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Rédigé par Florence Trocmé le 27 octobre 2018 à 11h17 | Lien permanent
(Les références des différents livres évoqués sont données à la fin)
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Le prix de traduction Etienne Dolet
Mardi 2 octobre 2018, remise du Prix de traduction Etienne Dolet Paris-Sorbonne à Mireille Gansel. Nous avons axé la soirée sur une version allégée de l’entretien paru dans Poezibao, trois jours auparavant. Et avons inséré au cœur de l’échange quelques brèves lectures, en rapport avec les différents auteurs abordés. Mireille Gansel a lu ses traductions de Reiner Kunze, Yehudi Menuhin et aussi de l’ethnologue Eugénie Goldstern. Elle a lu également des textes de Nelly Sachs et d’un poète vietnamien et pour ces deux lectures-là, les versions originales ont été données par Lucie Taïeb pour Nelly Sachs, en allemand donc et en vietnamien par Nga Nguyen, petite-fille du poète choisi par Mireille, Te Hanh. Une lecture cantillée comme c’est la tradition au Vietnam qui a fortement impressionné l’assistance. Notre entretien de Poezibao avec Mireille avait été beaucoup travaillé et a donné une structure solide à la soirée qui de l’avis des présents fut un moment très fort et passionnant.
Une autre remise de Prix
Pour cette remise-là, je n’étais que spectatrice et pas du tout actrice. Il s’agissait de la remise du Prix de l’Essai Walter Benjamin à Anne Roche, pour son livre Exercices sur le tracé des ombres, Walter Benjamin dont il a été largement question déjà et dont il sera encore question dans ce Flotoir. Lieu : la magnifique librairie Vrin, place de la Sorbonne, temple de la philosophie. La rencontre était animée par Christian Tarting qui a présenté les éditions Chemins de ronde qui éditent le livre. Anne Roche a évoqué longuement, avant la lecture, un moment d’une rencontre, la veille, à Port Bou, près du monument mémorial de Walter Benjamin conçu par le sculpteur Dani Karavan, avec une performance de la fille du sculpteur qui est danseuse. Je ne connaissais pas ce mémorial, c’est très impressionnant cette sorte de tunnel-couloir à la fois symbole d’enfermement, d’impuissance et d’ouverture sur la mer, le ciel.
Gestes et enfant
En parallèle avec la lecture d’Avec l’Enfant de Boris Wolowiec (éditions Lurlure), j’ouvre au hasard Gestes publié au Cadran Ligné. Je note cela, magnifique : « dormir paré par l’incroyable de la respiration » (p.8). Je relève aussi ce très étrange canal ouvert, page 10, entre Babel et Golgotha. Outre l’irruption si rare chez Wolowiec, de noms propres, ce rapprochement me surprend.
Travailler sa lecture
Certaines lectures doivent se travailler. La lecture de Wolowiec, de Philippe Jaffeux ou de Ch’Vavar se travaille comme un morceau de piano. Mise en place après repérages d’usage (mesure, tonalité pour la musique) puis reprises, parfois maintes et maintes fois, des passages qu’en fait on ne comprend pas, comme c’est souvent le cas en musique pour quelque chose qui ne se place pas dans ou sous les doigts. Et c’est le plus souvent une question de phrasé ! Laisser reposer, reprendre, etc. et puis, in fine, lâcher prise. La lecture de textes où le sens manifeste n’est pas premier peut se faire sur ce mode-là.
Sens Unique
La rencontre autour d’Anne Roche et de son livre sur Walter Benjamin m’a donné envie de lire la préface de Jean Lacoste à Sens unique et à Enfance berlinoise (10/18, 2000). Il y est notamment question du passé qui reste en souffrance. Que pouvons faire, que devons-nous faire pour ce passé qui reste en souffrance ? « Le passé pour Benjamin est un avenir mort-né », écrit Jean Lacoste. C’est terrible et vertigineux y compris si on lit cela en réfléchissant aux temps grammaticaux (p. III). « Le passé pour Benjamin est un avenir mort-né. Or, dans les Thèses sur la philosophie de l’histoire, Benjamin formule dans des termes semblables la tâche de ce qu'il appelle le "matérialisme historique" : celui-ci doit retrouver le passé qui reste en souffrance, les aspirations oubliées, les espoirs de bonheur déçus des vaincus de l'histoire. L'histoire, pour Benjamin, est une seule et unique catastrophe qui ne cesse d'amonceler des ruines : ces ruines, ce sont les éternels vaincus, les humiliés et les offensés de la faim et de la misère, les espérances brisées, les promesses oubliées. L’enfant est victime d'une semblable catastrophe : il, devient adulte, non au terme d'une évolution, par un "progrès" continu, mais à la suite de désastres sans recours. L'"historiographie matérialiste", telle que la voit Benjamin, a pour mission de "brosser l'histoire à rebrousse-poil", autrement dit de redonner la parole aux vaincus, aux oubliés de l'histoire ; de même, l'écrivain adulte exhume dans le passé les promesses et les avertissements enfouis de son enfance. "Il existe une entente tacite entre les générations passées et la nôtre." Cette solidarité mystique des hommes dans l'histoire existe aussi entre l’adulte et l’enfant. » (p. III). Et plus loin évocation de la promesse utopique d’un monde meilleur (...) libéré de la corvée d’être utile (...) sans le péché de la domination.
L’enfant mort qui est en nous
Jean Lacoste écrit : « Enfance Berlinoise doit peut-être son existence à cette étrange et belle idée théologico-mystique : nous avons envers l’enfant mort qui est en nous la même responsabilité qu’envers les espérances toujours en souffrance du passé ».
De la citation et singulièrement de la citation tronquée
La citation volontairement tronquée : pour la rendre plus percutante ? Pratiquer la citation tronquée, est-ce juste, honnête, n’est-ce pas faire violence au texte ? Ou bien est-ce se l’approprier dans le but de la relancer, mais alors n’est-elle pas faussée ? [Dans le domaine politique contemporain, c’est toute la question de la petite phrase sortie de son contexte.]
Au-delà de la citation tronquée, se pose toute la question du prélèvement citationnel. De son côté dénaturant par rapport à son tissu d’origine. Seraient-ce la nature et la qualité ainsi que l’honnêteté de la transplantation qui l’autoriseraient ?
On peut aussi voir la citation, tronquée ou non (mais n’est-elle pas de facto automatiquement du tronqué même si elle semble entière à la virgule près), comme une possibilité donnée au lecteur de faire son propre travail. Comment il peut remplir, imaginer les parties manquantes, se faire archéologue. La citation tronquée comme une statue morcelée.
Boris Wolowiec
Me frappe l’insistance testeuse de l’écrivain. Il y a une intuition de départ, l’amorce de chaque paragraphe, que la langue va torturer, pousser dans ses retranchements. L’écrivain peut partir d’une formule simple, apparemment compréhensible par tous et aboutir en quatre ou cinq phrases à quelque chose dont on ne sait pas par quel fil cela tient encore au sens premier. « L’enfant joue avec les machines du pareil, avec les machines du pareil au même. L’enfant joue avec les machines du pareil à comme avec les machines du à pareil. » (p.76)
Il met en doute (en joue aussi) ses propres assertions et les démonte avec les éléments mêmes de son assertion. Il scie tranquillement la branche sur laquelle il est assis, en compagnie du lecteur.
L’aura
Dans ce contexte, devant une présence du mot aura dans le texte, on se demande un instant si c’est l’aura au sens de Benjamin ou le futur du verbe avoir, avant de se ranger à la première hypothèse. [Les questions idiotes qui viennent sont peut-être les bonnes questions, qu’il faudrait avoir le courage de ne pas censurer. Cf Ch’Vavar qui sait s’assumer en « Grand-Con » ou proclame régulièrement son idiotie.]
Permutation
Il y a des jeux de permutations constants dans les textes de Boris Wolowiec, peut-être selon des méthodes empruntées aux mathématiques (je serais bien incapable d’en juger, c’est une simple hypothèse). Permutation des mots et à l’intérieur même des mots. A une ligne de distance, les mots engin et génie, est-ce hasard, non bien sûr ! Usage des choses comme engins (...) usage des choses comme génies de l’âge ». (p.78)
Du lyrisme
Dans improvisations et arrangements (P.O.L.), forts propos de Dominique Fourcade en conversation avec Mathieu Bénézet. Il y est question d’un travail non accompli de « nettoyage de la résonance » : « Ceux qui ont donné l’exemple du nettoyage de la résonance, par exemple, ce sont les musiciens : Webern ou Monk ». Un peu plus loin, avertissement à tous les écrivains : « Il faut se méfier de la promesse des mots » [80% au moins des livres reçus suivent aveuglément la promesse des mots, pente savonneuse !!!]. Fourcade explique ensuite qu’il a tenté de travailler à une structure « où tout puisse se produire de toutes les directions possibles et simultanément, en sorte que toute exaltation soit brisée par la modestie des arrivées simultanées et en sorte de maintenir une sorte de basse continue extrêmement modeste. » (p. 231). Il poursuit : « Je pense que le mot à mot de l’ordinaire, le presque rien du tout simple, est un des visages d’une grande tentative lyrique aujourd’hui. Les poètes américains ont donné des exemples de ça bien sûr : Gertrude Stein ou George Oppen, ou les objectivistes, ou Olson, les Maximus Poems, c’est quand même d’un extraordinaire lyrisme, c’est tuned down ; ça baisse de ton, à chaque instant on est rappelé à l’ordre, en ce sens qu’il faut baisser le ton. Je pense qu’il y a dans la chose "mot" la plus modestement posée, placée, une extraordinaire profusion lyrique simple, et à ce moment-là une vibration très très neutre, et qu’on doit arriver à ça. » (p.231)
Cadence et rage de tout dire
À relever aussi la nécessité de « casser la cadence ». Et de se déprendre de la rage de vouloir tout dire : « Nous avons en nous une rage de vouloir tout dire qui est une déportation, on est déporté par ce très intense instinct de vouloir tout dire, mais la poésie n’a pas à tout dire (...) Il y a un devoir d’attention à l’écriture et à ses excès ou à ce à quoi elle nous emporte, nous emporterait, vers quoi elle nous déporterait »
→ Cette pente est une jouissance, une facilité. Là encore une part immense de la production poétique contemporaine repose sur cette griserie de « ce qui vient », une fois que l’écriture est amorcée. Le poète doit allumer tous les contre-feux nécessaires, se défier de cette pente délectable, résister à ce mouvement justement dit par Fourcade de déportation. Donc qui dévie par rapport à un axe. « Je crois que le lyrisme moderne consiste dans la qualité d’attention portée et qui ne doit pas tomber dans un contrôle ni dans une affectation. »
→ Et c’est bien là toute la difficulté, assénée en quelque sorte par la deuxième partie de la phrase, l’autre risque : le contrôle délétère, qui tue ou pire encore, l’affectation, autrement dit l’imposture. La marge est très, très étroite. « Il faut que ce soit sans retenue et il faut que ce soit contenu ». Fourcade conclut : « On ne peut pas faire que la page ne soit pas un théâtre, il faut la rendre le moins théâtrale possible, et le moins ce sera théâtral, ce théâtre obligatoire, le plus dramatique et intérieurement lyrique ce sera. » (p.232)
Émotion et révélation
Je relève dans une note d’Ariane Lüthi pour Poezibao sur le livre Rondes de Nuit d’Amaury Nauroy : « (...) Amaury Nauroy voulut dès lors en savoir plus sur Mermod, et la rencontre avec Jaccottet est vécue comme une initiation ("toute émotion vraie est source de révélation"). Ce sont en effet les paroles "simples, mais fortes" de Jaccottet qui causent le déclic : "Lorsque nous sommes saisis d’enthousiasme, et donc d’émerveillement face à un paysage ou à la vie d’un homme – peu importe ! – nous subissons aussi comme une initiation l’épreuve d’un réel plus authentiquement réel. Voilà ma conviction." »
→ je suis très sensible à la dimension sensible, affective, émotionnelle de la rencontre avec une œuvre, un lieu, une personne. Il me semble qu’à l’origine de toute forme d’élan, de mouvement m’entraînant vers quelqu’un ou quelque chose, il y a une composante sensible, qui fait que cela peut devenir une source de révélation. Si cette corde sensible ne vibre pas, je passe mon chemin.
Individu et monde
Cette remarque de Thomas Mann, dans La Montagne magique, qui sonne terriblement « contemporaine » : « Ce que l’homme vit en individu, c’est non seulement sa vie personnelle, mais aussi, consciemment ou non, celle de son époque et de ses contemporains ; il a beau tenir pour des données absolues et évidentes les fondements généraux et impersonnels de son existence, et être à cent lieues, comme ce brave Hans Castorp, d’avoir l’idée de les critiquer, il est fort possible qu’il se sente vaguement lésé, dans son bien-être moral, par leurs déficits. Un individu peut avoir en tête divers buts, objectifs, espoirs et perspectives, et y puiser l’impulsion d’aller vers des efforts et des activités élevés ; mais si l’impersonnalité ambiante et l’époque elle-même sont en fait dépourvues d’espoirs et de perspectives, en dépit de leur apparente animation, si cette époque lui apparaît en secret dénuée d’espoirs, de perspectives et de résolution, et si elle répond par un silence fort creux à la question qu’il pose bel et bien, sciemment ou non, celle du sens de tout effort et de toute activité, sens suprême et ultime, dépassant l’individualité, cet état de choses ne manquera pas d’avoir un effet plus ou moins paralysant, notamment sur des êtres d’une grande intégrité, et cet effet, loin de s’arrêter à la sphère psychique et morale, s’étendra à la partie physique et organique de l’individu. » (Thomas Mann, La Montagne magique, traduction de Claire de Oliveira)
Affinités
Je reviens à la préface de Jean Lacoste pour Sens unique et Une Enfance berlinoise de Walter Benjamin (10/18). « Le mot affinité trouve ici toute sa valeur : c’est une propriété des choses, hors de nous, mais une propriété magique, obscure, qui échappe à l’entendement. Les rapprochements multiples que découvre Benjamin, à tous les niveaux, les associations à l’intérieur d’un paragraphe ("Architecture intérieure"), entre le sens du paragraphe et le titre ("Ministère de l’intérieur"), entre les titres eux-mêmes engendrent des images révélatrices, fournissent une connaissance, indiquent une loi. ». Auparavant, Lacoste avait marqué ce tournant dans la pratique du jeune Walter Benjamin passant de l’aphorisme désabusé à la chose vue, au détail révélateur, au document. « La rue à sens unique va alors devenir comme un schème au sens kantien, une garantie d’objectivité, une manière de passer de la subjectivité des impressions à la construction d’un objet dans l’espace. » (p. VII).
→ c’est un peu comme si le cœur même d’une subjectivité pouvait être ce point d’un four solaire où différents rayons se rencontrent et entrent en fusion lumineuse. Ces affinités sont aussi une des ressources du Flotoir, il me semble. Les laisser s’établir, jouer.
Thoreau et Thomas Mann
Rencontre de Thoreau, dans l’introduction de Walden et de Thomas Mann, dans La Montagne magique, sur la question de l’aliénation du travail. Thoreau : « He has no time to be anything but a machine » et Thomas Mann : « Hans pouvait-il ne pas estimer le travail ? C’eût été contre nature. Dans cette conjoncture, il ne pouvait le trouver qu’éminemment respectable, car, au fond, rien ne valait d’être respecté en dehors du travail. C’était le principe auquel on satisfaisait ou non, et l’absolu de l’époque. En quelque sorte, le travail était à lui-même sa propre réponse. »
Deux sons
Le bruit du chalumeau, sur le toit mitoyen et en contrebas de mon perchoir, sur lequel on refait l’étanchéité. Le disque de Leif Ove Andsnes consacré à Sibelius et ce petit thème récurrent qui pointe dans différentes pièces de ce disque.
La destruction des histoires
Dans un grand entretien d’Alexandre Kluge avec En attendant Nadeau, à l’occasion de la sortie du deuxième tome de La Chronique des sentiments, chez P.O.L., je relève : « Au cirque, il y a deux positions : sur la corde, tout en haut ; et sur le cercle, tout en bas. Mais il se passe un renversement très dangereux, quand le sol disparaît. C’est arrivé à Fukushima, avec le tremblement de terre. En Europe, cela passe par la destruction des histoires. Dans les histoires que racontent la littérature ou l’opéra, le sol est ferme sous nos pieds et pendant trois générations c’est toujours la même histoire. Aujourd’hui, une narration n’est valable que pour dix ans. Comment pourrais-je raconter Énée qui fuit Troie, arrive en Afrique, "tue" Didon, fonde Rome, les Grecs parvenant à réaliser ce qu’ils voulaient faire à Troie ? C’est une histoire circulaire. Mais, chez nous, les histoires se sont arrêtées. »
Je note aussi cette remarque, qui fait sourire mais qui porte loin : « Ma mère était antipoétique, très pratique. Elle riait volontiers. Elle m’a appris la joie de rire, le plaisir de la brièveté aussi, car elle était très impatiente, elle n’écoutait qu’un seul vers d’un poème. Mon père était l’opposé, un médecin qui aimait l’opéra. Les deux n’allaient pas ensemble. Tous ces livres sont des traités de paix pour que ces personnes séparées se remettent ensemble. »
La relation France-Allemagne
Cela encore, tellement fécond pour la pensée : « Les récits de l’Allemagne et de la France avancent de manière parallèle. C’est lorsqu’ils se frottent que ça devient intéressant. L’Allemagne et la France vivent comme un couple : après s’être combattues pendant des siècles, elles vivent dans une indifférence amicale. Nous, nous devons remettre nos parents ensemble, définitivement. Nous devons commencer par la partie la plus difficile. Nos histoires ne sont pas correctes, mais nous devons nous les raconter mutuellement aussi longtemps que possible. Bien sûr, si l’on s’en tient aux discours convenus de Bruxelles, on ne va jamais se comprendre. Mais si vous vous occupez de Louis-Ferdinand Céline, et moi de Ernst Jünger, ça marchera parce que tous deux sont des venins. Un venin, ça tue, mais ça permet aussi de s’immuniser. On doit donc essayer de mettre un Allemand dans un cerveau français, et vice versa. Et ensemble, on pourra s’occuper du Japon. Et ainsi de suite. »
Raconter, dit-il
« Ce n’est pas vrai qu’il y avait des animaux sur l’arche de Noé, c’étaient des écrits saints qui s’en allaient au mont Ararat. Nous sommes les marins de ce bateau que nous devons remplir, mais le déluge est là. Autrefois, Hugo et Balzac décrivaient une réalité qui était consistante pour eux. Ce n’est plus vrai pour nous. Nous n’avons plus de continuité. Je le répète : il faut partir de ce qui nous arrive maintenant. »
Décapant aussi
A la question de son rapport aux langues étrangères, il répond : « J’aimerais parler avec Ovide en latin. Mais ce qui me séduit beaucoup, c’est ce qui est écrit en allemand. J’aimerais le transcrire dans une langue plus civilisée et le mettre dans le bateau. La langue allemande est un radeau, alors que la langue française est une péniche. Pourtant, quand Proust est traduit en allemand par Walter Benjamin, il devient meilleur qu’en français. Et Heidegger est bien meilleur quand il est traduit ! »
Et pour finir avec ces longues citations, cela, magnifique : « Je suis un archéologue. Je travaille à partir de quelques os et de quelques pierres que je dois trouver et rassembler. »
Un son encore
Le petit thème, ou son frère ou sa sœur, retrouvé à plusieurs reprises dans le disque de piano de Sibelius de Leif Ove Andsnes et que je j'entends aussi, peut-être sous une forme un peu différente dans la IIème symphonie.
Walter Benjamin et le téléphone
Je lis dans Sens Unique deux textes extraordinaires et très intéressants. Le premier évoque le téléphone, dans l’enfance de Benjamin, l’intrusion représenté par l’appel d’un de ses amis à l’heure de la sieste de ses parents. Lire un texte écrit il y a 90 ans (il parut en 1928) à la lueur (bougies / lampe électrique / LED) d’aujourd’hui. Ce qu’il dit du téléphone encore si nouveau, un peu exceptionnel, en pensant à ce qu’il est devenu dans les vies d’aujourd’hui.
Puis la chasse aux papillons, si peu de lignes, une tragédie en miniature, un conte philosophique, une si haute condensation de pensée.
Les noms de l’enfance
Cette remarque de Walter Benjamin, toujours dans Sens Unique : « Cette nature insondable qu’ont pour l’adulte les noms de l’enfance. » (p. 25) Cette réflexion si présente aussi chez Proust. Je note les profondes analogies Proust/Benjamin [ce dernier a traduit Proust en allemand] via les lieux intérieurs et extérieurs explorés, et par la densité de la pensée comme par la complexité des phrases. Chez certains auteurs à peine une petite pensée banale diluée sur des pages, des milliers de cm2 de papier. Chez Benjamin, dans ces textes de Sens Unique, « Le téléphone », « Chasse aux papillons », peut-être vingt à trente pistes de réflexion potentielles (et qui de plus se renouvelleront, c’est évident, de génération en génération) dans une surface de 238 cm2, pour « Chasse aux papillons » !
Apaiser mes scrupules
Sans cesse je lutte contre mes scrupules dans l’opération de tri et de rangement des livres. Publiant une note de lecture de Tristan Félix sur un livre de Gabriel Zimmermann, je tombe sur un texte que ce dernier a publié dans son blog sur ce sujet. Il part de la bibliothèque d’Alberto Manguel avec ses trente mille livres, laquelle m’a beaucoup fait rêver, mais il va en déconstruire petit à petit l’image pour se camper en anti-Manguel, non pas quelqu’un dont la bibliothèque comme l’univers serait en expansion infinie (pour l’univers on n’en est plus si sûr, le big Crunch fait partie des hypothèses) mais au contraire quelqu’un dont la bibliothèque se concentre, se condense. « Bien qu’enlever des livres de ma bibliothèque m’ait d’abord paru violent, quasi démagogue, négateur des arts et de l’imaginaire, j’entrevis le bienfait d’un tel acte. Ces textes inertes, prévisibles, d’une contemporanéité avide de plaire immédiatement et qui cinq, trois, deux, un an après les avoir lus, m’indifféreraient plus qu’un cageot trempé de pluie ; en les ôtant de mes étagères et en les séparant des livres qui avait éduqué mon cœur, ces livres séismes où je revenais avec faim et humilité, comme on entrerait à petits pas dans un palais de feu ; (...) ; j’avais trié. »
Dans le fondu enchaîné des lectures
Parfois dans le fondu enchaîné des lectures -de plus en plus mon mode de lire- surgit un conflit. Voici par exemple, alors que je referme Walter Benjamin et ouvre Boris Wolowiec, qu’une impossibilité apparaît. Je ne peux venant des papillons benjaminiens entrer dans les « Règles de l’Enfant ». Le choc est trop rude. Physique presque avec l’impression de passer d’un salon bourgeois capitonné et d’un jardin foisonnant à une salle de bains toute blanche, clinique même. Polarisation de la plaque sensible. Et soudain c’est Alexander Kluge qui m’appelle. Je vais chercher l’énorme Chronique des sentiments, Livre II, Inquiétance du temps, dans l’édition dirigée par Vincent Pauval qui vient de paraître chez P.O.L. L’avant-propos me requière avec cette idée de permettre aux histoires d’aller et venir entre les deux rives du Rhin, en une sorte d’espace Schengen poétique. Le nom Schengen s’est tellement chargé ces dernières années que j’ai du mal à imaginer qu’on puisse lui associer des contes, de la poésie. Mais Kluge cite Heiner Müller : « Le poétique c’est faire collecte ». Et Kluge de donner une belle démonstration de son idée en rapprochant un conte de Grimm et la réalité européenne. Pour la jeune Chattelise du conte la porte a tellement d’importance qu’elle ne veut pas la laisser derrière elle en quittant la maison et l’emporte. Des cambrioleurs bien sûr la dépouillent cette maison mais voilà que des mains de Chattelise, cachée tout près dans un arbre, la porte s’échappe et tombe au milieu des voleurs qui s’enfuient de terreur. « S’agissant de la protection des frontières extérieures de l’Europe, je souhaiterais qu’on ait un peu ce double regard qui distingue entre récit et simple information, avec un œil sur les faits, un autre sur les désirs » (p.10)
L’inquiétance
Beau néologisme dont j’aimerais connaître la source allemande. « Inquiétance du temps », c’est le sous-titre du volume II de Chronique des sentiments d’Alexander Kluge alors qu’il semble qu’en allemand le sous-titre du deuxième volume de Chronik der Gefühle soit Lebensläufe, Lebenslauf étant le curriculum vitae. L’inquiétance fait bien sûr penser à l’intranquillité de Pessoa. J’ai le sentiment qu’il doit s’agir ici d’un sentiment plus général, touchant au collectif plus qu’au personnel. Cependant ce paragraphe peut aussi nous éclairer : « Le terrain où opère l’inquiétance du temps est celui des cours de vies. Les temps qui séparent naissance et bombe. Quand les vies sont déchirées par le cours de l’histoire, la poétique ne saurait les raccommoder, les recoller, ou les recoudre. En revanche, s’il s’agit de comprendre ce que le monde nous réserve, elle a la capacité de créer des relations. Elle compose des toiles, à l’instar d’Arachné, cette jeune tisseuse lydienne transformée en araignée, sœur éloignée d’Internet. » (p.10)
Je persiste et finis par trouver cela : « Unheimlichkeit der Zeit », tel était en 1977, au temps de l'« automne allemand », le sous-titre des Nette Geschichten. Hefte 1-18 d'Alexander Kluge. Les notions de « Unheimlichkeit » et « das Unheimliche », conduisent les traducteurs sur une double ligne de décisions : « Das Unheimliche » décrit par Freud dans son célèbre essai (1919), que Marie Bonaparte rendit par « L'inquiétante étrangeté », et « das Unheimliche » par lequel Heidegger traduisit dans son Introduction à la métaphysique (1935) le « deinifin » du choeur d'Antigone de Sophocle (v. 332). Freud voyait dans le rapprochement de « heimlich », le plus intime et le plus dissimulé, et d'« unheimlich », ce qui « aurait dû rester caché et apparaît au grand jour » (Schelling), le sentiment paradoxal d'un ailleurs aussi inquiétant que familier. L'édition complète de Freud optera en 1985 pour « l'inquiétant » et « l'inquiétance », puisque l’« inquiétante étrangeté » posait une « étrangeté première qui serait affectée du prédicat d’"inquiétant" » (Janine Altounian). Mais dès 1980, Gilbert Kahn avait traduit I'« Unheimlichkeit » par « inquiétance » dans L'Introduction à la métaphysique de Heidegger. Chez Alexander Kluge, l’« Unheimlichkeit der Zeit » renvoie aux esprits de vengeance qui criblent le temps-monde et ses cours de vie. Le temps se fait inquiétance lorsque tout devient irréel, « aspire de tous ses sens » à une autre effectivité. Le sens, les sens s'ébranlent dans l’inquiétance d'une « longue marche de la confiance originelle », au risque de « chuter hors de la réalité. .
Et en fait cette explication se trouve dans le livre lui-même mais il faut bien la chercher (p. 1131).
La collecte
J’avance, pour l’instant sans accrocher vraiment, dans le livre d’Alexander Kluge, Chronique des Sentiments, II. C’est une suite de faits, la plupart du temps de nature sociologique, politique, historique, dont je peine encore à trouver le liant. Mais je repense constamment à la remarque d’Heiner Müller, le poétique c’est la collecte. Je ne peux qu’être sensible à cela, étant plus attachée à collecter et à redistribuer qu’à inventer du nouveau dont je sais qu’il n’aura pas la force de passer la rampe du futur, même s’il peut momentanément faire un peu sens. Je reviens aussi vers En Attendant Nadeau et je lis un article de Shoshana Rappaport-Jaccottet sur le livre de Kluge. Je note particulièrement cette description du texte en « éboulis historiques, sociologiques, ou romanesques, tous lestés idéologiquement, sortes de "météores" lancés de plein fouet dans la vitesse foudroyante des décennies » (En attendant Nadeau, n°64) à rapprocher de cette citation de Kluge lui-même : « Ces récits interrogent l’idée de tradition sous des angles très différents. Il y est question de parcours de vie, inventés pour certains, d’autres non : ensemble ils racontent une triste histoire. Prévenons qu’ils pourront contenir de brefs passages documentaires ou quelques insertions de textes étrangers ; » Il va s’agir « donner à lire l’expérience du passé, pour tenter de se prémunir contre la capacité mortifère de toute répétition, et de chercher, de l’autre, à déchiffrer les catastrophes passées comme autant d’événements annonciateurs, en inventoriant les faits dans la temporalité qui fut la leur. ». Shoshana Rappaport relève aussi, il faudra y être attentive, une « capacité d’émerveillement amusée, empruntée peut-être à l’enfance (voir ces légendes, ces photographies, ces cartes, ces dessins parsemés dans l’ouvrage monumental, et qui tracent encore d’autres trames souterraines, pensives, comme rêvées ! ». Et de conclure « les récits se récoltent, s’ajoutent, se composent comme autant de strates, de terreaux imaginaires, comme autant de labyrinthes prospectifs. Il y a chez Alexander Kluge une vigueur, un savoir encyclopédique, une confiance dans la force de la pensée, liée à sa capacité novatrice, ingénieuse, inhabituelle, d’éclairer, d’expliciter la profondeur d’une réflexion, d’une invention qui réjouit le lecteur devenu d’emblée plus intelligent. »
→ Ces mots empruntés à l’article de En attendant Nadeau comme un encouragement à continuer une lecture qui pour l’instant me laisse désemparée et ne me capte pas vraiment. Et je collecte cet autre viatique, de la plume même de Kluge : « Un monde fonctionnalisé, globalisé, donne naissance à des phantasmes. La seule façon d’y remédier, c’est de produire des contre-récits ». (p.11)
Terrible et magnifique
Et terrible et magnifique contraste : cinquante pages de faits (Kluge) ; cinquante lignes de Walter Benjamin. D’une part une surface froide, plate, sur laquelle âme et esprit glissent ; d’autre part, un massif de sensations complexes, composites, chacune entrée d’un long tunnel ou d’un labyrinthe de pensées, d’idées, de questions. Chez Benjamin la platitude est travaillée en couches, en strates, comme si un peintre faisait ses glacis, repassait indéfiniment le pinceau pour donner de la profondeur à sa couleur, la variant infimement à chaque passage. Chez Kluge pour l’instant le corps du texte est plat, une strate unique et c’est sans doute dans la juxtaposition que tout se joue. Il se peut que chez l’un comme chez l’autre, tout joue, le proche et le lointain, le vertical et l’horizontal, la surface et la profondeur.
Benjamin et le conteur
Walter Benjamin encore, dans « Le Conteur » [Benjamin avait lui-même écrit une première traduction en français, sous le titre Le narrateur mais Maurice de Gandillac dans sa traduction a repris le titre Le conteur].« L’art de conter est en train de se perdre, écrit Benjamin, en 1936. Il est de plus en plus rare de rencontrer des gens qui sachent raconter une histoire. Et s’il advient qu’en société quelqu’un réclame une histoire, une gêne de plus en plus manifeste se fait dans l’assistance. C’est comme si nous avions été privés d’une faculté qui nous semblait inaliénable, la plus assurée entre toute : la faculté d’échanger des expériences. » (Walter Benjamin, Œuvres, vol.III, Folio Essais, p. 115)
Récit, roman
Benjamin pense que l’apparition du roman au début des Temps modernes (Don Quichotte) est le premier indice d’un processus de déclin du récit. Le roman suppose le livre, son support. Il ne vient pas de la tradition orale et n’y conduit pas.
Importance de l’expérience
« Le conteur emprunte la matière de son récit à l’expérience. La sienne ou celle qui lui a été rapportée par autrui » alors que « Le lieu de naissance du roman, c’est l’individu dans sa solitude, qui ne peut plus traduire sous forme exemplaire ce qui lui tient le plus à cœur, parce qu’il ne reçoit plus de conseils et ne sait pas en donner. » (p.212)
Histoires et informations
Passages très intéressants aussi où Benjamin, déjà, dénonce le flot des informations. Le roman lui -même en voie d’être remplacé par l’information : « Si l’art de conter est devenu chose rare, cela tient avant tout aux progrès de l’information ». Ce que Benjamin n’a pas connu c’est la tentative de recomposer cette information sous forme de récits, comme seule forme susceptible de retenir l’esprit surchargés des contemporains, seule possibilité d’occuper du temps de cerveau. Ce que l’on nomme parfois le storytelling. « Chaque matin on nous informe des derniers évènements survenus à la surface du globe. Et pourtant nous sommes pauvres en histoire. Jeder Morgen unterrichtet uns über die Neuigkeiten des Erdkreises. Und doch sind wir an merkwürdigen Geschichten arm
Ce pourrait être l’opposition entre une histoire comme celle de P’tit Bonhomme et le livre de Kluge.
Art de Benjamin
Art extraordinaire de Walter Benjamin dans Sens unique d’enchâsser, emboîter les différents niveaux de sens. Derrière le récit en apparence simple, par exemple la visite de l’enfant à une vieille tante, il met en branle toute une machinerie complexe d’allusions, de références, il brouille au besoin et à dessein les temporalités. (Walter Benjamin, Sens unique, 10/18, pp. 130 et 131.
Une stratégie de lecture
Compte tenu de ce que j’ai écrit dernièrement sur certains fondus enchaînés de lecture impossibles, il me faut considérer la pile de livres sur le tabouret à côté de moi et faire preuve de stratégie dans l’ordre et séquence de lecture. Un peu comme on ne met pas deux ennemis côte-à-côte à table ou certains livres ensemble dans une bibliothèque les condamnant à une éternité de tensions douloureuses.
Deux fois
Chapitre « Fiction de l’enfant », dans Avec l’Enfant, de Boris Wolowiec. Je lis « L’enfant amalgame la fantaisie d’avoir et la clarté de devenir
L’enfant amalgame la fantaisie d’avoir et la clarté de devenir »
Même phrase, mais avec une petite différence de chasse (espaces double entre la plupart des mot de la première phrase. Erreur ou indice ? Le livre est très soigné et travaillé, ce qui fait pencher en faveur de l’hypothèse 2. En vertu de l’amalgame ? Sur fond d’interrogation sur le lâche ou le resserré dans la typographie employée dans les courriels, les textes et pour les sites.
Selon la fantaisie de l’enfant
« Selon la fantaisie de l’enfant, les mots surviennent comme des choses. Selon la fantaisie de l’enfant, les mots surviennent aussi comme des choses qui se trouvent à l’intérieur de la tête. L’enfant touche ainsi les mots à l’intérieur de sa tête exactement de la même manière que les choses au dehors. » (p.92)
Attraction
Il y a comme une forme d’attraction exercée par le livre d’Alexander Kluge, un peu inexplicable. Belles considérations sur le calendrier révolutionnaire. Amusante ou infiniment triste la visite (réelle ou inventée) de Karl Marx (1818-1883) jeune homme à Hölderlin (1770-1843) déjà dans sa tour à Tübingen. Une rapide recherche révèle que cette visite est de pure fiction et qu’elle est imaginée par Peter Weiss dans une pièce intitulée Hölderlin. Dans cet article, on peut trouver aussi d’autres éléments qui expliquent l’ensemble de ce court récit de Kluge.
Le poème...fleuve
Dans le beau feuilleton de Pierre Vinclair pour Poezibao, je relève cette citation : « lorsque la forme est difficile à déceler (lorsque les vers paraissent se succéder dans le chaos sur la page), un principe d’unification très fort intervient souvent au niveau du livre. C’est de cette manière que l’on peut comprendre l’intérêt du "poème long" dans la poésie contemporaine, où le schème global prenant la priorité sur la forme, il délivre un souffle, une longue haleine, qui permet d’avancer malgré les difficultés de l’illisibilité locale. Cette recherche dialectique de l’unité ouverte d’une pluralité au niveau du livre, nous permet de comprendre, me semble-t-il un trope assez singulier du poème long contemporain : la descente du fleuve.
On le retrouve, outre chez Venaille [La Descente de l’Escaut], de William Carlos Williams dans Paterson (1946-1958), à Patrick Beurard-Valdoye dans Mossa (2002) ou Alice Oswald dans Dart (2002). »
Jacqueline Du Pré
« On ne peut apporter que des choses qu’on ressent », dit la grande violoncelliste Jacqueline Du Pré dans cet émouvant entretien alors qu’elle est déjà très handicapée par sa sclérose en plaques. Elle est morte le 19 octobre 1987. Elle fut l’épouse de Daniel Barenboïm. La personne qui l’interroge lui dit un peu terriblement : « Vous parlez beaucoup mieux de la musique depuis que vous ne pouvez plus en jouer ». Elle lui répond « j’ai dû utiliser ma bouche au lieu de mes mains ». Flotoir
Un conteur
Kluge est-il un conteur, ce conteur dont parle Walter Benjamin : « l’art du conteur consiste pour moitié à savoir rapporter une histoire sans y mêler d’explications » ? Il raconte des histoires, il les laisse parler, il ne les explique pas, il les laisse se frotter surtout les unes contre les autres. (Benjamin cité par Anne Roche, Exercices sur le tracé des ombres, p. 236 et dans « Le conteur », œuvres III).
Information et récit
« L’information n’a de valeur qu’à l’instant où elle est nouvelle. Elle ne vit qu’en cet instant, elle doit s’abandonner entièrement à lui et s’ouvrir à lui sans perdre de temps. Il n’en est pas de même du récit : il ne se livre pas. Il garde sa force rassemblée en lui, et offre longtemps encore matière à développement. »
→ L’information se déprécie très vite, vire au réchauffé dès qu’elle a commencé à se propager (réchauffé et ressassé, ad nauseam, voir les chaînes d’information en continu). Le récit lui s’enrichit de sa propagation, se renouvelle, s’étoffe, bifurque, bref vit de sa diffusion, dans une forme souvent d’anonymat. Il est bon aussi que le récit ait une part d’ambiguïté, d’indécision, une fin ouverte par exemple.
Mémoire du récit, caducité du roman
« Rien ne recommande plus durablement les histoires à la mémoire que cette pudique concision qui la soustrait à l’analyse psychologique. » (p. 124). Cette surinterprétation trop fréquente dans le roman contemporain qui fait qu’il s’échappe, nous fuit à peine refermé alors que certains contes sont inoubliables et surtout racontables à l’infini. Je ne raconte pas le « dernier » Nothomb mais je raconte La Petite Fille aux allumettes, voire Histoire de Babar ou ou tel récit de Jules Verne qui sonne comme un conte.
Un colloque et une présence, Tania Mouraud.
J’ai assisté à une toute petite partie d’un colloque d’historiens sur le thème de la mémoire des guerres (« La France en guerre dans le second XXe Siècle, Représentations et mémoires contemporaines 2000-2017) La table ronde que j’ai suivie, animée par Anne, regroupait trois artistes mais c’est surtout à Tania Mouraud et à son propos que j’ai été sensible. Elle a perdu toute sa famille ou presque dans les camps, elle en a parlé de façon émouvante et humaine, parlé de sa mère notamment. Malheureusement la technique ne fonctionnait pas et le visionnage d’un extrait d’une de ses vidéos n’a pas été possible. Il s’agissait de la lente approche de l’enceinte d’un camp d’extermination, sous la pluie, filmé à travers la vitre d’une voiture, avec une musique d’inspiration klezmer à la clarinette. Tania Mouraud a raconté le choc que fut pour elle la découverte de cette musique, qui avait déclenché l’achat presqu’immédiat d’une clarinette et l’apprentissage de l’instrument.
La short story
Je parlais récemment de cette pratique publicitaire (elle est cela, en profondeur, même quand elle n’est publicité de prime abord) du storytelling. Or voici ce que Walter Benjamin écrivait déjà dans les années trente (en commençant par citer Paul Valéry !) : « "L’homme jadis imitait cette patience. Enluminures ; ivoires profondément refouillés ; pierres dures parfaitement polies et nettement gravées ; laques et peintures obtenues par la superposition d’une quantité de couches minces et translucides (...) Toutes ces productions d’une industrie opiniâtre et vertueuse ne se font guère plus, et le temps est passé où le temps ne comptait pas. L’homme d’aujourd’hui ne cultive point ce qui ne peut s’abréger." De fait, il est même parvenu à abréger le récit. Nous avons vu naître la short story, qui s’est arrachée à la tradition orale et ne permet plus cette lente superposition de couches minces et translucides, où l’on peut voir l’image la plus exacte de la façon dont le parfait récit naît de l’accumulation de ses versions successives. » (Œuvres III, p.128)
Et Benjamin d’enfoncer le clou si besoin était citant de nouveau Valéry : « On dirait que l’affaiblissement dans les esprits de l’idée d’éternité coïncide avec le dégoût croissant des longues tâches. »
→ Et bien sûr ce phénomène n’a fait que s’amplifier, croissant au fur et à mesure que l’idée d’éternité s’amenuisait puis disparaissait. Aujourd’hui le temps presse et il est compté. C’est une monnaie aussi, hélas.
Deux conteurs
Benjamin parle de deux conteurs que je ne connais pas du tout et dont je tiens à relever le nom dans ce Flotoir qui est aussi mon armoire à trésors : Nikolaï Leskov autour duquel tourne son étude « Le conteur », « Der Erzähler » et Johann Peter Hebel. (p.131)
Déchargés du soin de démontrer et d’expliquer
Walter Benjamin pointe une importante différence entre le chroniqueur et l’historien : « En subordonnant le récit des évènements aux insondables desseins de la Providence divine, [les chroniqueurs] se sont d’emblée déchargés du soin de démontrer et d’expliquer. Ils y suppléent par l’interprétation, qui ne vise pas à enchaîner rigoureusement les évènements les uns aux autres, mais à les insérer dans le cours insondable du monde. »
Récits du Monde
En revenant de Bretagne, un arrêt à l’IMEC, pour voir l’exposition « Récits du monde » imaginée par Gilles A. Tiberghien, à partir des fonds de l’Institut. Toujours cette fascination pour ces restes écrits d’une vie, carnets, lettres, petites notes (et ici aussi des témoignages sonores ou même une valise). Gilles Tiberghien a construit un récit des récits, selon trois axes : Explorer, décrire et imaginer. Trois dimensions essentielles de l’appréhension du monde qu’il soit tout proche ou très éloigné de nous. Et la première pièce sur laquelle je suis tombée, ce fut de très bon augure, est une petite carte de la région antarctique annotée de la main de Jules Verne pour Le Sphinx des glaces. On pourrait dresser une liste de quelques-uns des plus marquants (pour soi !) items de cette assemblée de traces d’explorations ou d’inventions : une carte de Paris (1959) telle qu’on en voyait dans les classes dans les années 50, une boîte et des plaques de verre chromolithographiées pour lanterne magique (1910), un feuillet manuscrit de Victor Segalen de son Gauguin dans son dernier décor (1904), des photographies de la descente du fleuve Niger avec Jean Rouch (1946-1947), une carte postale et une lettre d’Henri Michaux à Alfredo Gangotena (1927), une lettre d’Antonin Artaud à Jean Paulhan, un montage de textes de Charles-Albert Cingria (1930), une cassette audio et un album de photos d’oiseaux du Tsavo en Afrique, du compositeur Jean-Louis Florentz (1984), une malle de voyage de Gisèle Freund (années 1940), un feuillet manuscrit du Rimbaud en Belgique et à Londres. Fin des Illuminations de Paterne Berrichon (1911), Une lettre de Claude Lévi-Strauss à Pierre Clastres (1963), un plan manuscrit du quartier de Robien à Saint-Brieuc de Christian Prigent (2012) et encore cette Carte du pôle Sud annotée par Jules Verne pour Le Sphinx des Glaces (1897). Un beau livre-catalogue accompagne l’exposition.
→ Inutile de dire que cette exposition ne pouvait que me parler en ces temps où je suis captée par Jules Verne, ses récits tellement documentés et vivants, cette ouverture sur la géographie qu’il provoque et ce qui est sans doute le plus important, une possibilité de renouer avec une dimension imaginaire trop mise de côté depuis l’enfance. Je cite ici Gilles Tiberghien : « Les récits, comme le vent, se lèvent, soufflent sur le monde, traversent les communautés humaines et se déposent, ici ou là, chez un auditeur plus attentif qu’un autre, plus imaginatif parfois, qui saura donner une forme nouvelle à ce qu’il a entendu. »
Livres cités
Anne Roche, Exercices sur le tracé des ombres, Walter Benjamin, Chemins de Ronde
Boris Wolowiec, Avec l’Enfant, Lurlure
Boris Wolowiec, Gestes, le Cadran ligné
Walter Benjamin, Sens unique, suivi d’Une Enfance Berlinoise, 10/18
Walter Benjamin, « Le Conteur » in Œuvres, III, Folio Essais
Dominique Fourcade, improvisations et arrangements, P.O.L.
Amaury Nauroy, Rondes de nuit, Le Bruit du temps
Thomas Mann, La Montagne magique, traduction de Claire de Oliveira, Fayard
Henry David Thoreau, Walden
Alexander Kluge, Chronique des sentiments, Livre II, Inquiétance des temps, P.O.L.
Gilles A. Tiberghien, Récits du monde, IMEC
Rédigé par Florence Trocmé le 27 octobre 2018 à 10h53 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Balises: Alexander Kluge, Amaury Nauroy, Anne Roche, Ariane Lüthi, Boris Wolowiec, Dominique Fourcade, Etienne Dolet, Gilles A. Tiberghien, Heiner Müller, IMEC, Ivar Ch'Vavar, Jacqueline Du Pré, Jean Lacoste, Jules Verne, Mireille Gansel, Pierre Vinclair, Tania Mouraud, Thomas Mann, Thoreau, Walter Benjamin
Rédigé par Florence Trocmé le 02 octobre 2018 à 15h11 | Lien permanent
Balises: Aachen, Aix-la-Chapelle, anges
On peut lire, imprimer ou enregistrer cette parution au format PDF, en cliquant sur ce lien.
L’amitié
Dans le livre improvisations et arrangements (P.O.L.), un très beau texte de Dominique Fourcade, adressé à Mathieu Bénézet (extrait d’une émission « Nuits magnétiques » de France Culture en janvier 1998), sur l’amitié. « Il n’y aurait pas de vie sans amitié (...) je serais un homme mort sans amitié, physiquement mort. Non seulement je serais poétiquement mort, mais je ne serais même physiquement pas vivant devant vous pour parler de l’amitié » et un peu plus loin il explique comment il s’attendait à vivre « sans cette extraordinaire ouverture, augmentation du volume de l’existence, et même prise de conscience que l’existence est l’existence. » et il a cette extraordinaire définition de l’amitié comme un amour sans sexe. (pp. 197 à 200).
Perdre ses bases
Puis dans un autre entretien, avec Emmanuel Laugier, cette fois, pour Le Matricule des anges, il revient sur ce tournant qu’a marqué Le Ciel pas d’angle dans son œuvre : « c’est à partir de là que je perds mes bases, que j’avance dans le vide, que je ne m’appuie pas sur des formes antérieures et que je fais quelque chose que je ne sais pas faire. J’entends par là que ce qui précédait procédait d’un savoir-faire. C’est vraiment un livre qui découvre sa forme en se faisant. » (p.201) « Tout ce que je peux vous dire, c'est que Le ciel pas d'angle m'a permis d'acquérir une foulée et une capacité de performance, et elles seules m'ont amené à pouvoir continuer. C'est clair que Le ciel pas d'angle a été le moment premier et qu'il a augmenté ma capacité pulmonaire, mon rythme cardiaque. J'avais déjà expérimenté mille tempi différents, travaillé à l'extension du vers, à la condensation de blocs de textes, à la continuité d'une impulsion à travers une même phrase par des syncopes, à mêler l'écriture de prose à celle du vers comme véhicule l'une et l'autre du poème. J'ai travaillé à une gestualité qui dans les livres précédents n'était qu'une pose, la pose d'un mot sur la page. Avec ce livre, c'est très différent, les mots venaient, par l'acte que je tentais, de derrière la page, comme s'ils montaient à la surface. »
→ ce qu’il faut savoir faire ! Ou laisser faire sans l’entraver ou aider à faire, sans savoir ! Bref aussi un peu ce que je ressens et qui est très déstabilisant et débouche sur un grand sentiment de solitude. Car qui m’aidera(it) dans l’écriture de cette préface pour Ivar Ch’Vavar ?
Successif et simultané
« Ma page d’écriture est un débat permanent entre le successif et le simultané. » (p.202) C’est qu’il faut pouvoir tout accepter de ce qui vient, sans hiérarchiser et trier : « Il a fallu que je me rééduque pour ne plus trier, puisque trier c’était remplacer la venue simultanée des évènements et des choses par des méthodes de perception rigides et sclérosées. Il faut un effort suprême pour sortir d’une pensée de l’épure qui et un seul et grand mensonge sur le monde. Je travaille à une écriture à hauteur de mes perceptions : je perçois un corps d’alluvions et je pratique une écriture alluvionnaire… qui fait place à des mouvements et des densités multiples… » (p.203)
La boîte à questions
Qu’est-ce qu’une préface ? – C’est quoi ça ? (deux ans et demi) – je me suis toujours demandé pourquoi ?
→ idée de relever des questions, celles que l’on se pose, celles qui sont posées par les uns ou les autres, ou dans l’espace public. Elles attirent l’attention sur quelque chose, nœud ou foyer.
Flacon de sels
la séance au piano avec un petit garçon très aimé, les grosses notes graves qui font un peu peur et qui durent longtemps et les petites notes aiguës tout de suite envolées – l’extraordinaire pulsion questionnante d’un enfant – penser à la fraîcheur retrouvée de tous les livres dans la tgb du salon si bien nettoyés et choyés par une compétente et très gentille jeune fille – le bruit de la pluie, le bruit des pluies, les bruits de la pluie, les bruits des pluies – l’ouvrier qui demande au charcutier de remonter son store pour laisser passer le godet énorme de sa pelleteuse – les grains de muscat – déguster comme de la crème le petit fouetté moussu du lait à la surface de la « noisette » matinale, sur le zinc, 1,10€
À propos de Guyotat
J’avais écouté la belle émission avec Marie Richeux, voici sous la plume de Jean-Pierre Han, dans Les Lettres françaises, une très belle chronique sur Idiotie. Je relève deux passages : « Ce que raconte Guyotat, comme presque toujours au présent de l’indicatif, avec une précision inouïe qui vient peut-être de sa pratique de la peinture et surtout du dessin par quoi, enfant, il a commencé avant de s’adonner à la poésie quotidiennement (il fut donc "enfant poète" comme il le consigne, un enfant à qui la mère offre pour l’anniversaire de ses quatorze ans les Œuvres d’Arthur Rimbaud dans une édition numérotée), n’est réalisé que pour nourrir l’œuvre fictionnelle future. Chaque trait, chaque détail renvoie à cette œuvre en gestation. C’est dit et répété. Tout y est déjà, jusqu’aux odeurs. Ce qui est étonnant aussi, c’est l’extrême lucidité et capacité d’analyse de ses faits et gestes, de ses sensations qui nourriront effectivement ses futures fictions. » et un peu plus loin, évocation de la guerre d’Algérie : « Guyotat ne cesse d’écrire, de prendre des notes sur ce qu’il voit, ce qu’il vit, sur ce qu’il sent et ressent, sur ses camarades…On se doute de la réaction des autorités militaires à la lecture de ce qu’elle aura pu découvrir dans ses papiers. Car l’écriture est là. C’est en Algérie qu’il reçoit son premier livre, Sur un cheval, publié par Jean Cayrol aux Éditions du Seuil, – "un éditeur complice de la décolonisation" – sous le pseudonyme de Donalbain, un personnage de Macbeth. Son père n’a pas voulu qu’il publie sous son nom patronymique… Au cœur du bourbier de l’armée, de ce mauvais rêve, voilà toutefois ce que Guyotat note au moment d’un interrogatoire : " … le questionnement reprend, alterné, mes notes, dites par le lieutenant, je me les corrige, les augmente, les amplifie intérieurement – j’y redécouvre le plaisir, l’assurance qu’on ne peut rien contre la pensée, fût-elle, celle fragile, d’un tout jeune homme" ».
L’Enfant rouge
J’ai reçu, avec beaucoup d’émotion, le dernier livre (ce sera sans doute bien le dernier sauf s’il y a de nombreux inédits ?) de Franck Venaille, celui-là même dont nous avions parlé lors de ma première et dernière visite à celui qui était mon voisin de quartier, L’Enfant rouge (Mercure de France). Livre auquel il tenait tout particulièrement et qu’il n’aura pas vu paraître. C’est un très beau récit axé sur une rue de l’enfance, une rue parisienne, la Rue Paul-Bert qui acquiert d’emblée un vrai statut de personnage, d’autant que chaque mention qui en est faite est en italique. C’est toute la douleur de l’enfant, ce moi-de-onze-ans déchiré. Le troisième protagoniste, on le verra, étant un merle. De l’importance du merle chez Franck Venaille.
Choc des textes
Selon mon habitude, ma méthode peut-être, j’enchaîne très rapidement deux livres, quittant le premier dès que mon acuité perceptive baisse pour entrer illico dans l’autre, préparé, en attente. Ici confrontation de deux textes aussi forts l’un que l’autre mais si différents, même s’ils portent l’enfant dans leurs titres : L’Enfant rouge de Venaille, Avec l’enfant de Wolowiec. Il y a une vraie secousse en passant ainsi, très vite, d’un livre à l’autre. Il faudrait prendre le temps d’écouter ces sensations physiques. Impression, ici, au niveau des arcades sourcilières d’être sortie d’une boîte sombre, étroite, d’une rue grouillante et d’avoir débouché dans une blancheur laiteuse vide – une ouverture dirait-on en toute logique, sauf qu’elle est angoisse – de blancheur, d’illimité froid, d’abstraction. Ici et là l’enfant. Le très émouvant (il me coûte parfois d’avoir renoncé au mot « bouleversant » – il me manque cruellement par moments !) moi-de-onze-ans de F. Venaille qui ne m’offre qu’une part d’identification (trop de différences mais aussi une même appartenance à une forme de souffrance d’absolu). Et là, l’enfant, l’Enfant dans les titres des différentes parties. Concrétisation de la pure abstraction et l’inverse. Tellement semblable et tellement effroyablement distant. Entité qui repousse la tendresse.
Infinitif futur
« L’infinitif futur de l’oubli » (Avec l’Enfant, Lurlure) : je ne comprends pas, je ne peux comprendre ce que serait un infinitif futur. Sauf « mourir » peut-être ? Mais je cherche et le trouve, l’infinitif futur, en latin en tous cas, actif et passif : amat-urus esse, être sur le point d’aimer ; amat-um irī, être sur le point d’être aimé. Être sur le point de.
La langue de Venaille et celle de Wolowiec
La langue de L’Enfant rouge est forte, elle semble hachée. Elle porte en elle le hoquet et le chagrin du moi-de-onze-ans. Le manque d’air du chercheur permanent de souffle. Parfois, périodiquement, la phrase se coupe en trois mots ; « Je. L’ai. Toujours su. ». Elle brasse le vrac et le tend dans un élan narratif bousculé. Wolowiec emprunte lui à la litanie. Il litanise. Il reprend pour sauter plus loin. Il accumule de l’énergie pour se déporter au-delà des barrières et des frontières.
Le jeu des adverbes
« L’enfant a la sensation des masses et des trajectoires des évènements comme jeu de l’encore, comme jeu de l’ainsi encore, comme jeu de l’ainsi ça encore, comme jeu de l’ainsi ça aussi, comme jeu de l’ainsi ça encore aussi, comme jeu de l’ainsi ça avec, comme jeu de l’ainsi ça avec encore, comme jeu de l’ainsi ça avec aussi, comme jeu de l’ainsi ça encore aussi. » (p.63)
→ Le jeu des adverbes, le jeu des accumulations, le jeu de l’expansion.
Venaille et poésie
« Moi-de-onze-ans n’a jamais transigé avec ce que l’on nomme "poésie", l’art d’écrire, en outsider sur le trop-plein ou le vide, art rebelle mis en forme sous le beau nom d’"écriture". Il a tout misé sur la mise en place de la beauté. » (p.62)
Le merle de Franck Venaille
Partout la présence du merle, nommé Avril. Et je me souviens de ce mail de Franck Venaille, le retrouverais-je, où il se plaignait de ne plus l’entendre chanter ce merle, dans « notre » 15ème arrondissement. « Nous avons tous besoin d’un merle qui nous ramène à l’enfance profonde ou bien nous y conduise. » (p.71). En fait j’ai retrouvé la trace de cette allusion en cherchant dans mes courriels. Ce n’était pas dans un mail que Franck Venaille m’avait parlé du merle. C’est dans la dédicace qu’il m’a faite pour C’est-à-dire. Un merveilleux petit carton gris sur lequel il a tapé : « Pour vous, Florence, que je lis chaque jour. Je sais que vous êtes ma voisine et cela me réconforte d’imaginer les piles de livres dans ce quartier d’où les oiseaux, les merles surtout, ont disparu. ». J’en ai la gorge nouée.
Sonate d’Automne
L’Enfant rouge est une sonate d’automne en trio, pour moi-de-onze-ans, la rue Paul-Bert et le merle Avril.
W.B.
Après Franck Venaille, c’est vers Walter Benjamin, un autre immense mélancolique, que je me tourne et je tombe sur cette citation qui va si bien à l’Enfant rouge : « Car l’enfance est le sourcier du chagrin, et pour connaître la mélancolie de villes si glorieusement rayonnantes il faut y avoir été enfant. » (Extrait de Sens unique, cité par Anne Roche, in Exercices sur le tracé des ombres, Walter Benjamin, Les editions Chemin de Ronde, p. 123
« La langue de l’Europe, c’est la traduction »
Barbara Cassin dans le n° 160/161 de Po&sie : « "La langue de l'Europe, c'est la traduction", cette phrase m'a paru si vraie quand je l'ai entendu citer la première fois que j'ai (avec bonheur) relu tout Umberto Eco pour la dénicher. Introuvable, même avec l'aide de Paolo Fabbri. Friez Nies a enquêté. Elle aurait été prononcée selon Françoise Wuilmart lors de la conférence qu'Eco a donnée aux Assises de la traduction littéraire en Arles le dimanche 14 novembre 1993, à moins que ce ne fût d'abord une phrase de sa leçon inaugurale au Collège de France le 2 octobre 1992... Il sied à ce genre de vérité d'être partout et nulle part, comme le "Tout est eau" de Thalès, qui donne le coup d'envoi de la philosophie pour un Nietzsche pénétré de doxographie. La phrase d'Eco est radicale en ce qu'elle fait bouger l'idée de langue — celle de Thalès fait bouger l'idée d'eau — et assied une identité de performance et non d'essence : l'Europe — Thalès : le Tout. Donc une vérité de saine phrase philosophique. Si jamais l'Europe prétend encore éclairer le monde, le civiliser, c'est là-dessus, et je le crains sur pas grand chose d'autre, qu'elle pourrait s'appuyer. Qu'elle fasse donc dire : la langue du monde, c'est la traduction ! » (p.154)
Un dispositif
Dans ce même numéro, très riche de la revue Po&sie, une contribution d’Éric Marty dont j’aime beaucoup le dispositif. Il choisit des citations sur le mot Europe (cela va de Rimbaud à Genet, en passant par Mandelstam ou Dostoïevski), les donne, puis ajoute un texte personnel.
« On s'arrête avec crainte et vénération devant ces vestiges prodigieux de ce que l'homme était autrefois et l'on songe tristement à la vieille Asie et à sa petite presqu'île, l'Europe, laquelle voudrait absolument signifier « progrès de l'homme » à l'égard de l'Asie. »
Je n'ai vu nulle part ailleurs que chez Nietzsche l'idée d'une Europe petite presqu'île de l'Asie... Oui, sans doute, maintenant que j'y pense. Petite sœur de l'Asie... J'y pense dans les bras merveilleux d'une asiatique à la science millénaire dans les jardins d'un temple dissimulé dans la cour d'un immeuble du IX° arrondissement. Ô grande saur, réapprends-nous les caresses, la retenue, l'audace, les sourires, l'abandon, la soif, les désirs. » (Po&sie n° 160/161, p.57)
Jacques Darras et les fleuves
Et toujours dans ce même numéro de superbes poèmes fluviaux de Jacques Darras, sur des fleuves européens (et je pense de nouveau à Franck Venaille et à l’Escaut !) et sur d’autres, américains. Que j’ai transcrits pour les publier dans l’anthologie permanente de Poezibao. Darras est vraiment un magnifique poète de l’eau, cet élément qui m’est si fondamental.
Franck Venaille, encore
« Ah, comme je l’ai aimée, ma vie de collecteur d’idées, d’images, d’odeurs, de sentiments. »
→ Ah, comme je l’aime ma vie de collectrice d’idées, de mots, de livres, de sensations, de sentiments.
Jules Verne
Je lis maintenant Vingt-mille lieues sous les mers, mais je suis beaucoup moins prise par ce texte. En termes de nourrissage de l’imaginaire, il y a presque des archétypes ici : le monde sous-marin, le reclus des grands fonds (Le Capitaine Nemo), l’englouti (Nautilus, Cathédrale, ville…). Ce sont de grands motifs. Alors que dans Le Pays des Fourrures et Le Sphinx des Glaces, l’impression était plutôt d’une infinité d’éclats d’images, elles-mêmes souvent à la base de véritables sensations physiques. Le plaisir des découvertes dans ces deux derniers livres, de territoires, de mondes (Les confins austraux ou boréaux, la glace, les outils, les bateaux, les constructions, les animaux sauvages) m’a semblé bien plus intense que dans Vingt mille lieues où Jules Verne aligne pendant des pages, de manière très répétitive et à plusieurs reprises, d’immenses catalogues de poissons, bref presqu’un traité d’ichtyologie, où le plus amusant est sans doute la manie de Conseil (valet-garde du corps-assistant du narrateur, le professeur Pierre Arronax) devenu un spécialiste de la classification des espèces selon Linné, de débiter toute la lignée de tel ou tel poisson à peine nommé : « un spécialiste, très ferré sur la classification en histoire naturelle, parcourant avec une agilité d’acrobate toute l’échelle des embranchements, des groupes, des classes, des sous-classes, des ordres, des familles, des genres, des sous-genres, des espèces et des variétés. Mais sa science s’arrêtait là. Classer, c’était sa vie, et il n’en savait pas davantage. Très versé dans la théorie de la classification, peu dans la pratique, il n’eût pas distingué, je crois, un cachalot d’une baleine ! »
Ainsi par exemple à propos d’un dugong, affronté dans la Mer rouge : « Ordre des siréniens, groupe des pisciformes, sous-classe des monodelphiens, classe des mammifères, embranchement des vertébrés, répondit Conseil »
Königsberg
Toujours dans ce numéro de Po&sie en cours de lecture (n° 160/161) cela que j’ignorais, étant si peu historienne, mais qui me frappe profondément, ces faits rapportés par Michel Deguy : « Le Petit Robert des noms propres rapporte que Königsberg fut "attribué" aux Soviétiques par les accords de Postdam, et dénommée Kaliningrad en 1945. Ainsi le nom de la ville de Kant, "le Moïse de notre Nation" pour les philosophes allemands, pour nous le Moïse de l'Europe, le penseur de l'émancipation des peuples, fut oblitéré sous celui de Kalinine, président de l'URSS de 1938 à 1946, après avoir été élu dès 1919 au Comité central du Parti, et qui, si "effacé" qu'il fût selon ses biographes, peut être tenu historiquement pour responsable par sa signature d'innombrables déportations et autres crimes, parmi lesquels celui d'avoir expédié sa propre épouse en Sibérie. Et la Prusse de Frédéric, terre germanique luthérienne, est maintenant parsemée de bulbes orthodoxes, et, de grenier à blé pour le Nord de l'Allemagne, changée en silo d'armes nucléaires pointées vers l'ouest… singulière réorientation de la Russie d'Europe... » (Michel Deguy, « Königsberg ou Kaliningrad », Po&sie 160/161, 2017, p.255)
Walter Benjamin encore :
Je suis frappée par la présence, si souvent, de Walter Benjamin dans mes différentes lectures, pourtant parfois si différentes. Je reprends ici un paragraphe d’un très bel article de Sébastien Rongier (je me dois de lire son livre Les Désordres du monde) sur Walter Benjamin, toujours dans ce triple numéro de la revue Po&sie consacré à l’Europe : « Le retard figure quasiment le rythme du flâneur, si essentiel à Benjamin pour penser Baudelaire comme écrivain retardataire. La marche servait à Benjamin de contretemps rythmique pour penser l'Histoire. Sans doute est-ce le plus grand héritage que Benjamin reçoit de Franz Hessel. Les deux amis se rencontrent tôt, s'apprécient et travaillent ensemble, notamment à la traduction de Proust dans laquelle Hessel se plonge plus que tout autre. Mais ce que Benjamin apprend de Hessel, c'est cet art de la marche du flâneur qu'on peut lire dès l'incipit de Promenades dans Berlin, qui sera un modèle d'écriture pour Benjamin : "Marcher lentement dans les rues animées procure un plaisir particulier. On est débordé par la hâte des autres. C'est un bain dans le ressac." Cependant, les pièges de l'accélération guerrière auront raison de la marche de Benjamin, devenue si lente, par la force des choses. Ou plutôt l'absence de force. L'épuisement de Benjamin, la lenteur de sa fuite, sont les symptômes de l'écroulement de l'Europe. Le corps même de Benjamin concentre cette densité du désastre. Port-Bou est l'épuisement de l'espoir, son retard tragique. Il aurait suffi d'un jour pour que Benjamin traverse la frontière sans encombre et soit sauvé. Il n'en sera rien. Benjamin se suicide après avoir confié ses derniers manuscrits à son entourage, après avoir caché un peu partout en Europe son travail, sa vie éparpillée, fragmentée par les temps meurtriers du nazisme, de l'État français collaborationniste et de l'indifférence de l'Espagne franquiste. Benjamin ne pouvait plus être nulle part. La nasse s'est refermée sur lui et a effacé ses traces et la mémoire de sa mort avant que quelques amis et intellectuels ne rassemblent, dans le retard des vies mutilées, les bribes d'une pensée, l'expérience fragmentaire d'une écriture en parfaite résonance avec l’invitation baudelairienne de l’écrivain retardataire. » (Po&sie n° 162, p. 90)
La rue mène
Et Sébastien Rongier clôt son article par cette si belle citation de Benjamin que je rapproche une nouvelle fois de L’Enfant rouge de Franck Venaille : « La rue conduit celui qui flâne vers un passé révolu. Pour lui, chaque rue est en pente, et mène, sinon vers les Mères, du moins dans un passé qui peut être d'autant plus envoûtant qu'il n'est pas son propre passé, son passé privé. Pourtant, ce passé demeure toujours le temps d'une enfance. Mais pourquoi celui de la vie qu'il a vécue ? Ses pas éveillent un écho étonnant dans l'asphalte sur lequel il marche. La lumière du gaz qui tombe sur le carrelage éclaire d'une lumière équivoque ce double de soi. » (Cité p.93, extrait de Paris, Capitale du XIXème siècle).
Irradiés
Annie Zadek m’a proposé de publier dans Poezibao un extrait d’un livre à paraître, Contemporaine, parce que ce passage fait allusion à Marceline Loridan-Ivens, disparue ce 18 septembre 2018. Cet extrait, profondément émouvant, a fait l’objet du numéro 48 de la revue Sur Zone de Poezibao.
Il fait partie d’un manuscrit que j’ai pu lire dans son intégralité et qui m’a profondément touchée. Annie Zadek m’a autorisée à en donner deux ou trois citations que j’ai relevées pour ce Flotoir.
« Des lieux qui, aujourd’hui encore, sont comme irradiés par un traumatisme majeur survenu dans le passé – ces "lieux Janus" où la suavité (des paysages) et l’horreur (de ce qui y fut perpétré) sont intimement mêlées et dont l'Europe est couverte. Mon saisissement de voir, sur l'Autoroute de l'Est, un 35 tonnes immatriculé à OSWIECIN-AUSCHWITZ (PL) ! »
→ pour avoir été, en Allemagne, à Buchenwald et à Bergen-Belsen, je comprends de l’intérieur ce qu’Annie Zadek écrit ici. Il y a une sorte de sidération muette devant la quiétude, le « naturel » de la nature en ces lieux qui ont été témoins de ces drames sans nom. On regarde les arbres et on se dit : « ils ont vu ». Ce que dit très exactement George Didi-Huberman : « j’ai regardé les arbres comme on interroge des témoins muets » (Écorces, p.69)
Ce tendre rituel
Ces mots d’Annie Zadek encore dans le livre à paraître, un jour, Contemporaine : « Je n'ai jamais connu ce tendre rituel : tournant très lentement les pages de l’album, quelqu’un montre à quelqu’un, assis tout contre lui, les photos des visages et des maisons d’ailleurs, expliquant où et quand et surtout qui est qui, reliant les uns aux autres et me montrant ma place. »
→ et là encore, il est si facile de se projeter dans une situation similaire, similaire en apparence mais totalement autre parce tout l’arrière-plan en est profondément différent. Force de quelques mots, cinquante ici très exactement, pour ouvrir tout un pan de compréhension au cœur de la conscience. Nous qui regardons si tranquillement, avec même fierté parfois, ces albums riches de toute notre ascendance, bien complète, bien présente, sans trous béants, ni failles, sans disparitions.
Quand un écrivain disparaît
Et Annie Zadek encore, pour laisser trace ici, en attente en quelque sorte de la lecture de ce manuscrit si impressionnant : « Quand un écrivain disparait, quand un livre n’est plus disponible, il se produit un irréversible appauvrissement du monde auquel les nouveaux entrants ajoutent sans y remédier. Cette "douleur au membre fantôme" commença à me lanciner à la mort de Thomas Bernhard et de celle de Tadeusz Kantor, en 1989, mais c’est l’hécatombe de ces dernières années* qui m’a fait prendre la mesure du lien entre mon être écrivain** et – ce qui est bien d'avantage qu'un environnement culturel – un milieu nourricier vital offrant, et lui seul, les conditions d'une véritable écologie de la création.
* Ces dernières années justement, où, entre la mort des mères et la disparition des Pères, s'obstinait la conviction qu’écrire contemporain, ce n’était pas faire table rase du passé (processus d’exclusion) mais bien plutôt me situer comme héritière (de l’histoire de la littérature, de l’histoire de l’art, de l’Histoire tout court), dans un processus d’accumulation, ou rien n’est exclusif de rien, ou l’on est à la fois vieux et jeune, homme et femme et vivant et mort, tout et rien, tout et son contraire.
** Être écrivain, en dépit des menaces qui pèsent sur l’autonomie du créateur (entre pauvreté subventionnée et second métier dissolvant) comme sur l'indépendance de la création (entre une autocensure morose et une censure mortifère), dont l’une – funeste – nous explosa en plein visage lors des attentats de janvier 2015, dans la lignée sinistre de la Fatwa contre Salman Rushdie et des dix années de clandestinité qui l'ont suivie. »
→ que d’aspects et de questions ici soulevés. Dans l’extrait publié dans Poezibao, Annie Zadek parle de toutes les grandes disparitions récentes, de Kertesz et Opalka à Maldiney et Appelfeld. « Tous ceux qui ne sont pas morts du sida, meurent aujourd’hui de mort individuelle de masse ! ». Je pense aussi à Yves Bonnefoy et à Michel Butor, à Franck Venaille. Oui, un appauvrissement du monde. Et donc, l’importance que leurs livres ne disparaissent pas, qu’ils soient lus, qu’ils soient accessibles, qu’ils passent de main en main et de cœur en cœur. Il en va là aussi d’une possible extinction, un peu comme celle des espèces. Une œuvre importante qui sombre dans l’oubli, c’est aussi un monde de ressources qui ne sera plus à la disposition de ceux qui viennent. Ils y trouveraient peut-être LE remède à leur mal.
Et qu’en peu de mots, une fois encore Annie Zadek décrit bien la situation actuelle de l’écrivain, entre pauvreté subventionnée [de moins en moins] et second métier dissolvant [de plus en plus.] Et aussi entre une autocensure morose et une censure mortifère, alors que de nouveau, comme aux pires époques, des livres sont expurgés d’allusions jugées inconvenantes, de pensées anarchistes (même à très faible teneur), de critiques contre les systèmes politiques, économiques, etc.
Toupies
« Souvenons-nous de la passion de Marc Aurèle pour les toupies et de ce qu’en disait Pascal Quignard dans Les désarçonnés : « L’empereur Marc Aurèle aimait dans les toupies qu’elles ne fissent que revenir. Sans cesse revenir. Sans fin revenir. Étrange et perpétuelle giration. La toupie ne peut avancer qu’à condition de tourner sur elle-même, en creusant continuellement l’axe qui assure son mouvement. »
→ Ah comment ne pas relever cette belle introduction à un article sur le dernier livre de Pascal Quignard, L’enfant d’Ingolstadt (Grasset), signé Mathieu Messager, alors que je suis une collectionneuse de toupies ! J’en ai même une sur mon bureau que je fais tourner très souvent, subjuguée par son élan et la durée de sa giration (elle est modeste mais très performante ce que ne sont pas certains très jolies toupies, presqu’incapables de faire trois tours sans basculer). Et il faut aussi évoquer la fascination des petits enfants pour ces corps mobiles, un peu fous, si difficiles à lancer pour eux.
Vers et prose
Entre des pages du dernier livre de Maylis de Kerangal, Un Monde à portée de main (le rude apprentissage des techniques du trompe l’œil) et de Vingt-mille lieues sous les mers (le Nautilus emprisonné, sous l’eau, par des murs de glace, ou bien encore la terrible bataille avec les poulpes géants !), retour à Dominique Fourcade. Oui je sais, étrange façon de mêler les livres, mais je persiste à penser qu’elle peut être féconde. Le plus dense, le plus profond n’est accessible qu’à petites doses (il faut alors en finir avec le désir, qui est parfois une autocontrainte soigneusement masquée, de terminer le livre – cela ne se fera pas (et alors ?) ou bien dans longtemps (et alors ?).
Il est frappant de voir puisqu’il est question de densité la teneur des entretiens donnés par Dominique Fourcade et aussi la manière dont il se renouvelle, dans cet exercice où bien souvent, la plus plate répétition domine.
À propos de Degas, dans Le sujet monotype : « le Degas qui entre et sort ici n'est pas strictement, il s'en faut de beaucoup, le Degas de l'histoire de l'art, en sorte que rien dans ce livre n'est exact mais que j'espère que tout est vrai — vous voyez, on ne s'éloigne jamais du supplice du vrai pas plus que l'on ne s'écarte du supplice-délice du réel... C'est le personnage réel qu'il était, mais inséré dans la fiction, il relève du fictionnel mais jamais du fictif. » (p.207).
Affects, percepts et concepts
Cela aussi, très éclairant, sur son travail à lui, mais sans doute portant plus loin, sur les modes de création d’autres écrivains, d’autres artistes : « Affects, percepts et concepts s'interchangent. J'ai pu entamer un jeu d'écriture, au singulier, démultipliée en écritures, au pluriel, allant simultanément sur plusieurs pistes pas nécessairement parallèles, et courant sur plusieurs hauteurs de sons pas nécessairement consonantes. Il y a donc des croisements de registres entre le conceptuel et l'affectuel, l'un et l'autre relevant du perceptuel. Croisements et superpositions. La référence, c'est le fantôme capté sur une plaque sensible, mais capté sans qu'on lui passe les menottes, fantôme auditionné dans l'être d'une écriture elle-même fantomale. Nécessairement donc l'écriture de Le sujet monotype est devenue le sujet, c'est-à-dire un filtre à fantômes d'écritures, et s'est mis au point un dispositif en quelque sorte échangiste où les corps physiques sont des corps idéels et passent les uns dans les autres. Les pages aussi, les pages surtout passent les unes dans les autres. » (p.208)
Et un tout petit peu plus loin : « Je n’ai jamais su comprendre si écrire était apparaître ou disparaître, comment décide-t-on de cela ? Il semble que les choses n’arrêtent pas de s’inverser, et même de se renverser. ».
La langue sait ce qu’elle fait
« La langue sait ce qu’elle fait, fortement, c’est elle qui décrète des suspens en fonction de ses règlements internes et nous y sommes pour très peu. Principalement un écrivain a à être attentif au surgissement de ces lois et à leurs directions, en même temps qu’à leurs conséquences. Immensément ouvert intensément attentif distrait c’est l’essentiel du boulot. » (p.212)
Registre des questions
« Est-ce qu’un mot écrit c’est un mot qui est dit ou un mot qui est rendu simplement visible » (Dominique Fourcade, improvisations et arrangements, P.O.L., 2018, p. 208)
Sur la question de l’engagement de l’écriture
Je relève enfin dans cet entretien très riche avec Hervé Bauer plusieurs remarques de Dominique Fourcade qui éclaire bien pour moi la question si difficile de l’engagement de l’écriture (je n’emploie pas à dessein le terme écriture engagée). Je parle ici de cette pulsion à écrire que peuvent provoquer des drames humains, politiques, de l’environnement mise en regard avec des textes parfois reçus alors et qui me mettent mal à l’aise : souvent très médiocres, ils sentent si souvent l’opportunisme. Pour être claire cela donne quelque chose comme : « Poezibao ne pourra pas me refuser la publication de ce texte sur ce drame-là ».
Ici le propos de Dominique Fourcade est autrement digne, éthique même. Je cite un peu largement parce que c’est vraiment une question cruciale pour moi. Il y a d’abord chez lui (je la partage) la préoccupation du politique : « Quant au politique, j'ai toujours été infiniment concerné, et ce dès les premiers jours de ma jeunesse. Je ne l'aborde pour ainsi dire pas dans mes livres, parce que je ne sais pas comment faire de l'écriture avec ça. En tant qu'écrivain il me semble que je dois faire de l'écriture — de même que je suis sûr qu'en tant que citoyen je dois faire de la politique, ce qui, pour moi, consiste à y penser constamment, à en parler constamment, à m'en angoisser (très très rarement j'ai l'occasion de m'en réjouir), à tenter de la penser (ce qui est tout autre chose que d'y penser). Et si je n'en écris pas, ou très peu, c'est parce que je n'ose pas — je n'ose pas parce que je ne l'ai pas assez pensée. » (p.216)
Espace-temps poétique et espace-temps politique
« Certainement, dit encore Dominique Fourcade, tandis que j'écris (expose) un espace-temps poétique je vis et souffre un espace-temps politique. Les deux angoisses peuvent se conjuguer — et produire une grande fugue. Mais dans tous les cas les artistes ont un rôle et une utilité politiques majeurs, qu'ils remplissent sans préméditation, et qui est de pointer le fait qu'il y a un monde. Un tout, avec texture et cohérence. Sans les artistes, les citoyens ne s'en douteraient pas. Notre rôle politique est donc d'exposer le monde — c'est notre seule intervention, l'exposition, et grâce à elle le citoyen peut enfin voir qu'il y a monde, voir ce monde, le comprendre, et s'attacher à lui en tant que tel dès lors qu'il le voit. S'attachant à lui, il cesserait ipso facto d'avoir avec ce monde des relations uniquement fondées sur l'exploitation et la destruction. La vie n'est ni dans l'économie ni dans la guerre — rendre au citoyen un regard —, la vraie vie est dans le regard, présente comme jamais.
Dire aussi (mais c'est sans doute la même chose) que le scrupule politique ne devrait jamais être très éloigné du scrupule poétique, lequel consiste à se tenir au ras des choses — au ras des choses-mots-monde — et à les exposer, ces choses, attentivement amoureusement. » (p.217)
Un monde à portée de main
Il me faut noter quelques remarques concernant le livre de Maylis de Kerangal. Je ne sais pas si je peux dire que j’ai été déçue car j’ai retrouvé les défauts que j’avais pointés dans ses livres précédents. Ce que j’aime, c’est la démarche documentaire, mais l’auteur n’a hélas pas le don de mettre en œuvre cette documentation. Elle est envahie par sa documentation et parfois ça sent fort le copier/coller de Wikipédia. Ce n’est pas cela, bien sûr, je ne lui ferai pas cette injure mais toute la partie informative n’est pas bien digérée, elle est trop longue, elle reste factuelle, elle n’est pas animée par l’émotion de l’auteur, elle n’est pas chevillée au reste. Et comme le reste est également problématique, notamment dans la constitution des personnages qui ne sont pas très crédibles, un peu schématiques, voire relevant du cliché, tout cela donne quelque chose qui ne retient pas, qui sonne faux. J’ai bien aimé toute la partie sur l’apprentissage de la peinture en trompe-l’œil, dans une école à Bruxelles. Mais les deux grandes parties suivantes sont assommantes, tout ce qui a trait à Cinecittà et à Lascaux.
Test involontaire mais cruel, quitter Kerangal pour entrer illico dans Jules Verne. Ce n’est pas tout à fait sans rapport, puisque Verne lui-même travaille à partir d’une documentation phénoménale, mais autrement assimilée ! Même si j’ai ressenti un certain ennui aux catalogues de poissons, mollusques et cétacés dans Vingt Mille lieues sous les mers. Je lis maintenant Les Indes noires, qui n’ont rien à voir d’ailleurs avec les Indes, mais se passe dans des mines de charbon en Ecosse. Là aussi techniquement c’est impeccable, mais le suspens est formidable et surtout, le plus important pour moi, l’écrivain excelle à créer des univers et des ambiances qui viennent s’incruster profondément dans l’imaginaire. Le « cottage » souterrain de l’ancien mineur, dans Les Indes noires n’est pas sans faire penser au Nautilus. Ch’Vavar avait d’ailleurs attiré mon attention sur ces sortes d’univers de repli qui abondent dans l’œuvre de Jules Verne. C’est sans doute profondément lié à la personnalité de ce dernier et c’est ce qui rend tout cela si « prenant », à la différence de ce qui se passe avec Kerangal.
La course de l’enfant
Tout autre chose, vraiment tout autre chose avec Wolowiec ! Et Avec l’enfant. Voici d’abord l’enfant dans sa course. Pour être en contact fréquent avec de tout jeunes enfants, je peux mesurer l’impact de cette lecture. Dans les deux sens : éprouver Wolowiec en pensant à l’enfant, penser l’enfant en lisant Wolowiec. Et au-delà, j’y reviendrai sans doute, imaginer que Wolowiec le créateur et l’enfant ne font qu’un. Je l’ai déjà dit, on n’est pas du tout ici dans la psychologie, plutôt dans une forme d’ontologie. Ce qu’est un être humain, avant que l’éducation et la société ne l’éduquent et le formatent. Sur le plan phénoménologique, Wolowiec incite à penser à nouveau l’enfant qu’on fut. Par le langage et sa nature ici si singulière, reprendre contact avec l’enfant qu’on a oublié, qu’on a enterré, enseveli, détruit même en partie.
Dynamique
Il faut essayer de rentrer physiquement dans les phrases de Wolowiec. C’est un toboggan parfois, une balançoire souvent, un tremplin encore, voire les trois en même temps. Il y a une grande dynamique du texte, régime ascensionnel de la plupart des propositions avec un parcours vers une culmination éventuellement suivie d’un déclin ou d’une chute. Tous les régimes moteur sont expérimentés. Ils naissent en fait de l’impulsion donnée par la première phrase du paragraphe. C’est la rampe de lancement. Au point que si cette phrase ne vous parle pas, en général on n’entre pas dans le paragraphe. Elle peut parler alors même qu’elle semble incompréhensible, incongrue, ce n’est pas donc une question de sens courant stricto sensu.
Le premier terme de la séquence semble souvent clair, quasi « normal », mais cette normalité, ce bon visage sont vite pervertis par le jeu des mots, essentiellement par répétition et augmentation successives (augmentations et diminutions comme dans le tricotage maternel jadis). Cela se gonfle, se teste, se tord, s’épanouit, s’envole ou se ratatine parfois. Ballon d’essai. Qui éclate souvent à la figure du lecteur !
Le jeu de l’enfant
« Le jeu de l’enfant n’est ni mythologique, ni historique, ni messianique. Le jeu de l’enfant apparaît plutôt à la fois géographique et chimique c’est-à-dire météorologique. » (Avec l’Enfant, Lurlure, p.72)
Usages de l’Enfant
Un important chapitre du livre, à aborder en plusieurs fois, s’assemble sous le titre « Usages de l’Enfant » : « L’enfant affirme les règles d’usage du jeu. L’enfant affirme les règles d’usage du jeu avec les choses ». (p.71). Cela vaut aussi pour l’auteur et pour le livre. L’auteur affirme les règles d’usage du livre et il faut se laisser faire par cette « donne » là comme on se prête aux règles parfois fantaisistes du jeu de l’enfant. L’auteur et l’enfant ont leurs raisons, qu’il ne faut pas gauchir.
« L’enfant invente des règles d’usage non conventionnelles. Pour l’enfant, les choses apparaissent sans fonction et sans emploi. Malgré tout pour les enfants, les choses ont un usage, un usage qui suit des règles précises, un usage qui suit les règles précises du jeu. »
→ à lire Wolowiec, on se rend compte à quel point il est difficile à l’adulte d’imaginer quelque chose qui puisse être sans fonction et sans emploi. De bâtir, d’inventer des règles d’usage non conventionnelles. Et ici intuition encore que c’est exactement la voie suivie par Boris Wolowiec. Peut-être par une capacité assez exceptionnelle à franchir la barrière d’amnésie qui nous coupe de l’enfance, de l’éprouvé enfantin surtout, parvient il à vider nos usages, nos pratiques, nos visées de cette exigence d’utilité, de fonctionnalité, de normativité. Il suit en cela l’enfant, à chaque lancer de phrase : « L’enfant trouve les figures d’usage par le jeu ». Boris Wolowiec trouve ses figures d’usage par le jeu avec les mots, la liberté dans leur agencement, avec la superposition de conjonctions, d’adverbes, de tous ces petits mots mine de rien qui orientent tellement le sens, les avec, les par, les pour, les sauf…Et il ne s’attarde pas : « L’enfant prend jette comme oublie trouve les figures d’usage des choses par le jeu ».
→ Ici je pense à l’ethnologue Eugénie Goldstern, traduite par Mireille Gansel et à sa collecte de jeux d’enfant, d’une pauvreté absolue, dans les Alpes, avant-guerre. Et à cette idée que des petits bouts de bois sont pour l’imaginaire de l’enfant un support autrement fécond, porteur, constitutif que les jouets hyper-formatés, détaillés à l’extrême et donc figés et figeant proposés aujourd’hui aux enfants, jouets qui violent littéralement leur imaginaire.
Usage non fonctionnel, n’est-ce pas ce que fait Boris Wolowiec avec la langue ? Il applique des règles d’usage grammaticales non conventionnelles, tente d’échapper au moule sujet verbe complément, ou quand il l’utilise, c’est fréquent, il le fait exploser presque immédiatement par des agglutinations de mots de verbes de prépositions d’adverbes. Comme s’il disait à l’embryon originel : qu’est-ce que tu veux, qu’est-ce que tu dis ?
Conduit par l’avalanche
Eh non, cet intertitre ne fait pas suite à la lecture de Wolowiec mais de nouveau à celle d’improvisations et arrangements de Dominique Fourcade qui dit de l’écriture que « c’est un métier qui consiste à être conduit par l’avalanche » (p.220)
→ Mais bien sûr, je pense aussi à Boris Wolowiec ou à moi lectrice : conduit, conduite par l’avalanche, à l’échelle d’un « chapitre », comme à l’échelle d’un « paragraphe » et bien sûr à l’échelle du livre. Il est important de se laisser emporter par la coulée. En précisant bien toutefois que ce n’est pas une expérience d’étouffement, de mort, mais bien de vie.
Rédigé par Florence Trocmé le 02 octobre 2018 à 15h09 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Balises: Annie Zadek, Barbara Cassin, Boris Wolowiec, Dominique Fourcade, Eric Marty, Franck Venaille, infinitif futur, Jacques Darras, Jules Verne, Königsberg, l'amitié, L'Enfant rouge, Marie Richeux, Maylis de Kerangal, merle, Pierre Guyotat, Sébastien Rongier, toupies, Walter Benjamin