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Rédigé par Florence Trocmé le 22 septembre 2019 à 12h47 dans photomontages | Lien permanent
Antoine Emaz et la critique
Jean-Pascal Dubost, préparant une série intitulée Disputaison sur la possibilité d’une critique négative, m’envoie ce bel extrait de Lichen, lichen d’Antoine Emaz : « Ça m'amuse toujours de voir un poète se cabrer devant une critique, même avancée doucement, sans remise en cause de l'ensemble du livre. On peut parfaitement comprendre cette réaction ; arrivé au bout de ce qu'il pouvait faire, l'auteur ne peut que se sentir blessé par toute attaque. Mais je reste amusé par la contradiction : je veux des lecteurs, mais je veux que les lecteurs lisent comme je veux. Autrement dit, je veux des lecteurs comme moi. Qu'il y ait cette violence immédiate sitôt qu'on égratigne le livre, cela me laisse rêveur. Le lecteur prend ce qu'il veut, comme il veut, selon sa situation, sa culture, sa mémoire, son désir... Il a parfaitement le droit de ne plus lire ou d'être énervé, dégoûté, gêné... Toute critique, au contraire, me semble bonne à prendre, pour une raison simple : elle relance le questionnement alors que l'éloge l'arrête, et on n'avance plus. Côté "Gant de crin" nécessaire »
Un postulat d’Olivier Greif
Dans une lettre au musicien Marc Minkowski, Olivier Greif écrit : « Vous faites de la musique comme j’ai toujours souhaité que l’on en fasse : par un processus d’appropriation qui pose comme postulat que le compositeur que l’on interprète – de quelque époque qu’il soit – est notre contemporain. Chez vous, l’approche "baroquisante" ne consiste pas à retourner deux ou trois siècles en arrière, mais bien au contraire à projeter les œuvres du passé deux ou trois siècles en avant. Authenticité ne signifie plus alors respect de la partition, un respect qui risque à tout moment de devenir sclérosant et castrateur, mais un amour vivant dans lequel la fidélité au texte – en nous ramenant au cœur même des émotions qui ont engendré l’œuvre – est un tremplin incomparable pour notre imagination. » (440, comme le la du diapason mais pas toujours pour Minkowski je pense !)
De la douleur
Dans une note très émouvante, Olivier Greif répond à une correspondante qui s’étonne de la douleur contenue dans certains des titres de ses œuvres : « La douleur fait partie intégrante de ma vie, et pour deux raisons au moins. D’une part je crois qu’elle est liée à mes origines (juives d’Europe centrale). On peut gloser sans fin sur la transmissibilité par l’hérédité de facteurs aussi subjectifs que celui-là ; le fait est là. Ma sensibilité résonne à certains aspects de cette culture telle une harpe au vent. J’ai eu beau m’en défendre pendant toute une partie de ma vie, cette résonance subtile – qui est une appartenance – m’est revenue plus récemment avec force. De l’autre la douleur est chez moi – j’entends : essentiellement dans ma musique même si cela se vérifie aussi dans ma vie – un moteur primordial sur le chemin qui mène à la lumière. Je ne vois pas la douleur comme une manifestation de l’ombre, je la vois comme une intensité. » (446)
Temps et mémoire
« Qu’on le veuille ou non, que l’on en soit ou non conscient, l’œuvre de musique joue avec la mémoire. La mémoire est son ferment. La mémoire est ce qui féconde et structure l’existence même de la forme musicale et de son développement. Pour comprendre l’essentiel de l’histoire de notre musique occidentale depuis l’âge classique, -singulièrement depuis l’apparition de la forme de "l’allegro de sonate"-, c’est-à-dire du "bi-thématisme dialectique" –, il est fondamental de percevoir l’importance du rôle que joue la mémoire. Un auditeur sans mémoire est un sourd. Parce qu’il n’écoute la musique que dans son temps chronologique, et nullement dans l’espace de son temps psychologique. » (450)
De la création
« Souvent une œuvre me vient par le biais d’une idée toute simple (cela peut être un motif de quelques notes), que je griffonne sur un coin de page. Puis je n’y touche plus. Je la laisse se nourrir elle-même de l’air du temps, ou plus exactement : je la laisse agir comme un aimant, attirant à elle tout ce qui passe dans sa proximité. J’aime à allonger cette période où j’ai quasiment l’impression que l’œuvre grandit sans moi, selon un processus organique qui m’échappe. Quelques jours ont passé. Ça y est : l’idée a été fécondée ! Parfois je peux presque ressentir l’instant précis où cette fécondation se produit. L’idée est devenue un début. Je sais désormais comment commence l’œuvre. J’oserais dire : je connais son visage. Quelques mesures sont couchées sur le papier, tel un œuf. Impénétrables pour l’étranger, mais contenant, comme involuées en elles, l’œuvre tout entière. Toutefois le moment n’est pas encore venu de composer, ou plutôt d’écrire. Maintenant que l’œuvre est vivante, en gestation dans le ventre de l’imaginaire, maintenant qu’elle possède son identité, je ressens que je dois la laisser croître par elle-même, qu’intervenir – c’est-à-dire écrire – trop tôt équivaudrait à faire paraître au jour un enfant prématuré. Je retarde avec délice l’instant où je vais devoir enfermer l’œuvre derrière les portées de sa prison de papier en les fixant à jamais, la soustrayant à ce monde virtuel, est inaccessible aux néophytes, où elle est sans être, autrement dit : où tout est encore possible. »
Un peu plus loin, dans la même lettre, en 1999 :
« Notre métier consiste précisément à diminuer le plus possible la marge existant entre l’œuvre telle que nous pouvons la rêver et celle qui restera gravée dans la matière. Diminuer jusqu’à inverser la proportion, c’est-à-dire jusqu’à ce que l’œuvre incarnée nous semble – car nous en sommes réduits à des spéculations dans ce domaine – s’élever plus haut que ce que nous avions imaginé qu’elle serait, qu’elles nous surprennent comme nous aurait sans doute surpris l’œuvre rêvée si nous avions pu l’entendre. De même qu’il faut aux mystiques qui s’abandonnent à la volonté de Dieu, un extraordinaire travail de dépouillement de soi – il leur faut rien moins que renoncer à leur volonté propre – de même la réceptivité qu’exigent ces forces inspiratrices de la part d’un artiste pour transiter par lui implique qu’il abandonne une certaine part de sa volonté créatrice. Peut-être même toute. Au fond, il faut qu’il parvienne à ne plus vouloir que ce qui est voulu par l’œuvre. Mais faut-il encore qu’il apprenne à le savoir. Vous imaginez quel travail d’écoute intérieure, d’effacement progressif du vouloir, de patience, d’humilité, cet apprentissage représente ! » (Lettre à Agathe Audoux, le 30 juillet 1999), p. 458)
Insupportable
Rachmaninov insupportable (qu’on ne peut supporter) après Beethoven. Même sous les mêmes doigts, ceux de Pogorelich. Qui ressemble désormais à un moine tibétain. Alors Rachmaninov ?
Le premier mot (Jean Clair)
Poursuite de la lecture de Terre natale de Jean Clair. « Le premier mot, comme le premier amour, le premier visage, la première passion, et non de ceux qui viendront après et dont on cherchera toujours à retrouver la surprise et l’intensité, celui qui agite toujours la pensée quand on écrit, et qui murmurait déjà quand on n’avait rien dit. Son origine n’est pas à chercher dans le trésor d’un dictionnaire général, Le Larousse ou le Robert, mais son sens qu’on recherchera dans un dictionnaire étymologique, gardien des premiers spécimens, une Arche d’avant la submersion des eaux, antérieure aux Déluges des logorrhées d’aujourd’hui, lorsque Noé usait des noms qu’Adam, sur ordre de Dieu, avait donnés aux animaux. (...) L’étymologie offre la surprise et parfois l’émotion de ce premier instant, loin des errements qui ont suivi, un premier mot adressé à la langue, comme un serment qu’on s’efforcera de ne pas trahir. » (140)
Retrouver sa voix
« Pour retrouver ma voix, pour parler peut-être, il faut donc recourir à la possibilité de remonter par la langue aux origines quand, par sa naissance même, on se découvre sans origine. Etumos, c’est "le vrai, le réel, le véritable", disait Homère. Etumos, c’est le sens, à l’orée des mots, qui détient la vérité, un lignage pour ceux qui sont sans racines. Non pas les premiers mots de l’infans désarmé, mais les mots premiers d’une lignée dans laquelle on s’inscrit. Ulysse, le roué, est le polumetis, c’est Nemo, Personne, qui détient le savoir des etuma, ces choses vraies par lesquelles s’accomplissent les rêves, et détient le pouvoir d’ouvrir le cadenas fermé dans la bouche, qui vous empêchait jusque-là de parler. » (142)
Plusieurs langues
« J’ai fini par parler plusieurs langues dans l’espoir de découvrir en l’une ou l’autre un sens que les autres n’avaient pas. J’ai aimé vivre au Québec où l’on est si naturellement bilingue, à Vienne, où l’on parlait onze langues indifféremment, tout comme Elias Canetti, m’avait-il écrit un jour, se réjouissait d’avoir grandi en Bulgarie dans un pays où, de l’allemand à l’espagnol, on en parlait cinq ou six. Sauver sa langue, c’était en avoir toujours deux ou trois en réserve. » (143)
Rêver en langue étrangère
Très étonnant passage où Jean Clair raconte avoir décidé de quitter Harvard et de rentrer en France le jour où il découvrit qu’il rêvait en anglais : « Je ne rêvais plus de la même chose, je ne raisonnais plus non plus comme avant. Les associations avaient changé (...) L’inconscient, les associations, les songes, les mots d’esprit étaient sous la loi de la langue maternelle. On ne rêve que dans sa langue. Je décidai de revenir au pays maternel de mes rêves. » (144) - Nathalie de Courson a publié sur son site Patte de mouette un bel écho à cette note de Jean Clair.
Folie de la lettre imprimée
Plus loin, évoquant la découverte de la lecture, il parle d’une « sorte de folie de la lettre imprimée (...) quelque chose qui rappelait Le Livre idolâtre de Bruno Schulz que personne encore, à cette époque, n’avait lu. Qui d’autre qu’un petit Juif venu de la Hollande aurait pu me passer, après l’avoir souligné et crayonné, un exemplaire du premier recueil d’un poète qui s’appelait Yves Bonnefoy, en 1953 je crois, qui parlait d’une femme nommée Douve ? »
Il y est en effet question de la fascination du livre, à une époque où le livre de poche n’existait pas encore, Jean Clair le souligne. Lequel livre de poche a vu le jour également en 1953, en février. Souvenir pour moi de ce rayon de livres de poche, dont je sens encore l’odeur et vois les tranches colorées, dans la bibliothèque de la maison à la campagne et du choix fait avec un adulte tutélaire, déclarant, péremptoire « ça ce n’est pas pour toi ».
De son vrai nom
Belle et longue méditation sur les noms propres, ces noms croisés dans l’enfance, certains aux « sonorités étranges » qui alertent l’oreille du jeune garçon. Nombre d’entre eux sont des noms juifs et lui-même découvre un jour son propre nom « Reignier », gravé dans une petite église, « le même nom devenu Ranieri à Venise et Reginhardt, quand [il] partirai[t] vivre à Stockholm. Les noms voyageaient comme les personnes, franchissaient terre et mer, déguisaient leur orthographe, et laissaient ici et là une trace. Il s’agissait de leur rester fidèles, quitte à les déguiser. »
→ il y aurait sans doute une histoire passionnante, peut-être déjà écrite au demeurant, sur les noms et les prénoms juifs entre 1900 et 2000. Ces prénoms que certains Juifs, résidant par exemple en Hongrie, ont dû remplacer par d’autres.... et bien sûr toutes les transformations des noms sur les faux papiers, pendant la dernière guerre. Les déguiser, leur rester fidèles.
Du rire
Il n’est pas tendre pour le rire, surtout le rire contemporain, Jean Clair, citant Baudelaire : « le comique est un élément damnable et d’origine diabolique ». « Notre époque qui aime un rire énorme et permanent, grotesque, ininterrompu, placée sous la domination des bouffons, des pitres et des paillasses des plateaux de télévision, est une époque satanique, qui mourra dans les hoquets. Le rire est un étouffement. » (158)
→ Il faut sans doute faire une exception, que Jean Clair ne fait pas, mais cela ne m’étonne pas tant que ça, pour le rire des très petits enfants, avant qu’ils ne singent les adultes. Rires de pure joie, de pure présence.
Et on pourrait faire allusion aussi aux très jeunes enfants en lisant ces mots : « Il n’y a que les animaux à dévisager longuement et fixement les hommes qui leur font face, les yeux dans les yeux. » (160)
De l’immortalité
Et cette pensée qui m’a traversée si jeune, qui m’a fait fuir toute religion, toute eschatologie : « L’immortalité est un songe épouvantable. Je ne peux imaginer que dans mille ans, dix mille ou dix millions d’années, ainsi à l’infini, nous serions là, vivants, à devoir nous survivre... La mort met un terme à l’inimaginable enfer de ce qui ne finit pas. » (165)
Et revenant à Nietzsche, comme souvent dans ces pages, Jean Clair explique comprendre que le geste du philosophe « se jetant au coup d’un cheval que son patron martyrisait n’était pas le geste d’un fou, ni même l’annonce de sa folie prochaine, mais le signe d’une humanité quia avait touché sa limite. » (165)
Sur la lecture, encore et toujours
« Un livre dont la lecture ne me donne pas envie d’écrire aussitôt quelques mots, quelques lignes, quelques pages, est un livre inutile. La lecture est un échange où chaque mot se fait l’écho d’un autre, sa réponse peut-être. Dans le texte imprimé, on devine, plus ou moins visible par endroits, le texte caché qu’on va tenter de rétablir. Ainsi se crée cette chaîne ininterrompue des mots qu’on appelle "littérature" mais qui est une parole interprétée sans fin, par-delà les années et les lieux. Tout lecteur, comme tout écrivain, reprend le fil, il continue, il prolonge, en espérant que Shariar, au matin, voudra bien surseoir à sa mort et lui permettre de reprendre la suite. Un livre à lire, un livre encore à trouver ce matin, un livre comme une main qui va vous aider à vous lever, et si je l’ouvre, la journée pourra se passer, supportable enfin, contenue tout entière dans la tête d’un autre, et le fil ne sera pas rompu. » (274)
Et écrire
« Écrire, c’est entrer dans un temps délivré du temps. On écrit, et du temps soudain, on s’échappe, et l’on continuera d’écrire, on poursuit, délivré du temps. La pendule n’a pas cessé de tourner mais sur le papier, un fil échappe au circulum diaboli du temps. L’écrivain possède un pouvoir qui a affaire avec les débuts, avec la naissance des mots, avec le bruit de la langue, si puissante, dans son murmure, que ni les hommes d’action, ni les hommes politiques, de ceux qui croient dans leur discours peser sur nos vies et emporter nos décisions, ne possèdent. La force du for intérieur est le murmure des origines, que la lecture, comme une prière, déroule et permet au monde de continuer d’exister. Les mots que l’on écrit disent toujours, peu ou prou, nos dernières volontés – et leur vigueur naît de cette nécessité. Mais l’on peut toujours modifier ces derniers mots. » (278).
Ce livre
Certains chapitres de ce livre de Jean Clair sont admirables, d’autres très décevants, à la limite du lieu commun sur la déréliction du monde et la décomposition des mœurs. Ainsi du chapitre autour de Venise. N’y allons plus, rêvons la !
Baudelaire
J’ai commencé tout récemment le livre de Roberto Calasso, La Folie Baudelaire. Les premières pages sont éblouissantes ! Même si matériellement, la lecture de ce livre est une épreuve. Vilain livre de poche, papier épais mais froid et brillant, typo pâle, ouverture de la reliure très difficile se soldant en général par la destruction de celle-ci... et il n’existait pas au format électronique, alors que c’est déjà un grand classique de la critique. Éditeurs, un effort s’il vous plait. Un peu moins de soin pour les vedettes de quatre sous, un peu plus pour les textes importants.
Mais comme lâcher pour de mauvaises raisons pratiques, un livre qui commence ainsi : « Il y a quelque chose chez Baudelaire (comme ensuite chez Nietzsche) d’extrêmement intime qui se niche dans la forêt qu’est la psyché de chacun et n’en sort plus. » (16) Et un peu plus loin : « Il y a une vague Baudelaire qui traverse tout. Elle a son origine avant lui et elle se propage au-delà de n’importe quel obstacle. Parmi les pics et les creux de cette vague, on reconnaît Chateaubriand, Stendhal, Ingres, Delacroix, Sainte-Beuve, Nietzsche, Flaubert, Manet, Degas, Rimbaud, Lautréamont, Mallarmé, Laforgue, Proust et d’autres, comme s’ils étaient atteints par cette vague et submergés pendant quelques instants (...) La vague continue à voyager, elle se dirige toujours vers "le fond de l’Inconnu" d’où elle est venue. » (17)
Leurs Salons
Belle comparaison, rapide mais percutante, à propos des Salons, entre Baudelaire et Diderot : « Diderot, à l’esprit changeant et disponible pour à peu près tout » pour qui « le Salon devenait l’occasion la plus adéquate de mettre à découvert l’atelier turbulent et perpétuellement actif situé dans sa tête. » (19). « Son idéal était le mouvement perpétuel, une vibration continuelle qui ne permettait pas de rappeler d’où l’on était parti et qui laissait le hasard décider du point s’arrêter. »
→ Mutatis mutandis, n’est-ce pas un peu l’expérience de ce Flotoir ?
Roberto Calasso parle même de « la chaîne d’insolence, de l’effronterie et de l’immédiateté qui relie les Salons de Diderot à ceux de Baudelaire, avec pour anneau intermédiaire, L’Histoire de la peinture en Italie de Stendhal »
Du plagiat
Et là magnifique démonstration des pratiques baudelairiennes qui vit là un précieux viatique « non pas pour la compréhension des peintres, qui ne fut jamais le fort de Stendhal, mais pour sa manière impertinente, hâtive, dégagée, de quelqu’un qui est prêt à tout mais non à s’ennuyer en écrivant. » (21). Et Baudelaire de s’approprier des passages du livre « en suivant la règle selon laquelle le véritable écrivain n’emprunte pas mais vole » ! Et Calasso d’enfoncer le clou : « toute l’histoire de la littérature – cette histoire secrète que jamais personne ne sera en mesure d’écrire si ce n’est partiellement, car les écrivains sont trop habiles à se dissimuler – peut-être perçue comme une guirlande sinueuse de plagiats. En voulant dire par là les plagiats fonctionnels, dus à la hâte et à la paresse (...) mais les autres, fondés sur l’admiration et sur un processus d’assimilation physiologique qui est l’un des mystères les plus protégés de la littérature. (...) Écrire est ce qui, comme l’éros, fait osciller et rend poreuses les cloisons du moi. Et chaque style se forme par campagnes successives sur des territoires d’autrui. » (22)
Le commencement de l’écriture
Un passage que je rapproche de ce qu’écrit Olivier Greif, propos cités dans ce Flotoir et qui ont aussi fait l’objet d’une « note sur la création » dans Poezibao : « L’écriture d’un livre commence lorsque celui qui écrit se découvre aimanté dans une certaine direction, vers un certain arc de la circonférence, qui est parfois extrêmement petit, délimitable à quelques degrés. Alors tout ce qui vient à sa rencontre – même une affiche ou une enseigne ou le titre d’un journal ou des mots entendus par hasard dans un café ou dans un rêve – se dépose dans une zone protégée comme matériel en attente d’élaboration » (25)
L’écart baudelairien
Cette remarque sur la façon de procéder, libre, inventive, de Baudelaire : « Et là, soudainement, comme un balzan, Baudelaire s’écarte de son parcours obligé et se lance en quelques lignes définitifs sur le processus imaginatif : "car la fantaisie est d’autant plus dangereuse qu’elle est plus facile et plus ouverte ; dangereuse comme la poésie en prose, comme le roman, elle ressemble à l’amour qu’inspire une prostituée et qui tombe bien vite dans la puérilité ou dans la bassesse ; dangereuse comme toute liberté absolue. Mais la fantaisie est vaste comme l’univers multiplié par tous les êtres pensants qui l’habitent. Elle est la première chose venue interprétée par le premier venu ; et si celui-ci n’a pas l’âme qui jette une lumière magique et surnaturelle sur l’obscurité naturelle des choses, elle est une inutilité horrible, elle est la première venue souillée par le premier venu. Ici donc, plus d’analogie, sinon de hasard ; mais au contraire trouble et contraste, un champ bariolé par l’absence d’une culture régulière". Ce sont des lignes qui, à l’improviste, rejaillissent très loin. C’est un mélange d’autobiographie, d’histoire littéraire et métaphysique, tel que personne jusque-là, n’en avait osé. »
L’obscurité naturelle des choses, souligne Roberto Calasso, qui ajoute : « Dans ces quatre derniers mots résonne l’un de ces accords qui sont Baudelaire. Calasso qui montre aussi comment Baudelaire aura caché ces mots dans un commentaire d’un tableau, dans un Salon. « Quelque chose de semblable se produit dans la façon dont Baudelaire lui-même se laisse percevoir. Souvent à travers des lambeaux, des fragments de phrases dispersées dans la prose. Mais cela suffit. Baudelaire agit comme Chopin (ce fut Gide qui le premier rapprocha les deux noms, dans une note à un article de 1910). Il pénètre là où d’autres n’arrivent pas, comme un murmure ineffaçable, parce que sa source sonore est indéfinie et trop proche. Chopin et Baudelaire se reconnaissent avant tout à leur timbre, qui peut survenir par bouffées depuis un piano caché derrière des persiennes entrouvertes ou se dégager de la fine poussière de la mémoire. Et, de toute façon, il nous déchire. » (27)
Analogie, mot malfamé
Roberto Calasso s’interroge ensuite sur la phrase de Baudelaire : "Ici donc, pas d’analogie, sinon de hasard". Autrement dit « S’il n’y a pas d’analogie, il n’y a pas de pensée, il n’y a pas de manière de traiter, d’élaborer "l’obscurité naturelle des choses". Analogie, ce mot malfamé chez les philosophes des Lumières, un mot peu rigoureux, peu digne de foi, situé – de même que la métaphore – dans le vaste territoire de ce qui est impropre, se révèle à présent, pour Baudelaire, comme la seule clé pour accéder à cette connaissance "qui jette une lumière magique et surnaturelle sur l’obscurité naturelle des choses. » (...) Pour lui, l’analogie est une science. Et peut-être aussi la science suprême, si l’imagination est la "reine des facultés". En effet, comme Baudelaire l’expliquera dans sa lettre mémorable à Alphonse Toussenel : "l’imagination est la plus scientifique des facultés, parce que seule elle comprend l’analogie universelle, ou ce qu’une religion mystique appelle la correspondance".
L’art du critique
On admire la profondeur de l’art critique de Roberto Calasso capable d’écrire : « Il n’y a pas de poème de Baudelaire qui tienne d’un bout à l’autre par une composition savante. On ressent souvent un grondement sourd qui se propage en un vers ou en un assemblage de vers mémorables et qui se retire ensuite – on retombe dans des formules plus faibles, assimilables au jargon poétique de l’époque. » (44). Et il oppose ici Baudelaire chez qui il « manque un dessein d’ensemble » et Proust où « ce qui agit c’est le sens démoniaque de la grande composition, pleine de rappels, de retours, de réverbérations. »
L’art de la définition
« "Le génie n’est que de l’enfance nettement formulée". On peut retrouver de côté ou dans un coin certaines définitions foudroyantes de Baudelaire (et l’art de la définition était celui dans lequel il excellait avant tout), parfois amalgamées presque indissolublement aux écrits de quelqu’un d’autre (ici Thomas de Quincey) ou cachées dans un morceau d’occasion, composé avec un esprit récalcitrant. Et ce ne sont pas, en général, des phrases isolées, à prétention aphoristique, mais des lambeaux de phrases d’où elles doivent être détachées afin que leur luminosité se répande. C’est sa manière de protéger les secrets, sans les occulter derrière des barrières ésotériques, mais en les lâchant au contraire dans un milieu de promiscuité, où ils peuvent se perdre facilement, comme un visage dans la foule de la grande ville, recommençant ainsi à respirer leur vie inaperçue et rayonnante. Ainsi la cellule qui émet des vibrations n’est-elle pas le vers ni même la phrase, mais la définition suspendue, que nous pouvons trouver n’importe où, sertie dans une chronique comme dans un sonnet, dans une digression ou dans une note. » (45).
Étymologie
En écho avec les propos de Jean Clair, cités plus haut, ces mots de Jean-Louis Schefer à l’orée de Carré de ciel, livre dans lequel malheureusement je n’entre pas, en tous cas pour l’instant, alors même que tout récemment son Le Ciel peut attendre m’avait tant requise : « Dès que j’ai su un peu de latin j’ai cherché la raison du mot fenêtre, son histoire et sa forme dans les dictionnaires. Comme si l’étymologie avait le pouvoir de fixer ou de cadrer quelque chose du corps flou des vocables. Ou que l’encadrement du jour avait pu commencer dans une espèce d’histoire naturelle de la langue, puisque le jeu des étymologies retient naïvement l’idée d’une histoire des agglutinations d’atomes, de poussières de sons dont l’usage aurait produit des corps sonores. Et le mirage dans les langues écrites de squelettes muets que la mémoire d’un premier chant anime et ouvre. » (12)
Paradoxe du surdoué
Très intéressée mais peu au fait de cette notion, j’ouvre le livre de Jeanne Siaud-Facchin, trop intelligent pour être heureux ?, l'adulte surdoué. Concernant le « surdoué », ces mots et aussi la citation de Blanchot : « Comment, en effet, intégrer et admettre ce paradoxe central qui fragilise le surdoué sur son parcours : la relation intime qui existe entre l’extrême intelligence et la vulnérabilité psychique. "Étranges rapports. Est-ce que l’extrême pensée et l’extrême souffrance ouvriraient le même horizon ? Est-ce que souffrir serait, finalement, penser ?" Maurice Blanchot. » Cela encore : « Être surdoué, c’est d’abord et avant tout une façon d’être intelligent, un mode atypique de fonctionnement intellectuel, une activation des ressources cognitives dont les bases cérébrales diffèrent et dont l’organisation montre des singularités inattendues. – Il ne s’agit pas d’être quantitativement plus intelligent, mais de disposer d’une intelligence qualitativement différente. Ce n’est vraiment pas la même chose ! – Être surdoué associe un très haut niveau de ressources intellectuelles, une intelligence hors normes, d’immenses capacités de compréhension, d’analyse, de mémorisation ET une sensibilité, une émotivité, une réceptivité affective, une perception des cinq sens, une clairvoyance dont l’ampleur l’intensité envahissent le champ de la pensée. Les deux facettes sont TOUJOURS intriquées. – Être surdoué, c’est une façon d’être au monde qui colore l’ensemble de la personnalité. Être surdoué, c’est l’émotion au bord des lèvres, toujours, et la pensée aux frontières de l’infini, tout le temps. »
La notion d’inhibition latente
« L’inhibition latente est le processus cognitif qui permet de hiérarchiser et de trier les stimuli et les informations que notre cerveau doit traiter. Par exemple, si nous entrons dans un endroit, son odeur va nous marquer, puis semble disparaître. Le cerveau a enregistré l’information, l’a rangée dans la catégorie "pas utile" et la met de côté ! La même chose se passe pour les bruits : le tic-tac d’une horloge peut vous agacer, puis il semble se taire, se fondre dans le décor, c’est l’inhibition latente qui a œuvré et a classé cette information comme secondaire. Ce "tri automatique" ne s’enclenche pas dans le cerveau du surdoué qui se retrouve face à une multitude d’informations qu’il doit traiter "manuellement". On parle de déficit de l’inhibition latente. Ce qui suppose un effort singulier pour se "poser" dans sa tête et déterminer quelles sont les données à privilégier. On comprend bien la difficulté que rencontre le surdoué lorsqu’il doit organiser et structurer sa pensée. Et combien il reste aux prises avec toutes les émotions et sensations associées. (...) Un surdoué est toujours dépendant du contexte affectif, il ne sait pas, il ne peut pas fonctionner sans prendre en compte la dimension et la charge émotionnelle présentes. »
Autour de Pierre Pachet
Le livre de Yaël Pachet, Le Peuple de mon père, est une sorte de mémorial pour son père, qu’elle adulait, elle ne s’en cache pas. Elle en brosse donc le portrait, en plusieurs étapes : « À seize ans, mon père était un taiseux. Son père exigeait de lui qu’il respecte les traditions juives. Mais lui préférait rêver devant les couvertures de la collection "Essais" chez Gallimard que de plonger dans la lecture de livres écrits à l’envers. Il récupérait en douce les ordonnances et les agendas médicaux de son père qui était dentiste et il les recouvrait de phrases. Écrire et penser, c’est la même chose, se disait-il, exalté. Il voulait être écrivain. Il voulait penser. Il n’y a pas d’études précises pour devenir écrivain, mais faire des études était une obligation morale, quasi religieuse. L’étude des livres est pour un juif pieux une forme de dévotion. »
Elle ajoute que son grand souci n’était sans doute pas de sauver non pas le monde en général, mais son monde intérieur à lui et peut-être même l’idée de monde intérieur. On doit se poser la question : les êtres humains ont-ils encore, dans leur majorité, un vrai monde intérieur. Ou bien seulement des mondes virtuels, additionnels, temporaires. Et pas de vrai for intérieur. Quel recours alors ? Devant l’ennui, le handicap, les restrictions de toutes sortes imposées par la vieillesse, la solitude ? Je découvre avec bonheur que Pierre Pachet eut pour ami Claude Mouchard, mon cher Claude Mouchard, un peu perdu de vue... mais que j’admire tant : « Initié dans les années soixante-dix à la pensée politique par Claude Lefort, dont il suit ardemment les séminaires, il s’emploie avec quelques camarades, Claude Habib, Claude Mouchard, à composer les arguments d’une insoumission, dont Claude Lefort est le grand initiateur. » (15)
Le sommeil
Peu encore développée dans ces premières pages du livre, il semble qu’il y ait chez Pierre Pachet, toute une pensée du sommeil et pas seulement des rêves : « Il trouvait que l’on avait trop porté d’attention aux rêves, en négligeant la valeur de pensée et d’expérience dans le sommeil pur. ». Yaël Pachet écrit également que « Pour décrire ce que l’Histoire a noué dans les consciences, il faut entrer dans l’épaisseur du corps, là où se trame le complot de l’existence. Il veut écrire dans cette épaisseur du corps. S’il le pouvait, il écrirait dans l’épaisseur du sommeil. Il est aussi attentif à ce qui se trame qu’à ce qui se défait. Il s’emploie, grâce à la littérature, comme tant d’autres écrivains-maçons du réel, à casser du gel. » (16)
Les franges du tapis
Et voilà le titre de la prochaine publication en ligne du Flotoir ! « Il aimait se pencher vers de micro-événements de la vie consciente, vers les franges du tapis de ce qui tisse nos journées, la conscience de soi, l’endormissement, l’angoisse même, conscience errante, mais coiffée d’une lumière de mineur, n’explorant pas forcément une profondeur, mais une définition du soi dans ses limites, dans ses ourlets, dans les boutonnières qui ponctuent notre vie. » (19)
Yaël Pachet qui ajoute, de façon poignante qu’elle souhaite, avec ce livre, : « vérifier [qu’elle est] encore bien vivante, [qu’elle n’est] pas morte avec lui. Ne pas mourir étant la vraie, la seule cause de l’écriture, à mon sens. »
De la Beauté (Jean Clair)
« Vers la fin de sa vie, Freud finit par écrire, comme un regret : "malheureusement, c’est sur la Beauté que la psychanalyse a le moins à nous dire…" Étrange confession : lui qui a vécu, lu, travaillé, écrit et reçu ses patients dans un intérieur bourré de milliers d’objets d’art, des murs au plafond, recouvrant jusque son bureau de statuettes, de gravures, de tableaux, lui qui a tenté de comprendre dans des essais souvent hasardeux le génie de Léonard ou de Michel-Ange, avoue son échec. Les créations les plus belles de l’esprit humain ne se laissent finalement pas comprendre, et la science de l’esprit qu’il croit avoir inventée ne peut rien révéler de leur origine, de leur raison, des ressorts de leur fascination. On peut tout comprendre, y compris ce qu’elles ne disent pas, mais on ne peut pas comprendre ce qui peut faire leur beauté. » (324)
Deux mots un peu oubliés
Splendide passage chez Jean Clair où, partant des mots il arrive à la musique. Je le transcris dans son intégralité et sans commentaires inutiles. Il évoque d’abord deux mots un peu désuets, dit-il, qui pourtant me sont extrêmement familiers et que j’ai entendus maintes fois, douillet et frileux : « Ma mère me reprochait d'être un "douillet". Mais, dans sa bouche, le mot évoquait plutôt une qualité : être sensible, réagir, le contraire d'un rustaud. Des mots font signe, se mettent à clignoter. Pas de plus grande urgence de chercher alors pourquoi ils se signalent, se rappellent à nous, nous préviennent peut-être de quelque danger. J'ai songé aussi à ce beau mot, "frileux", oublié depuis que le froid a reculé partout devant les outils du chauffage. Littré en voyait l'origine dans le parler des pays de l'Ouest, le Berry, du Nord, la Wallonie, de Genève aussi, des pays de froidure et de vent. Il faudrait imaginer des études littéraires à la Taine qui tourneraient autour des territoires "frileux" et qui, de ces frissons, ont tiré des chefs-d’œuvre. Qui ose encore parler de "grelotter" » ? (354)
Puis des mots vers la musique
Il poursuit sa méditation/réflexion : « Mais qu'un mot, un seul, puisse vous faire ressaisir le fil de vos pensées, et le dérouler dans l’esprit avec la même sûreté, le même entrain et la même joie que si vous écriviez la phrase entière, la linea d'avant, c'est un miracle aussi confondant qu'en musique, quand un seul accord, détaché et par hasard entendu, avant même d'en connaître la suite, fait se dérouler dans votre oreille tout le fil de l’Orféo de Monteverdi, du dernier quatuor de Beethoven, ou le dernier des Lieder de Strauss. L'enchaînement des sons y est d'une rigueur telle, au plus profond, là où, précisément, si l'on cherche à savoir, on ne se souvient de rien, que c'est la linea qui sans effort se déroule en vous, dès la première note. Deux secondes, un simple accord, et de longs moments superbes vont résonner, comme s'ils étaient inscrits, sans qu'on pût les voir, dans une légende invisible sous les portées, un texte caché, une parole dont on croit entendre les mots, écrite avec la même nécessité que les textes dans les Évangéliaires, au point que le prodige de la mémoire, qui nous restitue des partitions entières, nous fait comprendre comment la création, qui opère sur des durées infinies, est tout entière dans l'instant qui la déclenche, et fait que la musique tient en effet beaucoup plus du miracle qui survient que de la logique que l'on suit, dans une opposition qui contient sans doute la meilleure part de son enchantement, au point qu'elle a le pouvoir de se passer des mots pour dire précisément la plus subtile des émotions, qui se trouve aussi la plus rigoureuse et la plus attendue. Ich schreibe jeden Tag eine kleine Fuge für den lieben Gott, la profession de foi de Jean-Sébastien Bach, chaque jour redite, Chaque jour j'écris une petite fugue pour le Seigneur bien-aimé. »(355)
Le jeune défunt
Retour sur le livre que Yaël Pachet qui abonde en remarques émouvantes, profondes, très justes sur l’absence, ou la forme de présence de ceux qui ne sont plus là, puisque Yaël Pachet écrit ici sur son père et peut-être plus encore sur la mort de son père : « Alors que, vivant, le corps se présentait déjà avec une épaisseur imaginaire, le défunt, et en particulier le jeune défunt, c’est-à-dire celui qui vient de mourir, ne dispose que d’une très mince couche de réalité pour nous prouver son existence. Les faits, le réel, la vérité des événements, s’adossent à un mur d’imagination que nous devons tous, rapidement, ériger, afin de préserver l’absent de l’oubli. » (58)
→ tous ces moments qui précèdent la disparition, ces dernières heures, où l’on est là et où on sait que la mort est imminente, ces images qui se gravent à jamais dans le cœur et dans la tête, l’importance du contexte. Et ce qui commence à se construire, comme si on avait déjà passé le gué, comme si on accumulait déjà une forme d’énergie très particulière, celle que l’on va employer à la perpétuation du souvenir, comme si on était conscient de l’immense entropie à l’œuvre, oh, pas dans les premiers moments où tous jurent de ne pas oublier, mais si vite, trop vite. Le poids du temps, l’épaisseur de la vie vécue, tout ce qui vient ensevelir, trop vite, une fois encore, celui qui vient de disparaître.
Ennui
Il y a est beaucoup question de l’ennui dans ce livre. De la peur de l’ennui : « Cette femme lui avait rendu la vie, par cet ordre énergique, par cette objurgation aussi intense que celle que son père, alors qu’il était un petit enfant tourmenté par l’ennui, lui avait lancée : Tu t’ennuies ? Tu n’as qu’à avoir une vie intérieure ! Alors tu ne t’ennuieras jamais… Peut-être avait-elle réussi à lui demander non pas de cesser de pleurer, mais de commencer une vie sans larmes, de faire un plein de ce qui apparaissait comme un manque absolu : Tu pleures ? Tu n’as qu’à avoir une vie qui s’ouvre à l’amour, alors tu ne pleureras plus. » (73)
Et de nouveau
Oui de nouveau, par hasard (?), me voici immergée dans l’histoire d’une famille juive venue de cette région, la Transnistrie, où furent déportés les parents de Paul Celan et tant d’autres : « Dans l’ancienne Bessarabie qui est devenue la Transnistrie, notre arrière-grand-père paternel est mort, quelque part, à un certain moment, dans des circonstances dont nous ignorons tout à part ceci : il aurait été victime d’une opération des Einsatzgruppen. On ne sait pas s’il était avec sa femme, s’ils sont morts ensemble. On ne connaît pas l’endroit exact, dans la forêt, où le feu a été allumé. On ne peut pas reconstituer avec des soldats de plomb les épisodes de la Seconde Guerre mondiale comme au temps de Napoléon. Si l’on regarde les cartes historiques de l’Europe orientale, la Moldavie, la Roumanie, la Bessarabie, jusqu’à l’Ukraine, on a l’impression qu’un enfant furieux a redessiné la carte géographique dix fois de suite, nous la rendant définitivement illisible. La quasi-disparition des Juifs de Bessarabie, d’Ukraine, de Bucovine, parmi lesquels le grand-père de mon père et sa femme (c’était un deuxième mariage), est un fait déterminant, un trou que je ne peux m’empêcher de creuser, encore et encore, comme dans le poème de Paul Celan, La Rose de personne, qui évoque la déportation en Transnistrie de ses parents, où ils ont trouvé la mort. La Transnistrie, ce grand ghetto de quarante mille kilomètres carrés choisi par les Roumains pour y parquer leurs Juifs et leurs Tsiganes pendant la guerre, cette poubelle à ciel ouvert humaine inhumaine, langue de terre entre le fleuve Dniestr et le fleuve Bug, bordée au sud par la mer Noire et Odessa, ce territoire était le pays de nos ancêtres. »
Trou noir
Deux remarques très éclairantes pour moi qui me suis interrogée sur le silence de certains amis très proches : « L’histoire familiale personnelle, lorsqu’elle est indissociable de catastrophes historiques, génère une pudeur, parfois même un désir de laisser dans le noir ce qui est dans le noir. » ou encore « La pudeur des grands-parents sur les circonstances de la mort de leurs propres parents a été un commandement difficile à respecter et à accepter. On ne sait plus si on a hérité de leur pudeur ou si l’on est soi-même gêné de fouiller le passé : car ce passé de nos aïeux, dans quelle mesure nous appartient-il ? » (87)
Et le petit Aharon
Yaël Pachet, sur les traces de son grand père Simkha Apatchevsky, rend compte d’un terrible évènement : « S’il a survécu à cette première tuerie, il a probablement été déporté comme tous les Juifs de Transnistrie, avec les Juifs qui venaient de Roumanie, vers le Bug, de l’autre côté du pays. Pendant trois mois, d’octobre à décembre 1941, les Juifs ont marché dans des conditions épouvantables. Parmi ces Juifs, il y avait peut-être Hirsch, il y avait l’enfant qui deviendrait l’écrivain Aharon Appelfeld, avec son père. Hirsch était un autochtone de la Transnistrie, alors que le petit Aharon venait de Czernowitz, bien plus au nord, en Bucovine. Les hommes, les femmes et les enfants marchent, frappés avec des matraques par des soldats roumains et ukrainiens. On leur tire dessus. Certains enfants tombent dans la boue et ne se relèvent pas. »
Et un peu plus loin, elle ajoute : « Notre père, lui, était porteur, forcément, d’une mémoire en souffrance, de lacunes, et même d’une absence de tombes. Si ses parents étaient enterrés au cimetière juif de Bagneux, le reste de la famille en Israël ou aux États-Unis, ses petits cousins, sa grand-mère maternelle et son grand-père paternel, morts en Lituanie et en Bessarabie, ne reposaient nulle part. Ce passé ne se visitait qu’au prix d’un effort. »
Une parole qui est écoute
« Il avait cette façon de parler qui était aussi bien dans les mots qu’il prononçait que dans les mots que je prononçais. Sa parole était pleine d’écoute, comme une radio ou un appareil merveilleux qui serait capable de diffuser et d’enregistrer, en même temps. »
→ tant de paroles font l’effet d’un mur, sans meurtrières, surplombant de tout son haut, sans laisser place fut-ce à l’écho. Et quelle magnifique notion que cette parole pleine d’écoute.
De l’œuvre de Pierre Pachet
« On l’a progressivement considéré comme un spécialiste de la question de l’intimité en littérature. Il a aussi consacré beaucoup d’attention à observer les implications à l’intérieur de soi d’une vie passée sous la férule d’un régime totalitaire. L’intime n’était pas seulement pour lui un sujet d’études littéraires et politiques, c’était bien sûr aussi une disposition de l’esprit. La conscience de soi, c’est ce à partir de quoi on bâtit le travail de la raison. Cette conscience de soi, il l’appelait vigilance et il voulait la débarrasser de la théorie freudienne de l’inconscient. Là où il y a de l’inconscient pour les psychanalystes, selon lui il y avait de l’intime. Dans l’esprit cohabitent non pas conscient et inconscient, mais vigilance et somnolence, tension et détachement, concentration et distraction. »
→ et l’on se souvient de l’admonestation de son père : si tu t’ennuies, développe une vie intérieure. Oui cette vie intérieure qui semble parfois faire cruellement défaut de telle sorte que quand vient la vieillesse, son lot d’empêchements et de handicaps, l’âme se trouve fort démunie, confrontée à un vide intérieur abyssal et insupportable. Et cette question lancinante : comment font ceux qui sont retenus, contre leur gré, longuement, sans aucune ressource, livres, journaux, radios, il faudrait dire aujourd’hui aussi réseaux sociaux. Otages dans un désert pendant des mois, enfermés entre quatre murs pendant des années. De quoi vivent-ils, sur quelles réserves intérieures ? Comment font-ils pour ne pas devenir « aliénés » ? Christophe André, dans Le Temps de méditer, répond un peu à ces terribles questions : « si nous laissons notre intériorité en friche, au profit exclusif d’actions et de distractions tournées vers l’extérieur, nous deviendrons esclaves de ce monde extérieur. Et livrés à son influence. (...) Nous serons manipulés par une société d’hyperconsommation, plus soucieuse de nous faire acheter que de nous faire méditer, plus soucieuse de nous asservir que de nous libérer, plus soucieuse d’éteindre ou d’anesthésier notre discernement que de le nourrir et de l’éclairer. »
Papillon, Christian Wagner
J’ai repris ma recherche sur cette citation jamais oubliée (je trouve un signe de cette recherche dès 2003) qui parle des papillons comme des pensées des morts. Je me suis égarée en cherchant du côté de Christian Morgenstern, en fait c’est Christian Wagner qui a parlé des papillons, j’en retrouve la trace dans un livre de Franz Loquai, Land des Lichts, « Schmetterlingen, die der Dichter Christian Wagner als "die erlösten Gedanken der heiligen Toten" gesehen hat. » « Les papillons que le poète Christian Wagner a vus "comme les pensées délivrées des bienheureux morts". »
Grillparzer
Bel échange avec Siegfried Plümper-Hüttenbrink à propos de mon projet en cours. Il m’oriente vers le récit de Grillparzer, Der arme Spielmann, en français successivement Le pauvre ménétrier, Le pauvre musicien et je ne sais quoi encore. Après quelques recherches, j’opte pour le texte allemand, sur liseuse. Avec les langues, il faut oser. Se faire confiance, aussi bien pour parler, que pour écrire que pour lire dans une langue étrangère. Avec ce que l’on sait et sachant que l’on saura sans doute plus au terme de l’exercice.
Écoute de la toile
Je reprends ici des extraits d’une contribution (à venir) de Jean-Nicolas Clamanges à la « Disputaison » inventée par Jean-Pascal Dubost pour Poezibao, tant elle me parait juste et forte, rejoignant au demeurant les propos de Marina Tsvetaïeva : « Visitant une exposition consacrée à Matisse, voici quelques années, j’étais tombé en arrêt devant une toile d’un cubisme singulier dont l’élégance des rapports de couleur me fascinait. Il s’agissait du portrait de la fille de l’artiste en blouse rayée intitulé Tête blanche et rose. Selon la notice, la radiographie de ce tableau peint en 1914 révélait un état antérieur d’allure plutôt naturaliste. Comment Matisse avait-il pu changer si radicalement de style ? L’explication en fut livrée depuis par sa fille. S’interrompant soudain et se tournant vers elle, il lui demanda : "Cette toile veut m’emmener ailleurs : te sens-tu à la hauteur ?" Ce qui m’impressionne ici, c’est qu’un tel artiste sache que son intention ne décide pas seule : il a appris l’écoute de la toile en son exigence d’inconnu, qui s’adresse d’ailleurs autant à son modèle qu’à lui. Ce que veut la toile peut donc se défendre contre l’intention initiale de l’artiste jusqu’à l’effacer – expérience d’ailleurs familière à un Braque affirmant que : "le tableau est fini quand il a effacé l’idée" ou à un Mallarmé écrivant que "l’œuvre pure implique la disparition élocutoire du poète qui cède l’initiative aux mots", ou encore à Rousseau comparant son esprit en gésine d’écriture au long chaos des machines de l’opéra. Mutatis, mutandis, je soutiendrai que la leçon de ces artistes doit a fortiori valoir pour ceux qui font métier d’interpréter leurs œuvres. »
Ne pas se lasser d’écouter
Je m’aperçois d’ailleurs que cette fameuse note de Marina Tsvetaïeva, à laquelle je n’ai cessé de repenser, je ne l’ai pas transcrite dans le Flotoir après l’avoir donnée en « notes sur la création » dans Poezibao. La voici donc (elle m’a été offerte par un lecteur de Poezibao, Patrice Bride) : « Timidité de l'artiste devant l'œuvre. Il oublie que ce n'est pas lui qui écrit. En 1920, à Moscou, Viacheslav Ivanov voulait me persuader d'écrire un roman : — "Il suffit de commencer ! À la troisième page vous constaterez qu'il n'y a aucune liberté", — cela signifie que je serai à la merci de l'œuvre, c'est-à-dire à la merci du démon, c'est-à-dire son dévoué serviteur, et rien d'autre.
S'oublier soi-même c'est avant tout oublier sa propre faiblesse.
Qui a jamais pu faire quelque chose, de ses propres mains ?
Laisser seulement son oreille entendre, sa main courir (et quand elle ne court pas — attendre.)
C'est bien pour cela que chacun de nous, après avoir terminé : "Comme cela a merveilleusement réussi !" et jamais : "Comme je l'ai merveilleusement réussi !". Ce n'est pas merveilleusement réussi, c'est réussi par miracle, c'est toujours un miracle, c'est toujours une grâce, même si ce n'est pas Dieu qui l'envoie.
— Et la part de volonté dans tout cela ? Oh ! elle est immense. Ne fût-ce que pour ne pas perdre courage, quand on attend un vent favorable au bord de la mer.
Sur cent vers, dix me sont donnés, quatre-vingt-dix — commandés, laborieux, accordés, rendus comme une forteresse que j'ai conquise, c'est-à-dire enfin entendus. Ma volonté c'est justement l'écoute, ne pas se lasser d'écouter, jusqu'à ce que j'entende et ne rien noter qui n'ait été entendu. Ce n'est pas la feuille noircie (raturée de recherches vaines), ni la feuille blanche qu'il faut craindre, c'est sa propre feuille, celle de sa volonté personnelle.
La volonté créatrice est patience. » (Marina Tsvetaïeva, L’art à la lumière de la conscience, traduit du russe par Véronique Lossky, Le Temps qu’il fait, 1998, p. 78-79).
Mahnmal
Très impressionnée par un texte que m’envoie Anne Bernou sur l’évolution des monuments commémoratifs. Elle en évoque deux tout particulièrement, relevant de ce qu’on appelle les contre-monuments : un monument contre le fascisme à Hambourg et un monument contre l’oubli, à Berlin. « C’est à deux artistes, Jochen Gerz et Esther Shalev-Gerz, un Allemand et une Israélienne née en Lituanie, que revient quelques décennies plus tard l’intuition du "contre-monument" (Mahnmal). En 1986 – un an après la sortie du film de Claude Lanzmann, Shoah –, ils réalisent dans la banlieue de Hambourg, en réponse à une commande de la Ville, le Monument contre le fascisme, qui deviendra le paradigme du contre-monument. Ni forme, ni chair, ni matière, pourrait-on dire. L’œuvre répond à une visée alors nouvelle : celle de donner forme à la mémoire et à l’oubli. Elle se compose d’une colonne d’acier de douze mètres de hauteur recouverte de plomb, destinée à s’enfoncer dans le sol, de telle sorte que, peu à peu le monument devienne un "monument invisible". Ce qui advint en 1993. » écrit-elle à propos du Mahnmal gegen Faschismus, Krieg, Gewalt – für Frieden uns Menschenrechte (Monument contre le fascisme, la guerre, la violence – pour la paix et les droits de l’homme) . Autre « contre-monument » : « L’invisibilité (ne plus voir/peu voir) fait en effet de la disparition, en Allemagne particulièrement, un enjeu nouveau pour interroger la mémoire, écrit encore Anne Bernou. Cette introduction du vide se concrétise dans l’œuvre que le sculpteur israélien, Micha Ullman, conçoit en 1994-1995 sur la Bebelplatz à Berlin. La Versunkene Bibliothek ("bibliothèque engloutie") se compose d’une pièce souterraine, recouverte d’une simple dalle de verre. Les rayonnages qui courent tout autour de la pièce sur quatorze niveaux sont rigoureusement vides. Tout est blanc. C’est à une expérience esthétique de l’absence qu’est invité le regardeur. Tout en se référant à l’autodafé qui eut lieu en ce même lieu en mai 1933, Ullman, dans ce monument à la limite de la visibilité établit une mise en abîme qui fait de la mémoire de l’événement le sujet même de l’œuvre. » (Anne Bernou, "Monument et contre-monument. D'une époque à l'autre", in A rebrousse-temps. Catalogue d'exposition, Musée Camille Claudel, Nogent-sur-Seine & Snoeck éd., Gand, 2019, pp 14-22.
Je lis pour écrire
Comment ne pas relever cette remarque d’Anne Malaprade : « Je lis, entre autres, pour écrire, parce que ça va me faire écrire et poursuivre ma lecture par l’écriture, parce que ça me lance, me nourrit, me donne une énergie et un carburant : mots et pensées, phrases et propositions ouvrent une scène ou un monde. Ce qu’un texte plat, fade ou inconsistant est incapable de produire, impuissant à me donner. Je ne peux écrire que pour témoigner d’une rencontre. Pour exprimer à mon tour quelque chose qui soit juste (utile ? intéressant ? vivant ? vrai ?), je dois être touchée, arrêtée, surprise, inquiétée, bouleversée, questionnée par une langue étonnante qui configure son réel et reconfigure le mien. C’est afin d’essayer de comprendre cette force, ce plaisir obscurs et certains, cette mise à l’épreuve par le texte, que je mets des mots sur ce que je lis, tentant de prolonger et de suspendre ces multiples affects qui me traversent lors de ce carambolage avec le texte. »
Ne pas s’arrêter
Cela encore, vécu au quotidien, dans le flux constant et parfois considérable des livres reçus : « Finalement, c’est très facile de me dire, et a fortiori de dire à autrui pourquoi tel livre m’indiffère. Ce texte sans adresse est un texte sans arme ni aventure, sans tenue ni mystère. Il en dit déjà trop : d’emblée il se montre dévoilé, contrôlé contrôlable, bavard et redondant, ou silencieusement factice. Lui répondre c’est répondre à l’évidence. Ou plutôt c’est répondre à une question qui n’est même pas posée : une question dont je sais qu’elle est déposée ailleurs, dans d’autres livres, d’autres lieux, d’autres corps. Alors je continue de la chercher, ne m’arrête pas cette fois. »
André Hirt
Dans le troisième volet de la séquence « Le Papillon et la Marionnette », écrit : « C’est ainsi faire l’hypothèse qu’en l’état l’être du monde est troué de part en part par la dissolution et par le commandement du négatif. À l’inverse de cet être en pourrissement, et par le truchement d’un saut dont la dialectique ne peut plus rendre compte du point de vue du monde – et, inversement, dont elle serait absolument le plus ultime des gestes et la vérité –, la musique indiquerait la présence flottante, non spatialisable et temporellement inassignable, de l’esprit contre le rien. Cet esprit, cette présence, cette vie, cet être n’envelopperaient pas l’esprit du monde – ce qui serait encore dialectique au sens logique et commun –, mais le pur esprit que le monde, malgré ses forces et tendances néantisantes, ne peut épuiser et encore moins vaincre. Pour le dire simplement et peut-être naïvement, il y a les sons du monde, et les autres, que l’on ne peut imaginer, c’est-à-dire imager, et qu’ « on » entend en silence dans le silence, qu’on entend en ne les entendant pas comme tous les bruits du monde, qui traversent le monde et épongent les traces vides laissées par le travail du néant. (On peut se rendre compte de la réalité de ce paradoxe, qui n’est certes accessible qu’à ceux qui s’adonnent au moins quelque peu à la musique, lorsqu’on a compris qu’il faut établir, ce qui n’est jamais facile, le silence autour de soi mais aussi et surtout en soi pour que la musique, dont il est alors davantage que la condition, c’est-à-dire une réelle partie prenante, ait une chance d’avoir lieu et de se faire entendre). Et c’est cela, cette musique, qu’on percevrait – toujours, en quelque manière – par une écoute singulière, pour laquelle nous ne possédons pas même d’organe, en entendant la musique désespérée du monde. »
La musique, seule mesure
« la seule méthode, la seule certitude pour s’orienter devait résider dans la grande leçon de Nietzsche, à savoir que la musique constitue la seule mesure permettant, en toute chose, au jugement de se faire. La musique est à cet égard la condition de la pensée. En effet, c’est elle, la musique, qui est en droit, par son aptitude si singulière à toucher, à éprouver et à évaluer, de mettre au jour la tonalité et la vérité du présent. » (André Hirt, introduction à la Chronique du 20)
Le démon de l’analogie
Sensibilisée à cette notion par le feuilleton « Enquêtes » de Siegfried Plümper-Hüttenbrink, je ne peux que relever ce passage du très intéressant livre que Marie Etienne consacre à « Antoine Vitez et la poésie : « On met plutôt l’accent quand il s'agit de lui, de son théâtre, sur la prégnance de sa pensée, de ses idées. On a raison, bien qu’un tel point de vue oblitère peu ou prou un autre pan de sa personne, et non la moindre. Qui dit pensées, idées, dit aussi intellect et ratio. Antoine, homme de raison c’est-à-dire de sang-froid, de maîtrise, de mise en ordre intellectuelle ? Il est aussi l’inverse, un homme de non-maîtrise et d'affectivité, capable d'accueillir et de développer les images qui l'agitent, qui sommeillent en lui ou se révèlent soudain dans ses rêves de nuit ou ses rêves éveillés (qu’il avait sûrement appris à susciter, développer, utiliser) — tout ce qui fait désordre ou qui peut l’introduire. L’idée me vient que lui aussi, dans sa manière d'écrire, de mettre en scène et d’enseigner, cédait à ce démon de l'analogue, comme certains poètes, Baudelaire, Mallarmé, Aragon, Bonnefoy, obéissait à cette propension, irrésistible et enivrante qui consiste à unir des éléments distincts et tout à fait distants.
J’ose ici penser que le Flotoir est régi par le démon de l’analogie.
Et je reprends ici, pour moi bien sûr, mais aussi comme une invite à lire cette « Enquête » ce passage du texte de Siegfried Plümper-Hüttenbrink : « Un jour, ce démon dut se déclarer explicitement à Mallarmé par rien qu’une phrase, alors qu’il était de sortie, à flâner dans un quartier de luthiers et d’antiquaires parisiens. En état de demi-somnolence, une phrase lui vint inexplicablement aux lèvres, envoyée l’on ne sait d’où, et dont il ne parvenait plus à se défaire. Il dit se l’être murmuré à tue-tête, mais sans parvenir à l’éclaircir ou l’élucider en quoique que ce soit. Lui était-elle adressée ? Avait-il à en répondre ? Il n’en savait trop rien. À tout hasard, il nota que sa plus que furtive survenue l’apparentait à quelque « aile glissant sur les cordes d’un instrument à musique » et qui semblait laisser résonner dans sa chute le semblant d’une voix. Aile vocale ou voix ailée ? Suspensive ou conclusive ? Une phrase lui parvint ainsi, tel un faire-part lui signifiant par quelque décret que « La Pénultième est morte ».
→ Il faudrait lire rapidement le livre de Jean-Claude Milner, reçu tout récemment, Profils perdus de Stéphane Mallarmé.
Références des livres évoqués :
Olivier Greif, Journal, édité par Jean-Jacques Greif, Editions Aedam Muscai
Jean Clair, Terre natale, exercices de piété, Gallimard
Roberto Calasso, La Folie Baudelaire, Folio
Jean-Louis Schefer, Carré de ciel, P.O.L.
Jeanne Siaud-Facchin, Trop intelligent pour être heureux ? L'adulte surdoué, Odile Jacob
Yaël Pachet, Le Peuple de mon père, Fayard
Marie Etienne, Antoine Vitez et la poésie, In’hui/Le Castor Astral.
Rédigé par Florence Trocmé le 22 septembre 2019 à 12h43 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Balises: Anne Bernou, Antoine Vitez, contre-monuments, Jean Clair, Marie Etienne, Olivier Greif, Roberto Calasso, Yaël Pachet