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Rédigé par Florence Trocmé le 14 novembre 2019 à 17h48 dans photomontages | Lien permanent
Jules Verne, lanceur d’alerte
Lecture d’un bel article du site Diacritik autour d’un livre de Laure Lévêque, intitulé Jules Verne, un lanceur d’alerte dans le meilleur des mondes. « Avec l’assomption des bourgeois conquérants et des valeurs libérales qui sont les leurs que consacre le XIXe siècle et, tout particulièrement, le second XIXe siècle, la littérature est devenue une marchandise (quasiment) comme une autre et les littérateurs sont désormais tenus de passer sous les fourches caudines de la loi du marché en fournissant un produit que l’on dirait aujourd’hui bankable. Ce qu’en dit Balzac dans Illusions perdues est édifiant. Dès lors, tout jeune auteur se retrouve peu ou prou dans la même situation que Lucien de Rubempré soucieux de placer ses Marguerites et son Archer de Charles IX et découvrant que leur fortune éditoriale n’est en rien indexée sur la valeur intrinsèque des textes, uniquement estimés en parts de marché escomptées. Une situation que Stendhal – qui l’a vécue plus douloureusement encore que Balzac – résume ainsi : to print or not to print, se soumettre ou se démettre en somme. C’est le dilemme auquel s’affronte immédiatement le jeune Verne en soumettant son premier manuscrit, Paris au XXe siècle, à un Hetzel qui fut justement l’éditeur de Balzac avant d’être le sien ! Et quand on a l’heureuse fortune d’être abouché avec un éditeur aussi important qu’Hetzel, on y réfléchit clairement à deux fois. Or Hetzel se déclare peu pressé d’éditer un texte aussi déviant de l’orthodoxie positiviste qui forme la ligne éditoriale édifiante de son Magasin d’éducation et de récréation, mais tout prêt, en revanche, à encourager la veine prométhéenne et scientiste manifeste dans Cinq semaines en ballon en faisant de Jules Verne un écrivain maison. Devant ce choix cornélien, comme dans Illusions perdues, la liberté de parole repassera, et Verne, comme Lucien de Rubempré, tranchera en faveur de la sécurité financière en se lançant dans l’entreprise des Voyages extraordinaires telle que la conçoit la maison Hetzel. » (article). mais ajoute Laure Lévêque : « cette voix dissidente, désaccordée du positivisme dominant, est bien présente aussi dans les Voyages extraordinaires, et ce dès l’origine, dès 1863 où, selon des procédés bien étudiés par Bakhtine qui tiennent à la vocation dialogique du roman, elle fait entendre un contrepoint qui mine de l’intérieur l’orthodoxie positiviste apparemment célébrée, le polyvocalisme propre au romanesque permettant de s’écarter de la voie sans issue tracée par Hetzel si bien que j’inclinerais pour ma part à relativiser la portée ruptrice de 1886 dans la mesure où Verne avait finalement très tôt trouvé moyen de parer à la logique de la pensée unique et de (se) ménager des espaces textuels de liberté de pensée. »
Je pense que l’esprit du livre est sans doute bien résumé par cette note : « si Verne n’invente rien, comme l’auteur de La Comédie humaine, il se meut dans le long terme pour décaper les logiques profondes qui gouvernent une société qui se croit lancée sur la voie du progrès infini et qui ne fait que marcher à l’abîme, faute de se souvenir qu’il ne saurait y avoir de progrès qu’au service de l’humain. Mais encore faut-il lire Verne, et le lire sans les œillères reçues d’une histoire littéraire orientée, pour comprendre De la Terre à la lune autrement que comme la victoire de l’homme Prométhée que célébrait Michelet et voir dans la course aux étoiles, plutôt qu’un grand pas pour l’humanité, la délocalisation dans l’infini de l’espace de la compétition mortifère qui oppose les grandes puissances et l’extension du domaine de la marchandisation quand la fin du roman voit les héros de l’espace fonder une société par commandite pour monnayer leur aventure comme d’aucuns tablent aujourd’hui sur le développement d’un très lucratif tourisme galactique, chacun pouvant d’ores et déjà réserver son billet… à condition de disposer des moyens qui sont ceux des nababs de L’île à hélice ! »
Liliane et le dessin
Françoise Favretto mène en ouverture de sa revue L’intranquille (le n° 17) un entretien avec Liliane Giraudon sur ses pratiques parallèles de l’écriture et du dessin. Ces dessins que je connais pour recevoir de temps en temps, attachés à un mail, un « ange » giraldien. Ou bien pour voir sur Instagram les signes répétitifs dont Liliane Giraudon couvre certains vieux papiers, vieux livres, comme une sorte de toile pour retenir le temps, sinon les mots. J’ai choisi d’ailleurs un extrait de cet entretien pour la rubrique des « Notes sur la création » de Poezibao.
Claude Minière, deux livres
Claude Minière publie deux livres, l’un sur Courbet, l’autre sur Pascal, pour dire les choses un peu rapidement. Oui, le premier porte bien sur un tableau de Courbet, Marée montante, dans la belle collection de l’éditeur Invenit, un écrivain/une œuvre des musées du Nord de la France. Minière n’a pas choisi un tableau parmi les plus connus de Courbet, mais cette Marée montante du Château-Musée de Boulogne-sur-mer : « Avec Marée montante (ou basse), la mer ne vient pas vers nous, elle reste seule, indépendante, sans même un homme, un petit personnage pour nous fournir une échelle. Une fois qu’elle a fracturé les clôtures de la peinture, elle y demeure. Il y a dans la peinture comme la poésie une sorte de franchissement qui fait à mon sens toute leur vertu. » (Claude Minière, Courbet, marée montante, éditions Invenit, 2019, p. 55)
Mais aussi, un coup de dés
« Celui qui écrit pose la main sur un grand son. Cette simple et plate feuille de papier est déjà traversée de roulements sonores, de batailles passées et d'appels insoupçonnés. L'horizon des événements. Bien souvent, ça commence sans dessein, comme par inadvertance ; mais une phrase vous entraîne, jetée, et elle tire. On connaît les débuts, même s'ils sont venus par hasard ; on n'en connaît pas la fin. Alea acta est...
Pas trop vite, la « magie » ne doit pas être brisée, cette première phrase demande à être exposée mais aussi à ne point être trop tôt exténuée. On la garde un temps, sans mesure préjugée, sous le manteau pour la laisser vivre sa vie...
Certes, le petit d'homme est promis au jour et à la mort, vie et mort lui sont données du même coup. Entre les deux, entre la naissance et l'arrêt : "grand son". Mouvement, éclaircies, chiffres, résonances, ratures, inventions, révélations » (Claude Minière, Un coup de dés, Tinbad, 2019, p.9). → Comment ne pas s’attacher, attacher son attention, son attente, à un livre qui s’ouvre ainsi ? Il y est beaucoup question de Pascal
Une liste de petits papiers
Claude Minière à propos de Pascal : « Il écrit sur des bandes de papier pliées en quatre, il forme des liasses qu’il classe selon un ordre qui n’appartient qu’à lui » (Ibid. p. 15)
Liliane Giraudon : ses « cavaliers d’air », ses « cavaliers d’eau » : « prélevés dans des petits carnets dont les feuilles sont détachables et qui alimentent mes "actions invisibles". Sorte de performances muettes (une pratique privée) dont l’idée m’était venue au cours d’un séjour au Tibet. Je détache les dessins, les plie en minuscules pour les jeter dans le vent ou d’une hauteur (...) les cavaliers d’eau aboutissent nécessairement dans un plan d’eau. » (Revue L’intranquille, n°17)
Josée Lapeyrère et ses in-votos sur les ponts
Roland Barthes et ses fiches (le mur de fiches dans l’exposition de Beaubourg en 2002).
Robert Walser et ses microgrammes
Les paperolles de Proust
Les tricotags de Christine Jeanney : yarn bombing ou tricot-graffiti ou encore tricot urbain ou tricotag- (appelé aussi knit graffiti, knitted graffiti ou yarnstorm en anglais) : tricot, laine tressée, rubans, écriture. sur chacun 2 phrases :
il n’y a pas d’étrangers sur la terre
there are no strangers on earth
Liste ouverte.....
Les adolescents difficiles
J’aborde la seconde partie du livre de Yannis Gansel, Vulnérables ou dangereux (ENS éditions), sur les adolescents difficiles. On entre dans le vif du sujet avec l’enquête ethnographique. Je suis frappée par la profonde honnêteté intellectuelle et morale de ce jeune médecin psychiatre et par son exceptionnelle intelligence des situations, sa capacité à se déporter de sa « spécialité » de psychiatre pour envisager le problème de l’adolescent difficile d’une façon « ethnographique ». Cela me semble exemplaire de ce qu’une certaine ouverture en dehors du champ de sa propre spécialité peut apporter à toute réflexion. Il suffira de dire que Yannis Gansel relate ici le fonctionnement d’une structure transdisciplinaire, composé de psychiatres, d’éducateurs, de directeurs d’établissement et de magistrats, structure à laquelle sont présentés régulièrement un ou deux « cas » particulièrement difficiles pour aider à la réflexion de ceux qui les ont en charge sur les options à choisir pour accueillir, soigner, aider, mettre à l’abri d’eux-mêmes ces jeunes adolescents difficiles. On en apprend notamment beaucoup sur tout ce qui peut se passer à l’intérieur d’un groupe professionnel hétérogène, en termes d’exposition des personnes, de luttes sourdes de pouvoir, de question de hiérarchie, du lien entre compétence pour la situation donnée et autorité conférée par un titre (psychiatre, juge, etc.).
Federigo Tozzi
Parmi les livres reçus, les choses les gens de Federigo Tozzi, livre traduit et postfacé par Philippe Di Meo, un auteur dont Giorgio Manganelli a écrit que son œuvre se situait « à mi-chemin de Sienne et de la névrose ».
Le livre est fait de courts fragments numérotés. L’ouverture est magnifique : « Entre les étoiles et nous, il y a une amitié qui, lorsque nous nous en apercevons, paraît se rapprocher de Dieu. Alors, notre âme s’ouvre à toute l’immensité de l’univers, et les choses les plus lointaines sont également plus intimes que les plus proches. À l’évidence, les montagnes sont également là pour nous tenir compagnie ; et nous en éprouvons une violente émotion. Il semble aussi que, pour parcourir son chemin, le printemps traverse le milieu de notre âme et que ses ombres elles-mêmes sont douces. Si, au contraire, à certaines heures, nos yeux se fermaient et que nous ne voyions plus rien, nous serions assaillis par on ne sait quelle peur ; car notre âme a besoin de tout ; et il est des états d’âme qui ne sont constitués ni par des pensées ni par des rêves, mais par des choses mystérieuses, dont la sensation indéfinissable seule nous parvient. Nous avons en nous une existence faite de musiques silencieuses qui donnent à nos mots la sonorité de notre humanité individuelle ; de la même façon, chaque chose possède une voix qui découle de sa matière et de ses formes. » (p. 5)
Les fleurs n’étaient pas celles que je voyais
« [24] Les fleurs n’étaient pas celles que je voyais ; mais celles du temps passé ; celles qui avaient toujours leur odeur dans mon âme ; celles dont je peux seulement rêver ; celles que je vois seulement quand je pleure. Mais le vent continuait à souffler et ne les trouvait plus. Les collines étaient toutes vertes, et il n’y avait aucun pétale qui en fût le signe. Et le vent et moi sommes restés seulement l’un contre l’autre. » (Ibid, p. 16)
Des pensées plus légères que les rêves
[49] J’ai constaté qu’il est des pensées plus légères que les rêves, qui naissent et meurent comme la rosée. Et il y a, au contraire, des rêves qui peuvent se ficher en travers de la réalité comme des clous qui se brisent plutôt qu’ils ne se laissent arracher. Je ne sais laquelle de ces deux choses préférer ; parce que parfois la musique ne suffit plus à mon besoin de voir. Mais j’ai tendance à donner aux rêves tout ce que je soustrais à la vie quotidienne. » (Ibid, p. 30)
Karin Kneffel
Etrange expérience avec une exposition vue à Baden-Baden, celle de la peintre Karin Kneffel (image). Je n’avais rien ressenti de particulièrement fort en regardant ses toiles, mais pourtant, à bien y réfléchir, comme un ébranlement intérieur. Je suis chaque fois tellement captée par l’architecture de Richard Meier au Frieder Burda Museum de Baden-Baden, que je me suis laissé aller à la déambulation dans les lignes, les plans et les surfaces de ce bâtiment magnifique (je ne suis pas sûre qu’aucun autre bâtiment me procure un tel effet). Bref, j’ai vécu ma déambulation dans le bâtiment plus que vraiment regardé en détails l’exposition. Il y avait ces grands tableaux de pommes affichés partout pour annoncer l’exposition dans la ville et les environs. Mais ce ne sont pas eux qui m’ont en fait marquée. Mais plutôt deux types d’œuvres : des intérieurs vus de l’extérieur au travers d’une vitre couverte de gouttes d’eau – et puis des sortes de superpositions qui mutatis mutandis m’ont fait penser un peu à certain de mes montages photos en surimpression. Car il m’a semblé que Karin Kneffel donnait là des images très justes de certaines de ces représentations, complexes, en partie floues, à plusieurs dimensions et plans qui se construisent en nous, qui se déforment au fil du temps et des rappels de la mémoire. Karin Kneffel (*1957 à Marl), élève de Gerhard Richter en fin d’études (« Meisterschülerin »), compte parmi les artistes les plus connues et les plus prisées d’Allemagne. « Assemblages de fruits exubérants et surdimensionnés, intérieurs luxuriants, reflets subtils, mélanges de motifs et accumulation de couches picturales forment une esthétique irrésistible qui fascine immédiatement le spectateur. Les histoires que l’artiste réunit dans ses travaux et dont elle poursuit la narration donnent aux tableaux à l’huile, pour la plupart de grands formats, une profondeur époustouflante et apportent de la densité au contenu. Des fragments relevés dans l’histoire de l’art, du cinéma ou de la littérature, tout comme des références biographiques transforment les travaux de Kneffel en poupées russes visuelles, qui font de la découverte de son art un moment d’intense plaisir. Telles les perles d’un collier, les tableaux s’assemblent, chacun donnant du sens à l’autre, rattachés par le fil conducteur du même récit. ». Une chose ne trompe pas : à de nombreuses reprises depuis, fin octobre, ses tableaux me sont revenus en mémoire. On peut voir ici une sélection d’images de tableaux de Karin Kneffel.
Quand on se met à réfléchir
Cette belle réflexion de Lambert Schlechter que j’extrais d’une note de lecture de Claude Minière sur le livre Je n’irai plus jamais à Feodossia : « Lorsqu’on se met à réfléchir, au lieu de s’occuper à des choses utiles & gratifiantes, éplucher des patates, laver des chemises, répondre au courrier, ou de simplement regarder autour de soi, contemplativement, la buée sur la lucarne, les cônes jaunes des premiers crocus, ou même l’éclosion des forsythias, qui sont jaunes aussi, mais nullement émouvants, les forsythias n’ont aucune grâce et aucun rayonnement, lorsqu’on se met à réfléchir, on tombe, en général, aussitôt dans l’embrouillure & l’embarras, on a pris l’élan, par la réflexion, de comprendre, et on se rend aussitôt compte qu’on ne comprend pas, je trace une ligne droite…(chapitre 176, dans la 3ème liasse de la 2ème partie).(Lambert Schlechter, Je n’irai plus jamais à Feodossia, Tinbad, 2019)
Curieusement, bien que très différents
... le livre de Yannis Gansel sur les adolescents difficiles et le livre de Jean-François Boukobza sur les Études de Ligeti m’offrent de très nombreux outils d’analyse et de réflexion, des outils pour penser. Analyse de la complexité des interactions dans un groupe de travail du côté de Yannis Gansel, répertoire d’outils de description et d’analyse d’œuvres musicales du côté de JF Boukobza.
Le soulignement fantôme
Découvrir sur une page non encore lue comme un pâle soulignement. Étonnement, questionnement. Cette illusion fugitive que quelqu’un est déjà passé par là. Il y a une explication qui n’est pas sans rapport avec ce que Siegfried Plümper-Hüttenbrink écrit dans ses Enquêtes (feuilleton de Poezibao) : « Tout est susceptible de se spectraliser, de s’envoiler pour se dévoiler, comme le veut du reste l’effet fantôme qui est un terme d’imprimerie mettant en jeu le verso et le recto d’une même page, en tenant compte de la transparence plus ou moins translucide du papier. »
Ce n’était que l’empreinte d’un soulignement de la page précédente.
Une musique chargée de mémoire
« Une musique chargée de mémoire au sein de laquelle se déploient plusieurs civilisations et plusieurs esthétiques. » (Ligeti, p. 112).
Flacon de sels
Adoré découvrir que chaque nuit, dans le sommeil profond, c’est grand ménage là-haut. Le liquide céphalorachidien arrive par vagues toutes les vingt secondes environ pour laver le pont et le débarrasser de ses toxines. Une vraie marée d’auto-nettoyage des machines et des canalisations. Moralité : dormons ! – identifier la destination des avions qui passent dans le ciel, tard le soir, vols pour Singapour, pour Tokyo, pour Abu Dhabi, penser à leur long périple au-dessus de la Sibérie peut-être, rêver sur leur altitude en feet, leur vitesse en knots -
Le Journal de Christian Prigent
Je pensais le feuilleter rapidement pour me faire une idée, mais j’ai été littéralement happée par ce livre. Très grande qualité réflexive, notes puissantes, jamais anecdotiques (j’ai lu une bonne cinquantaine de pages) avec des points de vue passionnants (année 2012) sur la poésie, sur l’art. J’ai relevé plusieurs passages pour en faire des « notes sur la création ». Chaque note est précédée de la date et d’une sorte de petit titre entre crochets, un système que j’applique aussi dans le Flotoir ! (Christian Prigent, Point d'appui, 2012-2018, P.O.L., 2019)
De la scansion (Prigent)
« 05/01 [scansion]
Ponctuer = marquer la scansion (plutôt que les unités de signification). Baudelaire : « ma ponctuation [...] sert à noter, non seulement le sens, mais la déclamation ». Déclamation : portée rythmique. Rythme : déviations singulières du donné général (mètre et syntaxe).
Rythmer (dynamique non figurative) piège les associations sémantiques réflexes (stase figurative). C'est la condition d'une forme/pensée poétique juste. Hölderlin : « C'est seulement quand la pensée se voit dans l'impossibilité de s'exprimer autrement que par le rythme qu'il y a poésie. »
Le rythme dédouble les pistes : écarte la phrase (connexion des unités de signification) du phrasé (connexion écholalique des unités syllabiques). Dans la durée mesurée (prosodique) l'écart propage une onde. Les variations de son amplitude relèvent d'un calcul plus ou moins rationnellement métré.
Au plan microscopique l'onde est formée par l'enchaînement homophonique, au plan macroscopique par le retour des leitmotive de composition. Ce dispositif balistique articule un continu (le flux matériel phonique) et un discontinu (ruptures de la probabilité du sens, changements de cadence). » (Christian Prigent, Points d’appui, P.O.L., 2019, p. 10)
De la forme, C. Prigent
« La forme comprend l’informe qui exigea qu’elle soit. (...) Née d’une nature obscure, poussée par un faisceau d’affects ambivalents, cousant des images en lambeaux, elle invente une autre qualité d’être-nous : un monde effectivement incarné, en langue. Conviction : ce monde de fiction est un monde plus "vrai". Il dépasse la "réalité" : parce qu’il résonne de l’écho de ce qui fit écrire pour désagréger les "apparences actuelles" (Rimbaud). » (ibid., p. 11 et 12)
Sur le montage, Christian Prigent
« 11/03 [montage]
Le matériau (autobiographique, culturel, historique) que traite un travail d'écriture est hétéroclite. Sa stylisation tend à l'homogène (la patte, qui lisse le divers). Problème : l'homogène, souvent, ne s'homogénéise que dans le lieu commun (un compromis d'époque, une familiarité cultivée). Travailler par montage (de documents hétérogènes tant du point de vue des contenus que de celui des formes) est une façon d'y résister. Soit : 1) Prélèvements (articles de presse, textes littéraires, politiques, scientifiques, pornographiques, souvenirs déjà verbalisés, scènes ailleurs décrites...) ; 2) Connexions (mise en tension des fragments prélevés) ; 3) Transformations (par l'élaboration du phrasé) ; 4) Stylisation — qui n'efface pas les coutures, les raccords. Pour qu'il y ait montage, il faut d'abord qu'il y ait démontage : qu'une composition donnée (et choisie) soit décomposée, déliée : extraite de l'ensemble où elle faisait sens. Geste d'abord négatif. » (ibid, p. 12)
Chantier poétique, Christian Prigent
« Chantier poétique : laisser courir des procédures d'ignorance et d'étonnement. Déjouer, au moins ralentir, la coagulation de lieux communs qu'opère le vouloir-dire (diction d'opinions, programme narratif ou expressif, abandon à la probabilité croissante des enchaînements syntaxiques). Donner leur chance aux surprises du signifiant : lapsus calami (ou : du clavier), dérapages polysémiques des réseaux de l'étymologie, appels des échos sonores qui détournent l'enchaînement réflexe des significations, dictées prosodiques pour cadrer d'artifice et faire dévier la ligne sémantique, prothèses de contraintes formelles arbitraires qui coupent les associations spontanées — voire propositions de corrections, saugrenues à force d'être normatives, que fait le logiciel.
En somme : un surplus d'indications piège l'indication d'ensemble (le plan, le scénario, le programme) et rend possible l’advenue du vivant : laisse la représentation ouverte, inclôturable ; et, en elle, affleurer l’expérience (l’inconscient, la vérité non a priori dictée par le code). ». (ibid. p. 14)
Le poème, cette découpe
J’aime beaucoup cette idée. Une amie, lisant un de mes poèmes narratifs, m’avait dit un jour, « on voit que tu es photographe ». Voilà donc ce que dit Christian Prigent :
« 03/06 [temple]
Poème : découpe cadrée dans la prose continue du monde — dans sa volubilité incompréhensible. C'est un temple (un tome — < temno) : le carré dessiné au ciel par le bâton de l'augure. Dans ce cadre, on serre plus ou moins la prise de vue (zooms, panoramiques, diverses profondeurs de champ) sur des souvenirs, des paysages, des scènes, des figures. C'est pour laisser les présages entrer dans le cadre et traverser le temple : que l'incident (de langue) l'anime de signes non prévus. Que ces signes soient l'augure d'un sens frais, d'une nouvelle proposition de fiction : que sorte l'oiseau qui emporte avec lui l'éclair du sens étonnant.
Attends la surprise (l'in-auguration) que te fait la langue ! Non parcimonieusement. Mais vite, et d'abondance : fournis à ton moteur les occasions de ratés. Qu'écrire veuille dire surtout : griffonner, remplir en attendant. Quoi ? — que vienne le moment du lapsus dans le toujours-déjà enchaîné en significations. Qu'alors il saisisse et soit saisi. Que soit recueillie comme une illumination cette lumière de l'erreur : elle seule, et non le vouloir-dire rationnel, dispose de la chance (peut produire en langue les éclaircies sensées et sensuelles qui font effet de vérité). » Ibid. p. 16)
Non à la macération dépressive
Et comment ne pas suivre Christian Prigent quand il écrit : « Non à la macération dépressive. Non à la grisaille stylistique. Non à l’absence de style revendiquée. Non à Maupassant, Houellebecq, Angot. Non aux moralistes pincés (de la pensée et du style) : Cioran, etc. Oui au comique goguenard de Rabelais, Shakespeare, Beckett, Jelinek, Novarina, Pennequin : ceux chez qui la torsion de langue triomphe et relève sans la nier la négativité qui fit écrire (ne pas se satisfaire du "lieu commun" ». (Ibid p. 18)
Faire poésie
« Faire "poésie", écrit encore Christian Prigent : produire un objet d’art. Poser dans le monde une forme jusqu’alors non vue. Forme : corps de mots sensuellement perceptible comme le corps de musique, celui de peinture.) Qui force le monde à se former autrement. Puis éveille la pensée à cet autrement : à une toujours possible exception au lieu commun. Intérêt : transformation, différence affirmée. Pas conformité, adéquation, rendu figuratif d’un matériau vécu. Projet : former une identité qui ne soit pa celle des cartes et des photos du même nom (l’assignation d’un sujet à ses rôles sociaux, psychologiques, affectifs). Mais l’empreinte d’une altérité : l’autre qu’inscrit dans le même "personnel" la différence socialement et verbalement inassignable du "réel". » (ibid. p. 20)
De ce Journal de Christian Prigent
Je note une très forte puissance évocatrice de Prigent par exemple lorsqu’il parle d’un voyage en 1962 à Berlin et en RDA. Je lis ses mots en ces jours où il est tant question de ce monde-là, que je ne peux m’empêcher d’appeler DDR (l’acronyme en allemand) depuis les cours d’allemand d’il y a dix ans et la constante allusion à cette DDR, notamment au travers de la projection ressassée (une projection peut-elle être considérée comme un cliché ?) de La Vie des autres et de Good bye Lenine).
La ville
Plus loin, mais je ne peux pas tout citer ici, Prigent livre une belle méditation sur ce que c’est qu’une ville (vs une simple agglomération, soit-elle énorme). « Berlin, une ville. Ne le sont que quelques capitales. Il y faut cosmopolitisme (nourritures, enseignes, vêtements, langues), violence politique (meetings, manifs, émeutes), criminalité (pègre, trafic) ; sexe (nuit, prostitution, sex-shops), spectacles (cinéma, théâtre, concerts), inventivité culturelle (librairies, galeries). » (Ibid. p. 26)
Ce journal
Frappe aussi la variété des angles. Voici par exemple qu’un peu plus loin, Prigent donne un vrai cours, très informé, sur le haïku. (pp. 37 à 47). C’est dit-il la « construction d’un objet plastique visuel et sonore qui met à distance la situation pré-texte au moins autant qu’il la suggère. » (p. 41)
« Les Glacières naturelles s’échauffent » (Bouvard et Pécuchet)
Je me régale avec Bouvard et Pécuchet que je n’avais pas lu et que le livre sur la Curiosité de Jean-Pierre Martin m’a donné envie de lire. Fou de voir ce qu’il écrivait dans la décennie 1870-1880 : « Ils admirèrent ensuite ses prodiges, les trombes, les volcans, les forêts vierges ; – et ils achetèrent l’ouvrage de M. Depping sur les Merveilles et beautés de la nature en France. Le Cantal en possède trois, l’Hérault cinq, la Bourgogne deux – pas davantage – tandis que le Dauphiné compte à lui seul jusqu’à quinze merveilles ! Mais bientôt, on n’en trouvera plus ! Les grottes à stalactites se bouchent, les montagnes ardentes s’éteignent, les glacières naturelles s’échauffent ; – et les vieux arbres dans lesquels on disait la messe tombent sous la cognée des niveleurs, ou sont en train de mourir. »
Poésie et critique
Continué dans Poezibao la série de « disputaisons » dédiée au thème « poésie et critique », avec cette fois une contribution de Jean-Claude Pinson. Ce passage me retient particulièrement : « Tournée vers l’inconnu de l’œuvre à faire, elle se penche sur les œuvres, littéraires ou non [...], où elle pense pouvoir trouver de quoi mettre en branle et alimenter son propre mouvement. C’est à des fins en dernière instance opératoires qu’elle examine les produits de ses glanages, bricolant avec ce matériau des concepts et réseaux réflexifs qui ont autant pour fonction d’éclairer en avant ce que veut le poète critique que rétrospectivement les œuvres faites sur lesquelles il se penche. ». Et bien sûr aussi la citation de Baudelaire qu’il donne dans ce cadre : « Baudelaire, qui considère qu’"il est impossible qu’un poète ne contienne pas un critique" et que le poète est "le meilleur de tous les critiques", a donné de cette démarche critique une définition qui semble la placer aux antipodes de la critique "sérieuse", "scientifique". En effet, loin d’être désintéressée, elle doit être, écrit-il, "partiale" et "passionnée." »
Je relève aussi cette réflexion bien importante : « Toute grande œuvre poétique (littéraire), telle est du moins ma conviction, n’est pas seulement un objet verbal offert à la jouissance esthétique, à l’analyse ou à la réflexion, ni même simplement vecteur d’un questionnement. Elle est aussi proposition de monde – et notamment proposition, une ou plurielle, quant à telle ou telle modalité possible de son habitation. En même temps qu’elle est invention de formes, événement de langage, elle est, plus ou moins directement, en vue de l’existence ; en vue d’une habitation ragréée du monde. En faisant entendre une voix, en racontant (ou ne racontant pas) des histoires, en jouant des émotions ou en les déjouant, elle pose, plus ou moins obliquement, la question "poéthique" du comment vivre, la question de la "vraie vie" toujours absente et toujours recherchée. »
Et merci encore à Jean-Claude Pinson pour cette citation éclairante de Gilles Deleuze : « Nous n’avons pas à juger les autres existants, écrit Deleuze, mais à sentir s’ils nous conviennent ou disconviennent, c’est-à-dire s’ils nous apportent des forces ou bien nous renvoient aux misères de la guerre […] » (« Pour en finir avec le jugement », in Critique et clinique). »
Une formidable anecdote (Pierre Fournier, Friedrich Gulda et Karajan).
Elle est relatée par Jean Fonda, le fils du violoncelliste Pierre Fournier dans le livret du disque où Pierre Fournier et Friedrich Gulda jouent l’œuvre pour violoncelle et piano de Beethoven (un disque extraordinaire, enregistré en 1959). Un jour Pierre Fournier dit à Karajan que c’est une honte que Gulda n’ait jamais été invité à jouer avec lui à Vienne, Salzbourg ou Berlin. Karajan de lui répondre que Gulda [personnalité hors-norme et très singulière) s’était comporté lors d’une répétition d’une manière qu’il n’accepterait jamais d’aucun soliste. Réponse de Pierre Fournier : « Herbert, that’s a real pity. And in this particular case, you are the loser ». Herbert, c’est vraiment dommage et dans ce cas particulier, vous êtes le grand perdant ».
Ligeti
Je trouve tout à fait remarquable (voir cette note de lecture) le premier livre de la collection de poche que vient de créer l’éditeur suisse Contrechamps. Signé Jean-François Boukobza, il est donc consacré aux Études de Ligeti. Il envisage de façon concise et très accessible tout le champ histoire de la musique, puis se focalise sur la conception par Ligeti de ces trois Cahiers d’étude, en analyse plusieurs très à fond. Il réélargit ensuite la focale pour étudierl’histoire du piano depuis 1945, c’est-à-dire autour en quelque sorte des Études de Ligeti (écrites de 1985 à 2001), citant par exemple (je le cite pour aller les écouter !) Tides of Manaunaun de Harry Cowell (1912) qui combine des agrégats de notes et une mélodie plutôt romantique (et d’ailleurs le début de l’œuvre que l’on peut écouter sur YouTube me fait fortement penser à celui de Funérailles de Liszt !). Le tableau sur cette évolution du piano montre bien comment les compositeurs suivent (parfois agrègent) deux voies : le piano percussif et le piano résonnant. Ce livre peut se lire in extenso, sans aucun ennui mais il sera rangé ensuite parmi les « usuels » de la bibliothèque musicale, notamment pour ses analyses fines de nombre des Études de Ligeti (avec exemples musicaux à l’appui).
La poésie
Me parle fort cette citation extraite d’un article d’Olivier Penot-Lacassagne sur le « retour » de la revue TXT. C’est extrait de l’éditorial du premier numéro reparu, le 32 : « Notre monde, le monde informe des réseaux de communications, le monde lié, ne communique rien. Rien = clichés, humeurs, confidences, fake news. Dans le travail poétique, au contraire, l’expérience cherche ses propres formes, ses rythmes sensibles. On veut trouver des équivalents verbaux justes à ce qui, des vies, est mal nommé, mal pensé, non encore nommé. »
La critique de poésie
Autre remarque importante pour tout mon travail, ici formulée par Yves Boudier dans sa participation à la Disputaison de Poezibao sur la critique de poésie (elle est décidément très riche, il va falloir continuer l’expérience en trouvant d’autres sujets porteurs et pertinents) : « Ainsi, pour prétendre tenir, produire sous une forme ou une autre, un discours critique sur la poésie, me faut-il oublier dans un premier temps, l’armure savante de mon expérience de lecteur pour saisir la singularité du poème qui m’arrive dans son exception et pouvoir nouer, dans un second temps, une triple articulation pertinente entre ce que m’offrent une page écrite ou une voix, ma sensibilité de lecteur, et ma connaissance du domaine poétique où la rencontre en écoute-lecture se déroule. Cet abandon premier en forme d’ouverture, de réceptivité accrue au poème qui se présente est un impératif catégorique présidant à toute velléité critique. »
→ il faut continuellement interroger sa pratique. Car même si je fais très peu de notes critiques moi-même, je passe mon temps à sélectionner, trier, choisir, écarter... et cela n’est pas sans me poser beaucoup de questions. Je suis ainsi quasiment sûre que je ne serais pas en mesure de détecter une voix nouvelle. Pas par manque d’intuition, mais en raison de toutes sortes de préjugés et d’une sorte de formatage de pensée, qui fonctionnent comme des filtres opacifiants.
Herta Müller
J’ouvre Essais choisis d’Herta Müller. Le premier essai me procure un sentiment de grande étrangeté. Il relate les ressentis difficiles, complexes, d’une petite fille paysanne parlant un dialecte et gardant les vaches, seule dans un pré pendant des heures et des heures, le temps n’étant ponctué que par le passage de quatre trains, le dernier, celui du soir, lui donnant le signal pour rentrer chez elle. « Il est faux de croire qu'il y a des mots pour tout, et qu'on pense toujours verbalement. Aujourd'hui encore, pour bien des choses, je ne pense pas avec des mots : je n'en ai pas trouvé, ni dans l'allemand de mon village, ni dans celui de la ville, ni en roumain, ni en allemand de l'Est ou de l'Ouest. Ni dans un livre. Nos sphères intérieures ne coïncident pas avec le langage, elles nous entraînent au-delà du séjour des mots. C'est souvent à propos de l'essentiel qu'on reste court ; et si l'impulsion d'en parler va bon train, c'est parce qu'elle passe à côté.
Croire que la parole vient à bout des complications, je n'ai guère vu ça qu'en Occident. (...) Et se croire incapable de supporter ce qui est dénué de sens, c'est typiquement occidental. » (p. 14) (Herta Müller, Essais choisis, traduit de l’allemand par Claire de Oliveira, Arcades Gallimard, 2019).
On peut ici reprendre la citation de Federigo Tozzi donnée plus haut : « Nous avons en nous une existence faite de musiques silencieuses » !
→ quelle trouvaille que ce séjour des mots, trouvaille sans doute de Claire de Oliveira la traductrice mais qui rend si bien compte de l’univers d’Herta Müller, toujours si proche du séjour des morts.
Que peut la parole ?
Grande distance en effet vis-à-vis des mots et même vis-à-vis de la parole : « Que peut la parole ? Quand la majeure partie de la vie ne tourne pas rond, les mots font la culbute, eux aussi. Ceux que j'avais, je les ai vus dégringoler, certaine que même les mots manquants, si je les avais, feraient la culbute à leur tour. Les mots manquants seraient comme les autres, sur ce point. À l'heure qu'il est, j'ignore encore quels mots il faudrait, et en quelle quantité, pour couvrir la course folle du front. Dès qu'on lui trouve des mots, cette course folle s'en éloigne aussitôt. Allez savoir de quels mots il s'agit, et s'il faut les avoir immédiatement sous la main, prêts à passer le témoin à d'autres pour rattraper les pensées à la course. À quoi bon, d'ailleurs... La pensée, quand elle parle toute seule, est très loin de ce que les mots disent avec elle. »
→ « la course folle du front », la course folle des pensées que parfois rien n’endigue, n’arrête. Comment survivons-nous à ce chaos ?
Les deux hommes de la Securitate
Il y a par moments une dimension non pas surréaliste mais surréelle, comme dans cette méditation sur le chapeau. Ce que révèle l’intérieur du chapeau, si on le découvre, cet intérieur de chapeau qui a été en contact intime avec une tête, un cerveau même, des cheveux, des pensées... : « Un jour, à l’usine, deux hommes des services secrets qui étaient venus me harceler de questions ont enlevé leur toque de fourrure en même temps. Une fois tête nue, ils avaient les cheveux hérissés des deux côtés. Le cerveau leur avait dressé les cheveux sur la tête pour quitter cette dernière : je le voyais, il reposait dans la doublure en soie. Les deux agents de la Securitate avaient un comportement méprisant, arrogant, sauf qu'ils étaient atrocement désarmés face à cette doublure blanche. Cet éclat blanc m'a donné, à moi, le sentiment d'être intangible. Sans pouvoir me dérober, je me suis mise à avoir des pensées lumineuses et insolentes ; quant à eux, ils ne se rendaient pas compte de ce qui me protégeait. Je repensais à de brefs poèmes que je me récitais, à croire que je les lisais dans la soie de la doublure. Ces hommes avaient des cous de vieux, des joues décaties : au moment où ils ont parlé de ma mort, il m'a paru d'une évidence flagrante qu'ils ne sauraient pas tenir tête à la leur. Alors que mes petits poèmes reposaient sur la soie blanche, leurs têtes étaient exposées sur un catafalque. (Ibid. p. 18)
Un seul critère de la qualité d’un texte, la course folle dans la tête !
« Lire des livres ou même en écrire n'est d'aucun secours. Lorsqu'il me faut expliquer pourquoi un livre me paraît incisif, et un autre futile, je ne puis que signaler la densité des passages qui provoquent cette course folle dans ma tête et ne tardent pas à entraîner mes pensées au-delà du séjour des mots. Plus ces passages sont fréquents, plus le texte est incisif ; plus ils sont rares, plus il est plat. Pour moi, il n'y a jamais eu qu’un seul critère de la qualité d'un texte : savoir s'il provoque ou non cette course folle dans ma tête, en silence. Toute bonne phrase, dans notre tête, débouche sur un lieu où ce qu'elle suscite dialogue autrement que par des mots. Lorsque je dis que les livres m'ont changée, c'est justement pour cette raison. Quoiqu'on le prétende souvent, il n'y a pas, à cet égard, de différence entre la poésie et la prose. La prose doit maintenir la même densité, même si elle doit y parvenir par d'autres moyens, vu la longueur du parcours. »
→ de nouveau ce commerce de tête, cet ébranlement, cette course que peuvent susciter un livre, une phrase, une sensation, une situation. (Ibid p. 20)
Pistes de lecture
Herta Müller cite trois auteurs, Anna Krall (Legoland), A. Vona (Les fenêtres murées) et Antonio Lobo Antunes (Explications des oiseaux). « Chacun à leur manière, les trois auteurs que je viens de citer parviennent au même résultat, dans ma tête : ils me tiennent enchaînée à leur discours, si bien que, stupéfaite, je me retrouve à côté de moi-même, obligée de travailler sur ma propre vie en lisant leurs phrases. » (Ibid. p. 23)
→ Quelle plus puissante définition de ce que peut apporter, très concrètement, charnellement presque la lecture d’un livre : obliger à travailler sur sa propre vie en lisant ses phrases. N’est-ce pas d’ailleurs ce à quoi prétendent les grands livres sacrés ?
Apprendre une langue
Elle a beaucoup navigué entre les langues Herta Müller, depuis son dialecte originel, dans le Banat roumain germanophone jusqu’au roumain et à l’allemand. Elle raconte cette expérience étonnante. Immersion à quinze ans dans la ville et dans la langue roumaine. Pendant six mois, elle se tait et elle ne comprend rien. Et puis, un jour, « tout s’est mis en place : sans qu’[elle] s’en mêle, les trottoirs, les guichets, les trams et les objets en vente dans les magasins semblaient avoir appris le roumain à [sa] place. (...) Si on reste assez longtemps, c’est le temps qui, au sein d’une région, apprend la langue à notre place, poursuit-elle, ajoutant qu’à son avis on « sous-estime l’écoute attentive des mots, or c’est elle qui se met en devoir de prendre la parole ».
→ cela peut-être qui explique ce hiatus que je peux parfois ressentir entre des efforts acharnés et très peu productifs hélas pour apprendre de la grammaire, du vocabulaire allemands et cette impression parfois de tout comprendre en écoutant un Allemand parler (Il n’en est rien bien sûr, mais cela me semble participer de l’expérience évoquée par Herta Müller et il est vrai que chez moi, la dimension d’écoute & d’attention, dans tous les domaines, est fondamentale.). (Ibid. p. 24)
De la langue des autres
Herta Müller à travers quelques passionnantes analyses de mots montrent comment les différentes langues entendent différemment les réalités apparemment semblables : « dans le parler de mon village, on disait : le vent PASSE. Et en allemand standard, celui de l’école : le vent SOUFFLE. En entendant ce mot, du haut de mes sept ans, je me disais, il souffre. Et en roumain cela donnait le : le vent Bat, vintul bate. Dès qu’on disait le mot "bat", on entendait le bruit de ce geste : le vent ne souffrait pas, il faisait souffrir les autres »
→ à noter que cette démonstration même est comme une image du vent qui tombe, qui passe, qui bat, qui tourne surtout, un tourbillon, un vertige. Et on imagine ce que ce genre de passage pose comme problème à la traductrice, ici Claire de Oliveira dont une récente traduction de La Montagne magique a recueilli de très nombreux éloges. « Le vent n’est qu’un exemple des décalages constants qui surviennent entre les langues pour désigner une seule et même chose. Chaque phrase ou presque est un autre regard (...) D’une langue à l’autre, il se produit des métamorphoses. La vision de notre langue maternelle se confronte à ce que la langue étrangère voit autrement (...) Dès lors, la langue maternelle n’est plus la seule demeure des objets ni la seule mesure des choses ».
→ et c’est bien pourquoi il faut aller voir, superficiellement même si on ne peut ou ne veut faire autrement, ce qui se passe du côté des autres langues, deux ou trois au moins idéalement et surtout pour qui fait profession d’écrire. Et peut-être singulièrement de la poésie. Nombre de poètes ne sont-ils pas d’ailleurs aussi des traducteurs ?
Le roumain et l’hirondelle.
« Le roumain jette un regard si différent sur l’hirondelle, qu’il nomme rîndunica, RIBAMBELLE, alors que l’allemand n’est pas aussi parlant... le roumain dit implicitement que les hirondelles se perchent sur les fils en se serrant les unes contre les autres pour former des rangées noires : ça, je l’ai vu tous les étés avant de connaître ce terme roumain, émerveillée que l’hirondelle puisse avoir un si beau nom. Je n’ai cessé de constater que les mots roumains, plus charnels, s’accordaient mieux avec mes sensations que ceux de ma langue maternelle. Le grand écart de ces métamorphoses, je ne peux plus m’en passer, que ce soit en parlant ou en écrivant. » (Ibid. p. 26)
Appauvrir considérablement l’expérience
Ce qu’Herta Müller montre en ces pages très étonnantes c’est son rapport singulier, particulier, aux mots. Avec une sorte de paradoxe : les mots sont les choses, liés à elles par une liaison forte, de type atomique. Mais en même temps, ils sont impuissants à exprimer des pans entiers de la réalité. Elle fut prise dans un jeu complexe de langues depuis le dialecte parlé dans son Banat roumain natal (germanophone), le roumain et l’allemand. Et elle dit clairement, on l’a vu, que les mots ne lui permettent pas forcément de penser.
Et si l’on y songe, nommer n’est-ce pas tuer ? Le fugitif, l’instant, l’impondérable. Nommer, tirer sur la cible oui, mais en détruisant tout ce qui est autour du point d’impact, et qui cesse de vibrer. Appauvrir considérablement l’expérience en somme. Herta Müller permet de prendre conscience de cette évidence. Vos gueules, les mots !
Sur la traduction
Lu récemment deux livres très intéressants dans une nouvelle collection de l’éditeur La Contre-Allée. Collection zContrebande », « un repaire pour celles et ceux qui traduisent ». Ces deux premiers livres sont signés Corinna Gepner et Diane Meur et m’ont retenue. Plus particulièrement sans doute celui de Corinna Gepner dont le titre dit un peu la teneur : traduire ou perdre pied. Son livre aborde la constellation allemand et Shoah. Et elle écrit avec une grande honnêteté : « c’est la nécessité de traduire qui s’est imposée, pas celle d’écrire ». Dans la première partie, on trouve des évocations, comme par éclat, de l’histoire de sa famille. « D’emblée, la traduction : un point de rencontre entre l’allemand et la judéité. » -Corinna Gepner, Traduire ou perdre pied, Editions la Contre-Allée, 2019, p. 23).
Et ce qui me trouble, moi, beaucoup, sur quoi j’aimerais peut-être l’interroger : « Pourquoi vouloir traduire ? C’est une envie qui m’est venue relativement tard. Peut-être au moment où j’ai, définitivement, arrêté de faire de la musique » (Ibid., p. 29). Pourquoi arrêter définitivement de faire de la musique (peut-on arrêter de faire de la musique, tourner en quelque sorte le dos à la musique ?). Et pourquoi ce mouvement de bascule de la musique à la traduction. Car oui, elle a, dit-elle, dédié sa première traduction à son grand-père maternel et c’est peu avant la parution du livre que sa mère lui a révélé les circonstances exactes de la mort de son père. « Une des impasses, peut-être : faire dire par d’autres ce que j’aurais eu à dire sur le passé familial. Ce faisant, je n’attrape que de l’air. Traduire, en l’occurrence, n’est que prolonger une forme de silence. » (Ibid. p. 43)
L’inscription de la traduction
« Je ne suis pas seule quand je traduis. Je traduis un autre, des autres, je traduis pour d’autres. Je traduis aussi, que je le veuille ou non, mon époque, son histoire lointaine et immédiate, un certain état de la langue, un horizon de lecture. Et en cela je m’inscris dans mon monde, dans mon temps. Je ne peux pas concevoir la traduction comme une activité hors du temps et de l’espace, dépourvue de toute fonction sociale. »
→ Elle a tellement raison d’insister sur l’inscription de toute traduction dans un contexte. Ce qui sous-entend aussi que d’autres temps auront besoin d’autres traductions, que certaines traductions du passé doivent être refaites, à nouveaux frais. Idéalement, certes, on devrait lire un livre étranger avec l’original et plusieurs de ses traductions ! Un boulot considérable mais qui se justifie sans doute pour quelques livres essentiels (Dickinson par exemple, ou Dante....). Corinna Gepner écrit quelque part qu’une « œuvre n’en finit jamais d’agir ». Son livre fonctionne avec des fragments, mais le montage est très fort, alternant de courtes évocations de faits familiaux tragiques avec un poème d’Eichendorff autour duquel elle va littéralement tourner, le donnant d’abord en allemand, puis proposant des traductions partielles. « Il y avait ce grand vide du côté paternel. Toute une part de famille manquante, si radicalement que c’en était vertigineux ». « Traduire de l’allemand, c’est l’autre partie, celle qui relève encore aujourd’hui, dans une large mesure, de l’inaccepté. » (Ibid. p. 60)
Eichendorff, Schumann
« Le poème d’Eichendorff [Mondnacht/Nuit de lune] a été mis en musique par Schumann. Ce qui m’intéresse : cette rencontre. L’œuvre qui en donne une autre, de nature différente et pourtant consubstantiellement liée à la première. Ce qui fait qu’une œuvre n’est jamais finie, qu’elle ne cesse d’induire de la création, ne serait-ce que chez celui qui en parle. » (Ibid. p. 63)
→ ces propos me touchent particulièrement car ils sont en phase avec mes projets, le livre à paraître, né d’un roman de Jules Verne et le « travail en cours » précisément autour de musique et poésie !
Un peu plus loin Corinna Gepner écrit encore : « Le texte premier ne dit pas, il propose, et moi, traductrice, je développe certaines de ses potentialités par les choix que j’opère et la cohérence que j’essaie de tenir d’un bout à l’autre (...) autrement dit, une œuvre n’en finit jamais d’agir, d’évoluer elle-même dans la lecture qu’en font d’autres, traducteurs, commentateurs, lecteurs...(Ibid. p. 91)
Lire et traduire
« La traduction demande qu’on lise lentement – je retrouve là ce que j’aimais tant dans le travail de sous-titrage : le visionnage du film plan par plan. Je décelais alors d’infimes expressions, des esquisses de gestes, tous ces détails qui sont la vie même et qui disparaissent dès que le rythme s’accélère un tant soit peu. » (Ibid p. 130)
Ou encore sur le thème lire et traduire : « traduire a changé ma manière de lire. Je lisais "pour l'histoire", et pour que cette histoire ait une fin heureuse. Je n'en ai plus envie. Ou alors comme un délassement occasionnel dont je reviens vite. L'histoire, je ne sais plus trop ce que c'est. C'est tout ce qui se passe ailleurs qui me retient. Plus que cela, même, qui me captive. Les notations et les formulations en apparence les plus banales, les détails, les descriptions, les gestes, tout ce qui échappe au discursif. De plus en plus, j'aime la juxtaposition, l'accumulation, la proposition et non l'imposition. » (Ibid. p. 153.)
→ me parle tant, moi qui ne cesse de m’interroger sur mes manières de lire, sur mes possibilités de lecture, sur ce que serait une juste lecture qui soit accordée au texte lu.
Photographie aussi
Très belle encore cette remarque que fait l’auteur qui apprend à son lecteur qu’elle s’est mis à la photographie : « Depuis quelques années, je photographie. C'est venu sans que je l'aie cherché. L'affinement de la vision au fil du temps se fait sentir dans mon travail de traduction. Le voir n'est qu'une porte d'entrée vers l'appréhension des masses, des lumières, des ensembles, des détails, toutes choses que l'on perçoit mais qu'on serait bien en peine de décrire. On devine les tensions, les relâchements, les liens. La matière du texte devient plus vivante, plus différenciée. Il y a des lignes de force, des saillances, des ombres, des creux. Certaines choses s'imposent tout à coup intuitivement : tel mot à côté duquel il ne faut pas passer, tel mouvement syntaxique qui anime un paragraphe, telle virgule qui tout à coup introduit une respiration... Le moment où l'on se met à saisir le texte de façon physique, intuitive, ce moment-là récompense de bien des heures de travail acharné et parfois décevant. » (ibid. p. 183).
Diane Meur, traduire, encore
Un peu difficile de parler ensuite de Diane Meur, deuxième auteur publié dans cette nouvelle collection Contrebandes de la Contre-Allée. Même si son livre est aussi diablement intéressant. Mais il est composé de plusieurs articles et si le thème en fait l’unité, elle n’est pas tout à fait aussi forte que celle du livre de Corinna Gepner. Mais comparer n’a ici pas de sens. Et le livre de Diane Meur recèle bien des trésors sous son beau titre Entre les rives, sous-titré « traduire, écrire dans le pluriel des langues ». Diane Meur traduit en effet de l’anglais et de l’allemand, par exemple Paul Nizon, Tariq Ali, Stefan Zweig. Elle est également romancière. Le livre ouvre par un bel inédit, « Rêverie sur un poème de Hofmannsthal » et quel poème ! (On regrette que l’éditeur n’ait pas eu l’idée de donner l’original, ce que Corinna Gepner faisait abondamment, c’est crucial quand on parle de traduction).
Ce constat sans concessions que fait la traductrice, parlant de son travail : « Quand on croit avoir transcrit la voix, quand elle cesse de résonner et qu’il ne reste plus que des mots, eh bien ils sont parfois comme les galets qu’on avait trouvés si beaux sous leur vernis d’eau de mer et qui, au sec, à la froide lumière terrienne, révèlent crûment ce qu’ils sont : des cailloux ».
→ je ne suis pas d’accord avec Diane Meur à propos de ces cailloux. Les cailloux restent souvent splendides, mais autres, plus difficiles « à lire » quand le vernis s’est retiré. Mais si l’on veut continuer sa métaphore, on pourrait dire aussi que c’est désormais à la lecture de recouvrir de nouveau ces mots-cailloux de ce vernis d’eau de mer et que le lecteur sera aidé par la qualité de la traduction. (Diane Meur, Entre les rives, La Contre-Allée, 2009)
Ecrivain-traducteur
Le statut d'"écrivain-traducteur" intrigue, dit Diane Meur qui explique que très souvent on lui demande si elle se sent influencée dans son écriture par les auteurs qu’elle traduit. Elle ajoute :
« Ce qu'on ne me demande jamais, c'est si je me sens influencée dans mon écriture par le fait d'être traductrice, c'est-à-dire de vivre en contact permanent avec des cultures et surtout des langues qui ne sont pas les miennes. Or il va de soi que oui. Tout auteur est "influencé", je dirais plutôt : nourri par ses lectures, ses expériences, ses voyages, éventuellement son autre métier. Et personne n'y voit une menace pesant sur son identité ou son propos artistique. Que la traduction soit aussi une lecture (et même la plus fouillée des lectures), une expérience, un voyage, un autre métier, c'est une évidence qu'apparemment on ne perçoit pas. » (Ibid. p. 68)
Pour terminer, cette remarque à laquelle souscrirait sans doute Auxemery qui a passé trente ans de sa vie à tourner autour de la vie, des lieux, des livres de Charles Olson : « Nous traduisons non seulement des mots, mais des choses, et le non-traducteur ne mesure pas la somme de recherches qui va souvent, de ce fait, avec l’activité de traduire. » (Ibid. p. 150)
Rédigé par Florence Trocmé le 14 novembre 2019 à 17h42 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent