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Rédigé par Florence Trocmé le 19 février 2019 à 11h37 | Lien permanent
Flacon de sels
une toute petite fille très aimée qui autodiagnostique une otite et ajoute doctement qu’elle n’a pas de gorgite – la découverte d’un nouvel espace de production radiophonique de france culture, l’expérience -
Radio et podcast
Et de la radio précisément, il a été doublement question puisque j’ai entrepris la lecture de L’Hypothèse du baobab de Thomas Baumgartner et qu’ensuite j’ai été à la découverte de ce nouvel espace de France Culture, « L’expérience ». Une nouvelle case de création sonore de France Culture, qui s’articule entre une émission le dimanche soir et toute une approche par le podcast, podcast de l’émission, mais aussi podcasts natifs. Pour cette première de l’Expérience, les trois premiers épisodes d’une série sur le camp de Moria dans l’île de Lesbos ont été diffusés dimanche soir et sont bien sûr disponibles en podcasts, mais quatre autres épisodes le sont uniquement en podcasts natifs. « Le mot "podcast" trouve son origine lors du lancement de l'iPod d'Apple. Il est la contraction de "iPod" et "broadcast" (diffuser en anglais). Aujourd'hui entré dans le dictionnaire, il désigne un contenu audio disponible sur le web, qu'on écoute sur son ordinateur ou via une application sur son smartphone. Ceci concerne tant le replay d'une émission radio sur le web que les créations sonores conçues et créées pour être diffusées directement en ligne, sans passer par l'antenne. Ces dernières sont les podcasts dits "natifs", sous-entendu "natifs web". »
L’hypothèse du baobab
L’auteur Thomas Baumgartner est bel et bien un spécialiste de la radio, puisqu’il a travaillé pour Radio Nova, France Culture, Arte Radio et il a publié plusieurs livres sur ce thème. Le présent livre se signale par sa qualité d’édition, très belle couverture et soin éditorial extrême. Avec précisions sur les caractères typographiques choisis, l’Anisette de Jean François Porchez et l’Helvetius de Matthieu Cortat et les papiers, du Fedrigoni Woodstock Pistacchio pour la couverture et du Fedrigoni Arcoprint Milk White pour l’intérieur ! La composition est signée Gwilherm Perthuis qui est aussi directeur de la maison d’édition Hippocampe.
Un puzzle de mille pièces
Voici comment Thomas Baumgartner introduit son livre et il me semble que ces mots pourraient s’appliquer aussi au Flotoir ! : « Ceci est un puzzle de mille pièces, au bas mot. L'image à reproduire est un paysage, un portrait, un mode d'emploi, l'intérieur d'un moteur, le détail des composants électroniques d'un vieille machine. Mais aussi un close-up sur une bouche, d'abord fermée puis entrouverte. Elle prend soudain la forme d'une oreille. C'est aussi un terrain de jeu, un tableau abstrait, une scène religieuse, quelque chose de festif. Ce n'est pas simple, un puzzle dont le dessin change à mesure qu'on assemble ses pièces. Avec cette impression vertigineuse que plus on en prend dans la boîte, plus il y en a. C'est à se demander si on arrivera au bout. » (p. 7).
Évoquant ce monde fascinant de la radio, dont il va être question sous de nombreux angles originaux dans ce livre, il écrit encore : « Des mondes alter et impossibles, co-fabriqués. Car oui, la matière première de ces espaces mentaux, propulsés avec toutes les économies des moyens du bord, est certes raffinée à la source, mais saisie par l’auditeur, qui réassemble le mécano avec ses propres outils. On ne peut faire le tour de l’espace mental créé par la radio, car à chacun selon son œil, sa main, son oreille. » (p. 10)
→ Et ce n’est bien sûr pas un hasard si je me suis portée si vite vers ce livre, tant la radio est centrale dans ma vie. Pas celle de France Info, même s’il m’arrive bien sûr de l’utiliser, non la radio de création, la radio de rencontre, celles des Ateliers de Création radiophonique, celle des Nuits magnétiques, celle de Du jour au lendemain, etc., celle qui est un média à part entière, une scène parfois, celle qui m’a non seulement accompagnée toute ma vie (la nuit en particulier) mais aussi celle qui fut ma principale formatrice. De la littérature et de la musique, j’ai presque tout appris par la radio (et les livres). Pas de maître, pas de professeurs emblématiques, non, inlassablement, cette source infiniment renouvelée de savoirs et de connaissance(s), la radio. Parfois écoutée d’une oreille distraite en vaquant à autre chose mais plutôt tard le soir, la nuit parfois, yeux fermés, en phase totale avec ces ondes mystérieuses chargées de sons, de voix, d’histoires... de toutes natures. Je pourrais à mon tour écrire un livre sur mon expérience avec la radio !
Hors image
Sans doute qu’une des forces de la radio est... son absence d’images. Qu’il s’agisse d’écouter de la musique, ou bien une voix qui parle, je ne sais que trop combien l’œil s’est octroyé une puissance hégémonique par rapport à l’oreille. Si je regarde un orchestre symphonique, mille détails m’attirent, m’envoûtent plus ou moins et me détournent de la véritable écoute immersive de la musique. Fermer les yeux au concert, ce n’est pas un snobisme, c’est une nécessité. Devenir uniquement écoute et perceptions du corps, hors la vue, pour véritablement entrer dans le monde sonore. Le monde sonore n’a pas grand-chose à dire aux yeux, il dit tout aux oreilles mais aussi au corps, puisque fait d’ondes qui viennent le toucher, le traverser, le mouvoir parfois. Et donc écrit Thomas Baumgartner « donner à voir la magie de la radio ne peut se faire qu’en passant par les contours. Son centre, définitivement aveugle, est rétif aux images imposées. » (p. 12)
Un changement de paradigme
Or la radio connaît me semble-t-il un changement de paradigme avec l’arrivée du podcast. « La réécoute est tout le temps possible, l’éphémère échappe à la radio » ; (p. 23). Il me suffit de me replonger dans mes souvenirs : consultation compulsive des programmes de radio, publiés uniquement à l’époque par Télérama ! Soulignements et surlignages de tout ce qui m’attirait. Et après ? Toutes ces émissions impossibles à écouter, en raison de leurs horaires, d’une indisponibilité, d’une absence. Et quoi donc encore ? Le bricolage ! L’achat de magnétophones, à bandes en premier lieu, puis à cassettes, parfois branchés en série, avec des minuteurs, pour pouvoir se déclencher et enregistrer par-delà le délai fatidique des 90 mn d’une cassette réversible ! Les petites rages en constatant que quelque chose dans le dispositif avait foiré et que la bande était vierge ! Je me souviens en particulier de certaines séries passionnantes du « Matin des musiciens » qui s’échelonnaient sur des semaines (je me souviens plus précisément d’une émission au très long cours sur Haydn de Marc Vignal). Mais que de rendez-vous manqués, irrémédiablement manqués ! Cela faisait sans doute partie de l’attrait de la radio, cet éphémère dont parle Baumgartner. L’émission était un peu comme ces papillons qui ne vivent que quelques heures et qu’on ne reverra jamais.
Or aujourd’hui, avec le podcast tous ces empêchements sont balayés. Oui tout est ré-écoutable, à la carte, où que l’on soit (il faut quand même en principe une connexion Internet, mais on peut aussi télécharger les émissions). « Les modes d’écoute multipliés relancent les dés sur le tapis vert » et sont l’immense chance de la radio (versus sans doute les réseaux sociaux, porteurs d’un éphémère qui se volatilise alors que la radio a su éterniser son éphémère natif ?).
Plaidoyer pour la radio de création
Comment ne pas souscrire à ces propos : « Évidemment, dans la sphère française, où la radio qui parle a tendance à délaisser l'impalpable, l'onirique, le hasard, le désordonné (à moins de l'ordonner au préalable), pour faire croire qu'elle peut nous expliquer le monde, ses tenants et aboutissants, ses "raisons", comme si des solutions étaient à coup sûr au bout de la démonstration, cela nécessitera une adaptation minimale. Quiconque veut maintenir la fragilité de l'éphémère doit varier les écritures et les rythmes, les focales et les notes, pour produire du sensoriel et multiplier les chances d'état de grâce. La beauté éphémère de la radio, en -flux démultiplié, passe par un retour du croche-pied dans le fil du micro. »
→ Or précisément France Culture crée ce nouvel espace dévolu à la création sonore, un espace où se retrouveront aussi bien des émissions diffusées et leurs podcasts, que des productions spécifiques, plus amples, moins rigides comme format, plus ouvertes comme contenu, accessibles uniquement à la carte par Internet. Ce nouvel espace d’art et de création est baptisé L’Expérience. Et cela débute donc plutôt fort avec une série très prenante sur le camp de Moria à Lesbos. Ou comment une heure de création radiophonique en dit à l’esprit et au cœur plus que des dizaines de reportages télévisés. J’ai le sentiment que ce nouvel espace va redonner toute sa puissance à la « fragilité éphémère » dont parle Baumgartner. « Si le souci d’entretenir la rupture et la syncope est toujours là, tous les modes d’écoute (direct, replay, podcast, streaming...) se complèteront et ajouteront une troisième dimension à la question de la programmation et de l’échange avec l’auditeur. » (p. 25)
Bachelard
Et Baumgartner de convoquer, très à propos, Gaston Bachelard : « Pour Bachelard, écrit-il, une certaine radio, par exemple celle de la nuit, touche l’inconscient, "lequel va trouver dans chaque onde le principe de rêverie." et un peu plus loin, « "absence de visages" dit aussi Bachelard. Voilà l’un des superpouvoirs de la radio ». Le royaume des voix et des ombres et pas l’éclat sans profondeur de l’image télévisuelle en son écran plat et sans profondeur.
Du montage au mixage
Baumgartner opère une sorte de raccourci très fécond pour la pensée : « Le XXème, siècle du collage et du montage, qui finit par l’invention du sample ou échantillon. Celui-ci devient unité de création, comme l’est la note. Alors, le XXIème, pour ce qu’on en sait jusqu’à maintenant, siècle du mixage. C’est sans doute plus compliqué que ça (d’ailleurs le XIXème a-t-il été siècle de l’enregistrement ? En tous cas celui de son invention. » (p. 31)
→ même dans le domaine de la littérature, il me semble que dans certains cas, plutôt expérimentaux peut-être, on passe du montage/collage au mixage.
Et on peut peut-être voir dans le développement du podcast comme médium indépendant, pas automatiquement lié à la radio pour sa diffusion, une magnifique opportunité pour la renaissance de l’art radiophonique. Thomas Baumgartner pointe, lui, cette utopie, une radiophilie renouvelée, possible, structurée.
Il note aussi qu’ « aujourd’hui le stock radio accessible et réécoutable est faramineux ». J’en veux pour preuve le très intéressant recours aux archives dans plusieurs émissions d’entretiens comme celle notamment de Marie Richeux (Par les temps qui courent) ou de Manou Farine dans son émission consacrée à la poésie (et dont la dernière au demeurant avait invité Thomas Baumgartner).
Il me semble que le livre, comme tant de livres, s’affaiblit un peu au fil des pages mais je note encore de belles choses comme cette remarque : « la force de la radio comme réminiscence, ou patrimoine intime. » (p. 47) Et cette idée que « la radio et le temps mènent entre eux un dialogue infini. » Cela encore : « Il y a un même mouvement mental dans l’écoute sans image et la mise en marche de la mémoire : on sculpte l’invisible. » (p. 49). Vient ensuite une galerie de portraits qui ont le curieux effet de « signer » l’approche de Thomas Baumgartner : Robert Arnaud, Jacques Chancel, José Artur mais aussi François Billetdoux. À ma connaissance rien sur un Alain Veinstein.
La pulsation pure
Dans la laudatio que Sylviane Dupuis a prononcée pour la remise du prix Louise Labé à Christian Hubin pour Face du son, je relève ces trois extraits : « Face du son ne nous parle d’aucun objet du monde. Mais seulement peut-être (ce sera ma proposition de lecture) : de la pulsation pure qui est à l’origine du langage, quand il s’extrait du silence – ou à l’origine de la musique –, et tout aussi bien à l’origine du vivant, quand il s’extrait du non-être. Double gouffre insondable... Double indicible. (...) Face du son ne raconte rien – si ce n’est la genèse du poème lui-même. Mais non pas de façon intellectualisée ; plutôt – et c’est tout le paradoxe de cette poésie absolument abstraite et concrète à la fois – : de manière incarnée. Nous éprouvons le poème en train de se faire. Nous l’entendons, nous le respirons, nous le sentons passer en nous, glisser sur nous. « Quelque chose / (…) / s’égoutte », et lentement se dépose : « Goutte[s] / atterrée[s] » qui font trace, qui progressivement font sens – peut-être à partir de l’atterrement, justement, du manque, de la stupeur, ou d’une aphasie peu à peu métamorphosée, quand même, en mots… (...) Nous assistons à la naissance du poème au moment même où il surgit de ce gouffre de silence qui est le fond de tout, s’arrache au rien, à l’insondable, par un « halètement » de syllabes, et se fait musique : « Une / résorption // chorale, // une / chute. » Et un chant, quand même. Même si c’est à peine. Et donc : un poème, né du travail rythmique de la répétition, de la fragmentation, des coupes, ou des silences, des blancs, des laps…
Le baobab
J’ai terminé le livre de Thomas Baumgartner sur la radio. Grand mérite de ce livre, ouvrir de nombreuses pistes de réflexion, souvent inédites. Il faudrait s’en emparer et les explorer. Lui le fait mais de façon souvent assez rapide. Comme son style, percutant, vivant, plutôt d’un journaliste.
Michel Bulteau, Les morts ne reviennent pas
J’ai lu avec beaucoup d’intérêt Les morts ne reviennent pas, de bien mélancoliques carnets (2012-2015) de Michel Bulteau publiés aux éditions du Canoë. Michel Bulteau : né en 1948, un des signataires du Manifeste électrique, encouragé par Michaux et qui en 1976 est parti aux États-Unis sur les traces des poètes beat, des peintres pop et des musiciens punks, dixit la quatrième de couverture ! Il est beaucoup question de la disparition de la mère de l’auteur : « dans le souterrain ces deux dernières années – avec ma mère comme petite lumière – lampe vacillante dans ma vie vacillante. » (p.46)
La mine sonore, Michel Bulteau
Et me frappe fortement cela : « Dans la mine sonore du Deutsches Requiem de Brahms. »
Passionnante et très féconde cette idée de mine sonore, où se trouveraient des filons à explorer, des passages à emprunter. Dans la masse d’œuvres monumentales (mais aussi sans doute si l’oreille s’affine suffisamment d’œuvres de taille moins impressionnante), trouver de nouveaux sentiers à emprunter, de nouveaux niveaux d’écoute, d’autres voies et voix à suivre. Ne pas rester à la surface mélodique de la musique, comme on le fait si souvent, ce que l’on peut au fond chanter ou chantonner, mais oser suivre des chemins de traverse, un peu comme des sentiers dérobés dans un massif forestier. Cela bien sûr, on le fait plus aisément avec une partition mais celle-ci n’est pas une nécessité absolue.
Carnets de Michel Bulteau
Il mêle de façon équilibrée et subtile des considérations personnelles mais aussi des références à la musique, à l’histoire, des anecdotes en un tout très vivant. « Chers objets qui se souviendront de moi, et ce sont bien les seuls » écrit-il après avoir imaginé trois messes écrites pour trois jeunes morts, Don Carlos à 23 ans, Sébastien de Portugal à 24 ans et Juan d’Autriche à 32 ans (p. 48). Une manière puissante de mettre en concordance les temps. On trouve aussi des ébauches de poèmes. L’évocation d’un séjour à Venise ou un autre à l’hôpital, après un infarctus. Ce n’est pas un gros livre, on ne sait si ce sont des extraits ou la totalité des carnets de ces années-là, mais c’est constamment intéressant, souvent très émouvant. Et fécond pour la pensée et les explorations : « j’ai jeté par la fenêtre un minuscule bout de papier argenté ».
Flacon de sels
le soleil sur les livres ce matin, l’étagère un peu allégée par les douloureux rangements, cette plage devant les dos des livres, le silence dans le bureau -
Alain Fleischer
Écouté avec le plus grand intérêt trois des émissions à Voix nue consacrées à Alain Fleischer. L’émission est très bien faite et les questions d’Anaël Pigeat sont subtiles et très informées de l’œuvre. Le premier volet est consacré à l’enfance. Encore un créateur dont les origines s’enracinent à l’Est. Son père était hongrois et juif, sa mère espagnole. Alain Fleischer a fait des études poussées de lettres et surtout de sciences humaines. Il aimait les lettres mais regrettait dans les études supérieures de ne plus faire travailler son esprit scientifique et il en a trouvé la possibilité dans la sémiologie, la sémantique et surtout en suivant les travaux extrêmement pointus de Greimas (dont il dit d’ailleurs qu’il a eu peu de postérité). Son travail va ensuite se développer de manière prolifique et incroyablement féconde sur trois axes, le cinéma (plus de 300 films de toutes natures à son actif), la photographie (il dit faire des photos tous les jours de sa vie et que quand il ne va pas bien, souvent c’est cela qui le réconforte) et la littérature. Mais il se dit plutôt multidisciplinaire que transdisciplinaire en ce sens qu’il vit chacun de ses « métiers » comme étanche aux autres.
Images revenantes
L’émission consacrée à sa pratique photographique et placée de manière très belle sous le titre d’« images revenantes » m’a bien évidemment tout particulièrement parlé. Il dit très étrangement être arrivé à la maturité photographique bien avant d’arriver à la maturité littéraire. Il a beaucoup pratiqué la collecte, voire la collection d’images, il en donne pour exemple les sortes de chiffons ficelés que les éboueurs disposent devant les bouches d’eau dans les caniveaux pour orienter le flux (il est proche de Christian Boltanski et l’écoutant, je ne peux que me souvenir des extraordinaires tas de vêtements vus au Grand Palais, dans l’exposition Boltanski (2010) et immédiatement, nouvelle association concernant la collecte ou collection, penser à cette collection d’enregistrements de battements de cœur humain menée par Boltanski). Alain Fleischer a une approche très singulière de la photographie, très libre au fond, pas du tout académique. Il y cherche surtout la trace du temps accumulé, plus que la saisie de l’instant ou une image de la mort instantanée de toute chose. Et il travaille beaucoup sur la projectabilité des images, pratique qui a commencé pour lui par une projection d’images sur le corps de sa compagne, avec bien sûr nouvelle prise de vue. Il dit être ainsi passé d’une sorte de collecte du visible (vieux murs, portes rouillées, écorces, images de chantier de démolition avec toutes les traces sur les murs encore debout) à une collecte de l’invisible. Dans cette pratique de la projectabilité qu’il a considérablement développée dans ses images. Cette idée me retient mais elle est devenue plus difficile à mettre en œuvre aujourd’hui, puisque l’image n’est plus projetable comme elle l’était jadis (du temps des diapositives), sans passer par un vidéo projecteur. Mais peut-être que mes superpositions d’images ont quelque chose à voir avec cette idée de projectabilité, projeter une image sur une autre. Il faudrait donc peut-être préparer en amont cette possibilité de projectabilité avec une image plus « blanche » susceptible d’accueillir l’autre image, celle que l’on projette sur elle.
Ce n’est pas l’instant décisif, (Cartier-Bresson) qui l’intéresse, il travaille sur un temps sans instant, il n’y a pas d’instants décisifs pour lui, mais des dépôts de temps. Des photographies travaillées comme du film mais tout se dépose sur une seule image. Ce sont des enregistrements de traces, ce qui compte ce n’est pas l’instant capté, c’est du temps qui se dépose. L’instantané n’intervient qu’au moment de la perception de ce qui a été en fait un dépôt de durée.
David Copperfield
J’ai fini le premier tome. Lecture extrêmement riche, en impressions, en caractères, plus sombre bien entendu que mon P’tit Bonhomme qui est à la base de toutes ces lectures sur de jeunes enfants plus ou moins abandonnés. Il y a longtemps que David n’est plus vraiment un enfant abandonné et je suis toutes les phases de son apprentissage de la vie, avec près de lui ces personnages bienfaisants (sa tante, Agnès, la merveilleuse Pegotty) et ceux qui le sont moins, même s’ils ont les apparences de la bienfaisance (les doutes sur l’ami Steerforth se confirment à l’orée du tome 2). Je ne néglige pas dans cette analyse le fait que je lis une traduction, dont je ne sais si elle est « bonne » ou pas.
Pas tant le silence...
Cette impression souvent que tout ce travail pour Poezibao, que ces mots du Flotoir, tombent dans un puits sans fond et sans écho. Rien sans doute n’est plus faux, une heure après l’envoi de la lettre hebdomadaire, plus de trois cents personnes ont déjà ouvert le mail. Et puis ces mots de de Siegfried Plümper-Hüttenbrink reçus à l’instant : « parmi les lecteurs de l'article (sur Lettres à un jeune allemand d’Agnès Rouzier), il y en a jusqu'à ce jour 102 qui ont fait le détour par le blog éditorial de E. Stegentritt pour prendre connaissance d'extraits des lettres d'Agnès Rouzier , ainsi que deux commandes du livre ... Comme quoi, maints lecteurs, si injoignables soient-ils, n'en continuent pas moins d'œuvrer dans l’ombre … »
Écrire
Belle citation de Gérard Macé dans un article que Le Lorgnon mélancolique consacre au livre Colportages : « : « Écrire, c’est avec les mots susciter le réel, non l’évoquer à partir de ce qui est connu. C’est créer une sorte d’irisation, s’abandonner à un rythme musical, élaborer intérieurement des phrases qu’on mémorise, et dont on ne perçoit pas immédiatement l’enjeu et la portée. Écrire, ce n’est pas rédiger, écrire c’est poétiquement faire se lever un monde. »
Du travail, Jean-Pascal Dubost
J’ai reçu et commencé le livre de Jean-Pascal Dubost, Du travail. Il s’agit d’un livre écrit en résidence, ou à partir de cette résidence, en Ardèche. Le travail a consisté à composer vingt poèmes, mais surtout à écrire tout autour de cette composition, des notes de réflexion, des notes de vie.
Marcher et écrire
Belles annotations sur le rapport entre la marche et le travail d’écriture qui me fait penser aux notes de Jacques Roubaud sur le même sujet ! « Marcher, pour solliciter les pensées, dont on sait la présence, mais lointaine, les soulever du fond du corps ; (...) le poème est une présence vague et floue, informe, par conséquence insatisfaisante, mais sue ; aller pour trouver une pleine disposition de ses moyens ; la marche récupère le corps, l'éveille : cet état-ci est rêverie : éveil concentré, le même qui opère lors de l'acte d'écrire. Le corps se récupère, et récupère en lui le matériau indistinct. » (p. 20)
Verbiphage
« Je suis verbiphage et bibliophage, dévore pour mieux porter avant : le sens de marcher : mettre la rêverie en marche-au-travail, activer le corps en tant que machinerie complexe, faite de détours et de labyrinthes et d’abîmes, de léthargie et de fuite et de mort : l’esprit est ce qui creuse dans son abstraction pour extraire du concret. »
Rythme
« Bon rythme ne saurait mentir, écrit plus loin Jean-Pascal Dubost. La pensée est du rythme, comme le poème qui est rythme de pensée émue. »
→ Important mais très informe travail sur le rythme en ce moment. Au piano, avec le support aussi souple que possible d’un métronome (bien difficile de faire souple avec un métronome), en pensant à la batterie de B., en constatant dans de multiples domaines la difficulté de la synchronisation (difficultés que l’on peut retrouver aussi bien dans ses propres mouvements que dans l’interaction avec autrui). La question de la pulsation et de la battue, la pulsation physique, cardiaque, sur laquelle on n’a aucune prise, un rythme cherché, travaillé, voulu, qui peut être un bercement.
De la sérendipité d’internet !
« La sérendipité d’internet aura déclenché l’envie de travailler ; et l’envie de travailler, le travail ; et le travail, l’excitation ; et l’excitation, la joie ; et la joie, l’envie de chercher ; et l’envie de chercher, d’expérimenter ; et l’envie d’expérimenter, de se découvrir ; et de se découvrir, d’aller de l’avant. » (p. 25)
→ bel usage du principe du marabout (bout de ficelle et selle de cheval pour vous emporter loin !). Je souscris entièrement à cette belle série d’enchaînements, je l’ai vécue à partir d’une simple recherche, mais une recherche qui a toujours une raison d’être, jamais une recherche tout à fait au hasard. Le contraire du zapping donc. Il s’agirait plutôt d’une intuition, d’une capacité à sentir un gisement, un filon à partir d’un indice parfois minime. De laisser s’ouvrir une piste à laquelle on n’avait pas pensé.
Ce principe s’applique aussi à toute lecture, quelle qu’elle soit.
Inspiration
Un des thèmes de ce début du livre de Jean-Pascal Dubost est la réfutation de l’idée d’inspiration, vieille baliverne éculée du questionnement sur la poésie. Il creuse, c’est souvent très drôle ! Mais très sérieux aussi. On peut ici retrouver certaines des questions posées par Ch'Vavar, qui a mon avis, ne récuserait pas aussi systématiquement, voire violemment, l’idée d’inspiration que Jean-Pascal Dubost. Ch'Vavar qui a écrit un livre qui s’appelle Travail du poème et qui publiera prochainement la première partie d’un autre livre sur le même thème.
Sur ce thème de l’inspiration, JP Dubost fait cette citation de Nietzsche (in Humain, trop humain) : « En vérité, l’imagination du bon artiste, ou penseur, ne cesse pas de produire, du bon, du médiocre et du mauvais, mais son jugement, extrêmement aigué et exercé, rejette, choisit, combine ; on voit ainsi aujourd’hui par Les Carnets de Beethoven, qu’il a composé ses plus magnifiques mélodies petit à petit, les tirant pour ainsi dire d’esquisses multiples. Quant à celui qui est moins sévère dans son choix et s’en remet volontiers à sa mémoire reproductrice, il pourra le cas échéant devenir un grand improvisateur ; mais c’est un bas niveau que celui de l’improvisation artistique au regard de l’idée choisie avec peine et sérieux pour une œuvre. Tous les grands hommes étaient de grands travailleurs, infatigables quand il s’agissait d’inventer, mais aussi de rejeter, de trier, de remanier, d’arranger). »
En lisant
« Lectures, comme toujours, intéressées pour alimenter carnets & chantiers (...) sources inépuisables de vie, déclenchements. (...) La vie de l’esprit fait signe dans les livres » (p. 28)
→ d’où peut-être ce fort sentiment, si souvent, de se retrouver (parfois de se trouver, mais c’est plus rare) en quittant le reste, pour ouvrir un livre. Il y a là un geste très particulier, une disposition qu’il faudrait analyser, explorer. Qu’est-ce que je fais quand je « prends » un livre. Quand je décide de devenir « injoignable » comme le dit si bien Siegfried Plümper-Hüttenbrink à propos de ces lecteurs croisés ici ou là et qui sont « plongés dans leur lecture ».
La première phrase
Jean-Pascal Dubost cite Bernard Noël : « L’appelant, c’est la première phrase et cette première phrase, pourquoi tout à coup, m’apparaît-elle comme la bonne ? Je n’en sais trop rien. Mais je sais qu’à partir du moment où la première phrase... la bonne première phrase... est posée, le trajet va se développer de manière autonome par rapport à ma volonté. Ma seule volonté est de m’obstiner à aller jusqu’au bout, mais je ne mesure ni la distance à parcourir, ni les accidents qui vont survenir. » (cité p. 41, citation extraite d’un entretien de Jean Daive avec Bernard Noël dans le Cahier Critique de Poésie n°21).
Aller chercher sa propre présence (off)
« Écrire, aller chercher sa propre présence » (p. 42)
Le postillon
Il vient de monter dans le métro et en s’asseyant me bouscule légèrement. Quelle aubaine ! Car il a une partition à la main, chose plutôt rare dans un tel lieu et voilà que c’est une sorte de sésame qui m’autorise à lui répondre lorsqu’il s’excuse courtoisement : vous chantez ? Oui je chante. Et que chantez-vous : Le postillon de Longjumeau. Offenbach ? Non Adam. Et de nous replonger lui dans sa partition et moi dans mes pensées musicales. Il porte un jean bleu foncé, une veste noire à gros liseré bleu pétrole et un bonnet de laine bien enfoncé sur la tête. Il était si beau le Postillon de Longjumeau ! Qu'entend-il dans cette tête ? Chante-t-il Chapelou, alias Saint-Phar ou le marquis de Corcy ? S’il est Chapelou, atteint-il l’indispensable et fameux contre-ré ?
Oh !
D’une remarquable note d’André Hirt, à propos de la pianiste Mitsuko Uchida, pour Muzibao, ces mots : « (On précisera tout de même ceci, stricto sensu quant à l’interprétation, et qui ne vaut pas seulement pour la musique : pour interpréter, il faut au préalable être capable d’écouter (donc non pas entendre au sens large et commun, ce qui impliquerait un message ou quelque chose de cet ordre). Quoi qu’on interprète, il faut certainement cette écoute qui guide. Ce que l’on écoute, ce à quoi on porte l’attention, ce à quoi on porte tout simplement l’oreille, guide l’interprétation elle-même. Ce qui signifie aussi, et il me semble que c’est bien là l’essentiel, que dans le morceau qui est interprété, autre chose se joue. Et c’est précisément cela, l’interprétation. Une difficulté se fait alors jour : la partition elle-même ne demande-t-elle pas de fait et même n’exige-t-elle pas qu’on soit à l’écoute de ce qu’elle énonce très objectivement ? Mais ce travail, nécessaire techniquement consiste dans la recherche qu’on pourrait appeler « teneur chosale », à la manière de Benjamin, ce à quoi se limite la plupart des musiciens. La « teneur de vérité », en revanche, porte sur ce lointain que l’on entend toujours déjà et qu’il faut écouter ensuite (il faut obéir !), comme s’il s’agissait à la fois d’un appel (en tous les sens de ce terme) et d’une convocation (ce qui dicte)). »
Ilse et Pierre Garnier
Marianne Simon-Oikawa consacre un court essai, aux Nouvelles éditions Jean-Michel Place au rapport des poètes spatialistes et du cinéma. Avec bien sûr un gros focus sur Ilse et Pierre Garnier. Un des mérites du livre repose sur l’abondant recours à de très belles citations des deux auteurs, placées bien en valeur par la mise en page. « S’étonner qu’un poète fasse des films serait ignorer le considérable travail de rapprochement qui s’est fait entre les arts au XXe siècle et que les cloisons -la plupart- ont été renversées ; ce serait surtout ne pas voir les rapports étroits entre le cinéma et le cinétisme de la langue que notamment les poètes visuels mis en évidence. » (p. 53). Ou bien encore : « Il n’est pas question de cantonner la poésie visuelle sur le papier qui, par sa banalité, sa platitude, son neutralisme, est un mauvais porteur. Il faudra inscrire le poème sur des murs, sur des pierres, sur des vitres, sur du sable figé, sur du papier d’emballage, sur de vieux sacs. » (p. 1
→ ce qui renvoie aux très intéressantes recherches d’Alain Fleischer sur la projetabilité de l’image, l’image existante qu’il va projeter sur différents supports. Je note aussi que ce recours au citation et la manière de faire de l’auteur donnent une très forte présence au couple Garnier.
Tout va mal
Métro parisien. Assis, un homme en imperméable mastic coiffé d’un Borsalino assorti. Le col, double, est légèrement entrouvert et encadre une écharpe verte. Visage délicat, lunettes fines, nez légèrement pincé, la peau est fraîche et rose comme celle d’un enfant malgré l’âge mûr. L’attitude est élégante : voici une personne distinguée. Elle n’est pas indifférente à la vie agitée de la rame mais replonge périodiquement dans le petit livre, à la couverture bleue, qu’elle tient entre ses mains soignées. On y distingue le mot MAL, en grosses lettres. Il n’y aura pas à chercher bien longtemps pour découvrir que l’homme au Borsalino lit Tout va mal.... je vais bien de Philippe Bloch : Pourquoi sommes-nous si souvent convaincus que la vie est une mer de difficultés ou d'efforts, alors qu'elle est en réalité un océan de plaisirs et d'opportunités ? Si vous en doutez, il est urgent de changer de lunettes. Qu’en sera-t-il de celles de notre lecteur ? Et son nez, sera-t-il affecté par le malencontreux enchaînement sonore dans la présentation du livre ?
Le temps
Je relève dans une présentation de la poète américaine Norma Cole par Jean-René Lassalle ces mots : « (J’écris) à n’importe quel moment du jour ou de la nuit. Parfois je m’éveille dans la nuit et j’écris quelque chose dans le carnet, puis je le relis le lendemain et c’est comme si quelqu’un d’autre l’avait écrit. Ce dont on a toujours besoin c’est "davantage de temps". Il semble qu’on n’ait jamais assez de temps non-planifié, du temps qui se transforme en un sentiment d’intemporalité, qui ne nécessite pas une réaction immédiate. Le temps devient de l’espace. On crée de l’espace par la lecture, puis par la pause afin de penser, et ensuite par l’écriture. »
Reine de cendres
Spectaculaire lectrice dont tout le corps donne raison à l’assertion de la couverture de son livre : impossible de lâcher ce roman. Elle est loin, très loin mais sa présence éclate au milieu de cette rame de métro terne. Elle est grande, auréolée d’une impressionnante masse de cheveux frisés roux bruns. Dessin superbe du nez et de la bouche, aux lèvres charnues, peintes en mauve. La peau est sombre, les lunettes cerclées d’écaille. Aux oreilles petites boucles d’argent et fils fins des écouteurs. La tenue est noire, veste et pantalon, mais laisse pointer un bout de basket jaune à large semelle blanche. Sur ses genoux, un grand sac en toile : go boss the scent #augmented sensuality (autoportrait ?). Elle lit Reine de cendres de la trilogie du Tearling d’Erika Johansen, six-cent-quatre pages sur les traces de la princesse Kelsea Raleigh, dix-neuf ans, héritière du trône du Tearling.
Toujours la radio
Je suis décidément bien immergée dans mes réflexions sur la radio, toujours grâce aux éditions Hippocampe, avec cette fois Les Voiles de Sainte-Marthe (beau titre !), micro-récits et notes d’atelier de Christian Rosset. Christian Rosset, rompu à l’art radiophonique et qui a été un des piliers notamment de l’« Atelier de Création Radiophonique », le fameux ACR de France Culture. Mais il est aussi compositeur et écrivain. Il lui est arrivé aussi de peindre, de dessiner et même de graver. Des dessins émaillent les pages de ces notes d’ateliers organisées en plusieurs chapitres, souvent axés sur un des grands moments de sa création radiophonique. Multiples pistes d’apprentissage, ce qui me parle, impossibilité de choisir de manière monomaniaque un champ et l’habituel lot d’exclusions que suscitent ces vocations multiformes ! Par exemple Christian Rosset relate comme il est peu considéré de ses collègues compositeurs en raison de son activité de création musicale pour la radio ! « Écrire, dessiner, composer, c’est au fond un peu la même chose. On ne cesse d’apprendre et de désapprendre, de bifurquer, de dériver, d’abandonner certaines pistes, parfois définitivement, mais les sentiers que l’on a arpentés, nous ressentons jusqu’au dernier souffle, ce qu’ils ont gravé en nous » écrit Christian Rosset qui ajoute que c’est ce cheminement à tâtons dans l’obscurité qui l’a fait plonger dans cette forme de radiophonie que proposait, dans le très fragile après-1968 empreint d’esprit libertaire et formellement prospectif, l’Atelier de Création Radiophonique de France Culture. (p. 8)
La radio dit-il encore en tant que mode d’expression plus que comme médium d’information. Et d’emblée je saisis la différence qu’il y a entre la radio de Baumgartner et celle de Rosset, cette dernière étant sans doute plus résolument du côté de la création artistique, d’un art à part entière. Au demeurant là où Baumgartner parlait de Jacques Chancel et José Artur, les noms que l’on relève sous la plume de Rosset sont plutôt ceux de René Farabet ou de Yann Parenthoën. Pour ma part, je suis plus sur zone avec Rosset. C’est sur la trace de cette radio-là que je suis au travers de ces lectures et de ces réminiscences.
La voix des autres
Une piste sans doute pour cette recherche avec ces mots : « On ne s’exprime au fond, en radiophonie, qu’à travers la voix des autres ».
→ Oui ce monde des voix, des voix sans visage, ce qui paradoxalement renforce la présence mais aussi rend plus libre dans l’accueil que l’on peut faire de cet autre dont on ne connaît que la voix. L’absence d’image rendant infiniment plus disponible à l’essentiel. L’autre ne m’impose pas son image, ne sait pas la mienne, nous n’avons pas cette préoccupation réciproque, spéculaire en quelque sorte. [Les bars ne sont que verre, miroirs où la vie s'enfonce, multipliée, spéculaire, spectaculaire, Paul Morand, Eau sous ponts, 1954, p. 174). Narcisse non, Écho oui, peut-être.
« On pourrait avancer que le principe de la "création" ou de "l’essai" radiophonique est simple : il faut et il suffit que l’agencement des voix (parlant, lisant, disant, murmurant, chantant, etc.) forme une sorte de livret à partir duquel composer quelque chose qui soit l’empreinte d’une présence (secrète mais agissante) : celle de "l’auteur". » (p. 18).
Oui l’art radiophonique, cette « catégorie encore si peu établie et toujours à peine pensée, aujourd’hui. » ! (p. 21). Plus loin : « La radio – du moins celle qui, travaillée en tous sens par la musique, la poésie, la peinture et tous les arts (majeurs, mineurs, peu importe ; en ce lieu, nul ne se soucie de hiérarchie), se fabrique dans la nuit permanente des studios... – est cosa mentale. » (p. 66)
Nuit
En ville si peu de contact avec la nuit. Source du goût de la radio. La radio m’aurait servi de nuit ?
De la critique
« Grande fatigue du ressassement... Quand rencontreras-tu un auditeur ayant vraiment conscience du fait que tout se joue à fleur de peau ? Les professionnels du jugement possèdent-ils cela : une peau ! Ou n’ont-ils que quelques viscères ulcérés (qui leur accordent le droit d’émettre un avis sur tout) ? » (p. 71)
Mixage et voix
Toujours ce thème de la voix, une des basses continues de ce Flotoir : « Le mixage – cette plus ou moins longue suite d’opérations – implique une ouverture vers la polyphonie. Des voix souterraines agissent, de manière (si on veut) subliminale, et contribuent secrètement à entretenir "l’action" (pédale harmonique ; résonances décalée) ; le silence, qui, comme on le sait, n’existe pas, est partie prenante de ce jeu. » (p. 81)
En pensant au travail en cours
Pensant à ses créations radiophoniques, Christian Rosset écrit encore : « Typologie : documentaire, fiction, hörspiel ? Ce n’est pas un documentaire, ni une fiction, au sens où on entend ces termes dans la chaîne où je travaille, écrit encore Christian Rosset. Ces genres (ou territoires circonscrits) ne conviennent pas. Par contre il y a frottements, interférences, allers retours de la fiction au documentaire, à la recherche d’une relation ambiguë et même, parfois, ironique »
Plus loin : « Donc je rêve à partir d’un sujet mais je ne le traite pas. J’ajouterai qu’un sujet en cache généralement un autre et que ce qui est caché m’intéresse plus que ce qui est désigné, montré en tant que... »
Et enfin : « Il est donc nécessaire de jouer la carte de l’ambiguïté, côté "genre", afin de renforcer une pluralité de lectures potentielles. »
Sans oublier ce beau conseil à l’auditeur : « Pour l’auditeur, c’est simple : ouvrir le poste, écouter, se laisser porter par ce qui le traverse, y mettre du sien en refusant tout mode d’enfermement... » (pp. 100 et 101).
Flacon de sels
alors que le soleil se lève, voir s’allumer des myriades de petits points sur la toile urbaine, reflets rouges intenses, les laisser surgir puis s’éteindre – écouter en communion avec le vieil ami atteint de la maladie d’Alzheimer le requiem de Campra qu’il écoute en boucle toute la journée – penser à cette photo de lui, presque hors-champ, assis, voûté, le regard absent, tout près du gros poste de radio portable dont on reconstitue la présence sonore
Le Lorgnon mélancolique
Je suis depuis un certain temps le site Le Lorgnon mélancolique qui a l’art de pointer l’attention sur des livres importants. Ce matin, il parle de la traduction d’un livre de Guido Ceronetti (dont un autre livre a donné son titre à son site !) et de son article j’extraie cette très impressionnante citation : « Qui perçoit les sons de la Souffrance du Monde, immense et infinie ? Est-il nécessaire pour cela d’être Bodhisattva ? Ou Arthur Schopenhauer ? demande Ceronetti qui ajoute : "Moi qui ne suis qu’un être quelconque dans la grande multitude, je les ai entendus et ils m’ont servi de boussole… Et Abraham Lincoln lui aussi les a entendus dans les plantations de coton, et Gandhi dans les deux Indes… Et parmi les poètes de la modernité ils sont nombreux à les avoir entendus : Baudelaire, Rimbaud, Campana, Owen, Akhmatova, Chalamov, Thomas, Tsvetaïeva… Parmi les peintres : Schiele, Munch et Sironi après le suicide de Rossana. Les papes en parlent, en dispensant des lieux communs tels des onguents, mais sans les oreilles faites pour les entendre. Parmi les philosophes, Michelstaedter, pour les avoir perçus, s’est donné la mort à vingt-trois ans. Dostoïevski et Tolstoï : deux longues vies passées entièrement à l’écoute de ces sons, deux télégraphistes cloués jour et nuit à leur appareil transcripteur." Et dans le fragment qui suit de qualifier cette Souffrance du Monde, immense et infinie : "Le ventre qui a faim hurle, trépigne et se lamente. Le ventre qui a faim d’amour reste muet." » (Guido Ceronetti, Insectes sans frontière, traduit de l’italien par Samuel Brussell, éditions du Cerf, 2019).
Histoires d’yeux
J’ai parcouru le livre d’Elisabeth Quin, journaliste à Arte, intitulé La Nuit se lève. Un livre acheté par M. et qu’elle n’a pas voulu lire. Trop brûlant peut-être pour elle, trop confus aussi ? Histoire d’yeux, oui, puisque la journaliste y raconte le diagnostic de glaucome brutalement tombé sur elle et son effroi à l’idée de perdre la vue. Le livre est très inégal mais l’écriture en est souvent prenante et on ne peut qu’être touché par cette histoire et les questions redoutables qu’elle pose. C’est un patchwork de notes sur la vie privée de l’auteure, sur ses terribles consultations avec les ophtalmologues, d’éléments documentaires et scientifiques pointus sur le glaucome, d’anecdotes notamment à propos d’artistes aveugles. J’ai aimé par exemple ce court passage sur une « vieille artiste aveugle », Georgia O’Keeffe, atteinte à soixante-dix ans de dégénérescence maculaire, cette DMLA qui me hante et suscite mes lectures dominicales : « La main osseuse de la vieille artiste aveugle se saisit d’une pierre, en éprouve l’arête, la soupèse, la caresse, la porte à son visage, la renifle, la pose contre sa joue, pierre brûlante, délicieuse sensation. Georgia trouve cette pierre rapportée par le jardinier très amicale et familière, une de ces humbles pierres "qui ont toujours couché dehors", ces pierres premières "sans honneur ni révérence, qui n’attestent qu’elles" comme disait leur incomparable traducteur, Roger Caillois.. » (p. 54)
Les livres lus :
Thomas Baumgartner, L’Hypothèse du baobab, Hippocampe éditions
Michel Bulteau, Les morts ne reviennent pas, Carnets 2012-2015, Editions du Canoë
Jean-Pascal Dubost, Du travail, L’Atelier contemporain
Charles Dickens, David Copperfield
Christian Rosset, Les Voiles de Sainte-Marthe, Hippocampe éditions
Marianne Simon-Oikawa, Les poètes spatialistes et le cinéma, Nouvelles éditions Place
Elisabeth Quin, La Nuit se lève, Grasset
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Rédigé par Florence Trocmé le 19 février 2019 à 11h24 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
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Rédigé par Florence Trocmé le 01 février 2019 à 10h43 | Lien permanent
Flacon de sel
découvrir que les sternes à bec rouge font la navette entre de la mer de weddell dans l’antarctique et les îles farne à l’est de l’angleterre, un aller et retour de 96 000 kms, ressentir un double émerveillement devant l’exploit de ce tout petit oiseau et la beauté des noms du monde, penser à son cher jules verne – et apprendre que le cœur du colibri bat jusqu’à 1200 coups par minute – le spectacle de l’éclipse de lune et ce long moment de silence et de saisissement ontologique à le suivre, à l’aube, assise par terre, devant la fenêtre – les brefs voyages à la surface de la lune à travers les jumelles et cette question : pour un lunien, est-ce aujourd’hui éclipse de soleil ? – et que ressent ce petit plan de coton planté par les chinois sur la face cachée de notre satellite ?
Ce grand terreau d’affects, Françoise Héritier
C’est Françoise Héritier l’inspiratrice des flacons de sels de ce Flotoir, sels de la vie de Françoise Héritier appelés, qui sait, à devenir aussi célèbres que les Je me souviens de Perec ! Elle écrit à propos de son ouvrage, Le Sel de la vie : « Ce livre plaide pour que nous sachions reconnaître non pas simplement une petite part ingénue d’enfance, mais ce grand terreau d’affects qui nous forge et continue sans cesse de nous forger, êtres sensibles que nous sommes. Pour que nous ne soyons pas simplement obnubilés par des buts à atteindre – des carrières à faire, des entreprises à commencer, des rentabilités à assurer –, en perdant de vue le "je" qui est en lice. Pour que nous sachions que, sous-tendant l’exploit sans cesse renouvelé de vivre, se trouve ce moteur profond qu’est la curiosité, le regard bienveillant en empathie ou critique et constitutif. » (p. 83)
Et elle ajoute que « ce je est fait également de souvenirs, mais à quoi obéit la sélection des souvenirs ? Elle se fait sans intervention de la volonté et la psychanalyse en sait long sur les raisons d’une nécessité oblivieuse, même si tous les souvenirs disparus ne relèvent pas de l’inconscient. L’événement s’envole, mais reste l’essentiel, inscrit dans le corps, qui resurgit au charme furtif d’une évocation, au frisson d’une sensation, à la force étonnamment vive et parfois incompréhensible d’une émotion. À quoi cela tient-il sinon à cette voix intérieure brûlante, cette dynamo vitale dont nous ne savons même pas que nous l’avons élaborée au fil du temps. Le souvenir n’est plus mais la mémoire sensuelle du corps parle toujours. Nous sommes un tissu muni de capteurs qui enregistrent des empreintes tenaces lesquelles nous servent de tuteurs pour nous diriger. Trop de souvenirs nous paralyseraient. Restent les prototypes de ce qui nous touche vraiment dans le grand registre des émotions possibles. » (p. 85)
→ Particulièrement importantes ici deux idées. Celle de ce moteur profond ou de cette dynamo vitale qui nous meut, parfois à notre insu, mais qui est le vrai ressort de notre existence, bien plus que ces décisions que nous croyons éclairées. Et l’idée de cette mémoire sensuelle., cette inscription profonde des émotions, perceptions et affects dans notre corps. Un peu plus loin dans ce texte qui clôt son très beau livre, Françoise Héritier fait référence bien sûr à Proust mais elle insiste sur le fait que ce qui fait ressurgir le souvenir ce n’est pas tant le goût de la madeleine qu’un trouble sensoriel fait de très nombreuses associations : « C’est le trouble sensoriel ressenti qui rappelle ce même émoi sensuel de l’enfance, dû à un cérémonial où tout, l’atmosphère confinée, le caractère exceptionnel, l’heure, la personne de la tante, le thé, la madeleine, allait, comme condensé dans une flèche bien tirée, se planter pour toujours dans l’odeur douce et un peu fade d’une pâtisserie. »
→ Le souvenir est éminemment composite et sa teneur réelle est souvent impossible à analyser.
Et la conclusion de Françoise Héritier, essentielle, est la suivante : « Le monde existe à travers nos sens avant d’exister de façon ordonnée dans notre pensée et il nous faut tout faire pour conserver au fil de l’existence cette faculté créatrice de sens : voir, écouter, observer, entendre, toucher, caresser, sentir, humer, goûter, avoir du « goût » pour tout, pour les autres, pour la vie. » (p. 87)
Un rapprochement
Ces propos de Françoise Héritier reviennent à la mémoire en lisant, dans le très beau livre de Jean-Paul Honoré, Pontée, sur lequel je vais revenir, ce passage : « On est surpris que les Malais aient la peau aussi brune, que leur physionomie annonce à ce point les côtes de l’Inde et de l’Afrique. Car pendant la traversée, rien n’avait entamé la forte impression laissée par la Chine : la mémoire avait pris un pli, elle confondait ce grand pays avec la terre. Le corps se déplace progressivement, mais les sensations voyagent par bonds » (p. 70) écrit-il à bord du porte-conteneurs Bougainville de la CMA CGM sur lequel il effectue un long voyage de près de quarante jours entre la Chine et le Havre qui est tout l’objet du livre.
Cheval
Vincent Pélissier m’a envoyé un merveilleux petit livre, Le Cheval n’a plus lieu, "pour dire une photographie de Dolorès Marat". Ou la photographie, saisissante, est le prétexte non seulement d’une description extraordinairement fine et informée tant de la photographie que du cheval, de son anatomie avec tout un vocabulaire précis mais aussi d’une réflexion écologique et ethnologique sur la place de l’animal dans nos sociétés, celle d’hier et celle d’aujourd’hui. L’objet lui-même est merveilleux, un tout petit livre de 10,4 x 13 cm, pesant 50 gr (je pense soudain à la sterne et au colibri !), imprimé en typographie, de manière artisanale, à Rochefort. Dans le livre, un tirage de la photo de Dolorès Marat, ce cheval qui comme tous les animaux photographiés par elle sont, nous dit Vincent Pélissier « affectés de solitude ». Avec ce « flou » si léger un « flou [qui] n’est pas un brouillage ou une estompe des limites entre deux aplats mais la superposition de plusieurs limites, restituant en décomposition ce vif que l’objectif tend à paralyser. » (p. 11). Beauté de ce texte : « C’est en définitive la photographie d’un regard qui se dérobe, se replie, dans une indicible douceur. Paupières à demi-closes, ce cheval regarde à l’intérieur. Quel que soit l’objet de sa crainte, il se rassemble, il cherche refuge en lui-même, il en appelle au sang, à l’instinct, à la lignée, à la fuite, à l’ancien vertige des galops, à la horde brutale, à une musique, à Poséidon, à Balamer, aux Houyhnhnms, à des plaines perdues. On ne sait pas l’arrière-monde d’un cheval. »
[Dans Les Voyages de Gulliver de Jonathan Swift, les Houyhnhnm sont une race de chevaux et Balamer était l’étalon d’Attila]
→ et ici le libre jeu des associations qui conduit souvent la ligne de ce Flotoir me ramène aussi bien vers certains textes de Muriel Pic que vers les photos de Marc Blanchet. Et je note comment un arrière-monde, abyssal, se constitue à chacun de nos pas dans les livres, devant les œuvres, à l’intérieur du flux de la musique (j’écoute le jeune et assez miraculeux pianiste islandais Vikingur Ólafsson, dont le nom seul est déjà toute une invite à l’ailleurs, dans un programme Bach)
Oui ce tout petit livre qui fait aussi l’objet d’une note de lecture dans Poezibao est précieux et ouvre sur des dimensions de rêve et de découvertes, de réflexion aussi sur le monde bien plus que maints gros volumes savants mais désaffectés. Mais cela n’étonne pas quand on connait un peu le travail de Vincent Pélissier, éditeur d’une magnifique revue (peut-être ma revue préférée de toutes celles que j’ai eues entre les mains ces quinze dernières années), Fario, dont la parution est malheureusement suspendue et de livres rares mais importants, comme ceux de Gustave Roud ou Günther Anders et Baudoin de Bodinat et tant d’autres, sans oublier la collection des Impardonnables.
Les bonheurs d’un vocabulaire
Ils pourraient remplir un flacon de sels à eux tous seuls, tous ces mots relevant du vocabulaire spécifique à tel ou tel domaine et que l’on retrouve parfois au hasard des livres. Les mots de l’anatomie du cheval par exemple, dans Le cheval n’a plus lieu de Vincent Pélissier ou bien les mots de la marine marchande dans le livre, Pontée, de Jean-Paul Honoré. Chanfrein, garrot, robe grise pommelée, ici, ou bien sabord, stairway, château, étambot, et ce pontée qui désigne le chargement de conteneurs sur le cargo géant, là. Plaisir éprouvé aussi en lisant Jules Verne, notamment dans les récits d’explorations polaires que sont Le Sphinx des glaces ou Le Pays des fourrures. Les mots de métier, les noms de lieux, les noms de famille, tous ces mots singuliers.
Et encore l’enfant de Wolowiec
Retour à Avec l’enfant de Boris Wolowiec. Toujours cette combinaison, à perte de lignes, d’un nombre x d’éléments permutés, combinatoire qui engendre (ou pas) des effets de sens. Parfois très énigmatiques mais qui une fois scrutés, interrogés, semblent adoptables. Pertinents. Féconds pour la pensée et la capacité à détecter, sentir, remarquer, noter, éprouver. Dans la section « Tas de l’enfant » on a affaire à des paragraphes sensiblement plus longs que de coutume dans l’œuvre de Wolowiec et qui demandent un vrai effort, ne serait-ce que celui de prévoir l’élan suffisant avant de les aborder pour pouvoir surfer jusqu’au bout leur vague. On remarque toutefois qu’il y a dans la reprise amplifiée des segments une réserve d’énergie, une poire pour la soif à saisir en cours de route pour se propulser plus avant.
L’écrivain joue avec les éléments comme réflexe, âge, comme si, se, infinitif, tout se combine un peu comme dans une méthode essais/erreurs à cela près qu’il n’y a pas d’erreurs ici. Il y a un essai, puis un autre puis un autre en un mouvement possiblement mimétique de l’agir enfantin. Cette activité si mystérieuse de l’enfant pour peu qu’on l’observe sans la juger, l’interpréter. Il y a une tentative par le biais du mixage des données (des datas, des algorithmes ?) de faire émerger quelque chose, le souvenir en soi aussi d’un monde, d’un fonctionnement, d’une manière d’être qui ont été les nôtres. Un être plus qu’un faire, qui petit à petit va se substituer à l’être, au fur et à mesure que l’éducation va imprimer sa lourde marque ?
Il y a aussi des effets typographiques, que je relève pour la première fois chez Wolowiec (mais il se peut qu’il y en ait ailleurs que je n’ai pas vus !) avec ici prolifération de mots très cours de deux ou trois lettres, de, je, se ou ailleurs séries de mots porteurs tous de m et de n, maintenant, recommence, comme, prénomme qui lissent soudain la typo.
Une dimension tellement humaine
Et je dois dire, au risque de choquer, que ce livre me révèle une dimension humaine que j’avais peu perçue dans les livres précédents de Boris Wolowiec, dont j’admirais et redoutais à la fois le caractère abstrait, même si lui réfute, je crois, cette idée, se voulant sismographe de mouvements très profonds de la personne humaine, au-delà des concepts et du sens. Mais il y a ici une interrogation de l’être enfantin dans sa sidérante singularité, que tout nous pousse à oublier ou à ne pas voir qui touche profondément par sa beauté et sa justesse. J’en veux pour preuve ce passage : « L'enfant recommence l'ici-maintenant. L'enfant recommence l'ici avec maintenant. L'enfant recommence l'ici comme maintenant. L'enfant recommence l'ici avec comme maintenant. L'enfant prénomme, recommence prénomme, appelle, recommence appelle, recommence prénomme appelle, crie, recommence prénomme crie, joue, recommence prénomme joue, touche, recommence prénomme touche, rencontre, recommence prénomme rencontre, oublie, recommence prénomme oublie, trouve, recommence prénomme trouve, oublie trouve, recommence prénomme oublie trouve, tombe, recommence prénomme tombe, dort, recommence (...) ». Je suis obligée et je m’en excuse de le tronquer, de manière brutale, car ce paragraphe est fort long... (p. 119)
La main de l’enfant
Et je rapproche ce nouveau passage : « L’enfant refinit le sommeil du commencement, la main de sommeil, la confiance, la main de confiance, le sommeil confiant, la main de sommeil confiant, l’étonnement, la main d’étonnement, le sommeil étonné, la main de sommeil étonné (...) » de ce sel récent : « assise près d’un petit garçon très aimé qui s’endort sentir sa petite main qui vous cherche à tâtons dans le noir et qui vient se promener dans vos cheveux ou sur votre oreille. »
A l’échelle
Cette section « Tas de l’enfant » est centrale et elle est, à l’échelle de l’écriture de Boris Wolowiec, monumentale, couvrant les pages 116 à 160, avec des paragraphes longs pour la plupart, avec toujours une structure combinatoire répétitive. Et ces derniers mots me font soudain penser qu’on pourrait rapprocher ici sa technique de celle d’un Steve Reich avec son déphasage et ses variations infinitésimales des motifs ou thèmes.
Dans un cas comme dans l’autre, Reich ou Wolowiec, soit pratiquer à petites doses (et ici je quitte avec l’enfant pour retrouver David Copperfield !) soit se laisser aller à lire / écouter en boucle, en attention flottante !
→ et le jeune pianiste Ólafsson pendant ce temps joue, lui et de manière très convaincante, Phil Glass (Bach, Glass, Reich, Wolowiec, la combinatoire dynamique ?).
A bord ! avec Jean-Paul Honoré
C’est à un véritable embarquement qu’invite Jean-Paul Honoré dans Pontée. Embarquement réel mais aussi virtuel, dans les mots, dans les sensations, dans les rêves de voyage, de navires et de transports en tous genres. Pontée ? C’est dans le vocabulaire de la marine marchande, la cargaison arrimée sur le pont, à l’air libre. Il s’agit ici de véritables murailles de conteneurs transportés de Chine vers l’Europe par le cargo « Bougainville » de la CMA CGM sur lequel Jean-Paul Honoré a embarqué, en tant que PAX (alias passager) en août-septembre 2016 pour trente-huit jours de navigation. Ce navire, long de 398 m et pouvant accueillir 17 722 conteneurs (équivalent chacun à un camion !), est un de ces géants qui sillonnent aujourd’hui les océans et que l’on peut apercevoir, parfois, dans un grand port comme Le Havre ou Hambourg (deux lieux d’escale du Bougainville qui s’y délivre d’une part de ses boîtes). Le livre est une formidable collection de relevés d’impressions, de sensations, de questions, celles du PAX, espèce étrangère aux crew members (membres d’équipage) mais soumis lui aussi à toutes les règles du bord, parfois très contraignantes et à ses usages tellement atypiques pour le terrien. Cela donne un livre qui est aussi bien un récit de voyage et un document passionnant sur ce monde de la marine marchande qu’un vrai livre de poésie, en ce sens que toutes les ressources de l’écriture sont mobilisées pour explorer les sensations, le dépaysement, l’étrangeté, l’effroi parfois devant l’immensité du bateau, de l’océan, du moteur-cathédrale, etc. Exploration très subtile, notamment des illusions d’optique ou des erreurs d’appréciation car, dit l’auteur, « le corps se déplace progressivement, mais les sensations voyagent par bonds. ». Il travaille beaucoup sur ce petit décalage entre ce que le corps enregistre, l’interprétation parfois difficile qui peut être donnée à cette perception et ensuite ce que l’écriture va être capable d’en retenir. Cela avance par touches, par bonds en courts paragraphes. Exploration de ce bâtiment inouï, de ses entrailles aux allures parfois infernales, de son château, sorte de donjon aux larges ailes où travaillent et vivent les hommes, évocation de la citadelle, « refuge ultime, réputé inviolable, où courir si Rackham le Rouge s’empare de cette Licorne... » (p. 73). La sensation d’étrangeté est maintes de fois éprouvée et traduite : « Immobile papillon de nuit collé à cette structure d’acier, vous êtes pénétré par la surprise intense d’être là, au-dessus des plis phosphorescents du sillage, sous le ciel indéchiffrable. » Alors que trop de livres de poèmes laissent le lecteur à quai, celui-ci le transporte !
Dans le faisceau des vivants
Dans le faisceau des vivants est un très beau livre que Valérie Zenatti a écrit après la mort d’Aharon Appelfeld dont elle est la traductrice et dont elle fut très proche. Le livre porte sur la période entre le moment de la mort de l’écrivain, le 4 janvier 2018 et la date de son anniversaire à lui, le 13 février. Temps hors du temps, états de conscience presque modifiés, méditation et contemplation, moments très singuliers qu’elle a su décrire avec précision et profondeur sans aucune impudeur. Si bien que l’on a le sentiment d’une double présence et d’une double rencontre dans ce livre, celle d’Aharon Appelfeld et celle de sa traductrice.
Il y a dans tout ce récit une place donnée aux faits, aux éléments matériels, qui procurent un puissant sentiment de réalité et d’incarnation. Réalités concrètes du voyage par exemple qu’il s’agisse du voyage à Jérusalem que Valérie Zenatti avait entrepris, sachant Appelfeld très mal mais pensant le revoir, et au tout début duquel, encore dans le taxi vers l’aéroport à Paris, elle apprend qu’il est mort. Celui du voyage à Czernowitz, la ville natale d’Appelfeld où il lui semble absolument évident, indispensable, d’une nécessité profonde qu’elle se rende pour le 13 février, jour de la naissance de l’écrivain, premier anniversaire qu’il ne célébrera pas mais qu’elle célébrera elle, seule, dans cette ville dont il lui a tant parlé, sur laquelle il a tant écrit. « C’est la première fois de mon existence, / Qu’il m’est apparu vital d’être à un endroit précis, à un moment précis, / Lieu et temps, / Comme une énigme enfin résolue, / Question et réponse dans le même mouvement, / Ici, maintenant. », écrit-elle. (p. 114). Czernowitz, « la ville de tous ses romans, même ceux dans lesquels elle n’apparaît pas, c’est la ville qu’il n’a pas besoin de nommer pour qu’elle existe, elle est là, enneigée, protectrice, peuplée de Juifs cultivés et inquiets, c’est la ville bordée par le Pruth, la rivière de son enfance, la rivière de la vie, des promenades avec ses parents, la rivière de la mort, Juifs noyés dans les eaux glacées, c’est la ville des écrivains et des poètes, Paul Celan, Ilana Shmueli, Gregor von Rezzori, c’est la ville la plus à l’est de l’ex-empire austro-hongrois, Czernowitz, dont le nom prononcé par Aharon avait l’éclat d’un mythe. » (p. 115). Avec en point d’orgue, peut-être, une marche presqu’hallucinée, dans un paysage de rêve éveillé non dénué d’un climat de cauchemar, vers la rivière où Aharon enfant se baignait, cette Pruth, qui ne coule plus que dans une sorte de zone aux usines désaffectées très inquiétantes.
Leçons de vie
« L’instinct qui lui a sauvé la vie, cette intuition du geste à faire, du mot à dire ou à taire, de la direction à prendre qui précède la compréhension formulée du monde, qui précède la pensée et les mots. Même pas une voix intérieure, non, un langage physique, un choix inexpliqué et néanmoins tranché de chaque instant, c’est armée de lui, et de lui seul, que je décide d’arpenter Czernowitz, je pressens que le seul moyen de vivre ce jour est d’être dans l’incertitude et en mouvement, sans chercher ce qui n’existe plus, sans penser que je suis face à sa maison alors qu’il n’était pas sûr du numéro exact, je veux, à chaque pas, être dans l’ignorance totale de ce qui va surgir, c’est la suite logique de la volonté irrépressible qui m’a menée là, aujourd’hui, détachée de tout ce qui est ma vie (...) » (p. 117)
Du silence
Il y a dans ce livre des pages admirables sur le silence, le silence dans la vie d’Aharon Appelfeld et dans son œuvre : « Ce silence, comme un abri vital, seul lieu possible pour celui qui est blessé, il a su un jour que c’était lui qu’il voulait habiter, il ne voulait pas lutter contre ce qui le traversait, il lui fallait tendre l’oreille à ce qu’avait emmagasiné le petit garçon né à Czernowitz qui avait entendu le cri de sa mère assassinée par les nazis, et la résonance de la Catastrophe était si grande qu’il lui fallait bien quarante-cinq livres et une vie vouée à ce silence pour lui permettre d’être avec les siens, avec lui-même, pour chercher en lui le monde englouti, lui donner présence, forme, visage, voix, vie, (...) » (p. 27)
→ On retrouve d’ailleurs de très nombreuses réflexions sur le silence dans la belle émission que Marie Richeux a consacrée au livre de Valérie Zenatti. Aharon Appelfeld, y est-il dit notamment, disait qu’il apprenait infiniment plus du mouvement du corps d’un être que de ce qu’il disait : « l’explication trompe un peu, le mouvement est une parole forte. ». Obsédés que nous sommes par la parole, le dire, nous en oublions de percevoir, de tout notre corps à nous, yeux, oreilles, peau, nerfs, le corps de l’autre. Et il est vrai que le cathodique interrompt nombre des flux qui se propagent et s’échangent entre deux corps en présence. « Les non-dits sont plus importants que ce qui est dit, ils ne sont pas là pour cacher des choses. Il y a des mystères qui seraient extrêmement appauvris si on les dévoilait. Quand je parle des non-dits et des mystères, c’est aussi parce que je crois qu’il faut faire une distinction entre ce qui est partageable et ce qui ne l’est pas. A un moment donné, un livre c’est un texte dans lequel le lecteur doit trouver sa place. » dit encore Valérie Zenatti à Marie Richeux.
C’est aussi qu’elle et lui, Valérie Zenatti et Aharon Appelfeld, ont partagé cette expérience de l’apprentissage de l’hébreu en arrivant en Israël : « avant de partager la même langue, avant que l’hébreu soit conquis au terme d’un combat où chaque mot introuvable était un désarroi amer et chaque mot correctement employé un soulagement, avant cela nous avons partagé le silence hébété des "nouveaux immigrants". Puis nous nous sommes mis à parler cette langue dans laquelle nous n’avions pas vécu, c’est-à-dire une langue dans laquelle nous n’avions pas découvert le monde ni été aimés, dans laquelle nous n’avions pas souffert non plus, et surtout dans laquelle n’étaient pas inscrits les silences de l’enfance. »
Valérie Zenatti encore : « Le silence qui a initié ce livre était d’une richesse extraordinaire, parce ce que c’est à la fois le silence de la lecture, le silence de l’écriture que je connais en tant qu’écrivain et que j’éprouve, le silence de la traduction encore plus mystérieux que tous les autres, car c’est un endroit où les mots se transforment d’une langue à l’autre. »
Tant de réflexions
Il faut souligner que Valérie Zenatti est non seulement traductrice mais aussi écrivain (les deux ne devraient-ils pas être toujours associés ?). Son écriture est très belle, dotée d’un fort pouvoir d’évocation et en même temps d’une capacité d’exprimer de manière claire et vivante nombre de réflexions complexes. Elle dit par exemple d’Appelfeld qu’il « ne s’écoutait pas parler, mais il s’écoutait pour parler, il tendait l’oreille à ce que la vie avait déposé en lui, jour après jour, je connais des gens qui ont appris l’hébreu parce qu’ils avaient entendu son hébreu à lui, dont la densité révélait la valeur de chaque mot. »
Photo
Plus anecdotique sans doute mais tellement frappante pour qui « prend » des photos, cette remarque de Valérie Zenatti : « je prends cette photo pour l’étudier plus tard, je fais l’expérience de ce que je vois sans comprendre. » (p. 126).
→ Il y a bien sûr toujours l’expérience emblématique de Blow up et ce qui se découvre dans la photo au moment de son tirage. Mais c’est bien plus général. On peut sentir sans analyser que quelque chose vaut la peine d’être retenu, noté, immobilisé, quitte bien sûr à le figer. Pour pouvoir y revenir ensuite, l’étudier plus tard, comprendre peut-être ou pas....
Une géographie intime et précieuse
Je relève aussi cette remarque dont la justesse me touche : « Cette géographie si intime et précieuse dont j’ai un jour pris conscience s’est enrichie d’un lieu réel nimbé de mythe, je peux quitter Czernowitz puisque je suis allée à Czernowitz, j’ai marché dans la ville d’Aharon, des visages et des bâtisses se sont nichés en moi, je pourrai m’y replier quand je voudrai, où je voudrai, ce sera si bon de vivre en sachant que je porte Czernowitz en moi, j’y ai trouvé ce que je ne cherchais pas, ce qui était là, entre lui et moi, sous une autre forme, et je n’ai plus peur de ce que signifie vivre sans lui. » (p. 153)
→ Tous ces lieux que nous portons en nous, réels mais travaillés, transformés par la mémoire, le souvenir, lieux de l’enfance, de la jeunesse, lieux traversés, lieux réels ou mythique, lieux traversés en rêve (ô combien !) et lieux inventés, imaginés à partir des livres, des reportages. Toute cette géographie intime et précieuse qui nous est refuge et infini réservoir de songes, ces cartes que nous portons en nous à l’insu de tous et qui animent, allument successivement toutes ces places d’une ville ou d’un lieu connu que nous traversons.... Laissons ici le non-dit s’ouvrir pour chacun !
Triple occurrence
Triple occurrence d’Auschwitz en ce dimanche qui est consacré à l’anniversaire de sa libération.
En premier lieu, dans le livre La Saga des Brunhoff dans les deux chapitres consacrés à Marie-Paule Vaillant-Couturier, qui était la nièce du créateur de Babar. Ensuite dans un reportage sur Simone Polak parlant à des jeunes du lycée Fustel de Coulanges à Strasbourg de la déportation et des camps, sept décennies après être revenue de d'Auschwitz-Birkenau et Bergen-Belsen. Et en dernier lieu, autre reportage terrible, la présentation d’une lettre d’un Sonderkommando enfermée dans une bouteille, retrouvée dans les ruines du camp et qui sera bientôt exposée au Mémorial de la Shoah à Paris. Un feuillet écrit à Auschwitz en 1944. "Il n'y a que huit manuscrits écrits par des Sonderkommandos [les juifs sélectionnés par les nazis pour vider les chambres à gaz et débarrasser les corps] qui ont été retrouvés dans les ruines des crématoires. Celui-ci est le seul texte écrit en français", explique Karen Taieb, responsable du service des archives au Mémorial de la Shoah. »
Et bien sûr tout le contexte, lecture du livre de Valérie Zenatti, évocations d’Appelfeld et des Sonnets de la prison de Moabit d’Albrecht Haushofer, en parlant avec Mireille Gansel de sa Carte blanche pour Poezibao : Traduire l’extrême.
Un directeur de collection
Jean-Marc Baillieu m’envoie un bon article ancien paru dans Kanal Magazine en 1985. Article dans lequel Jean François Bory parle du métier de directeur de collection (Il le fut aux éditions Veyrier]. Il dit notamment ce qui fut une évidence mais l’est sans doute beaucoup moins aujourd’hui : « Faire un livre c'est un peu comme faire un petit film, c'est un travail d'équipe où chacun a sa responsabilité : comité de lecture, maquette, fabrication, choix des couvertures, des illustrations, de ta typographie, mise en page, promotion, service de presse, diffusion. L'aspect technique me plaît beaucoup. La fonction du directeur de collection est d'avoir une idée très forte de sa collection et aussi d'avoir des rapports avec des auteurs qui ne sont pas toujours faciles à enthousiasmer. Mais il faut surtout tempérer ses propres aspirations par rapport au comité de lecture qui est très refroidissant, pour qui la littérature est aussi faite de chiffres... Faire accepter un livre, c'est ce qui prend le plus de temps ». Et il ajoute ces propos éclairants, qui me semblent une bonne piste de réflexion pour qui fait une revue (ou un site de poésie !) : « Animer une collection, c'est toujours avoir la responsabilité d'un choix qu'on cherche à faire pencher vers ses propres tendances. Comme en politique, on fait tout pour que ça aille dans une certaine direction, et puis la pratique fait que ça va un peu dans cette direction mais pas totalement. C'est le monde qui s'oppose à la pensée - on va me trouver très hégélien - et il faut chercher à manœuvrer pour arriver à faire percer l'idée qu'on peut avoir de la littérature, avec des à-coups, des avancées, des reculs. A la fin, c'est l'idée qu'en avait le directeur de collection qui fait cette petite part de la littérature, mais c'est surtout sa praxis qui s'est déterminée dans cette collection plus que son idée première. C'est la marge de manœuvre dans le monde qu'il peut avoir et non pas l'idée absolue qu'il a de la littérature. »
→ Aujourd’hui trop de livres se font sans toutes ces étapes, qui sont finalement autant de validation de la qualité du projet. On frise souvent l’auto-édition même dans certaines maisons d’édition à compte d’éditeur, où le travail est tellement sommaire qu’il aboutit à des livres laids, mal imprimés, peu esthétiques et proposant un texte inintéressant et parfois bourré de coquilles et de fautes en tous genres. Et souvent même l’envoi à la presse reflète l’état d’esprit de l’éditeur. Certains envois sont extrêmement soignés, d’autres arrivent en lambeaux, sont faits de bouts d’enveloppes mal arrimées, accompagnés de prière d’inséré indigents, etc. Et j’ose ajouter qu’il en va malheureusement aussi d’un certain nombre de dossiers examinés pour le CNL. Comme si personne n’y croyait.
De la traduction
Hier échange avec Auxeméry. Il me fallait traduire quatre lignes d’un article de Dickens pour mon projet en cours. Je lui envoie les lignes en question et mon ébauche de traduction et quasiment par retour il me renvoie sa proposition, qui n’a plus rien à voir avec la lourdeur maladroite de la mienne et qui atteste vraiment de sa patte de traducteur, incomparable.
Une belle leçon aussi et la démonstration de ce que ça veut dire traduire et surtout ce que ça veut dire publier un texte dans une traduction donnée. Je pense que beaucoup de chefs d’œuvre étrangers ont pâti d’une mauvaise traduction en français et cela de tout temps !
Il s’agit donc de traduire ce passage, extrait d’un reportage de Dickens où sont campés de jeunes enfants abandonnés dans une école de déguenillés, une ragged-school, au 19ème, en Angleterre : « ….young thieves and beggars - with nothing natural to youth about them : with nothing frank, ingenuous, or pleasant in their faces; low-browed, vicious, cunning, wicked; abandoned of all help but this; speeding downward to destruction; and UNUTTERABLY IGNORANT. »
Je propose : « De jeunes voleurs et mendiants. Sans rien en eux qui évoque leur jeunesse ; rien de franc, d’ingénu ou de plaisant dans leurs visages ; sourcils froncés, l’air vicieux, rusé, méchant ; hors toute aide, sauf celle-ci ; dégringolant à toute allure vers la destruction ; et inexorablement ignorants. »
Et voici la proposition d’Auxeméry : « … Des voleurs et des mendiants, jeunes – et sans rien en eux qui soit véritablement jeune ; rien de franc, de commode ou d’agréable sur leur visage ; nigauds, vicieux, rusés, méchants ; des laissés-pour-compte, sans autre solution que de dégringoler rapidement/ à toute allure jusqu’à la destruction ; et D’UNE INDICIBLE GROSSIÈRETÉ.
[rapidement / à toute allure] : je ne sais pas choisir….. Si c’est du Dickens je pencherais vers rapidement
Pour visage : en anglais on met au pluriel (parce qu’ils sont plusieurs) ; en français on met au singulier (parce qu’on considère l’ensemble)
Destruction : je mettrais peut-être aussi anéantissement (mais ça rime trop avec rapidement !) »
De la poésie et du livre
Bel éditorial de Pierre Vinclair pour le nouveau numéro, le quinzième, de sa revue en ligne Catastrophes : « Dans une tradition qui remonte aux Présocratiques et qui aboutit à Nietzsche et Heidegger, la poésie a été présentée comme une alternative à la métaphysique : en fonctionnant par des visions plutôt que par des chaînes d’arguments, dans des dispositifs discursifs qui laissent béer le sens plutôt qu’ils ne le bouclent, elle pourrait donner un accès à l’être, tout en échappant au risque de clôture qui caractérise un système logique. L’espèce de théologie de la littérature qui s’est développée avec les Romantiques allemands donna ainsi au poète la lourde mission de composer le Livre auquel, comme on sait, "le monde est fait pour aboutir" ».
À propos du rapport au livre et plus largement peut-être à la connaissance, il écrit aussi cela (bel esprit de synthèse !) : « D’abord, plus personne (ou presque) ne se soucie des livres : tout le savoir (ou presque) est contenu dans des ordinateurs et une bonne partie sur Internet, via des schèmes variés qui n’ont rien à voir dans leur fonctionnement, le plus souvent, avec les livres : du moteur de recherches à la traduction en ligne, du service météo aux liens hypertextes de l’Encyclopédie participative, du tube vidéo au réseau social. Ainsi, même sans avoir près de soi aucun livre de Stéphane Mallarmé, Jorge Luis Borges ou Clément Rosset (comme c’est mon cas actuellement), je peux trouver sur Internet les livres qu’ils ont écrits, des conférences et des entretiens qu’ils ont donnés, des articles consacrés à commenter leurs œuvres et même des youtubeurs qui essaient de m’expliquer leurs textes. À chacun de ces auteurs une page Facebook au moins est consacrée, qui fait discuter leurs lecteurs. Et si je ne connaissais pas leurs œuvres, j’y découvrirais sans doute qu’humbles, répétitives et solaires, elles avaient quelques points communs malgré leurs différences d’époque et de genre : une certaine articulation de la littérature avec la philosophie, un souci de la singularité, un sens du tragique (seul ce qui existe existe, et rien ne viendra le sauver de ce qu’il est), et la tentative d’appréhender le réel comme tel, y compris dans son infinité, malgré ce qui leur aura semblé à eux aussi une impossibilité constitutive.
Du livre, d’internet : connaissance(s)
Je relève cela également, qui me parle particulièrement dans le contexte de mon travail en cours : « Mon rapport au savoir ne passe donc plus exclusivement par les livres. Imaginons que je sois en train de composer un ensemble de poèmes sur le monde sauvage : bien sûr, je lirais quelques livres papier, mais combien de livres et d’articles pdf téléchargés, de fiches Wikipédia lues, d’images d’animaux ou d’arbres consultées, d’émissions de débat vues ? Combien d’emails envoyés ? Combien de synonymes, de traductions et de mots commençant par telle ou telle syllabe recherchés ? Je regarderais sur Wikipédia la liste des 100 espèces les plus menacées, j’écrirais un poème sur le Telmatobufo bullocki, je découvrirais que ce crapaud est endémique des Andes, je déciderais donc d’utiliser des mots en mapudungun, puis je demanderais par email son avis à Frédéric Dumond dont je connais le goût pour l’interaction, dans le poème, entre le français et les langues exotiques. Entre l’expérience sensible que je fais du monde et le livre que je composerais, là où il n’y avait auparavant que d’autres livres (comme un nouveau visage du même double toujours redupliqué : des livres qui renvoyaient à des livres qui discutaient de livres), Internet se serait interposé partout, à tous les niveaux. »
→ Et j’écoute Schubert, dont c’est aujourd’hui, 31 janvier, l’anniversaire de la naissance. Six ans après la mort de Mozart (1791), près de Vienne. Il est mort en 1828 à 31 ans (Mozart à 35 ans).
Réactualiser le vieux projet romantique
Et la conclusion de Pierre Vinclair est formidable et me justifie aussi dans mon projet actuel, qui a une dimension de poésie documentaire ! « Internet n’est pas, comme l’étaient auparavant les livres, un point de vue partiel sur le réel, s’occupant localement et selon une seule modalité, de telle ou telle chose : Internet est un double total, c’est le grand double labile et plasmatique, articulé et libre, s’articulant et se réarticulant perpétuellement comme une grande machine mouvante, un filet vivant, auto-apprenant, qui reconfigure en permanence les prises qu’il donne sur le réel. Bref, c’est un visage de la totalité comme telle. Tout le savoir et toute l’ignorance ; une intensité infinie d’intelligence et de bêtise, accessible en un seul clic. L’Aleph et son double. De là à dire qu’Internet redonne une chance — d’une manière tout à fait différente et qu’il reste à construire — au vieux projet romantique de présenter, dans un livre de poésie, la vérité sur le réel, il y a bien sûr un pas.
Franchissons-le. » (Intégralité de cet édito)
Livres évoqués :
Françoise Héritier, Le Sel de la vie, Éditions Odile Jacob
Jean-Paul Honoré, Pontée, Arléa, 2019
Vincent Pélissier, Le Cheval n’a plus lieu, pour dire une photographie de Dolorès Marat, Les Petites allées, 2018.
Boris Wolowiec, Avec l’enfant, Lurlure.
Valérie Zenatti, Dans le faisceau des vivants, Editions de l’Olivier.
Rédigé par Florence Trocmé le 01 février 2019 à 10h39 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Balises: Aharon Appelfeld, Boris Wolowiec, Françoise Héritier, Jean-Paul Honoré, Mireille Gansel, Pierre Vinclair, sel de la vie, Valérei Zenatti, Vincent Pélissier