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Rédigé par Florence Trocmé le 25 avril 2019 à 17h26 dans photomontages | Lien permanent
Flacon de sels
L’eau, l’eau toujours, encore l’eau, Jacques Darras et ses rivières, cette plongée avec des spéléologues à la recherche du cours souterrain de l’Orbe, cette incursion fascinante sous un glacier – l’eau et la pluie bienvenue, toutes ces notes, celles des Suites pour violoncelle de Bach qui ornent le parapluie, celles des plic-ploc de la pluie, plus intense au fil des stores de magasins, plus discrète au milieu du trottoir.
Notre-Dame
Souffle coupé comme bien souvent lors des grands chocs traumatiques. Je n’ai pu écrire une ligne depuis lundi soir et l’effroyable incendie qui a ravagé la cathédrale Notre-Dame. J’ai lu, écouté, regardé tout ce que j’ai pu trouver comme information. Je me suis souvenue du temps de mes études d’histoire de l’art et en particulier de ce travail approfondi sur l’élévation interne d’une église gothique, cette succession sur les côtés de la nef, avec notamment le triforium. Nous avons été alertés très tôt en voyant un nuage de fumée depuis la partie arrière de l’appartement et avons tout suivi dès ce moment-là, vers 19h10. Avec inquiétude particulière bien sûr aussi pour l’orgue et pour les vitraux. L’un et les autres semblent à peu près sauvés. Et j’ai mis en œuvre immédiatement un projet de longue date, lire Notre Dame de Paris de Victor Hugo. Comme beaucoup (ruptures de stocks partout !).
Une faille temporelle
Je peine à définir les sentiments très complexes que ce drame suscite en moi. Je reprends ici les mots d’une tribune parue dans Le Monde qui correspondent bien à mes impressions : « Que s’est-il passé lundi soir ? Un événement proprement sidérant, sur lequel il est difficile de mettre des mots. Le sentiment de vivre une faille temporelle, qui suspend le quotidien pour nous projeter dans une temporalité où, sous nos yeux ébahis, plusieurs siècles d’histoire partent en fumée. Un déchirement qui nous arrache à nous-mêmes et nous laisse, face à l’incommensurabilité des pertes, sans voix. Les vitraux des roses nord et sud, joyaux du XIIIe siècle, explosés. Une charpente, dont certaines poutres dataient de 1220, consumée. La flèche de Viollet-le-Duc, effondrée. Des faits inimaginables qui rendent le présent insaisissable. Notre-Dame qui brûle, c’est l’héritage séculaire des bâtisseurs du Moyen Age, la trace qui impose leur souvenir à notre présent, qui s’altère. » Et elle ajoute : « Dans la contemplation du désastre, le temps s’éternise et ouvre une brèche : ce que nous croyions immuable, ce que nous avons toujours vu là depuis des siècles, ce qui littéralement fait partie du paysage, est en train de disparaître. Ce monument qui nous relie à notre passé lointain et nous inscrit dans une histoire de longue durée se défait là, sous nos yeux. Certes, Notre-Dame n’était pas exactement l’édifice qu’elle fut "au Moyen Age", mais lequel ? Comme tout édifice, elle n’a eu de cesse d’évoluer, s’adaptant aux goûts du temps et aux besoins des époques. À partir de 1844, la restauration qu’en font Viollet-le-Duc et Jean-Baptiste Lassus ne vise pas seulement à réparer cette vieille bâtisse multiséculaire, mais à figer l’image d’un Moyen Age tel que le XIXe siècle le fantasme, épuré et blanc, et, de ce fait, loin, très loin du goût pour les couleurs chatoyantes du XIIIe siècle. Notre-Dame est ainsi l’image de ce passé constamment modifié, travaillé, et cela ne relativise en rien l’immensité de la perte. Au contraire, cette densité de strates historiques lui donne une formidable épaisseur de mémoires accumulées, et aggrave le chagrin. »
Un effondrement
« Lundi soir, l’image de Notre-Dame qui s’embrase apparaît soudain comme la manifestation inattendue mais évidente d’un effondrement. Ce mot, qui est là, dans l’air du temps, qui nous menace et nous projette dans un avenir inimaginable, vient s’imposer pour décrire ce qui arrive à l’un des édifices les plus emblématiques de notre histoire, frappant notre mémoire, ouvrant cette faille temporelle où l’avenir vient percuter le passé. Et là, impuissants devant nos écrans, tout se passe comme si nous assistions à ce que nous ne voulons pas voir : les flammes de Notre-Dame, c’est notre monde qui brûle. C’est l’Effondrement, avec un E majuscule, celui de la biodiversité, c’est la grande extinction des espèces, la fin des démocraties libérales occidentales. Pouvons-nous nous arrêter et le voir ? Pouvons-nous regarder dans cette tragédie autre chose que le spectacle terrifiant d’un monde qui s’écroule ? Cet événement va-t-il venir déstabiliser ce rapport au présent immédiat, qui nous colle sans cesse le nez au guidon, nous aveugle et nous empêche de penser notre avenir ? Notre-Dame qui brûle, ce n’est pas l’incendie d’un sanctuaire catholique, c’est bien plus que cela, c’est le surgissement brutal et forcément inattendu d’un passé, qu’on croyait infaillible et qui fait irruption en même temps qu’il s’annihile. Notre-Dame qui brûle, c’est la tyrannie du présent qui devient insupportable. »
J’ai donc repris ici les propos de Fanny Madeline, agrégée d’histoire et docteure en histoire médiévale.
→ J’aime entendre et j’espère croiser des points de vue très différents. Celui des historiens, celui des hommes d’église, celui des philosophes, celui des écrivains et des artistes, celui des architectes, celui des chargés du patrimoine (passionnante Maryvonne de Saint-Pulgent à C’dans l’air, le 17 avril 2019), celui des pompiers, celui des artisans, celui des forestiers, celui des financiers, etc. La pluralité des mondes.
Que veut dire entendre la musique
Une nouvelle très belle chronique du 20 d’André Hirt pour Muzibao.
« Car que veut dire entendre de la musique, entendre, avant même de l’écouter, car il existe en l’état un ordre des raisons dans l’exacte mesure où il faut d’abord entendre pour pouvoir écouter ? Par conséquent "entendre", puisque cela n’est plus nécessairement le cas aujourd’hui, dans l’ordre et sous l’angle de la civilisation : être interloqué, être rendu attentif, c’est-à-dire faire l’épreuve d’une passivité active. Et il ne s’agit pas seulement, on s’en doute, d’entendre quelque chose, c’est-à-dire matériellement, sur le plan sonore, qui n’est guère la question, mais entendre quelque chose, non pas cela va sans dire une signification, car cela reviendrait à se situer sur le plan du langage, mais un sens, autrement dit, faire l’expérience d’une ouverture, d’une direction et d’une intention signifiante, même s’il ne s’agit que d’une disposition ou d’un affect. »
Flacon de sels
Un ciel chargé de nuages spectaculaires infusés de lumière et la Fantaisie de Beethoven, piano et chœur avec en filigrane un tout récent concert de l’ensemble accentus – cette superposition d’images se répondant, s’éclairant, ces impressions reçues chaque jour et qui dansent dans le for intérieur
Rudolf Serkin encore
Dans son beau livre sur Rudolf Serkin, André Tubeuf écrit : « Serkin était homme fait quand Thomas Mann a rapporté dans son Docteur Faustus les commentaires (à vrai dire prodigieux) du professeur Kretzschmar sur l’Ariette de l’opus 111 [de Beethoven] mais, jouant comme il le faisait Schubert et Brahms, et d’abord Beethoven, au grand jamais il n’aurait cherché en quelque musique que ce soit un sens qui lui fut extrinsèque, comme une mise en images, une épopée, ou simples symboles. Il était trop fils de Bach pour cela. » (p..... 111 !).
→ Tubeuf aborde ici la très difficile question de l’écoute de la musique. Comme André Hirt que je citais à l’instant, André Hirt qui sans relâche depuis des mois travaille à creuser son « Chantier Faustus » ! Qu’est-ce que j’entends, qu’est-ce que je comprends quand j’entends de la musique ? Ou plus précisément, que veut dire la musique ? Veut-elle « dire » quelque chose ? Mais aussi, que me dit, à moi, la musique ?
La musique, dernière à s’éteindre
Je suis à la fois émue et troublée par ce que me rapporte une amie. J’ai bien connu son père autrefois dans un contexte professionnel. Aujourd’hui il est atteint d’une de ces dégénérescences qui ravagent le grand âge. Or elle me raconte, parfois même me montre par des photos, à quel point il reste sensible à la musique, passion que nous partagions et dont nous parlions. Il écoute Campra, Lully et là, seulement là, quelque chose semble vivre et bouger au fond de lui. C’est profondément émouvant.
Et je ne sais pourquoi, pensant à lui et à ce que me raconte sa fille, s’est imposée à moi cette œuvre de Haendel, une « ode pastorale composée en 1740, L'Allegro, il Penseroso et il Moderato. En avions-nous parlé jadis ? J’ai passé la matinée à l’écouter, ce que je n’avais pas fait depuis des années. C’est une pure splendeur (version de John Eliot Gardiner). L’opposition, inspirée par deux poèmes allégoriques de John Milton, d’un personnage joyeux, l’Allegro et d’un personnage plus méditatif, avec entre eux celui qui modère l’allégresse de l’un, la mélancolie de l’autre.
Une approche
[C’est de manière décalée que je recopie ces remarques d’André Tubeuf, plusieurs jours après leur lecture mais surtout alors que se sont interposées, avec force, des pages de Judith Schlanger, dans Ma Vie et moi, pages sur lesquelles je vais revenir].
Ici, Tubeuf évoque la manière dont il a choisi d’évoquer son ami pianiste Rudolf Serkin : « On situe quelqu’un, sans alourdir le tableau de détails qui n’apportent et n’apprennent rien dont on ait besoin pour mieux aimer et connaître quelqu’un, le comprendre surtout. Comprendre... Chacun de nous est monade, totalité constituée par des millions de détails, et sens qui résulte de ce que certains d’entre eux se conjuguent pour faire ressortir. ». Il écrit aussi que, parmi tous les détails de la vie de Serkin, dont certains « avérés, publics, et qui expliquent déjà » (...) « quelques-uns qui disent le sens suffisent ».
On verra que Judith Schlanger aborde la question du portrait littéraire ou pictural en posant cette question : pourquoi toujours des récits, la plupart du temps chronologiques ? Pourquoi donc au fond des collections de faits (certaines biographies à l’anglo-saxonne sont effarantes pour ça !) qui ne font pas tous forcément sens.
Récits de vie
Voici posée la question récurrente de la relation entre la vie et l’œuvre. toute une école critique ayant prôné l’attention à l’œuvre seule, au texte seul en faisant fi du contexte. J’ai pour ma part besoin de connaître le contexte au sens large, la vie de l’artiste, mais aussi dans quel cadre, quel milieu, quelle société, quel pays il vivait. Et je ne sais pas faire abstraction des dérives d’une vie ou d’une pensée, au prétexte que l’œuvre serait grande.
Laissez-moi vieillir mais laissez-moi apprendre
Belle découverte encore que celle de Marie Jaëll, grâce à ses très intéressants écrits dont une intelligente compilation a paru récemment chez Arfuyen. Une passionnée de connaissances : « Si l’on me proposait de rester pendant toute ma vie telle que je suis à condition de posséder seulement ce que j’ai acquis, non, laissez-moi vieillir, mais laissez-moi apprendre ! (p. 36).
→ que le désir d’apprendre, que la curiosité des êtres, des livres et du monde restent le plus longtemps opérants (ce qui pourrait bien être aussi une manière de ne pas trop vieillir, intérieurement ?).
Les doigts et la tête
« Avant d’avoir recours aux doigts apprends à jouer le morceau dans ta tête, tu le concevras plus librement et rien ne sera l’œuvre du hasard, ou de l’influence des doigts mais tout sera bien tel que ton esprit l’a saisi ou créé. » (p. 37).
→ oh ce conseil mille fois donné par les professeurs de piano et jamais suivi tant l’appétit du son précipite vers le clavier. Faute peut-être de savoir entendre le son en soi, suffisamment présent, sans le support du son réel ? Comme un texte. Ne dit-on pas des musiciens qu’ils « lisent la musique ».
Petites et grandes choses
Marie Jaëll, qui fut une grande pédagogue, donne aussi de précieux conseils : « Il n’y a pas de meilleur moyen pour être fidèle dans les grandes choses que d’être fidèle dans les petites. » (p. 38). Elle aurait sans doute souscrit à ces propos d’André Tubeuf, dont j’ose dire que je les endosse aussi : « Qu’il n’y ait jamais de distraction ni de temps gaspillé : seulement l’usage le meilleur, le plus économe et le plus fécond à la fois de l’attention. »
Marie Jaëll encore : « Il est étonnant comme les natures fortes s’approprient tout, tout leur sert de nourriture, tout devient auxiliaire autour d’eux, les choses les plus simples, les plus minimes, leur servent dans le but qu’ils poursuivent. » (p. 53). C’est la belle expression (mais qui résonne aussi sombrement aujourd’hui) : faire feu de tout bois.
Ces rêves de rencontres
Parfois rêver sur des moments partagés par deux figures qui importent pour soi. J’ai souvent pensé à Paul Valéry se promenant quai d’Orsay, lieu que je connais très bien, avec Mallarmé ou Berthe Morisot ; voici aussi ici évoqués dans la revue Europe, Jean Starobinski et Roland Barthes jouant à quatre mains un soir de colloque à la Villa Serbelloni (note de la page 130).
Ma vie et moi
Un peu en difficulté pour poursuivre les lectures en cours, j’écoute mon instinct qui me porte vers ce livre de Judith Schlanger, Ma vie et moi (éditions Hermann). Le premier chapitre s’intitule « Le droit au bonheur » et d’emblée, elle place la perspective : « l’idée que notre vie est de plein droit notre principal enjeu et que c’est aussi un enjeu de fond pour l’ordre politique et social, cette idée n’est pas une évidence universelle mais une figure historique moderne ».
→ Indispensable recul à prendre par rapport à tout ce que nous pensons être universel et constitutif de l’espèce humaine, oublieux que nous sommes du temps historique, incapables tout autant de relativiser ce que nous pensons. C’est aussi tout l’intérêt de lire un Notre Dame de Paris, où Hugo explore les manières d’être, de vivre et de penser du 15ème siècle. Où l’on découvre à chaque page que ce qui nous semble évident aujourd’hui ne va pas de soi. Ni dans la manière de vivre, ni dans la manière de penser, ni dans la considération de la personne humaine.
Identité et genèse
Judith Schlanger, encore, dans Ma vie et moi : « On ne peut pas comprendre quelqu’un, et certainement pas le juger, en l’abordant de front tel qu’on le rencontre, sans savoir ce qu’il a traversé et par quelles expériences il a passé. Car dans cette logique une identité à pour clé une genèse. Le passé vécu est la genèse interne qui aboutit à la personne actuelle. » (p. 10)
Gouttes de joie
A la suite de Françoise Héritier, je les appelle sels de la vie. Judith Schlanger parle de « gouttes de joie ». Autre flacon ! « Moments, instants, situations, respirations. Légèreté du souffle, expérience absolue de la joie. Plénitude du moment actuel, lorsque le moi actuel n’est pris dans aucun scénario et se livre au pur ravissement d’exister. Pointillés de joie, tellement plus forts et plus lumineux que tout le reste. » (p. 20)
Modèle volontariste
Or, un peu plus loin, Judith Schlanger raconte comment se sont effacés les « sages vieillards du XVIIIème siècle avec leurs longues leçons de patience », au profit d’un modèle moderne « volontariste, égocentrique, actif et productiviste » (...) et elle ajoute cette idée importante qui pousse à replacer les choses dans leur contexte (ce que tous, me semble-t-il, à tous les niveaux, nous manquons tant de faire, en permanence, jugeant le passé avec notre présent) : « ce grand message de l’individualisme moderne est une idée historique née dans une configuration occidentale moderne. » (p. 23)
→ oui il faudrait avoir une méthode qui permettrait d’expérimenter de l’intérieur le contexte d’autres temps ou d’autres conceptions de la vie. Cela nous est si difficile, presqu’impossible tant est puissante notre tendance à croire que notre manière d’être et de vivre est universelle alors qu’elle n’est qu’une toute petite singularité éphémère comme notre terre n’est qu’un atomique grain dans l’univers.
De l’art
Cela aussi, qui porte tout le développement du marché de l’art ! : « Sous la forme qu’il prend à l’aube du XIXème siècle, l’individualisme moderne invoque très haut la figure romantique de l’artiste, mais il se pense avant tout en termes de production. » (p. 24)
→ j’ai souvent pensé, notamment dans mes discussions ou mes lectures autour de la poésie, que nous ne sommes pas vraiment sortis de l’image romantique du poète, voire même de l’écrivain en général.
Flacon de sels
Tirer sur une banale imprimante et sur papier ordinaire les photos faites quelques heures auparavant – découvrir avec un petit garçon très aimé toujours de nouveaux détails dans les Wimmelbücher allemands, par exemple ces petits éclats de verre cassé sur la chaussée qui expliquent pourquoi le pneu de la bicyclette est à plat – l’écouter questionner dix fois de suite avec sa grosse voix et ses mots encore un peu incertains sur le lien entre le verre cassé et le pneu raplapla, puis rire avec lui et rire encore
Ami du lento
Dans le dossier Jean-Pierre Richard récemment paru dans la revue Europe, une très belle citation de Nietzsche : « Nous sommes tous les deux amis du lento, moi et mon livre (...) Ne plus jamais rien écrire qui n’accule au désespoir toutes les sortes d’hommes "pressés". [La philologie] enseigne à bien lire, c’est-à-dire lentement, profondément, en regardant prudemment derrière et devant soi, avec des arrière-pensées, avec des portes ouvertes et des yeux subtils. ». Et Jean-Claude Mathieu qui signe la première étude, placée sous cet exergue de Nietzsche, parle des « exercices de lenteur et d’admiration » que sont la plupart des livres de Jean-Pierre Richard. « "Lectures" plutôt que critiques de "professeurs jurés" (Baudelaire), distribuant éloges et blâmes, le "lorgnon" à l’œil, la "férule » à la main, croqués par Sainte-Beuve. » (p. 161)
→ et que j’aime cette idée de tout ce qui foisonne dans la lecture et dont on peut se permettre de rendre compte, pensant que cela peut parfois avoir un peu de sens, ne serait-ce que comme contribution à une future histoire de la lecture. C’est, me semble-t-il, une part de la démarche de ce Flotoir.
C’est que tout nous traverse
Jeu d’échos de nouveau avec le livre de Judith Schlanger qui, avec Notre Dame de Paris, ne cesse de surgir dans le for intérieur, signe d’un livre important et fécond. « Le vivant est en interaction perpétuelle avec le milieu et les altérations du milieu, avec l’adventice toujours imprévisible et les accidents de parcours. Et combien plus l’être conscient, que tout traverse, que tout altère. Dire que le sujet est dans un monde, c’est dire qu’il ne se détermine pas seul. Il est du monde et le monde est en lui ; il est soumis au hasard des troubles personnels et aux tendances et aux disruptions de l’époque ; et il est pris dans sa propre durée et dans l’inévitable altération interne dont le nom est l’âge (...) Un élan qui n’est pas fanatique se modifie en route, s’approfondit, dévie ou change de registre, et l’identité personnelle peut traverser plusieurs périodes et saisons. » (p. 37).
Le bonheur des histoires
Oui parfois la portée d’une histoire, ce qu’elle ouvre, la joie qu’elle apporte, les réflexions qu’elle suscite. Deux exemples très concrets. L’histoire de la vanille Bourbon, raconté par Jamy Gourmaud, dans Mon Tour de France que je lis avec M. Histoire d’un vanillier importé à la Réunion et qui, s’il fleurit bien, ne donne jamais de fruit, la fameuse gousse et ravage ainsi tous les espoirs mis dans son importation dans l’île. Jusqu’au jour où un jeune esclave, Edmond Albius, découvre en 1841 que ce qui est en cause c’est la pollinisation, faute de la présence de la petite abeille qui s’en charge en Amérique du Sud. Sa découverte va faire alors de l’île Bourbon (La Réunion) le premier centre vanillier de la planète « quelques décennies seulement après l'introduction de l'orchidée sur place en 1819. À l'abolition de l'esclavage en 1848, on donne au jeune Edmond le patronyme d'Albius, en référence à la couleur "blanche" (alba) de la fleur de la vanille. » Et ce que Jamy Gourmaud raconte c’est comment on vola sa découverte à Albius qui mourut misérable et oublié.
Autre récit fécond, l’histoire du couple de photographes Robert Capa et Gerda Taro (Arte, film disponible jusqu’au 12/06/19)), poignante histoire qui a le mérite de redonner toute sa place à Gerda Taro.
Le triangle du feu
En ces temps de réflexion généralisée sur les incendies, lu quelque part cette note sur le triangle du feu. C’est « un modèle simple pour comprendre les éléments nécessaires pour la plupart des incendies. La réaction chimique de la combustion ne peut se produire que si l'on réunit trois éléments : un combustible, un comburant (oxygène), une énergie d'activation en quantités suffisantes. » Cette dernière peut être une allumette, la foudre, une étincelle, bref une source d’origine thermique, chimique, biologique, mécanique ou électrique. » (source)
Ovide
Victor Hugo cite Ovide à plusieurs reprises, dans les pages étonnantes qu’il consacre à l’architecture et bien sûr à celle de Notre Dame de Paris, : tempus edax, homo edacior : le temps est rongeur et plus rongeur encore l’homme.
Dans le temps
Judith Schlanger, encore, en sorte de boucle autour de ces jours et de ma lecture de Victor Hugo : « la personne se développe et s’accomplit dans le temps. Seulement tout vivant ne réussit pas à s’épanouir » écrit-elle au début d’un nouveau chapitre intitulé « Avoir perdu sa vie ». « Il arrive que des circonstances hostiles détruisent la trajectoire, comme il arrive aussi qu’une durée sans élan se tasse sur elle-même et reste informe. »
→ souvent pensé à cet enlisement de tant d’élans de jeunesse, rabotés progressivement par ce que l’on peut sans doute appeler la pulsion conservatrice. J’ai eu parfois le sentiment de croiser, dans ma vie, ceux que j’appelle des « morts sur pied ». Toute l’apparence du vivant, comme certains arbres, alors que l’intérieur est mort. C’est terrible. « Qu’il y ait des vies qui se considèrent comme gâchées, comme perdues, me paraît depuis toujours une des pires formes du mal. La question n’est pas si la vie propre plait constamment et paraît satisfaisante sous tous ses aspects. Mais comment on endosse le spectacle, le récit possible, l’idée de soi dans cette vie : comment on se rapporte à la silhouette que dessine ce récit de vie. » (54)
Renonciation, sentiment crépusculaire
La terrible, la redoutable renonciation, si explicable, si justifiable parfois. Mais tellement délétère : « Bien souvent on se résigne, conscient d’avoir renoncé. Beaucoup s’installent très tôt dans ce sentiment crépusculaire : j’aurais préféré, j’aurais bien aimé, mais je n’ai pas pu. C’est la durée la plus triste, celle qui ne comporte ni méchanceté ni faute ni remous mélodramatiques. Juste une scène vacillante de bonnes volontés désaccordées, mais telle qu’on y étouffe et le cœur y lâche. Juste la présence démesurée de la faiblesse, de la malchance, du malentendu, de tout le petit irréparable qui nous accompagne. » (p. 72)
→ Il y a des renonciations locales, partielles, et pour certains il y a la renonciation générale. La conscience entre alors en état végétatif.
Hugo, Rohmer, Vitez
Vu un vieux film très prenant, réalisation d’Éric Rohmer avec la voix d’Antoine Vitez, sur le thème « Victor Hugo et l’architecture », un documentaire axé sur les admirables dessins d’Hugo. Et s’appuyant sur des extraits largement cités de ces pages si fortes sur l’architecture, son évolution, sa conservation dans Notre Dame de Paris
Du portrait
Le troisième chapitre de Ma vie et moi de Judith Schlanger s’intitule « peindre en direct » et c’est une remarquable réflexion sur l’art du portrait, peint ou écrit. Avec, comme toujours chez elle, des réflexions philosophiques et psychologique tressées avec des exemples tirés de la littérature et de l’art. Elle s’interroge ici notamment sur ce que serait la narrativité obligée pour tout portrait : « Tout n’est pas narratif, tout n’est pas biographique dans l’analyse. L’art du portrait, qui triomphe au XVIIème siècle, est une illustration évidente d’une approche non narrative. On s’accorde à situer l’apogée littéraire du genre autour de 1660, quand paraissent des recueils d’autoportraits et de portraits en vers, tous cultivant à la fois la perfection d’une forme brève et les compliments ingénieux. » (p. 93). Judith Schlanger qui parle encore de la « prise aigue et rapide du portrait », ce qui me fait immédiatement penser à mes portraits de lecteurs. Qui sont basés, oui, sur une prise rapide, parfois photographique, souvent sous forme de notes jetées à la va-vite dans un carnet, puisque sur le motif, la principale préoccupation est de deviner le titre du livre, second personnage en quelque sorte du portrait.
→ autre écho, bien différent : cet homme qui, cette semaine, a tenu à tracer virtuellement sur le plan de Paris un parcours à pied, dûment suivi par GPS, travaillé pour reproduire le visage de Quasimodo !
Un récit linéaire
Dans des pages de longue portée, Judith Schlanger s’interroge sur le recours quasi obligé au récit linéaire et la plupart du temps chronologique dans tout récit de vie, qu’il soit le fait de l’autobiographie ou d’une biographie. : « Alors qu’à la suite du cinéma le roman joue d’une manière sophistiquée avec la chronologie, on peut se demander pourquoi le récit de soi -lorsqu’il est un récit et non un débordement subjectif et confessionnel- tend aujourd’hui encore à un scénario linéaire, même quand il est écrit par un écrivain de fiction tout à fait familier des zigzags temporels » (p. 110). Et de citer quelques textes littéraires, dont elle dit bien qu’ils sont rares en Occident qui semblent relever de traitements plus souples de la dimension temporelle. Il s’agit de l’autobiographie d’Ingmar Bergman, Laterna magica, du Roman de Genji de Murasaki (Japon, XIe siècle) et des Récits d’une vie fugitive de Chen Fou, lettré chinois pauvre du XVIIIe siècle.
Les livres évoqués dans cette livraison du Flotoir :
Jacques Darras, Van Eyck et les rivières, dont la Maye, Le Castor Astral & In’hui, 2019
Revue Europe, , avril 2019, n°1080, dossiers Jean Starobinski et Jean-Pierre Richard
André Tubeuf, Rudi, la leçon Serkin, Actes Sud, 2019
Marie Jaëll, Je suis un mauvais garçon, Arfuyen, 2019
Judith Schlanger, Ma vie et moi, Hermann, 2019
Jamy Gourmaud, Mon Tour de France des curiosités naturelles et scientifiques, Stock, 2019
Victor Hugo, Notre Dame de Paris, 1831
Rédigé par Florence Trocmé le 25 avril 2019 à 17h12 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Balises: André Tubeuf, feu, Jacques Darras, Jamy Gourmaud, Jean Starobinski, Jean-Pierre Richard, Judith Schlanger, Marie Jaëll, Notre Dame de Paris, Victor Hugo
Rédigé par Florence Trocmé le 07 avril 2019 à 18h27 | Lien permanent
Une expérience
J’aime beaucoup les propos de Patrick Boucheron, président de la commission histoire, sciences humaines et sociales que rapporte le Centre National du livre sur son site. Ils correspondent exactement à mon expérience de ces trois dernières années à la Commission poésie, si riches, et si fécondes : « A chaque fois, c’est la même expérience. Le premier jour, on arrive avec un schéma de clivages prévisibles. On se dit que ce sera une dispute de savoir quel livre aider, quel livre traduire… Et à chaque fois, je vois se construire une communauté de lecteurs qui se fonde sur l’acceptation de nos désaccords. On ne lit pas pour se conforter mais pour aller chercher un échange. Et ce débat autour de la lecture, c'est un art de déplacer nos mésententes ! Il n’y a pas une seule séance au CNL qui ne m’ait fait changer d’avis. Ce n’est pas une trahison ou une incertitude. Mais on se fait vulnérable à la possibilité de se faire convaincre. A la fin de la commission, on sort avec un accord qu’on assume. »
Flacon de sels
filmer deux petits enfants très aimés exécutant un numéro de galipettes et de contorsions en tous genres, admirer leur vitalité, leur gaieté, leur drôlerie et regretter le temps très lointain des roues et autre poiriers sur les plages bretonnes ! – entendre une amie chère me dire « les livres sont bien chez vous » en regardant ma bibliothèque toute rafraîchie par le grand nettoyage en cours depuis l’automne avec ma « jeune fille aux livres » -
Question de temps (Une lectrice)
Vue à la dernière minute avant de quitter le bus, réflexe d’une photo volée à la volée, elle lit Pourquoi les Chinois ont-ils le temps ? Oui pour une fois donner le nom du livre tout de suite car à l’origine du double déclic mental et photographique. Quelle question ! Rien moins que celle du temps, reçue de plein fouet à l’heure trépidante de midi dans l’agitation de l’autobus. Les cheveux sont très fins, avec un beau mouvement balayé, le visage est régulier, les lèvres minces, un peu pincées, la peau très fraîche. Elle porte une grosse doudoune bleu marine confortable. Sac rouge orangé à large bandoulière rouge et bleu. Tout est assorti dans la gamme des bleus et des rouges même avec le livre de Christine Cayol. Mains soignées et au poignet gauche, une grosse montre chronomètre : se donner le temps, comme les Chinois ?
Mobilité
D’une note de Ludovic Degroote sur James Sacré : « (...) les nombreuses interrogatives - qui renforcent également l’impression de mouvement. La mobilité est un élément dominant de l’œuvre de Sacré : elle exprime le possible au lieu de figer des certitudes, et par là même évite toute posture. »
Sensibilité au semblable
Ou celle-ci, encore : « Des marques de lieux permettent de suivre le chemin ; celui-ci commence avec les restes d’une abbaye au "vide intérieur qui reçoit l’ampleur du ciel" (p. 7) et à la "parfaite indifférence au temps" (p. 13) dont on voit que le choix des images la désosse de son caractère spirituel. Il se poursuit entre vignes et campagne, végétaux identifiés, énumérés, qui appellent d’autres lieux, aux Etats-Unis ou en Vendée, lieux du monde non pas uniformisés mais reliés par des échos ; plus qu’une continuité générée par de l’identique, c’est une sensibilité au semblable. »
→ cette idée de l’écho entre les lieux, souvent écho entre des structures de paysages, peut-être entre des lumières ou des éclairages, entre des masses et des ombres. Et parfois, même, engendrement d’une impression de déjà vu, impossible à interpréter.
Duo Emaz / Sacré
J’ai été très bouleversée par ce qui, comme le dit Ludovic Degroote, est le premier livre posthume d’Antoine Emaz. Dans la curieuse et intéressante collection Duo de méridianes. Le livre est composé de deux petits livrets montés en face à face. À gauche, Sans place d’Antoine Emaz, à droite, lui répondant, Je s’en va de James Sacré. C’est profondément émouvant. Antoine, une fois encore, est au bord de l’eau à Pornichet (non nommée), il parle de l’étendue, de l’eau, du sable, du temps, de ce qui est et de qui s’en va. James Sacré lui répond, pressentant déjà le départ imminent de son ami.
Lecture
Plus tu lis, plus ça résonne, plus c’est gorgé d’échos.
Lectures
Intéressantes lectures hier et avant-hier, pas si loin de l’univers de Jules Verne. Je suis éblouie par Van Eyck et les rivières de Jacques Darras, il faudrait que j’y revienne et séduite par L’aventure de la Pérouse de Anne-James Chaton. J’ai aussi téléchargé sur ma liseuse un essai de la philosophe Claire Marin, rupture(s) après avoir lu un bel article (archivé) dans Le Monde. Et aussi l’Amie prodigieuse ! Passé un bon moment en fin d’après-midi, à seulement lire, librement, sans contraintes, sans idée de production de quoi que ce soit. Même si, dès qu’une lecture me parle, j’ai envie d’en parler à autrui !
Les plantes entendent l’eau
Mon titre est un raccourci un peu hasardeux mais c’est ce que je comprends dans une brève émission de Jacques Munier, France Culture, sur les plantes. Je relève cela : « Présentes dans le décor, elles nous sont le plus souvent indifférentes, si ce n’est dans le regard des peintres. Et pourtant, soulignait Emanuele Coccia dans un beau livre sur La vie des plantes, "aucun autre vivant n’adhère plus qu’elles au monde qui les entoure". Pour le philosophe, partager leur point de vue – celui des feuilles, des racines et des fleurs – c’est faire l’expérience d’une cosmogonie en acte, modeste et lumineuse, et comprendre l’origine du monde : "sous le soleil ou les nuages, en se mêlant à l’eau et au vent, leur vie est une interminable contemplation cosmique". Car c’est par la photosynthèse et la production massive d’oxygène que notre atmosphère s’est constituée, et que s’est progressivement formée la figure de notre planète bleue. Les plantes sont donc la seule et la vraie cause de ce que les Anciens appelaient le pneuma, le souffle qui anime la vie. Pour cela, il aura fallu qu’elles colonisent la terre ferme depuis leur milieu d’origine : l’océan. Et ce au moyen de deux simples mais merveilleux organes : les racines et les feuilles. Pour Stefano Mancuso, le fondateur de la neurobiologie végétale, les racines sont de formidables outils de détection du matériau nutritif. "Elles sentent la gravité, la lumière, le pH, l’oxygène, les métaux pesants, la résistance du terrain, les éléments pathogènes – explique-t-il dans L’Express. Chacune des extrémités radiculaires est capable de percevoir au moins 20 paramètres physiques ou chimiques différents. Un épi de blé a 600 millions d’extrémités radiculaires, un arbre en a des centaines de milliards. Rivées au sol par leur racines et ne pouvant pas fuir le danger, les plantes ont développé une grande sensibilité à leur environnement et à "tout ce qui change autour d’elles". À commencer par l’ouïe : certaines fréquences, notamment les basses, favorisent leur croissance, elles y sont sensibles "parce que ce sont celles de l’eau qui coule".
→ L’ouïe des plantes, sensibles au bruit de l’eau !
Des chiffres et des lettres (une lectrice)
Assise, bien droite sur un banc bleu du square, début de printemps. Pantalon type leggings bleu assorti au siège jusque dans ses petits motifs qui rappellent le moucheté de la peinture écaillée du banc. Élégantes bottines à talon qui découvrent un peu la cheville. Elle porte une veste trois-quarts polaire entrouverte et une jolie écharpe autour du cou. Le visage est encadré de cheveux bruns, coupe au carré mi-longue, petites lunettes à branches ornementées. Du livre émerge une feuille de papier, sans doute un bulletin de salaire, sur laquelle est inscrite une somme rondelette. Le titre de la collection blanche de Gallimard est tenu à la base par les deux mains entrecroisées [faire une petite étude sur la manière dont les lecteurs tiennent leur livre !]. Elle lit Le Lambeau de Philippe Lançon.
Voyages ? (Une lectrice)
En octobre je trouvais à l’Universal un billet de Gonzalo Mallarino. Il m’attendait avec le poète Alvaro Mutis à la Villa Tulipán. Encore un banc bleu, en accord avec le jean. Des cheveux gris. La soixantaine sans doute, elle dégage une impression de tristesse, visage fermé et douloureux et par moments elle regarde dans le vague. Où est-elle ? Dans ses mains, le livre mais aussi ce qui ressemble à un billet de voyage ou de spectacle. On y lit Malangi. Elle porte une veste courte en cuir mauve, manches avec grosses fermetures éclair et une écharpe bleu turquoise. Elle a deux sacs, un bleu en bandoulière, un blanc posé à côté d’elle, anse passée autour de son bras. Aux pieds, des baskets. Elle lit Vivre pour la raconter de Gabriel Garcia Marquez.
Buxtehude
Je réécoute, à l’occasion de la sortie d’une nouvelle interprétation (Ricercar Consort, Pierre Pierlot), le magnifique Membra Jesu nostri de Buxtehude que j’ai beaucoup écouté jadis, dans la version de Ton Koopman. Voici ce qu’en écrit François Hudry sur le site Qobuz : « Composé par Dietrich Buxtehude en 1680 pour l’église de Lübeck où il était en poste depuis plus de dix ans, ce Membra Jesu Nostri, d’après un texte latin écrit par un des proches de Saint-Bernard, décrit les affres de la Passion du Christ au cours d’un cycle de sept cantates. Typique du piétisme de cette fin de XVIIe siècle dans l’Allemagne luthérienne, cette musique nous plonge dans des abîmes de souffrance et dans l’espoir de la consolation. La musique de Buxtehude, fondée sur la rhétorique, reprend les concepts de toute une génération de compositeurs novateurs qui l’ont précédée. Elle inspirera à son tour, comme on le sait, celle de Johann Sebastian Bach venu tout exprès à Lübeck pour rencontrer Buxtehude. (...) C’est surtout l’extraordinaire puissance expressive qui frappe à l’écoute d’un chef-d’œuvre se plaçant au niveau des grandes créations spirituelles du genre, comme le Musikalische Exequien de Schütz, les Passions de Bach ou, sur un plan purement instrumental, les Sonates du Rosaire de Biber. »
Flacon de sels
deux petites filles très aimées procèdent à un enterrement de gendarmes (dits aussi diables ou cherche-midi) : recueil des petites dépouilles écrasées dans l’allée, linceul d’herbes, choix d’un coin abrité, tout un petit rituel – rêver à Jacques Henri Fabre : « L'œil toujours en éveil sur la bête et sur la plante, ainsi s'exerçait tout seul, sans y prendre garde, le futur observateur, marmouset de six ans. Il allait à la fleur, il allait à l'insecte comme la Piéride va au chou et la Vanesse au chardon. »
Jacques Darras
Confirmation au fil des pages de la beauté et de la force de Van Eyck et les rivières. La construction est complexe, mêlant des passages où Darras relate des épisodes de voyages qu’il effectue, souvent le long des rivières. Et de passages faisant référence à des personnages historiques, du temps de Van Eyck. Il peint (Darras !) de magnifiques portraits de femmes. Par exemple, sur quatre pages denses, celui de Guigone, la femme du chancelier Rolin (La Vierge du chancelier Rolin ou Vierge d'Autun, est un tableau peint vers 1435 par Jan van Eyck pour Nicolas Rolin, chancelier du duc de Bourgogne Philippe le Bon.). J’ai rarement lu une page aussi forte sur la mort. « Elle serait une maîtresse d’école pour les mourants », écrit Darras l’évoquant après sa mort, enterrée, c’est ce qu’elle aimerait, « au pied du maître autel de la chambre des Pauvres, sous les dalles. ». Ainsi « elle donnerait des leçons simples à ceux que la nudité de la vie humilie avant que la nudité de la mort ne les atteigne. Au plus nu d’entre les hommes nus par la naissance ou par la pauvreté, et qui retourneront un jour à leur nudité première. » (p. 49/50). D’elle Darras écrit encore que « très tôt elle avait senti que son seul espoir consisterait à patienter jusqu’à la fin de l’existence. Ce serait long. Ce serait infiniment long. Elle recommencerait chaque jour à apprivoiser le temps. Elle se rapprocherait un peu plus de la seule date que nous ignorons tous et qui seule nous intéresse dans le cortège de l’histoire, qui est le jour de notre disparition. » (p. 50).
(En écoutant la magnifique cantate de Buxtehude, Gott hilf mir dans la version de Pierre Pierlot et du Ricercar Consort. Une œuvre écrite deux cents ans après l’époque du chancelier Rolin mais qui entre en résonnance par sa thématique avec cette page de Jacques Darras.
Isabelle de Portugal
Autre admirable portrait peint par Jacques Darras, celui d’Isabelle de Portugal. Ou l’on retrouve comme dans celui de la femme du chancelier Rolin, les thèmes de la pauvreté et de la nudité : « Moins qu’ailleurs ici lui feraient défaut, parmi les nombreuses églises d’Aire-sur-la-Lys, à quatre lieues à peine, ou l’abbatiale royale de Saint-Omer, guère plus éloignées, les conforts de la religion. Ces marécages de tourbe et d’épineux ne manquaient pas non plus de pauvres. Comme ils étaient la parfaite école de nudité pour une âme chrétienne, l’extrême pauvreté des environs serait une promesse de vigueur pour la sienne. » (p. 77)
→ à se demander si la vigueur de l’esprit, sinon de l’âme (le lecteur n’en sait rien !) de Darras ne se serait pas aussi forgée au contact de ces régions qu’il aime tant et qu’il a tant arpentées.
L’arpenteur
C’est qu’il y a une constante dimension d’arpenteur dans le travail de Darras. Conduite par une sensibilité extrême à l’eau et aux rivières. On peut penser que parfois la plume de l’écrivain est une baguette de sourcier. Il fait naître le souvenir de cet autre livre, plus monothématique, de Ludovic Janvier : Des rivières plein la voix. Ou bien de ceux de Patrick Beurard-Valdoye ou de Franck Venaille. Mais chez Darras, l’attention me semble constante et systématique. Le moindre filet d’eau est nommé dans l’œuvre, il fait partie intégrante du grand flux ininterrompu du cycle de La Maye (une rivière bien sûr !). Comme en un pattern fractal.
Darras encore
Darras ça se déguste petit à petit. Ça fuse et ça ruisselle de partout, histoire, histoire de l’art et histoire de soi, autobiographie, géographie, géobiographie, géologie, hydrologie, potamologie, botanique, etc. En une grande encyclopédie du nord, de la Picardie, des Flandres.
La force de ce livre
La force de ce livre de Darras est de mêler tous les genres et tous les registres et cela d’une manière qui semble totalement naturelle, même si l’on imagine la somme de connaissances et de travail qu’il aura fallu pour assembler ce patchwork. Qui comme ceux de l’aïeule familiale, bien que fait de matériaux hétéroclites, parfois frustres ou pauvres, donne une impression d’unité et d’harmonie. Dans le texte sont inclus des commentaires sur le texte par l’auteur lui-même : « Je crois que nous avons substance dans nos corps romanesques plutôt que dans nos enveloppes de chair que nous croyons réels » énonce-t-il après la narration d’un long moment dans la Grande Roue sur la place de Lille.
→ Et c’est bien pourquoi il semble si important de constituer ce corps romanesque par la lecture toujours continuée, toujours recommencée. Ce corps romanesque a tout autant besoin de nourritures diversifiées et complémentaires que l’enveloppe de chair pour ne pas connaître de carences ou de maladies. Pour rester vivant tout simplement. Je lis d’ailleurs dans la revue Europe que Jean-Pierre Richard définit la lecture « moins comme une manière de comprendre l’œuvre que comme une façon d’être compris ou même pris par elle. » (cité p.19).
Jean Starobinski
J’entreprends en effet la lecture du numéro que la revue Europe consacre à Jean Starobinski et à Jean-Pierre Richard. Et tout de suite, dès les propos liminaires de Michel Delon, je relève cette forte citation de Starobinski, datée de 1942, donc très tôt dans sa vie : « L’acte poétique, en ces temps de frustration, est un des derniers actes libres qui appartiennent encore à l’homme. Et c’est l’honneur de la poésie qu’elle soit la dernière possession de l’homme après qu’on lui eut tout arraché, qu’elle soit radicalement liée à cette espérance et à cette angoisse fondamentale qui persistent en l’homme tant que le souffle persiste. » Citation qui a été faite aussi par Martin Rueff dans son hommage à Antoine Emaz.
Curiosité encyclopédique
« Durant plus de sept décennies, écrit encore Michel Delon, Jean Starobinski n’a cessé de travailler et de produire. L’amplitude temporelle se double d’une curiosité pour tous les faits de culture et, selon une formule de Térence qui est progressivement devenue la devise des Lumières, entérinée par l’article "Philosophe" de l’Encyclopédie puis la devise de tout humanisme : homo sum, humani nihil a me alienum puto. » (p. 4) [Je suis homme, et rien de ce qui est humain ne m’est étranger]
C’est que celui qui a fait à la fois des études de lettres et de médecine a su emprunter, souvent, des « itinéraires traversiers et buissonniers qui récusent les frontières ».
Isoler un détail
Toujours dans son introduction au dossier de la revue Europe, Michel Delon parle de l’art de Starobinski d’isoler un détail et lui donner une signification générale.
→ Peut-être aussi parce que toute œuvre porte en filigrane, inévitablement, quelque chose de son créateur, ce qui n’est qu’à lui, tout humain parmi les humains qu’il soit.
De la note
À propos des notes dans les livres de Starobinski : elles sont autant de « repentirs ou de suggestions qui cassent toute simplification et aident à l’appropriation de l’essai par chacun de ses lecteurs ». (p. 5)
Plus loin je relèverai cet autre passage : « les appels de notes ont aussi pour effet de rythmer le texte par ces occurrences marginales plus ou moins régulières. Ils créent par ailleurs une superposition de "voix", la basse du texte poursuivant son chemin tandis que d’autres motifs mélodiques viennent s’y greffer ponctuellement, avec parfois même des reprises d’une voix à l’autre » (p. 27).
Toujours dans Europe, contrepoint toujours !: évocation d’un dialogue concertant qui répond à une "esthétique de la citation, voire de la note. » (p. 29)
→ voilà qui me parle fort, cette idée d’une esthétique de la citation et de la note.
Une bibliothèque
« Les Archives littéraires de la Bibliothèque nationale suisse à Berne possèdent désormais la bibliothèque personnelle de l’écrivain, quelque 40 000 livres qui, selon les mots de Claude Reichler constituent "son carnet d’adresses, son répertoire d’idées, ses tiroirs à projets, et surtout son espace mental". » (p. 7)
De la critique
La première contribution, signée Marta Sábado Novau, est une très intéressante analyse de la méthode critique de Starobinski (et en partie de celle de Georges Poulet et de Jean-Pierre Richard). Contribution difficile, savante, mais qui m’aide dans ma réflexion toujours en cours et en devenir sur la critique littéraire ou musicale. Citation de Georges Poulet : tout acte critique doit aspirer à être "le redoublement mimétique d’un acte de pensée". C’est que « la critique comme l’œuvre doit commencer à un niveau préverbal : intention, désir ou pour reprendre l’expression de Barthes "Vouloir-Écrire". Le critique avant même d’écrire son commentaire, doit retrouver la disposition du "Vouloir-Écrire" qui fut celle de l’écrivain. » Cela, c’est l’idée de Poulet qui laisse Starobinski un peu dubitatif, lui qui dit qu’il n’a jamais eu « cet espoir de coïncidence psychologique avec l’auteur ». Il préfèrera quant à lui considérer ce point de départ comme une méthode exploratoire, un chemin possible pour entrer dans l’œuvre.
Flacon de sels
« la vie dans ses plaisirs est commentaire de texte perpétuel » (Jacques Darras) – ce lot de toutes petites toupies colorées chez le papetier – la pluie retrouvée, battante, drue, un peu folle, après tant de jours sans eau – renouer avec une œuvre aimée, plus écoutée depuis des années, grâce à une nouvelle interprétation – découvrir dans un article que la rêverie est indispensable à la bonne santé du cerveau
De la rêverie
Cet article est titré « la rêverie, essentielle du point de vue biologique ». Le chercheur en neurosciences à l’INSERM Michel Le Van Quyen y explique que le cerveau se sert des périodes d’inactivité pour se débarrasser des sous-produits métaboliques toxiques qu’il produit quand il consomme de l’énergie. « Les cellules gliales impliquées dans l’évacuation de ces déchets ne peuvent effectuer la "douche neuronale" dont le cerveau a besoin si celui-ci est en pleine activité. » (Le Figaro du 1er avril 2019). Il ajoute que les phases de repos attentionnel auraient d’autres bienfaits, notamment la régénération neuronale de l’hippocampe, siège de la mémoire. D’où selon lui la nécessité du silence. Silence du corps qu’il prône d’immobiliser plusieurs fois par jour (et il souligne les bénéfices de la méditation).
Musique
Joie de découvrir dans le dossier de la revue Europe consacré à Jean Starobinski un article intitulé « Jean Starobinski musicien ». Avec cette assertion de l’écrivain : « Je me suis découvert moi-même en découvrant la musique ».
→ c’est un angle que j’ai moins exploré, musique et apprentissage de soi-même ! Autant il m’a vite paru évident que la lecture à la fois me découvrait et me construisait, dans la relative absence de maîtres ou guides où je me trouvais, autant j’ai peu pensé à la musique sous cet angle. Or il me parait tellement évident que toute ma sensibilité a été profondément inspirée, développée et informée par la musique. A cet égard un de mes plus grands maîtres serait sans doute Schubert, que j’ai parfois dit ressentir comme un frère, ce qui ne doit pas être entendu comme prétentieux ainsi que certains l’ont fait. Mais parce que j’éprouve constamment que je « sens » comme lui, notamment dans l’extrême alternance des états intérieurs. Très significatif à cet égard le mouvement de recul que m’inspire souvent Schumann, que je peux pourtant parfois beaucoup aimer, mais que je n’ai jamais réussi à jouer au piano. Si « L’oiseau prophète », joué par Clara Haskil est pour moi une des œuvres les plus fortes et aimées de toute la musique, Schumann pourtant me reste largement étranger et je suis convaincue que c’est une question de structure psychique. Même si c’est beaucoup trop simpliste et schématique, j’ai l’impression d’être bien plus en phase avec la névrose schubertienne qu’avec la psychose de Schumann.
→ Ce serait passionnant de faire une sorte de généalogie de mes découvertes musicales, à partir de ma quinzième année, au travers des disques que j’ai commencé à acquérir à cette époque. Je n’ai hélas mis aucune date sur les quelque mille 33 tours que je possède toujours dans ma bibliothèque.
Chancre et agrile
chancre de l’écorce (châtaignier), agrile du frêne, puceron lanigère de la pruche, fléaux des arbres, prolifération de nuisibles, insectes et champignons invasifs, phénomènes de facilitation et de dilution, trop peu d’essences dans les forêts !
La brièveté de l’anglais !
Je lis cette courte phrase sur Twitter : French tenor goes jaune ! Intriguée, je promène ma souris sur le lien et je comprends : DG signs French tenor. Comprendre que le ténor (il s’agit de Benjamin Bernheim) vient de signer chez Deutsche Grammophon, bien identifié en effet par le jaune de ses pochettes !
Litanies
Litanie : suite ininterrompue d’êtres ou de choses ; prière aussi (contre la disparition ?)
utriculaire – renoncule aquatique – iris des marais – lysimaques – salicaire – euphraise – gratiole – jussie aquatique – orchis bouc – parnassie des marais – lilas de mer – pavot cornu – glycérie flottante – salicorne
(relevé effectué lors d’une émission d’Arte sur les plantes sauvages aquatiques ou des milieux humides).
Flotoir conservatoire ?
Jean Starobinski, trois traits qui en font un penseur singulier
Dans le dossier de la revue Europe, Bénédicte Prot cite Pierre Nora qui « retient trois traits qui font de Jean Starobinski un penseur singulier. Outre son esprit d’indépendance vis-à-vis de la méthode et sa fréquentation de tous les genres littéraires et artistiques, sa double formation est à l’origine de sa "prédilection pour les thèmes transversaux", de même que "cette tension fondatrice entre [ses] deux pôles, médical et littéraire" est liée à son "goût des couples antagoniques" » (p. 35)
Beaucoup de choses sur le livre
Dans une lettre à Jean Prinsenhof, incluse dans Van Eyck et les rivières, dont la Maye, Jacques Darras livre plusieurs clés du livre. Je les liste ici : « Je vie dans la Prairie Mystique du peintre Van Eyck depuis décembre 1960 » ; « Quelquefois j’ai le sentiment d’écrire un livre qui n’aurait pas de fin comme si l’approche se retournait en éloignement. » ; « Mon livre ressemblera à une série de processions. » ; « Je veux renverser la division hiérarchique qui caparaçonne la poésie chevalerie d’apparat condamnant le piéton à la solde romanesque. » ; « La prose devenue "vers" aura licence de fouler cavalièrement l’herbe. Le vers devenu "prose" enchaînera à son mors l’âme des tapisseries » (pp. 101 et 102
Hymne à la Maye
« Apprends, Polder [écrit Jacques Darras dans son livre, sous forme de lettre à Gaston Polder], que sur quarante kilomètres d’indépendance la Maye n’a aucune rivale. / Qu’elle accomplit même l’exploit de couper en deux un champ de bataille. / Comme quelqu’un qui passerait une frontière en contrebande à une frontière / Elle est mon aune liquide à redonner du pli du plissant de la drapure au grand drap cassé de l’étoffe Nord. / Elle est mon fer mouillé à assouplir l’Histoire. » (p. 104)
Deux écoles
« Max Jacob pensait que tous les poètes sont autodidactes, et qu’il n’y a pas vraiment une école de la poésie, mais au moins deux. Celle de la lecture, celle des anciens, des contemporains aux multiples horizons, ceux qu’on aime, dont on se sent proche mais aussi ceux dont on est plus éloigné. Et celle de la vie, avec l’apprentissage de la mort, de l’amour, de l’ivresse, de la perte, des combats. L’écriture est sans doute à cette intersection-là : des vies, des vécus, des lectures… Une croisée humaine. » : ainsi s’exprime Etienne Faure dans un entretien avec Anne Segal à l’occasion de la remise du prix Max Jacob.
Et cette belle conclusion : « Habiter en poète, comme dit entre autres Jean-Claude Pinson, revient à faire de l’écriture et de sa position dans la vie un tout. Ça va ensemble. Écrire, c’est être un parmi d’autres. Et relativiser sa singularité. La poésie n’échappe pas à cela. Elle capte et reflète le monde où elle prend germe. La poésie agit sans relâche dans sa propre existence et son rapport aux autres. ».
La lecture intérieure
Dans une Carte blanche pour Poezibao, Olivier Devallant revient sur le Nobel attribué il y a quelques années à Bob Dylan et il écrit notamment : « Il y a aussi cette douce musique intérieure lorsque je lis dans ma tête, ce je ne sais quoi d’intime qui rend le poème plus accessible, ce texte lu en pensée ou pensé en lisant. Surtout, la lecture ne m’est pas imposée. C’est à moi de choisir la prosodie, le temps de lecture, la relecture, les pauses, les images annexes qui me viennent d’une imagination spontanément délirante. »
→ ce que je retiens ici surtout c’est l’idée d’une lecture non imposée, libre.
L’objet livre
Devallant écrit aussi : « Lire intérieurement c’est aussi tenir en main l’objet livre, toucher le grain de ses pages, sa peau, ses traits, ses striures, sa reliure, sa couverture blanche ou colorée. La littérature sans livre, est-ce toujours de la littérature ? Ce livre qui repose dans la bibliothèque et que je peux relire, annoter, partager… Le livre est total, car avec lui toute ma conscience se plonge et recrée un monde simultanément généré par l’auteur et par la perception du lecteur. Un monde intérieur d’apparence silencieuse mais dont la sonorité n’est pas absente. Il y a comme une synesthésie entre l’œil et l’oreille ; quand je lis le début de ce poème d’Antoine Emaz3 : elle bouge avec la lumière / on croyait l’avoir lâchée je vois ces signes en même temps que j’entends les syllabes et l’allitération en L est aussi belle que cette succession de mots dans l’espace »
De la critique, encore et toujours
Et avec Starobinski à travers le dossier que lui consacre la revue Europe : « Un travail s'accomplit en moi, écrit Jean Starobinski par le déroulement du langage perçu dans l'œuvre. J'en possède la certitude immédiate ; mon émotion, mes représentations en marquent un premier profil. Toute description ultérieure, toute interprétation doivent garder la mémoire de ce fait premier, pour lui apporter, si possible une clarté supplémentaire. [...] Ces signes m'ont séduit, ils sont porteurs du mouvement qui s'est réalisé en moi. Loin de récuser leur séduction, ou le choc subi, loin d'oublier la première rencontre, je cherche à leur faire droit, à les mettre en lumière dans ma propre pensée, et je ne puis le faire avec quelque chance de réussite qu'à condition de lier étroitement le premier attrait (ce que j'ai pris pour le sens) à son substrat verbal, sa source formelle. » Et Martin Rueff d’ajouter : « La relation critique organise une chambre d'Écho et fait une chambre claire de cette caisse de résonance. »
→ il semblerait que tout développement critique implique d’abord une forme de saisissement du critique. La bonne question à se poser alors pour savoir quoi faire d’un livre (je pense ici aux innombrables livres reçus qui ne peuvent, bien sûr, être tous accueillis, même parmi les meilleurs) serait de déceler la présence de ce saisissement. Or cela c’est relativement facile. S’il y a saisissement, il y aura élan à condition d’aller vite (je parle pour moi) et de ne pas laisser cet élan s’affadir ou retomber et également de ne pas trop le soumettre aux doutes. Je vis très souvent cette double expérience d’un emballement pour le début d’un livre un soir et d’une forme de déception dès la première reprise de l’ouvrage. Pourquoi ?
litanie (Conservatoire)
narcisse des poètes – griffes de sorcières – ciste – clématite brûlante – posidonie – soldanelle des Alpes – rhododendron ferrugineux – gentiane de Bavière – lotier – joubarbe des montagnes – linaigrette ou jonc à coton – silène acaule – collambole – anémone pulsatile – véronique en épi – valériane – stachys – consoude – plantain – matricaire – scabieuse des champs – violette – folle avoine – séneçon de Jacob
(Relevé effectué lors d’une émission d’Arte sur les plantes sauvages aquatiques ou des milieux humides).
Rudolf Serkin
Quelquefois un livre émet une sorte de puissance d’attraction, il faut l’ouvrir avant tous les autres, même s’il est le dernier arrivé (en l’occurrence ici acheté). Ce fut le cas avec Rudi, la leçon Serkin d’André Tubeuf. Livre profondément bienfaisant, en ce que cette figure de Serkin est forte, belle, magnifique, dans tous les domaines : rigueur, justesse et justice, profonde humilité. Il est au service de la seule musique. Sans aucune propension à la mise en avant personnelle. C’est si rare, surtout aujourd’hui où le musicien classique devient trop souvent un produit marketing (je pense au bruit fait autour d’un Lang Lang par exemple ou à certaines couvertures de disques monstrueusement aguichantes). Dès les premiers mots de l’Avant-propos, André Tubeuf est clair : « référence suprême pour tout ce qui en musique est sérieux, vital, essentiel (...) il n’y avait rien à savoir de lui, qu’à le regarder faire. « Que Beethoven, que la Waldstein, que l’Appassionata, soient là, à plein, prenant tout de lui et ne disant rien de Serkin, mais disant tout de Beethoven. » (p. 7)
Il a traversé assez d’Histoire pour cela
« Il croyait en ce qu’il nous jouait, et il voulait nous y faire croire. Il avait traversé assez d’Histoire pour cela, et assez à ses dépens. Depuis ses vingt ans il savait qu’il y a une façon sérieuse et désintéressée d’entendre Bach, d’entendre Brahms, que l’Histoire voulait boycotter, exclure, confisquer. Il ne savait que trop combien il est nécessaire qu’au moins quelques-uns maintiennent la continuité d’une écoute, contre toutes les perversions, celles du politique, celles de la modernité » Serkin qui était juif, autrichien et un peu tchèque et qui avec son beau-père Busch dut partir aux États-Unis pendant près d’une décennie.
Maître d’écoute
Tubeuf le dit : il a appris à écouter avec Serkin, son inflexibilité forçant son attention à n’être qu’ici même maintenant, et suivre : « Serkin n’invitait qu’à un partage, celui de l’attention, de la concentration, d’où chacun sort plus riche, devenu davantage et plus intensément, plus profondément lui-même. » (pp. 10 et 11)
Odeur de perversion et de mort
Les Busch, Adolf le violoniste, beau-père de Serkin et son partenaire musical, Fritz le chef d’orchestre dont il a été beaucoup question dans le site Muzibao, « ont flairé cette odeur de mort et de perversion (...) Elle se précise, va devenir l’air du temps lui-même (...) et dans la pratique musicale aussi, avec des sentimentalisations, des appels au sublime, toute une subjectivité protoallemande. » (p. 31)
Du jugement
On ne mesure pas assez à quel point un jugement peut être destructeur. Je parle ici exclusivement de ce que l’on peut vous dire sur un livre, sur une œuvre tierces. Vous la lisez de votre côté, vous l’aimez et soudain vous êtes contaminé par le poison du jugement émis par une tierce personne. Je l’ai expérimenté plusieurs fois, au point que je me tiens dans un premier temps à l’abri des avis des autres, sur les livres que je lis, les disques que j’écoute. On peut envisager cela de deux façons. Ou bien je suis beaucoup trop peu sûre de moi, mon jugement n’est pas bon, je suis influençable. Car bien sûr ce serait forcément l’autre qui a raison quand il m’explique que le comportement de telle personne est en totale contradiction avec ce qu’elle écrit ou que cet article est très mal écrit et son auteur ignare (exemples authentiques !). Dans le second cas, je peux tenter de faire la part des choses, trier dans le jugement d’autrui les différentes composantes, celles qui relèvent d’une forme de compétence (parfois auto-proclamée) et celles qui relèvent de considérations plus personnelles, jalousie incluse, griefs nés de la relation, etc. Il faut sans doute se faire confiance et se fier à ce mouvement premier, dont parle si bien Jean Starobinski, ce saisissement. Ce que l’on éprouve au premier contact avec l’œuvre. Être à l’écoute de soi en tant que capteur sensible et réceptif, physiquement, intellectuellement, moralement. Essayer de rester fidèle à ces impressions premières. Construire son jugement sur elles, quitte à tempérer un emballement, un enthousiasme qui est à la fois qualité et défaut de la cuirasse !
Marie Jaëll
Arfuyen publie un ouvrage bienvenu sur Marie Jaëll (1846-1925), qui fut pianiste, compositrice, pédagogue. Elle a laissé de très nombreux écrits dont ont été extraits les éléments de ce livre. Son nom m’était connu pour avoir vu dans l’ancien musée Westercamp de Wissembourg des objets lui ayant appartenu, son bureau si mes souvenirs sont bons et peut-être un pupitre à musique. La conservatrice du musée m’avait à l’époque un peu parlé d’elle. C’était, comme on dirait aujourd’hui familièrement, une sacrée bonne femme : entendre respect et admiration surtout ! Marc Wetzel a donné une bonne note de lecture de ce livre pour Muzibao et je l’ouvre à mon tour. Marie Jaëll est née en 1846, non loin de Wissembourg en effet et elle est morte en 1925. Elle fut une amie très proche de Liszt et liée également à Camille Saint-Säens et à Catherine Pozzi. De Liszt elle sera la première à jouer l’intégrale de l’œuvre pour piano, réputée terriblement difficile (dans ma jeunesse je me souviens l’admiration que l’on portait à France Clidat (1932-2012) qui s’était lancée dans cette même entreprise !).
La pensée de la main
« Marie Jaëll pressent que l'éveil de la conscience du mouvement et du sens du toucher affine le sens auditif. La pensée musicale passe par la sensation :"Il s'agit de former une décentralisation de la pensée. Au lieu de croire qu'elle est dans la tête on croira qu'elle est dans la tête et dans la main. Il y a une parcelle de pensée partout où il y a sensation. Apprendre à mieux sentir par sa main, c'est apprendre à mieux penser." (Marie Jaëll, L'intelligence et le rythme dans les mouvements artistiques). Elle élabore une nouvelle façon d'appréhender le travail pianistique et met peu à peu à jour une méthode basée sur la conscience du toucher et la psycho-physiologie. Développer la perception de la main, sentir les doigts qui en font partie comme autant d'éléments indépendants, affiner sa sensibilité tactile, sa posture, sa faculté de représentation mentale d'un geste, d'un son, engendre un état de conscience qui se répercute sur le développement de l'intelligence et sur la manière dont le cerveau reçoit et emmagasine ces informations. » (p.15)
Marie Jaëll comme Celibidache, après elle
Et je retrouve dans cette assertion de Marie Jaëll quelque chose que Sergiu Celibidache (1912-1996) a longuement développé, plus tard, l’idée d’être capable de saisir l’intégralité de l’œuvre, comme un tout, de la première à la dernière mesure et quelle que soit son ampleur (fut-ce une symphonie de Bruckner !) : « Nous pensons facilement une phrase, un morceau nous semble un peu long. C’est pourtant ce qu’il faut pour arriver à l’unité, il faut bien que ce soit un dans notre tête et non une série de lignes ou des pages qui se suivent. » (p. 22)
Rupture(s)
J’ouvre le livre de Claire Marin, rupture(s) dont j’avais lu une bonne critique dans Le Monde. « Philosophe et professeure en classe préparatoire, Claire Marin publie Rupture(s), une réflexion philosophique sur l’épreuve de la séparation, de la naissance à la rupture amoureuse. À rebours des discours qui veulent rendre l’échec positif à tout prix, elle explique pourquoi notre époque est tellement façonnée par l’expérience de la perte. ». Il y est question de toutes sortes de ruptures, la rupture amoureuse bien sûr, mais aussi le deuil, la perte au sens plus large, d’une amitié par exemple. « Même rompus, les liens peuvent rester sensibles, membres fantômes, témoins d’une ancienne vie. Il reste la trace de tout ce que cette dernière a inscrit en nous. ». Je relève aussi « La rupture n’est pas nécessairement visible, fracassante, elle se fait parfois sans changement flagrant, mais à travers des décisions intérieures, des orientations nouvelles, dans l’abandon de certains pans de l’existence, qui cessent d’être vivants. Des êtres, des modes d’être fanent, sans explication. ». Si le propos semble parfois un peu banal ou « bateau », il s’appuie sur de nombreuses sources, romans ou œuvres littéraires, d’Henri Michaux à Philippe Forest. Il a surtout le mérite de mettre un peu en pièces le diktat de la maîtrise de soi, du dépassement obligé de la souffrance et de prendre cette dernière très au sérieux. Il peut sans doute avoir un effet déculpabilisant pour tous ceux, ils sont nombreux, qui ont honte de leur souffrance ou qui se sentent indignes de ne pas savoir la surmonter. Le livre peut aider à penser la rupture parce que dit Claire Marin « elle a changé de forme, parce qu’elle est plus présente, parce qu’elle pourrait être la forme nouvelle ou à venir de notre existence, en général. ». C’est aussi la rupture avec les modèles antérieurs, au point de rupture où est sans doute notre monde : « Il faut aussi intégrer intellectuellement l’idée d’un changement nécessaire, d’une catastrophe à venir et arrêter de croire à une permanence du monde, une recréation indéfinie de la nature. Accepter que la configuration n’est plus celle de la cyclicité, mais que nous sommes face à un moment de rupture écologique. Cela demande de travailler sur notre tendance spontanée au déni face à la perspective des grandes ruptures que sont l’altération (altération de la nature ou des hommes) ou la perte définitive. Il faut affronter nos grandes peurs et réfléchir à une pédagogie de la rupture.
Serkin encore
« Et moi sur ma rive de Rhin, écrit André Tubeuf, me voici conquis, bouleversé, sauvé. L'admirable est que du sentiment d'aucun de nous qui écoutons, cette musique qui pourtant le touche si fort ne met rien en jeu, ne dévoile, ne mime rien. Nul miroir, pour nul état d'âme. Mais autre chose, comme une façon essentielle et universelle, terriblement individualisée pourtant, hic et nunc, d'être le plus humain possible, sans pourtant être personne. Idée de l'homme que Mozart a dû voir de ses yeux d'homme ; et depuis, seuls les Anges habitant parmi nous. Mais c'est elle qui met au pianiste des larmes aux yeux, et, de quel cœur il y souscrit, à cette vision de Mozart que Richard Strauss en exil en Suisse léguait au monde, sur sa fin. C'est la plus vraie vérité du coeur qui se manifeste, dans ces arias où tout est d'abord grâce. Peut-être est-ce là la forme que s'est choisie l'Éros platonicien pour que les Idées ne restent pas entièrement étrangères, indifférentes à notre mond e sensible. » (p. 68)
Les livres évoqués dans cette livraison du Flotoir :
Antoine Emaz, Sans place, et James Sacré, Je s’en va, méridianes, 2019
Jacques Darras, Van Eyck et les rivières, dont la Maye, Le Castor Astral & In’hui, 2019
Revue Europe, , avril 2019, n°1080
André Tubeuf, Rudi, la leçon Serkin, Actes Sud, 2019
Anne-James Chaton, L’Affaire La Pérouse, P.O.L., 2019
Marie Jaëll, Je suis un mauvais garçon, Arfuyen, 2019
Claire Marin, Rupture(s), Editions de l’Observatoire, 2019
Rédigé par Florence Trocmé le 07 avril 2019 à 18h24 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Balises: André Tubeuf, Antoine Emaz, Buxtehude, Claire Marin, Georges Poulet, Jacques Darras, James Sacré, Jean Starobinski, Jean-Pierre Richard, Marie Jaëll, Rudolf Serkin