Les oiseaux rétrécissent !
Étonnant article dans Le Monde daté vendredi 6 décembre 2019. « Les oiseaux sont-ils voués à devenir de plus en plus petits ? C'est ce que suggère une étude publiée dans la revue Ecology Letters, mercredi 4 décembre, rendant compte du travail minutieux d'un chercheur américain du Field Museum de Chicago. Chaque jour depuis 1978, au printemps et à l'automne, Dave Willard s'est levé à 3 h 30 du matin pour recueillir des oiseaux morts, écrasés contre les fenêtres des bâtiments de la ville. ‘Cela a commencé comme une étude très informelle, se souvient le chercheur. J'ai récupéré ces oiseaux par curiosité, un matin, et je me suis mis à enregistrer plusieurs de leurs caractéristiques comme leur taille, leur masse, la longueur de leurs pattes.’ Le travail s'est poursuivi pendant quarante ans avec l'aide de scientifiques et de bénévoles du Field Museum de Chicago et de l'université du Michigan.
→ Deux faits me frappent, en premier lieu celui que le changement climatique serait à l’origine de cette diminution de la taille des oiseaux, c’est en tous cas l’hypothèse émise dans l’article et étayée par des considérations très techniques que je ne reproduis pas ici ; mais aussi que tant d’oiseaux s’écrasent sur ces tours de Chicago : « les scientifiques ont découvert qu'au cours des quarante dernières années, les oiseaux ont vu leur taille diminuer. Selon les chercheurs, cette évolution serait probablement liée au changement climatique. Passereaux, tourterelles, oiseaux moqueurs... Pour arriver à ces conclusions, les scientifiques ont collecté, au fil des années, plus de 70 000 oiseaux qui se sont écrasés sur le centre de convention McCormick Place et d'autres bâtiments du centre-ville de Chicago. »
Montaigne, une aide précieuse
Très belle remarque de Christine Jeanney dans son beau l’e dans l’o, publication-collage PDF mensuelle, diffusée par le mail. « Certaines phrases du Montaigne de Stefan Zweig pourraient avoir été écrites aujourd’hui (‘[...] c’est à une génération comme la nôtre, jetée par le destin dans un monde qui s’écroulait en cataracte, que la liberté et la rectitude de sa pensée apporteront l’aide la plus précieuse [...] À aucun moment dans sa vie il n’a vu régner dans son pays, dans son monde, la paix, la raison, la tolérance [...]’) »
Heureuse (ou moins heureuse) de
Heureuse de découvrir (grâce à Philippe Didion) que sans attendre les débats qui tournent aujourd’hui autour de la féminisation de la langue, Queneau adoptait dès 1934 l’accord de proximité : ‘Dans les cavernes souterraines où stagnent les poches d’eau pure, c’est un silence, une obscurité minérales.’ » (Amusée de voir que le correcteur d’orthographe n’apprécie pas du tout !)
Heureuse de découvrir (grâce à Quentin Dolet) que la dernière machine à écrire a été fabriquée en 2011 dans les usines de l'entreprise indienne Godrej and Boyce alors que la première Remington avait été commercialisée en 1873. (Encline à penser que ça demande sans doute vérification !)
Heureuse de découvrir (grâce à Bernard Umbrecht, dans ses articles sur la rectification du cours du Rhin), qu’il y a « dans le rapport à la nature tel qu’on le concevait au 19ème siècle comme une attitude de maître d’école. Elle devait être corrigée voire domptée (gebändigt) ».
Heureuse de découvrir (grâce à Pierre Bonnard) que « par temps beau mais frais, il y a du vermillon dans les ombres orangées et du violet dans les gris. »
Flacon de sels
jouir de ce paris totalement silencieux, embrumé, comme ouaté, un jour de semaine et anticiper ce que pourrait induire un soupçon de décroissance – manger une délicieuse pomme opal après avoir appris que la pink lady n’était pas si rose que cela et n’avait rien d’une dame : brevetée, médiatisée et pesticisée à outrance (26 traitements) ! –
Du Rhin
Articles très intéressants de Bernard Umbrecht sur son site « Le Saute-Rhin ». Il s’attache à décrire les corrections qui ont été apportées au cours du Rhin : « La rectification, correction du Rhin se dit en allemand Begradigung formé à partir de Gerade, (en langage courant la première voyelle est effacée) qui signifie droite, simplification de ligne droite. Le mot signifie aussi aplanir. La rectification veut dire aussi redressement, rendre droit ce qui est tordu, corriger une erreur (redressement fiscal) mettre sur le droit chemin en occurrence ce flâneur de Rhin en ses divagations. Le ramener à l’orthodoxie. Ce qui veut dire aussi ramener la Terre à terre et à une surface. On allait le corriger cet ébouriffé, ce Crasse-Tignasse » (et ici il donne une illustration du personnage bien connu des enfants allemands, le Struwwelpeter d’Heinrich Hoffmann (1809-1894), qui laisse pousser ses cheveux et ne coupe pas ses ongles, pouah !)
→ j’apprécie l’adresse du site, avec la terminaison .eu ! https://www.lesauterhin.eu/
Autour de Peter Handke
Il m’est très difficile de me déterminer, le dois-je absolument, sur la question Peter Handke. Rappel des faits : il est reproché au lauréat du prix Nobel, considérable écrivain allemand, sa présence aux obsèques de Milosevic. On peut s’en tenir là pour les griefs, sans s’étendre sur les prises de parole ou de position, c’est déjà suffisant. Mais il y a le très fort article de Georges Arthur Goldschmidt, qui est au-dessus de tout soupçon de laxisme, dans En Attendant Nadeau. Et puis quelques jours après celui de François Crémieux dans Le Monde, ancien casque bleu en ex-Yougoslavie, aujourd’hui membre du comité de rédaction de la revue Esprit » terriblement accusateur pour Peter Handke.
G.A. Goldschmidt : « Le larvatus prodeo [“J’avance masqué”, devise de Descartes]n’est pas le propre de Peter Handke, il n’en a nul besoin, en apparence, puisqu’il bénéficie de cette extraordinaire liberté d’expression qui pour le moment caractérise encore l’Europe, mais ce n’est qu’une apparence car, dès qu’on s’écarte comme il le fait des chemins de la bonne pensée toute tracée, on est en proie à la véhémence, à la haine, sous un prétexte tout trouvé pour Handke, le massacre de Srebrenica qu’il a dès l’abord fermement condamné. »
Écrire, avec Anne Malaprade
Anne Malaprade écrit dans une note sur le livre Si décousu (Editions Unes) de Ludovic Degroote : « Il s’agit toujours de réunir et d’accueillir ce qui se disperse dans l’intermittence. Écrire, ce serait tenter de conjoindre les apparitions disjointes, sans que ces deux mouvements ne puissent jamais exactement coïncider. Le discontinu tient au continu, de même que le continu ne peut s’apprivoiser sans la discontinuité. Ni le monde, ni l’homme, ni l’objet, ni la matière ne sont des réalités acquises au visible et à la conscience. D’emblée l’être et le vivant se révèlent en se cachant, existent en disparaissant — existent, peut-être, parce qu’ils disparaissent. »
Une flèche temporelle, avec Ludovic Degroote
Anne Malaprade écrit encore à propos de Si décousu : « Ni commentaire ni bavardage. L’interprétation et la digression, la synthèse et l’analyse n’ont pas leur place ici. Les mots ne crient ni ne s’agitent, mais avancent, imperturbables, et fendent le néant, témoignant d’une peur, d’un dégoût et d’une culpabilité inconsolables. La syntaxe, économe, se refuse à tout bouleversement. Aucune mise en scène, mais la restitution d’une flèche temporelle très fréquemment déviante : ‘nous serons précédés/de notre disparition’, ‘une enfance morte’, ‘j’étais né avant moi/dans une mémoire qui ne m’attendait pas/je me suis construit par effacement’ ».
→ Et n’est-ce pas une vraie leçon d’écriture ?
Blaise Pascal et Claude Minière
Après la lecture de Claude Minière, l’autre soir, à Paris, je tourne autour de Pascal ! Et je lis encore Le coup de dés de C. M. : « Blaise teste, sonde, attend une réponse, une résonance. Les ‘pensées’ sont un laboratoire d’expérimentations rythmiques : versets, ruptures, blancs, variations, canons musicaux inversés, sentences suspendues, naïvetés exposées, premiers jets accueillis... M’entends-tu ou serai-je quitté ? Chacune des Pensées émet un coup de dé. », Claude Minière qui propose, un peu plus loin, d’admettre que « la langue risquée n’est au service que de révolutions, et va toujours plus loin que prévu. » (Claude Minière, Un coup de dés, Tinbad, 2019, p. 50 et 51)
Lectures de quatre-vingt-dix minutes
En 90 minutes à peu près, ces lectures : un petit opuscule non pas sur la ‘clause du grand-père’ mais sur les ‘trucs de grand-mère’, avec bicarbonate de soude, citron, vinaigre et argile (Bicarbonate, vinaigre, citron.... les produits magiques de nos grands-mères, 100 recettes et utilisation pour la santé, la beauté et la maison, Larousse) ; Motus de Dominique Loreau, poème dédié par l’auteur à son père, Max Loreau, philosophe, critique d’art, exégète de l’œuvre de plusieurs membres du groupe CoBrA, photographe (je vais y revenir) ; les notices Max Loreau, CoBrA et Pierre Wemaëre de l’encyclopédie en ligne Wikipedia ; Surseoir, prototype d’écriture de Jean-Marc Baillieu adressé à quelques correspondants (tout en identifiant les très nombreux avions qui traversent le ciel nocturne de la ville, ce soir-là) ; plus tard écoute plutôt enchantée du Livre des Trains de Tanguy Viel et Gaël Gillon, dans le cadre de « L’Expérience » de France Culture. A la recherche du premier tronçon de chemin de fer, en Angleterre, au XIXe siècle, entre Stockton et Darlington, un vrai régal, avec une partition sonore propre à faire rêver.
→ Une soirée magique mais pas toujours donnée. Il y a aussi ces soirs stériles, où presque rien ne parle ou retient. Il suffit de savoir que c’est cyclique, intermittent, que l’énergie et la joie de découvrir, de coïncider, passent régulièrement en mode souterrain pour renaître peu de temps après, parfois encore plus vivantes.
Un père
Difficile de dire pourquoi, dans la masse des livres que je ne peux tout simplement pas lire, il arrive que l’un d’eux, feuilleté comme tous les autres, retienne vraiment l’attention. C’est ce qui s’est passé avec le livre de Dominique Loreau, Motus (éditions Tandem). J’ai compris très vite qu’il s’agissait de la mort d’un père, sujet pourtant ressassé par la poésie contemporaine, mais que ce père était singulier, puisqu’il s’agissait du philosophe belge Max Loreau. Motus est composé en vers libres et assemble plusieurs parties comme autant de facettes pour évoquer cette figure et sa disparition. Le début est très impressionnant qui confronte aux derniers jours d’un père confiné en chambre stérile et décrit comme un « axolotl hantant le fond d’une grotte ». On comprend que père et fille ne se voyaient plus et ne se seront pas reparlé, vraiment. Elle se dit « condamnée à [se] donner la réplique / dans un silence vertigineux. » L’intérêt se précise surtout dans la seconde grande partie, « La vie des images », où elle évoque la pensée fragile de son père « fermée à toute présence réelle / à toute réciprocité » mais qui « dialoguait avec l’invisible ». On sent toute l’ambivalence de l’auteure, plus ou moins abandonnée par ce père mais irrémédiablement liée à lui, notamment autour de l’image. Lui, critique d’art, auteurs de monographies ou de livres sur Dubuffet, Asger Jorn, Dotremont, Corneille, spécialiste entre autres du mouvement CoBrA, mais aussi photographe et poète. Elle, cinéaste et photographe (à ne pas confondre avec une homonyme essayiste). La photographie donc, que le père pratique avec passion, photographiant tout, passant des heures et des heures dans sa cave à tirer ses propres photos (Le livre, significativement, alterne des photos de Max et des photos de Dominique.) Il cherchait, écrit-elle, à « capter les traces fugaces du présent » mais aussi à créer « une stylisation et une dénaturation du réel / tendant vers l’abstraction. ». Mais la photographie, « Il la délaissera en quittant à jamais notre maison / pour penser la peinture des autres / celle de Michaux de Dubuffet des peintres du mouvement Cobra. » La fin du livre fait justement retour sur elle, qui regarde les très nombreuses toiles de la collection de son père mais qui parle aussi de son art, le cinéma, au travers d’une scène très étonnante avec un éléphant ou plus exactement l’œil d’un éléphant.
Max Loreau et Derrida
J’ai envoyé la note ci-dessus à Dominique Loreau. Elle me dit avoir retrouvé dans un livre consacré à son père, après sa mort, « un texte de Jacques Derrida, avec lequel il a été très ami, puis ce fut aussi le silence et l'éloignement absolu. Je ne résiste pas à vous en citer quelques phrases : "Cette séparation (la taire aujourd'hui serait un mensonge indécent et la pire des trahisons), je ne sais pas comment Max l'aura ressentie et interprétée. Cela reste un secret, un des secrets absolus de cette vie, pour moi, et du meilleur de cette vie. Je dis "le meilleur de cette vie" parce que cette séparation même n'a cessé de me donner à penser et je veux l'avoir reçue aujourd'hui comme un don de Max, qu'il l'ait su ou non ; mais il savait que ce qui sépare- et tranche et fend-, donne aussi par là même, et qu'il ne faut pas savoir, qu'il faut ne pas savoir, donc ne pas reconnaitre, restituer, identifier, il faut le sans retour pour donner." ». C’est avec son autorisation bien sûr, que je le publie ici.
Les cloches englouties
Sur le site « Le Saute-Rhin » de Bernard Umbrecht, belle légende d’un village englouti par le Rhin dont les pêcheurs, dit-on, entendent encore parfois les cloches. On songe bien sûr à « la Cathédrale engloutie » de Debussy. « Le Rhin descend des Alpes et coule d’abord d’est en ouest. Puis aux environs de Bâle, il bifurque vers le nord. Étrange bifurcation qui a tant intrigué Hölderlin. Il quitte la fougue de ses débuts. Entré dans le fossé rhénan, il s’étale dans un labyrinthe de méandres et d’îles. On dénombrait 1600 îles rien que sur les 110 km allant de Bâle à Strasbourg. Ces méandres ont différents âges. Le Rhin a façonné des lits, en a abandonnés, en a recréés sans cesse. »
Flacon de sels
voir remplacer un vieux ‘primeurs’ moche et pas très propre par un confiseur-chocolatier tout de vert habillé et aux vitrines alléchantes – retrouver la voix de claude maupomé et un de ses merveilleux ‘comment l’entendez-vous’ où elle interroge maurice schumann, président de la société des amis de marcel proust – les entendre déambuler dans la maison d’illiers-combray avec les parquets qui grincent et les marches qui craquent comme dans la maison de goethe à weimar – éprouver un délicieux décalage temporel au début de l’écoute en réalisant qu’elle ne parle pas aujourd’hui mais il y a plus de trente ans – entendre gratter le disque, ah entendre gratter le disque – goûter les bruitages magiques du livre des trains de tanguy viel
Heureuse d’apprendre
Heureuse d’apprendre que la Cathédrale engloutie de Debussy fait référence à la vieille [et sombre] légende bretonne de la ville d’Ys
Heureuse d’apprendre que quand elle est morte, la reine Elizabeth de Belgique (celle du célèbre concours, femme hors-pair, grande musicienne notamment mais pas seulement) avait son Stradivarius sur sa table de nuit
Etonnée d’apprendre (grâce à Liliane Giraudon) que Reverdy a un jour sauté à la gorge du musicien et poète Giacinto Scelsi et que ce fut un scandale
A bout, Nathalie de Courson
Petite note publiée dans Poezibao le lundi 16 décembre 2019 : « Nathalie de Courson publie un intéressant poème-récit aux Editions Isabelle Sauvage. Le thème : ce que vivent, ressentent, comprennent les différents membres d’une fratrie de cinq enfants devant la déchéance progressive de leur père, le vieil About, personnage haut en couleurs qui suscite chez ses enfants un mélange d’admiration, de haine et malgré tout d’amour. Le livre est très bien construit, enchaînant les points de vue des trois sœurs et des deux frères, soit en première personne, mais avec cependant une narratrice qui mène la danse, soit via des extraits de lettres qu’ils s’écrivent les uns aux autres. L’écriture de Nathalie de Courson se plie en souplesse à ces contraintes, reste très fluide et naturelle. On est emporté par ce livre qui suscite bien des échos avec des situations dont on peut avoir connaissance, directement ou indirectement. C’est ainsi que les scènes prises sur le vif dans la résidence de retraite sont presqu’hallucinantes de vérité et suscitent un vrai effroi de nature ontologique. C’est un premier livre de fiction de l’auteur qui a également publié un essai sur Nathalie Sarraute, ce qui est une sorte d’indice. On peut aussi penser ici à certains textes de Claire Dumay. » (Nathalie de Courson, A bout, éditions Isabelle Sauvage)
« Mon cahier et moi », Hélène Cixous
Je lis Nacres, d’Hélène Cixous, avec délectation cette fois (je fus un peu en manque de bonheur de lecture pour les tout derniers livres). Il faut vraiment se laisser porter par ce texte, le lire presque en attention flottante, laisser les mots danser en quelque sorte dans la conscience, sans les analyser, sans forcément chercher à tout comprendre. Il y a dans les livres d’Hélène Cixous, et elle me semble ici renouer avec cette manière de faire, une autre logique que la logique de la raison, une logique associative qui prend certainement sa source en partie dans l’inconscient. Ne relate-t-elle pas d’innombrables rêves ? C’est aussi un livre de la hantise, notamment celle de sa mère disparue il y a quelques années maintenant, sa mère si centrale dans sa vie et dans son œuvre, c’est aussi un livre avec les chats, qui disparaissent l’un après l’autre au cours de ces pages. Voici ce qu’elle écrit à propos de ce Cahier (c’est ainsi qu’est présenté Nacres) : « 29 MARS 2019. J'ai failli appeler ce « livre » Mon cahier et moi. Par chance je me suis entendue ce matin prononcer ces mots malencontreux, de bonne foy, cette bonne foy dont la bonté, i.e. la bonneté, est tissée d'innocente cécité. Ce cahier n'est pas mon chien. Justement lui et moi nous faisons route ensemble séparément. Lui et moi nous n'allons pas nous faisant réciproquement comme le bien-aimé Montaigne et son livre sont en mutuelle faisance. Le cahier est une chambre ou un coffre à bijoux verbaux. J'y dépose les perles et les cailloux brillants que je recueille en arpentant les plages du temps. J'épiphane depuis les chemins primitifs aux bords de la baie d'Oran (1940). On longe la lisière du double monde, amphibiennement, un pied dans l'eau, un pied sur le sable, premier texte sans qu'on le sache, et le chemin est constellé de nacres, les plus éblouissants des micropoèmes. C'est là qu'a commencé mon éducation. Trouvailles. Lampes rayonnantes. Pour Michelet-Proust, chefs d'œuvres des méduses, ultimes chatoiements de la vie devant la mort. » (Hélène Cixous, Nacres, Cahier, Galilée, 2019, p.14.
Le vaisseau Ehpad
Et voici de nouveau l’Ehpad [Etablissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes] qui devient un thème central dans la littérature contemporaine ! Ce qui n’étonne en rien, puisque ce à quoi nous sommes confrontés, au travers du vieillissement et parfois de la déchéance de la conscience de tant de personnes âgées autour de nous, ne peut que nous poser de très lourdes questions sur la vie, sur la mort, sur la survie, sur le droit à mourir, sur ce que nous sommes finalement si quelques plaques dans le cerveau anéantissent à ce point notre personnalité, etc. Ici c’est Hélène Cixous qui rend visite à un vieil oncle et je recopie ce passage après avoir lu et même commenté le livre de Nathalie de Courson sur la fin de son père : « C’est ainsi que je passe certaines heures des dimanches au Pays des malheureux où courent des phrases qui sont comme des lièvres pressés. Monde d'inventions et d’égarements merveilleux qui se croisent et se saluent poliment. Mes sentiments lors de mes séjours sur le vaisseau Ehpad : un mélange d’admiration pour les talents poétiques des différents personnages, tous modestement shakespeariens. Et d’affection pour cette société qui improvise continuellement des échanges auxquels l'extravagance ne nuit pas. L'auteur en moi salue ces fortes affirmations, je suis dépassée et vraiment contente de l’être. C'est comme lorsque j’entre chez les Enfants : accueil, partage, liberté, soyons sauvages ensemble, sans hésitation. Et puis que l’on madame Monsieur et inversement, c'est de la kiné pour l’âme. Un matin où un habitant m’appelle : « Georges ! Viens ici », je suis initiée aux délicats mystères de la réponse. Me voici ! dis-je. Évidemment prendre en compte le fait inattendu que mon partenaire m’ait justement convoquée au nom de mon père. C'est moi, Georges, puisque vous le dites. » (p.47)
Réveiller les Traces
Cette belle idée du réveil des traces, lors de rangements, a fortiori chez un parent défunt, Nathalie de Courson ou ici Hélène Cixous : « Je range mon bureau, geste double : celui de la secrétaire-aide-ménagère, voyageuse testamentaire, comme maman faisait son lit avant de sortir — au cas où on la ramènerait morte — sans arrière-pensée — paysage — philosophique, question de propreté, politesse, même posthume. Cependant, sans que j’y prenne garde, je réveille les Traces, divinités (comme les Parques) aux noms innombrables, chœur de témoins, le plus souvent tus, et soudain se lèvent et disent : tu te souviens ? H. a oublié. » (p. 69)
Pour que le miracle advienne
Hélène Cixous, encore : « Ce qui faut pour que Miracle advienne :
Beaucoup de temps. Otium : le temps vide méditant de Montaigne, on fait rien, le rien grandit, emplit tout, menace, cultive l’angoisse, rien. Rien. RIEN : un beau mot, vole.
On regarde les arbres qui palabrent.
L’évènement : l’incursion batifolle d’un beau brun, grand écureuil noir, le patron, le vif.
Aucune visite intime, rêves paresseux, rêves ! On se lève ? Paresseux ! On fusionne avec l’Océan, céan, éan, c’est an, néant, an
Un rêve qui s’est fait prier : rien que l'Océan. On y arrive (ma fille et moi) par la gauche du monde, on voit tour de suite qu’il est glacé : on dirait une immense feuille bleu pâle immobile, étalée jusqu’au bout, on y entre d'un bond, si froid soit-il, une transparence stupéfiante, d’une pureté admirable, on s’extasie
Quand dedans (moi) c'est bien désert, céans néant
Quand sont bien mortes les graines, les enfants, les amants, alors poussent parmi les feuilles et les herbes naturalisées, embaumées
le poème rouge, le résumé de ton âme. » (p.74)
Lecture à contrastes
Lecture pleine de moments contrastés hier, mais d’un seul souffle : Le travail de la viande de Liliane Giraudon, paru chez P.O.L. Sur le site de l’éditeur, j’ai ensuite écouté ce qu’elle dit de ce livre (redire le plus grand bien des vidéos que P.O.L. met sur son site, laissant ses auteurs parler de leur livre, en toute liberté, c’est souvent passionnant). « L’écriture a quelque chose à voir avec le travail de la boucherie (...) le poète travaille sur des carcasses (...) la langue ça se mange (...) ce n’est pas un travail très propre bien qu’on essaie de nous le faire croire (...) il ne faut pas avoir peur de se salir les mains, la langue (...) quelque chose doit rester de la trace de ce travail-là ». Ce qui est important, dit-elle encore c’est ce qu’on coupe, là où on va voir, dans un mouvement de désir et de dégoût, avec une forme d’innocence à retrouver. Elle s’élève contre le propre, le divertissant, le drôle. « Mallarmé est un très grand charcutier » dit-elle encore et il s’agit, de « sortir de la quincaillerie poétique ». Elle présente son livre sur la quatrième de couverture comme le fruit de braconnages dans la vie de tout le monde et insiste sur le fait, je vais y revenir, que « Fonction Meyerhold » est en position centrale dans le livre.
Contrastes oui
Le livre est composé de sept temps très différents en apparence. Le premier tourne autour d’un conte, une histoire de petite fille aux mains coupées, de pacte avec le diable. Liliane Giraudon y déploie une méditation sur le temps et l’espace et convoque ce temps hors-temps du conte, ce temps si particulier, réversible et atypique du conte, un temps-espace et un espace-temps, un temps de forêt en quelque sorte. J’ai eu quelques difficultés avec « mouvement des accessoires » en raison de la taille extrêmement petite des caractères de ces sortes de calligrammes, comme un jeté de mikado ou de Yi-king sur la page, qui me fait penser aussi un peu aux bribes attachées aux ponts de Josée Lapeyrère. Il faudra y revenir, avec une loupe. J’ai carrément détesté, je le dis en toute franchise, le troisième texte, « Oreste pesticide » une sorte de petite tragi-comédie, mettant en scène deux personnages qui n’en sont qu’un (un trans en fait) et deux femmes flics et lesbiennes. Mais ensuite quelles merveilles ! Le texte « Fonction Meyerhold » est en effet central et profondément remuant. Les thèmes chers à Liliane Giraudon sont là, la censure, la persécution des écrivains, leurs conditions d’existence et de travail sous les dictatures, sa relation vitale, charnelle, essentielle à certains écrivains. Dans sa lettre à Reverdy, elle met en avant quelque chose qui est trop occulté, l’attitude plus que trouble de Gabrielle Chanel pendant la guerre : bien plus que collabo, elle fut agent nazi. Il faut retenir aussi ses mots à propos de Reverdy, l’importance qu’il a eue pour elle et le caractère compliqué et ambigu de sa relation avec lui, son trouble vis-à-vis de sa conversion. Encore deux très beaux textes, l’un sur la création poétique, « l’activité du poème n’est pas incessante » et l’autre sur Hélène Bessette (œuvre que je n’ai pas du tout approchée encore).
La voix
Dans sa lettre à Reverdy, Liliane Giraudon écrit : « Il faudrait, à tous ces prélèvements, votre voix. / La voix de Reverdy / Unique. /Qui plus que toute autre nous rappelle que la voix est un mouvement du corps » (p. 110)
Hier soir, précisément, écoute successivement de la voix de Liliane Giraudon, sans regarder la vidéo, au casque, dans le noir puis la voix magnifique et l’extraordinaire français de Nicolas Bouvier dans une archive diffusé par France Culture. Ces archives regroupées sous le titre générique de « La Nuit rêvée de Bernard Chambaz » regorgent de merveilles à écouter.
Liliane
Ce n’est par familiarité que je nomme ainsi Liliane Giraudon par son seul prénom, ou pour faire croire à une familiarité avec elle, mais pour la mythologiser en quelque sorte (proximité sonore avec la fée Viviane ?). Son talent si protéiforme, sa voix parfois terrible, pythonisse, mélange de sorcière, de Furie et de prophétesse, de conteuse et de fée-ogre. Jamais malfaisante bien sûr, d’où une certaine impropriété de ces comparaisons, mais forte d’une colère contenue jamais abolie, attirant le regard vers ce qui fait mal, vers ce qu’on ne veut ou ne peut pas voir : ainsi de ce qu’elle dit de Coco Chanel : « On sait aujourd’hui qu’elle fut un agent nazi avec l’indicatif F7124 et qu’en 1943 elle est à Berlin où elle rencontre le chef de service de renseignements SS sous les ordres de Himmler. » (p. 119). « Chez vous, les fées sont noires » dit-elle à Reverdy et dans ces pages adressées au poète, elle cite Pavese : « Il y a toujours une mare de sang quelque part, dans laquelle nous marchons sans le savoir ». Elle poursuit : « Il y a toujours une mare de sang quelque part, dans laquelle nous marchons sans le savoir. Une pratique de l’Autrefois en Maintenant. Se souvenir, c’est-à-dire changer le présent. Émotion, c’est-à-dire Motion, Commotion. Ici, et par une porte dérobée, se glisse l’ange de Walter Benjamin. / ‘Car c’est une image irrécupérable du passé qui risque de s’évanouir avec chaque présent qui ne s’est pas reconnu visé par elle.’ // ‘La mémoire marche derrière nous’. » (p. 116)
« On peut toujours essayer de savoir comment ça a commencé »
Texte passionnant que « L’activité du poème n’est pas incessante » où Liliane Giraudon réfléchit à son écriture. Comment elle est née, notamment. Avec du bleu, dit-elle. Celle de la petite fille pensionnaire chez les nonnes habillée d’une blouse bleue (très intéressant pour la genèse de l’art de Liliane) et parce que « c’est cette couleur qui revient dans deux livres de Maeterlinck longtemps serrés sur [s]on cœur, L’Oiseau bleu et Bulles bleues. » Elle ajoute que la première fois qu’elle a écrit c’était un texte « sorti casqué du conte fantastique La Mort de Tintagiles, toujours de Maeterlinck, auteur classé catholique comme Verlaine, Claudel ou Reverdy... » (p. 125)
« Quand je lis-écris, c’est souvent nous »
Autre notion très importante, cette idée d’une sorte d’effacement, d’abolition du moi dans l’écriture :
« L'activité du poème n’est pas incessante mais elle peut se faire sans nous.
Parce que quand je lis-écris c’est souvent nous. Ou plutôt on. Et génialement la Stein* poursuit. Et elle dit (et c’est fort, c’est comme une profession de foi), elle dit : ‘Je crois aux dupliqués’, et elle ajoute, et c’est, oui, très fort, elle ajoute ‘Vous ne pouvez répéter un dupliqué vous pouvez dupliquer.’
Ce qu'il faut, oui, ce qu’il faut c'est parvenir à penser la différence entre ‘répéter’ et ‘dupliquer’.
À la limite. Car c’est bien une affaire de limite.
Pas de sens mais de vue. De vision.
Quand c'est nous qui cessons de voir.
Quand écrire c'est supprimer celui ou celle qu'on est. Ou croit être. //
On cesse de se voir. On s’anéantit.
On se néantit pour laisser passer autre chose.
Dans le mince. L'inextricable. On lutte. » (p. 129-130)
*Gertrude Stein
Tellement libératrice
L’écriture de Liliane Giraudon a quelque chose de tellement libérateur. Après avoir refermé le livre, lu d’une seule traite, je me suis surprise à me dire, à m’écrire intérieurement des choses dures et fortes que je ne m’étais jamais encore dites. A oser m’énoncer moi-même, pas en tant que petit ego banal mais à oser entendre et formuler ce qui souvent est là, à peine perceptible car tellement écrabouillé avec une liberté de ton, de pensée, de jugement presqu’iconoclastes que peu, et moi la première, soupçonnent. Parfois quelques émanations dans ce Flotoir, mais bien sûr dans la partie ‘privée’ » !
Le primat de l’oreille (André Hirt)
Dans la « chronique du 20 » d’André Hirt (pour Muzibao) je relève ces mots qui affirment le primat de l’oreille sur la vue, ce qui pour moi est une formidable évidence : « c’est bien l’oreille qui précède, qui marche, comme ‘la poésie est en avant’ de Rimbaud, devant notre humanité à venir. L’oreille a rapport avec ce qu’on ne voit pas : elle devine, elle seule est en mesure de construire par son imagination si singulière un monde. On a fait de la vue l’organe humain par excellence, celui-là même de la pensée parce qu’elle se soustrayait à l’immédiateté de la sensation. Or, comme on vient d’en rappeler l’évidence, l’oreille excède la vision. Et c’est dans cette exacte mesure qu’elle est l’organe métaphysique. Ce qu’il y a de plus physique et même d’hyper-physique, les vibrations, les ondes, les souffles, le silence même sont en avant et nous projettent dans un lieu qui ne nous ne voyons pas, mais dont nous comprenons que c’est bien lui qui nous aimante. »
Et cela encore : « Écouter, tendre l’oreille, avoir enfin l’oreille pour…, être attentif, être métaphysiquement aux aguets, c’est en même temps opérer une percée de la chrysalide et hors d’elle, de ce que l’on estimait de façon réductrice constituer l’humain, c’est élargir la sensation – ce n’est plus seulement sentir, mais ressentir soi et toute chose, dans un même rapport –, et ouvrir l’inconnu. »
→ je suis très intéressée par cette démarche qui consiste à enregistre le son d’une ville (et tenter de participer ! Ce matin, en marchant, écoute du bruit de la rue et des trottoirs, en un jour de grève, très agité et sonorement très riche. J’ai ainsi entendu un bruit extraordinaire, auquel je n’aurais sans doute pas prêté attention, si je ne m’étais imaginée en train d’enregistrer : l’éloignement du son d’un bagage à roulettes, avec un effet presque supersonique. Pierre Ménard a participé à cette collecte.
Une randonnée (c’est un conte)
Lu à trois petits enfants très aimés un beau conte de Sylvie Plath. Je l’ai découvert par hasard, en cherchant des livres de l’illustratrice allemande Rotraut Susanne Berner qui réalise ces incroyables Wimmelbücher (textuellement livres foisonnants, fourmillants) que les enfants adorent et que nous regardons ensemble inlassablement et alors que passent les années, y découvrant toujours de nouveaux détails. C’est un conte à emboîtement et j’adore ça : je ne sais pas si c’est approprié de le nommer comme cela, mais disons qu’il y a un costume qui est apparemment destiné au père, mais... et ça passe de personnage en personnage, à savoir les sept garçons d’une fratrie pour arriver finalement au plus petit, qui en rêvait et qui, lui enfin, adopte ce costume jaune moutarde, laineux et duveteux, comme on n’en avait jamais vu à Winkelburg. Un récit en plus très facile à mémoriser, pour pouvoir le raconter à l’improviste !
Je fais une première petite recherche très sommaire sur la typologie des contes et me demande si celui de Sylvia Plath n’appartient pas à la catégorie suivante : « Contes en randonnées, à formule, accumulation ou en chaîne : Les contes en randonnées ou contes en chaîne sont des enchaînements à la fois rigides et poétiques, qui, après un périple, nous ramènent au point de départ afin que tout rentre dans l'ordre. Ils se caractérisent par leur forme répétitive qui procède de l’énumération : répétition et imprégnation des structures narratives aux contenus symboliques. C’est une initiation à la poésie du langage, à la richesse du vocabulaire, à la variété des structures grammaticales et narratives. »
Je trouve aussi cette autre explication : « Une randonnée est un conte énumératif, court, avec un enchaînement de situations, d’éléments ou de personnages qui se répètent jusqu’au dénouement. Ces textes destinés aux plus jeunes rassurent par leur ordonnancement régulier et contribuent à structurer l’enfant dans son rapport au monde. La construction de ces randonnées peut adopter plusieurs formes :
Énumération : la forme la plus simple, très linéaire ; une liste : a puis b puis c ... Par exemple les jours de la semaine
Élimination : un groupe qui perd ses membres un à un
Remplacement : a qui laisse la place à b qui laisse la place à c...
Accumulation : a, puis a+b, puis a+b+c... / Accumulation par l’image : l’image accumule tous les éléments sans que le texte ne les reprenne systématiquement.
Emboîtement : poupées gigognes (par exemple une chaîne alimentaire)
On pense ici aussi à certaines comptines ou à des chansons comme « ah biquette veux-tu sortir du chou ».
→ j’adore l’idée qu’un conte puisse être une randonnée !
Le Trésor de la langue française ne retient pas cette acception du terme ‘randonnée’ mais donne néanmoins cette citation : « P. métaph. Lecteurs, attendez que j'aie terminé mes vanteries pour arriver ensuite au but, à la manière du philosophe Platon faisant sa randonnée autour de son idée (CHATEAUBR., Mém., t. 3, 1848, p. 539).
Autre belle découverte : « En ce qui concerne les contes, c’est la classification de Aarne et Thompson (1964) qui sert de référence internationale. Elle est reprise et adaptée au domaine français par Paul Delarue et Marie-Louise Tenèze dans Le conte populaire français (Delarue et Tenèze 1998) : le « catalogue français », qui propose pour chaque conte une version type et donne le schéma détaillé des éléments présents pour ce conte et dans cette aire culturelle. Il recense et analyse un grand nombre de versions recueillies dans l’hexagone et les pays francophones. »
L’écriture dite inclusive
Elle m’insupporte ! C’est une atteinte à la langue, rendue laide et illisible et un signe de paresse. Ceux qui veulent absolument mettre le masculin et le féminin (je trouve ça souvent un peu idéologique, i.e. peu subtil) n’ont qu’à écrire les deux termes. Non pas « chers ami.e.s », mais chères amies (en commençant par les dames !) et amis !!!!
Jules Verne et Walter Benjamin
Bien que le jugement de Benjamin sur Verne ne soit pas élogieux du tout, comment ne pas relever cette citation d’un article de Christian Désagulier sur le livre de Jean-Michel Gouvard, Le Nautilus en bouteille (éditions Poncerq) : « Lire et nous souvenir après qu’il leur eut conféré ce relief contextuel historique, repérant les invariants et les valeurs discrètes qui s’imposent dans chacun des ouvrages anticipassionnels de Jules Verne, refroidi la passion didactique pour les sciences et techniques, mis en facteur les invariantes valeurs matérialistes, celles du même second demi XIXème siècle dont Walter Benjamin a exploré les Passages parisiens sous les verrières de qui Jean-Michel Gouvard déambule, s’arrêtant aux vitrines de Voyages et utopies, Intérieurs et collections, Panoramas et aquariums, Ruines et fins du monde derrière lesquels intitulés des parties de son ouvrage, ses observations programmatiques ne vont pas sans zone de recouvrement, vitrines dans lesquelles voudrait se refléter derrière lui, fut-ce avec un décalage de phase, au croisement de son regard nous transmettre télépathiquement les pensimages de Walter Benjamin. Comment ? En utilisant les pinces du collectionneur de citations indicielles pour introduire ces pièces aux dialectiques dialogues des romans de Jules Verne, orifices et saignées destinées à la colle, lesquelles posent la question de l’infinitude du baalien ‘Progrès’ tel qu’il était envisagé, pour les emboîter par le goulot de la bouteille en forme de lorgnette. Cela en dépit du jugement à l’emporte-pièce de Walter Benjamin – et peut-être par volonté très-benjaminienne de la révélation : (Jules Verne), ‘un auteur chez qui les véhicules les plus extravagants ne transportent à travers l’espace que de petits rentiers français et anglais.’ »
La monnaie des jours
Je lis avec beaucoup d’intérêt et d’émotion le livre de Jacques Robinet, La Monnaie des jours, paru à la Coopérative. Et en particulier la partie intitulée « Jalons du présent », sorte de journal, au fil de l’eau, très sombre cette eau, mélancolique cette humeur, mais souvent contemplative, notamment devant le spectacle des arbres, des oiseaux et des nuages, juste devant la fenêtre. Beaucoup de considération sur la vieillesse qui vient, sur la mort qui approche, mort omniprésente en fait. Mais bribes de souvenirs aussi qui permettent petit à petit de tracer un parcours biographique très particulier, depuis le séminaire et la prêtrise, abandonnée, puis la psychanalyse et l’écriture. « Tout se donne et tout s’efface », écrit Jacques Robinet, condensant ainsi sa manière d’être et peut-être son écriture, entre émerveillement envers et contre tout et désespoir. Oui c’est là, mais si vite disparu, enfui, soumis à la dure loi de l’entropie et de la finitude. On trouve aussi dans ces pages des remarques brèves, peu bavardes dieu soit loué, sur la musique, un peu à la manière d’un Jean-Luc Sarré écrivant dans Ainsi les jours : « La musique ressuscite ce qui n’a jamais été. ». On est bien dans la même tonalité pudique et désabusée avec Jacques Robinet quand il écrit : « Ces moments où une phrase musicale trouve en nous la fissure secrète. On se découvre envahi, vaincu. Instinctivement on se retourne : quelqu’un est là qu’il faudrait savoir nommer. Amour si pressant qu’il exige d’être partagé. Seule la musique peut livrer sans effraction un tel message. » (p. 40).
→ J’aurais pu m’en tenir au début de la citation, autour de la phrase musicale qui trouve en nous la fissure secrète, mais je suis sensible à cette pulsion irrésistible de partage, qui est peut-être celle qui anime toutes mes entreprises : amour si pressant, littérature, musique, qu’il exige d’être partagé. Surtout à cette heure du monde où tout cela semble n’avoir plus aucune valeur, aucune importance, n’étant pas monnayable.
Cette présence
Alors certes, Jacques Robinet, s’il a quitté son sacerdoce, et on imagine quelles souffrances cela a dû lui coûter, tourne sans cesse autour de la question de Dieu, de la foi, mais pas en croyant, plutôt en agnostique qui voudrait tant croire, avec parfois des accents pascaliens. Il m’est arrivé de renoncer à une lecture, tant ce présupposé d’une foi totale et non sujette au doute m’excluait totalement de ce qui était vécu et énoncé. Ici il n’en est rien, je retrouve plutôt quelque chose des tourments d’un Bernard Collin, d’un Jacques Minière, avec cette grande culture judéo-chrétienne, peut-être même jésuite (là je m’avance peut-être un peu trop ?) qui irrigue leur pensée. Comme Pesquès ou Domerg cherchent la Sainte-Victoire (la montagne ! son paysage, son mystère, sa lumière...) sans jamais la trouver, eux semblent tourner autour de l’idée d’une transcendance à laquelle ils voudraient tant croire, tout en sachant qu’ils en sont en partie incapables. Et bien sûr tout l’enjeu réside dans ce « en partie ». Quelque chose parfois semble s’ouvrir mais ce sera la plupart du temps pour se refermer avec d’autant plus de violence.
Alors qu’elle est-elle cette présence bienfaisante dont parle Jacques Robinet quand il écrit : « Je n’ai jamais pu vivre sans imaginer une présence bienveillante à mes côtés, ou le ruissellement d’une source cachée. ». On tend à penser, laïquement si j’ose dire, à une présence maternelle. Mais cela seulement ? Et puisqu’il parle lui-même des psychanalystes qui auraient tôt fait de régler le problème, ne doit-on pas penser qu’introjecter une telle image est une des meilleures garanties d’une vie pas trop mauvaise ? Et peut-on à titre de réconfort, de soutien, imaginer, peut-être même forger, une présence de cette sorte près de soi, fût-elle simplement celle de ces écrivains ou de ces musiciens qui nous sont indispensables ? « Avec Schubert se révèle la précarité de la destinée humaine. Jamais mieux qu’ici s’avère aléatoire ce chemin parmi les ombres fuyantes du désir et de l’amour. Aucune musique n’a atteint si haute expression de la tendresse et de la douleur ». Et on songe bien sûr tout de suite au malheureux Wanderer du Voyage d’hiver se sentant raillé par la girouette sur la maison qui vient de le rejeter dans la nuit et le froid. (Entendu il y a un instant l’extraordinaire « Chœur du peuple froid » dans Le Roi Arthur de Purcell !).
Trop de tout
Cela aussi je l’ai souvent pensé et ce ne sont pas les étals débordants des pâtissiers et des poissonniers en ces jours dits de fête qui me contrediront, trop de tout : « Trop de bruit, trop de sang, de paroles, trop de tout. ». (p. 46).
Dans la foulée, on peut relever aussi : « Pour célébrer le monde, nous avons des manières de parvenus. Il nous faut des mots rares et précieux, des peintures éclatantes, des déclarations d’ivrogne. Comment apprendre à choisir ce qui est le plus modeste, le plus dénué d’éclats ? La grâce irradie le moindre objet, la fleur la plus fragile, venus à notre rencontre. Se souvenir de la leçon de Morandi ». (p. 52). Et se souvenant de Morandi, se souvenir de Philippe Jaccottet et de ses pages magnifiques sur le peintre, et retenir que Jacques Robinet se dit à plusieurs reprises dans ces pages très fervent lecteur de Philippe Jaccottet.
Pour écrire quelque chose de juste
« 2 février 2015 – Pour écrire quelque chose de juste, il faut renoncer à toute volonté d’aboutir. L’errance est la raison d’être de l’écriture. Elle ne trouve qu’en se perdant. » (p. 65)
Cohabitation malheureuse
J’ai mis dans le livre de Jacques Robinet un marque-pages avec une photo de Thomas Bernhard mais ils ne sont vraiment pas bien ensemble ! C’est le cas aussi de certains rapprochements alphabétiques dans les bibliothèques, que l’on a envie de rompre, eu égard en général à l’un des deux écrivains, qu’on trouve en trop mauvaise ou pernicieuse compagnie, condamné à mêler ses mots à ceux de qui n’a rien à voir avec lui. Il faut être attentif à cela. Je me souviens de cette belle remarque d’Anne Malaprade : « Les livres sont bien chez vous ». Puisse cela être vrai, même si parfois je me sens bien ingrate à leur égard et pas assez délicate et à l’écoute. Et savoir que l’on peut également se nourrir de Thomas Bernhard et de Jacques Robinet, de Philippe Jaccottet et de Peter Handke.
Vivaldi, Purcell et Zender ?
Écoutant cette belle émission de France Musique sur les musiques du froid et en particulier le tout début, quelques secondes aux cordes seules, de « L’Hiver » des Quatre Saisons de Vivaldi, je suis frappée de l’analogie, très fugitive, mais très réelle avec le début de l’orchestration saisissante que le contemporain Hans Zender fit pour Le Voyage d’hiver de Schubert. Analogie frappante aussi entre Purcell, le début du « Chœur du Peuple du froid » et Zender encore. Universelle traduction du frisson ?
Flacon de sels
lire dans un joli et tout petit opus de gilbert lascault dans la collection ficelle de rougier v. un bel hommage aux insectes, le papillon, la sauterelle, la guêpe, et autres fourmis, mouches et hannetons – aimer découvrir que selon une légende du morbihan les abeilles sont nées des larmes de jésus sur la croix – se souvenir de ce merveilleux conte de quignard dans ses petits traités où le rouge-gorge reçoit la belle couleur de sa gorge du sang de jésus - voir le saisissement d’un petit garçon très aimé en ouvrant le paquet où se cache un livre, remarquer un temps d’arrêt très long pour un si petit homme succéder à l’excitation et le regarder, nonobstant tous ceux qui sont là, autour de lui, commencer à « lire » le livre – penser avec gratitude à la jeune libraire qui a conseillé cet album où une formidable queue-leu-leu de véhicules en tous genres de la calèche à la trottinette se trouve en fait juchée sur le dos d’un dinosaure – voir sortir d'un autre paquet, pour soi cette fois, un terrarium, merveilleux petit jardin miniature inclus dans un récipient de verre clos – et rire de la connaissance par toute ma famille de mon extrême frilosité – oui les musiques du froid ont toutes raisons de me subjuguer.
Souvenir de Pascal Quignard
Plus lu depuis un moment, mais tellement présent souvent, tellement (mais pas toujours) aimé. Oui le conte du rouge-gorge, légende ancienne qu’il reprend. Il dit quelque part : « J’ai toujours aimé les choses désavouées. C’est presque devenu une seconde nature. On regarde de haut ce qu’on méprise alors que le trésor qui reste du monde humain est peut-être ce qu’il a rebuté. »
Curieuse cette construction de rebuter, rebuter quelque chose ou quelqu’un, dans le sens de rejeter, vieillie mais tout à fait attestée. Balzac par exemple : « Je n'ai pas, madame, la prétention d'un Critique, mais je vais continuer la charge que j'avais acceptée de vous dire ce qui me plaît ou ce que je rebute dans les ouvrages nouveaux »
Nous avons rebuté cet usage.
Ne rebutons pas les oiseaux qui ouvrent et ferment cette parution du Flotoir !