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Rédigé par Florence Trocmé le 20 août 2019 à 17h59 dans photomontages | Lien permanent
Dante
Belle évocation de la langue de Dante, dans une grande note de lecture de Christian Travaux, interrogeant diverses traductions plus ou moins récentes : « la langue de Dante est faite d’un mélange de langues. Polyphonique, hétérogène, mais tout aussi bien polyglotte. S’il écrit bien en langue vulgaire, il ne cesse, pourtant, de mêler, dans son texte de la Comédie, d’autres langues ou d’autres dialectes. Ainsi trouve-t-on du latin très souvent, des mots régionaux, de l’hébreu, de la langue d’oc, notamment quand il fait parler, au chant XXVI du Purgatoire, le poète Arnaut Daniel, mais aussi différents dialectes des lieux où il a séjourné. Parfois même, Dante a recours à des onomatopées enfantines, un langage très familier, à la limite du jeu phonique. C’est le son du mot qui, souvent, interpelle Dante et le fait l’employer dans son écriture. Certains passages même de L’Enfer ne sont faits que par des noms propres, comme dans l’énumération par Virgile des personnes présentes dans les Limbes, au chant IV. Et d’autres passages n’appartiennent à aucune langue, ou à un mélange de langues, comme les paroles du géant au chant XXXI de L’Enfer, ou bien le célèbre début du chant VII, qui s’ouvre avec une phrase sibylline de Pluton. »
La juste place du traducteur
« Un traducteur n’est pas l’auteur. Il ne fait pas, comme l’auteur, œuvre de création nouvelle. Mais il passe. Il est passeur, d’une langue à l’autre, d’un texte à l’autre. Il donne à lire.
Et, en cela, il doit éclairer, de lanternes, la route prise. »
Également de Christian Travaux, dans cette même note. Curieusement cette assertion a suscité tout un débat sur le compte twitter de Poezibao !
Elfriede Jelinek et le mycelium
Dans le Monde daté du 16 Août 2019, un grand entretien avec Elfriede Jelinek, entretien qui s’est fait par mail puisqu’elle n’a pratiquement plus de contacts avec le monde extérieur. Mais Christine Lecerf la connait depuis des années et échange souvent avec elle par voie électronique. Je note cette remarque qui m’a particulièrement retenue : A la question de savoir à quoi ressemble son œuvre aujourd’hui, elle répond : « Peut-être à un mycélium. Un vaste réseau de longs filaments qui donne de temps en temps un champignon. Le champignon, c’est ce qui pousse à la surface, c’est ce qu’on voit. Le réseau souterrain, lui, même s’il peut parfois être gigantesque, reste invisible. C’est tout ce qu’on a vécu, tout ce qu’on a lu. Ce qui est banal comme ce qui est tragique. Le champignon, c’est tout ça en réalité. De temps en temps, quelque chose germe du blabla et pousse à la surface. On ne sait pas exactement d’où ça sort. Tout le travail du lecteur-spectateur consiste donc à identifier ce qui parle là, examiner ce "nous" qui a poussé, étudier le mycélium où il a germé, analyser tout le blabla, y compris le sien. ».
Sa radicalité
Elle est terrible, Elfriede Jelinek, je l’expérimente en lisant, pas à pas, son Winterreise. Pour preuve ces mots durs mais sans doute nécessaires et très lucides de la fin de l’entretien : « Vous avez comparé à plusieurs reprises l’artiste que vous êtes à une femme de ménage. Dans Schnee Weiss, vous écrivez : "S’il faut être une femme, autant être un Kleenex dans une jolie boîte que j’aurais moi-même confectionnée." C’est encore une de ces phrases ironiques qu’il faut prendre au second degré. Chez nous, faire le ménage est réservé aux femmes, et souvent aux femmes déclassées des pays pauvres que l’on peut exploiter, les femmes comme les pays. Quant au mouchoir jetable, pour moi, c’est le parfait symbole de la femme. La femme est un Kleenex. Le seul droit qu’on lui concède, c’est d’être dans une jolie boîte. Mais cela ne lui sert à rien. On l’arrache quand même et on l’utilise. On s’essuie avec.
La condition des femmes n’a-t-elle pas du tout changé ?
Je ne vois pas d’amélioration. Il est vrai qu’avec le mouvement #metoo un signal fort a été donné. Il s’est vraiment passé quelque chose. Je ne pense pas que l’on pourra faire marche arrière. Pour une fois, je suis optimiste. Mais le mépris envers la femme et son œuvre ne changera jamais. On lui jettera peut-être de temps en temps des miettes de biscuit pour chien, pour qu’elle ait quelque chose à mâcher et se tienne tranquille. Mais c’est tout.
Quel avenir espérez-vous pour vous-même et pour votre œuvre ?
Le désir d’immortalité est une affaire d’homme. Et l’immortalité, moi, je n’en veux pas. Je vais tout jeter, même mes dossiers. Le reste, ce sera pour la broyeuse. Elle pourra s’en donner à cœur joie et faire au moins quelque chose d’utile. Puisque la femme ne peut pas s’inscrire dans cette société (très peu y parviennent et seulement après leur mort), que son écriture fasse de même, qu’elle disparaisse. Et je voudrais bien savoir (mais je ne le saurai jamais) à qui cela pourra un jour manquer. »
Contre Blanchot
Contre est sans doute excessif mais je lis sous la plume de Didier Cahen, dans son excellent livre, Trois pères..., cette remarque : « Dans l’ombre de Blanchot, il n’y a pas âme qui vive. » (42)
Jabès, toujours
En revanche, très belle section consacrée à Edmond Jabès, à la question de sa judaïté. Cette question court en filigrane dans tout le livre, celle des trois auteurs-pères (mais jamais assimilés à des pairs), puisque du Bouchet avait des ascendances juives du côté de sa mère, celle de Didier Cahen lui-même, le Flotoir en a déjà parlé.
Quant aux rapports avec les pères ou les modèles, une terrible anecdote concernant Jabès apportant un manuscrit à Max Jacob. Cela se passe en 1935. Max Jacob s’apprêtait à rendre son manuscrit au jeune Jabès mais il « préféra le déchirer, le mettre à la poubelle en expliquant au jeune homme stupéfait : "C’est excellent mais ce n’est pas toi. Tu m’imites et j’ai fait mon temps ». (69)
Double leçon ici il me semble, bien sûr celle, dure mais sans doute très salutaire, reçue par Jabès, mais aussi cette reconnaissance, par Max Jacob, du fait qu’il avait fait son temps. Assertion rarissime dans la bouche des créateurs. Il est vrai que certains, notamment les musiciens, restent incroyablement créatifs jusqu’à la fin, on a même écrit de belles choses sur ces dernières années de création, souvent débarrassées de toutes les entraves antérieures, le créateur sachant la fin proche et relativisant un certain nombre de considérations qui lui semblaient importantes. Il joue alors son va-tout.
Quatre citations
Didier Cahen excelle à présenter les trois auteurs et même s’il a placé ce parcours sous le signe de sa rencontre personnelle avec eux, cela ne l’empêche pas de dresser de chacun un portrait à la fois très précis, fondé sur la réalité des rencontres, mais aussi d’offrir au lecteur une belle synthèse des caractéristiques profondes à la fois de chacun des trois écrivains et de chaque oeuvre.
Il cite à plusieurs reprises et je vais les citer à mon tour quatre assertions éclairantes de Jabès.
« Je suis à la recherche/d’un homme que je ne connais pas, /qui jamais ne fut tant moi-même/que depuis que je le cherche. »
« Tu es celui qui écrit et qui est écrit... »
« Il y a celui qui se tait en moi – avec moi – quand je me tais. /Il y a celui qui parle en moi – avec moi – quand je m’exprime. / Est-ce le même homme ? »
→ cette dernière citation, je pourrai la dédier à Philippe Jaffeux avec qui j’ai eu un bel échange à propos de parole et silence (à la suite de la publication de la note de Christophe Esnault, sur le livre Mots, dans Poezibao).
Dernière citation enfin, peut-être la plus précieuse pour moi :
« Ne demande pas ton chemin à celui qui le connaît mais à celui qui, comme toi, le cherche » (71)
Sur l’interprétation
Je poursuis la lecture du très gros livre du Journal d’Olivier Greif et ne cesse de me féliciter d’avoir surmonté la petite traversée du désert des dix années où il fut en retrait, y compris dans ce Journal. C’est de plus en plus prenant et passionnant. Il dit à propos d’une œuvre entendue : « On était à ce niveau d’interprétation musicale où elle n’est plus un processus mental, une tentative de reproduction, mais une véritable appropriation de l’intérieur. On n’entend plus une interprétation, on entend l’œuvre. » (350)
→ et il faut sans doute constater que le travail en studio, pour l’enregistrement, est certainement un frein majeur à cette « appropriation de l’intérieur », sauf si les ingénieurs du son et le musicien savent respecter le mouvement intérieur de l’interprète, autoriser des prises de son longues. Sans doute cela que Glenn Gould obtint et qui fait que la vie profonde de ses interprétations saute aux oreilles, alors que tant de disques font l’effet de papillons épinglés, belles couleurs, mais plus aucune vie. Appropriables en plus, alors qu’une recréation de l’œuvre ne l’est pas et qu’il faut par ailleurs, en tant qu’auditeur, être au diapason de ce qui advient là. Cela arrive parfois au concert (souvenirs de récitals de G. Sokolov ou d’E. Kissin, ou plus loin dans le temps de M. Pollini).
Schubert, Mozart, Olivier Greif
« Schubert prend les habits de Mozart comme on prend l’uniforme, écrit-il à Brigitte François-Sappey, une de ses interlocutrices de prédilection, mais c’est pour les ôter aussitôt. Ce qui les unit tous les deux au fond, c’est une même versatilité, une façon de passer en une note de l’insouciance à la désespérance, de verser dans l’abîme. » (354)
→ c’est si juste et c’est sans doute l’une des raisons de l’attachement que je leur porte, notamment à Schubert, plus proche dans le temps ?
Création, O. Greif
Nombreuses et passionnantes, quoique jamais techniques, les allusions aux œuvres en cours de création, une incroyable floraison comme ces arbres qui vont mourir. « La monocarpie (mono-,"un seul", carp(o)-, "fruit" (du grec καρπός)) désigne le fait pour une plante de ne fleurir et fructifier qu'une seule fois avant de mourir, à l'inverse des plantes vivaces, les plantes polycarpiques, qui fleurissent plusieurs fois au cours de leur cycle de vie. La plante peut vivre plusieurs années avant de fleurir. La mort de la plante ne résulte pas directement de la floraison mais la production de fruits et de graines cause des changements à l'intérieur de la plante qui conduisent à sa mort. Ces changements sont provoqués par des substances chimiques qui agissent comme des hormones, en redirigeant les ressources de la plante des racines et des feuilles vers la production de fruits et de graines. (source).
Non pas qu’Olivier Greif dans les dix dernières années de sa vie, entre 1990 et 2000 en gros, n’ait produit qu’une seule œuvre, mais il semble y avoir une forme d’urgence, que le Journal rend très perceptible, comme s’il y avait prescience de la fin prématurée.
Création, encore, Olivier Greif
Ces propos, en Août 1997, qui peuvent étonner de la part d’un musicien mais qui sont féconds pour la réflexion sur la création : « Comme toujours, je procède par visions. C’est-à-dire que la musique ne me vient pas d’abord sous une forme sonore, mais semble être suscitée par le besoin que j’ai de traduire une vision qui s’impose avec force à moi. » (355)
Cela encore : « Il y a bien deux catégories d’œuvres : celles que nous voulons écrire et celles qui sont voulues pour nous et qui nous "tombent dessus", même si ces deux catégories tendent souvent à se mêler l’une à l’autre. L’inspiration, quand elle fond sur nous, ouvre des vannes intérieures qui nous laissent à la fois sans défense et sans résistance, et qui se ferment dès qu’intervient la volonté personnelle, empêtrée que celle-ci est dans les buts qu’elle s’est fixés et dans son inquiétude de ne pas les atteindre. » (357)
Schubert
En 1997, Olivier Greif donne une magnifique conférence sur Schubert. Elle n’est pas donnée in extenso dans le livre, mais elle est à la disposition de chacun sur le site Olivier Greif (sur ce lien. Je recommande de taper Schubert dans le moteur de recherche une fois dans la page pour accéder plus facilement au texte).
Je note ces propos, sans doute pas profondément originaux mais qui correspondent tant à ce que j’ai toujours ressenti et qui me fait parler de Schubert comme d’un frère, ce qui n’est le cas pour aucun autre musicien, même adoré comme Bach ou Mozart). « Chez aucun autre compositeur la musique n’a été à ce point l’expression directe de l’intimité de l’être, et l’être, l’être tout entier, aussi inconditionnellement subordonné à la musique. Ce côté personnel de la création schubertienne fait que dans la meilleure partie de sa production, Schubert parle non seulement toujours à la première personne du singulier, mais également s’adresse toujours à un interlocuteur en particulier, aussi aimé qu’il est inconnu. Schubert est universel parce qu’il parle à chacun individuellement, comme il le ferait avec un ami de longue date. L’impression que nous avons ici d’une relation vécue de manière privilégiée avec un compositeur est encore rehaussée par le fait que, en raison du destin de Schubert et de son psychisme particulier, sa musique n’a que rarement réussi à se frayer un chemin jusqu’au grand public de son époque – j’entends par là : le public anonyme – et qu’elle a dû pour survivre, c’est-à-dire pour se faire entendre, emprunter les voies plus discrètes, mais aussi plus authentiques, de l’amitié. » Olivier Greif montre ainsi que, comprenant qu’il serait peu reçu par le monde, Schubert a écrit surtout pour ses amis et que cela lui a donné une sorte de liberté magnifique : « ce qu’il voulait que l’on entendît vraiment, ce pour quoi il y avait urgence, il l’écrivait à l’intention de ses amis. (D’où l’importance capitale des lieder et de la musique de chambre au sein du corpus de ses œuvres.) En revanche, ce qu’il voulait – plus ou moins consciemment – que l’on entendît plus tard, voire que l’on n’entendît point (les opéras, par exemple), il l’écrivait pour le public, autrement dit : pour personne. »
De l’insuccès
Olivier Greif qui a eu beaucoup à souffrir du mépris d’une part du milieu musical et d’une minuscule audience écrit aussi ces mots que je transcris intégralement car il me semble essentiels pour tout créateur : « On voit ainsi qu’un insuccès, qui aurait constitué pour tout compositeur une source d’infinie frustration (et qui l’a d’ailleurs sans doute été pour Schubert) ou un risque d’appauvrissement – voire d’assèchement – de l’inspiration, s’est mué – parce que le génie fait feu de tout bois et tourne tout à son avantage – en une occasion pour Schubert d’amener l’expression musicale jusqu’à des degrés de profondeur inexplorés auparavant. Et l’on frémit en songeant à ce qui aurait pu se produire si les œuvres plus conventionnelles de Schubert avaient rencontré avec succès leur public de son vivant, privant leur auteur de la nécessité, et du temps, de se tourner vers ses œuvres plus personnelles pour crier son désespoir et sa rage. Nous privant – qui sait ? – de la part de son œuvre qui fait de lui le gigantesque créateur qu’il est, le saint-patron éternel des solitaires et des hallucinés, et nous condamnant à rester avec celle par laquelle il veut nous convaincre – et se convaincre lui-même – qu’il est un compositeur normal, honorable, respecté, couronné de succès, à Vienne en 1820. Autrement dit : un compositeur italien. Ce qui précède me confirme dans l’idée que j’ai depuis toujours, à savoir : que l’accueil réservé aux créateurs par leurs contemporains – succès ou échec – est exactement ce qui convient, sinon à leur gloire ou à leur plaisir immédiats, du moins à l’intérêt de leur œuvre. »
Les amateurs !
« La musique de Schubert est l’une de celles qui supportent le mieux l’enthousiasme parfois approximatif du jeu des musiciens amateurs. Selon moi, elle préfère même le rendu imparfait de ceux qui l’aiment pour elle-même et s’efface devant elle à l’hommage impeccable de ceux qui s’aiment eux-mêmes en elle et se mettent en valeur grâce à elle. Plus que la plupart des autres, elle exige de ses interprètes une humilité sans tache. La même humilité profonde que celle dont Schubert fut un exemple constant, et qui lui venait, je crois, de la certitude profonde qu’il avait de sa valeur. »
Floraison ultime
« Au début de l’année 1826, après que l’achèvement du quatuor La Jeune Fille et la Mort – dans lequel il est permis de voir le symbole de l’acceptation par Schubert de sa propre mort – eut agi comme un détonateur sur son énergie créatrice, Schubert va, de 1826 à 1828, dans l’urgence de celui qui se sait condamné à court terme, composer la dizaine de chefs-d’œuvre absolus (les deux trios, la Neuvième symphonie, le Quintette avec deux violoncelles, les trois Sonates posthumes pour piano, le Winterreise et les lieder qu’un éditeur a regroupés sous l’appellation de Schwanengesang) dont l’existence suffirait en soi de faire de lui un des plus grands compositeurs qui aient jamais été. » (toujours la même conférence accessible en ligne).
Lied et opéra
« C’est que le lied, qui n’est pas – comme certains le pensent – un complément de l’opéra, ou encore un "petit opéra en ramassé", lui est très directement opposé, dans sa forme comme dans sa nature même, et que l’une et l’autre de ces deux formes d’art lyrique sont, soit antinomiques, inconciliables, parce qu’elles sont trop différentes l’une de l’autre ; soit redondantes, pléonastiques, parce qu’elles disent la même chose de façon trop contraire. Ce que semble corroborer le fait qu’il n’y a pas un seul grand compositeur dans la tradition du lied germanique qui ait réussi un opéra. Pourtant, ce n’est pas faute d’avoir essayé : Schubert, Schumann, Wolf, Mahler... Tous ont essayé ; tous ont échoué. Plus ils échouaient, et plus ils revenaient au lied, le faisaient évoluer (comme Mahler) dans la forme et dans la durée, y mettant ce qu’ils ne parvenaient pas à transmettre grâce à l’opéra. La puissance du lied germanique est donc riche de l’impuissance de l’opéra. De fait, le lied est à l’opposé de l’opéra dans le sens où l’opéra vise à l’extériorisation de l’expression et le lied, à son intériorisation. Le lied, précisément, dit ce que l’opéra ne peut pas, et ne sait pas, dire. »
→ Voici mis en mots très clairs ce que je ressens depuis toujours !
Musiciens et poètes
Schubert fut sensible à la poésie, ô combien, même si on a exprimé bien souvent beaucoup de mépris pour les auteurs qu’il avait choisi (ne jamais oublier que ces choix étaient dictés par la musique). Bien sûr Goethe ou Heine, mais d’autres aussi et notamment Wilhelm Müller sans doute un peu trop décrié et qui devrait être réhabilité, sans condition, pour avoir suscité La Belle Meunière et Le Voyage d’hiver. Troublant d’ailleurs de voir que les plus inestimables chef-d’œuvre n’ont pas été écrits à partir des plus grands poètes. (Oui, il y a des exceptions, bien entendu, comme « le Roi des Aulnes », écrit sur un poème de Goethe !)
Greif lui aussi s’est beaucoup intéressé à la poésie : « Cette symphonie est le fruit du choc éprouvé devant la poésie de Paul Celan. Choc inouï, que je ne puis comparer qu’à celui que m’a procuré, à l’époque de l’écriture des Chants de l’âme, la lecture des poètes métaphysiques anglais (et surtout Herbert et Donne). » (360)
A propos de Paul Celan, Olivier Greif écrit plus loin (363) : « Il est peu de poètes dont le choix des mots, la manière dont ils sont associés les uns aux autres, soit à ce point porteur d’un rythme musical intrinsèque. C’est sans doute la raison pour laquelle, aussitôt que j’ai lu ces textes, la musique que je voulais pour eux m’est venue, comme si elle était une partie intégrante du verbe et qu’elle s’en détachait à mon intention. »
Didier Cahen, Jacques Derrida
Nouvelle grande section du livre de Didier Cahen, les pages consacrées à Jacques Derrida. Il relève de ce dernier : « Au fond, ce qui m’importe, c’est l’acte d’écrire ou plutôt, car ce n’est peut-être pas tout à fait un acte, l’expérience de l’écrire : laisser une trace qui se passe, qui est même destinée à se passer du présent, de son inscription originaire, de son "auteur" comme on dirait de façon insuffisante. Cela donne mieux que jamais à penser le présent et l’origine, la mort, la vie, ou la survie. Une trace n’étant jamais présente sans se diviser en renvoyant à un autre présent, alors que veut dire l’être-présent, la présence du présent. » (111)
L’expérience
« Je préfère parler d’expérience, ce mot qui signifie à la fois traversée, voyages, épreuves, à la fois médiatisée (culture, lecture, interprétation, travail, généralités, règles et concepts) et singulière – je ne dis pas immédiate ("affect", langues, noms propres intraduisibles, etc.). Pour reprendre ce mot, ce que j’ai suggéré tout à l’heure se "tire" (sans jamais s’en tirer), de cette expérience, plus précisément là où elle croise, où se croisent le travail et la singularité, l’universalité et cette préférence de la singularité à laquelle il ne peut être question de renoncer, à laquelle il serait même immoral de renoncer. » (ibid, 117)
Trois pères, trois portraits
Chacun des trois portraits est construit très subtilement autour de souvenirs personnels, d’analyses ou de présentation pas tant de l’œuvre que de la spécificité profonde de celle-ci, avec une grande place laissée à la voix de celui qu’on aime, étudie.
Olivier Greif, un arbre généalogique et la musique française
« Mahler, Chostakovitch, Britten… oui, voilà bien mon arbre généalogique. Où est la France dans tout cela ? Franchement, je n’en sais rien moi-même. Peut-être dans la sensualité de mon langage harmonique et dans l’aspect visuel – j’oserais dire, pictural – de ma musique, dans le fait que toute œuvre me vient d’abord sous la forme d’une vision. (...) Les grands compositeurs qui en ont émaillé le parcours ne s’inscrivent pas dans le cadre d’une tradition évolutive où, à l’instar de la tradition germanique, le langage d’un compositeur permet d’expliciter le langage de celui qui le suit et peut être explicité par le langage de celui qui l’a précédé. Les grands compositeurs français (Rameau, Berlioz, Debussy, Ravel, Messiaen) sont des solitaires, des cas exceptionnels, voire excessifs – au sens où leur a déborde du cadre de la tradition qui les a vu naître – des phares. Rien ne les annonçait au fond, en dépit des innombrables épigones qui n’ont pas manqué de se réclamer d’eux, rien ne les suit. Rien non plus ne les relie entre eux ; surtout pas cette idée que les médiocres se font de la tradition française : toute d’élégance, de concision, de bon goût, de pudeur, du sens de la mesure et de la litote. » (363).
Ah les classifications !
Olivier Greif ironise sur le fait d’être classé, sur France Musique, parmi les « néo-tonaux » ! [Et il ne souligne pas la laideur et l’idiotie de ce mot] « Si l’on accepte la démarche qui consiste à apposer une étiquette sur un créateur, il est clair que celle-ci doit me convenir. On voit mal comment on pourrait me placer dans le rang des "post- sériels", des "spectraux", ou même des "répétitifs". "Néo-tonal", je le suis effectivement, si ce vocable désigne quelqu’un qui continue de croire qu’il est possible d’écrire une musique vivante, innovante, surprenante, décapante, belle, enthousiasmante, bouleversante – bref une musique qui touche – en employant, entre autres moyens, ceux hérités de la tonalité, ou plus exactement (pour parler plus généralement), ceux de la modalité. »
→ Voici un beau panorama de tout ce qui a été inventé par les musicologues pour ranger tant bien que mal les musiciens contemporains. Nous avons un peu la même chose, pratique mais stérile souvent, dans le domaine de la poésie où « lyrique » peut devenir une injure et « expérimental » valoir adoubement.
→ Belle distinction aussi entre tonal et modal. Ce n’est pas la même chose ! Et la musique moderne, Debussy par exemple, a tiré des effets très innovants de la modalité.
Écouter la musique
« L’opinion générale veut que la musique contemporaine soit a priori plus difficile à entendre que la musique du passé. Certes, cela est souvent vrai si l’on s’en tient qu’à l’écoute superficielle, passive, dans laquelle la vertu principale d’une œuvre consiste au mieux à donner du plaisir à l’auditeur, au pire à ne pas le déranger. Mais cela ne l’est plus du tout si l’on considère l’écoute profonde, où il s’agit de découvrir, de reconnaître et de comprendre les arcanes intimes d’une œuvre, de reconstituer le trajet qu’a emprunté son auteur pour l’écrire. Revisitée de la sorte l’histoire de la musique ne se décode plus selon le clivage musique du passé / musique du présent, mais selon la difficulté que la compréhension d’une pièce – quelle que soit son époque de composition – représente pour le mélomane. Ainsi tout laisse à supposer que Carmina Burana de Carl Orff ou une œuvre d’Arvo Pärt par exemple soient d’une écoute infiniment plus aisée et immédiate que les Quintettes à cordes de Mozart, la grande fugue de Beethoven, voir qu’une partie non négligeable de la musique des dix-huitièmes et dix-neuvièmes siècles. » (368)
→ il n’en reste pas moins que l’écoute profonde dont il est question n’est pas simple et que le mélomane, même armé d’un bon bagage musicologique, mais pas pour autant praticien, peut avoir une vraie difficulté à reconstituer le trajet emprunté par l’auteur ! Je prône pour ma part, depuis toujours, la répétition. Il faut écouter plusieurs fois, pour laisser les voix se frayer petit à petit leur chemin en soi, pour s’habituer aux trajets pris par le compositeur. En ce sens l’émission de Stéphane Goldet que j’évoquais récemment est pédagogiquement exemplaire, comme le sont je crois les présentations que peuvent faire un Philippe Cassard ou un Jean-François Zygel. On entre doucement dans l’œuvre, on en écoute un extrait, significatif, on découvre comment il va se fondre dans l’ensemble ; cet extrait, ce thème vont devenir comme les petits cailloux du Poucet, nous évitant de nous perdre dans l’œuvre.
Un fameux programme musical et une ode an die Musik !
Olivier Greif, à qui on vient de proposer la direction artistique d’une saison musicale à Orléans (nous sommes en 1997) voudrait « élargir le contexte si étroit de concerts traditionnels vers d’autres domaines culturels ou intellectuels. Montrer, au fond, que la musique est inscrite dans la vie, qu’elle est inséparable de la globalité des préoccupations de l’être humain, telles qu’elles se manifestent aussi bien dans d’autres arts qu’au sein de la philosophie, des sciences sociales ou de la spiritualité. Inséparable d’un contexte bien plus vaste, la musique l’est (normalement) pour le compositeur. Elle devrait l’être aussi pour les interprètes et c’est trop rarement le cas. Je serai, comme directeur artistique, intransigeant sur ce plan-là. Trop souvent nous n’entendons ici et là que des mains, des poings ou des gosiers. Il arrive parfois que le cœur soit aussi de la partie, mais quel résultat nous propose un cœur sans intelligence ? Pas autre chose hélas qu’une paire de mains, qu’un poing ou qu’un gosier, avec du sentiment en plus ! Ma démarche en tant que directeur artistique s’axerait donc autour de trois priorités.
1) Veiller à la haute qualité des interprétations. Partir non plus des interprètes mais des œuvres, et trouver les musiciens qui les servent plutôt que des acrobates qui se servent d’elle. Engager des musiciens qui réfléchissent et qui savent faire jaillir leur interprétation des profondeurs du silence. Ils ne sont pas nécessairement les plus chers. Tout au contraire, ce sont la plupart du temps de jeunes musiciens. Je pense par exemple au pianiste Nicolas Angelich, au violoniste Renaud Capuçon.
2) Rehausser la qualité même des programmes, souvent d’une affligeante indigence parce qu’elle est laissée aux choix d’interprètes ou de directeurs artistiques sans cervelle qui mesurent la valeur d’une musique à l’aune de l’applaudimètre. Repenser les programmes en fonction d’un projet compositionnel. Le plus souvent, programmer des œuvres qui s’articulent autour d’un concept extra musical (culturel, politique, philosophique, spirituel).
3) Corollaire de ce dernier point : sortir le déroulement même du concert de sa structure archaïque et figée, et en faire un événement pluridisciplinaire où la musique est replacée dans le contexte ouvert qui est le sien. Par exemple, demander à Jacques Derrida est un adolescent d’une banlieue dite "à risque" de dialoguer autour de musique donnée. Comment est perçu par l’un et par l’autre et musique contemporaine ? Rapport entre sa musique savante et musique populaire ? Etc. (369)
Ives et Dickinson
A explorer ! : « Je n’avais jamais songé auparavant combien l’ingénuité hallucinée d’Ives était proche de celle qui préside à la poésie d’Emily Dickinson. Jamais songé combien la modernité d’Ives était cousine de celle de Dickinson. » (374)
André du Bouchet
J’en viens à la dernière partie du beau livre de Didier Cahen, les pages qu’il consacre à André du Bouchet.
De ce dernier, cette citation : « écrire pour ne pas rester les mains nues....... pour que mon poème serve de route à ce que je ne connais pas. »
Le botaniste
La vision de cet homme, sur une terre aride, recueillant des graines de plantes rares et sauvages, confirmant cette sorte de révélation récente que j’appartiens au règne végétal plus que tout autre, eau incluse.
Penser, noter
André du Bouchet : « Je ne pense pas, je note ».
N’est-ce pas là tout le Flotoir, dans son registre à lui ? En espérant qu’un peu de pensée, peut-être, parfois, comme les champignons d’Elfriede Jelinek, naisse de toutes ces notes.
Comme un programme
Didier Cahen établit ces priorités d’André du Bouchet : « Nécessité de couper avec la poésie esthétisante, rayonnante et servile (...) nécessité encore de rompre avec la langue dans ses attaches purement métaphysiques, avec cette langue de l’être où l’autre se trouve soumis d’avance à la logique identitaire, et où dire l’autre, en repérer la phrase demande de défrayer la langue, frayer d’autres façons de parler, d’abord de non-parler ; nécessité enfin de rompre avec cette continuité du discours qui réinstaure la primauté du sens sur tout autre forme de parole, sur toutes les forces vives de cette "parole qui ne se prononce… qu’au prix de sa disparition" (Jaccottet). »
Venir, tenir, vivre en poète
Didier Cahen clôt ses belles pages sur du Bouchet mais aussi tout son livre sur ces mots : « venir en poète au monde, c’est écouter, tendre l’oreille pour accorder sa voix à la rumeur des choses. Tenir en poète au monde, c’est écouter et c’est parler pour déceler, derrière les bruits de façade, un ordre du monde plus discret, plus silencieux peut-être. Vivre en poète, c’est habiter le monde en habitant, d’abord, les mots de sa langue. »
→ et rendre compte de trois écrivains majeurs, trois poètes même si Derrida n’en a pas le titre, c’est aussi suivre cette voie-là, écouter beaucoup, parler un peu, être là avec ses mots pour rendre compte de ceux des autres et ainsi transmettre un peu de l’immense don qu’ils furent pour soi.
Jean Clair
Isabelle Howald me parlant beaucoup du livre de Jean Clair, que j’ai reçu et mis de côté pour le lire, voilà que je le fais passer sur le haut de la pile et que je l’ouvre ! Titre, Terre natale, exercices de piété en sous-titre, édité chez Gallimard. Et d’emblée ce fort exergue : « Si je ne réponds pas de moi, qui répondra de moi ? Mais si je ne réponds que de moi – suis-je encore moi ? ». (Talmud de Babylone).
Chassé, je suis mis à la porte
« Chassé, je suis mis à la porte. Pour quelle faute dont je ne sais rien ? Depuis, sur le seuil, je grelotte, j’ai froid et je voudrais rentrer, dormir, comme le faisaient, sous la couette, autrefois mes ancêtres, quand l’hiver était arrivé. » (15)
→ tout le sujet du premier Lied du Voyage d’hiver de Müller / Schubert !
→ tout ce premier chapitre, « L’intrus » est surprenant, dérangeant même en ce qu’il se rapporte à une expérience intérieure, une forme de dépossession de soi, une étrangeté certes, mais pas par rapport au monde extérieur, par rapport à soi-même, de telle sorte que l’identité s’en trouve complètement aspirée, vidée. « J’ai fini par me refuser l’hospitalité, écrit Jean Clair. Personne n’est là où je suis. » (15) – « l’étrangeté, non d’un monde extérieur, mais du plus proche, de soi-même, de moi à moi. (...) Je ne suis pas là et la crainte grandit de n’avoir jamais été là. » (31)
→ Je me sens aux confins d’expériences personnelles, cette confrontation terrible depuis l’enfance à une seule question, un tout petit paquet de mots qui a le pouvoir de me vider de ma substance. Ces mots ? « Qui suis-je ». Ils sont un peu comme une corde par laquelle je glisse à toute allure dans une sorte de vertige, je me perds quasi instantanément, arrive à me retrouver, puis me reperds, jusqu’à ce que, par mesure de prudence voire de survie mentale, j’interromps ce jeu dangereux. Comme si je risquais de passer un point de non-retour et de me noyer définitivement dans le jeu à l’infini des miroirs, comme dans l’entrée de l’immeuble d’enfance, ces deux glaces en face à face, où se voir reproduite sans cesse, rapetissée de même, mais toujours là, infime point de couleur dans le métal de la glace. « J’essaie d’arrêter le phénomène avant qu’il ne m’entraine », écrit Jean Clair.
Lui encore : « "Être soi" ne serait qu’une obstination à croire en ce qui n’est qu’une suite de sensations disparates, une habitude, une distraction. » (20)
Trop absent, alors ?
« C’est en se dérobant aux autres qu’on se dérobe à soi. Je me suis si peu livré qu’aujourd’hui c’est à moi que j’échappe. » (20)
De la naissance
« La mort est une réalité pénible à envisager. Mais la naissance est une énigme bien plus troublante encore. Je disparaîtrai comme tout ce qui vit disparaît, les plantes, les animaux, les humains, après avoir vécu. Mais autrement angoissant est le fait qu’autrefois je n’étais pas là, et qu’aujourd’hui j’existe. » (20)
Une déperdition lente
« La vie serait-elle la déperdition lente de cette confiance de l’enfant qui ouvre à peine les yeux, et qui lui fait téter son pouce ou presser le sein pour saisir les frontières de son être, confiance perdue à peine atteinte, jusqu’à ce moment où, disparue la foi qu’on avait trouvée en soi sa naissance, se disperse à jamais le capital infini que l’on croyait avoir ? (28)
Lire pour se sauver
[on peut entendre se sauver d’au moins deux façons !)
Jean Clair : « Peut-être l’énergie dépensée en ces instants où l’on se coule dans la lecture est-elle si forte qu’elle pourrait bien, mobilisée sous certaines conditions, faire bouger un guéridon. Pour échapper à mon mal, je lis interminablement et, pendant quelques instants, je suis Baudelaire, Proust ou Flaubert. La magie peut durer des heures. Fatigué par la transmigration, je referme les pages. L’âme en paix, j’essaie de retrouver le souffle qui est le mien. » (32)
Et un peu plus loin : « Lire serait s’apprivoiser la mort, en se rendant proches ceux qui la peuplent ». (31)
Le mystère de la génération
Le chapitre suivant se décale sans doute un tout petit peu de soi pour entrer plus avant dans la société d’aujourd’hui. Avec une réflexion très originale sur les questions de procréation et de filiation. Il parle des techniques de procréation contemporaines : « production d’un ventre de hasard, et graine disposée par un géniteur anonyme. La mort n’est plus alors qu’un accident biologique, dont on peut hâter ou retarder l’échéance, tout comme sa venue au jour n’aura été qu’un aléa technique. Dans ce déni du mystère de la génération, du fruit singulier de nos entrailles, et simultanément, dans l’indifférence à une mort qui nous soit propre, Rilke avait bien vu les signes de notre fin. » (49)
→ il me semble là qu’on descend à un niveau ontologique plus profond que ce qui est avancé généralement, avec les idées de droit à l’enfant ou en évoquant les questions de filiation. Si génération et disparition, conception, naissance et mort ne sont plus que des faits techniques, manipulables à l’envi (le plus souvent par les autres), que devient en effet cette spécificité de l’homme par rapport à l’animal. N’ose-t-on pas parler de cloner l’humain ? Il ne s’agit sans doute pas là tant d’une « question de société » que d’une question d’humanité.
Les trois stores
Un matin, je vois soudain, dans le paysage urbain que je connais si bien, trois stores, côte à côte, avec un superbe dégradé de rouge, un beau camaïeu aurais-je écrit sans doute du temps de Maison & Jardin !. Nul doute que ces trois fenêtres, avec leurs stores, sont déjà tombées maintes fois sous mes yeux. Pourquoi est-ce que je les vois ce matin ? Sans doute parce qu’hier, je suis allée voir dans un grand magasin un rayon de peintures, avec de très beaux dégradés de tons sur le stand d’une des marques.
→ Voilà pourquoi il est si important de continuer à regarder de la peinture (et cette fois je parle d’art et non d’art décoratif), d’écouter de la musique, de lire de nouvelles histoires... pour s’ouvrir davantage, pour continuer à rester sensible à autre chose que la routine du quotidien que notre cerveau ne se fatigue même plus à analyser. Pour sortir de la répétition du même, dont on sait le caractère délétère.
Olivier Greif et Paul Celan
Dès le début du Journal, on savait Olivier Greif sensible à la poésie. Dans ces dernières années de sa vie, il exprime sa passion pour Paul Celan. Il tente même d’écrire un quatuor sur la Todesfuge mais renonce à utiliser le texte du poème au profit d’Elegy de Dylan Thomas. Une amie lui envoie une photo peu connue de Paul Celan, il la remercie avec effusion, écrivant notamment : « Pour ce qui concerne Paul Celan, il s’agit incontestablement d’un frère d’âme comme l’on n’en possède qu’un nombre très réduit – si l’on en a jamais -–, et dont la connaissance de l’œuvre et de la pensée est absolument indispensable à tout personne qui voudrait, non point seulement goûter ma musique, mais la pénétrer de l’intérieur. Celan et moi – je l’écris sans orgueil – nous disons la même chose, et de la même façon ». (391)
→ Assertion assez stupéfiante qu’il faudrait creuser à fond mais les outils pour le faire me manquent et sans doute à beaucoup puisqu’il faut une double compétence à un très grand niveau de profondeur et de connaissance, celle de la musique en général et d’Olivier Greif en particulier et celle de l’œuvre de Paul Celan.
Une photo de lui
On reste dans le domaine de la photo puisqu’il parle, spontanément, alors qu’il fait allusion à une autre photo de Celan, signée Gisèle Freund, d’une photo de lui enfant, que j’ai vue sur le site qui lui est dédié et qui m’avait subjuguée (je suis extrêmement sensible aux photos d’enfants, j’en fais moi-même en permanence, que je ne « partage » évidemment pas en ligne puisqu’il s’agit d’enfants très proches. Je peux regarder dans les yeux une photo d’enfant, contempler ce regard, il me parle infiniment, c’est le cas avec la photo d’Olivier Greif alors que je ne suis pas forcément attirée de la même manière par les photos plus tardives. S’énonce dans ce regard une vérité qui même chez des êtres aussi authentiques et personnels sera masquée par la suite.
Prémices de la création
Le Journal permet aussi par moments d’entrer dans les prémices ou coulisses de la création. Olivier Greif écrit ainsi : « Je dis à qui veut bien l’entendre que j’ai commencé mon Trio, alors que je n’en ai toujours pas écrit une note, ni même n’ai tracé le mot « trio » en haut d’une page de papier à musique… C’est que je suis dans la période où, effectivement, je ne songe qu’à la pièce que je m’apprête à composer, mais allonge à loisir la durée de sa gestation (ou l’œuvre future se nourrit de toutes les stimulations intellectuelles, spirituelles, émotionnelles, que son auteur peut rencontrer), de peur de commencer à l’écrire trop tôt, sans avoir recueilli, assimilé, digéré toutes les informations qui vont en constituer le ferment ; de peur – en somme – de produire un enfant prématuré. » (393) et il ajoute un peu plus loin : « En matière de création artistique, il faut à la fois tout faire, et laisser faire. »
De l’alto
Très belle page sur l’instrument à cordes alto : « Je goûte de plus en plus l’alto. C’est qu’outre ses attraits musicaux naturels il représente, de par sa position entre le violon et le violoncelle, une voie médiane dont je m’étonne qu’elle n’ait pas davantage attiré à elle les compositeurs. » Et un peu plus loin évoquant le reproche qui est fait souvent à cet instrument d’une forme de bâtardise : « Or ce sont précisément cette "bâtardise", cette ambiguïté, cette façon qu’il a d’être de nulle part, ou nulle part chez lui, d’être, au fond, un "juif errant" de la musique qui me fascinent et tirent de lui ce timbre rauque, inimitable, cette blessure sonore inguérissable, que ni le violon ni le violoncelle, dans leur certitude, ne pourront jamais approcher. Sa fragilité, sa vulnérabilité, son instabilité, son insécurité, son incapacité sont sa force. Mais une force si fragile qu’elle ne nous est que plus proche. » (394)
→ il me semble que tout ce passage pourrait aussi s’appliquer à la voix d’alto.
Crise spirituelle
Et voilà que l’aventure avec l’école spirituelle est terminée, Olivier a plus ou moins été renvoyé, selon son frère, par le guru. Il écrit de manière poignante : « Depuis que j’ai quitté la voie, j’expérimente une sorte nouvelle de solitude. Solitude avec moi-même, solitude avec Dieu. Peut-être même solitude sans Dieu. Mais en cette solitude aussi je suis accompagné, et il me semble qu’elle est indispensable à ce que se révèlent toutes mes forces créatrices et à ce que je parvienne au prochain stade qui m’attend. Peut-être le confort de me savoir entouré – y compris par la protection de Dieu – avait-il quelque chose d’anesthésiant (395)
→ c’est aussi un des aspects passionnants de ce livre que de permettre de suivre le parcours intérieur d’Olivier Greif. Il n’y ait jamais question, il faut le noter, de sa vie affective, mais beaucoup donc de sa vie spirituelle, avec cette longue traversée de dix ans de l’engagement dans une école spirituelle ésotérique, ce que cela a impliqué comme tarissement de la musique et même de l’écriture. Puis on a senti poindre le désengagement, tout doucement et finalement, le retrait complet, en 1998 donc, alors que la créativité du compositeur est totalement stupéfiante depuis deux ou trois ans. Oui je suis très touchée et passionnée par cette lecture, qui est une lecture-expérience (c’est assez rare, ces livres dont la lecture se mue en expérience). Il me faudra maintenant me lancer dans une exploration beaucoup plus approfondie de sa musique, à l’aide de son livre puisque bien souvent il est relativement prolixe non sur la composition proprement dite, mais sur la genèse de ces œuvres.
Retour à Jean Clair
.... alors que chez Olivier Greif il y a, parmi ses corresondants, un Jean Claire, qui est un prêtre musicien de Solesmes. On n’est donc pas tout à fait dans le même univers, encore que... on verra plus tard que ce livre contient de très étranges pages, sans doute déjà en partie connues par les lecteurs de Jean Clair, sur les tout premiers temps paysans de l’enfant : « Je ne me console pas de la disparition d’une religion qui, pendant quelques siècles, avait pu par sa tendresse colorer notre vie. » (62).
« Écrire, c’est toujours rencontrer des morts » écrit-il avant de se lancer dans un débinage intense du roman contemporain : « Ils n’inventent rien qui m’intéressent. J’ai toujours détesté la fiction ». Quant aux dialogues, ils représentent « un usage frauduleux de l’écriture. »
Pour être clair : « On n’écrit que pour obéir au besoin de dire quelque chose qu’on ignore » (58)
« Écrire suppose d’être seul (...) Seul comme abandonné, perdu, égaré, contraint de chercher ses mots et de les rassembler, le dernier des hommes, face à la mort, pour tenter de répondre. Parler est un discours désarmé avec les disparus, la seule adresse possible à ceux qui ne sont plus là, un mouvement de piété envers ceux qui n’en peuvent mais. » (59)
Création artistique et Révolution
On lit ici un historien et un historien d’art et c’est passionnant : « La Révolution n’a guère été plus, dans sa scénographie, qu’un remake à quatre sous des grandes institutions religieuses anciennes. Catabase sans anabase. Une descente aux enfers, sans élévation. Sa faiblesse à concevoir des formes à la hauteur de ses convictions – alors que le christianisme, pendant un millénaire et demi, a enrichi l’Europe d’œuvres bouleversantes – montre cruellement l’incapacité de l’homme, réduit à l’anthropologie, à donner corps à des idéaux. » N’a-t-il pas été beaucoup question ces derniers temps de la transformation de Notre-Dame de Paris, à l’époque de la Révolution, en Temple de la Raison ? !
Rêve et présence
Remarque profondément juste et donc très émouvante sur le rêve, très présent dans ce livre de Jean Clair, non pas sous forme de récits complets (si souvent indigestes même sous les meilleures plumes) mais par allusions, fragments, notes de passage (qui introduisent à, comme en musique !). « L’étonnant pouvoir du rêve, c’est qu’il ne nous impose pas, comme par hasard ou provoqué par notre absence, l’apparence d’un être, dans son indécision, mais qu’il nous offre sa présence sensible, parée de toutes ses qualités. Nous ne voyons pas réapparaître, nous qui les avions oubliés, un visage, une silhouette, un port de tête, des expressions dont il ne restait presque rien, mais, comment théologie, surgir devant nous ce qu’on pourrait nommer une présence réelle, avec sa chaleur, sa spontanéité, sa voix, remontée d’on ne le sait lequel de ces enfers qui ne sont pas forcément des lieux de souffrance comme dans nos religions, mais des lieux imaginés par les Anciens ou par le Shéol juif, où ils sont tenus en réserve, endormis eux aussi, attendant de nous revoir – et peut-être en effet, du fond de leur sommeil, nous revoient-ils en ces moments comme nous les revoyons, habités de la même présence que nous. » (64)
Feuillets d’incertitude
Belle définition de ces pages : « Tels ces feuillets d’incertitude, écrits jour après jour, pour attester non seulement que j’existe, mais que j’ai existé ». (65)
Papillons et pensées
« Bien sûr, le moindre geste effraie ces animaux. Ils sont les pensées qu’on essaie de fixer quand on écrit. La moindre distraction, le moindre son les chasseront alors qu’ils allaient se poser sur la page. Il ne faut donc pas fixer ses pensées, mais en détourner le regard, non les regarder de travers, mais les regarder de côté (...) C’est pour cela que notre époque de bruits et de mouvements, comme une conspiration de la technique, ne peut plus guère produire de livres, ni susciter de réflexions. C’est sans doute aussi pourquoi l’écrivain tente d’apprivoiser ces papillons heureux qui volent au-dessus de sa tête par des rituels qui sembleront étrangers au profane. » (71)
Le son, la forme (Olivier Greif)
« Les sonorités ou les alliages de timbres inouïs ne m’intéressent pas pour eux-mêmes – par exemple pour le pur plaisir hédoniste qu’ils peuvent m’apporter – mais seulement s’ils traduisent une émotion infiniment plus vaste qu’eux ou s’ils témoignent d’états supérieurs de conscience, d’états visionnaires, d’états hallucinés. En eux-mêmes ils sont la chose qui m’occupe le moins en musique. J’ai, je crois, toujours privilégié la forme par rapport au son. La forme m’est une préoccupation fondamentale. Mais attention, elle ne m’intéresse pas davantage pour elle-même. C’est le rapport dialectique qu’elle peut entretenir avec l’émotion qui me passionne. La forme ne me touche vraiment entant qu’elle est créatrice d’émotions. »
Je note aussi un peu plus loin cette phrase très éclairante : « je suis un arbre aux racines juives et d’Europe du Nord, dont le tronc est français, et dont les branches s’étendent jusqu’au Japon. » (405). Seule l’allusion au Japon me reste un peu obscure. Tout le reste s’est révélé au cours de la traversée des années du Journal.
Hersant, enfin
Et voilà page 414, enfin, la réponse à la question que je me posais de plus en plus : quid de Philippe Hersant, tant il semblait qu’il pouvait y avoir des affinités profondes entre ces deux musiciens ? Eh bien, oui, plus que cela même. La rencontre est tardive mais enthousiaste. Olivier lui écrit après un concert, lui disant qu’il a tout aimé et tout admiré de tout son cœur, sans restrictions. Ajoutant qu’en dehors de Dutilleux et maintenant que Messiaen est mort, il est « le compositeur français vivant le plus important. » (Décembre 1998, p. 414).
Sur l’émotion
« Créer de l’émotion : tel est, en effet, le but quasiment unique de ma musique. Mais par émotion j’entends quelque chose d’excessivement haut et d’excessivement profond, et qui peut aussi bien combler l’intellect que les autres paramètres de l’être. Il y a, à titre d’exemple, une émotion presque insoutenable dans La Grande Fugue. "Émotion" n’a donc rien à voir, absolument rien à voir, avec "sentimental", moins encore avec "larmoyant". "Émotion" veut dire qu’une musique vous bouleverse, au sens où elle vous dérange, vous prend – parfois presque par effraction – et ne vous lâche plus. À ce titre, le conformisme est, à mon sens, l’exact opposé de l’émotion. » (416)
Conseil à un ami
A un jeune ami qui lui demande conseil sur un choix difficile, Olivier Greif répond : « ainsi cherche au fond de toi-même. Nous sous-estimons grandement les vertus du silence. Tant de réponse dorment en nous, que nous ne réveillons pas parce que nous ne savons pas faire silence et entendre la voix qui retentit là. Toutes les réponses, en réalité… » (430)
Data ?
Et soudain, cette étrange question : un chercheur, d’ici dix ou vingt ans, avec des programmes de traitements de données et de l’intelligence artificielle, pourrait-il faire mon portrait, voire continuer mon Flotoir ?
Un monde disparu
Très étranges, j’en parlais plus haut, ces pages où Jean Clair évoque ce qui fut sans doute une très brève expérience, quelques mois, quelques années, je ne sais, d’une vie dans une ferme en Mayenne, en cohabitation totale avec les animaux, vaches, poules, porcs, comme cela pouvait se pratiquer encore pendant la deuxième guerre (il est né en 1940, mais à Paris, dans le 6ème arrondissement et je manque d’éléments pour préciser les raisons de ces jours d’immersion totale dans la vie paysanne, qui semble être celle de sa famille). « Un autre monde, le monde animal, le monde des êtres animés, dont il ne reste rien. Un lien s’est rompu, qui ne se renouera pas et l’image de la crèche, bannie aujourd’hui des lieux publics, à l’image de l’Arche où chaque espèce animale est sauvée à l’égal des humains, ne se comprend plus non plus, alors que l’eau monte, à nouveau. Ces petites fermes étaient des arches de Noé, attardées, oubliées, échouées, dans le vide des campagnes, au bout des chemins si tardivement tracés. La présence de sources à peu près partout avait permis cet émiettement des habitations. Là où il y avait de l’eau, on pouvait vivre. Avec leurs animaux, leurs réserves de graines et de plantes, et même un plan de vigne, elles avaient été dans l’étendue des champs, de petits bateaux de sauvetage, alors que des énormes cuirassés montaient à l’horizon. » (86)
Venu de rien et curieux de tout
« Venu de rien, traversé par l’impatience à courir les pays étrangers et apprendre les langues qu’on y parlait (...) Ma première émotion à prononcer des mots d’allemand ou d’italien sans me tromper sur les accents, à correctement faire sonner les diphtongues… Il y avait une grande sensualité à découvrir, chaque fois, des saveurs si subtiles… mais sinon, attaché à rien, redevable de rien et curieux de tout, sans même une origine dont je pus me glorifier, d’autant plus apte à défendre celle dont je pourrais un jour me rendre le possesseur. » (91)
Livres évoqués :
Olivier Greif, Journal, Aedam Musicae
Jean Clair, Terre natale, exercices de piété, Gallimard
Philippe Jaffeux, Mots, Lanskine
Elfriede Jelinek, Winterreise, traduit par Sophie Herr, Seuil
Didier Cahen, Trois pères, Jabès, Derrida, du Bouchet, Le Bord de l’eau
Rédigé par Florence Trocmé le 20 août 2019 à 17h57 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Balises: André du Bouchet, Didier Cahen, Dylan Thomas, Edmond Jabès, Elfriede Jelinek, Jacques Derrida, Jean Clair, Olivier Greif, Paul Celan
Rédigé par Florence Trocmé le 13 août 2019 à 16h04 dans photomontages | Lien permanent
Olivier Greif
Continué ma lecture. Les remarques intéressantes se font plus rares et dieu que la religion (ou ses avatars) peut rendre les meilleurs carrément idiots ! Les lettres à « Guru » sont confondantes. Je dois dire que celles au prêtre catholique sont de meilleur niveau, sans cette dimension d’adoration idolâtre. Olivier Greif a pourtant un esprit critique très fin, en ce qui concerne la musique. Pourquoi ne l’applique-t-il pas à ses propres penchants mystiques, non pas pour les nier mais pour garder, à l’intérieur même de ce mouvement, sa liberté de penser.
Elfriede Jelinek
J’ai découvert qu’elle avait écrit un Voyage d’hiver, Winterreise (le titre allemand a été judicieusement conservé pour la version en français par la traductrice Sophie Andrée Herr) que j’ai immédiatement téléchargée sur ma liseuse. C’est un texte terrible qui est comme secrété par certains éléments des poèmes de Müller (l’auteur des poèmes de Voyage d’hiver de Schubert). Je trouve à propos de cet autre livre, Enfants des morts, cet extrait d’une critique parue dans Télérama qui rend bien compte aussi de ce que l’on peut ressentir en lisant Winterreise : « Mais que de vertiges jaillissent de sa langue compacte et drue, composée d'assonances, d'amalgames, de mots réinventés, torturés, triturés jusqu'à l'absurde. Jusqu'à l'inconscient. Jusqu'à la musique aussi, mais chaotique, mais vrombissante... Bouleversée depuis toujours par la Shoah (qui a exterminé une grande partie de sa famille), fascinée aussi par cette destruction industrielle de l'humain, l'écrivain-dramaturge-scénariste-poétesse a toujours cherché, de livre en livre, de pièce en pièce, à brasser les genres, les formes pour mieux formuler l'indicible. (Fabienne Pascaud - Télérama du 3 janvier 2007) »
A l’orée du texte cela : « Qu’est-ce qui se met en chemin, qui prend aussi mon chemin, qui me prend en chemin ? » qui pourrait aussi me servir comme autre exergue à l’orée de mon chemin à moi (encore un chemin !) et de mon travail.
À titre d’exemple de tous petits éléments inséminateurs qu’elle emprunte à Müller, « et maintenant ça crisse sur le toit avec l’enseigne fichée dessus, s’en détournent ceux qui n’ont rien, ceux qui doivent prendre la fuite, pour toujours » pour le deuxième poème, « La Girouette » et « Une larme. Toi, ô larme, que cherches-tu donc par là ? Voilà ce qui reste à dilapider, quand on ne possède plus rien d’autre : des larmes. » pour le troisième poème, « Larmes gelées ».
Temps et vie
Toujours d’Elfriede Jelinek : « Temps et vie ne font qu’un. Une autre vie que le temps est inimaginable, je veux dire, donnez-vous donc la peine de regarder ce temps qui, comment dire ?, passe et est simplement, qui est toujours tout en même temps, vu qu’il passe. Qu’est-ce qui passerait mieux et plus vite que le temps ? Il passe toujours invariablement. Il passe toujours invariablement, peu importe, que ça lui plaise ou non d’être avec moi. Faut qu’il passe. Hélas, faut qu’il parte. Maintenant déjà ? Que c’est dommage. Non. Faut que le temps parte tout de suite. Ce que vous faites, ça lui est égal. Il ne s’est même pas assis, et déjà il faut qu’il parte. »
→ je pense qu’il me faudra lire la version originale de ce texte pour essayer de sentir le travail sur la langue allemande, violent, dur, sans concessions, que fait Elfriede Jelinek.
Herta Müller, Elfriede Jelinek, Christa Wolf…. trois femmes écrivains majeures de langue allemande.
Olivier Greif
Oui je continue vaillamment ma lecture sautant à pieds joints sur les innombrables passages à connotation mystique, constatant à quel point l’usage du mot amour est déprécié. Mais sur la musique, il reste souvent profond et très pertinent. Il aime Richard Strauss et écrit des Métamorphoses : « Quelle œuvre magnifique que celle-ci, comme un adieu irrévocable, désespéré et détaché à la fois – la fermeture d’une parenthèse – à tout un pan de la pensée européenne. » (p. 161).
Semblable à une abeille
« Je me demande parfois où vont aller ces mots, ces notes, [nous avons la réponse !], que jour après jour j’aligne sur le papier, dans la solitude... À quoi servent-ils et quand seront-ils lus ? J’ai le sentiment d’être semblable à une abeille, produisant inconditionnellement son miel, loin du regard de ses futures consommateurs ! Mais il est des créateurs qui sont à la fois l’abeille, l’apiculteur, le distributeur et l’épicier de leur propre miel. Assurément, je ne suis pas de ceux-là. » (p. 165)
Albéric Magnard et Sibelius (Olivier Greif)
Et ensuite, il dit tout le bien qu’il pense d’une œuvre d’Albéric Magnard et rend compte de son rapport à Sibelius, distance d’abord puis passion ensuite, ce qui semble un parcours assez classique, curieusement, il faudrait en comprendre les raisons, quant à l’œuvre de ce musicien. Je suis heureuse de voir Olivier Greif parler de la 4ème symphonie dont le début est pour moi une des choses les plus fortes que je connaisse en musique. « D’un radicalisme tel, écrit Olivier Greif, qu’il peut laisser perplexe même les mélomanes qui adhèrent au restant de la production de l’auteur, tant il représente le point ultime d’une certaine recherche qui lui est particulière. » (p. 165)
Ici l’éditeur du texte (qui est en fait le frère du compositeur, Jean-Jacques Greif) renvoie à un grand texte sur Sibelius disponible sur le site Olivier Greif. Il y est en partie répondu à la question que je posais un peu plus haut : « Quelle recherche, d’ailleurs ? En quoi consiste-t-elle ? Et quel est le mystère de ce créateur à la fois si simple et si complexe, si populaire et si hermétique, si discrètement conservateur et si profondément moderne ? Sibelius fait partie de ces compositeurs dont la musique ne s’impose que rarement à l’auditeur, parfois même à la suite d’écoutes répétées. Pour ma part, j’ai entendu ses symphonies pendant un certain temps, avec un préjugé nettement favorable, qui venait de ce que des personnes, dignes de confiance m’en avaient dit, sans que rien en elles ne m’émeuve, ni ne retienne mon attention. Jusqu’au jour où, sans doute parce que n’attendant plus rien, j’avais cessé de vouloir qu’elles s’imposent à moi – cela ajouté au travail de maturation qui s’était produit en moi à mon insu – je suis entré naturellement en elles, je me suis imposé à elles, comme par une sorte d’ouverture soudaine des sens. Ce fut un bouleversement. Mais un bouleversement tranquille, dont l’intériorité même venait cependant graver avec plus de force encore l’empreinte en mon cœur. »
Comme une distillation
Ce passage aussi, que j’ai repris dans les « Notes sur la création » de Poezibao, car ce qu’il écrit là me semble ne pas concerner seulement l’écriture de musique mais aussi l’écriture littéraire : « « La musique de Sibelius pénètre en nous, ou nous en elle, avec une telle douceur, comme par une sorte de distillation. Il nous suffit de constater pour l’instant que l’on y entre un peu comme en un club privé, dont les membres partagent des signes de reconnaissance communs : une certaine connivence culturelle, un certain raffinement de l’écoute, une certaine prédisposition tacite et silencieuse à se plier aux méandres de la musique ; toutes qualités obligées, d’ailleurs, sans lesquelles il serait même vain de vouloir entendre ce que le maître tient à nous dire, mais avant tout qu’il tient à dissimuler à la masse du public. Car nous voilà au point essentiel de ce qui fait l’art de Sibelius : sa haine de l’évidence. Ayant, par crainte de tout effet facile, de toute vulgarité, de toute séduction gratuite, de toute compromission, élaboré une sorte d’“esthétique du refus” (qui explique que ses phrases se cabrent sur elles-mêmes, s’interrompent, s’automutilent, n’aboutissent point, ou en un autre lieu de l’œuvre – où l’on a tout oublié d’elles – , que son discours est éclaté), il se livre a un travail créateur qui consiste à jouer, en un dialogue qui exige une complicité extrême, avec l’attente de l’auditeur, et à la contourner. Jeu de cache-cache entre ce que le flux naturel du discours musical induirait que l’on entende et ce que l’on va entendre en réalité : c’est dans cette faille infime et évanescente que naît et se développe une des expressions prédominantes du génie de Sibelius. Parfois, la subtilité de son refus est telle que nul autre que Sibelius lui-même ne peut la déceler. Il ne joue plus alors avec ce que l’on attend de sa musique, mais avec ce que lui seul craint que l’on en attende. »
Olivier Greif, Journal
Dix ans de consécration à sa recherche mystique, qui sont allés jusqu’à affecter sa création ! mais au seuil des années 90, et alors qu’il n’a plus que dix ans à vivre, il se remet à écrire de la musique. Et dans le Journal à ne parler presque plus que de ça, avec des vues très profondes et libres, qui sont souvent passionnantes.
Lettres mortes
Faire confiance à ce que l’on ressent, avant tout, quand on écoute de la musique. Savoir si on est « touché » au non. C’est en général très clair, très évident mais on ne veut pas toujours le savoir (tant d’enregistrements, parfois même des plus grands, sont lettres mortes).
Complexité, simplicité : « J’enlève des notes »
« Malheureusement, une complexité gratuite est souvent un trait propre aux "petits maîtres", écrit Olivier Greif dans son Journal. Les plus grands savent la vertu de la simplicité. Simplicité qu’il ne faut d’ailleurs pas confondre avec un simplisme que d’aucuns voudraient nous faire passer pour l’expression essentialisée du discours musical. La simplicité n’est pas un critère de valeur qui doit être appliqué à la quantité d’informations qui nous sont transmises dans une œuvre, mais à la lisibilité et à l’efficacité avec lesquelles ces informations nous parviennent (...) On pense à cette anecdote concernant Ravel. Interrogé à propos du sort de sa Sonate pour violon et piano, qui tardait tant à voir le jour, le maître répondit : "J’enlève des notes". En cela le génie est une maturité, et le talent une adolescence. »
→ Je suis frappée de voir à quel point toutes ces annotations d’Olivier Greif sur le travail de création musicale sont aussi pertinentes pour la création littéraire. Enlever des notes, enlever des mots.
Un rêve, pour une fois
J’ai toujours éprouvé beaucoup d’ennui, comme devant un corps étranger, en lisant les récits de rêve, pourtant fréquents dans la littérature et même sous la plume d’auteurs qui m’importent (je pense à Michel Butor ou à Hélène Cixous). Je ne résiste pas au plaisir de relever ici celui-là, noté par Olivier Greif dans son Journal : « 6 mai [1993] La nuit dernière, rêve amusant avec ma mère [Elle est décédée depuis plusieurs années]. Maman m'encourageait à poursuivre mon travail de compositeur et affirmait : "D'ailleurs, un nom qui commence par G est un atout pour un musicien. Vois tous les grands maîtres du passé dont le nom commençait par cette lettre. Cette déclaration péremptoire eut pour effet de déclencher en moi l'envie de réciter à toute vitesse le plus grand nombre de noms de compositeurs entrant dans cette catégorie : "Gluck, Grétry, Glinka, Gade, Grieg, Gretchaninov, Gounod, Galuppi, Gershwin..." À signaler que j'oubliais deux parmi les plus importants de ces messieurs : Gesualdo et Gabrieli, tandis qu'en revanche me revenaient à l'esprit sans difficulté des compositeurs à qui — est-il besoin de le préciser — je ne pense jamais à l'état de veille. Comme si le rêve, en nous affranchissant des barrières du mental, et notamment de la peur de ne point se souvenir, libérait du même coup des pans entiers de la mémoire. J'avoue que je ne trouvais dans cette litanie rien de bien rassurant quant à ma postérité. Ma mère dut s'en apercevoir, car elle répliqua instantanément dans un grand sourire : « Et Gach, Gozart, Geethoven, Grahms, Gagner, qu'en fais-tu ? » Elle semblait surprise par ces omissions. « Il y a aussi Cahler » ajoutai-je pour lui faire plaisir. Je me réveillai, riant de bon cœur. » (p.198).
Mitteleuropa
Cet extrait d’une autobiographie expresse d’Olivier Greif dans son Journal : « Je suis né à Paris en 1950 de parents qui, tous les deux, étaient originaires de cette Mitteleuropa, de ce formidable brassage de cultures, de minorités et de différences dont il faut bien reconnaître que, sur le plan de l’esprit, le meilleur de notre siècle est sorti. » (p. 204)
Cette Mitteleuropa qui est aussi un vrai aimant pour moi, tant de mes explorations littéraires, philosophiques, esthétiques et musicales m’y rattachent.
Olivier Greif, toujours : son thème récurrent
« Un motif descendant dont la tête est formée d’une tierce mineure et d’une quinte diminuée, et que l’on retrouve – plus ou moins modifié – dans une grande partie de ma production. » (p. 209)
Sur le quatuor
« Formation magique que celle du quatuor à cordes, qui parait posséder le don de rendre tout compositeur plus intelligent qu’il n’est, ou d’exalter la part la plus intelligente de sa créativité. Et s’il existait des alliances d’instruments au pouvoir alchimique transfigurateur ? (p. 210)
Son 4ème quatuor
Hier soir, pas envie de lire mais écouté une très belle émission de 2013 consacrée par Stéphane Goldet au 4ème quatuor « Ulysse » d’Olivier Greif. Une émission tellement intelligente, sans pédanterie, tellement profonde, une merveille. Quant à la musique de Greif, joué par l’ensemble Syntonia, elle est tellement forte et impressionnante que je n’ai pu écouter ce quatuor en entier.
Voyage d’hiver
Dans le programme d’un concert donné à La Philharmonie de Paris (en fait un spectacle d’Aix, 2014), je relève ces propos de Matthias Goerne à propos de Voyage d’hiver de Schubert : « Cette œuvre est composée d’un mélange de styles vocaux et d’états psychologiques très différents, je dois rendre compte de toutes ces facettes, des grands gestes musicaux, des passages arioso, des phrases quasiment parlées, des états contemplatifs, des moments d’introspection ou des instants de panique. Lorsqu’on chante ce type d’œuvres, et pas seulement Winterreise, il est essentiel d’oublier que l’œuvre existe et qu’il ne s’agit que d’une représentation, d’une reproduction. Le spectateur doit avoir l’impression qu’au moment où je chante le texte, je raconte une histoire de manière libre et improvisée. J’essaie de laisser le texte et la musique émerger librement, comme s’ils étaient dits pour la première fois, pour que l’on sente les pensées et les doutes apparaître entre les lignes. Il est essentiel que le récit soit dit naturellement et non pas chanté de manière consciencieuse pour le rendre parfaitement, ce qui serait tout simplement ennuyeux.
Il dit cela aussi : « C’est justement par ce caractère anonyme que Winterreise est apprécié un peu partout, quel que soit le pays, même si le public n’est pas germanophone. Rien ne sert de penser concrètement d’où vient ce voyageur : ce personnage ne vit que dans le présent, dans le présent de son errance, de ses pensées, des souvenirs qui le traversent. La seule interrogation sur son avenir est prononcée dans le dernier lied, Der Leiermann (Le Joueur de vielle), avec cette question sans réponse. Cette œuvre nous touche et nous convainc par tous les questionnements qu’elle soulève : qui suis-je ? Où vais-je ? Pourquoi ai-je ce sentiment de solitude ? Pourquoi est-ce que je reçois de l’amour et pourquoi, inversement, ne puis-je donner de l’amour à personne ? Ce cycle met en jeu ce qu’il y a de plus profond en chacun de nous. Nous avons tous connu, d’une manière ou d’une autre, ces interrogations effrayantes. Nous recherchons tous par moments davantage de chaleur, de contact, de compréhension ou de réconfort, ce désir d’un ailleurs. Et si ce personnage est un étranger en son propre pays, il n’est pas étranger au spectateur : chacun peut reconnaître en lui une partie de soi-même. »
Le noyau obscur
Je relève dans un article de Matthieu Gosztola pour Muzibao, cette très belle citation de Michel Foucault : « Le solide, l’obscur, la densité des choses closes sur elles-mêmes ont des pouvoirs de vérité qu’ils n’empruntent pas à la lumière, mais à la lenteur du regard qui les parcourt, les contourne et peu à peu les pénètre en ne leur apportant jamais que sa propre clarté. Le séjour de la vérité dans le noyau sombre des choses est paradoxalement lié à ce pouvoir souverain du regard empirique qui met leur nuit à jour. Toute la lumière est passée du côté du mince flambeau de l’œil qui tourne maintenant autour des volumes et dit, dans ce chemin, leur lieu et leur forme. »
Un fleuve en dégel
« Pendant un grand moment Une grande fille ressemble à un fleuve en dégel qui reprend son mouvement mais libère aussi les vestiges des catastrophes passées, jusqu’ici prises dans les glaces »
Critique du film Une grande Fille de Kantemir Balagov, par Thomas Sotinel, Le Monde du mercredi 7 août 2019.
→ parfois il nous incombe de réveiller ce qui est enseveli (sous la glace, dans les cendres, sous la terre, au fond des bibliothèques, etc.), au risque de découvertes magnifique ou macabres. Comme les cris de bataille gelés, dans Rabelais !
Adrien Goetz
Commencé à lire ce qui est présenté dans la presse comme un pamphlet, Notre Dame de l’humanité. Cette lecture et notamment ce beau début si évocateur de la terrible soirée du 15 avril 2019 font renaître toutes sortes d’impressions, d’images intérieures, de sensations et de pensées. Notre-Dame est « à la fois médiévale et romantique. Elle est de manière indissociable un chef-d’œuvre du XIIe et un chef-d’œuvre du XIXe siècle. Elle est gothique et romantique, nationale et populaire. Ce qui a brûlé, c’est cette dualité fondamentale. » (p. 22)
→ et tout ce court livre va s’attacher à donner conscience au lecteur de la face romantique de Notre-Dame. De manière érudite et passionnante, car cette démonstration est signée d’un professeur d’histoire de l’art à la Sorbonne qui est aussi un spécialiste du Notre-Dame de Paris de Victor Hugo.
Plus loin, Adrien Goetz écrit encore : « Notre-Dame de Paris n’est donc pas un monument du Moyen-Âge. C’est, Hugo l’a compris avant tout le monde, la succession visible des temps. » (p. 32)
→ magnifique formule que cette succession visible des temps, cela sans doute que cherchent un Georges Didi-Huberman et bien d’autres. L’œuvre, ce que le temps a fait d’elle, en bien et en mal, ce qu’il lui a apporté, ce dont il l’a recouverte et ce qu’elle est aujourd’hui, parlant à nos consciences d’aujourd’hui.
Cette charpente, cette « forêt »
« La charpente était d’origine, ce qui peut paraître stupéfiant – sauf pour la partie qui encadre la flèche et les bas-côtés, repris au XIXe siècle. C’était un trésor caché, une relique invisible du Moyen-Âge, d’une incontestable authenticité, que personne ne pouvait voir, très précieuse et très fragile. » (p. 23)
Un symptôme
Mais « Notre-Dame est un symptôme, celui d’une pathologie générale : à l’évidence, ce type d’incendie peut arriver ailleurs ». S’ensuit une véritable litanie de tous les incendies d’églises, de cathédrales, de châteaux, de musées des deux derniers siècles. « Ce qui émeut à Notre-Dame, c’est la conscience de la fragilité de notre rapport au passé » (p. 25)
Prise de conscience patrimoniale
Et s’il fut quelqu’un à l’origine d’une « vraie prise de conscience patrimoniale », ce fut bien Victor Hugo : « Victor Hugo connaît mal le Moyen-Âge, dont l'étude savante est encore balbutiante — l'École des chartes vient à peine d'être créée, sous le règne éclairé de Louis XVIII —, il compile à la hâte de vieux livres d'histoire de Paris et le dictionnaire biographique de Michaud pour inventer sa cathédrale avec des mots. Il commence à écrire en 1830, durant les journées révolutionnaires de juillet. Les Parisiens sont en insurrection. Il veut défendre les monuments. Son roman est une histoire d'amour, c'est aussi la plus belle réussite de ce genre si décrié que sont les "romans à thèse". Hugo est à l'origine, avec Notre-Dame de Paris, d'une vraie prise de conscience patrimoniale. Son cri d'alarme, écrit en 1825 et publié dans une version enrichie, en 1832, dans la Revue des Deux Mondes, "Guerre aux démolisseurs", est l'autre signe de cet engagement. "Démolisseur" mérite d'être pris au sens premier du mot : partout en France on abat des vestiges, qui ne signifient plus rien et qu'on a laissés aller vers leur perte. Les abbayes transformées en filatures, les couvents pris comme carrières de pierres, les églises abattues pour en construire d’autres, tout cela le désole. » (p. 28)
La flèche
Adrien Goetz qui a écrit son texte très peu de temps après l’incendie du 15 avril 2019, consacre ensuite un long moment d’écriture à la flèche et aussi à Viollet-le-Duc, dont il pensait la réhabilitation bien plus avancée qu’il ne le découvre aujourd’hui. « L’évocation de la flèche de Viollet-le-Duc, dans la semaine d’avril 2019 qui suit la catastrophe, attire les stupidités comme un paratonnerre. » [Il pourrait évoquer aussi le caractère conducteur des réseaux sociaux !]. « Tous ceux qui n’y connaissent rien trouvent des choses à dire. » (p. 40 et 41). Or « Le débat ne doit surtout pas être politique. Avec force, il faut le redire : il y a eu Victor Hugo et il y a eu Viollet-le-Duc. La "résurrection du passé" entreprise par Michelet, à la même époque, n’est certes plus celle que pratiquent les historiens d’aujourd’hui, mais il reste que Michelet est un immense écrivain. ». (p. 45). Et d’ajouter qu’il redoute de nouveaux « démolisseurs », ceux du patrimoine du XIXe. Un peu plus loin, il évoque l’état déplorable de l’église Saint Augustin dont on réhabilite enfin la façade. Il réveille le souvenir de mon effroi un jour que je déambulais dans l’église en attendant le début d’un concert d’orgue et où je découvris, derrière un confessionnal, une importante fissure du sol, une béance presque et son dévers en arrière. Comme si le mur allait s’ouvrir. J’ai sans doute ensuite redouté que le fracas de l’orgue en pleins jeux ne vienne ébranler cet édifice si fragilisé. Les trompettes de Jéricho en quelque sorte. « Quand ils sonneront de la corne retentissante, et que vous entendrez le son de la trompette, tout le peuple poussera une grande clameur, et le mur de la ville s’écroulera. » (La Bible, livre de Josué).
Un musée de l’œuvre
Adrien Goetz émet ensuite une magnifique idée, qu’il faudra porter à l’actif de ce livre : la création d’un Musée de l’œuvre Notre-Dame, sur le modèle de celui de Strasbourg. Pour lequel les bâtiments de l’Hôtel-Dieu en cours de désaffection de leur fonction hospitalière lui semblent tout indiqués. Il s’agirait de recueillir là tout ce qui concerne la cathédrale.
La tristesse de pensée, George Steiner
Allusion à Dix raisons (possibles) à la tristesse de pensée de George Steiner dans Le Temps de méditer de Christophe André. Je le charge sur ma liseuse. Très belle cette expression de « tristesse de pensée ». Cela démarre fort avec une très belle citation de Schelling : « toute personnalité repose sur un fond obscur, qui doit aussi servir de fond à la connaissance. » (Schelling, in De l’essence de la liberté humaine).
Commentaire de Steiner : « Dans toute pensée, selon Schelling, ce rayonnement primitif, cette "matière obscure" est une tristesse, une affliction (Schwermut), qui est aussi créatrice. »
→ pour baigner aussi intensément ces jours dans le Voyage d’hiver et sa genèse, je ne peux que souscrire à ce lien entre l’affliction, la matière obscure et la création, la nuit et le chemin en quelque sorte. Matrices.
Voyage d’hiver, Zender
Passé un long moment à écouter le disque Schuberts Winterreise de Zender, sur la chaîne du salon pour bien entendre tous les détails. J’aime ce travail sur les cordes et le souffle dans les instruments à vents, ces bruits, ces frottements, ces craquements, ces bruits presque spectraux que les quatuors de compositeurs du XXème siècle, Bartók, Chostakovitch, nous ont appris à apprécier à leur juste place, dans la panoplie des sons que peuvent émettre un violon, un violoncelle, un alto.
Zender dans le livre du disque et dans son livre parle à propos de son travail sur le Voyage d’hiver de Schubert d’une interprétation composée.
Voyage d’hiver, Zender, Être le musicien
Zender écrit que quand on dit « je joue Schubert » en fait on veut dire « je joue le rôle de Schubert ». Je n’en suis pas sûre mais il développe l’idée, que je trouve aussi chez Olivier Greif, que quand on joue une œuvre, l’idéal serait de faire comme si on était en train de la créer.
Il parle de Schubert, « cet homme merveilleux qui est né en son for intérieur au fil du temps » comme nous faisons tous, très petitement le plus souvent, naître à notre for intérieur. Il faudrait faire l’expérience du processus douloureux qui a conduit à cette création, autant pour Müller que pour Schubert. Le Voyage d’hiver exprimer la solitude à l’époque de la modernité [cf le tableau de Courbet, Le Désespéré, modèle de la couverture du disque de Zender, où Julian Prégardien adopte l’attitude du personnage du tableau. Il est sur mon bureau, sous mon écran, ce disque et m’invite à penser, sans cesse, à ce projet, à ce voyage d’hiver que j’entreprends.
« Ce n’est plus seulement la vie de l’individu Schubert, mais l’expérience d’une conscience plus profonde de notre expérience humaine. »
Toujours dans la notice bien faite du disque, un texte important de Seedorf, plus technique. Il parle précisément de la longue phrase introductive où l’on n’entend la musique de Schubert que par fragments. Il y a permutation de timbres, formule à retenir.
Voyage d’hiver / Sur-écoute
Il me semble qu’après avoir écouté attentivement Zender, l’écoute de l’œuvre originale est comme enrichie de toutes les interprétations qu’elle a reçues bien sûr mais aussi de cette interprétation composée de Zender.
Le bruit du temps et du monde
Je ressens soudain comme un peu artificielle cette mise à l’écart de tout ce qui concerne la marche du monde dans ce Flotoir. Non pas que j’ai envie de me pencher sur les rodomontades de tel ou tel, mais plutôt pour faire état de ce qui me parle le plus, notamment toute la question environnementale et climatique. Je découvre l’ampleur de ma passion végétale, alors même que ce qui concerne les animaux ne m’a jamais vraiment requise. Les plantes, la terre, les arbres, voire même l’agriculture, voilà qui m’intéresse de plus en plus. Et à propos de quoi je lis souvent beaucoup sans forcément en faire état ici. D’où cette idée d’inclure dans la liste des lectures, les quelques articles qui m’ont particulièrement frappée dans Le Monde que je lis avec toujours autant d’assiduité, depuis que j’ai 18 ans.
L’oreille de Van Gogh
Christine Jeanney m’écrit ce matin d’intéressantes réflexions à propos d’un livre de Bernadette Murphy qu’elle est en train de lire et qui s’intitule L’Oreille de Van Gogh, rapport d’enquête. Je recopie ici ses propos, car ils me semblent aussi concerner ma manière de travailler : « pour résoudre ce problème de l'oreille de Van Gogh (le "que s'est-il passé" de façon presque policière), B Murphy entreprend tout un travail historique mais en nous montrant les coulisses de ses recherches. J'aime beaucoup sa façon de faire et je crois que ce qu'elle met en pratique te plairait aussi : elle essaye d'engranger le plus de détails possibles, même sans liens, même sans pertinence visible à l'œil nu, parce qu'elle vise le "au cas où". Il est toujours possible qu'un tout petit détail devienne une clé de compréhension d'un détail plus gros. Par exemple, pour connaître la ville d'Arles à l'époque ou Van Gogh y habite, elle fait des tonnes de fiches, une fiche par habitant répertorié, avec le plus de renseignements possibles. Peu à peu elle arrive à reconstituer, avec toutes cette somme d'informations foisonnantes, des choses qui font sens, par exemple qui sont les gens dont Van Gogh peint les portraits. Elle dit aussi que pour un regard extérieur sa façon de procéder semble complètement chaotique, avec des tas de recensements et d'actes inutiles, mais que ça lui permet de travailler en cercles concentriques jusqu'à ce centre qu'elle vise, avec une meilleure compréhension du paysage large. »
→ j’ai souvent aussi ce sentiment de travailler en cercles concentriques, parfois loin à la périphérie, parfois plus près du centre et que tout doit être mis en orbite autour du noyau.
Ce sentiment ambigu, Olivier Greif
Très juste remarque d’Olivier Greif dans son Journal, alors qu’il réfléchit aux musiciens qu’il aime : « Il est des compositeurs dont il m'est aisé d'affirmer que je les aime pleinement, et pourquoi, et d'autres pour la musique desquels je n'éprouve pas grand-chose d'affectueux... Puis il en est encore d'autres, qui appartiennent à une troisième catégorie, pour lesquels mon sentiment est ambigu. Poulenc a toujours été de ceux-là. J'ai une grande sympathie, et même une certaine tendresse, pour sa musique, mais en même temps je ne puis dire qu'elle m'est indispensable, ni même préciser ce que j'aime en elle. À dire vrai, il m'est peut-être plus facile parfois d'y reconnaître ce que je n'aime pas. Et pourtant cette affection existe, dont le fait que je ne m'explique pas son origine n'enlève rien à la ténacité... » (p. 282)
→ souvent quand on est très jeune, on n’ose se permettre de ne pas aimer tel écrivain, tel compositeur, tel peintre jugés essentiels. Puis le temps passe, ces sentiments perdurent, envers et contre tout et on finit par leur donner raison, pour soi. Ce ne sont pas des œuvres qui me nourrissent, à moi elles ne sont pas essentielles, ou bien elles me rejettent même. Je me souviens aussi, toujours dans le très jeune âge, d’amis péremptoires décrétant qu’Arrau c’était nul, que seul Richter... etc. Le temps a passé, a mis les choses et les êtres à leur juste place et on réalise qu’on aurait pu se faire confiance. Il n’est jamais trop tard.
Les instruments d’époque, Olivier Greif
Même finesse et surtout même liberté de jugement en ce qui concerne la vogue du retour aux instruments d’époque. Olivier Greif écrit [en 1995] : « Le retour à l’utilisation des instruments d’époque, et d’une manière plus générale, la recherche de l’authenticité dans l’interprétions des œuvres du répertoire, ne se situent évidemment pas pour Norrington dans une perspective nostalgique ou répressive, mais sont amenés par la volonté de se débarrasser des mécanismes interprétatifs accumulés au fil du temps et de retrouver la fraîcheur d’écoute qui présidait aux premières exécutions de ces pièces. En d’autres termes, il s’agit pour Norrington de diriger ces musiques comme si elles avaient été composées de nos jours, ce qui – soit dit en passant – devrait être le cas de toute interprétation musicale digne de ce nom. » (p. 289)
La pensée triste, George Steiner
Difficile et passionnant Steiner en ses dix étapes explorant une par une Dix raisons (possibles) à la tristesse de pensée. Il y a notamment cette idée que la tristesse viendrait d’un double constat : la pensée est à la fois ce qu’il a de plus intime, de plus personnel, voire d’inaliénable en chacun de nous et en même temps, elle est totalement commune, banale, universelle. Ce que nous pensons a été pensé des milliards de fois sans doute. Une pensée originale est un fait rarissime, Einstein disait avoir eu en tout et pour tout deux vraies idées dans toute sa vie. « Penser est suprêmement nôtre ; enfoui au plus intime et au plus profond de notre être. C’est aussi le plus commun, usé et répétitif des actes (...) car nous sommes nés dans une matrice linguistique qui est historiquement héritée et que nous possédons en commun. Les mots, les expressions que nous employons pour transmettre notre pensée, que ce soit intérieurement ou extérieurement, relèvent d’une monnaie commune. Ils démocratisent notre intimité. À l’état embryonnaire, pour ainsi dire, le dictionnaire inventorie la quasi-totalité de la pensée, réelle et potentielle. Laquelle, à son tour, se compose d’assemblages combinatoires et de choix effectués parmi des jetons préfabriqués. Il se peut que les règles grammaticales et les précédents disponibles (les pièces de Lego) prédéterminent, contraignent l’immense majorité de nos actes de pensée et expressions de notre conscience. Les potentialités de construction sont multiples, mais aussi répétitives et bornées. »
→ et en même temps, je fais cette expérience, prendre quelques mots de cette citation, par exemple : « nous sommes nés dans une matrice linguistique qui est historiquement héritée » et l’inscrire dans un moteur de recherche. Ce dernier extraie une seule occurrence de cette phrase, faite de briques universelles mais en même temps, en seulement onze mots, totalement propre à George Steiner (ou plutôt ici à son traducteur, Pierre-Emmanuel Dauzat, dont le nom est scandaleusement peu apparent dans le livre).
→ et que j’aime qu’il termine chaque chapitre par une variante de cette idée de tristesse, en allemand.
Chapitre 1 : Un premier mobile de Schwermut, d’affliction.
Chapitre 2 : Une deuxième cause de unzerstörliche Melancholie, d’« inaltérable mélancolie ».
Chapitre 3 : Une troisième raison de cette anklebende Traurigkeit, de cette « tristesse inséparable ».
George Steiner, Dix raisons (possibles) à la tristesse de pensée, Albin Michel, 2005.
Compréhension et communication
Pour quelqu’un qui fait confiance, de manière souvent naïve aux mots, cette triple difficulté dans l’échange avec l’autre : ne pas être compris (pertes de compréhension dues à l’âge, à la maladie, à la fatigue..., choix d’un mauvais registre pour s’adresser à l’autre), ne pas être écouté (manque d’attention de l’autre, indifférence), ne pas être entendu (problèmes d’audition).
Unité et simultanéité, Olivier Greif
Olivier Greif écrit dans son Journal, à propos de son Quintette que « les éléments apparemment hétérogènes composant ce Quintette ne s’y trouvent que parce que je veux qu’ils induisent en l’auditeur un concept qui m’obsède en tant que créateur et qui marque une grande partie de mon travail : l’unité – voire la simultanéité – de tous les instants du monde de tout temps et en tout lieu. » (p. 306)
La dictée automatique a joliment traduit Quintette en coin tête ! Erreur évidemment due à ma mauvaise prononciation, kointette et pas kintette !
Jean-Louis Schefer
Un petit retour à cet auteur dont le Flotoir a beaucoup célébré ces derniers mois le livre Le Ciel peut attendre, via un bel article de Marc Lebiez dans En attendant Nadeau. Beau « chapeau » en premier lieu ! : « Jean-Louis Schefer n’a pas de méthode mais il s’impose une discipline. Le matin, il écrit une sorte de journal de travail dans lequel ne figurent que très peu de dates et pour ainsi dire pas de repères temporels. Nous qui le lisons percevons moins la contrainte du diariste que l’éclat d’un causeur, comme aurait pu être un Diderot. Il parle de peinture et voici que l’on est en pleine théologie médiévale, emportés de Panofsky à Augustin via Poussin et Vico. ». Que l’on peut compléter ainsi : « On ne sait trop si Schefer s’est vu principalement en commissaire tenant registre de son commerce intellectuel, ou comme quelqu’un qui s’appuie à la sorte de rampe d’escalier que serait pour lui sa discipline d’écriture quotidienne. Acceptons l’ambivalence du titre. ».
Je relève aussi : « Il en va toujours ainsi avec les livres de Jean-Louis Schefer : ils progressent par associations de pensées qui sont principalement des associations de lectures. S’il a « essayé toutes les philosophies », il n’en a « gardé que la démarche et le mouvement, non les catégories ». Ainsi lit-il : en quête de la démarche. Aussi n’y a-t-il pas paradoxe à dire que « l’amour est la seule raison de [s]on travail », à la fois raison d’être et méthode – au sens premier de ce mot grec, celui de « cheminement ». Son « unique méthode, précise-t-il, consiste à savoir écrire de toutes les langues ». Rien là d’une prétention absurde ou des illusions d’une polyglossie qui se croirait généralisée – même si Schefer a aussi publié plusieurs traductions, de l’allemand, de l’espagnol, du latin, et qu’il aurait pu le faire aussi de l’italien et sans doute d’autres langues. Il s’agit plutôt d’une ouverture vers tous les horizons, livresques en particulier, qu’un travail en cours lui suggère. »
Travail sur le temps, Olivier Greif
S’adressant à Gérard Condé (le livre inclut de nombreuses lettres, en général très intéressantes d’Olivier Greif, qui est bel et bien sorti de ce silence de dix ans et qui semble au contraire en pleine activité créatrice. Nous sommes en 1996, il est déjà atteint par la maladie mais il ne se doute sans doute pas qu’il n’a plus que quatre ans à vivre), Olivier Greif le remercie pour ce qu’il lui dit sur son travail sur le temps : « Je suis en effet très concerné par le pouvoir qu’a le compositeur – comme l’écrivain, du reste – en jouant sur l’interaction entre durée objective et durée subjective, de « dilater le temps » (...), de soulever littéralement l’auditeur au-dessus du découpage arbitraire qui a été fait du temps ici-bas, de le mener vers ces espaces intérieurs où l’on ne perçoit plus le temps en tant que processus linéaire, chronologique, ni même en tant qu’une succession d’instants éternellement renouvelés, mais comme le Maintenant Éternel, un état où Instant et Éternité fusionnent en un hors-temps jouissant en permanence de lui-même. » (p. 313)
→ Il se pourrait précisément que ce soit la question du temps, dans toute sa complexité, qui constitue une part de l’attrait irrésistible de la musique.
Questions de langage, Olivier Greif
Dans la même lettre, il dit à son interlocuteur qui ne s’est jamais soucié des questions de langage : « tonal, atonal, sériel, post-sériel, spectral, post-moderne, néo-classique, tout cela m’est égal et me semble un faux problème. Depuis quand, en effet, est-ce l’évolution des styles qui détermine celle de la pensée et, partant celle de la modernité ? Le style est la conséquence d’une avancée de l’esprit, il n’en est pas le moteur et ne l’a jamais été. C’est l’un des drames de notre époque matérialiste que de sacrifier sur l’autel du style les autres paramètres qui entrent dans l’élaboration d’une œuvre, et singulièrement le plus essentiel, celui d’où découlent tous les autres : la part originale, irréductible, de vérités créatrices propres à chaque compositeur. »
Le sens du temps, Olivier Greif
Olivier Greif s’arrête longuement de manière très éclairante sur une interprétation qu’il a entendue du Quintette avec deux altos en sol mineur de Mozart (ici par les Amadeus) : « ce chef-d’œuvre absolu contient certains des passages à la fois les plus désespérés et les plus métaphysiques jamais composés par l’homme (coda du premier mouvement, section en sib mineur et mib mineur du mouvement lent, introduction du final…) et résiste à tout, y compris à une interprétation somme toute assez moyenne. Et pourtant il n’y manquait pas grand-chose. Tout y était, ou presque : les notes, phrasé, l’expression, l’émotion même… tout sauf l’une des vertus les plus essentielles à la vérité du discours musical (et pour cette raison l’une de celles que l’on trouve le plus rarement chez les interprètes) : le sens du Temps et de la durée. Savoir le temps de vie de chaque note, savoir distribuer un trait ou une ligne dans le temps pour que sa courbe épouse la respiration naturelle de la phrase, savoir animer un accelerando ou calmer un ritardando sans que transparaisse la moindre volonté personnelle, faire en sorte qu’un silence soit un vrai silence et non un simple arrêt où frémit déjà l’anticipation des notes à venir (ce qui manquait particulièrement dans le sublime mouvement lent, le discours se raréfie sous le coup de l’émotion, son fil devenant si ténu qu’il finit par être dévoré par le silence…) bref, connaître le poids du Temps (les Allemands disent : Zeitmasse) et sa répartition au cœur du phénomène musical. Ceci ne peut s’obtenir qu’en prenant conscience du fait que le silence est la source et l’aboutissement de toute manifestation sonore et que, partant, toute manifestation sonore en est porteuse. Je ne pense pas que l’on puisse avoir le sens du Temps et de la durée en musique sans avoir développé – même inconsciemment – une certaine aptitude au silence intérieur. (p. 314).
En passer par les extrêmes
Dans une autre lettre, O. Greif écrit ces mots qui s’adressent à mon sens à tous les créateurs et pas aux seuls compositeurs : « J’ai toujours considéré la volonté et la capacité d’un créateur d’aller jusqu’au bout d’une idée comme une vertu en soi, une vertu qui suffit à donner à cette idée une légitimité, une force de conviction, qu’elle n’aurait pas sans cela. Ne m’insupportent vraiment que les créateurs qui veulent parvenir (ou demeurer) au milieu sans passer par les extrêmes. La médiocrité n’est rien d’autre que cela : la peur d’aller trop loin. Pourtant, combien d’idées ont échappé à la masse tout simplement parce qu’elles ont été poussées jusqu’en leurs derniers retranchements ! Voilà ce qu’il faudrait enseigner dans les conservatoires : comment apprendre son art à partir des exceptions, et non des règles. Ce que Stefan Zweig dit autrement et fort bien dans son livre sur Nietzsche : "seule la démesure permet à l’humanité de reconnaître sa mesure." » (p. 323)
→ à rapprocher de deux fortes citations de Thomas Bernhard relevées à l’instant sur twitter (oui il y a des choses intelligentes parfois sur les réseaux sociaux !). « "D'un autre côté, comme je le sais sans l'ombre d'un doute par l'expérience de toute ma vie, les pensées absurdes sont souvent justement les pensées les plus claires, et les plus absurdes les plus importantes de toutes. » cité par Didier da Silva et complété par Laurent Margantin : « J'en reviens de plus en plus à cette vieille idée à moi selon laquelle il n'y a pas de plus belle chose que de posséder une tête folle. » Thomas Bernhard, lettre à son éditeur Siegfried Unseld, 9 septembre 1965.)
La réception de l’œuvre
Olivier Greif après s’être arrêté sur la terrible indifférence qui a accompagné Schubert de son vivant, écrit : « Surgit l’unique question qui vaille d’être posée : quel sort réservent aux éventuels Schubert d’aujourd’hui ceux-là même qui encensent le Schubert d’hier ? Je réponds : le même qu’hier, probablement. Rien n’assure en effet que Schubert, vivant aujourd’hui (et employant un langage musical contemporain, naturellement,) recevrait un meilleur accueil qu’il y a deux cents ans. Non, rien ne l’assure, même si, j’en conviens, rien n’assure du contraire. J’en suis à me demander si la ferveur du public d’aujourd’hui à l’égard du créateur d’hier n’est pas une façon dérobée d’occulter le face-à-face avec la création d’aujourd’hui, de refuser un engagement esthétique personnel et le risque de se tromper qu’il implique (laisser filer un nouveau Schubert, par exemple), une manière de masquer notre indifférence, notre surdité, notre lâcheté, nos certitudes, en un mot : notre ignorance. »
→ Il est évident que cela demande un effort d’écouter la musique d’aujourd’hui, de sortir de ce que l’on appelle aujourd’hui assez vilainement sa « zone de confort ». Réitérer l’écoute de Schubert est moins dérangeant qu’écouter Olivier Greif ! Même si l’on n’en a jamais fini avec Schubert, ce qui est aujourd’hui l’objet principal de mon attention et de mon travail, et cela pour de longs mois. Il est d’ailleurs fascinant de voir comment, lorsqu’on a une œuvre presque constamment en tête, elle agit comme un aimant qui attire maints éléments vers elle. Je repense à ces propos d’Annie Zadek : « Écrire contemporain, ce n’est pas faire table rase du passé (processus d’exclusion) mais bien plutôt me situer comme héritière (de l’histoire de la littérature, de l’histoire de l’art, de l’histoire tout court), dans un processus d’accumulation où rien n’est exclusif de rien ».
→ Et comme est émouvante une petite note de Jean-Jacques Greif, frère du compositeur, éditeur de ce monumental et fascinant Journal : « Le frère du nouveau Schubert espère qu’il ne faudra pas un siècle pour que l’on commence à apprécier ses œuvres. »
Bel éloge du livre !
« Retour chez mon père (rue de Varenne) par la rue Jacob, la rue des Saints-Pères, le boulevard Saint-Germain et la rue du Bac. La belle, intelligente balade ! Je ne peux m’empêcher d’être attiré par les devantures des librairies et de m’y attarder. Le livre me fascine. Il exerce sur moi un attrait auquel je ne sais – ni ne veux – résister. Il constitue d’ailleurs mon poste budgétaire principal. La vue d’un livre de qualité suscite en moi une émotion profonde. Quant à l’intérieur d’une bonne librairie, n’en parlons pas… Un frémissement très subtil, par quoi s’annonce le sentiment d’être happé à l’intérieur par une force ascendante. Presque la sensation d’être à côté de moi-même. Cela tient, je crois au fait que la littérature est le seul art où, grâce au livre, nous pouvons tenir entre nos mains et emporter partout où nous allons l’œuvre telle que l’a voulue, rêvée, son créateur (en ferions-nous autant avec un tableau, une sculpture ?), parvenue à son état définitif, auquel rien ne manque sinon son lecteur. Une partition de musique reste incomplète si elle n’est pas jouée... ». (p.338)
Trois pères (Didier Cahen)
Je suis intéressée et touchée par ce livre de Didier Cahen où il célèbre sa rencontre avec ceux qu’il appelle ses pères, Edmond Jabès, sur lequel il a tant travaillé et écrit, Jacques Derrida et André du Bouchet. Et pourquoi ne pas commencer ces notes par la très belle anecdote concernant les fameux Carnets d’André du Bouchet : « Rappelez-vous cette histoire parfaitement symbolique d’un du Bouchet qui retrouvera, un an après l’avoir perdu, un de ses carnets au pied d’un arbre. Il le mit à sécher sur les rayons de sa bibliothèque. Une nuit, il fut réveillé par le bruit insolite d’un immense papillon qui volait dans la chambre. Il s’était échappé d’entre les pages du carnet qui lui avait servi de cocon. »
→ Comment ne pas penser à cette tradition qui veut que les papillons soient les pensées des morts !?
Le livre est composé d’une introduction en deux temps, dont une cinquantaine de pages qui évoquent la rencontre (dans le cas de Didier Cahen ce fut une rencontre réelle), avec les trois pères dont il est ici question. Elle est écrite sous forme d’un dialogue ou d’un entretien imaginaire. Ces pages sont vivantes, rendent les personnages très présents, Didier Cahen se met, il me semble, à sa juste place, sans non plus escamoter sa présence auprès des trois auteurs, sans nier à quel point, quand il les rencontra, il était encore très jeune non seulement en âge mais dans son développement personnel et intellectuel, à quel point aussi chacun à sa manière l’a aidé à se trouver, ou plus exactement à mieux se chercher. Il a cette belle formule à propos d’un livre de Derrida qui devrait encourager à lire ce qu’on ne comprend pas. Évoquant sa première rencontre avec le livre L’Écriture et la différence, il note : « Je n’y ai rien compris mais j’en ai tout retenu ». (p. 20) et il préconise au fond ma méthode en face des livres difficiles : « Mais oui, infiniment parlant, pourvu qu’on fasse l’effort de s’y abandonner, de se laisser porter... » (p. 20 encore). De ces trois écrivains, il montre qu’ils n’ont pas « été des maîtres en un sens ordinaire, mais ils ont été assez ouverts à leur altérité, à leur propre étrangeté, pour nous permettre de suivre leurs traces, de leur emboîter le pas (...) sans être sûrs de rien, sans le moindre acte d’allégeance : en exerçant seulement cette liberté bien ordonnée, qui commence par soi-même ! Moins des figures à recopier, que des visages à scruter, questionner, dessiner, si l’on reprend le beau terme de Levians. » (p. 25)
Une sorte d’aveu, profondément émouvant
Bien sûr, ces trois figures sont juives. Bien sûr Didier Cahen est juif. Mais il a la très profonde et troublante honnêteté de se situer, en profondeur, par rapport à ses origines juives. D’explorer le malaise que cela suscite en lui, le non-circoncis, donc affecté par cette « non-blessure qui marque les enfants juifs nés après-guerre, tombés dans l’après-guerre ». De sa famille, dit-il encore, personne n’a été déporté : « cela crée une situation assez inconfortable, jamais vraiment nommée, non-dite, post-conflictuelle (...) alors si j’en reviens à mon sujet, le vrai sujet du livre, comment ne pas coller à cette famille toute symbolique où l’un est toujours plus ou moins juif que l’autre, ce qui minore, relativise le judaïsme de tous. « (p. 24)
→ il y a là un immense nœud de culpabilité, qui affecte tous les survivants, y compris les fils et filles de déportés, il me semble qu’Annie Zadek l’évoque dans Contemporaine, mais aussi tous les juifs qui ont été préservés de l’extermination et même bien au-delà, nous tous. Et particulièrement parmi nous, ceux qui se sentent tellement concernés sans s’attribuer la moindre légitimité bien sûr à l’être. À vivre aussi, même très petitement, très modestement, cette souffrance-là. Sujets terriblement délicats, qui engage notre humanité.
Rendre grâce
Toujours à propos de Jabès, Derrida et du Bouchet, D. Cahen se demande : « Comment leur rendre grâce ? J’y vois, pour ma part, le point de départ de ce présent volume : quid de cette ineffable "réson", qui depuis n’a cessé de m’accompagner et de me faire vibrer ; que dire de ces accords qui en trahissent ou en traduisent la source ? Comment capter l’écho d’un puits sans fond ni rien ? Peut-être faudrait-il creuser autour de la musique ! C’était un autre point de rencontre, un de leur jardin secret ô combien partagé. » (p. 27)
→ Peut-être répondre avec cette citation de Jabès, faite par Didier Cahen : « Ne demande pas ton chemin à celui qui le connaît, mais à celui qui, comme toi, le cherche. » (p. 28)
Nouvel écho à Olivier Greif et à Thomas Bernhard
« La seule décision possible passe par la folie de l’indécidable et de l’impossible : aller où il est impossible d’aller ». C’est ce que fait le héros du Voyage d’hiver ! (p. 31)
De la méthode
Didier Cahen détaille sa méthode pour approcher ses trois « pères » : « Mêler nos voix et démêler les vies. Alors, j’ai tout misé sur la simplicité et la plasticité ! Avec cette idée fixe qui vire à l’obsession : montrer le travail de la vie à l’œuvre. D’où la nécessité de varier les registres : entretiens, dialogues… à plusieurs voix, citations "remixées", etc. J’y vois la chance d’éviter de tomber dans je ne sais quel cliché, voire d’inventer des personnages trop lisses, trop prévisibles, factices. Pour les portraits-robots ou les caricatures – Jabès en vieux sage égyptien, Derrida en déconstructeur compulsif, du Bouchet en poète intouchable – Wikipédia fait parfaitement l’affaire. Devant la plasticité de tels sujets, mieux vaut varier les angles, multiplier les prises de vue, quitte à laisser parler mes interlocuteurs et ceux qui les ont côtoyés (...) Comment mieux voir les ombres, mieux détacher les lignes, trouver la profondeur de champ, faire preuve de doigté nécessaire. En un mot comme en cent : les présenter, mais en les laissant faire ! Qui d’autre pour dire ce qu’ils sont, ce qu’ils font, où ils vont ; quoi d’autre que ces "autoportraits", guillemets, pour retrouver leur vérité première, le feu sacré qui brûle à l’intérieur ? Mais sans omettre les faits et la chronologie. Pas d’autres façons de leur être fidèle : faire ce qu’ils font et tout autant ce qu’il semble interdire. J’espère ainsi les rendre plus accessibles. » (p. 34)
Les livres évoqués
Olivier Greif, Journal, Editions Aedam Musicae
Didier Cahen, Trois pères, Jabès, Derrida, du Bouchet, Le Bord de l’eau
Jean-Louis Scheffer, le Ciel peut attendre, P.O.L.
Annie Zadek, Contemporaine, Créaphis
Elfriede Jelinek, Winterreise, traduit par Sophie Herr, Seuil
George Steiner, Dix raisons (possibles) à la tristesse de pensée, Albin Michel
Adrien Goetz, Notre-Dame de l’humanité, Grasset
Rédigé par Florence Trocmé le 13 août 2019 à 16h02 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Balises: Adrien Goetz, André du Bouchet, Annie Zadek, Didier Cahen, Edmond Jabès, Elfriede Jelinek, George Steiner, Jacques Derrida, Jean-Louis Scheffer, Olivier Greif