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Rédigé par Florence Trocmé le 10 mai 2019 à 13h54 dans photomontages | Lien permanent
Un livre d’heures ?
Immergée dans Notre-Dame de Paris, terrifiée par certaines scènes très violentes, comme la « question » administrée à Esmeralda après ce que l’on croit être l’assassinat de Phoebus par Claude Frollo ou encore le pilori de Quasimodo – je suis toujours le dossier Notre-Dame : des mégots ont été découverts dans les décombres et on a bâché provisoirement au-dessus de la voûte ; j’ai écrit à l’architecte en chef Philippe Villeneuve que l’on devrait créer un grand site internet entièrement dédié à la reconstruction de Notre-Dame, avec informations quotidiennes, reportages, etc. Bref un nouveau livre d’heures de la cathédrale.
Judith Schlanger
J’aborde le livre de Judith Schlanger, Ma vie et moi. Dans un bel article du Monde, (Jean-Louis Jeannelle, avril 2016) qui retrace le parcours de Judith Schlanger, je relève ces mots : « Car sa thèse sur Schelling une fois obtenue, Judith Schlanger n’eut rien de plus pressé que d’en commencer une seconde, mais cette fois-ci en inventant librement son objet. À savoir l’incessante circulation du modèle organique, inspiré de l’étude du corps, et que l’on retrouve, chez les romantiques, dans toutes les sphères du savoir : sciences dures, économie, sociologie naissante ou histoire. Si approximative soit-elle, cette métaphore se révéla d’une extraordinaire fécondité, tant la raison se doit d’être imaginative pour progresser. A une époque où se présenter comme le spécialiste d’un auteur était le gage d’une grande carrière, le pas de côté de Schlanger fut pour elle une révélation. Sa vocation n’était pas de s’attacher à telle ou telle pensée, mais à l’invention intellectuelle elle-même, aux manières inattendues et pourtant évidentes dont quelque chose de nouveau survient et s’impose (ou à l’inverse échoue) dans la vie de l’esprit. »
→ je dirais volontiers, mutatis mutandis, que ma vocation n’est pas de m’attacher à telle ou telle œuvre, mais à la création elle-même, poétique, musicale notamment. Comment cela survient-il, est-ce nouveau, cela s’impose-t-il ? Ici dans Le Flotoir mais dans Poezibao aussi.
Les réseaux invisibles
Je récolte aussi dans ce Flotoir cette magnifique citation (issue du même article) : « je perçois la survie de manière de plus en plus pessimiste : ce qui subsiste n’a presque rien à voir avec le mérite. Il y a parfois des réhabilitations imprévues, mais n’attendez rien du jugement de l’histoire. En revanche, je crois profondément qu’il y a toujours plus de valeur que ce que nous savons ou percevons. La vie de l’esprit est loin de se réduire à de grands noms ou à de grands textes. Autour de nous, sans que nous le sachions, des gens réfléchissent ; des livres attendent leurs lecteurs, et ces derniers sont le plus souvent totalement imprévisibles. Je ne m’intéresse plus qu’à ces réseaux invisibles. »
→ Là encore je ne peux m’empêcher de me référer à ma manière de lire, de récolter, de donner à lire, de faire de la critique : la vie de l’esprit ne se réduit pas à des œuvres incontestables. Souvent j’ai fait mon miel de fragments récoltés dans des œuvres mineures, voire même de peu d’intérêt global. Une intuition, une perception qui ouvrent un champ, qui permettent une expérience. Il y a ce fourmillement de pensée, de mise en œuvre artistique sous différentes formes et les plus apparentes et célébrées ne sont pas toujours les plus probantes.
Deux lois, un balancement, une ambivalence féconde
« Deux lois, contradictoires en apparence seulement, organisent donc notre rapport à la vie de l’esprit. La première, que l’on pourrait appeler loi de la saturation, suppose que dans le monde des idées " personne ne manque jamais " : la réalité (qu’il s’agisse de la mémoire des œuvres ou de la vie en général) est pleine comme un œuf, à l’image des rayons d’une librairie ou d’une bibliothèque sur lesquels il paraît vain de vouloir ajouter un nouveau livre. Une telle vérité porterait à la mélancolie si Schlanger ne la contrebalançait aussitôt par une autre loi, plus décisive encore, à savoir qu’ « il n’est pas de strapontins dans la société des esprits ». Autrement dit, que le tout-venant de la vie culturelle y joue son rôle, certes discret, mais tout aussi essentiel que celui des "maîtres ", contrairement à ce que veulent nous faire croire les histoires qui se limitent à une poignée de noms. »
→ Laquelle ou lequel d’entre nous n’a pas souffert du terrible « il n’y a plus rien à dire, tout a déjà été écrit ou dit ». Autrement dit, encore plus brutalement « personne ne manque jamais », ce que la société contemporaine a traduit en « nul n’est indispensable ». Je pense, à l’extrême inverse, que chacun a son rôle, sa place. Il me vient souvent l’idée de cet arbre, perché haut en montagne, dans un massif touffu, où rien ni personne ne le regardera jamais, peut-être même pas un bûcheron. A ses milliers d’aiguilles ou de feuilles. J’ai la faiblesse de penser que chacune est utile, voire nécessaire et cette pensée s’affermit dans le contexte terrifiant qui est le nôtre, celui de la disparition programmée de plus d’un million d’espèces. Il m’a toujours semblé que ce qui avait été créé avait une raison d’être, ne serait-ce que celle d’être.
En retard, Kenneth Goldsmith.
En retard de plusieurs wagons, je visionne aujourd’hui des vidéos de François Bon, recommandées par Christophe Esnault. Je ne l’avais pas suivi dans ce nouvel avatar de son travail proliférant, mais j’ai été fortement impressionnée par cette mise en scène de sa pensée en train de se faire et de son rapport à l’écriture et aux livres. J’avais entendu parler de Kenneth Goldsmith, mais n’avais pas reçu le livre. Et je découvre que François Bon en est le traducteur. Voici ce que je lis sur le site Tiers-Livre (le site de François Bon) : « Kenneth Goldsmith est connu pour un des projets les plus fous du web depuis bien longtemps, celui que tous nous suivons, dans lequel nous piochons en permanence, le fameux UbuWeb et ses trésors. Constantes batailles avec les ayants-droit qui préfèrent le secret, on verra revenir puis repartir sans cesse le fameux Film de Samuel Beckett avec l’œil de Buster Keaton ou le non moins important Images du monde visionnaire de Michaux – ressources qui nous sont nécessaires et pour nous-mêmes et pour enseigner.
Mais Kenneth Goldsmith est aussi depuis longtemps un fer de lance de la poésie numérique, menant une recherche obstinée sur un concept de poésie conceptuelle répondant à ceux forgés du côté de l’art conceptuel, chez Warhol par exemple, mais surtout Sol LeWitt – en relisant par exemple les injonctions de ses Paragraphs for conceptual arts et en cherchant des équivalents pour la construction littéraire. Si l’apparition de la photographie a "libéré" la peinture de sa tâche de reproduction, et induit par cela l’impressionnisme ou l’abstraction moderne, est-ce que le rôle et la masse du texte dans le fonctionnement numérique et le grand flux du web, accessibilité et profusion – à commencer par le code en tant que texte – n’est pas pour la littérature une irruption du même ordre ? »
A suivre, car je vais acheter ce livre (L’écriture sans écriture)
Le mental même
Je termine le beau livre de Judith Schlanger, Ma Vie et moi, que je garderai à portée, car bien des sujets abordés méritent d’être creusés. « Il y a encore une autre distance qui ouvre sur une expérience plus détachée, plus radicale, une expérience qui n’a plus rien de subjectif tout en ayant pour support un sujet. À vrai dire, est-ce même une expérience que d’entrevoir, ou de concevoir, ou de croire atteindre, le mental même, qui est bien plus fondamental que l’affectif. » (p.149)
→ Judith Schlanger fait-elle allusion ici à ce que certains appellent la pleine conscience. Ce niveau censé exister, en nous, au-delà de tout ce qui est nous est propre, au-delà de tout ce qui est pétri, formé de et par nos expériences de vie ?
Judith Schlanger précise que nous n’avons qu’une conscience sporadique de cette arrière-présence au-delà du subjectif, à laquelle Husserl ne cesse de se référer.
« Cette conscience, pur phénomène mental ancré dans le vital mais pas dans le subjectif (son existence tout court est la merveille la plus improbable, je le redis puisqu’on ne s’en étonne pas assez), est autre que la conscience subjective dont on retrouve le goût unique en soi, et autre que les recherches et spéculations illimitées de l’activité intellectuelle (...) Je peux percevoir qu’il y a une instance en moi qui est d’un autre ordre que le biographique familier, les traits psychologiques, les opinions, les convictions et autres marqueurs de définition. Je peux le percevoir, brièvement, de temps en temps. » (p.150 et 151)
Le for intérieur
J’aime trouver sous la plume de Judith Schlanger cette expression de for intérieur qui m’est chère. « Le for intérieur, lorsqu’on s’y absorbe, peut devenir immense, tout comme l’ordre intellectuel, lorsqu’on s’y absorbe, peut devenir immense ; à quelque niveau qu’on le prenne, penser est inépuisable ; le plein de la conscience s’impose en permanence comme présence et ne laisse pas de place au retrait mental essentiel à quoi tient la possibilité de la conscience. (...) Mais dès qu’on y pense, cette conscience vive est là. Cette pure acuité est autre que le cours de nos pesanteurs et de nos intérêts. Mais elle n’est pas transcendante. Elle n’est pas indépendante de l’existence de la personne, elle fléchit avec la personne et elle est passagère comme elle. Conscience personnelle implique mortalité. Comme toute l’infinité des autres lueurs de conscience dont on ne saura jamais rien, l’acuité qui m’ouvre le monde sera bientôt à bout de course. Ouverture et clôture, lueur brève et néant. »
→ interrogeant avec précaution ces idées, plein de la conscience, acuité, je me réfère à deux contextes où il me semble qu’elles parlent : la méditation et la poésie. Certains poèmes me semblent résulter d’une ouverture sur ce niveau au-delà du subjectif, du familier, du personnel, dont parle ici Judith Schlanger.
Le for intérieur encore
Puisque je me suis interrogée soudain sur l’étymologie du mot « for ». « Pour comprendre cette expression, il est utile d’expliquer l’origine du terme qui lui est associé. En effet, "for" vient du mot latin forum, qui, durant l’Antiquité, désignait la place où se tenaient les assemblées du peuple et où se discutaient les affaires publiques. Ce lieu accueillait des marchands, des galeries d’art, des vendeurs d’esclaves, des passants… Il était le lieu de vie sociale hors de la maison. Selon l’étymologie, forum dériverait ainsi de foris, qui signifie "dehors". N’est-il pas étrange que le for intérieur ait pour origine un mot qui se réfère à l’extérieur ?
La locution "for intérieur" est apparue au XVIIe siècle et désignait la juridiction ecclésiastique, l’autorité exercée par l’Église sur la conscience d’une personne, par le biais de la confession. C’est à partir du XVIIIe siècle que l’on commença à distinguer le for intérieur du for extérieur – ce dernier représentant la juridiction civile, les institutions, les juges.
Mais au fil des siècles l’Église et le jugement devinrent moins présents, perdant de l’emprise sur la société et laissant plus de place à la conscience individuelle. C’est pourquoi, aujourd’hui, l’expression "en son for intérieur" est utilisée pour faire référence à la conscience individuelle, au "secret de la pensée" ». (source)
A propos de Ma Vie et moi
Deux notes encore avant de fermer, provisoirement, Ma vie et moi de Judith Schlanger. Ce qu’elle dit de son projet en premier lieu : « Cet essai est parti d’une interrogation simple : comment et en quel sens suis-je mon scénario existentiel ? » (p. 154) et les derniers mots, si émouvants et forts : « La joie même de penser est à soutenir à pleins bras comme un fardeau aimé qu’il faut défendre. » (p.156).
L’écriture sans écritures
Le chemin qui m’a menée à ce livre est donc un peu étrange. En visionnant des vidéos de François Bon (accessibles sur simple abonnement à sa chaîne Youtube), je tombe sur une mention d’un livre dont j’ai déjà entendu parler, L’Écriture sans écriture, du langage à l’âge numérique, de Kenneth Goldsmith. Je me le procure, l’ouvre et suis tout de suite happée par sa lecture car je sens que je vais y croiser maintes des problématiques rencontrées aussi bien dans le travail pour les sites que dans le travail personnel : « Face à une quantité accessible de textes sans aucun précédent, le problème n’est pas d’en écrire plus ; plutôt d’apprendre à négocier avec ce gigantesque amas existant. ».
On va voir que tout cela est assez radical. K. Goldsmith emprunte d’emblée à Marjorie Perloff l’idée du génie non-original et écrit : « notre notion de génie – solitaire figure romantique – n’a plus cours ». Continuons, c’est important, même si cela doit choquer maints lecteurs : « l’écrivain d’aujourd’hui ressemble davantage à un programmateur conceptualisant avec brillance, construisant, programmant et mettant en action une machine d’écriture qu’à un génie torturé. »
→ Or il me semble évident que toute la critique, tous les lecteurs potentiels, même dans le domaine de la lecture populaire, sont encore dominés, parfois insidieusement, par la figure de l’écrivain romantique, être à part, exceptionnel, torturé cela va de soi. Peut-être parce que n’ayant plus de dieux, les hommes sont obligés d’en recréer et que ce sont les artistes qui endossent le rôle ? Artistes démiurges ?
Des idées tellement partagées
Or poursuit Kenneth Goldsmith, empruntant cette fois sa démonstration à Jonathan Lethem, il y a lieu de plaider pour la la manière dont, en littérature, « les idées ont été partagées, rayées, démolies, réutilisées, recyclées, effacées, volées, citées, arrangées, dupliquées, offertes, réappropriées, mimées et piratées depuis que la littérature existe. » (p. 10). L’économie du don, l’open source et le droit des "communs" sont devenus des éléments essentiels pour la création d’aujourd’hui. J. Lethem exerce même une furieuse introspection à propos de ce qu’il a supposé être ses propres pensées originales, réalisant via google qu’il avait inconsciemment absorbé les idées de bien d’autres ».
→ J’oserais dire que le Flotoir est une démonstration permanente de cette symbiose entre une pensée que l’on croit personnelle, propre et l’immense masse cachée (ou pas) de l’univers des idées. Mais ouf, voilà ce que dit K. Goldsmith à propos du travail de Jonathan Lethem, qui est aussi, le sous-titre l’affirme, une défense du plagiat (The Ectasy of Influence : A plagiarism) : « C’est la manière qu’il a de de conceptualiser et de diriger sa machine d’écriture – choisissant chirurgicalement quoi emprunter, et en arrangeant les mots en expert – qui nous subjugue. Son essai est la parfaite démonstration autoréflexive d’un génie non-original. »
→ Là encore, à condition de supprimer le mot génie, il me semble que le Flotoir procède un peu de cet esprit. C’est une création mais elle est non originale puisque faite à 90% de matériaux empruntés aux autres. Le « travail » ici, c’est le choix, choix du livre d’abord, puis choix des extraits, montage des extraits, traversées des œuvres, articulation de ces œuvres et d’une pensée personnelle, d’une vie vécue en un lieu x d’un moment x. Au moins une archive. Originale, sans doute.
Le ciel peut attendre
En tous cas je ne sais pourquoi -mais je suis déterminée à suivre de plus en plus ces mouvements, quels que soient mes programmes de travail et de lecture bien balisés-, je n’ai pu attendre pour ouvrir le livre de Jean-Louis Schefer, le ciel ne peut attendre. Auteur non encore abordé et je l’avoue quasi inconnu de moi à ce jour. Auteur P.O.L., ce qui est a priori une référence (mais tous les livres de P.O.L. ne sont pas pour moi !). L’incipit m’enchante : « On travaille, on s'amuse, on tricote ? Je suis dans ma maison de papier ; pas d'angle où se cogner, ni courant d'air ou porte. Je m'y repais d'un temps infini, sans forme ni mesure aucune, j'en fais lecture, rouleau, palimpseste : je suis enfin la chose non advenue qui fait préparation du temps, si près des arbres, du ruisseau dans mes saisons de papier et dialogue avec les hommes d'autrefois, avec ceux aujourd'hui avec qui je partage la raison d'être là. Ce doit être cette joie seulement pour laquelle nul dieu n'eût été nécessaire. Ces hommes-là depuis longtemps sont ma seule nourriture et le temps, sans doute, le seul être dont je ne connaîtrai jamais la forme. J'ai essayé toutes les philosophies dont je n'ai gardé que la démarche et le mouvement, non les catégories. Comme celle de Descartes entrant dans son texte tel un jeune cavalier. L'amble, le petit trot, le trot enlevé, le pas sonnant sur le sol de pierres chez Pascal, la Prusse et son soleil froid de Kant, les perles de verre de Malebranche, ses tourbillons, les pieds nus de Socrate et le cours du ruisseau, la berline cahotante de Schopenhauer, la philosophie morale de Maine de Biran engoncée dans la redingote d'Adolphe de Benjamin Constant et promenée dans des voitures de remise, mais la paresse de Goethe, la nervosité de Schiller et le charme de ses yeux bleu acier. Et le son que j'entends de leurs textes comme si la partition d'abord importait. Mais ceux-là sont ma compagnie, non mon objet. Plutôt nous-mêmes : Augustin désormais dans le souvenir des ruines de Carthage et l'apprentissage de la mémoire dont, je crois, nous sommes nés. Mais voici Montaigne. Si l'Antiquité lue dans Plutarque, chez Virgile, Ovide, dans Cicéron est le livre des exemples dont j'apprends la morale, la réalité n'est telle que par mon corps placé tantôt comme les lettres d'un paragraphe et tantôt comme un sujet dans le grand livre du monde. Et ce « je suis un homme mêlé.
Mais je travaille à quoi, aujourd’hui ? Je regarde autour de moi. Comment en sommes-nous arrivés là et pourquoi, surtout, y sommes-nous restés ? » (p.7 et 8).
Jean-Louis Schefer est écrivain (preuve donnée !), philosophe et critique d’art né en 1938. Il a écrit notamment sur Goya, Uccello, Le Greco, Chardin). Il parle de « ses premiers ancêtres luthériens allemands », ce qui me le rend plus proche, pour des raisons familiales !
Et d’emblée ce livre me semble extraordinairement informé et intelligent. Témoin, cette question : « Pourquoi depuis des années, cette idée fixe, ou la conviction d’une urgence ou nécessité de travailler sur les textes religieux, sur les dogmes, les imbroglios ou les tours de passe-passe des démonstrations théologiques ? Par ce que les philosophies se sont construites non sur des spéculations partant d’évidences mais sur des apories des systèmes religieux, c’est-à-dire de relations à des transcendances ? » (p.9)
Raisonner d’histoire
Je relève aussi cette formule de Jean-Louis Schefer : « Je suis aussi lecteur d’histoire et même d’histoire familiale. Mes premiers ancêtres, luthériens allemands, devenus français et serviteurs de l’État sous l’Empire, ont laissé des correspondances, des papiers (aujourd’hui en grande partie à la bibliothèque de l’Institut) et j’ai su lire très tôt, appris dès mon enfance à raisonner d’histoire. »
→ je le relève d’autant plus ce raisonner d’histoire que je pense que c’est une immense faille dans mon organisation intellectuelle. N’avoir pas lu d’histoire, ne pas savoir raisonner d’histoire. Et ce manque me saute aux yeux quand je lis certains récits historiques avec M., ou bien quand je lis Les Misérables ou Notre-Dame de Paris. Par exemple ce parallèle que fait Victor Hugo entre une barricade de 1832 qui est au cœur des Misérables et deux immenses barricades de 1848. Et moi, presque naturellement, de penser alors aux évènements des cinquante dernières années en France. A la manière dont naissent les mouvements populaires et insurrectionnels de fond.
Les danses macabres
Je ne cacherai pas que la lecture de Jean-Louis Schefer n’est pas facile. Il se saisit du thème de certaines de ses recherches (ultra-spécialisées) en cours et singulièrement dans le début de ce livre de celui des danses macabres au XVème siècle. Mais ce qui est fascinant c’est la manière dont il mêle ces recherches à des réflexions de portée générale de très haute tenue, à des échos de lecture.
Et la musique
Je le pense aussi féru de musique, si j’en crois des pages très remarquables sur la pianiste Marcelle Meyer jouant des œuvres de Debussy : « Je me rappelais l'espèce de trouble éprouvé à l'écoute d'un disque de Marcelle Meyer dans l'interprétation qu'elle donne des préludes de Debussy. J'ai perçu dans le miroir des deux portées des Danseuses de Delphes, comme si un voile d'apparences maintenu au premier plan par les virtuoses qui jouent, en forte, la partition en clef de sol, se déchirait pour faire entendre d'abord les sous-harmoniques en clef de fa dont les vibrations majeures, lentes, presque funèbres, sont comme les bases de colonnes de tout l'édifice musical, et comme si ces colonnes formant la salle hypostyle de toute la construction musicale transmettaient les ondes d'une vibration de l'eau, autrement souterraine mais dont on entend par cette interprétation le remuement constant, les sonorités sourdes du ressac entre les piliers de granit. Que les notes rapides, fraîches, allègres de la portée supérieure s'étaient écrites sur le fond plus sombre emprunté à Liszt dans sa lugubre gondola ou encore qu'elles pussent rappeler l’"air du chalumeau", évoqué par Proust, qui court comme un éclat de lumière et un frisson dans la Tétralogie pour détacher encore mieux à la fin de Tristan les coups alternés du marteau de Siegfried où je sentais toujours venir, s’ouvrir et faire horizon l’espace d’une marée plate, progressivement détachant la crête des dissonances l’une sur l’autre ourlée de La Nuit transfigurée du premier Schönberg. » (p.40)
→ Je note ici l’art de glisser d’un espace référentiel à un autre, mais avec un lien profond : « la répétition de tous les symptômes des fins de civilisation, dans les institutions, les mœurs, les architectures du pouvoir. » (p.44)
Le profit des lectures parallèles
Et voici la méthode, exposée avec une pointe salutaire d’humour : « Le réel profit des lectures parallèles (ces temps-ci les dossiers d’histoire de l’art XVe et XVIe et les notes d’archives sur le milieu XVIIe) dans des rapprochements éclairants et un fatras de mauvaises idées qui font tout de même travailler. C’est presqu’un tableau des variations périodiques d’éléments ou de structures finalement épuisées. » (p. 56)
→ là encore, mutatis mutandis, bien des pratiques autour de ce Flotoir, bien des manières de lire, avec ces lectures croisées ou parallèles, jusqu’à cinq ou six livres différents ouverts (et parfois annotés) le soir ! Et bien sûr le « fatras de mauvaises idées ».
Méthode aussi pour lire Schefer, peut-être, même si elle n’est pas très « correcte » : traverser allegro vivo les passages érudits, parfois un peu arides dans leur spécialisation, pour s’offrir la joie de suivre une pensée à l’œuvre, une pensée qui tente, expérimente, appelle tel ou tel élément à comparaître puis le réfute ou l’adopte, à partir d’une érudition et d’une capacité critique hors-pair. « Le Journal est la chronique de mes lectures, c’est-à-dire des étages du travail. » (p. 63)
Bach et Jean Miniac
Musique encore mais sur un tout autre registre. Par le hasard d’une annonce de lecture à faire, j’ai appris l’existence d’un livre de Jean Miniac, Et ta main fermera mes yeux, Bach, journal intime, un livre qui date déjà de 2013. Même si la mention Bach, journal intime n’a pas été sans m’inquiéter quelque peu, j’ai ouvert très vite ce livre et... je me régale ! Oui pourquoi ne pas le dire comme cela, faire sentir la vraie jouissance de lecture si souvent éprouvée, par-delà les considérations intellectuelles. Je me régale parce que je sens que cette lecture ouvre mon Bach ! Je veux dire par là qu’elle l’enrichit, qu’elle l’agrandit. Une très discrète mention, qui figure au dos du livre et que je n’ai retrouvé nulle part ailleurs, dit que Jean Miniac est organiste. Tout s’éclaire alors. Il sait de l’intérieur de quoi il parle quand il imagine les chemins de création de Bach. Il se trompe inévitablement, qui peut même imaginer ces chemins de création, aujourd’hui ? Mais la démarche me semble pourtant juste et belle. Le livre comporte par exemple trois lettres imaginaires à un neveu de Bach, trois lettres en quelque sorte pédagogiques, mais en même temps, très humaines. « L’impulsion créatrice est toujours précédée d’états de latence et d’obscure rumination. J’amalgame du réel en silence ; mais je ne sais pas au juste ce que j’ingère : c’est à la musique de me le dire, et quand elle me l’avouera, ce sera de façon mystérieuse, sans que je puisse mettre un visage sur l’objet premier qui a été infusé en moi. Le tout est d’abord de se laisser aller à cet état de perméable disponibilité. » (p.31)
Au bout de la jetée
Je lis le très fort livre de Claire Dumay publié aux éditions de L’Atelier de l’Agneau, au bout de la jetée ou les arcanes du corps. Oui fort, car profondément troublant au point qu’on ne peut en lire que peu de pages à la fois. Claire Dumay fait preuve d’une capacité introspective saisissante (je réalise soudain que par certains aspects ses textes m’évoquent parfois Nathalie Sarraute). Il y a cette même volonté de pénétrer très en profondeur les processus intérieurs, de débusquer tout le non-dit, le non-avoué. Chez Claire Dumay, servie par une langue à la fois sobre et précise, fonctionnant souvent par effets d’accumulation, comme autant de coups portés sans répit et sans repos à la matière, il y a cette volonté d’aller jusqu’au bout des ressentis, des sensations, des montages intérieurs. Enfreignant volontiers des tabous. Chaque texte peut être considéré comme une petite machine de guerre contre soi-même d’abord, contre les illusions, contre les conventions, contre ce qu’on ne peut pas dire. Sa posture même d’écrivain est très singulière, en retrait mais immergée en même temps, extérieure mais partie prenante. Il est très difficile de citer ici, car cela risque de porter atteinte au tout que constitue chaque texte, en tant que construction (je pense à cette sorte de catapulte décrite par Jules Verne dans P’tit Bonhomme, appareil qui a pour rôle de détruire de fond en comble la pauvre maison d’un fermier irlandais que le grand propriétaire anglais expulse pour fermage impayé : « battering-ram, une poutre qui se balance au bout d'une chaîne entre trois montants. Ce bélier enfonce tout. La maison est dépouillée de son toit, la cheminée est abattue, L'âtre démoli. On brise les portes, on descelle les fenêtres. Il ne reste plus que les murs... Et du moment que cette ruine est ouverte à toutes les rafales, que la pluie l'inonde, que la neige s'y entasse, que le landlord et ses agents soient rassurés : la famille ne pourra plus s’y blottir. »
Autant dire qu’on ne sort pas indemne de la lecture du livre de Claire Dumay, surtout quand elle explore des contrées intérieures qui nous sont familières, notamment autour de l’enfance.
Enfance justement, évoquée dans des pages qui m’ont fait penser aussi au beau Avec l’enfant de Boris Wolowiec, dont ma lecture est arrêtée (temporairement !). Claire Dumay : « Pour penser l’enfance, je convoque ces êtres d’un autre temps, héritiers de peu de choses, d’une petite quantité de matière, qui l’appréhendaient et la gardaient, recueillis, au début de tout. Ces moines qui avaient restreint leur univers, en se terrant au fond d’une vallée, dans la claustration définitive et le silence ; n’éprouvant aucun manque, si proches du rien, et donc du tout ; configurant en eux l’unité entre le ciel et la terre. Je rêve la perception d’un lieu et d’un temps à la fois natals et funéraires, la délivrance et l’incarnation de cette totalité. » (p.37)
Je m’arrache à la musique
Il y a aussi ce texte puissant sur la musique, où l’auteur décrit comment l’écoute de la musique lui permet de sortir certains matins d’une gangue profondément délétère, quasi-invalidante. Il s’agit de « réemprunter ce chemin connu par le corps seul, qui me conduit depuis la musique jusqu’à la frontière du jour » (p. 68). La musique qui va être le seul moyen de « survivre à l’expiration, à la décapitation, au moment d’affronter l’insolence du dehors, l’assaut des autres ; l’empire implacable de la nécessité (...) Je me risque alors dans la musique, avec l’assurance qu’elle va me chercher là où je suis, telle que je suis, fantomatique, dénudée. Elle pénètre jusque dans mes zones les plus rétives. Je tire alors ma substance vitale du son même, qui m’irrigue, me pétrit. » (p.70)
Frange de l’histoire et rêve
Retour à Jean Louis Schefer qui écrit : « Quelques jours dédiés à ces conversations avec mes amis qui tous travaillent sur cette frange de l’histoire que sont les imaginaires. (p. 77).
Dans cette même page : « Conscience brusque que les rêves nous mènent par la main dans un monde où nous sommes les fantômes des images toutes-puissantes ; nous y glissons sans jamais toucher le sol et nous n’y sommes pas spectateurs mais sujets soumis à telle tyrannie qui nous enseigne que notre vie, n’importe comment nous l’occupons, n’a avec le temps qu’une teneur d’images de jour en jour affaiblie et qui doit si peu retenir parce qu’elle est protégée par le néant de nos désirs, c’est-à-dire par la disparition de leurs objets. »
→ tout ce livre, même quand il ne s’attarde pas sur les danses macabres peintes dans quelques églises au XVe, a la qualité des tableaux de vanité, une profonde mélancolie et en même temps une lucidité capable de jouir d’elle-même et surtout de ce qu’il y a encore.
Troubler la limite des genres
C’est que Jean Louis Schefer revendique la liberté de troubler cette limite entre les genres et tout particulièrement les genres historiques, scientifiques, ethnographiques, narratifs. Il ne s’agit pas tant pour lui et c’est ce que tout le livre démontre de travailler « sur un état de taxinomie des sujets mais sur leur écheveau » (p. 84)
Lire beaucoup, mauvais signe
Cette amusante citation de Valéry, reprise à son compte, par Jean Louis Schefer : « Ne fais que lire depuis plusieurs jours – Valéry notait : "Je lis beaucoup : mauvais signe.".
Je dois être bien mal en point alors ! Je me suis souvent demandé si Valéry lisait (beaucoup) et quoi ? Les Cahiers semblent n’évoquer que de manière extrêmement rare des lectures. Il me semble aussi que Valéry avait à cœur de se protéger en quelque sorte de la pensée d’autrui pour tenter d’élaborer sa propre pensée.
Obscurité de conscience
« Nous avons été baptisés et avons été dotés d’une obscurité de conscience ». N’est-ce pas vrai de toutes les religions qui ne sont jamais émancipatrices mais castratrices, liberticides pour la pensée et la conscience. Voir ce que dit Schefer : « Je n’ai très tôt commencé à travailler que pour refuser ce baptême qui m’interdisait de comprendre ». Interdiction de comprendre, de penser par soi-même, d’avoir une opinion propre, de « cultiver » ses idées. Se soumettre au dogme, le bien nommé. Et on peut faire ici la jonction avec le projet de Claire Dumay !
Intensité de vie
Cette remarque de Gide, dans son Journal, citée par Schefer : « Il semble décidément que ce soit l’intensité de vie qui s’y trouve, qui fasse la valeur d’une chose ».
→ C’est aussi pour moi une sorte de critère critique : la teneur de l’œuvre en intensité de vie. Tant d’œuvres sont mort-nées.
Le livre, meilleure cachette
« Mot d’un illusionniste professionnel qui n’hésite pas à publier ses tours : "si vous avez quelque chose à cacher, mettez-le dans un livre : personne n’y verra rien ! ». Citation faite par JL Schefer.
→ Juste de plusieurs manières. Matériellement en premier lieu, j’ai souvent caché un peu d’argent dans les livres, il y en a des milliers ici, avant de trouver, il faut du temps et ne pas être rebuté par les livres ! Mais en général celui qui procède ainsi oublie dans quel livre il a caché son trésor ce qui vaut parfois de belles découvertes de hasard, plus tard. Mais c’est vrai aussi pour le contenu du livre : je gage que certains peuvent faire des aveux terribles sur eux-mêmes ou leur famille sans que les membres de ladite famille ne s’en aperçoivent, tant le livre est un objet à part et peu partagé. Le livre, un coffre-fort dont peu ont la clé. Et je ne parle pas ici des livres cryptés !
Le livre pourtant dit tant de l’auteur pour qui a cette oreille-là, à la croisée de la capacité à vraiment lire et d’une attention profonde à ce qui émane du texte ou plus exactement de l’écriture, sismographe d’une conscience.
Comment on commence à écrire
Les débuts de l’écriture, quelque chose d’à la fois émouvant et tellement instructif. Voici ce que dit Jean Louis Schefer : « Après quelques mois [d’un travail alimentaire ennuyeux chez un éditeur], j'ai pris mon vendredi et commencé à écrire mon premier bouquin dans une pièce sinistre. Pas de moi cherchant sa forme ni aucune angoisse, je m'amusais au porte-plume et découvrais le plaisir du décousu : j'étais simplement chez moi sur une feuille de papier. Papier, crayons, encre ont toujours fait mon plus grand plaisir — je voulais avec cela écrire de la musique mais n'y suis pas parvenu ; je l'entends parfois en lisant à voix basse (j'avais appris les modulations sourdes du grégorien). Voilà le tout de notre vie d'écrivains : nous ne sauverons pas le monde, pas même par la beauté ; nous ne sommes ni des juges ni des consolateurs — nous sommes inactuels chacun à sa manière et je crois n'avoir travaillé que pour ne pas laisser disparaître ce qui fait de nous des hommes de langage, d'imagination et de sensibilité. Nos affects moteurs sont des blessures au présent, tout ce que l'histoire simplifiée, c'est-à-dire enseignée, a quantifié ; comme si la distance qui fait notre métier, notre malaise et notre souffrance procédait de la nécessité de rouvrir des dossiers clos. La complexité des légendes médiévales, les œuvres mises en attente de leur interprétation : nous ne sommes que les instruments, plus romanesques que scientifiques — puisque nous mêlons notre vie à ce qui semble déjà mort —, de la tentative d'une impossible résurrection : c’est qu’il importe de refaire l’écheveau, non de le démêler. » (p.92)
La pratique du décousu
Belle formule, la pratique du décousu. Une pratique prônée par JL Schefer, qui la met en œuvre. Ce qu’il fait qu’il faut avancer résolument dans sa prose, qui semble vous souffler parfois : « persévère ». Le décousu c’est sa manière de fonctionner dans ces pages et c’est aussi, même si ce n’est pas ici une stratégie, une belle manière de retenir le lecteur qui ne sait jamais quand et où il va trouver un trésor.
Et l’humour, l’ironie sur soi-même ne manquent pas ici. S’attardant sur une relecture de quelques pages du Journal de Gide, l’auteur note « un peu de Journal de Gide entre deux passages de squelettes » (p. 96)
Journal, Flotoir peut-être
« La vivacité de la gazette et son mouvement de vagues qui se croisent, se recouvrent, font écume comme on écrit une partition du temps et sa feuillure ». (p.99)
Valéry, François Bon et Bach.
Etrange rapprochement qui me vient à la lecture d’une citation de Valéry (dans Choses tues) proposée par Schefer, un Valéry accoudé, dit-il au pont de Londres : « Il me semblait que cette foule ne fût point d’êtres singuliers (...) mais j’en faisais, sans le savoir, à l’ombre de mon corps, à l’abri de mes yeux, un flux de grains tous identiques, identiquement aspirés par je ne sais quel vide, et dont j’entendais le courant sourd et précipité passer monotonement sur le pont. » (p.102°
Cette citation m’a renvoyée au visionnage d’une de ces étranges vidéos de François Bon, celle-là tournée dans la gare de Genève. Tout le temps de cette vidéo, il y a ce flux incessant des si bien nommés passagers, qui feraient en effet facilement l’effet de grains tous identiques, dans ces grandes tapis transbordeurs que sont les gares.
Je repense alors à cette sensation si forte éprouvée un jour en écoutant un passage de la Messe en si de Bach : comme si sur un immense tapis roulant ascendant passaient devant moi des myriades, des kyrielles, des cohortes d’êtres humains qui au fait de ce plan incliné basculaient tous dans le vide du néant, image de nos vies parallèles mais toutes en route vers le même point d’anéantissement.
Diderot et les sensations
Encore une citation faite par Schefer : « ce bref résumé de Diderot sur les sensations : nous sommes un tableau sur lequel la nature peint son infinie variété et dont la langue est la contre-épreuve ? » Mais avec quelle entropie, avec quelle déperdition ! Si peu de l’infini de la réalité soumis à notre interprétation, dotée alors de signification par nous !
Du pareil au mème
Je ne l’avais pas vu à première lecture, ce mème (accent grave) que le correcteur s’obstine à transformer en même (accent circonflexe), le modèle dominant ! (même si plus personne ne sait lire un accent circonflexe, confondant ainsi côte et cote par exemple). Et pourtant ils ne sont pas sans rapport. Mais revenons à ce mème que je relève chez Kenneth Goldsmith dont je continue la lecture. Voici la citation : « Sur Internet, les œuvres littéraires pourraient bien fonctionner comme les mèmes, se répandant comme le feu dans une période ultra-brève, souvent sans être signées ou accompagnées d’un nom d’auteur, juste pour être supplantées par la prochaine salve. »
Première remarque, à propos du mème : Un mème (de l'anglais meme ; calqué sur gène et à ne pas confondre avec le français même) est un élément culturel reconnaissable, reproduit et transmis par l'imitation du comportement d'un individu par d'autres individus. L’Oxford English Dictionary définit le meme comme "un élément d'une culture (prise ici au sens de civilisation) pouvant être considéré comme transmis par des moyens non génétiques, en particulier par l'imitation" ».
Le terme anglais meme a été proposé pour la première fois par Richard Dawkins dans Le Gène égoïste (1976) et provient d'une association entre gène et mimesis (du grec "imitation"). Dawkins construit également ce terme pour sa ressemblance avec le mot français "même" (bien que ce dernier ait une étymologie différente). Les mèmes ont été présentés par Dawkins comme des réplicateurs, comparables à ce titre aux gènes, mais responsables de l'évolution de certains comportements animaux et des cultures. (source)
Deuxième remarque : il se trouve qu’il y a quelques jours j’ai été contactée par un collectif Canto Cantos. Je cite : « Nous travaillons depuis plusieurs années en tant que collectif à la création d'une œuvre poétique entièrement détachée du parcours éditorial traditionnel. Nous l'avons pensée, écrite et produite sous forme d'un site internet. L'outil numérique nous a permis de jouer avec l'aléatoire pour que le texte sorte entièrement de l'espace du livre de sorte que l'œuvre ne saurait être publiée. Il s'agit d'un site entièrement gratuit et libre d'accès que nous propulsons nous-mêmes, à nos frais, sans publicité ni rémunération d'aucune sorte et les choses resteront ainsi. Nous nous sommes inspirés de plusieurs poètes américains, notamment les Cantos de Pound et A de Louis Zukofsky pour former une œuvre poétique mais narrative où l'individualité ne s'exprime que dans le rapport au groupe et à l'autre. Nous avons voulu l'œuvre collective et anonyme : chaque texte a été écrit par le groupe dans son entier comme un poème en prose (quelquefois en vers mais nous les avons dissimulés). Par le procédé du tirage aléatoire, nous avons voulu lui donner la forme d'un tiroir de photographies : on ne sait pas ce qui va sortir, ni dans quel ordre, mais tout ce qui s'y trouve constitue une vie et une histoire. Cette vie, cette histoire, sont les nôtres et se fondent dans un sujet poétique commun. C'est pour cela qu'il n'y a pas de nom d'auteur. »
Projet très intéressant. Je suggère de placer l’adresse du site dans la barre des favoris de son ordinateur et de venir de temps en temps découvrir le texte qui sera tiré au sort, puis le suivant.
Deux notions qui m’importent : poétique documentaire et réappropriation
Dans l’introduction du livre de Kenneth Goldsmith, je relève deux notions qui me concernent directement dans mon travail de création, celui que je viens d’achever et celui que je mets en chantier. La notion de poétique documentaire. Et celle de réappropriation. Il s’agit de reprendre à nouveaux frais une œuvre existante et de lui infuser de nombreux éléments, documentaires en particulier. Je transcris ici quelques mots de Christine Jeanney à propos du travail que je viens d’achever : « c’est à la fois hors norme et nourri de milliers de racines, c’est un travail de réappropriation et de porosité, une réception musicale qui fait écho à une narration, à de multiples narrations. »
J’avais tendance à employer le terme de réécriture mais je pense désormais que celui de réappropriation est plus pertinent.
Une analogie fondatrice
Je l’avais déjà noté en lisant des critiques sur le livre de K. Goldsmith, il part d’une sorte d’analogie fondatrice pour son exploration. Le numérique serait à la littérature ce que la photographie fut à la peinture, pour le dire vite ! « Avec l’essor du web, l’écriture a rencontré sa photographie. Par cela j’exprime que l’écriture a rencontré une situation équivalente à ce qui est arrivé à la peinture lors de l’invention de la photographie, une technologie tellement plus adaptée à la reproduction de la réalité que la peinture, pour survivre, a dû changer radicalement de trajectoire ». Conclusion : « De nos jours, le numérique comme média a posé le socle d’une révolution littéraire. » (p. 24)
Expériences
Viennent ensuite des pages très surprenantes qui posent la vraie nature de tout objet numérique : « Ce que nous prenons pour des images, des sons ou des déplacements dans le monde des écrans n’est qu’une peau très fine sous laquelle s’empilent des kilomètres et des kilomètres de langage. (...) Toute cette information binaire – la musique, les films, la photo – est faite de langage, des kilomètres et des kilomètres de code alphanumérique ».
Et de proposer des expériences étonnantes, ouvrir un fichier image, remplacer la terminaison jpeg par txt, ouvrir le fichier avec un éditeur de texte, insérer dans le code de nouveaux éléments de texte, et réenregistrer le ficher en jpeg : voir la nouvelle image.
Bref, rêvons (hum !) : sous les pavés, le code et rien d’autre. Mais il semblerait que pour K. Goldsmith ce ne soit en rien un drame ou négatif, je pense qu’il va nous démontrer cela (j’en suis à la page 27 sur 239, pages très denses, écrites dans un corps minuscule).
Décryptage
Mais il retient mon attention car pour la première fois, je comprends certaines expériences poétiques. Par exemple quand il me propose un extrait de « Sept poème numéraux » (1971 déjà) du poète britannique Neil Mills et qu’il me pousse à les lire à haute voix. Eh bien, force est de constater que de cette succession, sûrement pas arbitraire, de 1 et de 9, nait à la lecture comme une étrange incantation (qui résonne au moment où j’écris avec la splendide musique de Zender pour Le Voyage d’Hiver de Schubert). « Si vous lisez à haute voix, au lieu de paquets de nombres apparemment lancés au hasard, vous découvrirez un poème rythmique, complexe et magnifique. » Et une belle citation du poète, à verser au dossier poésie et musique vient étayer tout cela : « je crois que la signification qui émerge à la lecture d’un poème réside d’abord dans l’intonation et le rythme, et seulement de façon secondaire dans son contenu sémantique. » (p.28)
K. Goldsmith fait une remarque un peu similaire à propos de Joyce : « Lorsqu’on écoute James Joyce lire/décoder un fragment du Finnegans Wake (...) c’est une révélation, tout fait sens, se rapporte directement à l’anglais habituel, même lorsque cela demeure du "code" sur la page/ Lire à voix haute est une action de décodage. En allant plus loin, l’action de lire en elle-même action de décodage, déchiffrage et décryptage. »
Photo, montage @florence trocmé, 2019, sculpture de Véronique Dujardin Wiart
Lectures !
Judith Schlanger, Ma vie et moi, Hermann
Jean-Louis Schefer, le ciel peut attendre, P.O.L.
Claire Dumay, au bout de la jetée ou les arcanes du corps, Atelier de l’Agneau
Jean Miniac, Et ta main fermera mes yeux, Bach, journal intime, Fondencre
Kenneth Goldsmith, L’écriture sans écriture, du langage à l’âge numérique, Jean Boîte
Rédigé par Florence Trocmé le 10 mai 2019 à 13h51 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Balises: Claire Dumay, Debussy, François Bon, Jean Louis Schefer, Jean Miniac, Jean Sébastien Bach, Judith Schlanger, Kenneth Goldsmith, Marcelle Meyer, Véronique Dujardin Wiart