques de Michel-Ange, elle "copie beaucoup", "des pages et des pages", à la main, de textes qui l’inspirent, convaincue qu’il y a dans ce geste quelque chose d’une "incorporation" – en ce moment, après avoir lu le "merveilleux" Une odyssée, de Daniel Mendelsohn (Flammarion, 2017), elle reproduit les 12 000 vers de l’Odyssée, d’Homère, dans un carnet.
Maylis de Kerangal observe, aussi : elle avait assisté à une transplantation pour Réparer…, et, pour Un monde à portée de main, elle s’est rendue en Dordogne comme dans des studios cinématographiques à Moscou afin de voir comment y travaillent les décorateurs. Surgit un moment où tout ce qui lui passe sous les yeux fait sens, où les réseaux de correspondances se tissent, et c’est alors, dit-elle, que "la fiction peut décoller" : "La documentation émancipe la fiction, nourrit l’imaginaire." Ainsi se produit la subtile alchimie entre le travail et la grâce, qui crée la texture si particulière, aérienne mais jamais éthérée, des romans de Maylis de Kerangal. »
→ la recopie à la main ! Curieuse expérience hier à ce sujet. Il s’agissait de reproduire dans le Flotoir un passage du livre de Claude Minière. Je suis équipée depuis un an environ d’un logiciel qui me permet à partir d’une simple photo du texte, de disposer d’un texte utilisable dans le traitement de texte, et souvent impeccable ! J’allais prendre un cliché de la page avec mon téléphone, quand j’ai eu l’intuition que ce passage-là, il était plus approprié de le recopier moi-même, en le tapant. Pour me l’incorporer peut-être, pour le faire davantage mien. Toujours écrivant à ce sujet, me vient cette rêverie autour de Bach ou Mozart passant des heures et des heures à recopier de la musique à une époque où il n’y avait aucun moyen de reproduction autre que cela, recopier, à la main un original.
Moby Dick
« Moby Dick est un roman, un document, un journal – un document que le lyrisme transcende, un journal que l’imagination emporte, un roman où la phrase roule sur actes et éternité nappés. Un manifeste du fortuit autant que de l’éternité. » (p.70)
Chapitres courts
« La Critique reprochera à Melville sa multiplication de chapitres courts. La brièveté des chapitres est par elle-même un geste de l’écrivain, de sa pensée : ils sont des coups de sonde, des coups de rampe, des pétitions de l’imaginaire. L’énergie scripturale variant les angles d’attaque, fait bouger l’œil : on voit le souffle inférieur revendiquer son orientation vers les plages lumineuses. Une grande simplicité accourt, une fois que l’on est passé par la mort. » (p. 76)
→ Concernant les chapitres courts, n’ai-je pas écrit quelque chose d’un peu similaire sur l’approche de Claude Minière dans ce livre. L’économie de pages et le travail par touches.
Et le dernier
Le dernier chapitre porte un titre magnifique, « L’Horizon des évènements ». Lequel désigne quelque chose de tout à fait spécifique dans le domaine de l’astronomie, le point de non-retour au-delà duquel la chute est fatale dans le trou noir. Cette association de mots est employée, d’une manière très répétitive qui avait fini par attirer mon attention, dans le documentaire d’Arte sur les trous noirs, signalé par…. Claude Minière. La singularité que cherchait Melville, qui le caractérisait, conclut magnifiquement Minière, est aussi pour les physiciens cette région de l’espace où s’effondre une étoile.
L’enthousiasme, dit encore Claude Minière aura duré dix ans pour Melville, dix ans entre la période de ses premiers récits plutôt bien accueillis du début et le repli final, avec l’écriture de centaines de poèmes non publiés. Dans ce laps de temps, rien moins que Mardi, Moby Dick, Pierre ou les ambiguïtés… (et aussi Bartleby, dont Claude Minière parle assez peu) : « Melville s’est-il ainsi effondré, brûlé, épuisé dans sa singularité. Il aura opéré dans la littérature américaine un "trou noir ». Dernière phrase du livre : « Mais un trou noir est aussi le portail vers un autre univers. »
Kerugma
Je me laisse porter vers… Kerugma, « cahier d’essais poétiques » et inédit annuel, envoyé par Jean-Marc Baillieu. Je relis un court entretien de l’auteur avec Isabelle de la Warenne. JM Baillieu y précise bien le projet de Kerugma, qu’il a pris le parti de diffuser, de manière limitée, à des lecteurs et lectrices a priori intéressés, soit trente-six personnes. C’est un projet d’écriture dans le sillage d’Hubert Lucot, qu’il nomme son maître, des « textes entre autofiction et dialogues avec des écrivains morts et vivants ».
Une lecture qui active la propension à écrire
Ces propos de Jean-Marc Baillieu me renvoient à mon expérience. Mais j’ai tellement lié lecture et écriture que j’ai du mal (pulsionnellement mais aussi en quelque sorte moralement) à les délier. J’ai du mal à m’accorder le pur lire, lire pour lire, sans visée de partage. Lire sans m’attendre au tournant, [m’] désignant ici bien plus que moi, un nous peut-être. A qui je suis redevable même incluse dans ce nous. Nouée au nous à nourrir. Alors qu’il faudrait parfois laisser moisir le moi dans son coin (c’est ainsi qu’ont été créés le roquefort et la pénicilline !).
Érudition ?
Érudition, non, dit Jean-Marc Baillieu. Pas d’érudition. [Elle est connotée si péjorativement aujourd’hui, ce qui en dit long sur le degré de tolérance à la connaissance], mais « exhibition raisonnée et raisonnable, à ma sauce, de parcelles de génie humain ».
Ramasser des cailloux-têtes qui me font signe et rassembler des parcelles de génie humain, une même collecte, collection parfois mais, je l’espère, pas à but de séquestration. Matières non valorisables, ouf (en pensant aux terribles propos d’Annie le Brun sur les pratiques qui ont cours dans le domaine de l’art contemporain, notamment chez Kapoor, Hirst ou Koons, fortement liés aux grands « mécènes-chevaliers d’industrie. »)
Il y a sans doute une petite part commune dans le travail de Jean-Marc Baillieu et dans celui du Flotoir, sauf que lui aboutit à des textes extraordinairement écrits et décantés, vrais objets littéraires, souvent fascinants.
Connaissance
À propos de l’érudition ou à tout le moins de la connaissance, la lecture de livres aux allusions opaques est grandement assistée (voire magnifiée) aujourd’hui par le recours à Internet. Ah Wikipédia si souvent ouvert, comme la grand-mère d’Ivar Ch’Vavar ouvrant encore, à plus d’âge, son dictionnaire dès qu’un mot inconnu pointait ses lettres. Autrefois, c’est-à-dire hier, il fallait se rendre en bibliothèque, chercher parfois longuement qui était X, que voulait dire tel mot, ou ce qui s’était passé à telle date. Alors, aujourd’hui, à pas encore tout à fait pas d’âge, ouvrir Wikipédia ou un moteur de recherche. Par exemple, puisque c’est la lecture sur l’établi, pour comprendre un peu les multiples allusions de Jean-Marc Baillieu. L’enthalpie par exemple, qu’est-ce que c’est (En physique, la fonction enthalpie est une quantité reliée à l'énergie d'un système thermodynamique.), ou bien l’abrach, mais là l’auteur souffle au lecteur qu’il s’agit d’un changement de nuance imprévu dans les coloris d’un tapis.
On joue ainsi avec le texte, on l’ouvre de multiples façons. La connaissance est aussi un rêve qui nourrit la lecture, la fait vibrer.
Glissements de domaines et de sens
Il me semble que dans Kerugma, Jean-Marc Baillieu dans la partie du début, un pseudo abécédaire au classement aléatoire, procède par glissements de terrain et de sens ; on passe d’un domaine à l’autre, sans jointure apparente, souvent sur la planche savonneuse d’un mot. On part d’un substantif qui sera le prétexte et le support d’une divagation (très contrôlée), d’une navigation, avec dérogations et obligations cachées peut-être. Il faut surtout se laisser faire, se laisser aller au fil de l’eau de ces textes énigmatiques et à fort pouvoir d’attraction. En faisant preuve d’attention et de curiosité qui ne sont pas forcément les dispositions les plus répandues.
Le fragment
« Le fragment dramatise une situation car les lacunes narratives survalorisent ce qui existe et ce qui manque, avec le risque d'une fascination poétique des ruines, dit-il. Excluons donc la narration linéaire, le dialogue, le commentaire, la diatribe ainsi qu'acteurs, images, lumière et son, pour seulement apparier des plans séquences prélevés dans les archives. » (p.38)
Un mode d’emploi ?
Du jeu
Il y a là beaucoup de jeu non pas de mots, mais avec les mots, également dans le sens de faire jouer, faire bouger, pour voir ce que ça donne. Si je déplace légèrement ce mot, qu’est-ce que je vois ? Que révèle ce petit jeu que le parfait ajustement masquait. Sous le caillou, l’insecte, sous le rocher, la crevette.
Neutrino, quel blazar ?
(à Jean-Marc Baillieu et Claude Minière)
« Le neutrino ultra-énergétique détecté en septembre 2017 par l’expérience Ice Cube en Antarctique a été émis par un blazar, un trou noir géant situé à quatre milliards d’années-lumière. » (Sciences et Avenir n°859, septembre 2018).
[En astronomie, les blazars (en anglais : blazing quasi-stellar radiosource, que l'on peut traduire par "source radio éclatante quasi-stellaire") sont des sources quasars très compactes associées à un trou noir supermassif situé au centre d'un noyau actif de galaxie, des sources très éloignées de nous.]
Fazil Say dans Debussy
J’écoute le dernier disque du pianiste turc, dont j’avais beaucoup aimé la vitalité, la vivacité dans Mozart. Cette fois dans Debussy et Satie. Impression par moments d’entendre les Préludes comme je les entends intérieurement et donc questionnement : pourquoi est-ce que j’entends les Préludes ainsi intérieurement ? J’en ai certes travaillé (effleuré plutôt au fil du temps) quelques-uns, mais j’ai l’impression que mon image sonore intérieure vient d’autre chose. Est-elle entièrement façonnée par les disques de Gieseking écoutés en boucle très jeune ? Avec Fazil Say, l’adéquation avec mon image intérieure est intermittente, presque totale par moment, disjointe, décalée à d’autres.
Il y a dans cette musique quelque chose qui depuis toujours a un puissant effet d’appel sur moi. Appel qui se fonde beaucoup sur les résonances, le suspens du son, qui se réverbère, qui est là mais n’est plus tout à fait là.
Détruits à jamais
Profondément impressionnée par un article paru dans Le Monde (dimanche 2 septembre 2018), le premier d’une série de sept sur des lieux irrémédiablement détruits par la pollution, partout dans le monde. Il s’agit d’évoquer longuement les atteintes aux lieux et aux êtres humains dans la ville d’Anniston en Alabama, où a « prospéré » pendant des années une usine de PCB (polychlorobiphényles) de Monsanto. L’enquête est menée par Stéphane Foucart, qui signe aussi une chronique tandis que la parole est donnée à deux chercheurs américains. L’ensemble est d’une terrible cohérence, qui fait froid dans le dos. Stéphane Foucart dans sa chronique montre bien l’incompatibilité totale entre la croissance recherchée par toutes les prétendues démocraties comme par les pires dictatures et la moindre évolution favorable des usages propre à freiner l’emballement climatique.
Étranges voyages
C’est que je suis partie en d’étranges voyages. Il y a eu cette petite ville des Etats-Unis entièrement contaminée par les PCB, qui ont tué et tuent encore les habitants par milliers, qui ont empoisonné sols et eaux. Le récit proposé ici en fait surgir une sorte d’image miniature de ce qui attend vraisemblablement le monde.
Or mes curieuses méthodes de lecture et de travail (si mêlés) m’ont portée vers Jules Verne, dont je discute, un peu, avec Ivar Ch’Vavar depuis deux jours et m’ont poussée à télécharger sur ma liseuse, pour 1,79€, l’intégralité de l’œuvre de l’auteur (avec illustrations, 451 heures de lectures annoncées !!!). A ouvrir, sur les conseils d’Ivar, Le Sphinx des glaces dont le début se passe aux Kerguelen et n’a pas été sans me faire penser aux premières pages de Moby Dick. Pages magnifiques sur ces îles que le narrateur préfère appeler Iles de la Désolation.
Combien de décennies que je n’ai plus lu un livre d’aventures. Quel plaisir devant les descriptions enlevées, précises, informées, riches d’un superbe vocabulaire de Jules Verne qu’un professeur m’avait reproché, jadis, de citer dans une rédaction. Jules Verne dans ce Flotoir, belle revanche !
Les pierres de la faim
Dans sa chronique, le journaliste Stéphane Foucart évoque les « pierres de la faim : « Les "pierres de la faim" [Hungerstein]sont le nom parfois donné, dans le monde germanique, aux rochers qui apparaissent sur les berges des fleuves en cas d’étiage sévère. Le retrait des eaux offre alors au regard ces avertissements, gravés dans la roche, rappelant que, pendant de nombreux siècles, la sécheresse fut sœur de la famine. L’agence Associated Press rapporte que, le long de l’Elbe, une dizaine de telles "pierres de la faim" sont réapparues ces dernières semaines, tant le niveau du fleuve est bas. L’une d’elles, datée de l’an 1616, indique, en allemand : "Pleurez si vous me voyez." »
Rédigé par Florence Trocmé le 04 septembre 2018 à 10h40 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Balises: Alain Badiou, Anne Roche, Anne-Marie Soulier, Anniston, Aragon, Claude Minière, Clément Rosset, Debussy, Dominique Fourcade, Erwin Schulhoff, Fazil Say, Florence Barbéris, Hanne Bramnes, horizon des évènements, Ivar Ch'Vavar, JeanMarc Baillieu, José Le Piez, Jules Verne, Karl Kraus, lecture, Maylis de Kerangal, Melville, Pascal, Peter Wohlleben, Philip Roth, pierres de la faim, Thomas Mann, trous noirs, Walter Benjamin, Yvan Mignot