Imaginaire
Je réalise que mon imaginaire est un peu à l’abandon depuis les années de lectures romanesques et plus encore enfantines. L’intellect est bien nourri, mais l’imaginaire sans doute pas tout à fait assez.
Et quand on souhaite réfléchir à la lecture, sous différents aspects, il peut être bon aussi de temps en temps de lire tout autre chose que ce qu’on lit d’habitude. Pour moi, sortir de la poésie et des essais, pour lire un Jules Verne, par exemple, c’est très salutaire sur le plan de la réflexion.
Tout coexiste dans le royaume du temps
D’une note de Jean-Marc Baud, site Diacritik sur Un monde à portée de main, le nouveau livre de Maylis de Kerangal, auteur qui m’intéresse et dont j’ai déjà lu plusieurs livres : « Imbricata, l’intitulé de la première partie du récit est à la fois le nom d’une espèce de tortue dont Paula doit rendre l’écaille et le programme du roman tout entier : imbrication des corps, de la fiction au réel, et surtout imbrication des époques et des mondes. À force de gratter, peindre, racler, creuser la matière, du temps surgit par bloc, que la narratrice et son personnage, main dans la main, s’attachent à remonter, depuis les parois de cerfontaine [un marbre] de Beauchâteau renfermant un récit géologique millénaire, aux décors de Cinecittà, bréviaire en carton-pâte de l’histoire du monde. Chaque section exhume ainsi ces emblèmes du temps cristallisé : une tortue, un poisson préhistorique, une baleine aux airs benjaminiens, un vieux pull estampillé Le Triomphant, une fresque du XVIIe siècle à gratter comme un ticket de jeu, tout ce bric-à-brac allégorique faisant du récit une chasse aux trésors ou aux indices, visant à démontrer cette conviction plusieurs fois répétée que « tout coexiste » dans « le royaume du temps ».
Flacons de sels
extraordinaire couleur intérieure de cette nectarine rehaussée par le blanc laiteux de la faisselle – deux soirs de suite se laisser aller à lire jusqu’à « pas d’heure », magnétisée par le sphinx des glaces de jules verne – l’absorption sans questions dans un livre qui teinte tous les instants de la vie, glaces australes en film pelliculé sur l’asphalte citadin
Christoph Ransmayr
Je lis le bel Atlas d’un homme inquiet de Christophe Ransmayr, sur lequel Mireille Gansel a attiré mon attention. Courts chapitres, très évocateurs, dans différents coins du monde, avec un double axe, paysage et personnes vivant là. Le premier récit a trait à l’île de Pâques et je l’ai abordé alors que je venais de quitter les confins austraux, entre cercle antarctique et Pôle Sud, à la fin du formidable Sphinx des glaces de Jules Verne. Impression très étrange que le voyage continuait, que la goélette Halbrand (pourtant détruite et perdue par dizaines de mètres de fond) me conduisait vers cette île de Pâques !
Plus loin un très beau chapitre autour de l’évocation de l’enterrement d’un certain Senhor Herzfeld, sous un immense araucaria qui sème ses graines à tout vent. J’ai pu retrouver le début de ce chapitre en allemand, puisque je lis le livre en français dans la magnifique traduction de Bernard Kreiss.
Cet incipit en français, puis en allemand :
« Je vis une tombe ouverte à l’ombre d’un araucaria géant. L’arbre se dressait comme une tour très haut au-dessus des autres arbres d’un village de montagne ceinturé de bruissantes forêts d’eucalyptus de l’État fédéral brésilien du Minas Gerais. Chaque fois qu’un coup de vent brassait sa cime, il se produisait là-haut un frôlement à peine perceptible, semblable à la respiration d’un dormeur, suivi d’une averse de graines d’un brun doré, lâchées par d’innombrables cônes accrochés aux branches écailleuses, des graines comme des gouttes qui pleuvaient sur un petit groupe de gens endeuillés, pleuvaient sur le toit de bardeaux d’une maison à colombages qui aurait aussi bien pu se trouver dans le sud de l’Allemagne, sur des plates-bandes fleuries, des chaises cannées, sur un pick-up garé à proximité immédiate de la tombe et dont les portes étaient grandes ouvertes, tombaient en tambourinant sur le cercueil cloué que l’on descendait justement dans la fosse où Senhor Herzfeld reposait dans une robe de chambre bleue. Il était mort le jour même, tôt le matin, dans les bras de sa femme et allait être enterré dans son jardin. » (Christoph Ransmayr, Atlas d'un homme inquiet, traduction de Bernard Kreiss, Albin Michel)
« Ich sah ein offenes Grab im Schatten einer turmhohen Araukarie. Der Baum überragte alle anderen Bäume eines von Eukalyptus Wäldern umrauschten Bergdorfes im brasilianischen Bundesstaat Minas Gerais bei weitem. Wenn ein Windstoß in seine Krone fuhr und dort ein kaum hörbares, an den Atem eines Schläfers erinnerndes Geräusch erzeugte, lösten sich immer wieder Schauer goldbrauner, tropfenähnlicher Samen aus unzähligen, an schuppigen Zweigen haftenden Zapfen und regneten auf eine kleine Trauergemeinde herab, regneten auf das Schindeldach eines Fachwerkhauses, das ebensogut im Süden Deutschlands hätte stehen können, auf Blumenbeete, Korbstühle, auf einen dicht am Grab geparkten Pick-up, dessen Wagentüren weit offenstanden, und klopften so immer wieder auch an den zugenagelten, bereits in die Erde gesenkten Holzsarg, in dem Senhor Herzfeld in einem blauen Morgenmantel lag. Er war am frühen Morgen dieses Tages in den Armen seiner Frau gestorben und durfte nun im Garten seines Hauses beerdigt werden. »
Chants d’oiseau et muraille de Chine
Un autre très beau récit relate une improbable rencontre, dans un tronçon plus ou moins en ruines de la Muraille de Chine, totalement désert, du narrateur et d’un homme qui a décidé d’enregistrer tous les chants d’oiseaux entendus tout le long de la Muraille ! « Pourtant, les chants des oiseaux chanteurs, loin d’avoir seulement pour objet l’amour et la perpétuation de l’espèce, relevaient plus fréquemment encore du chant de territoire. En tant que tels, de par leur variété, leur virtuosité et suivant leur portée sonore, ces chants étaient censés maintenir un rival à distance, voire le mettre en fuite. (...) Les merles, quant à eux, étaient capables d’imiter les chants d’une douzaine d’autres espèces d’oiseaux, de même que certains bruits typiquement humains tels que les pleurs d’un petit enfant, le ronflement d’un moteur, des rires, de lointaines sirènes d’alarme… et chantaient en somme les frontières de leur empire »
Et un peu plus loin : « Chant de territoire à la place de murs crénelés ! Des notes à la place de pierres taillées, des chants de frontière ! Ils avaient alors rêvé de remplacer la muraille inconcevablement longue par un chœur unique de chants de territoire alignés côte à côte en rangs serrés : un rempart de chants, les uns délicats et limpides, les autres tout en trilles enjoués »
→ il y a dans ces textes de Christoph Ransmayr l’alliance de qualités descriptives magnifiques, avec une attention fine à certains détails et une sorte de constat avant le désastre. Est-on influencé par le titre du livre pensant cela ? Il semblerait plutôt que ces textes portent en eux, au plus fort de la description de la splendeur, cette inquiétude, que leur beauté est d’autant plus poignante que le danger guette.
Avec l’enfant
Boris Wolowiec publie chez Lurlure un livre titré Avec l’enfant. Je trouve cela totalement cohérent avec toute sa démarche. Je le comprends, l’enfant. Est-ce que je le sais, l’enfant ? Je cherche toujours le regard des enfants. Je ne suis pas étonnée que Boris Wolowiec non pas revienne, mais en vienne, dans ses écrits, à l’enfant. Évidente nécessité car sans doute cœur de son travail. L’avant-langage, l’avant-conscience de soi. La prise directe sur le monde, sans mots.
flacon de sels
le chevet de Notre Dame de Paris si trapu et si aérien à la fois, sculpté par la lumière matinale d’automne naissant, vu du pont de la tournelle
Hanne Bramnes
Encore puisque je lis, tranquillement, petit à petit, les poèmes du livre : « En allant vers la fenêtre tu as cru un moment / te heurter à une zone de temps aboli / où la neige dansait » et un peu plus loin : « Que feras-tu de l’air, de ce qui / y flotte, de tout ce qui fut, de ce qui / reste. » (Hanne Bramnes, Le Poids de la lumière, Po&psy, Erès, 2018, pp. 275 et 287)
→ toute une vie d’antarctique rêvée d’autant plus belle que je suis sûre que je n’irai jamais dans ces contrées dont je serais incapable de supporter les terribles conditions mais quelle conjonction : Jules Verne (Le Sphinx des Glaces, Le Pays des fourrures qui se passe lui en Arctique), un très beau documentaire Arte sur la vie dans les abysses qui traite d’étranges créateurs des profondeurs australes et les textes de Christoph Ransmayr.
Le livre que tu n’arrives pas à lire
Le livre que tu n’arrives pas à lire, lis-le par petites bouffées, gorgées, bouchées, prises. Un peu tous les jours. parva sed apta, poco a poco. Entretemps, à ton insu, il travaille.
Extraordinaire rémanence
Lisant Jules Verne, redécouverte de l’extraordinaire rémanence potentielle d’un livre, d’un univers.
Le prendre et le jeter de l’enfant
Boris Wolowiec, Avec l’enfant (Lurlure). Le chapitre « Prendre et Jeter de l’Enfant » est très fort. Comme s’il avait passé des heures à regarder l’enfant jouer, sans pré-jugements. Sans penser, en observant. La réalité des gestes de l’enfant. Et ici la répétition litanique si caractéristique de l’œuvre de Wolowiec non seulement prend tout son sens mais est en phase avec la gestuelle enfantine. On découvre une source aussi peut-être. Le livre permet de s’approcher de l’art de Wolowiec ; c’est un retour presqu’impossible vers l’expérience de l’enfant, par l’écriture. Elle agit comme une ligne conductrice qui remet en contact avec cette expérience. Il y a pour moi dans ce livre-là de Boris Wolowiec une qualité sensible que je n’avais pas encore détectée chez lui. Il me sert la gorge et le cœur, son enfant.
Avec l’enfant
La difficulté avec son livre est qu’il ne faut surtout pas le lire comme un guide de la psychologie de l’enfant (même si le lecteur a tous les droits et peut le lire ainsi), alors même qu’il fourmille d’observations qui sont d’une grande justesse. Certains phrases/assertions sont éblouissantes de savoir/compréhension et semblent relever d’une observation intense d’enfants. « L’enfant oublie. Malgré tout, ce qui reste ensuite de l’enfance, c’est précisément ce sentiment de l’oubli. L’enfance reste comme sentiment de l’oubli. Ainsi l’enfance inachève l’oubli même. » (p.26)
Pierre Guyotat
Remarquable émission de « Par les temps qui courent » de Marie Richeux avec Pierre Guyotat. Le seul problème c'est qu'ensuite on ne peut plus rien écouter ! Car on remonte alors de plusieurs strates et voix et propos semblent superficiels et même parfois un peu faux. Il faut laisser un sas de décompression.
De l’empreinte
De l’empreinte d’une lecture : je lis quelque part « le feu n’est pas apprivoisé » et immédiatement surgit cette scène terrible du Pays des fourrures de Jules Verne : le groupe des habitants du fort Espérance bâti sur les bords de la baie d’Hudson, enfermé et cloîtré, traversant une nuit glacée de plusieurs semaines, où sortir c’est mourir, et alors que la réserve de bois s’épuise. J’avais oublié comme une lecture peut teinter durablement tout le for intérieur et cela souvent pendant plusieurs heures voire plusieurs jours au point de faire ressurgir des images ou des impressions suscitées par le livre qui viennent littéralement adhérer comme une fine pellicule sur le temps présent.
La littérature comme une machine
Bel entretien de Jean-Michel Espitallier avec la revue Diacritik. « En classe de 3ème, le prof de français nous lisait Pagnol, ses souvenirs d’enfance, La Gloire de mon père, etc. Je me suis dit : c’est génial, avec l’écriture on peut se souvenir, c’est une machine à aller chercher des souvenirs. Donc, à 13 ou 14 ans, j’ai écrit mes souvenirs d’enfance ! Je crois que j’avais déjà cette idée de la littérature comme une espèce de machine, et dans ce cas une machine à reconstruire du passé. »
Un univers linguistique spécifique
Une juste remarque sur le dépaysement que peuvent procurer certains livres, traitant d’un sujet à soi inconnu : « A un moment, par exemple, j’allais beaucoup aux puces. Je suis assez fasciné par les livres techniques du début du 20e siècle, lorsque régnait encore un positivisme confiant en la technique et en l’avenir de l’Homme grâce à la technique. Accompagnant ces techniques, il y a un jargon particulier qui n’est pas le mien, un champ lexical qui produit une sorte de dépaysement. Ça me plaît de lire ces choses-là, des catalogues par exemple, et éventuellement d’en extraire des morceaux pour les dépayser à leur tour, en les important dans mon propre travail. Un univers linguistique spécifique, c’est comme une forêt dans laquelle tu ne reconnais rien, tu ne reconnais aucune plante, et en même temps tu te dis : à quoi peut servir cette plante-là ?, je pourrais peut-être l’utiliser pour une infusion, un cataplasme. »
La note coincée
Amusant incident, sauf peut-être pour l’organiste, lors d’un concert d’orgue ce samedi 15 septembre. Olivier Penin jouait une difficile et complexe transcription de la Chaconne de Bach (plus de cent combinaisons différentes de timbres, nous dit-il) lorsqu’une note resta obstinément bloquée en position émission ! L’interprète dut s’arrêter, son assistant filer comme une flèche dans les hauteurs et les tripes du Cavaillé Coll de St Clotilde pour finalement redescendre aussi vite, enlever le banc de jeu, reculer le pédalier et plonger au niveau des pédales. Et soudain la note qui tenait la vedette cessa enfin. Olivier Penin put reprendre du début la Chaconne sans autre souci et donner avec beaucoup d’engagement et de talent d’autres pièces, souvent transcrites puisque le thème de ce concert de rentrée des auditions d’orgue de la basilique St Clotilde à Paris était « du piano à l’orgue ».
Vertige du temps
C’est un véritable vertige que procure ces retrouvailles ! Nous avons été contactés par une personne qui était venue chez nous, alors que j’étais enfant, comme « jeune fille au pair ». Elle avait alors 18 ans, elle en a aujourd’hui plus du quadruple. Le plus étonnant est que me souviens bien d’elle, la première personne étrangère (elle est néerlandaise) à entrer dans le petit cercle de mon enfance. Je me souviens bien d’une expression qu’elle avait et que j’ai employée toute ma vie « hopsekee », qui veut plus au moins dire allons-y, hop que ça saute… je pense qu’elle disait cela en réveillant les enfants de la sieste… je me souviens aussi des contes merveilleux qu’elle nous racontait, sans doute des contes d’Andersen… Elle a retrouvé notre trace, nous échangeons quelques mails, mais c’est si loin dans le temps que cela procure une sorte d’indicible vertige. Vertige aussi de la penser en jeune fille alors qu’elle est aujourd’hui une vieille dame. Les deux images refusent de se superposer. Il faudra attendre de la revoir de visu pour que ce travail-là se fasse dans l’esprit. Et le plus étonnant est peut-être que quand elle a eu connaissance de mon nom (qui n’est pas mon nom d’enfance), elle s’est aperçue qu’elle le connaissait parce que… elle est abonnée à Poezibao ! Ayant gardé son goût pour la langue française depuis cette lointaine époque de sa jeunesse, où elle était venue la perfectionner dans une famille française.
Boris Wolowiec et l’enfant
« L’enfant touche la parole. L’enfant touche la parole avec sa voix. » (p.35). L’exploration se fait autour de grands domaines de l’être enfantin, les gestes, la parole. Il y a là une analyse très profonde et subtile, au-delà de ce qu’on pourrait appeler la barrière psychologisante, de ce qu’est sans doute le rapport de l’enfant au monde, et ici dans ce chapitre, à la parole et au langage. « Quand l’enfant adresse une parole, il abandonne cette parole en même temps qu’il l’adresse. » (p.39)
Je m’aperçois aussi que je recopie, de mémoire et sans erreur, des séquences relativement longues du texte de Boris Wolowiec alors que la plupart du temps, je dois procéder par très peu de mots à la fois.
« L’adulte est l’otage du langage parce qu’il est l’otage de l’autre. L’enfant n’est pas l’otage du langage. L’enfant n’est pas l’otage de l’autre. L’enfant n’est pas l’otage du langage en tant qu’autre. » (p.41)
Et dans cette même page : « L’enfant phrase l’insensé du langage ». Le poète, aussi, peut-être, parfois ?
Il semblerait qu’il y ait chez Wolowiec comme une fonction exploratoire du langage via la combinaison. Combiner pour faire sens autre, sens nouveau, combiner / accumuler / soustraire pour élaborer autre chose que le sens ordinaire, pour sortir du sens unique, pour faire apparaître un autre sens. Parfois sentiment qu’il accule le langage, qu’il le pousse à bout, au bout, pour lui faire rendre gorge ou rendre l’âme (de fond).
Age-prénom
Curieux ou peut-être très simple concept de l’âge-prénom. N’est-ce pas ce qu’on demande toujours à un enfant qu’on ne connait pas : comme tu t’appelles ? Quel âge as-tu ?
Rythme et mélodie
Dans un long entretien avec Christian Rosset, forts propos de Dominique Fourcade sur la musique (in improvisations et arrangements, P.O.L.). « Toute musique se construit avec un ingrédient mélodique et un ingrédient rythmique. Mozart, les opéras de Mozart je veux dire, Don Giovanni est une extraordinaire étude de rythme, en même temps qu'il met en œuvre quelques-unes des plus grandes mélodies de notre civilisation. Mais c'est une étude de rythme avant tout, Don Giovanni, de même Les Noces de Figaro. Et rien après ça ne sera plus rythmé, plus rythmé que ça. Des choses seront aussi rythmées que cela, mais pas plus. Le jazz ne sera jamais plus rythmé, le jazz de La Nouvelle-Orléans ne sera pas plus rythmé que Mozart, absolument pas. Ça me rafraîchit donc constamment, ça renouvelle mes approches, dans la foulée de l'écriture, de réentendre du Mozart sous l'angle rythme-mélodie. » (p.161)
Et cela n’incite-t-il pas à aller soi-même écouter Mozart sous l’angle rythme-mélodie ?
Les mots se comptent eux-mêmes
Du même : « Les mots se comptent eux-mêmes, les mots se comptent, se choisissent en fonction de leur compte : "Tu ne fais pas le compte. Si, toi tu fais le compte, ça va, viens avec nous, tu es dans l'équipe. Le compte est bon. On s'arrête là." Ce sont les mots qui se comptent eux-mêmes. Les mots comptent pour l'écrivain, dans tous les sens du terme bien sûr, ils comptent pour l'écrivain, mais aussi au sens de compte mathématique et de compte musical. » (p.162)
Le rôle du lecteur
Et toujours, récurrent depuis des années maintenant dans l’histoire du livre et de la lecture, mais je ne sais dater de quand vraiment date cette idée, le rôle créateur du lecteur. Souvent en comparaison, plus ou moins juste, avec celui de l’interprète d’une partition. « Le lecteur a à lire de l’écrit et le lisant, il s’en fait l’ultime écrivain. Le lecteur est à la fois l’exécutant et l’auditeur. Le lecteur est dans la fosse d’orchestre et il est dans le fauteuil de la salle, et en même temps, il est debout, sans instrument et sans oreille, avec un corps. » (p.163)
La page, une scène
C’est en tous cas l’idée qu’en donne Dominique Fourcade, toujours dans son entretien en plusieurs volets (remarquable) avec Christian Rosset autour de la musique. Ce qui est étonnant c’est que Fourcade dit n’y rien connaître à la musique et en même temps, il expose là des vues aussi intéressantes que profondes. Le grand écouteur ne doit pas forcément être un spécialiste ? C’est très encourageant et réconfortant. Je pense que ce qui rend cela possible, ici, c’est en fait l’extrême sensibilité à l’art de Dominique Fourcade et le fait que même s’il travaille un médium différent, l’écriture, il a une sorte de perception très aigüe de faits concernant la composition, la structure d’une œuvre, même si celle-ci est en dehors de son champ de compétence. « La page, quand on l’attaque, sans tomber du tout dans le romantisme de l’effroi qu’on éprouve devant la feuille blanche (...) est simplement une grande scène dans laquelle il faut installer un dispositif scénique. C’est un plateau. » (p.164)
Textures sonores
dehors, loin, le tam-tam-tam d’un concert public – tout près la musique lointaine proche de Charles Ives dans Central Park – et la musique de deux voix que je ne connais pas assez pour les entendre, lisant, mais que j’écoute néanmoins dans leurs intonations, Christian Rosset et Dominique Fourcade.
Sur l’écoute précisément
Et ici je donne un bloc question-réponse sur une importante question d’écoute. Celle-ci change-t-elle fondamentalement après la première fois ?
Christian Rosset : Est-ce que la connaissance d’une musique change votre écoute par rapport à la découverte.
Dominique Fourcade : « Pas vraiment. Pas vraiment, et pour deux raisons. D'abord, celle qu'il faut que j'aie l'honnêteté de dire que je ne crois pas que j'arrive jusqu'à la connaissance en musique, donc par définition c'est seulement si j'arrivais à la connaissance. Et deuxièmement, parce que dans ces domaines-là, d'œuvres aussi fortes, la découverte l'emportera toujours, toujours, toujours sur la connaissance. Toujours. Elles recèlent en elles-mêmes une possibilité de se faire découvrir plus forte que de se faire connaître, parce qu'elles sont en irruption permanente de formes inconnues qu'on n'épuise pas en les écoutant cent fois. C'est d'une verdeur qui fait qu'on n'arrive pas au ressassement et au savoir. En tout cas, ça en dit long, positivement ou négativement, sur la façon dont j'entretiens des rapports avec la musique. »
→ c’est ici toute la question de l’épuisement de l’œuvre d’art. Certaines œuvres sont épuisées très vite, par chacun et aussi au vu de l’histoire de l’art. Elles peuvent avoir fait beaucoup de bruit, elles sont secondaires et disparaissent. Les très grandes œuvres d’art, rarissimes, traversent les moments comme le long cours d’une vie individuelle et l’histoire de l’art. Non seulement elles semblent inépuisables, mais souvent elles donnent le sentiment de se renouveler constamment. Chaque lecture, chaque écoute, chaque vision est singulière et nouvelle.
Une toute petite cellule
Autre dialogue fécond entre Christian Rosset et Dominique Fourcade : « Chez Beethoven il y a souvent de très grands développements, transformations, à partir de cellules minuscules. Vous-même, dans votre écriture, notamment avec un livre qui s'appelle IL, qui est votre avant-dernier livre, vous avez... — ou par Xbo ou d'autres, vous me rectifierez si j'ai tort. Il y a parfois des engendrements extrêmement importants à partir d'une voyelle, d'une consonne, d'une lettre.
D.F. Mais écoutez, je réponds à ça, c'est la première fois que je le dis : Xbo et IL ont été entièrement nourris de Beethoven, entièrement nourris du Beethoven du Treizième Quatuor, ou du Beethoven de certains trios, entièrement nourris de cette musique-là, de la musique de chambre intense, moderne de Beethoven. »
→ chez Boris Wolowiec, dans des modes bien sûr complètement différents, on a l’impression de partir d’une petite cellule germinale, qui prolifère par toutes sortes d’opérations d’expansion, de diminution, de bourgeonnements, de rejets. Fourcade : « J’ai pris des noyaux et j’ai cisaillé. J’ai pris des noyaux, j’ai développé une masse et j’ai cisaillé. J’ai utilisé un dispositif de développement et un dispositif de cisaillement sur des schémas beethovéniens mais fantômes, puisque je ne connais pas la musique. Je n’ai fait que l’écouter mais je ne peux pas l’analyser. Je n’ai fait que la sentir. Donc j’ai travaillé sur des schémas beethovéniens, des fantômes fourcadisés de schémas beethovéniens. » (p. 175)
En permanence branché
Dominique Fourcade encore : « Je me branche en permanence sur des possibilités de travail, de tout, sur tout : voir une voiture franchir le pont en face de la Maison de la Radio et la façon dont elle prend son virage se projette dans mon travail immédiatement et je suis en permanence au contact, en permanence branché. » (p.176)
→ Je pense l’être aussi, sur ce mode-là, mais assez peu au fond dans une visée productive, plutôt dans un but de collecte / redistribution. Aimantée en permanence, pas uniquement pour thésauriser en solo mais pour thésauriser / réexpédier à d’autres.
Développer la capacité d’écoute
Ce pourrait être un des buts fondamentaux de tout ce travail de collecte ! Dominique Fourcade : « La capacité d'écoute, on développe ça. On développe sa capacité de concentration et d'écoute. Je développe ma capacité d'écouter les klaxons des voitures. Je développe ça. Je suis une machine qui développe ça. Alors je développe ma capacité d'écouter Beethoven et d'écouter les voix pendant que j'écoute Beethoven, et d'insérer des événements : la mort d'untel, ou la naissance d'un autre... la mort de Richter. Je développe l'intégration de tout ça. »
→ Écouter plus profond, écouter en-dessous, dedans, autour du son fondamental (je pense soudain à Susan Howe qui a tellement écouté autour, avec, dans, par Emily Dickinson). Autour du son central, de la voix dominante (on parle bien de fondamentale, de dominante, et même de sous-dominante en musique !). Écouter ainsi musique ou livre ou phénomènes ou catastrophes.
Mes petits papiers
Deux petits post-it qui trainent sur le bureau depuis un moment. Le premier : un nom que j’ai noté en regardant l’émission sur les trous noirs d’Arte. Une sorte de pré-inventeur ou de premier théoricien des trous noirs, dont je ne connaissais même pas le nom.
Karl Siegmund Schwarzschild, né à Francfort-sur-le-Main (Hesse-Nassau, Prusse, Allemagne) le 9 octobre 1873, mort à Potsdam (Brandebourg, Prusse, Allemagne) le 11 mai 1916, est un astrophysicien allemand. Il est notamment en effet le premier à avoir défini les lois d'interaction entre les champs magnétiques et la lumière, et à avoir décrit les phénomènes de courbure des rayons lumineux au voisinage de points gravitationnels, contribuant ainsi à fonder la théorie du trou noir (cf. Rayon de Schwarzschild).
Et si l’on décrypte son nom, c’est encore plus extraordinaire. Das Schild, c’est l’étiquette, le panneau, le bouclier (thermique par exemple). Et schwarz, bien sûr, c’est noir.
Le second, un mot relevé quelque part, le médiastin. « Le médiastin est la région de la cage thoracique située entre les deux poumons et contenant le cœur, l'œsophage, la trachée et les deux bronches souches. De gros vaisseaux sanguins et lymphatiques, ainsi que des nerfs, y passent également. Le médiastin correspond au contenu de la cage thoracique sans les poumons. Il est divisé en trois compartiments, antérieur, moyen et postérieur. » (Wikipédia).
Au-delà de la barrière du sens
Avec Boris Wolowiec (Avec l’enfant, Lurlure, 2018), il faut essayer de passer au-delà de la barrière du premier sens, que celui-ci soit obscur ou accessible au demeurant. Il faut passer la barrière de corail du sens pour aller en haute mer et débusquer les mouvements de fond inconnus et autrement profonds que le sens premier. On peut faire une lecture premier sens d’Avec l’enfant, mais il faut avoir le courage de perdre un peu les repères de sens, pour se laisser porter par une sorte de vague de fond qui laisse entrevoir d’autres réalités que celles masquées par le sens premier. C’est sensible par exemple dans la séquence titrée : « Cerveau de l’enfant ». Si l’on s’en tient au premier sens, la phrase L’enfant sait que son cerveau ressemble à la dérive des continents ne laisse pas d’interroger. Mais si l’on enchaîne en lecture assez rapide avec les dix assertions suivantes on sent se dessiner en soi une évidence à la fois vague et insistante, un sens au-delà, qu’il faut sans doute se garder de trop explorer.
L’enfant-mollusque
Et c’est bien curieux car débarquant directement des étranges assertions de Wolowiec dans d’Avec l’enfant, j’ouvre le Walter Benjamin (encore un W et un enfant d’une certaine manière, un benjamin) d’Anne Roche (Exercices sur le tracé des ombres, Walter Benjamin, Editions Le Chemin de Ronde) sur un chapitre qui s’intitule : « L’Enfant-mollusque » ! Et il a une demi-heure à peine, je lisais une étonnante liste de noms de coquillages dans Vingt-mille lieues sous les mers de Jules Verne.
Trois fortes citations de ce chapitre qui traite du rapport à l’enfance de Walter Benjamin, à partir de Sens unique et d’Enfance berlinoise : « Bien évidemment, l'enfant est reconstruit par l'adulte, même si les anecdotes, les sensations sont du registre de l'authentique, en tout cas du fort probable. » ; « Benjamin dans Enfance berlinoise n'est pas à la recherche de son passé, ou de son enfance : l'enfant qu'il forge ici est un support, un porte-manteau pour matérialiser l'effondrement d'un monde, le monde wilhelminien, mais, par extension, le monde de Weimar où il vit encore au moment où il écrit, et dont il voit trop bien la décadence, la faiblesse. Mais aussi, comme dans Sens unique, il s'agit de construire, avec des matériaux objectifs, l'équivalent d'une identité impersonnelle. »
Il me semble que c’est aussi ce que, d’un certain point de vue (il y en a plusieurs) fait Boris Wolowiec dans cet étonnant Avec l’enfant.
Par les objets
Troisième citation, de Benjamin lui-même, cette fois autour des objets : « Un monde enseveli d’objets et d’images se trouve mis au jour : c’est le dépotoir où s’accumulent l’inconscient et ce qui a été oublié. C’est ce monde d’objets, non pas l’identité de la personne, qui fait l’objet de l’anamnèse ». (p.98)
→ ce qui peut expliquer tant de faits, les querelles dans les fratries autour d’objets insignifiants mais tellement lourds d’affects ; ou bien la fascination de beaucoup pour les brocantes et vide-greniers. Le passé ne passe pas, il s’accroche aux objets.
Et pourquoi enfant-mollusque ?
Autre passage significatif : « Première étape de cette construction, le lieu. La maison, pour la plupart des autobiographes, est le lieu fondateur de l'identité, lieu que le souvenir souvent idyllise. Rien de tel ici. La maison est un lieu de terreurs étranges, un lieu où l'identité se perd sous les masques, un lieu que l’enfant habite comme un mollusque sa coquille : -C’est-à-dire que le lieu lui donne ses contours - mais contours mutilants, meurtriers. "Mais moi, je suis défiguré à force d'être semblable à tout ce qui est ici autour de moi. J'habitais le XIXe siècle comme un mollusque habite sa coquille, et ce siècle maintenant se trouve devant moi, creux comme une coquille vide." »
→ oui je pense qu’on n’est pas si loin des assertions de Wolowiec, même si celles-ci ne me semblent pas avoir quelque chose d’historique, mais je peux me tromper, ce sens-là serait aussi à déceler sans doute. Je m’autorise en tous cas le frottement des deux textes, pour moi fécond.
Enfant remémoré
Enfant remémoré, chez Wolowiec sans doute proposé, en partie remémoré, reconstruit mais aussi littéralement généré par le texte lui-même, le texte qui agit comme une tête chercheuse de réalités antérieures au « savoir.
Transfert
Non pas le transfert au sens de la psychanalyse ici mais selon Dominique Fourcade (Improvisations et arrangements, P.O.L.). Ce transfert dont il a déjà parlé dans des entretiens antérieurs et qui consiste à étudier les manières et moyens mis en œuvre par un artiste, peintre ou musicien, pour les adapter à son propre travail : « un transfert que j’ai souvent accompli entre la grammaire et les méthodes et la syntaxe de ce qu’on appelle les plasticiens pour en faire profiter, si possible, et faire avance mon écriture ».
L’écriture mode de découverte du réel
Dominique Fourcade : « L’écriture est un mode de découverte du réel dont on n’a aucune idée. On n’a aucune idée du réel si on n’est pas un artiste » (p.186).
→ C’est très exactement ce que dit aussi, à longueur de lettres et de réflexions, un Ivar Ch’Vavar. Qui pourrait aussi sans doute signer cette autre affirmation : « la poésie (...) c’est un travail sur la langue et ça met en pratique constamment un passage du non-être à l’être. ». (p.189)
Temps et espace
Je lis la section « Temps et espace de l’Enfant » dans le livre de Boris Wolowiec. L’enfant de Wolowiec est un petit astrophysicien qui en sait long sur le temps et l’espace et qui est sans doute très à l’aise avec les théories d’Einstein.
Julien Green
Terrible formule de Walter Benjamin (cité dans le livre d’Anne Roche) à propos de Julien Green : « Au domicile de l’enfance, vidé de ses meubles, il rassemble au balai les traces laissées par l’existence de nos parents. » (p.105)
Lectures de l’enfance
Belle évocation des premières lectures par Walter Benjamin même si Anne Roche montre, très vite, ce qu’il en est en fait de ce qu’elle appelle « la fausse idylle » de L’Enfant lisant. « Quant à la lecture, les premières évocations semblent ouatées, euphoriques : "On était totalement livré pendant une semaine à la vie du texte qui vous enveloppait de façon douce et secrète, dense et incessante, comme des flocons de neige. (...) Ces lectures appartiennent à une époque où l’on inventait encore soi-même des histoires au lit. L’enfant flaire leurs traces à demi couvertes de neige. (...) Il doit encore déchiffrer les aventures du héros dans le tourbillon des lettres, comme une image et un message dans l’agitation des flocons (...) Et lorsqu’il se relève, il est tout entier recouvert par la neige de ses lectures." » (Extrait de Sens unique, cité par Anne Roche, p.110)
→ je mets cette description tellement fine et imagée des sensations en regard de ce que je redécouvre ces derniers temps, lisant aussi, en parallèle de mes lectures de poésie ou d’essais, des livres qu’on peut qualifier d’aventure, comme les Jules Verne, l’envoûtement que peut susciter un livre et cette sorte de voile que la lecture tend alors sur la vie des jours qui l’entourent.
Dissoudre la forme
Un échange entre Alain Veinstein et Dominique Fourcade sur la question cruciale de la forme, échange qu’il faudrait soumettre à Ivar Ch’Vavar et camarades dont je pense qu’ils ne seraient sans doute pas d’accord avec cette visée de Fourcade
A. V. — C'est-à-dire que le livre déploie une force, une intensité et pas une forme, pour revenir à notre sujet ?
D. F. — Oui, oui. Le livre doit déployer une intensité, une longueur d'onde, des longueurs d'onde, des croisements de longueurs d'onde, des long waves et des short waves, qui permettent au monde d'apparaître. Mais jamais à aucun moment ne se constitue en tant que telle une forme, sinon le monde devient rétif à la forme. Au fond, le vrai monde est rétif à la forme, et la forme, elle, veut tout le temps s'imposer au monde. À nous d'imaginer des formes sans cesse moins formes, en sorte qu'il y ait de plus en plus de monde.