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Rédigé par Florence Trocmé le 17 octobre 2019 à 10h23 dans photomontages | Lien permanent
Orgue à St Sulpice, Loreto Aramendi
Très beau concert d’orgue à l’église Saint-Sulpice (Paris), ce dimanche 22 septembre 2019, (dans le cadre des journées du Patrimoine), un récital donné par une jeune organiste espagnole Loreto Aramendi, organiste titulaire de l’orgue de la basilique Sante Maria del Coro à Saint Sebastien (Espagne). Public pour une fois très nombreux (tant de ces si précieux concerts d’orgue des samedis ou dimanches après-midi se donnent devant vingt à trente personnes !). Et programme formidable pour conquérir un public pas forcément habitué à la musique d’orgue et aussi pour mettre en valeur les possibilités extra-ordinaires de l’instrument de St Sulpice, un Cavaillé-Coll de 1862. Beaucoup de transcriptions faites par un des maîtres de la jeune organiste, Louis Robillard, notamment de « Funérailles » de Liszt et de la « Danse Macabre » de Saint-Saëns. Autre belle transcription, signée Louis Vierne cette fois, celle du prélude en ut# mineur de Rachmaninov. Parmi les autres pièces, une Toccata de Buxtehude et trois pièces du temps présent, une Coulée spectaculaire de Ligeti, une œuvre d’Arvo Pärt et une pièce fulgurante et très typique d’Olivier Messiaen, Offrande et Alléluia final, extrait du Livre du Saint-Sacrement. Un grand écran placé près du chœur permettait au public de suivre ce qui se passait à la tribune et de pouvoir ainsi prendre conscience de la complexité du jeu de l’orgue : les cinq claviers et le pédalier, bien sûr, mais aussi toutes les autres « cuillers » et tous les jeux. L’organiste était d’ailleurs assistée par trois musiciens, dont Daniel Roth, le titulaire de l’instrument mais aussi Pierre-François Dub-Attenti et Hervé Gicquello.
Olivier Greif, la fin
Je viens de terminer, les larmes aux yeux, le Journal de ce compositeur contemporain. Il écrit le 12 mai 2000 qu’il a entendu le Stabat Mater de Pergolèse dont il écrit assez finement que c’est de la « fausse bonne musique » marquée par un « tragique de surface ». Puis il ajoute : « Y a-t-il plus beau privilège pour un compositeur que d’écrire une œuvre qui, avant même d’exister, a un sens. » Ce sont les derniers mots du journal. Son frère, éditeur du livre, inscrit sous ce qui allait être ces derniers mots : « il est mort le 13 mai ». Leur père était mort très peu de temps avant. Revenu d’Auschwitz, il était devenu un psychiatre réputé. Olivier Greif est mort brutalement et l’autopsie n’a pas pu déterminer les causes de sa mort.
Du choix d’un titre
Olivier Greif s’étend longuement sur toutes les connotations du titre d’une de ses dernières œuvres, qu’il a longuement appelée Chant funèbre vénitien pour la débaptiser au profit de Shylock funèbre. Voici ce qu’il écrit à propos de ce titre : « Dans mon texte sur Shylock funèbre écrit pour le programme du Musée d'Orsay, j'ai volontairement omis d'expliquer les raisons de mon choix du titre. Cela m'aurait entraîné plus loin que je ne voulais aller dans ce contexte, tant les raisons d'un tel choix ne le précèdent pas nécessairement, mais se révèlent souvent après coup. Ces raisons ne sont donc pas liées entre elles par une intention consciente ; elles trouvent leur cohésion d'une manière intuitive qui n'est pas sans rappeler le processus qui donnait naissance à l'écriture automatique des surréalistes. Ici j'ai d'abord songé à tous les mots, lieux, objets, personnages, susceptibles d'évoquer, de près ou de loin, la ville de Venise. Le nom de Shylock m'est assez vite venu à l'esprit, à la fois en tant que symbole de Venise et comme figure de la judaïté. C'est ensuite seulement que j'ai remarqué que les deux emprunts musicaux* qui sont à la source de cette pièce provenaient l'un, d'un compositeur juif — converti, certes, au luthéranisme —, l'autre d'un compositeur catholique (et même abbé), père d'une fille qui, plus tard, serait une amie de Hitler, compositeur qui ne pouvait lui-même être lavé de tout soupçon d'antisémitisme. Puis je me suis souvenu que Venise avait été le siège de l'un des premiers ghettos du monde, sinon le premier [Ghetto était le nom du quartier juif de Venise]. Ainsi les eaux glauques que je m'étais efforcé d'évoquer dans cette pièce recelaient-elles dans leurs profondeurs d'autres relents, d'autres niveaux de lecture que ceux que j'y avais initialement vus. » (472)
*à la page précédente : « Shylock funèbre prend appui sur deux emprunts musicaux, tous deux associés à Venise. La Lugubre gondola [de Liszt] naturellement, et le Venetianisches Gondellied (op 62 n°5), extrait des Romances sans paroles de Mendelssohn
Vie propre de l’œuvre
« Parce qu’une œuvre véritable a sa vie propre ; on n’a pas le droit de l’abandonner. Si vous vous occupez d’elle, elle non plus ne vous abandonnera pas. » (477)
La solitude
Les derniers mois, les dernières pages du Journal sont marqués par un profond désespoir et un immense sentiment de solitude. De ce sentiment de solitude, il donne une superbe et tragique analyse : « Je crois que la solitude que je ressens en ce moment est rendue plus forte, plus compacte, d'être le produit de plusieurs solitudes de types divers dont les parcours se sont emmêlés, un peu comme plusieurs morceaux de ficelle qui finissent par former une pelote. Il y a la solitude spirituelle : où est Dieu ? La solitude affective : où est l'autre ? La solitude artistique : l'isolement de fait dans lequel mes options esthétiques m'ont plongé au sein du milieu musical. La solitude professionnelle : le peu de reconnaissance dont ma musique fait l'objet, qui se mue souvent chez moi en impatience, voire en rage intérieure. La solitude du mutisme, de l'emmurement : être prisonnier de ses propres pudeurs, de ses peurs, de sa timidité, de sa gêne, de ses habitudes, qui vous retiennent de dire, d'avouer, de crier votre souffrance. Enfin, la solitude de la lucidité : savoir que tout cela, au fond, est sans intérêt, n'a rien d'exceptionnel, est d'une affreuse banalité. On n'est pas seul à être seul. Or il me semble qu'il suffirait d'adoucir une seule de ces solitudes, de tirer sur l'un seulement de ces fils, pour que la pelote entière se défasse. » (478)
Et pourtant, il tempère lui-même, une poignée de jours plus tard : « Toutefois je dois dire que même aux moments les plus sombres de ma crise récente, je n’ai jamais été tout à fait prisonnier de ma souffrance, jamais vraiment désespéré. Derrière cet Olivier Greif qui était en proie aux pires tourments, il me semble qu’il y en avait un autre qui l’observait, souffrant déjà un peu moins, et encore derrière celui-là – comme dans un jeu de miroirs – un autre témoin regardant le deuxième contempler l’affliction du premier, et que si j’étais allé jusqu’au bout de la chaîne de ces moi-gigognes, j’en aurais trouvé un qui, non seulement ne souffrait plus, mais nageait dans la béatitude. » (481)
La contrainte
Belle remarque qui peut s’appliquer à la composition d’une fugue (c’est le cadre dans lequel écrit Olivier Greif) comme aux contraintes littéraires : « Maîtriser une contrainte, c’est, d’obstacle, la transformer en outil. » (488). Jacques Roubaud ne démentirait sans doute pas !
Humour
Et ce journal n’est pas sans humour. Ainsi « "La forme, c’est le fond remonté à la surface" avait dit la grande dame du design architectural qu’était Charlotte Perriand, qui vient, il y a quelques semaines de cela [note du 16 novembre 1999], de quitter la forme pour retourner au fond. » (496)
Sur la mort de son père
Quelques mois avant lui son père, très âgé, décède. Olivier Greif, toujours très fin analyste de la vie intérieure, écrit : « 20 novembre. Papa est mort. (...) J'avais beau m'y attendre, j'ai été moi aussi profondément bouleversé par la nouvelle de cette mort. Exactement comme si elle avait été totalement imprévue et qu'elle me saisissait à la gorge par surprise. Car, quoi que l'on en pense, rien ne nous prépare vraiment à l'absence d'un être cher. L'intensité de la présence d'une personne qui s'éteint ne suit pas la déclivité de sa santé, jusqu'à ce que la mort, presque insensiblement, en efface la trace physique. Non, rien n'est ici progressif. L'être aimé est infiniment présent jusqu'au bout, jusqu'au moment où soudain il ne l'est plus du tout, ou sur un autre plan. Tant qu'un individu est vivant, même malade, même agonisant, il l'est encore tout autant que s'il était en parfaite santé. Ne serait-ce que parce qu'il subsiste toujours en nous à son sujet un soupçon d'espoir, d'autant plus crucial qu'il est irrationnel. Nous avons besoin de cet espoir, aussi ténu, aussi irréel soit-il, pour essayer d'apprivoiser l'idée même de sa mort prochaine, ou pour nous en défendre. Mais nous n'acceptons jamais la mort autrement — dans la mesure où nous l'acceptons — qu'après qu'elle soit survenue. Il y a étanchéité psychologique entre la vie et la mort. » (498)
Du travail de composition
Olivier Greif, quelques mois toujours avant sa mort et avec sa profondeur du jugement sur l’acte créateur : « Tout compositeur qui est capable du meilleur est, au fond, capable du pire. Il le pense, il l’entend, il l’écrit peut-être, mais s’il est doté du jugement que prodiguent à la fois le métier et la discrimination, il ne le conserve pas. Si sa pensée compositionnelle est à ce point juste et forte que son métier se subordonne à elle, il le jette avant même de l’écrire, voire le concevoir. » Et cela au terme d’une brève comparaison entre Duparc et Chausson : « que Chausson n’a-t-il usé à l’égard de ses mélodies de la furie autodestructrice dont Duparc fit montre pour les siennes (...) problème de Chausson : il manquait de l’absolue sûreté de jugement qui lui aurait permis de jeter davantage. » (500)
Esprit et tripes, vieillesse : Albert Strickler
Hier soir, lecture bien plaisante de pages du Journal 2018, « Le cœur à tue-tête » d’Albert Strickler
Esprit et tripes : Strickler souligne que c’est une anagramme ! Au fond la confirmation que nous avons deux cerveaux, un dans la tête et l’autre dans le ventre !
Il cite aussi Ettore Scola : « La vieillesse est une belle chose. Je la conseille à tout le monde », un discours suffisamment rare pour être relayé illico presto !
Paul Valéry
Au hasard des tweets, cette belle citation de Paul Valéry : « On nous inocule (...) des goûts et des désirs qui n’ont pas des racines dans notre vie physiologique profonde, mais qui résultent d’excitations psychiques ou sensorielles délibérément infligées. L’homme moderne s’enivre de dissipation. »
L’esprit critique
Entendu sur France culture une intéressante « conversation scientifique » sur l’esprit critique, émission introduite par cette citation d’Alain : « Penser, c'est dire non. Le signe du oui est d'un homme qui s'endort ; au contraire, le réveil secoue la tête et dit "non". Non à quoi ? Au monde, au tyran, au prêcheur ? Ce n'est que l'apparence. En tous ces cas-là, c'est à elle-même que la pensée dit non. Elle rompt l'heureux acquiescement. Elle se sépare d'elle-même. Elle combat contre elle-même. Il n'y a pas au monde d'autre combat. Ce qui fait que le monde me trompe par ses perspectives, ses brouillards, ses chocs détournés, c'est que je consens, c'est que je ne cherche pas autre chose. Et ce qui fait que le tyran est maître de moi, c'est que je respecte au lieu d'examiner. Même une doctrine vraie, elle tombe au faux par cette somnolence. C'est par croire que les hommes sont esclaves. Réfléchir, c'est nier ce que l'on croit. Qui croit ne sait même plus ce qu'il croit. Qui se contente de sa pensée ne pense plus rien. » (Alain, Propos sur la religion)
→ J’ai écouté cette émission in extenso, elle est passionnante et d’une grande richesse de vues. L’auteur interrogé par Etienne Klein, Gérald Bronner, professeur de sociologie à l’université Paris-Diderot, auteur de « Déchéance de rationalité » fait preuve de beaucoup d’humilité, notamment lorsqu’il parle de son intervention auprès de jeunes radicalisés volontaires.
Ilse et Pierre Garnier
J’ai reçu un livre magnifique, édité par l’Herbe qui tremble qui me semble avoir déjà beaucoup fait pour l’œuvre des Garnier. Le livre, Une Amitié de lettres, propose la correspondance d’Ilse et Pierre Garnier avec Claus Carlfriedrich, un artiste et écrivain allemand (RDA à l’époque de la correspondance) peu connu en France, mais « mythique » en Allemagne selon le livre. L’objet-livre est très beau.
La curiosité
N’est pas un vilain défaut ! il me semble que c’est plutôt son éloge que fait Jean-Pierre Martin dans ce livre que j’ouvre, La Curiosité, une raison de vivre. « Au plus loin de la certitude du croyant ou du militant, du règne de "l’expert", du consensus conformiste, de la souveraineté psychorigide ou perverse de l’incurieux contemporain, voici l’esprit de curiosité. Une pulsion, une faculté, une appétence, une passion qui permet de mettre en suspens, de déployer de nouvelles antennes, de s’interroger sur soi et sur le monde. Voici la curiosité, la belle curiosité : un garde-fou, un contrepoison, un antidote à l’acédie, une respiration vitale. » (14). L’auteur ajoute : « La curiosité est une expérience charnelle. Ses enjeux sont existentiels. La libido sciendi – ou désir de connaissance est une libido vivendi – une soif de vie. » (15)
Jean-Pierre Martin se penche en premier lieu sur tout ce qui fait que la curiosité a mauvaise presse. Et cela depuis toujours (propos peu amènes de Plutarque, de Saint Augustin, de Montaigne, de Pascal...etc.). Ce qui me renvoie à cette remarque si souvent entendu, notamment dans le cadre des relations en famille, entre enfants et parents, frères et sœurs, parents et enfants : « Je ne pose pas de questions ».
Nettoyage de la situation verbale
Je ne connaissais pas cette belle et forte expression de Valéry. « Les mots sont des trompe-l’oreille. Des "perroquets" disait Valéry qui aimait procéder à un "nettoyage de la situation verbale". » Il va s’agir d’explorer toutes les occurrences ou emplois négatifs du mot. Ses connotations. Or dit Jean-Pierre Martin, ce qui est en jeu c’est un rapport au monde, un désir d’apprendre plutôt que de de savoir. » et il ajoute « j’oserai dire : un affect, une disponibilité, une pulsion ». (26) « Une circulation. Une relation à l’autre qui suppose une sorte d’amitié. (...) La curiosité qui m’importe se rebelle contre notre indifférence. J’aimerais faire reconnaître sa chaleur et son inquiétude. Son sens premier, selon Littré, c’est soin, souci (…) Il évoque le soin qu’on prend de ce qui existe et pourrait exister ; un sens aiguisé du réel mais qui ne s’immobilise jamais devant lui. » (27). Je pense à ces conversations, lors de rencontres dans différents cadres. Cette incuriosité de la plupart vis-à-vis de qui leur fait face, alors que sur leur vie à eux, quelle prolixité ! Nous avons avec mes enfants une private joke, après une rencontre : a-t-il, a-t-elle posé des questions ? Sur toi, sur ta vie, sur ton travail, sur tes centres d’intérêts ? Sur ce que tu es, ce que tu fais, ce qui compte pour toi ? Et la plupart du temps, c’est NON.
Trouver étrange et singulier
Jean-Pierre Martin cite Foucault, longuement : « La curiosité est un vice qui a été stigmatisé tour à tour par le christianisme, par la philosophie et même par une certaine conception de la science. Curiosité, futilité. Le mot, pourtant, me plaît ; il me suggère tout autre chose : il évoque le souci ; il évoque le soin qu’on prend de ce qui existe et pourrait exister ; un sens aiguisé du réel mais qui ne s’immobilise jamais devant lui ; une promptitude à trouver étrange et singulier ce qui nous entoure ; un certain acharnement à nous défaire de nos familiarités et à regarder autrement les mêmes choses ; une ardeur à saisir ce qui se passe et ce qui passe ; une désinvolture à l’égard des hiérarchies traditionnelles entre l’important et l’essentiel. Je rêve d’un âge nouveau de la curiosité. »
Curiosité encore
Et formules qui font mouche : elle procède « d’une attention affectueuse au monde (...) Être curieux, avoir cure, ce n’est pas sans rapport avec l’amour du monde » ou bien encore « La curiosité ne trouve pas, elle cherche en permanence. »
Flacon de sels
Et je trouve soudain sous la plume de Jean-Pierre Martin une énumération d’infinitifs qui me font fortement songer aux Sels de la vie de Françoise Héritier et m’incitent à reprendre mes propres relevés. Voici cette vraie guirlande de verbes proposée ici : « approcher, observer, enquêter, examiner, épier, scruter, noter, compiler, glaner mais aussi vérifier, chercher une définition, consulter un atlas, un dictionnaire ou une encyclopédie, naviguer sur Internet, expérimenter, interroger, s’approcher, se rapprocher, sonder, prendre du recul pour mieux voir, retourner sur ses pas, guetter, se mettre à l’affût, épier, expérimenter, scruter, ausculter, se travestir, se fondre dans un milieu étranger... »
Oui le trio
Reprendre la pratique du trio, le son, l’image, le ou les sels !
« La curiosité, dit-on, doit être sans cesse "piquée", "stimulée", "attisée", elle est tension vers le mieux connaître, mais c’est pour buter contre une nouvelle ignorance et une autre méconnaissance, pour se doubler constamment d’une conscience malheureuse et insatisfaite. Elle se méfie de l’assoupissement, de la courte vue ou de la paresse. Elle arrête le cours, le ronron. Elle va de questions en question. Elle ne se satisfait pas d’une réponse. Son tempo est intempestif, sa démarche arborescente, et son mode interrogatif : quoi ? Qu’est-ce que ? Comment ? Pourquoi ? »
→ assoupissement chez Jean-Pierre Martin, somnolence chez Alain, curiosité, esprit critique.
Arbres et insectes
C’est peu dire que les alertes se multiplient sur tous les fronts de l’environnement. Hier soir successivement un article du Monde, signé Clémentine Thiberge, sur l’extinction programmée de très nombreuses espèces d’arbres, en Europe. « Des 454 espèces d’arbres européens, 42 % sont menacées d’extinction, alerte, vendredi 27 septembre, l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). Plus inquiétant encore, 58 % des arbres endémiques d’Europe – ceux qui n’existent nulle part ailleurs sur la planète – sont menacés et 15 % ont été classés dans la catégorie "en danger critique", soit le dernier pallier avant l’extinction. Les sorbiers, les marronniers ou encore certains lauriers font partie des espèces les plus menacées.
Un peu plus tard, j’écoute une nouvelle Conversation scientifique d’Etienne Klein avec cette fois Stéphane Foucart, auteur du livre Et le monde devient silencieux, comment l’agrochimie a détruit les insectes. Ils analysent très en profondeur le problème des pesticides néonicotinoïdes et leur effroyable impact sur la population d’insectes volants, abeilles notamment mais pas seulement : « Il suffit d’avoir un peu plus de trente ans pour sentir que quelque chose a changé, que quelque chose manque autour de nous. Souvenez-vous de la route des vacances. Jusqu’au début des années 1990, il était impossible de traverser le pays en voiture sans devoir s’arrêter toutes les deux heures pour éclaircir le pare-brise. Quelle que soit la route, quel que soit le trajet, des myriades d’impacts d’insectes maculaient bien vite les vitres et la calandre. Papillons, bourdons, syrphes, guêpes, diptères de toutes sortes s’écrasaient sur les voitures et les camions. Cette vie bouillonnante s’est comme évaporée. A la fin des années 2010, nous pouvons traverser le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne ou les Etats-Unis de part en part : les calandres de nos automobiles sont obstinément propres. […] Cette disparition s’est produite en silence, dans un laps de temps si bref qu’à l’échelle de l’histoire de la vie il n’est qu’un battement de cils ». Chapeau de la présentation de l’émission sur le site de France Culture : « La cause dominante du désastre [la disparition des abeilles] est l'usage massif des pesticides néonicotinoïdes. Depuis leur introduction dans les années 1990, les trois quarts de la quantité d'insectes volants ont disparu des campagnes d'Europe occidentale... »
Litanies (pas encore I.M)
sorbiers – marronniers – lauriers – papillons – bourdons – syrphes – guêpes – abeilles
Cette conversation
Ces deux conversations scientifiques ici évoquées regorgeaient d’expressions et de mots inconnus de moi et même parfois d’Etienne Klein ! Entomofaune, par exemple ! J’ai été frappée par leur très haut niveau de langage, pourtant parfaitement clair dans les deux cas. Et les intervenants ont prononcé à maintes reprises cet important avertissement : corrélation n’est pas causalité.
Analogies
Dans son livre Jean-Pierre Martin après avoir montré l’esprit de curiosité qui était le sien dans son enfance et son adolescence, analyse très finement et sans concessions pour lui-même l’immense incuriosité qui l’a saisi, jeune homme, du fait de son engouement pour le marxisme. La fermeture de l’horizon, le dogmatisme, la perte de liberté intellectuelle. En un temps où « la dévotion envers Althusser côtoyait la messe lacanienne. » (66). Et sa lente prise de conscience de cet enferment alors que « la construction d’une pensée personnelle exige une disponibilité hétérodoxe et transfuge ».
→ Souvent je me dis que ce fut peut-être ma chance, avoir voyagé en solitaire (et souvent il faut le dire dans une très grande solitude intellectuelle) pendant des années, mais douée d’une disponibilité et d’une curiosité hétérodoxes et ne craignant pas d’embrasser des champs, des sujets, des passions temporaires qui auraient pu être jugées incompatibles dans des milieux clos. « Il arrive qu'un intérêt collectif soit stimulant et même indispensable, qu'il ouvre le spectre de notre réflexion. Il y eut sans doute de belles entreprises intellectuelles, une mise en commun des intelligences individuelles. On pense au salon de Mme de Sablé, où les curiosités individuelles s'épaulaient, où se concoctaient, avec Jacques Esprit, les maximes de La Rochefoucauld. Et à bien d'autres aventures : l'Encyclopédie, le Collège de sociologie, etc. Reste que bien souvent, des appétits rassemblés, au lieu de s'augmenter réciproquement, s'exposent à une diminution. Il n'est pas rare qu'une doxa d'époque, particulièrement lors de nos années mentales, celles de notre jeunesse, produise un grand emportement des consciences, pour ne pas dire une grande bêtise collective. Gloire à ceux qui résistent à l'air du temps. » (69)
Curiosité mode d’emploi
Belle idée : « Dans l’idéal, le libre exercice de la pensée devait commencer par une sorte d’autoanalyse de nos curiosités et de nos incuriosités. Nous procéderions à la généalogie critique de nos représentations. Pourquoi est-ce que je pense ce que je pense ? Pourquoi est-ce que j’aime ce que j’aime ? Pourquoi est-ce que j’affirme ce que j’affirme » : c’est presqu’un discours de la méthode ! et on se rend compte que cela peut mener loin. En tous cas à ce qu’il appelle la maladie de l’incuriosité, Jean-Pierre Martin voit deux origines, parmi d’autres : la croyance religieuse et la conviction politique. Églises et partis, deux mondes où, je l’ai si souvent constaté, le dogmatisme est tel que je peux en général écrire les répliques des uns ou des autres avant qu’elles fusent !
Et peu importe si l’histoire de nos goûts est plus ou moins chaotique ! : « Au fil de nos rejets et de nos découvertes, ils se soustraient ou s’additionnent, se défont de leurs emprises ou se transforment. » (78)
Avec la nécessaire lucidité bien sûr : « Nous sommes tous plus ou moins sous l’emprise de ce marché fluctuant où se vendent des modes contemporaines, une doxa dominante, des snobismes passagers (...) et puis il y a des modes théoriques, qui doublent et façonnent les modes culturelles, littéraires ou artistiques. Chacune d’entre elles se présente comme un programme discriminatoire, comme un dispositif de désignations et d’exclusions. Chacune génère de la bêtise, suscite des points aveugles et des abîmes de nescience. Chacune est une politique de la curiosité restreinte. » (83)
Intelligence artificielle et pouvoir
Je relève ici des extraits d’un article qui fait froid dans le dos mais qui met en évidence le rapport entre les « data » et les pouvoirs. Je me suis souvent demandé ce qu’aurait fait la Stasi ou la Gestapo, pour ne citer qu’elles, avec ces possibilités qui par certains côtés ont quelque chose de monstrueux. « Kate Crawford est la cofondatrice de l’AI Now Institute. Chercheuse à Microsoft Research, professeur à l’université de New York, elle est spécialiste de l’étude des implications sociales des systèmes techniques et notamment des effets du Big Data, des algorithmes et de l’Intelligence artificielle. À l’occasion de l’inauguration de la chaire invitée IA et Justice, ouverte à l’École normale supérieure, elle a livré une passionnante présentation sur les enjeux de ces technologies. "Nous sommes confrontés à des systèmes techniques d’une puissance sans précédent, qui impactent très rapidement tous les secteurs, de l’éducation à la santé, de l’économie à la justice… Et la transformation en cours est concomitante à la montée de l’autoritarisme et du populisme". Cette évolution n’est pas une coïncidence, avance la chercheuse : l’un et l’autre interrogent la centralisation du pouvoir et nécessitent d’améliorer notre compréhension critique des formes de pouvoir. Cette combinaison renforce les difficultés pour maîtriser ces outils et les rendre responsables et nécessite de comprendre en profondeur les relations entre politique, pouvoir et IA. "L’IA est une nouvelle ingénierie du pouvoir". La science, la société et les autorités doivent trouver les modalités pour qu’elle rende réellement des comptes. "C’est bien plus qu’une question d’équité, de loyauté, d’honnêteté ou de responsabilité ! C’est une question de justice !" »
Cet article est long mais il me semble à lire absolument.
Sels
Découvrir le travail de Peter Cusack, musicien, compositeur et improvisateur anglais qui s’intéresse plus particulièrement aux sons dans l’environnement – se laisser déstabiliser par des changements d’habitudes temporaires dans un endroit très connu et là aussi faire des découvertes – lire un livre passionnant sur la curiosité et se sentir tellement en phase avec certaines descriptions – sentir l’immense bibliothèque à portée de main – recevoir le premier bouquet de tulipes de l’année (elles sont précoces, viennent de Hollande, et de serre bien sûr) – entendre de nuit un avion passer au-dessus de la ville et découvrir qu’il part à Singapour (rêverie similaire à celle que certains faisaient jadis dans les ports en voyant appareiller les goélettes ? ) – le spectacle saisissant d’une violente ondée en fin d’après-midi, la pluie en grands rideaux ondulant dans un sens puis dans l’autre –
Peter Cusack
Il conduit parallèlement à son activité de musicien, des travaux assidus sur notre relation au sonore, en réalisant par le biais de son travail d’enregistrement de terrain, l’empreinte acoustique de lieux, naturels ou industriels, frappés par des catastrophes.
→ le son ambiant en général et la quête de sons m’ont toujours fascinée. Il me semble qu’il y aurait là un processus un peu similaire à celui de la photographie. Mais demandant en quelque sorte des moyens imaginaires (mais pas forcément techniques) bien plus puissants. Il s’agit d’entendre en premier lieu, et curieusement cela ne va pas de soi. Pour moi cela implique le plus souvent de fermer les yeux, pour exclure du champ tout ce qui est visuel et qui danse si bien devant le regard pour mieux nous happer. Écouter le bruit ambiant, en profondeur, par exemple une cour de récréation en pleine expansion de décibels. Discerner des voix à l’intérieur du magma sonore, car n’est-ce pas aussi une sorte de polyphonie ?
Exemple de son travail : En 1998, Cusack a lancé le projet Your Favorite London Sound, dont l’objectif était de demander aux londoniens les sons de la ville qu’ils jugeaient les plus attrayants. Ce projet a rencontré un tel succès qu’il l’a répété à Chicago, Pékin et dans d’autres villes.
Valéry encore
« J’ai beau faire, tout m’intéresse ! ». Cité par Jean-Pierre Martin dans La Curiosité, une raison de vivre. Moi aussi !!! Je me souviens avec amusement du piège tendu jadis par mon patron, m’assignant un sujet d’enquête particulièrement ardu et austère, persuadé qu’il me mettrait en difficulté. Je me souviens qu’il s’agissait des pompes à chaleur, dont on commençait à peine à parler à l’époque. Je me souviens que je me suis passionnée pour le sujet, que j’ai fait venir au bureau de la revue deux ingénieurs que j’ai installés dans le show-room, au milieu des échantillons de tissus, de papiers peints et que nous avons discuté pendant près de deux heures. J’ai bien sûr tout oublié mais ce fut un très bon moment. Et je crois que mon article fut apprécié pour sa clarté pédagogique !!!! Je partais du principe qu’il suffit de creuser un sujet pour y trouver des choses intéressantes, soit dans le sujet lui-même, soit dans ce qu’on peut inventer pour le traiter. Par exemple, à une autre époque, j’ai dû construire de grands tableaux de caractéristiques d’appareils ménagers : là c’est sur le « comment faire » que j’ai exercé ma curiosité, cherchant des méthodes d’investigation, de recueil des données, de mise en forme. Comme une sorte de jeu. J’ai beaucoup appris.
Antidote aux œillères
« Face à l’air du temps, aux préjugés anciens, aux mauvais génies, aux fascinations abêtissantes, aux interdits à peine formulés, aux effets grégaires du panurgisme, aux convictions sédimentées, au péremptoire du militant et au sourire de supériorité du sectaire, l’attention maintenue d’une curiosité libre, augmentée par les rencontres et les lectures, est l’antidote de la pensée à œillères (...) La curiosité est une agitatrice de nos idées reçues. Elle attaque comme un acide l’acier de nos raideurs psychorigides ». (90)
La conversation des livres
« Il y a en particulier, pour soulever nos œillères, la conversation des livres. La lecture a spécifiquement partie liée avec la curiosité. La lecture est plus que la lecture. Son geste est un geste de curieux : ouvrir un livre, c’est un peu comme ouvrir un tiroir qui détient des secrets ». Avec cette remarque que je me formule si souvent sur l’étonnement provoqué par « l’incuriosité livresque ». (91)
Douceur et hospitalité
J’aime aussi, esprit de curiosité ? les livres qui regorgent de citations (hum, un peu le Flotoir, non ?). Les références dans ce livre sur la curiosité sont multiples (ainsi du triptyque formé par Flaubert avec Bouvard et Pécuchet, Queneau et Borges, avec en invité surprise le Des Esseintes de Huysmans. On est en bonne compagnie.
Alors ici, en effet, une superbe citation de Nietzsche : « Notre bonne volonté, notre patience, notre équité, notre douceur avec les choses qui nous sont neuves finissent toujours par être payées, car les choses petit à petit, se dépouillent pour nous de leurs voiles et se présentent à nos yeux comme d’indicibles beautés : c’est le remerciement de notre hospitalité ».
Commentaire éclairé de Jean-Pierre Martin : « Autrement dit, la curiosité esthétique est d’abord un affect. » Et il est vrai qu’ici me retiennent deux notions, la douceur et l’hospitalité. Accueillir avec douceur, et surtout sans aucune violence (celle si souvent du jugement) l’œuvre nouvelle. Lui offrir un temps d’hospitalité en nous. Avant de savoir si nous l’aimerons ou ne l’adopterons pas. La laisser venir, se présenter en quelque sorte. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne la musique et les nouvelles œuvres que nous écoutons, surtout si elles relèvent du champ contemporain. Ce n’est pas toujours facile d’accueillir, de laisser sa chance à tel compositeur, à telle œuvre. Plus difficile encore de tenter de reconsidérer notre point de vue, une fois que nous nous sommes forgé une idée. C’est le mérite de la radio, de nous surprendre avec une œuvre que nous n’identifions pas, que nous apprécions et dont nous découvrons qu’elle est d’un compositeur que nous « n’aimons pas » (L’inverse arrive aussi).
Obsessions et pathologies
Progression toujours dans le livre de Jean-Pierre Martin. Il va dans ce troisième chapitre se pencher sur un aspect plus sombre de la curiosité, ses pathologies. Notamment au travers de pages superbes sur Bouvard et Pécuchet : « leur curiosité n’est pas seulement plurielle et polymorphe. Elle est boulimique, labile, versatile (...) A l’opposé du curieux monomaniaque, de la fixation fétichiste ou de l’observateur patient, Bouvard et Pécuchet circulent de façon échevelée dans tous les domaines de l’investigation théorique et pratique. Et de citer leurs « sujets » et comme j’adore les énumérations je ne résiste pas : « agriculture, arboriculture, horticulture, art du liquoriste, bromatologie, chimie, anatomie, physiologie, phrénologie, médecine, hygiène, contemplation de la Nature, géologie, archéologie, histoire, roman historique, littérature, art dramatique, art d’écrire, politique et socialisme (entre-temps c’est la révolution de 1848), spiritisme, magnétisme, magie, radiesthésie, philosophie, religion, critique de la religion, pédagogie (...) calcul, cosmographie, géographie, dessin, leçon de choses, botanique, morale, musique, etc.
→ à ma propre stupéfaction la plupart de ces « sujets » m’attirent, à des degrés plus ou moins grands et je pourrai en ajouter bien d’autre. Ce serait sans doute intéressant pour chacun, comme outil de connaissance de soi, de lister aussi exhaustivement que possible ses « centres d’intérêt » du plus superficiel au plus profond et sur toute une vie....
Martin parle aussi des enchaînements d’un monde à l’autre « tantôt métonymiques, tantôt contingents » (100).
Et je n’oublie pas ici que l’on est dans un chapitre consacré en quelque sorte aux maladies de la curiosité ! Diagnostic et pronostic ?
Les cartons de mon arrière-grand-père
Heureuse de découvrir lors d’une flânerie dans une librairie un livre d’Adalbert Stifter que je ne connais pas (André Hirt m’a permis la découverte de cet auteur allemand, il y a trois ans environ, me poussant à la lecture de L’Arrière-Saison, de L’Homme sans postérité, de certains des livres de la série des Bunte Steine, Roches multicolores. Il s’agit ici du livre Les cartons de mon arrière-grand-père, dans une traduction d’Elisabeth de Franceschi (Cambourakis). « Avec quelle ardeur l’homme travaille à faire sombrer ce qui l’a précédé, et avec quel singulier amour il se raccroche à ce qui est en train de sombrer, ce qui n’est pourtant rien d’autre que le rebut des années écoulées. Là est la poésie du fatras, cette poésie mélancolique et douce, qui se grave seulement dans les vestiges du quotidien et de l’ordinaire – mais souvent de tels vestiges émeuvent notre cœur davantage que d’autres, car nous y voyons distinctement s’éloigner l’ombre des disparus, emportant dans son sillage notre propre ombre. » (18)
Et un peu plus loin : « Il y a quelque chose d’émouvant dans ces narrateurs muets et obscurs d’une chronique familiale inconnue. Quelle douleur et quelle joie sont ensevelies à jamais dans cette chronique non lue. L’enfant aux boucles blondes et le moucheron nouveau-né qui joue auprès de lui dans l’or du soleil sont les derniers maillons d’une longue chaîne inconnue, mais aussi les premiers d’une autre peut-être encore plus longue, encore plus inconnue, et pourtant cette succession est celle de la parenté et de l’amour – et quelle solitude est le lot de l’individu au cœur de cette succession ! » (19)
La chanson de l’enfant
Peter Handke a reçu le prix Nobel cette semaine.
Le site Le Saute-Rhin de Bernard Umbrecht publie la « Chanson de l’enfant » qui ouvre les Ailes du désir de Wim Wenders. C’est magnifique.
Voici le début :
Lied vom Kindsein – Peter Handke
Als das Kind Kind war,
ging es mit hängenden Armen,
wollte der Bach sei ein Fluß,
der Fluß sei ein Strom,
und diese Pfütze das Meer.
Als das Kind Kind war,
wußte es nicht, daß es Kind war,
alles war ihm beseelt,
und alle Seelen waren eins.
Chanson de l’enfance – Peter Handke
Lorsque l’enfant était enfant,
il marchait les bras ballants,
il voulait que le ruisseau soit une rivière.
Et la rivière, un fleuve.
Que cette flaque soit la mer.
Lorsque l’enfant était enfant,
Il ne savait pas qu’il était enfant.
Tout pour lui avait une âme
et toutes les âmes n’en faisaient qu’ une.
Lucrèce Luciani (avec François Huglo)
Qui est Lucrèce Luciani ? Interrogation portée dans mon carnet après la lecture d’un beau texte de François Huglo dans son livre Les Intimes. Une note qui porte sur St Jérôme. Faisant selon mon habitude quelques recherches rapides et un tantinet désinvoltes en ligne, je tombe sur ce beau texte d’Isabelle Louviot : « Une longue guerre est engagée avec les livres, alternance de combats et de trêves, de plaisirs (ce qu’ils ouvrent, confortent, apaisent) et de rages (les mauvais livres dont on se débarrasse, l’infini de ceux qu’on ne pourra lire, l’oubli de ceux qu’on a aimés). Je lis plusieurs livres à la fois, picore ou dévore, j’en ai toujours deux ou trois dans mon sac, plein à côté de mon lit et je ne reviens pas sur les bureaux. L’histoire de l’objet m’intéresse. Folle de livres et de littérature, j’aime mes homologues. Saint Jérôme en était un et Lucrèce Luciani me paraît aussi bien toquée. Dans cet ouvrage [Le démon de saint Jérôme, L’ardeur des livres, La Bibliothèque, 2018], elle explore les liens qui unissent Jérôme aux livres et à son démon, la littérature. Sujet pour érudits poussiéreux ? Pas du tout. Cultivé, vivant et drôle. Nous sommes en visite, on nous prend par la main et nous déambulons au IVe siècle aux côtés d’un Jérôme, grand lecteur, romancier, traducteur, épistolier, copiste, polémiste, plagiaire, bibliothèque humaine. S’engager dans l’activité intellectuelle de Jérôme est un vrai labyrinthe. Homme creuset des métiers du livre à une époque, joliment baptisée par l’éditeur, aube de l’écrit. » (Texte d’Isabelle Louviot, sur le site de l’éditeur La Bibliothèque où j’apprends que « Psychanalyste, Lucrèce Luciani est l’auteur d’un essai, L’acédie, le vice de forme du christianisme, de Saint Paul à Lacan (Le Cerf, 2009) et d’un roman, L’œil et le loup (Ornicar, 2000). »
Voici un passage de la note de François Huglo « Dans sa grotte de Chalcis ou sa cellule de Bethléem, Jérôme est un "passe-muraille". Mais un travail spécifique de l’écrit renforce la parole en différant son envol : "Nous n’avons pas en dictant la même élégance qu’en écrivant nous-même ; dans ce dernier cas, nous retournons souvent le style pour écrire et réécrire des phrases qui soient dignes d’être lues ; dans l’autre, nous débitons rapidement et avec volubilité tout ce qui nous vient à la bouche. » (p. 11)
Livres médiateurs : vie virevoltante et curieux dénoué
Parlant des livres ou des auteurs qui peuvent exercer un ascendant sur soi, Jean-Pierre Martin, dans son livre La Curiosité, écrit de son côté : « Un médiateur peut enchaîner, un autre, émanciper. Le premier est vampirique, il réclamera sa dette à vie. Le second est un véritable intercesseur, un passeur qui sait se faire discret au bon moment : il passe dans votre vie, puis s’efface (parfois, on ne les reconnaît qu’après coup, tant ils ne se sont pas imposés). Cette distinction est importante : elle contribue à produire, pour schématiser, deux types d’existence : les vies vissées et les vies virevoltantes, les vies d’affiliés à vie et les vies de fugueurs. Et pour schématiser encore : c’un côté les curieux fascinés, de l’autre les curieux dénoués. »
→ et il me semble que pour jouir d’une vie virevoltante et être un curieux dénoué, il ne faut surtout pas s’attacher à un seul auteur, à un seul type de livre. L’esprit de curiosité doit être infiniment ouvert, faire feu de tout bois, être capable de s’aventurer sur des terres étrangères, voire dangereuses pour soi, pour ses certitudes, pour ses acquis.
→ Ce livre sur la curiosité est vraiment un excellent livre. Qui donne à penser mais qui, peut-être n’insiste pas assez sur un aspect important de la curiosité, lorsqu’elle est entée sur un « chercher ailleurs ». Ce qu’on n’a pas reçu spontanément, ce qu’on (famille, professeurs, amis) ne vous a pas transmis ou donné. Il ne s’agit pas, la plupart du temps, de rétention ou d’avarice, plutôt de négligence, de manque d’attention. Il faut donc chercher par soi-même. La base de la curiosité, qui est bien raison d’être, mais aussi manièred’être, est de répondre aux questions qui ne trouvent pas réponse, aux questions dont les réponses sont cachées (les fameuses recherches des enfants, dans les dictionnaires jadis, sur les questions sexuelles), de forer les non-dits.
L’esprit de curiosité invite à un fonctionnement différent de la pensée.
« L’esprit de curiosité invite à un fonctionnement différent de la pensée, à un ébranlement du système, continue Jean-Pierre Martin en réfléchissant cette fois avec Michel Foucault. : « Ce que suggère, dans son introduction à L’Usage des plaisirs, Michel Foucault : "quant au motif qui m’a poussé, il était fort simple. Aux yeux de certains, j’espère qu’il pourrait par lui-même suffire. C’est la curiosité, la seule espèce de curiosité, en tout cas qui vaille la peine d’être pratiquée avec un peu d’obstination : non pas celle qui cherche à s’assimiler ce qu’il convient de connaître, mais celle qui permet de se déprendre de soi-même. Que vaudrait l’acharnement du savoir s’il ne devait assurer que l’acquisition des connaissances, et non pas, d’une certaine façon et autant que faire se peut, l’égarement de celui qui connaît ? Il y a des moments dans la vie où la question de savoir si on peut penser autrement qu’on ne pense et percevoir autrement qu’on ne voit est indispensable pour continuer à regarder ou à réfléchir. (248)
Hugo, Rousselot, Huglo
Autre belle note de François Huglo (dans son livre Les Intimes) intitulé Homo faber : « Hugo est une fabrique et une machine à vapeur, l’incarnation du siècle et sa mémoire ». Un peu plus loin, recension de quelquess incarnations d’Hugo « Le poète Hugo fut, entre autres, Thénardier (la force et l’habileté du faussaire), Jean Valjean qui fait tenir une fortune dans un petit volume "in octavo" et Gavroche qui, comme l’enfant des "Griffonnages de l’écolier", frère du Rimbaud des "Assis", des "Poètes de sept ans", et de Hugo dessinateur, revitalise par une sève analphabète l’alphabet qui dépérit dans sa répétition scolaire. ». Association donc de Hugo et de Rousselot : « Le jeu humain d’équilibres et d’échanges entre l’alphabet que nous sommes et la faune que nous ne sommes pas moins n’est pas sans écho dans la "logique vivrière" d’un Rousselot qui, dans son important essai Mort ou survie du langage, se présente comme "un homme qui réfléchit sur le langage en s’appuyant sur l’expérience vivrière qu’il peut en avoir, expérience qui ne s’est jamais dissociée, chez lui, de celle qu’il a des gens, des lieux, enfin des choses, lesquelles sont, selon lui, les arbres surtout, la démonstration vivante d’une perfection syntaxique que nous n’atteindrons jamais" et salue en Hugo "un des plus beaux exemples de frénésie et de démiurgique langagière que la langue française nous puisse donner." » (22)
Vitale curiosité
Cette remarque si juste dans le livre de Jean-Pierre Martin, La Curiosité : « Quand la curiosité s’éteint, commence la vraie vieillesse ; ou même la dépression du grand âge ».
→ et peut-être que le vieillissement prématuré est à l’œuvre chez celles et ceux qui ne savent faire preuve de curiosité pour autre chose que pour eux-mêmes, qui ne savent ou ne peuvent (c’est parfois de l’ordre du handicap) s’ouvrir sur la vie d’autrui (et pas sur la vie des autres, ce qui serait inquisition malveillante) et sur la vie du monde, en toutes ses parties.
Voisines de cervelles
Je poursuis ma belle lecture des Cartons de mon arrière-grand-père d’Adalbert Stifter. J’y retrouve deux caractéristiques de son œuvre qui m’enchantent. Une capacité hors-pair à décrire la nature et les évènements climatiques. Ainsi de l’évocation de cette route de nuit du jeune médecin, tentant de revenir chez lui, avec son serviteur et ses chevaux, alors que des pluies verglaçantes provoquent un chaos dans les bois et les forêts, engendrant le bruit terrifiant des arbres qui explosent sous le poids de la glace. Mais aussi le goût pour l’agencement des lieux. Il s’agit souvent de la construction d’une maison ou d’un ensemble de bâtiments et de la décoration intérieure, avec beaucoup de détails sur la conception des meubles, des boiseries. Cette « construction » du cadre de vie a quelque chose d’apaisant et dynamisant. Je lui compare, voisines de cervelle, les entreprises des six ou sept protagonistes de L’Ile Mystérieuse de Jules Verne. Même minutie de description chez les deux auteurs !
Notes de passage
Cela me plait que ce matin mon ordinateur se taise.
L’enfant ne se forme pas avec des pensées mais avec des perceptions.
Le flux de la musique comme la rivière aérienne d’Amazonie.
Les rivières volantes
J’avais retenu ce terme de rivière aérienne mais le terme usité est rivière volante (je préfère mon idée !).
Les « rivières volantes » ont été popularisées en Amérique latine par le Pr Antonio Donato Nobre, scientifique brésilien et l'aviateur suisse Gérard Moss, qui se sont rencontrés en 2006. Les « rivières volantes » témoignent de la quantité considérable de vapeur d'eau qui se concentre au-dessus de l'Amazonie, l'évapotranspiration des arbres s'ajoutant à l'évaporation au-dessus de l'Atlantique et de l'équateur. Au total, le Pr Nobre estime que le flux d'eau contenu dans les « rivières volantes » est, en moyenne, le double du débit de l'Amazone, qui atteint pourtant 17 milliards de m3 par jour (200000 m3 /seconde) à son embouchure. « L'évapotranspiration peut être estimée autour de 1000 litres par arbre et par jour », précise Gérard Moss, qui se présente comme un « éco- aventurier ». Ce phénomène est si important que l'aviateur a caractérisé, à l'aide d'un petit avion et d'une montgolfière, l'humidité dans l'air au-dessus de l'Amazonie entre 100 et 4 000 mètres d'altitude. Les quantités de vapeur d'eau sont si importantes qu'elles forment ces « rivières volantes », invisibles à l'œil nu, qui peuvent s'étendre sur plusieurs centaines de kilomètres. « Avec mon avion, d'une autonomie de huit heures, j'ai pu suivre des nuages d'humidité sous un ciel bleu et clair sur plus de 300 kilomètres », explique Gérard Moss.
Du livre
Incroyable contraste entre le sentiment d’effroi ressenti en regardant un documentaire édifiant sur Amazon (et sentiments de culpabilité aussi d’être trop souvent partie prenante et actrice de cette entreprise délétère) et ces autres sentiments, de douceur, d’apaisement, cette impression d’entrer dans un refuge bienveillant en ouvrant un vrai livre, à être seule avec ce livre (acheté dans une librairie, payé en espèces, dont dans le plus parfait incognito). Aucune trace d’identité laissée quelque part, aucun grain à moudre pour les big data, rien encore nulle part de ce lien que j’ai établi avec ce livre, même si, un peu plus tard, j’en parlerai bel et bien « en ligne », par mail ou dans ce Flotoir. Ce livre minuscule, petit esquif sur l’immense machine entropique, à broyer, à détruire, à réduire, à aplatir, à désincarner qu’est devenu le monde d’aujourd’hui.
Lectures (Yannis Gansel, Rachel Rosenblum)
J’entreprends la lecture de Mourir d’écrire, de Rachel Rosenblum, sous-titre Shoah, traumas extrêmes et psychanalyse des survivants. Elle parle de Sarah Kofman, Primo Levi, Paul Celan, mais aussi plus largement de la manière de « soigner » (ou pas) ceux qui ont vécu des traumatismes gravissimes. Parfois il vaut mieux ne pas toucher à leur construction car on risque de les conduire au suicide. Très belles pages sur Perec et Pontalis aussi.
Je lis aussi le livre du fils de Yannis Gansel, Vulnérables ou dangereux qui porte sur la question des adolescents difficiles (Pauline ne fut jamais « difficile ».Yannis Gansel fait un bel historique sur plus de cent ans, de la prise en charge des adolescents difficiles, de la notion même d’adolescence. C’est très complet. La deuxième partie que j’aborde maintenant est une enquête ethnographique, puisqu’il se situe à cheval sur psychiatrie (il est psychiatre) et ethnographie. «
Méfiance, hélas (Walter Benjamin).
Cette idée que presque tout est faux, faux et usage de faux généralisés.
Alors forte résonance de cette citation de Walter Benjamin, sur le compte Twitter de Nathalie Raoux : « Pessimisme sur toute la ligne. Oui, certes, & totalement. Méfiance quant au destin de la littérature, méfiance quant au destin de la liberté, méfiance quant au destin de l’homme européen, mais surtout trois fois méfiance en face de tout accommodement ».
→ Les « accommodements », on a vu où cela menait en 1938, on voit où cela mène aujourd’hui.
→ Je retrouve la citation en ligne et cite ici un intéressant article : « C’est parce qu’il perçoit ce danger catastrophique que Benjamin, dans son article sur le surréalisme de 1929, se réclame du pessimisme, un pessimisme révolutionnaire qui n’a rien à voir avec la résignation fataliste, et encore moins avec le Kulturpessimismus allemand, conservateur, réactionnaire et préfasciste (Carl Schmitt, Oswald Spengler, Moeller Van der Bruck) : le pessimisme est ici au service de l’émancipation des classes opprimées. Sa préoccupation n’est pas le « déclin » des élites, ou de la nation, mais les menaces que fait peser sur l’humanité le progrès technique et économique promu par le capitalisme. La philosophie pessimiste de l’histoire de Benjamin, dans cet essai de 1929, se manifeste de façon particulièrement aiguë dans sa vision de l’avenir européen (Walter Benjamin, Le surréalisme, dernier instantané de l’intelligentsia européenne) : "Pessimisme sur toute la ligne. (...) Et confiance illimitée seulement dans l’I.G. Farben et dans le perfectionnement pacifique de la Luftwaffe." [continue de manière grinçante W.B].Ce regard lucide et critique permet à Benjamin d’apercevoir – intuitivement mais avec une étrange acuité – les catastrophes qui attendaient l’Europe, parfaitement résumées par la phrase ironique sur la "confiance illimitée". Bien entendu, même lui, le plus pessimiste de tous, ne pouvait pas prévoir les destructions que la Luftwaffe allait infliger aux villes et aux populations civiles européennes ; et encore moins pouvait-il imaginer que l’I.G. Farben allait, à peine une douzaine d’années plus tard, s’illustrer par la fabrication du gaz Zyklon B utilisé pour "rationaliser" le génocide, ni que ses usines allaient employer, par centaines de milliers, la main-d’œuvre concentrationnaire. Cependant, unique parmi tous les penseurs et dirigeants marxistes de ces années, Benjamin a eu la prémonition des monstrueux désastres dont pouvait accoucher la civilisation industrielle/bourgeoise en crise. »
Mourir d’écrire
J’ouvre le livre de Rachel Rosenblum, Mourir d’écrire ?, sous-titre Shoah, traumas extrêmes et psychanalyse des survivants. Le livre aurait dû être titré Mourir de dire, comme l’article qui en est l’origine, mais il se trouve qu’entretemps ce titre a été emprunté par Boris Cyrulnik et n’était plus disponible (le mot emprunté est employé par le préfacier du livre). Mais c’est bien de mourir de dire qu’il s’agit dans ce livre, même si le mourir d’écrire est aussi central, avec notamment Primo Levi, Sarah Kofman, Paul Celan ou encore Georges Perec. Livre à la fois sombre, terriblement sombre par les sujets abordés mais lumineux de clarté et aussi de compréhension profonde et respectueuse. Rachel Rosenblum est psychanalyste et va s’attacher ici à la question terrible du « soin » ou de l’aide que la psychanalyse peut apporter aux victimes de traumatismes gravissimes. Tous ceux qui ont été marqués à vie par la Shoah, rescapés bien sûr, mais aussi survivants, descendants.... et aussi certaines victimes d’attentats. Dans la préface de Paul Denis, déjà, cet avertissement « tous les traumatismes ne sont pas élaborables » (X). Autrement dit à certains traumatismes, il ne faut sans doute pas toucher. Primo Levi et Sarah Kofman sont-ils morts de dire ? Autre remarque forte de cette préface : « L’antisémitisme est sous-tendu par l’idée de la destruction, non pas d’une "race" mais d’une civilisation, ou plutôt de la branche aînée d’une civilisation en en faisant disparaître les sujets. L’antisémitisme est une forme de délire paranoïaque. » (XII)
Et de citer un certain Jean Drault, émule de Drumont et antisémite passionné de l’entre-deux-guerres qui écrivait en 1919 : « Le monde entier baigne, sans s’en douter, dans l’antisémitisme qui stagne, en apparence amorphe, comme sans force mais qui monte insensiblement, telle une crue que rien n’arrêtera. Les imbéciles ne voient pas cela. » ... Comme ces mots semblent toujours d’une brûlante actualité.
→ Cette impression, aujourd’hui, que la paranoïa est partout, le soupçon universel, la méfiance totale. Ère de menaces, de sanctions, de tensions. Jeu avec le feu. Tous les feux, le feu.
Homo faber, homo sacer
Un peu plus haut, l’idée d’Hugo en Homo faber. Ici, terrible, l’allusion à l’homo sacer, notion de droit romain antique, désignant un « être humain qu’il est licite de mettre à mort ». Cela correspond-il à la terrible expression : droit de vie et de mort.
Georges Perec
Le livre de Rachel Rosenblum s’ouvre par la relation de l’histoire de l’analyse de Georges Perec par JB. Pontalis. Le sous-chapitre s’intitule « Pontalis et la Shoah : genèse d’une rencontre » et il montre bien toutes les ambiguïtés de la relation entre les deux hommes. On découvre vite que le patient-leitmotiv de Pontalis, qui reçoit différents prénoms, est en fait Perec. Quatre ans d’analyse, et ce constat au début que les rêves rapportés par l’écrivain sont comme lettre morte, dévitalisés : il n’était pas un patient qui rapporte ses rêves mais un « faiseur » de rêves. Je ne peux ici retracer toute cette histoire mais j’ai été profondément émue par la relation de la mort de Perec (un récit d’Emmanuel Carrère en fait) : « Perec ne pouvait plus parler. Catherine (sa compagne, la cinéaste Catherine Binet) ne quittait plus l'hôpital. À un moment de son agonie, il a tendu vers elle le pouce, l'index et le majeur, dans un signe implorant, véhément, qui demandait à être interprété d'urgence. Elle a compris, pris le risque de quitter son chevet pour aller dans leur appartement chercher un petit objet qu'on lui avait offert et qu'il aimait : une pièce de "bas-de-casse", servant pour l'imprimerie et figurant la lettre W. Elle est retournée aussi vite que possible à l'hôpital pour la placer entre les doigts de Perec qui s'est aussitôt apaisé. Il serrait ce W de bois, comme un enfant serre un jouet aimé pour s'endormir. Il est mort moins d'une heure plus tard [...] » Carrère, 2016.
Des traumatismes hétérogènes
« Comme bien d'autres situations extrêmes, la Shoah est une source de traumatismes hétérogènes, différenciés. Le sort d'un survivant passé par l'enfer des camps et celui d'un orphelin qui n'a connu de cet enfer que l'étendue de ses deuils ont peu de choses en commun. Il existe ainsi une Shoah des coups et une Shoah des pertes, une Shoah des meurtres et une Shoah des disparitions. Familiers pour les analystes sud-américains qui ont eu à traiter les proches des desaparecidos, les traumatismes de l'absence — ceux qui ont été évoqués ici à propos de Georges Perec — sont "figurés" de façon troublante dans son roman La Disparition (1969), roman où le refus de reconnaître la perte subie se traduit par l'évitement systématique de la voyelle que la langue française utilise le plus : la voyelle e. Ces "traumatismes de l'absence" ne sont bien sûr pas les seuls. » (21)
Une fable du Talmud
Rachel Rosenblum rapporte aussi cette fable du Talmud de Babylone : « "On raconte que quatre sages, quatre amis et compagnons, s'avisèrent un jour de visiter le jardin de la connaissance interdite. Le premier, Ben Azzai, regarda autour de lui et il perdit la vie. Le second, Ben Zoma, regarda aussi. Il perdit la raison et se mit à vomir ce qui ne peut être digéré. Le troisième, Elisha ben Abuya regarda et perdit la foi : il se mit à saccager le jardin, à arracher les branches ; il devint hérétique et rebelle. Le dernier visiteur s'appelait Akiba. Akiba pénétra dans le jardin à la suite des autres. Akiba ressortit indemne." [Talmud de Babylone, Haguiga 14 B]. Cette fable a été soumise à d'innombrables commentaires. Elle sert ici d'avertissement. Elle nous dit, bien sûr, que certains savoirs sont mortels. Elle nous dit aussi qu'ils ne sont pas mortels pour tout le monde. La même expérience peut être fatale à certains. Il est possible à d'autres de ressortir en paix du jardin. » (22)
Et pourtant...
Rachel Rosenblum poursuit en écrivant que « Les grandes catastrophes historiques se reconnaissent au silence médusé qu’elles laissent dans leur sillage, silence qui souvent ne se dissipe que pour faire place aux falsifications de la mémoire. Entre silence et falsification s’ouvre une troisième voie. Pour les sujets qui en sont capables, celle-ci consiste à dire ce qui s’est passé, à écrire à la première personne ». Mais elle ne cache pas aussi la dangerosité extrême de cette voie et il semblerait que tout le livre va s’attacher à la démontrer. On rencontre un peu plus loin Celan, Semprun, Michel del Castillo, Robert Antelme.... Rappelons que le germe de ce livre, repris ici en ouverture, est un article issu d’une communication faite en 1998 et publié en 2000 dans la Revue française de psychanalyse, article qui portait ce titre « Peut-on mourir de dire ? Sarah Kofman - Primo Levi ».
Livres cités
Olivier Greif, Journal, Aedam Musicae
Albert Strickler, Le Cœur à tue-tête, postface de Jean-Paul Klée, Editions du Tourneciel
Ilse & Pierre Garnier, Carlfriedrich Claus, Une amitié de lettres, L’Herbe qui tremble
Jean-Pierre Martin, La Curiosité, une raison de vivre, éditions Autrement
Adalbert Stifter, Les Cartons de mon arrière-grand-père, Cambourakis
François Huglo, Les Intimes, Patrick Fréchet éditeur, Les Presses du réel
Rachel Rosenblum, Mourir d’écrire ? Shoa, traumas extrêmes et psychanalyse des survivants, PUF
Yannis Gansel, Vulnérables ou dangereux ?, ENS éditions.
Rédigé par Florence Trocmé le 17 octobre 2019 à 10h14 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Balises: Aedam Musicae Albert Strickler, Cambourakis François Huglo, Carlfriedrich Claus, Editions du Tourneciel Ilse & Pierre Garnier, ENS éditions., Journal, La Curiosité une raison de vivre, Le Cœur à tue-tête, Les Cartons de mon arrière-grand-père, Les Intimes, Les Presses du réel Rachel Rosenblum, L’Herbe qui tremble Jean-Pierre Martin, Mourir d’écrire ? Shoa traumas extrêmes et psychanalyse des survivants, Olivier Greif, Patrick Fréchet éditeur, postface de Jean-Paul Klée, PUF Yannis Gansel, Une amitié de lettres, Vulnérables ou dangereux ?, éditions Autrement Adalbert Stifter