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Rédigé par Florence Trocmé le 30 juillet 2019 à 15h02 dans photomontages | Lien permanent
Jean-Louis Schefer
Je continue la lecture du livre le ciel peut attendre, livre qui me fascine, mais je suis tombée sur certains passages qui ont suscité un trouble profond, que je ne parviens pas à définir. Indéniablement il y a une forme de snobisme chez lui, qui fait souvent allusion à ses ancêtres luthériens et à son milieu social, aristocratique (ah les réflexions de sa mère qu’il rapporte par moments ! je m’y croirai parfois) : « grande actrice du jeu social, charmante, drôle et féroce. » (p.172)
Automne
« Mais voilà l’automne et cette espèce de dépigmentation qui semble une avancée du linceul. » (112). Une remarque qui va à l’encontre totale de mon ressenti, qui est plutôt de voir l’automne comme une splendide fête de couleurs (alors que le vert mûr de l’été est parfois un peu plat) suivi d’une autre fête, celle qui permet de découvrir la structure des végétaux, la silhouette des arbres. Rien du linceul, mais cette note confirme cette idée qu’il y a parfois chez Schefer quelque chose d’un peintre de vanité (ou de natures mortes, mais vraiment mortes !)
Quelque chose de proustien
Il y a dans ce livre des pages admirables, dont on se demande si elles sont nées comme cela ou si elles ont été longuement retravaillées, des pages très proustiennes au fond. J’en cite une, ici, un peu longue, mais que j’aimerais garder dans ces pages où je reviendrai peut-être plus sûrement qu’au livre lui-même, même si de cela je ne sais rien, ni le retour au Flotoir ni le retour au ciel peut attendre... « Le 2 mars. Je prends mes insomnies comme un luxe : les heures de lecture au milieu de la nuit laissent des traces imprévisibles dans le travail de la journée. Seuls les rêves ont le pouvoir effroyable de nous rappeler au temps que nous nous occupons à annuler en écrivant. À part la singularité des rêves succédant à la lecture : sitôt la lumière éteinte, le sommeil vient comme la suite du livre que j'ai quitté. Toutes les nuits ainsi fragmentées sont écrites par la suite, que je parviens à lire, du livre abandonné — je n'y poursuis pas d'abord un récit ni un raisonnement mais continue le développement des syntaxes : Balzac, Saint-Simon ou Retz, longtemps saint Augustin dont j'ai autrefois inventé des textes dont je retrouvais, le jour, la version latine, et les Voyages, les Mémoires. Rien ne me plaît autant que ces lectures (je vois parfois les pages sur lesquelles les lettres semblent l'effet d'une projection lumineuse). Mais il me faut alors des phrases longues, des périodes qui s'étirent, laissent des clairières de parenthèses qui font plusieurs voix à mon sommeil. Et rien ne me convainc mieux que je n'ai jamais d'idées que par le développement d'une phrase qui, sur ces pages nocturnes, n'a jamais de fin ; elle est ma respiration et dessine, en cet instant, le parapet auquel je me tiens et qui m'empêche de sombrer dans la nuit. Celle-ci, rendant insensible ma respiration, efface les lettres par une diminution de la lumière. Viennent ensuite des êtres autrefois aimés avec qui je poursuis d'anciennes conversations. » (p.114)
Continue mon vieux
Et toujours ces petits apartés ironiques, comme celui-ci : « Comment se retrouver dans cet embrouillamini ? Continue mon vieux ! Ce n’est que le moulin, on jugera à la farine. » (p.121)
Les danses macabres
Il en a été beaucoup question dans ces 125 premières pages du livre, et si le sujet retient plus ou moins (personnellement il me retient en raison du souvenir que je ne parviens pas à préciser d’une fort belle danse macabre peinte sur les murs d’une petite église inconnue), voir la recherche se faire, les questions se poser, les voir écarter ou résoudre par l’écrivain, tout cela est passionnant et voici une sorte de bilan d’étape : « Les danses macabres ne sont pas un thème religieux et n’ont pas grand-chose à voir avec la peste : elles ont à voir avec l’effondrement du monde et de la société civile à la fin du Moyen-Âge ? Sur quel air faudra-t-il que je chante ma chanson ? » (p.126)
→ cette dernière question est-ce une question méthodologique ou une adresse aux pairs historiens d’art, dont Schefer semble se distinguer fortement par l’originalité de ses objets d’étude et surtout par sa démarche souvent très pluridisciplinaire, incluant même ou qui sait, principalement, l’approche littéraire à la recherche historienne (un crime, non ?).
Et en effet un peu plus loin je relève également que « les danses macabres, terrible symptôme d’une division sur la dogmatique du salut dans la gestion qu’en fait l’Église (c’est-à-dire sur le pouvoir justifié des ordres), ne peuvent entrer dans aucun schéma, ni historique, religieux ou d’histoire de l’art. (...) la micro-histoire doit s’occuper de ce que le flux de justification rétrospective néglige. » (p. 163)
→ c’est dire à quel point l’Histoire est biaisée qui se fonde sur la nécessité de justification rétrospective et si le travail des historiens a quelque chose de sisyphéen, tant il leur faut sans doute à chaque époque reconsidérer les faits au regard de ce soupçon.
→ Plusieurs fois aussi que discrètement le nom de Bernard Collin fait son apparition mentale alors que je lis ces pages de Jean Louis Schefer.
Perceptions et enfance
Très belles pages aussi, très difficiles, et de nouveau me semble-t-il très proches de Proust sur la question de la rémanence, en soi, des impressions enfantines : « ce premier âge d’une perception du monde qui a d’abord été, moins que la réalité, toute la vérité dans laquelle les nuages étaient tantôt des pierres friables de savon, un profil de montagne dans une plaine, les chimères du soleil et du crépuscule ? Tout comme toute perception à l’âge où les enfants éprouvent d’inexplicables tremblements au moment où le monde devient trop grand dès que le plaisir des détails dont il a fait ses jeux et sa demeure est menacé, et de même que tout sentiment s’est attaché au moment de sa naissance dans la perception de qualités aussitôt acclimatées comme l’espoir d’une amitié, d’une correspondance et d’un miroir dont se nourrissait l’âme expérimentée dans les jeux qu’il ne pouvait quitter ; il faut ainsi que toute voix, tout bruit, le son de l’orgue dont il frémissait comme si, dans sa chair, ses os fussent animés, ébranlés, et comme le serpent sous l’air de flûte du dompteur musicien, rendus dociles à ces terribles cataractes de sonorités. Parce que sans doute le premier âge de nos perceptions a empreint dans notre machine, une surface, une profondeur, u réseau sensibles tels que je ne puis respirer un parfum que je ne le rapporte aussitôt à l’accident dans lequel les couleurs avaient cessé une première vie pour n’être plus qu’un instant respirées (comme si tout parfum était le fantôme, un esprit vagabond et dont seul un enfant eût entndu la voix. (p.141 et 142).
Il faut que tout soit une voix
Et comment ne pas citer cela : « de même il faut désormais que tout soit une voix : le cri des cerises rouges, la scie grinçante du vert, les sonorités basses des frondaisons lourdes et les crêtes, le feutre, l'acier, la matité des voix que nous rapportions comme une clôture limitant l'expérience extraordinaire des premiers silences dans lesquels nous étions autrefois assis, dans une forêt, sur une mousse, au pied d'un arbre, sous une dentelle de feuillage où passaient à certaines heures des colonnes roses, blanches comme une pluie immobile dans laquelle tournaient des essaims de mouches microscopiques, des papillons bleus ou que traversaient de féroces coléoptères. Nous étions là, assis dans ce monde ainsi secret que seuls nous en entendions toute la musique et savions être dépositaires de ce secret : que le silence n’a jamais existé ou que dans la convention d’une parole et d’une musique réglée, il est du temps, c’est-à-dire de la mémoire. Non le souvenir d’un son mais la trame tissée du seul souvenir qui est son volume. » (p.142)
Ce que je n’écrirai et ne dirai jamais
« Je pensais cette nuit à l’ensemble de ce que je n’écrirai et ne dirai jamais parce que cela ne concerne personne – la réalité de l’éducation, les liens si sensibles avec un monde disparu, les choses vues, les émois, le mépris de soi-même (...) Ce curieux bagage dont je ne puis me décharger est simplement ce qui m’a fait travailler depuis mon adolescence. » (p.155)
→ Ce que l’on peut peut-être rapprocher de cette remarque de Michaux (dans Passages) que je découvre dans ce bel article : « Un écrivain est un homme qui sait garder le contact, qui reste joint à son trouble, à sa région vicieuse jamais apaisée. Elle le porte. » (4)
Pianiste
Jean Louis Schefer semble faire partie de ces écrivains pianistes amateurs (Gide, Barthes mais aussi Nietzsche, Michaux, Quignard) : lisant toujours des pages du journal de Gide, il écrit : « le seul fil qui m’attache à lui reste les exercices de piano, après Bach, Chopin, les extrêmes difficultés (et l’impossibilité de jouer pour un auditoire) – ce piano est de l’ordre de la méditation, du journal le plus secret (...) » (p.164)
Hommage à Paul Otchakovsky Laurens
Jean Louis Schefer rend un émouvant hommage à son éditeur : « La mort de Paul Otchakovsky me laisse sans force pendant trois mois. Je reprends mon travail parce qu’il voulait ce livre, qu’il avait voulu tous mes livres, parce qu’il aimait l’aventure qui y était engagée, même s’il n’en comprenait pas les péripéties. Comme on aime un voyage pour le voyage, non pour son terme. Qu’il avait cette fidélité d’intelligence. » (p. 170)
Allusions personnelles
C’est un curieux écrit où l’érudition se mêle quasi phrase à phrase à de menus évènements de la vie personnelle. Ces derniers certes peu abondants mais comme infusant dans la texture même du texte souvent savant. « Enfin, toutes ces petites remarques pour quoi ? Parce que j’écris mon journal de travail : me voici donc tel que je suis. Chacun vit comme il veut, comme il peut. Je travaille sur tous les objets qui m’arrêtent et finissent par dessiner ma géographie et l’histoire, bientôt, telle que j’en sens les lacunes ; et comme je le fais, dans ma syntaxe, parce qu’elle fait partie de mon éducation et que par elle, vraisemblablement, je me suis formé. » (p.173)
→ Cela rend aussi le texte plus humain, l’écrivain moins lointain. Et lui donne aussi quelque chose d’un moraliste. Et comment ne pas aimer qu’il parle de « l’ivresse du bonheur qui est toujours le criterium du vrai » (p.177)
Les mots libérés des pages
Je reprends ma lecture de Kenneth Goldsmith (L'écriture sans écriture, du langage à l'âge numérique). Une de ces lectures qui vous suivent à la trace, dans vos journées. Parce que les faits relevés par Goldsmith, faits concernant l’écrit, la langue, le langage, les mots, sont de ces évidences qu’on ne voit paradoxalement pas. Et qu’une fois qu’il a attiré l’attention sur eux, on les repère, ou on les recherche. Pour vérifier, pour mieux prendre conscience de ce qui se passe, à notre insu et souvent en nous-mêmes. « Avant le langage numérique, les mots qu’on rencontrait étaient quasi toujours emprisonnés dans une page. »
→ Recopiant cette citation, j’ai dû la couper tant le contraste avec la prose de Jean Louis Schefer était gênant. Langue froide, plate et technique (la traduction de François Bon n’est pas en cause !). Mais cependant, nombre d’expériences relatées ensuite sont tout à fait saisissantes. Par exemple ce photographe, Matt Siber, qui présente des diptyques : un paysage urbain dont il a soigneusement retiré tous les mots apparents, enseignes de boutique, publicités, signalisations, etc. Ces mots, il les plaque ensuite sur le volet droit de son tableau, sur fond blanc. Il donne ainsi à percevoir l’omniprésence du langage dans la ville, avec ses injonctions et dans sa grande pauvreté. Le regard du citadin s’en trouve ensuite changé sur son environnement quotidien.
→ Comment ne pas penser à cette remarque de Jean Louis Scheffer, parlant de « l’espèce d’épouvante qu’avait provoquée la progression de la machine antiromantique du nouveau roman » alors qu’il avait vingt ans et que « cette trouvaille d’ingénieur ou de géomètre mesurant les dénivellations d’un terrain à bâtir » venait heurter le besoin « d’éponger ou de donner au moins une forme, même empruntée, au vague romantique de la dissolution de notre sensibilité dont aucun objet du monde ne pouvait assurer la transition ni le maintien – du moment qu’aucune forme religieuse n’en assurait ni un ancrage ni la consolation d’une perte. » (p.186)
Le langage comme matière
Mais Goldsmith se penche lui sur « la matérialité du langage ». C’est l’objet d’un de ses chapitres. Il s’appuie pour se faire sur les situationnistes notamment. Développe la notion de psychogéographie : « En se saisissant de la géographie physique de la ville, et en la recouvrant de psychogéographie – une technique qui cartographie les flux émotionnels et psychiques dans une ville plutôt que la structure rationnelle de ses rues – nous apprenons à nous faire plus sensibles à ce qui nous environne. Et de citer Debord : « Le brusque changement d’ambiance dans une rue, à quelques mètres près ; la division patente d’une ville en zones de climats psychiques tranchés ; la ligne de plus forte pente sans rapport avec la dénivellation que doivent suivre les promenades qui n’ont pas de but ; le caractère prenant ou repoussant de certains lieux ; tout cela semble négligé. (cité p. 46)
→ il y a deux registres en lien avec cette observation. Oui, on a souvent ce sentiment de « changer de monde » ou en tous cas de quartier, à quelques mètres. De même que revenant près de sa maison, on a le sentiment à un moment donné, qui peut varier, de passer la frontière qui fait que ça y est, on est chez soi. Mais il y a aussi ce que l’on pourrait appeler la côté palimpseste de la ville, celle ou celles que l’on connaît bien, où l’on a vécu toutes sortes de choses, des époques différentes, une enfance, une jeunesse. Chaque lieu sans que forcément on en soit toujours conscient vibre de multiples résonnances, réveille dans le corps des sensations enfouies, provoque parfois un tout petit vertige temporel, à peine discernable mais très réel. Oui psychogéographie. Sociogéographie aussi bien sûr.
Les plantes, encore les plantes
Vrai envahissement par les plantes ou l’idée des plantes. Dans les échanges, les conversations, les informations, les lectures. Cette émission d’Arte par exemple sur toutes les techniques, parfois extra-ordinaires, mises en œuvre par les plantes pour assurer leur reproduction, le transport et la germination de leurs graines.
Une attirance forte depuis très longtemps. Qui me porte, je vais y revenir, vers le livre de Marc Jeanson, Botaniste : « Peut-être cette inclination irrépressible, cet attrait pour le végétal qui au cours de ma journée de travail finit par me faire lever les yeux, ou plutôt les baisser, vers ce petit jardin qui déborde sur ma fenêtre, vers ce Rhipsalis qui étire ses tiges jusque sous mes pieds. Dehors, mes yeux traînent en permanence, sur la pousse que j’aperçois embusquée sous la roue d’un scooter, sur cette rosette qui m’interpelle, à la sortie du métro. Voilà un séneçon du Cap, béat de contentement dans sa craquelure de trottoir. Voilà un jeune Paulownia, parti les trois feuilles en avant à la conquête de la ville. Ils s’insinuent d’eux-mêmes dans l’espace qui ne leur a pas été offert, heureux comme des rois, monarques de ce grand règne végétal qui me fascine depuis toujours. » (p.12)
Marc Jeanson qui est le « gardien » d’un trésor, le grand Herbier : « Herbarium parisiensis qui loge dans un bâtiment austère, à l’arrière du Jardin des Plantes. Les Parisiens ignorent son nom et son existence, et ne se doutent pas que la majeure partie de ce qui pousse sur la surface de la planète y est documenté, vaste amas de connaissances, huit millions d’échantillons sur lesquels mes collègues et moi-même veillons précieusement. » (p.14)
L’auteur raconte un peu sa vie d’enfant solitaire, observateur de plantes, d’insectes, passionné de milieux généralement fuis par tous, zones humides, boueuses, où il découvre des trésors. « Je n’étais jamais loin des mares : elles étaient ma villégiature. Ce qui m’intéressait, c’était l’eau stagnante, de préférence putride. La boue était mon trésor, je ne vivais que pour elle, aux marges des milieux aquatiques, n’en sortant que pour sécher mes habits et éviter les questions. » (p. 17)
Petit conservatoire
raisinier de chine – figuier étrangleur – ficus uncinata – mandarinier satsuma – myrtillier – impatiens textori – balsamine des bois – ne me touchez pas – arachide – bec-de-grue à fleurs blanches – géranium bec-de-grue.
De la stérilité artistique (André Hirt)
D’une nouvelle chronique du 20 d’André Hirt (pour Muzibao). Elle tourne autour du thème de l’inspiration et de la stérilité dans le domaine artistique. J’en reprends ici trois extraits.
« Il s’agit de la production artistique à tout prix, sans en supporter le coût ni surtout en avoir les moyens. C’est ainsi que l’époque se considère parfois comme très productive alors qu’elle propose à l’évidence, sous bénéfice d’inventaire bien sûr, bon nombre d’œuvres très contingentes du fait même qu’elles ne concernent que le contingent comme aurait dit Hegel à la fin de ses Leçons d’esthétique, lorsqu’il juge sévèrement mais justement le retrait qu’opère l’art lorsqu’il ne se mesure plus à l’absolu. Cette forme effondrée de la création trahit ainsi son manque d’inspiration ; l’analogie existentielle peut être trouvée dans les vies peu articulées, prises dans la masse et prisonnières d’elle, dans des corps individuels sans individualité comme aurait dit Nietzsche – cet individu sans individuum. »
→ sans doute cela que je ressens en ouvrant tant et tant de livres, des œuvres très contingentes ne concernant que le contingent, jouant avec les critères dans l’air du temps et ne répondant pas à une nécessité profonde, vitale. Quant à ces individus sans individuum, ils me font penser à ce que j’appelle les morts sur pied.
Effacement de l’autre et musique
André Hirt encore : « Ce n’est pas seulement la présence, donc la proximité qui subit ici un effacement, c’est plus avant le propos ou le discours de l’autre. Or, inversement, ne s’agit-il pas de la condition même de la pensée, si celle-ci ne s’origine pas de son propre acte ou fait ? L’interlocution serait dans ce cas première. Le « génie » fut au demeurant toujours, et d’abord, celui qui écoutait et s’efforçait d’entendre. Et peu importe s’il n’entendait pas bien – de toute façon, c’est bien le cas, sinon la création se ramènerait au savoir des règles d’une technique –, l’important est, parce qu’il a entendu et ne s’est pas montré sourd, ce qui constitue la caractéristique a-musicale de l’époque, qu’il réponde, autrement dit qu’il crée. C’est bien parce qu’il répond à une question obscure mais qu’en quelque façon il devine pour tous que le créateur est un génie et inversement.
La musique est une telle interlocution dans laquelle, à défaut de pouvoir se dire, l’humain se fait sentir dans toute son extension, de la danse primitive jusqu’à l’extase divine. Autrement dit, la musique est cet art qui ne provient ni ne procède de sa propre technique, un art qui ne se possède pas : mais n’est-ce pas la définition, si on en cherche une, de l’art en général que les dimensions dominantes de la production semblent ignorer. »
Pensée
Et cela enfin : « Qu’est-ce au fond qu’une pensée ? Non pas une idée – on en trouve partout, une idée est toujours comme telle toute faite –, mais du sens se faisant et qui peut évidemment trouver sa forme dans une idée, mais, en respect pour la pensée elle-même, à la condition que l’idée ait sans cesse à l’esprit non seulement sa provenance, à défaut de connaître son origine, en éprouvant, dans l’inquiétude, son devenir incertain, sa plasticité, son exigence interne de précision à vouloir coller adéquatement à son propre contenu. Les pensées, en effet, ne se présentent pas d’un coup. C’est même contre ce processus spontané que l’esprit doit lutter, contre lui-même donc, ainsi que l’a pratiqué Paul Valéry, lui si méfiant, comme on sait, à l’égard de l’inspiration et qui l’était tout autant concernant les idées que nous reprenons toutes faites, comme on sait moins. Une pensée, si l’on veut, se présente toujours après-coup et plus exactement dans l’après-coup d’elle-même. Ce qui la distingue de l’idée toute faite, c’est cette non-coïncidence avec soi. Elle précède ainsi inconsciemment son propre savoir. » (On peut lire l’ensemble de la chronique ici).
Chaque création change, altère, éclaire, approfondit
Cette très belle citation de Merleau-Ponty proposée par Matthieu Gosztola dans un article sur un concert de Brad Medhlau : « À l’issue de notre écoute, il est possible de dire de la musique ce que Merleau-Ponty a dit de la peinture, pendant l’été 1960 : "[S]i, ni en peinture, ni même ailleurs, nous ne pouvons établir une hiérarchie des civilisations ni parler de progrès, ce n’est pas que quelque destin nous retienne en arrière, c’est plutôt qu’en un sens la première des peintures allait jusqu’au fond de l’avenir. Si nulle peinture n’achève la peinture, si même nulle œuvre ne s’achève absolument, chaque création change, altère, éclaire, approfondit, confirme, exalte, recrée ou crée d’avance toutes les autres. Si les créations ne sont pas un acquis, ce n’est pas seulement que, comme toutes choses, elles passent, c’est aussi qu’elles ont presque toute leur vie devant elles". »
La répétition
Si sensible à la répétition, sous nombre de formes, comment ne retiendrai-je pas ces mots de Kierkegaard rapportés par Matthieu Gosztola dans une belle note sur le Carmen de Bizet évoquant « la conception que se fait Søren Kierkegaard de la répétition (cf. La répétition – 1843 –, éditions Rivages, 2003) : "L’amour de la répétition est en vérité le seul heureux. Tout comme le ressouvenir, il ne présente pas l’inquiétude de l’espoir, ni l’angoisse de l’aventure et de la découverte, pas plus que la mélancolie du ressouvenir ; il a la sainte assurance de l’instant présent. L’espoir est un habit neuf, raide et serré, étincelant, bien que l’on ne l’ait jamais porté et que par conséquent on ignore s’il vous va, ou s’il vous siéra. Le ressouvenir est un vieil habit, qui, si beau soit-il, ne vous va plus, car vous avez grandi. La répétition est un habit inusable qui vous tient comme il faut tout en restant souple, sans vous étouffer ni ballonner. L’espoir est une ravissante jeune fille qui vous glisse entre les doigts ; le ressouvenir est une belle femme d’âge mûr qui pourtant n’a jamais fait votre affaire quand il le fallait ; la répétition est une épouse adorée qui ne vous lasse jamais, car seule la nouveauté est lassante." »
Jean-Louis Chrétien
Le poète et philosophe vient de mourir. A l’annonce de cette mort, que je fais sur tweeter, André Hirt répond en m’envoyant un très bel article de Camille Riquier, dans Libération. De ce beau portrait, montrant toute la singularité de cet être, j’extraie ce passage : « Car il était, le mot est faible, extraordinaire, littéralement hors du commun. Lui qu’un éloge trop soutenu aurait contrarié de son vivant, il nous faut le faire à présent qu’il n’est plus. Ce n’est pas assez de dire qu’il évitait les mondanités ; elles lui étaient parfaitement étrangères. Les fois qu’il s’est attablé à une terrasse de café ou rendu dans un cinéma peuvent se compter sur les doigts des deux mains. Il n’appréciait que les conversations en tête-à-tête, et n’était pas loin de penser qu’à trois dans une pièce, une personne était déjà de trop. Jusqu’à une date récente, il n’eut ni poste de télévision ni téléphone portable et, quand il ne recevait pas un ami chez lui, il lisait le soir des romans qui le reposaient des essais plus âpres qu’il avait lus le jour. Hormis un séjour en Angleterre, un autre en Pologne et un dernier en Tunisie, il ne voyagea pas. C’est qu’il ne voyageait que trop à travers ses lectures. Il s’aperçut d’ailleurs que beaucoup partaient voir ailleurs ce qu’avec de bons yeux il était possible de voir sans quitter son lieu. Invité partout, à chaque fois il déclina poliment. Sa vie devait se tenir entre Paris et Dieppe, où il avait sa résidence secondaire. Enfin, il n’eut jamais d’ordinateur et se servait de cahiers d’écolier à la couverture rigide dont, de son écriture fine et serrée, il remplissait entièrement la page de droite, en laissant blanche celle de gauche en vue d’éventuels compléments. Une fois le manuscrit achevé, il sortait une vieille machine à écrire et en faisait un tapuscrit qu’il envoyait sous cette forme à l’éditeur. »
Poésie, pour le retour
E c’est la poésie qui me ramène ici, enfin, qui me donne le désir, l’impulsion pour remettre le Flotoir à l’eau après cette longue cale sèche. C’est le très bel article que consacre Diacritik à la traduction de la poésie complète de Nietzsche par Guillaume Métayer. Il vient donc de donner en un gros et beau livre rien moins que l’œuvre poétique complète de Nietzsche dont il dit qu’en fait il n’en existe pas une seule édition, même en allemand. Les poèmes sont éparpillés, n’ont pas été regroupés, ceux que l’on peut trouver dans l’édition moderne de référence de l’œuvre du philosophe sont souvent fautifs par rapport aux manuscrits, etc. : « Il a fallu d’abord constituer le corpus en allant chercher les poèmes au milieu des notes diverses en allemand, latin, grec, parfois de simples fragments, des dessins. Surtout, je me suis vite rendu compte que la transcription des manuscrits avait été mal faite. Le texte allemand de référence comportait, à ma grande surprise, des fautes de langue due à une mauvaise copie ! J’ai donc consulté les manuscrits de Nietzsche à Weimar mais aussi, heureusement, une édition allemande plus ancienne, l’édition Mette, qui a en général confirmé mes corrections et dont j’ai presque toujours suivi les leçons. Les anomalies étaient assez nombreuses. Par exemple, tel morceau de prose – j’y ai découvert des rimes intérieures – était un poème versifié… Tels autres n’étaient pas de Nietzsche : il les avait simplement recopiés et les éditeurs, à commencer par sa sœur, s’y sont trompés. Bref, j’ai dû faire un peu de ménage dans un massif mal aimé de son écriture et qui, par conséquent, avait été négligé. ». Il ajoute « un tel volume n’existe dans aucune langue, pas même en allemand. Toutes les éditions existantes des poèmes sont lacunaires de plusieurs dizaines et même centaines de pages. Bien sûr, dans les œuvres complètes de Nietzsche il y a tout le matériau, mais il est disséminé, publié de manière non critique, contient des erreurs, des répétitions, des fausses attributions et ne permettait pas de se faire une idée bien précise de Nietzsche poète »
Or Guillaume Métayer dit avoir voulu « mettre en lumière l’importance de l’écriture poétique dans la vie et la pensée de Nietzsche et, par là, c’est aussi pour la poésie en général que j’ai voulu accomplir ce travail, pour qu’elle prenne toute sa place comme force d’exploration du monde par l’expression, pour que l’on comprenne sa portée intellectuelle indissociable de sa dimension émotionnelle. »
De la traduction
« J’ai entendu un jour Jean-Baptiste Para dire qu’une traduction est comme un incendie : on sauve ce que l’on peut. Des sacrifices, il y en a eu des centaines, dans chaque poème. Une traduction est un « choix de Sophie » continuel, un calcul exponentiel de ce que l’on garde et rejette, une école de sacrifice et de frustration. Bien sûr, comme tout traducteur, je rêve de ne pas être « l’ombre » du « voyageur », et de m’affranchir du texte pour m’envoler aussi haut que lui. Je rêve d’atteindre la justesse de la langue d’origine, alors même que je la déracine pour la transplanter ailleurs : heureusement, l’édition bilingue permet au lecteur un tant soit peu germaniste de suivre de près, s’il le souhaite, toutes ces négociations, de commenter, critiquer, parfois peut-être aussi, je l’espère, d’apprécier mes choix. »
[Nietzsche, poèmes complets, introduction, traduction et notes de Guillaume Métayer, Les Belles Lettres, « Bibliothèque allemande », mai 2019, 920 p., 45 €]
Lectures
J’ai lu, un peu tout de même. J’ai terminé le curieux Cadence de Jacques Drillon, acheté après avoir lu la belle critique de Matthieu Gosztola. Livre qui m’a souvent touchée mais qui m’a laissé sur ma faim en ce qui concerne la musique, presque totalement absente, sauf de très belles pages sur Mozart. Dans la foulée j’ai donc acheté également La Musique comme paradis, du même auteur. J’y ai surtout trouvé de belles choses sur la question de celui qui joue la musique et une impulsion à reprendre le déchiffrage.
Effondrement et résilience
Terrible article dans Le Monde daté d’aujourd’hui. Tous trois membres de l’Institut Momentum, Agnès Sinaï, Pablo Servigne et Yves Cochet appellent à assumer la perspective de l’effondrement de l’écosystème pour préparer l’avènement d’une société « résiliente ». Extraits :
« La fin de notre monde est proche. Une ou deux décennies, tout au plus. Cette certitude qui nous habite désormais, et qui a bouleversé nos croyances et nos comportements, est le résultat d’observations scientifiques nombreuses et variées sur l’évolution du système Terre, mais aussi de l’expression de caractéristiques banales de l’espèce humaine lorsqu’un événement extraordinaire s’annonce.
Depuis une trentaine d’années, les études scientifiques ne cessent d’augmenter la plausibilité d’un seuil climatique planétaire qui fera basculer le système Terre dans un état inconnu, nanti de températures moyennes plus hautes que depuis un million d’années. La probabilité d’un tel futur proche est plus élevée que celle de tout autre scénario prospectif. Ce n’est plus une question de « si », c’est une question de « quand ». En examinant les centaines de travaux afférents, depuis le premier rapport du Club de Rome – « Les limites à la croissance » – en 1972, jusqu’au récent rapport du Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat – « Rapport spécial du GIEC sur les conséquences d’un réchauffement planétaire de 1,5 °C » –, en octobre 2018, on peut estimer la date de passage de ce seuil planétaire entre 2020 et 2040.
Ce seuil critique global est la conséquence de multiples boucles de rétroaction autorenforçantes entre éléments du système Terre, dévasté par un siècle de libéral-productivisme. Ainsi, pour le seul cycle du carbone, la fonte du permafrost sibérien, l’affaiblissement du pouvoir de séquestration du carbone par les terres et les océans, la déforestation de l’Amazonie et celle des forêts boréales constituent des boucles de rétroaction qui accélèrent le dérèglement climatique. Ces rétroactions s’étendent à tous les sous-systèmes de la Terre, intensifiant ainsi l’érosion de la biodiversité, et réciproquement. Cette trajectoire chaotique du système Terre conduit les sociétés humaines vers un effondrement systémique global : passé ce seuil de bascule, le chaos sera tel qu’aucun Etat ne sera plus capable de faire respecter la loi, de contrôler les armes, de lever des impôts.
Cependant, ce basculement n’est que la composante objective de l’effondrement. Deux caractéristiques cognitives de l’espèce humaine transforment la plausibilité géobiophysique de l’effondrement en une certitude politique. La première s’énonce comme suit : l’immensité (c’est-à-dire l’imminence et l’ampleur) de la catastrophe « éco-anthropologique » est telle qu’elle excède nos capacités de compréhension, aussi bien de perception que d’imagination. Elle est irreprésentable, démesurée, supraliminaire, comme dit le philosophe Günther Anders. La seconde relève de la spécularité des croyances et des comportements : une personne informée de l’effondrement rapproché ne se demande pas si elle veut changer sa vie – c’est-à-dire diminuer drastiquement son empreinte écologique –, mais seulement si elle le ferait au cas où un certain nombre d’autres le feraient aussi.
Ainsi, l’effondrement est inévitable non parce que la connaissance scientifique de son advenue est trop incertaine, mais parce que la psychologie sociale qui habite les humains ne leur permettra probablement pas de prendre les bonnes décisions au bon moment. Il existe souvent plusieurs manières de résoudre un problème local ou circonscrit, mais affronter tous les problèmes ensemble et globalement rend le coût d’éventuelles solutions si élevé que seul le déni s’avère être la réponse adaptée. C’est ce déni de masse qui garantit que l’effondrement est certain. »
Avant de donner trois pistes que je ne reproduis pas ici, les auteurs écrivent : « Prendre soin. Voilà ce qui manque cruellement à notre époque, et cela constitue une bonne partie de la réponse à la question : comment vivre la fin du monde ? Prendre soin de nous-mêmes, des autres, des non-humains. Prendre soin de notre psyché, des émotions que tout ce chaos génère, c’est-à-dire accueillir par l’écoute : tristesse et désespoir, colère et rage, inquiétude et peur. Tous ces affects sont parfaitement normaux. Pire, ils vont s’intensifier ! Il ne s’agit nullement de se complaire dans ces marais émotionnels, mais d’apprendre à les traverser individuellement et collectivement, à les côtoyer, afin de ne pas se laisser emporter, et trouver les ressources pour organiser la suite, pour résister. »
Car l’article ouvre des pistes, qui portent sur le changement d’échelle, sur une société permaculturelle, sur un ralentissement général, sur des boucles de rétroaction courtes. Avec de nouvelles formes politiques territoriales. Et sur le renoncement à l’illusion d’une croissance verte. Il s’agit en effet de « rejeter les leurres de la croissance verte afin de revenir à une juste mesure en réduisant considérablement notre empreinte sur le monde. Ce qui veut dire mettre en œuvre immédiatement une nouvelle organisation sociale et culturelle, qui valorise la lenteur et enseigne les boucles de rétroactions, les liens de cause à effet, les mutualismes, la complexité. »
Pascal Dethurens
Cette citation dans un article d’Isabelle Baladine Howald sur L’Émerveillement de Pascal Dethurens : « Vous voici, vous vous tenez debout, face à une mer infirment vide, sans autre compagnie que celle de votre attente. … Vous respirez. Vous êtes là, sans mémoire ni destin, dans la seule habitation de l’instant. Nulle splendeur et nul pathétique : vous avez abdiqué sans drame, renoncé sans triomphe. Vous vous êtes seulement détaché de la rumeur du monde pour vous offrir à ce qui est. Et c’est alors que vous connaissez, dans l’effondrement de toutes les choses, la plus forte jubilation de votre vie : tout à coup, la révélation de l’être ».
Le Flotoir
Toujours cette idée, bien velléitaire, d’ouvrir systématiquement le Flotoir le matin avant toute autre activité.
Se souvenir de Beckett : « "Déjà essayé. Déjà échoué. Peu importe. Essaie encore. Échoue encore. Échoue mieux ». !
L’attention
Relevé plusieurs choses intéressantes sur l’attention dans le livre de Christophe André, Le Temps de méditer et en particulier de belles citations de mon cher Valéry. Inépuisable !
« Paul Valéry décrivait ce phénomène dans ses Cahiers : "L’attention est la tendance à passer de l’état inactif à l’état actif de l’esprit. […] C’est l’état d’être prêt – le passage au pied de guerre. En ce sens, l’attention ressemble à la vision, ou plutôt à l’accommodation, la mise au point : L’attention est à la perception générale ce que l’accommodation est à la rétine, à la perception visuelle." L’attention est donc, en quelque sorte, l’œil de notre esprit. Sommes-nous capables de garder, à volonté, cet œil fixé et concentré sur l’objet de notre choix ? Avec, en horizon lointain, la ligne bleue du calme et de la sérénité ? »
Et un peu plus loin : « Finalement, l’attention est une mal-aimée de notre esprit : nous ne nous intéressons à elle que lorsqu’elle nous fait défaut, nous trahit, nous gêne ! Valéry disait : "L’attention – un état dont on ne s’aperçoit que lorsqu’on en sort, ou qu’il faiblit." Plus poétique, mais tout aussi juste, Romain Rolland parlait ainsi d’une de ses héroïnes distraites : "Elle avait beau faire, le nœud de son attention se défaisait toujours." »
Olivier Greif
Je me suis lancée dans la lecture de ce très gros livre, une compilation des notes de journal du compositeur Olivier Greif (1950-2000) effectuée par son frère. Olivier Greif a couvert des milliers de pages de 1971 à 2000, tenant une sorte de carnet de bord jusqu’à la veille de sa mort. Sa vie fut étonnante et le découvrir n’étonne pas quand on a lu ne serait-ce que les cinquante premières pages de ce Journal, où l’on suit aussi bien le jeune apprenti pianiste qui rend fidèlement compte des morceaux joués lors de ses auditions que le jeune homme qui s’éprend amicalement de Marc Cholodenko ou qui fait tourner les tables dans la maison des La Fressange, disant entrer en communication avec Mahler ou Berlioz. Les éditions Aedam Musicae viennent de publier un livre proposant entre le cinquième et le quart du journal. « Sa lecture permet de mieux comprendre l’étrange parcours du compositeur entre musique et spiritualité. »
Sa biographie en bref, car elle est très significative : il est né le 3 janvier 1950 à Paris. Son père a étudié le piano en Pologne avant d’émigrer en France et de devenir médecin. Enfant prodige, Olivier découvre le piano à trois ans dans un jardin d’enfants. Entré au CNSM à dix ans, il étudie le piano avec Lucette Descaves et la composition avec Tony Aubin. Il se perfectionne à New York auprès de Luciano Berio. Il compose une première série d’œuvres très personnelles, à l’écart des courants en vogue, de 1961 à 1981. Puis il cesse de composer pendant une dizaine d’années pour se consacrer à une “recherche spirituelle” auprès d’un maître indien établi à New York. À partir de 1991, il écrit une nouvelle série d’œuvres, intenses et sombres. Il évoque des sujets qui ont marqué son enfance : la guerre, le séjour de son père à Auschwitz, la disparition d’une grande partie de sa famille dans les camps. Il met en musique des poèmes de Paul Celan. Gravement malade à deux reprises, il meurt à son domicile le 13 mai 2000.
Nadia Boulanger
Olivier Greif dresse un beau portrait de Nadia Boulanger « cette femme de génie – sans conteste un des êtres les plus exceptionnels qu’il m’ait été donné de rencontrer – me reçoit régulièrement dans son appartement parisien, avec une disponibilité totale en dépit de son âge et de sa presque cécité.(...) Je suis très ému d’avoir ainsi la Musique à mes côtés. C’est l’oreille la plus claire, la plus intelligente mais aussi la plus tendre qui soit. » (3 mars 1969, O. Greif a 19 ans)
Création (Olivier Greif)
« La maîtrise d’un créateur tient dans sa capacité à faire en sorte que l’œuvre qu’il réalise ne trahisse point celle qu’il imagine. » (p. 25)
Une page importante (O. Greif)
« Parfois une tournure mélodique, un mélisme, un enchaînement harmonique, la finesse d'un contrepoint, un détail rythmique, une couleur instrumentale, nous touchent droit au cœur, avec à la fois une violence et une douceur inouïes, comme si notre cœur était un puits au fond duquel l'émotion descendait avec une rapidité foudroyante. Toutefois cet effet, sitôt exhalé, semble s'évanouir, comme si la fulgurance de son impact n'avait d'égale que son évanescence. Dès que l'émotion a été ressentie, elle n'est plus que l'ombre d'elle-même, un écho, un rêve, à l'instar de ces parfums dont on ne saisit la splendeur que dans leur absence, dans le souvenir vite effacé que nous laissent leurs effluves. Il n'est d'ailleurs pas sot de mettre les effets de l'inspiration musicale en parallèle avec ceux que produit une "essence". Plus l'inspiration en musique est employée "pure", "concentrée", plus elle est assurée d'avoir un impact immédiat, poignant, mais aussi volatile. La force avec laquelle elle nous atteint alors est presque inversement proportionnelle à sa brièveté. L'émotion que nous en éprouvons est condamnée à vivre dans notre souvenir, et par les efforts que produit notre mémoire pour la recréer. Quoi de plus beau pourtant que ces instants-là ? Mais quoi de plus fugitif aussi ? Nous, nous sommes là devant eux, les sentant glisser à travers les doigts de notre émotion telle une eau vive, et nous voudrions pouvoir les retenir, qu'ils durent toujours. Or cela ne se peut pas. Nous ne pouvons ni les réduire à l'aune de notre compréhension — a fortiori à celle de notre analyse — ni les prolonger dans le temps : ils sont uniques, la redite leur est fatale. En outre, vouloir allonger leur existence reviendrait à oublier que sur cette terre la pure beauté ne peut nous visiter que par touches furtives ; les conditions nécessaires à sa pérennité n'y sont point encore réunies.
Par ailleurs, il est aussi des musiques où l'émotion est moins directe, moins circonscrite dans le temps, moins intense peut-être sur le moment — du moins où cette même émotion qui nous parvient ailleurs en « extrait » nous est livrée plus étale, plus diffuse —, mais dont l'influence s'exerce plus longtemps et plus en profondeur sur nous. » (p. 36)
→ extrait un peu plus long mais qui permet d’apprécier la subtilité d’analyse, très proustienne semble-t-il, de Greif mais aussi la beauté de son écriture.
Du travail de création (O. Greif)
« Extrait de la préface écrite par Malcolm Cowley pour Tendre est la nuit : "Il (Fitzgerald) avait beau remettre son matériau dans le creuset, une partie résistait toujours à la chaleur et gardait sa forme initiale quand on la versait dans le nouveau moule." Il a cent fois raison. Une fois achevée, figée dans le champ de la matière musicale, l'œuvre commence à vivre sa propre vie, qui est l'expression d'une balance délicate dont tous les éléments constitutifs — des qualités aux faiblesses, de la superstructure jusqu'au plus infime détail — sont si étroitement mêlés qu'il devient impossible d'en modifier un sans altérer l’équilibre de tout l’ensemble. A ce stade-là, en général, on n’a d’autre choix en général que d’accepter l’œuvre telle qu’elle est. On ne remet pas un bébé dans le ventre de sa mère parce que l’on n’est pas satisfait par son apparence. »
Les esprits
Elles sont pour le moins étonnantes en effet ces pages où Olivier Greif évoque des séances de spiritisme au Moulin des Dames, maison de la famille La Fressange. Avec visitation (ce serait le bon mot) de Mahler ou de Berlioz, qui lui adressent des messages personnels d’encouragement pour sa création musicale.
Truinas
Je n’avais fait qu’en parcourir le début, je me suis plongée dans le manuscrit confié par André Hirt, Ce lieu extraordinairement réel, Truinas (Truinas, le 31 décembre 2016. Écho bien sûr, il en sera largement question dans le texte au livre de Philippe Jaccottet, Truinas, le 21 avril 2001 qui évoque le moment de l’inhumation d’André du Bouchet, dans ce village de la Drôme, non loin de Dieulefit où le poète avait élu domicile.)
« Philippe Jaccottet arrive dans ce lieu, Truinas, accablé certes par la mort de son ami mais aussi dans un état de trouble, voire de grande incertitude quant à ce que la poésie peut bien signifier, l’importance qui peut être la sienne »
→ oui voilà le sujet central de ce livre d’André Hirt dont on espère tant qu’il va trouver un éditeur tant il semble important à maints égards. Sur le plan littéraire, sur le plan philosophique mais aussi sur le plan ontologique.
→ Et un des effets de la lecture du manuscrit d’André Hirt a été bien sûr d’inviter à relire le très beau texte de Philippe Jaccottet, si émouvant et si « juste ». Si honnête aussi, dans son compte-rendu des faits et de ses interrogations sur « l’absence de cérémonie ».
La décision d’écriture
André Hirt montre comment l’idée de son propre texte lui est venu : « La dernière lecture en date, de façon plus complexe encore, se fit en prenant immédiatement la forme d’un projet. Quelle chose étrange que la décision d’écriture ! Il m’apparaît, à cet égard, de plus en plus certain que la clef ou le ressort résident dans la combinaison d’une dimension insue, essentielle, et d’une occasion qui de fait ne doit plus rien au hasard. ». Et tout cela « – sous la forme d’une intuition d’une grande précision par son intensité de percussion, mais sans les mots exacts, quant au projet, comme si un matériau immense se présentait d’un coup, déjà rassemblé, déjà disponible et cependant insaisissable. »
Une justification de la poésie
Et ce qui importe ici, c’est qu’André Hirt montre en quoi sa confrontation au Truinas de Jaccottet fut comme une « justification de la poésie ». Laissons-lui ses mots : « il apparaît que le texte de Philippe Jaccottet mêle si intimement, sur un mode que je crois profondément romantique, tous les arts en un seul, qui n’a pas de nom, à moins de le nommer, à la manière des romantiques et de Schelling en particulier, "poésie", puisqu’il faut à chaque lecture être attentif à telle ou telle strate, à telle direction prise, mais dont toutes, à l’évidence, convergent vers une parole ou une signifiance par le son ou l’image, de l’intérieur de la mort, de ce que celle-ci énonce et dont le secret manifesté, mais non révélé, n’accorde sa communication qu’à ce qu’on nomme justement "poésie". Ainsi, pour le confirmer, peu importe finalement, surtout quant à la nature d’un texte si important comme Truinas, l’essentiel étant que je me sois trouvé en présence, comme rarement – il me faut ici faire usage de ce présent si distendu, si épais, si riche de réserves – d’une réussite de la poésie et, pour tout dire, en présence de la justification de la poésie. »
Un peu plus loin deux autres remarques d’André Hirt, dont je rappelle ici qu’il n’est pas poète (ne se dit pas poète) mais philosophe : « la poésie est action. Et sa force de pénétration signifie que la beauté se fait existante, qu’elle n’est pas, en définitive, ce que l’on regarde, mais ce qui entre en nous en nous redistribuant, nous recomposant et nous reconfigurant. Et si l’image peut apparaître trop concrète, on peut dire aussi qu’elle éclaire ce qui se tenait là dans l’indistinction et l’inertie du vivre. »
Ou encore : « la poésie n’est pas une occupation accessoire, mais le frayage même d’une existence vécue sur le plan précisément de la conscience en général, qui n’est pas l’utilité, et de l’attention peut-on dire aussi portée au recueil de toutes choses, ce qui signifie leur prise en compte, la garde et la veille que l’on exerce sur elles, le témoignage que l’on en transmet, ainsi que le langage que l’on traduit de leur mutisme seulement apparent. »
Glane
Et comme toute lecture profonde est aussi une opération de glanage, je retiens cette magnifique citation de Philippe Jaccottet écrivant à propos des haïkus : « J’étais bien obligé de constater que, si les formules tendaient à s’entre-détruire, les systèmes à s’entre-annuler, ces signes-là, en dépit ou à cause de leur fragilité même, de leur insignifiance, persistaient, qu’ils résistaient au doute. Une expérience à vrai dire étrange, difficile à communiquer et surtout à faire prendre au sérieux : que l’apparition de la neige à la crête d’une montagne, au-delà des arbres défeuillés, que le vol parfaitement rectiligne d’une aigrette dans le ciel, au-dessus des reflets d’un étang, que ces choses sans aucune valeur, que ces hasards naturels et dépourvus de tout sens, se révélassent à mes yeux d’un plus grand secours, pour continuer à vivre, que toutes les doctrines et les prières du monde. Au fond, c’étaient de simples lueurs, des éclaircies. Comme si, dans l’obscurité impénétrable de notre condition, s’ouvraient des passages, je ne puis mieux dire, des espèces de fenêtres, de perspectives par où pénétraient de nouveau un peu de lumière, un peu d’air. »
(Philippe Jaccottet, À la source, une incertitude, in Œuvres, Gallimard La Pléiade, 2014, p. 1341
Conclusion
Et cette conclusion au Truinas de Philippe Jaccottet : « Voilà donc comment il peut arriver que s’entretissent le visible et l’invisible, les choses de la nature, les bêtes, les êtres humains, vivants ou morts, et leurs paroles, anciennes ou nouvelles, ainsi que le chagrin et une espèce de joie. Alors, ayant frôlé du plus intime de soi, si fragile qu’on puisse être, si débile qu’on puisse devenir, quelque chose qui ressemble tant au plus intime du mystère de l’être, comment l’oublier, comment le taire ? » (Pléiade, 1209)
Encore une citation
De ces trouvailles & collectes, comme de ces cailloux que je ramasse partout (et date et géolocalise !) je ne peux me déprendre : « Il y eut de tout temps une réalité secrète dans l’univers, plus précieuse et plus profonde, plus riche en sagesse et en joie que tout ce qui fait du bruit dans l’histoire (...) Pareils à la jubilation du printemps, les poèmes ne sont nullement une histoire de la terre ; ils sont un souvenir de ceux qui se réveillèrent en esprit des rêves qui les avaient amenés ici-bas (...) Car toute œuvre poétique ramène au sein de la communauté éternelle le monde qui, en devenant terrestre, s’est exilé. » (Cité par Jaccottet dans ce peu de bruits... Pléiade, p. 1248 et extrait de la préface des Gardiens de la couronne, trad. Albert Béguin, Romantiques allemands, Bibliothèque de la Pléiade, T. II, p. 1555).
Flotoir
Réussi, non sans peine, mais seule, à faire en sorte que le Flotoir s’ouvre automatiquement au lancement de l’ordinateur le matin. Peut-être une douce incitation à lui donner la priorité.
Le talent et le génie
Je continue ma lecture, très intéressée, de l’étonnant Journal d’Olivier Greif où les notes les plus profondes sur la création côtoient des dithyrambes mystiques pas follement convaincants (tant de liberté d’une part et l’impression d’une sorte d’aliénation par ailleurs, qui s’exacerbe dans la relation avec le « guru » !).
Cette note sur talent et génie : « Comme la phrase de Varèse est juste : "le talent fait ce qu’il veut, le génie ce qu’il peut ! ". Regardez tous ces petits maîtres et leurs énormes métiers, au service d’une pensée musicale quasi inexistante : Rachmaninov, Enesco, Mendelssohn, Smetana, Prokofiev – etc. Et maintenant regardez ces grands génies, avec leurs faiblesses constantes – Schubert, Schumann, Mahler – etc. et vous venez de comprendre que la composition musicale était elle aussi une affaire de Foi. »
→ je ne sais pas bien ce qu’il faut entendre par la conclusion de Greif ? Mais l’opposition entre talent et génie est juste. Et les créateurs savent que le talent est parfois un handicap.
Méthodes
Lecture continuée de Ce lieu extraordinairement réel, Truinas, le texte encore inédit d’André Hirt qui tourne autour de sa visite à la tombe d’André du Bouchet à Truinas, autour du texte de Philippe Jaccottet autour de l’inhumation du poète mais aussi autour de nombre de thèmes essentiels, la mort, la parole, la poésie, la nature, le lieu, etc. Au cœur du texte André Hirt aborde ce qu’il appelle des points de méthode qui sont surtout des odes à la poésie, à la lecture, au fait de penser. Quelques extraits :
Poésie
« Qu’est-ce que la "poésie" ? Ce qui, par le biais du langage et grâce à la convocation de toutes les ressources de la pensée s’efforce d’éclairer un point du réel et même de parvenir au réel qui ne s’offre jamais que sur la limite du symbolisable et du langage en général. Évidemment, la poésie, une fois démêlée de ce qui la cantonne comme genre, n’a pas pour principe la démonstration. Toutefois, elle ne l’exclut pas. Son registre est celui de la communication des facultés, de tous les sens, de l’imagination, de l’entendement et de la raison, du calcul et de l’intuition. On peut appeler poème la pensée qui n’exclut rien, ni dans l’usage, ni dans la forme. Il est la pensée libre et avant tout la liberté de la pensée. » (André Hirt, Ce lieu extraordinairement réel, inédit).
De la lecture et de la critique
« Car que veut dire lire, au juste, si ce n’est autre chose qu’exister. Exister grâce aux puissances secrètes, indomptables, de la lecture. La lecture est la critique. Et l’existence transformée est le véritable texte de la critique. Et c’est ce qui fait que cette critique-là peut toucher au « sujet » que la grande critique passée aura laissé de côté en raison de sa fascination pour la "science". Car savoir comment est fait un texte, si on le projette hors de sa sphère de validité, la science justement, n’a jamais aidé personne et n’aura valu que pour le texte, encore moins à exister. Lire n’est donc pas objectiver, encore moins une tentative de savoir quelle mécanique régit un texte ou une œuvre. En revanche, dans l’exercice de la lecture, cette épreuve, cette rencontre le plus souvent très hasardeuse et contingente, le sérieux qui s’en dégage traduit ce que l’ouvrage fait, ce qu’il produit en nous. Sa puissance de transformation peut être telle qu’elle sert de critique, à savoir qu’elle transforme l’existence en la réarticulant et la redistribuant, et désormais la guide. La meilleure des critiques n’est pas de creuser un texte, mais de l’accompagner et en quelque sorte de le mimer. »
→ impression très étrange en lisant ce dernier mot car je me souviens que mes premières tentatives de critique se faisaient souvent sur un mode mimétique par rapport à ce que j’avais lu. Je prenais le chemin de l’écriture de l’autre pour rendre compte de ce que la lecture m’avait donné, apporté. Peut-être ai-je eu tort d’abandonner cette méthode, peu orthodoxe certes au vu de la « science » !
Et penser, alors ?
« On doit toujours se référer à la précieuse et bien méconnue définition par Descartes de ce que "penser" signifie : "Par le mot de penser, j’entends tout ce qui se fait en nous de telle sorte que nous l’apercevons immédiatement par nous-mêmes ; c’est pourquoi non seulement entendre, vouloir, imaginer, mais aussi sentir, est la même chose ici que penser." Penser, par conséquent, c’est être affecté, ou encore s’affecter comme dans Cogito, dont c’est le sens véritable. Autrement dit, penser n’est jamais, dans son action même et comme action, la passion de cette activité. Et penser, c’est toujours sentir, ou encore ressentir, d’une manière ou d’une autre, dont Descartes produit ici l’inventaire. Outre le fait que, dans ce contexte théorique, il ne peut y avoir de pensée inconsciente, penser se définit justement par la présence à soi, par une convocation subjective, une sorte d’élévation à soi et pour soi de la subjectivité qui n’est-elle que si elle ne se présuppose pas mais au contraire se révèle à elle-même au présent. »
La question du poème encore
Et de nouveau, André Hirt revient sur la question du poème qui est centrale dans tout ce texte : « En quoi le poème posséderait-il quelque pertinence que ce soit, dans tous les domaines, au premier chef celui de la pensée (il n’est guère "sérieux"), de la connaissance (cela va de soi, il ne fait rien connaître), de l’existence (il fait peut-être rêver, mais il ne conditionne ni ne dirige le cours de nos vie). (...) [il s’agit de] conférer au poème sa puissance et son caractère insubstituable, c’est-à-dire nécessaire. On soutiendra par conséquent, pour reprendre une triangulation illustre, mais évidemment en l’infléchissant aux fins présentes ici, qu’un poème trouve dans la conjonction du réel, de l’imaginaire et du symbolique sa raison d’être et aussi sa pertinence. Un poème est total si l’on veut bien prendre en considération qu’il tend à faire apparaître le réel, qui n’est pas la réalité (la Caverne de Platon propose cette opposition entre le réel de l’Idée et la réalité incontestable de ce qui nous apparaît, à savoir le monde dans lequel nous vivons) ; qu’il ose les relations imaginaires (l’imagination comme "reine des faculté", comme puissance des liaisons et des échos, par quoi elle a pour objet le réel lui-même) et enfin qu’il ne se confine pas au mutisme et à la grandiloquence singulière et honteuse de l’ineffable, mais qu’en revanche il trouve dans les ressources de la langue les modalités les plus exactes pour dire le réel. »
Tous les matins et tous les soirs
Olivier Greif, Journal : « Tous les matins et tous les soirs avant de m’endormir, je joue au piano la musique des Maîtres. Prières en ma langue. » (p.58)
Greif qui donne maints points de vue, libres et souvent très justes sur la musique contemporaine, écrivant par exemple en 1976 : « Messiaen est un maître, Dutilleux a le génie que Messiaen lui laisse, Berio joue à cache-cache avec le sien, enfin Boulez est un admirable technicien. ». Il lui arrivera plus loin d’être plus dur envers Boulez. Il se lance même dans une comparaison entre Boulez et ... Meyerbeer, pointant chez l’un comme chez l’autre « une inaptitude chronique à exprimer quelque sentiment que ce soit avec la plus infime clarté. On y trouve en réalité la même uniformité un peu grisaillante, le même manque total d’imagination, le même vide intérieur et surtout la manière sournoise dont ces manques réussissent chez ces deux compositeurs à se faire donner le change par une virtuosité, une facticité d’écriture qui reste vraiment, chez l’un comme chez l’autre, la qualité la plus évidente. » (p.65) Conclusion : « Comme toujours lorsque le cœur est absent, l’esprit rabat son attention sur le matériau »
Ce qui n’empêche pas un hymne à la géométrie :
« Chez Bach (...) ni la symétrie formelle ni les figures géométriques ne manquent, c’est bien souvent par la symétrie que s’opère l’extraction la plus efficace de l’émotion. J’aime éprouver le plaisir si subtil d’entendre dans le langage contrapuntique le jeu de deux ou trois voix qui vont chacune leur chemin avec une logique inévitable (qu’elles soient la réexposition exacte d’un thème entendu ailleurs, ou son renversement, ou son traitement "en écrevisse" (...) ce qui importe, c’est que les différentes parties vont leur chemin horizontal selon la logique la plus immuable, et que du même coup elles constituent un langage vertical non seulement cohérent, mais encore bouleversant. (p. 79)
→ n’est-ce pas très précisément l’idée poursuivie dans la forme de mon P’tit Bonhomme de chemin et que j’espère aussi mettre en œuvre dans Un voyage en hiver ? Plusieurs voix qui cheminent, chacune avec sa logique propre, mais qui par moments entrent en écho, composant, de se croiser, recroiser, chevaucher, une voix fantôme ?
Système modal, système tonal
Olivier Greif encore : « Faites vous-même cette expérience : écoutez de la musique strictement modale pendant un temps suffisant à créer une accoutumance, et puis immédiatement après, écoutez une modulation tonale. Eh bien, elle vous paraîtra la chose la plus dérangeante, la plus insensée que l'on puisse imaginer. Il vous paraîtra que vous avez été comme expulsé d'un abri chaud et sûr. Maintenant, que signifie l'introduction du système modulant en Europe après tant de siècles de suprématie modale ? Peut-être la perte de confiance d'une civilisation dans le plan divin, la recherche d'une solution humaine, qui se traduit, au contraire absolu de l'Inde, par un amour de l'expansion dans la diversité et du renouvellement constant. Il serait peut-être abusif de voir dans l'avènement du système tonal le ver qui mange le fruit de la Foi (et qui paraît précisément au moment des premiers signes de l'athéisme dans l'Europe intellectuelle) ; mais nous pouvons établir certains parallèles entre le cheminement de la tonalité jusqu'à son éclatement dans le système dodécaphonique, et celui de la pensée occidentale, qui part de cette confiance absolue en Dieu pour aboutir en cette confiance absolue en l'homme. Et il n'est pas jusqu'à un aspect essentiel du dodécaphonisme, la "dé-hiérarchisation" des douze sons, la fin des privilèges de certaines notes par rapport à d'autres, qui ne rappelle les théories socialistes du XIX° siècle industriel. »
De l’interprétation
Cette remarque encore d’Olivier Greif sur l’interprétation, à laquelle j’ai pensé en jouant une sonate de Mozart : « Le secret ultime de l'interprétation des œuvres des Maîtres réside en une seule chose : retrouver leur origine, retrouver leur trace. Je ne veux pas dire retrouver le style ou la tradition ou l'interprétation originelle ou je ne sais quoi encore ! Au contraire, tout cela est souvent rédhibitoire pour l'œuvre. Tout ce respect dû à la matière de l'œuvre, ou ce désir d'en sauvegarder l'esprit (ce qui revient au même) écrase l'âme, la vie même de la Musique. Non, la vérité de la Musique réside en une seule chose : retrouver l'état de conscience, la motivation intérieure qui ont présidé à sa création chez le compositeur. En d'autres termes : ressentir tout en jouant (et pour chaque passage particulier) ce que le compositeur a ressenti en l'écrivant, ou plus exactement, au moment même qui en précédait l'écriture, l'étincelle dont a jailli le feu qui brûle encore ! Et cela, c'est le sens véritable du mot interprétation, dans lequel il faut en réalité lire : identification, possession. » (p. 85)
Rédigé par Florence Trocmé le 30 juillet 2019 à 15h01 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Balises: André du Bouchet, Camille Riquier, Christophe André, danse macabre, Diacritik, Guillaume Métayer, Institut Momentum, Jacques Drillon, Jean-Louis Chrétien, Jean-Louis Schefer, Kenneth Goldsmith, Marc Jeanson André Hirt, Matt Siber, Matthieu Gosztola, Nietzsche, Olivier Greif, Pascal Dethurens, Paul Otchakovsky-Laurens, Philippe Jaccottet, poèmes de Nietzsche, Truinas, Yves Cochet