« février 2019 | Accueil | avril 2019 »
Rédigé par Florence Trocmé le 19 mars 2019 à 10h37 dans photomontages | Lien permanent
André Hirt, Mozart, chronique du 20
Dans sa belle chronique du 20 du mois de février 2019, André Hirt qui creuse toujours son exploration autour du Dr Faustus de Thomas Mann écrit : « Partons d’une méthode qui vaut ce qu’elle vaut, mais qui permettra, on l’espère, à chacun de faire sa propre expérience. Il est très certainement nécessaire, pour qui désire et prétend étudier cette musique, d’en passer par un travail technique et au moyen d’un langage lui aussi technique, celui de la musique en général, de l’harmonie, du contrepoint, mais aussi de la composition et de la stylistique. Toutefois, comme tout un chacun ne dispose pas de ces langages, il convient d’en passer par des mots qui eux-mêmes ont la charge de traduire des constats d’écoute, des impressions et des idées qui en découlent peut-être ou parfois. Après tout, n’importe quelle écoute qui produit quelque sens possède sa valeur et elle n’est pas moindre que celle qui ne s’appuie que sur des considérations techniques auxquelles un génie comme Mozart ne saurait se réduire, puisque, dans cette hypothèse les secrets de sa création pourraient trouver moyen de se communiquer et de s’enseigner. »
Mozart/Beethoven
« La musique de Beethoven est celle de l’utopie. Celle de Mozart, en revanche, on en a l’intuition, est celle de l’utopie réalisée. Ou plutôt, car on s’en doute, la question est on ne peut plus difficile, Mozart se tiendrait, tel serait son génie, sa dimension littéralement incompréhensible (ce qui n’est aucunement, à la réflexion, le cas de Beethoven chez qui on perçoit le labeur, le génie qui se construit et se conquiert à travers lui, la thématique du mérite, de l’effort, de l’esclave, de l’homme encore démuni, de Prométhée), dans quelque Paradis depuis lequel il nous prendrait la main et apaiserait notre angoisse devant le pas à faire dans la mort. Le fracas et le tumulte dans lequel nous engage Beethoven est celui de l’Histoire, devenue, avec Napoléon, définitivement moderne et tragique. Mozart meurt au moment où la chance existait encore d’une inversion heureuse de l’Histoire. À présent, nous savons que nous ne sortirons peut-être jamais d’elle. »
Utopie
Cette idée me semble, intuitivement, importante pour ma compréhension de l’attrait qu’a exercé sur moi P’tit Bonhomme de Jules Verne : j’avais noté le côté entièrement positif de cette histoire, la résilience de l’enfant. Je me demande si ce texte n’a pas rencontré chez moi ce que je pourrais sans doute appeler la pulsion utopique, constamment déçue depuis l’enfance. Une idée de la perfection des choses, de la qualité humaine absolue de toutes les situations.
Marie-Claire Bancquart
Je suis très affligée par le grand silence du monde poétique autour de la disparition de Marie-Claire Bancquart, morte ce 19 février 2019 et dont les cendres ont été dispersées ce jeudi 28 février. Mais Patrick Kéchichian a écrit un bel hommage sur le site du Monde, dont j’extrais ces mots : « C’est en poésie que s’affirme le mieux, le plus profondément, l’art de Marie-Claire Bancquart. Surtout à partir des années 1970, elle publie de nombreux recueils – vingt-trois pour être précis – qui jamais ne se répètent. En 2002, elle reprit l’essentiel de sa création poétique, sur trente années, dans une épaisse anthologie : Rituel d’emportement. Poèmes 1969-2001 (Obsidiane et Le Temps qu’il fait). En 1979, elle obtenait le Prix Max-Jacob pour Mémoire d’abolie (Belfond). En 2012, un colloque lui fut consacré à Cerisy (Manche). Aude Préta-de Beaufort, qui le dirigea, préface un volume de la collection Poésie/Gallimard, Terre énergumène et autre poèmes (400 p., 9,30 euros). Un jour Marie-Claire Bancquart avança cette définition : "“Leçon de choses” pour moi, donc, la poésie, par rapport aux autres formes de littérature : elle dit mieux que les autres un inachèvement foncier de notre volonté d’intimité. C’est un savoir et un non-savoir, un mouvement constant vers la définition d’une dissymétrie fondamentale et d’un écart." La poésie de Marie-Claire Bancquart, si elle est dûment pensée, est d’abord pleine, dense, inattendue, souvent grinçante, fuyant les coquetteries verbales, repoussant les développements élégiaques ou même lyriques. Henri Michaux (1899-1984) et André Frénaud (1907-1993) furent ses maîtres en poésie. Souvent brefs, en vers irréguliers, ses poèmes intériorisent les éléments du monde visible tout en poussant au dehors ce qui appartient ordinairement à l’intériorité. "L’insaisissable est proche", écrit-elle, comme pour se donner du cœur à l’ouvrage, refusant les langueurs de la mélancolie. Toute "la vie contradictoire / au pouls éclaté" est présente, avec son désordre et son inspiration, dans un monde sans dieu, mais en perpétuelle interrogation. »
Rêve et forêt
Ivar Ch'Vavar me parle d’un livre malheureusement indisponible ou à des prix très élevés, Comment pensent les forêts de l’ethnologue Eduardo Kohn, édité par Zone Sensible en 2017. Il me communique ce superbe extrait concernant le rêve : « Rêver pourrait donc être une sorte de pensée ensauvagée -- une forme humaine de pensée qui va bien au-delà de l'humain et qui est par conséquent centrale pour une anthropologie au-delà de l'humain. Rêver est une sorte de "pensée sauvage" : une forme de pensée libérée des entraves de ses propres intentions et, par conséquent, sensible au jeu des formes dans lesquelles elle s'est retrouvée plongée -- ce qui, dans mon cas, et dans celui des Runa d'Avila, est une pensée qui est prise et amplifiée dans l'étendue sauvage, multi-espèces et saturée de mémoire, de la forêt amazonienne. »
→ immense portée de cette courte formulation « pensée libérée de ses propres intentions » ! Et quelle angoisse de penser au devenir de cette forêt amazonienne sous le régime que l’on sait, désormais, au Brésil.
Mort d’Antoine Emaz
Profond chagrin après la disparition d’Antoine Emaz, ce dimanche 3 mars 2019. Je le savais de plus en plus affaibli par les traitements, rongé par la maladie combattue depuis 2013. Mais la fin est venue plus vite que je ne pensais. C’est déjà un vide immense. Je l’aimais. J’aimais l’homme, j’aime l’œuvre, il était pour moi une référence et un référent, je l’admirais et il m’a considérablement aidée dans tous mes projets sur et avec les poètes depuis 2004.
La noue, Marielle Macé
Je commence le petit livre de Marielle Macé, intitulé Nos cabanes (Verdier). La première partie s’intitule « Les noues » et elle explique ce qu’est une noue, dont un équivalent que je connais bien est la noé. « Une noue est un fossé herbeux en pente douce, aménagé ou naturel (l’ancien bras mort d’une rivière par exemple), qui recueille les eaux, permet d’en maîtriser le ruissellement ou l’évaporation, de reconstituer les nappes souterraines et de ménager les terres. » (p.10) Elle poursuit : « Il y a toute une science des noues, même s’il n’y a pas de code cartographique pour les identifier » et explique que cette science, qui et au fond une science de la gestion de la ressource eau, de son écoulement, « se transporte aujourd’hui jusque dans les villes, en hydraulique alternative, pour qu’on puisse se passer de tuyaux et de canalisations » et qu’à Boston des « fossés plantés permettent désormais de stocker l’eau en plein quartier et [que] sur ces traits de verdure réapparaissent des insectes, des oiseaux... ».
→ je me souviens avoir lu un passionnant article expliquant comment la ville de Lyon tentait aussi de « faire de la pluie une alliée » : « La métropole a entrepris, depuis cinq ans, un travail minutieux, à la manière d’une dentellière décidée à ménager des aérations dans une combinaison de néoprène. Des bandes enherbées et de nouveaux rideaux d’arbres ont fait leur apparition, mais aussi des revêtements poreux, des noues ou fosses, de multiples interstices, comme autant de trous d’aiguille dans une carapace de béton et de bitume. » écrivait ainsi Martine Valo dans Le Monde en novembre 2018. C’est le concept de ville perméable, appelée « ville éponge » en Chine.
Ménager plutôt qu’aménager
« Les noues, écrit Marielle Macé, touchent à ce "tiers paysage" que Gilles Clément a mis en valeur. Ces milieux qui émergent sans programme et vivent en marge des zones d’aménagement (...) constitués par l’ensemble discontinu, en liberté, indécidé, et très pluriel, des lieux délaissés ». Ce sont ces friches, ces talus, ces landes, ces lisières qui accueillent une diversité écologique surprenante. Il s’agit ici de « ménager plutôt qu’aménager ». De « jardiner les possibles (...) de prendre soin de ce qui se tente, partir de ce qui est, en faire cas, le soutenir, l’élargir, le laisser partir, le laisser rêver. » (p.17)
Le nous
Toujours chez Marielle Macé : « "Nous" ne désigne pas une addition de sujets ("je" plus "je"...) mais un sujet collectif, dilaté autour de moi qui parle : moi et du non-moi, en partie indéfini, potentiellement illimité, moi et tout ce à quoi je peux ou veux bien me relier. » (p.20).
« (Peut-être "nous" est-il alors quelque chose comme le pluriel de "seul" : il ne se fait pas à partir de nos "je" affirmés ou vacillants, mais à partir de nos solitudes. (...) Nous faisons et défaisons des collectifs avec solitudes et non malgré elles. Nous ne nouons rien d’autre, et c’est déjà tellement, que notre égal tremblement, nos égales potentialités. » (p.21)
Une idée de vie
« Il s’agit de savoir entendre une idée de vie dans toute forme de vie » dit encore Marielle Macé et ici il faut se souvenir aussi de sa formule si forte « toute vie est pleurable ». Il s’agit de sentir « quelle formule d’existence elle libère, quelles lignes de pratiques, d’expériences, elle avance. ». Se souvenir de ses deux livres, Façons de lire, manière d’être et de Styles, ainsi que de Sidérer, considérer. Ce nouveau petit livre serait dans la même veine presque militante, en tous cas clairement politique que Sidérer, considérer, et les deux ouvrages sont unis par leur petit format et leur belle couleur jaune.
L’utopie et « la ferme disposition à vivre enfin autrement ».
Et page 24 je trouve ce très beau texte autour de Marx qui vient s’inscrire dans ma réflexion en cours sur ce que j’appelle (improprement) mon idée d’utopie. « "Depuis longtemps, écrivait Marx dans une lettre de 1843 à Arnold Ruge que cite souvent Jean-Christophe Bailly, le monde porte en lui le rêve d’une chose, le rêve d’une chose dont il suffirait de prendre conscience pour le posséder réellement". Et Bailly de poursuivre : que le monde reconnaisse donc ce dont il formait l’idée depuis longtemps, depuis toujours, comme en rêve, lui qui rêve de devenir autre, et qui en vérité l’est déjà : qu’il devienne fidèle à son rêve et à ce qui dans son rêve s’ébauche : la ferme disposition à vivre enfin autrement. ». (p.24)
Jules Verne écologiste
Dans un intéressant article repris dans son livre Jules Verne, Nature et écriture, Laurence Sudret avance l’idée que Jules Verne serait un écologiste avant l’heure et que ce serait là sa vraie modernité. Elle rappelle que le substantif écologie nous vient d’Ernst Haeckel et qu’il apparaît pour la première fois en France en 1874 (le premier roman de Jules Verne, Cinq semaines en ballon, est publié en 1863) (p. 56).
Belles considérations aussi sur la transmission du savoir, celle par exemple de certains indigènes aux Occidentaux comme le magnifique Thalcave des Enfants du Capitaine Grant. Mais aussi celle qui se transmet dans P’tit Bonhomme entre le jeune surveillant de la « ragged-school », l’école des déguenillés et P’tit Bonhomme, puis entre P’tit Bonhomme et le jeune Bob que lui et son chien sauvent de la noyade.
Antoine Emaz
Premiers jours sans Antoine. Paradoxalement, sa présence, renforcée, dans le travail pour la poésie.
La langue géniale
J’ouvre La langue géniale de l’italienne Andrea Marcolongo, un livre plein d’enthousiasme et de vie dédié à l’amour fou que l’auteure porte à la langue grecque ancienne. Au point de vouloir la faire comprendre même à ceux qui n’en n’ont aucune idée. Dans son introduction à la version française, elle dit sa joie d’être publiée aux Belles Lettres qui pour elle est la maison de la fameuse collection Budé, elle dit son rêve d’adolescence et de jeunesse auprès de ces livres de la collection grecque : « gardez en mémoire, lui avait dit un professeur parlant de la collection Budé, que la couverture jaune est celle des textes grecs, et la rouge celle des textes latins. » (p.11)
« Peu importe, dit-elle à son lecteur que vous connaissiez le grec ou non, ce livre est dédié à tout être humain qui cherche les mots pour pouvoir se dire en sa propre contemporanéité. La langue géniale n’est pas un manuel traditionnel ni un essai académique, pas plus qu’une leçon donnée du haut d’une chaire : c’est une syntaxe de l’âme au travers de cette langue si ancienne et pourtant plus moderne que jamais : le grec. » (p.14). « Classique ne veut pas dire ancien, dit-elle encore mais désigne ce "qui n’a jamais fini de dire ce qu’il a à dire" selon Italo Calvino ».
Et cela me fait penser à ma réappropriation d’un roman de Jules Verne mais aussi à mes autres projets, qu’Antoine ne lira jamais.
Quand, jamais
Ainsi s’intitule le premier chapitre de La langue géniale (titre inspiré par Virginia Woolf qui disait du grec, en 1905, que c’était the Magic Language. Et première surprise de taille pour cette lectrice qui ne connait pas le grec « le grec ancien se préoccupait peu, voire pas du tout, du temps. Les Grecs s’exprimaient en prenant en considération l’effet des actions sur le locuteur. Eux, qui étaient libres, se demandaient toujours comment. Nous, qui sommes prisonniers, nous nous demandons toujours quand. Non le caractère tardif ou précoce ces choses, mais comment elles adviennent. Non le moment des choses, mais leur déroulement. » (p.30)
Retour aux cabanes
Et au livre de Marielle Macé donc, où l’on quitte les noues pour entrer dans les cabanes. « Faire des cabanes, imaginer des façons de vivre dans un monde abimé. » (p.27)
→ Poezibao et le Flotoir sont sans doute des cabanes. Et je me souviens que j’ai construit ma préface au futur livre d’Ivar Ch'Vavar sur l’idée de cabanes.
Marielle Macé de donner une très belle citation de Mathieu Riboulet : « Nous sommes là où notre présence fait advenir le monde. Nous sommes pleins d’allant et de simples projets, nous sommes vivants, nous campons sur les rives et parlons aux fantômes, et quelque chose dans l’air, les histoires qu’on raconte, nous rend tout à la fois modestes et invincibles. Car notre besoin d’installer quelque part sur la terre ce que l’on a rêvé ne connaît pas de fin » (Mathieu Riboulet, Nous campons sur les rives, Lagrasse, 7-11 août 2017).
Jean Starobinski
Jean Starobinski vient de mourir. Quel début d’année pourri comme m’écrivait il y a quelques jours Christian Tarting : Emmanuel Hocquard, Marie-Claire Bancquart, Antoine Emaz, Jean Starobinski. De lui, cela que je relève dans une présentation de France Culture : « ces mots de Jean Starobinski dans son essai L’Encre de la mélancolie : "Écrire, c'est former sur la page blanche des signes qui ne deviennent lisibles que parce qu'ils sont de l'espoir assombri, c'est monnayer l'absence d'avenir en une multiplicité de vocables distincts, c'est transformer l'impossibilité de vivre en possibilité de dire." »
La critique
Bel article de Patrick Kechichian de nouveau dans Le Monde après la mort de Jean Starobinski. Sous le beau titre « La critique littéraire, un "droit de regard" il écrit : « cette disposition d’esprit permet de faire entrer en résonance deux verbes séparés à tort : lire et écrire. Selon Jean Paulhan, la critique est "l’un des noms de l’attention". Nul mieux que Jean Starobinski n’aura démontré le sens et la valeur de cette disposition d’esprit. Il lui donna même, par chacun des livres qu’il publia, ses plus belles lettres de noblesse littéraire. » (Le Monde du vendredi 8 mars 2019)
→ et c’est évident qu’Antoine Emaz dans son travail critique savait aussi donner toute l’attention nécessaire au livre qu’il lisait.
Antoine Emaz, toujours
Préparant le dossier d’hommages à Antoine Emaz, je relève parmi beaucoup d’autres choses belles et très émouvantes, ces mots d’Albane Gellé que je m’approprie ici : « Aujourd’hui, tes poèmes sont toujours là dans ma vie, sortis souvent de leurs étagères, secoués dans les sacs que je trimballe ici et là, et mis dans les mains de toutes sortes de gens, des enfants même. Mais le plus extraordinaire, c’est qu’à moi, ils font toujours le même effet. Tes poèmes me rendent à moi-même si je m’étais dispersée, me réveillent si je m’étais endormie, me soutiennent si je vacillais. Ils m’arrivent toujours d’une façon fulgurante, me touchant directement au corps et au cœur, à cette zone de moi qui se rappelle qu’elle sait sentir, et respirer. Nulle nécessité de faire un détour par des références savantes ni par des tergiversations cérébrales autour des sens ou des sous-sens, ou des arrière-sens, tes poèmes me nourrissent, me grandissent, me transpercent et me solidifient. Ils ne repartent pas d’où ils viennent, ils s’installent partout de mes pieds jusqu’à ma tête, ils cheminent avec moi. »
Flotoir
Oui bien sûr, comme toujours après les grands évènements qui parfois me tiennent à l’écart de ces notes, y revenir. M’y retremper, pour l’énergie, l’élan, la vitalité. Je me demande si l’exemple d’Antoine Emaz ne me pousserait pas à introduire un peu plus d’éléments personnels dans ces notes. Je ne sais pas. Des choses qui ne sont pas forcément destinées à être lues maintenant, qui sont plus pour moi, au milieu de celles qui peuvent concerner les quelques lecteurs fidèles du Flotoir public ?
L’infinitif
Dans Nos cabanes de Marielle Macé : « La chaîne illimitée de ces infinitifs où s’anime l’intelligence même de la pratique. L’infinitif, ce mode non personnel et non temporel, qui sert à nommer un procès, un phrasé général de l’action ».
→ note qui entre en écho avec ce que je lis dans le livre d’Andrea Marcolongo sur « l’aspect » du grec ancien. (p.40). Il ne s’agit pas disant cela de comparer l’infinitif et l’aspect, mais de réfléchir à ce que « fait » le verbe.
Toute chose se conduit
« Toute chose en effet se conduit, se comporte : une espèce, une pierre, une rivière, toute chose se conduit et par conséquent nous conduit ("la flèche de l’eau, écrit Jacques Darras / M’indique sa trajectoire avec une certitude qui me choisit"). Toute chose se conduit et c’est là son idée ; l’idée qu’elle a, ou plutôt (et je ne peux me défaire de cette formule de Jean-Christophe Bailly) l’idée qu’elle est : son orientation dans le vivre, sa piste d’être et qu’elle-même, emmêle au monde. » (p.72)
Une ligne rêve
« Laisser aller les lignes, laisser rêver les lignes : "Une ligne rêve. On n’avait jamais jusque là laissé rêver une ligne », écrivait Henri Michaux devant les tracés de Paul Klee. Et Michaux de suivre, en regard et en gestes, l’aventure, c’est-à-dire la phrase, c’est-à-dire l’idée, de chacune de ces lignes ; celles qui se promènent, celle qui font des trajets plutôt que des objets ; les allusives, "qui exposent une métaphysique", les pénétrantes, "qui au rebours des possesseuses, avides d’envelopper, de cerner, faiseuses de formes (et après ?), sont lignes pour l’en-dessous" ; celles qui, "au rebours des maniaques du contenant, vase, forme, mont, modelé du corps, vêtements, peau des choses (lui [Klee] déteste tout cela), cherchent loin du volume, loin des centres, un centre tout de même, un centre moins évident ».
« Aventure d’une ligne : "ce qu’elle risque, ce qu’elle trace, ce qu’elle rate, ce qu’elle fend et enclôt, sa responsabilité en somme" ». (pp. 73 et 74)
→ deux œuvres vers lesquelles sans cesse revenir, Paul Klee, Henri Michaux.
Écouter les idées du monde
Et cela qui vient faire résonner de nouveau cette idée de l’utopie : « Écouter les idées du monde (les idées qu’a le monde) ce serait ça : entendre ces pensées, ces choses qui nous disent qu’on pourrait vivre comme ça, et comme ça, et encore comme ça. Se demander ce que c’est, ce que ce serait d’être fleuve – ce fleuve-là, avec son style et sa personnalité, dans la sinuosité de son cours comme dans la violence de ses débordements ; et cet autre ; se demander ce que ce serait d’être femme, celle-ci, traitée ainsi ; d’être plante, d’être cratère, d’être vent... En toute chose donc percevoir sa pensée, son évasion, son élongation, son envoi, son implication. » (p.75)
→ que de fois dans ma vie enfantine et adolescente, j’ai entendu cette injonction « mets-toi à la place des autres ». Je l’ai fait souvent, avec plus ou moins de réussite ou de bonheur. Se mettre à la place des choses me semble une idée différente. C’est l’attitude des poètes et des peintres, il me semble. Et pas seulement, allusion facile et « bateau », d’un Ponge.
→ aujourd’hui derrière chaque mot noté, écrit, surgit Antoine Emaz. Lui donner toute sa place, apparente ou discrète.
Et tellement d’accord avec cette assertion de Marielle Macé : « L’élargissement radical des formes de vie à considérer et des ententes à construire, voilà le point vif » (p. 77), voilà aussi ce que serait une vraie approche écologique. Celle qui peut-être commence à se faire jour dans la jeunesse et c’est un immense espoir.
Oiseau et voyelles
« Ponge fait remarquer dans ses Notes prises pour un oiseau qu’en français le mot oiseau contient toutes les voyelles de l’alphabet, et que cela "en fait une sorte de chant intégré ou latent ». "Mais maintenant les voyelles se sont tues, et intégral est le silence où les oiseaux morts, qui y ont eu accès, se tiennent devant nous" » (p.90)
Pour une anthropologie élargie
« C'est ici que l'on croise les efforts d'une anthropologie élargie, étendue désormais à d'autres sujets que les vivants humains. Dans son tournant "ontologique" (avec Marylin Strathern, Philippe Descola, Eduardo Viveiros de Castro, Tim Ingold, Eduardo Kohn, Anna Tsing...), l'anthropologie invite en effet à reconnaître le statut de sujet à des vivants non humains, mais aussi à des non-vivants, en les dotant d'une intériorité, d'une capacité à signifier, d'une agentivité (avec des effets déjà sensibles, dans le droit par exemple, lorsque des fleuves se voient dotés d'une personnalité juridique). Être pierre, être fleuve, être forêt, être rive, être bête, être machine, être fantôme... : autant de modes d’être désormais rassemblés sur une même scène ontologique et politique – puisque c’est avec chacune de ces formes de vie que nous avons à nous lier, et qu’à chacune de ces choses (à son silence, à ses réclamations) il s’agit de prêter l’oreille. (...) » (p. 96). Il s’agit « d’honorer d’autres styles d’être, d’autres pensées, d’autres comportements dans le sensible, de suivre d’autres lignes qui constituent autant de propositions sur le monde et de façons de s’y tenir
Les poètes sont là pour ça
Et je relève enfin ce long passage du final de Nos Cabanes de Marielle Macé, qui attribue tout son rôle à la poésie, comme je le pressentais un peu plus haut, dans ce long apprentissage d’une autre approche du monde. « Ces choses du monde, qui réclament si fort aujourd'hui qu'on les traite autrement, ce sont les très anciennes choses lyriques ; c'est pour cela que la poésie est ici très savante, experte même. Poser que le monde a des idées, les entendre et les suivre, le poème sait très bien faire ça, lui qui écoute les choses signifier, gémir, rêver, lui qui emploie son effort à qualifier ces voix non-voix, ces pensées non-pensées. Prêter l'oreille, discerner, entendre quelque chose non-parler, entendre le monde muet bruire d'idées, ça s'apprend. Et les poètes, honneur aux poètes, sont là pour ça : prêter davantage l’oreille, élargir la perception, le faire savoir, en répondre. Ponge, encore lui, aura passé sa vie à cela : entendre ce qui ne parle pas mais qui n'en pense pas moins, qui en sait long et qui en dit long. Son « parti pris des choses » est là tout entier.
Pauvre poème pourtant, que l'on soupçonne de ne rien savoir toucher du réel : même les plus imaginatifs des anthropologues ou des philosophes du vivant croient devoir préciser que, si la terre parle, si les bêtes ont du génie ou si les forêts pensent, ce n'est pas dans un sens poétique. Or c'est là l'ordinaire de l'effort poétique ; ou plutôt : c'est la folie raisonnable du poème ; ou encore : c'est l'animisme tranquille du poème, sa force de vérité écopolitique, aujourd'hui très précieuse, que de dresser une scène de parole et de pensée où écouter ce qui ne parle pas et pourtant signifie, non en lui "donnant voix" mais en le laissant faire signe à sa manière ; une scène où s'adresser donc à ce qui ne répondra pas (...). (p.101)
Jours de travail
Grâce à Isabelle Baladine Howald qui m’en a parlé, avant de consacrer à ce livre une note dans Poezibao, je lis Jours de travail de John Steinbeck, le journal qu’il a tenu pendant qu’il écrivait Les Raisins de la colère. « Pendant un instant, j’ai eu peur de le commencer, mais ce journal est une bonne idée : il m’ouvre, chaque jour, l’usage des mots. Cet obturateur rapide qu’est la peur s’ouvre chaque jour sur son contraire : un angle change, une trouée se produit, qui donne accès à un usage des mots délivré de l’inhibition, de l’angoisse, du symptôme qu’imposent ordinairement les mots scellés du commun. Le journal est la bonne idée. L’immédiateté de la notation propre au journal – au jour le jour ou, mieux encore, à l’instant l’instant, qui diffère tout recours à la volonté – est ce qui ouvre l’usage libre des mots. »
→ Il s’agit de choses très concrètes, l’heure où il se met au travail, les dérangements en tous genres, les luttes avec soi-même, les passages à écrire (Isabelle Howald insiste sur l’incroyable précision du plan de travail de Steinbeck) et au milieu de ces notes, des réflexions de fond apparaissent soudain, qui sidèrent : « Voici une chose étrange, presque comme un secret. Vous commencez à poser des mots et il y a trois choses – vous, la plume et la page. Puis, graduellement, les trois choses fusionnent jusqu’à ce qu’elles n’en fassent plus qu’une et vous sentez la page comme vous sentez votre bras. Si ce n’est que vous l’aimez plus encore que votre bras. » ou encore : « Les mots que vous posez sont les mots silencieux, les mots qui n’ont pas d’être. Les oiseaux gris de la solitude qui sautillent ». Les mots silencieux, les mots qui n’ont pas d’être sont écrits sur la page, blanche comme le néant. La sensation envahit le bras (la plume), puis la page, qui se mettent à vivre d’une même vie. L’amour procédant, vous et votre bras s’effacent, et c’est la page écrite qui vient, aimée plus encore, et revient vers vous. Mais, à cet instant-là, qui êtes-vous ? Un instant précisément. Opportun. Extatique. »
Ça tape au carreau invisible
Après en avoir donné quelques extraits dans l’anthologie permanente, j’ai lu l’ensemble du livre de François de Cornière que j’ai beaucoup aimé. J’ai besoin de cette poésie simple, poésie dite du quotidien en ce moment. Dans un poème, il imagine une hypothétique « défense d’être étonné », il concède avoir du mal à y arriver : « C’est un rayon de soleil sur la mer / un oiseau un bruit une parole / un morceau d’hier ou d’aujourd’hui / et ça tape au carreau invisible.( (p. 69)
Ou encore cette brève allusion à ces traits de crayon retrouvés parfois des années après dans des livres que l’on relis : « C’est comme les pattes de mouettes / sur le sable leurs traces / en trois traits que j’aime voir // parce qu’elles vont disparaître / recouvertes par la mer / et qu’elles vont revenir / après la marée d’après. (p.81)
Livres cités :
Marielle Macé, Nos Cabanes, Verdier, 2019
John Steinbeck, Jours de travail, Seghers
François de Cornière, ça tient à quoi, Le Castro astral, 2019
Andrea Marcolongo, La Langue géniale, Le Livre de poche, 2019
Laurence Sudret, Jules Verne, nature et écriture.
Rédigé par Florence Trocmé le 19 mars 2019 à 10h33 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Balises: Andrea Marcolongo, André Hirt, Antoine Emaz, François de Cornière, Jean Starobinski, John Steinbeck, Laurence Sudret, Marie-Claire Bancquart, Marielle Macé