dimanche 19 janvier 2020
Tridents de Jacques Roubaud
224 (oct) échec rien qu’une minute / ⊗ et l’élan- / mots se détériore
228 lignes la charrue des vers / ⊗ retournant / lente, ligne à ligne
265 pillent peurpillent, parpillent ⊗ s’éparpillent / s’ébarbillent nuages
(Jacques Roubaud, Tridents, Nous)
Passages, le contenu
Toujours dans sa grande préface savante au Livre des Passages de Walter Benjamin (Cerf), Tiedemann précise ce qu’il en est de l’édition qu’il présente. Elle est constituée de deux exposés de 1935 et 1939 dans lesquels Benjamin offre un résumé de son projet mais pour l’essentiel elle reproduit le manuscrit des « Notes et matériaux », rangés par thèmes et par objets, manuscrit véritable de Passages qui était resté caché pendant la guerre à la Bibliothèque Nationale.
Armer un appareil
« Pour Denis Roche, armer un appareil, c’est charger le temps et l’espace, les surinvestir, leur ajouter une tension qui change toute la perception alentour. Ainsi le monde se précise ou se comprime : ‘À ce point-là de l’action, où tout le monde retient son souffle, où la trombe n’en peut plus de ce qui la fait retenir, où l’opérateur prend conscience que c’est le moment, et où de ce fait il accentue les appuis de sa machine capteuse, en se l’écrasant au besoin sur la figure, voyez comme le paysage prend un autre air, comme lui aussi semble se ‘carrer’ différemment et comme il s’arrête, et comme déjà ses parties s’assemblent, prêtes à ‘monter’ sur le papier qu’on aura mis dessus. Tout le monde est suspendu, bien réparti autour de la surface de réparation, au tir qui va se faire’. » (Denis Roche, La Montée des circonstances, Seuil, p. 33)
→ Afflux soudain de souvenirs et de sensations avec cette étrange formulation, armer un appareil, étrange aujourd’hui mais si claire il y a quelques décennies. Ce mouvement du pouce, plus ou moins rapide, brusque ou doux, par lequel on actionnait une sorte de levier qui apportait de la pellicule fraîche, vierge, derrière l’obturateur, pour la photo suivante. Et la frustration quand, arrivé au bout de la bobine du film, on sentait la résistance qui indiquait que fini, c’était fini. Il fallait se livrer à la problématique opération de changer la pellicule, ce qui comme avec les cartouches d’imprimante, « tombait » toujours au plus mauvais moment. Aujourd’hui, on n’arme plus un appareil, tout au plus le met-on « sous tension ».
Photographier, c’est traquer obstinément
Ce texte de Denis Roche lui-même : « Le photographe n’aura retenu qu’une seconde de tout ce qui se sera passé sous ses yeux. Rien de comparable n’existe dans aucun domaine de la création. Cela provoque la peur – une vie de créateur ramassée en une seconde – et en même temps ne suscite aucun sentiment de frustration. Photographier, c’est traquer, obstinément. La création est cette recherche obstinée : atteindre une seule fois ce dont on s’approche sans arrêt : la beauté. Juste avant la prise photographique, c’est le temps qui règne, et juste après, c’est la beauté. » (cité p. 40).
Cette expérience
Sortir d’un tiroir, chez une personne âgée, des enveloppes remplies de tirages photo. Non datés, non titrés. Commencer à les explorer. S’apercevoir que l’esprit et les émotions font une sorte de navette : entre ce qui est arrêté sur la photo, ce visage jeune, cette circonstance heureuse, un goûter dans un jardin, un mariage, une cérémonie de funérailles (un aïeul, personnalité locale de premier plan en Normandie) et le dernier souvenir que l’on a (ou que l’on n’a pas) de cette personne). C’est littéralement sentir toute l’épaisseur du temps, comme on dit, plutôt justement. On ne part pas à l’envers dans le temps, du visage actuel vers le visage jeune, on fait le trajet inverse du visage jeune au visage d’hier (son dernier état pour nous) ou au visage d’aujourd’hui pour ceux qui sont encore là.
Une distinction formidable
J’adore la distinction que fait Roche dans un entretien avec Anne-Marie Garat pour France Culture en 1994 entre la photographie « professionnelle » qui tend toujours « à la maîtrise maximum, de tout, de la lumière, du cadrage, de la distance focale, de l’intériorisation du moment » et le « n’importe quoi en photo » considéré comme plus complexe et par lequel « on se retrouve à l’intérieur d’une espèce de mini-théâtre très bizarre où les règles du jeu échappent un peu. ». Pour moi, l’opposition entre mon expérience de jeunesse au studio photo de Maison & Jardin, où je regardais opérer les photographes du magazine pour lequel je travaillais alors et ma propre pratique photographique, aussi peu professionnelle, voire anarchique, brouillonne, impulsive que ma pratique de la lecture. Et le goût de l’expérimentation, dans l’aura des projections des fondus-enchaînés de mon père, dans l’enfance, celle des superpositions. Mais je me suis amusée, pour mieux comprendre de quoi il en retourne, à imiter la pratique de Denis Roche, avec le retardateur. Échecs cuisants bien sûr, mais une meilleure idée de ce dont il parle.
Bonheur
Patrick Werly cité au début du Flotoir que je viens de mettre en ligne, m’écrit tout de suite : « Avant même de me plonger dans votre nouveau Flotoir, je tiens à vous remercier d’avoir fait place (et bonne place) à ma remarque sur Yves Bonnefoy. Cela m’a valu aussi de reprendre la conversation avec une amie chère mais un peu perdue de vue ces derniers temps, qui vous lit elle aussi. C’est une autre vertu de votre Flotoir, qui crée secrètement son propre réseau. »
→ Quelle belle et gratifiante idée que celle du Flotoir qui crée secrètement son propre réseau. Et qui permet des retrouvailles entre perdus de vue ! N’est-ce pas mieux que les dits réseaux sociaux !
lundi 20 janvier 2020
Sur la musique
Ces très belles notes d’André Hirt dans sa dernière chronique du 20 pour Muzibao.
« De quoi parle en effet la musique, si ce n’est de l’âme, à l’âme ? C’est-à-dire à cette réalité qui constitue chacun, qui contient le daimon de chacun, les lignes de ce qu’il est et de son destin, en un mot sa singularité et si l’on n’a pas peur du mot, son ‘identité’ qu’aucune langue ne saurait formuler et s’approprier en première personne, cet ‘être’ de chacun et en chacun, aussi bien insubstituable, incorruptible par quelque temporalité que ce soit qu’inabordable par le langage et la représentation. À la vérité, on se demande si l’approche de ce que ‘âme’ signifie n’est pas la même chose que l’écoute de la musique. Quoi qu’il en soit, ce qui nous persuade ici, c’est que la musique est « la voie royale » de l’âme.
A compléter par la citation d’Adorno qu’il fait un peu plus loin : « la musique parle le langage de l’archaïque, des enfants, des êtres sauvages et de Dieu, mais pas celui de l’individu ».
mardi 21 janvier 2020
Heureuse de
Heureuse de connaître, grâce à Laurent Margantin, Oskar Baum, ami de Kafka et de découvrir sa photo qui m’émeut (thème de la malvoyance et de la cécité) : « Ne voyant que d’un œil depuis sa naissance, Baum avait perdu l’usage du deuxième œil suite à une rixe entre des élèves allemands et tchèques. Il dut quitter sa famille, son école et sa ville natale (Pils) pour suivre des cours à une école juive pour aveugles à Vienne. Il y suivit notamment un remarquable enseignement musical et retrouva plus tard ses parents qui s’étaient installés à Prague. Il donna des cours de musique et commença également à écrire de la poésie. C’est Max Brod qui l’encouragea à écrire sur sa vie d’aveugle, ce qu’il fit avec un roman autobiographique intitulé Leben im Dunkeln (Vie dans l’obscurité) publié en 1911. C’est à peu près à la même époque que Baum, Weltsch, Brod et Kafka ont commencé à se rencontrer régulièrement pour parler de leurs projets littéraires, lire leurs manuscrits en cours, parfois jouer de la musique.). »
Heureuse d’apprendre que les yeux du caméléon peuvent voir dans des directions différentes.
Jacques Robinet
Nous poursuivons notre beau dialogue. Je viens de lire une première fois, in extenso, son livre de poèmes ; La Nuit réconciliée. Que j’ai beaucoup aimé, où j’ai entendu les voix de Verlaine, de Nerval, de Milosz et même de Jean Cassou. Profonde mélancolie de ses vers, peu d’images, pas beaucoup de mots, mais une vraie présence, qui vous remue. Il faudra y revenir de manière plus précise. (La nuit réconciliée, La Tête à l’envers, 2018)
Jacques Roubaud
Les tridents évoquent la mer, par leur nom. Ils l’évoquent aussi comme laisses, laisses des jours sur le papier plage de la page. Ils sont d’une étonnante variété, parfois un soupçon ésotérique (il faudrait savoir à chaque instant à quoi Jacques Roubaud fait allusion, notamment quand il évoque ses grands thèmes, le Japon par exemple...). Certains sont en anglais, certains sont de pures jokes, dont on se dit qu’on n’en comprend sûrement pas toutes les finesses... La dominante : sans doute une irréductible mélancolie ou d’incosolables chagrins.
300 Graal la tasse de thé / ⊗ où buvait / Marie-Madeleine
323 Souffrir arma, âme, dame / ⊗ dharma, drame / larme, lâme, larmes
330 les années je me tiens aux bords / ⊗ où, laissées / les algues blanchissent
N’ai-je pas dit laisses ?
Chaque présent
Chaque présent, pour singulier qu’il nous paraisse est un considérable feuilleté de temps, plus ou moins mêlés ou écrasés ou fondus ensemble. Mouvement lent, « L’Absence », de « La Sonate Les adieux » de Beethoven, que j’écoute depuis des dizaines d’années, avec toujours la même émotion, la même puissance d’identification, hors les mots, de ce qui se dit là dans la musique. Sous les doigts d’un jeune Turc, Fazil Say, musique écrite il y a deux cents environ et alors qu’à grand bruit on célèbre le 250ème anniversaire de la mort de son créateur, Beethoven, le 15 ou 16 décembre 1770. Arte promet même l’intégrale de son œuvre sur toute l’année. Et je pense à l’amie si férue de Beethoven et qui s’en va.
Benjamin
Après avoir lu les deux présentations, assez similaires que Benjamin fit lui-même du projet de son livre, j’aborde les « notes et matériaux » du Livre des Passages où l’on commence par se promener dans une belle série de photos anciennes sur les fameux passages. Galerie Véro-Dodat, Passage des Princes, Galerie d’Orléans ou Galerie Vivienne... Dans ces premières notes, alternance de brèves descriptions, de considérations diverses sur la naissance des Passages et de très nombreuses citations. Ainsi de cette remarque qui montre que la langue de bois a toujours existé : « Le cri des vendeurs de bulletins des cotes dans la rue : à la hausse ‘la hausse à la Bourse’. A la baisse ‘Les variations de la Bourse’. Le terme de ‘baisse’ était interdit par la police ». (p. 69). Listes de noms de magasins, remarques amusées et amusantes sur la « niaiserie » qui fait donner des noms inspirés par le théâtre à des chapeaux, reproduction même d’écriteaux comme celui-ci : « en évitant de faire / cogner la porte en la / refermant / vous obligeriez l’ouvrier / qui travaille à côté ». Ce qui est fascinant ici c’est de voir la méthode accumulative de Benjamin à l’œuvre. Il engrange des matériaux, apparemment très variés, les citations. Avec toujours sans doute cette idée que tout le détail, que tout détail peut-être a du sens, en dit long. C’est un peu comme si son esprit était un aimant puissant attirant à lui toute la limaille des faits, des gestes, des comportements, des usages, des dispositions, etc.
mercredi 22 janvier 2020
Littérature mondiale et bibliothèque mondiale
J’ai été très intéressée par la distinction que fait William Marx dans sa leçon inaugurale du Collège de France entre littérature mondiale et bibliothèque mondiale. « Lire, étymologiquement, c’est legere : recueillir, choisir, butiner. Et legere, c’est choisir à l’intérieur d’une bibliothèque. Nous avons tous en nous des bibliothèques inconscientes, des bibliothèques mentales, des bibliothèques invisibles, qui donnent sens à chaque texte littéraire et clôturent également sa signification. Il est donc illusoire de penser qu’il serait possible d’échapper au canon ou à la bibliothèque. Seule une autre bibliothèque peut nous sauver de la bibliothèque, mais le travail de défamiliarisation devra recommencer avec cette nouvelle bibliothèque, et ainsi de suite. » écrit-il pour s’élever ensuite contre ce qu’il appelle les ‘canons’, autrement dit ces classements, ces charts, ces palmarès, ten tops et best five, omniprésents dans tous les domaines. « Promouvoir l’idée d’une bibliothèque mondiale, c’est précisément s’opposer à la World Literature, conçue comme l’ensemble des textes qui surnagent, comme l’écume du patrimoine mondial, comme le palmarès ultime ou le canon suprême. Quand elle n’est pas l’étude légitime et distanciée des mécanismes de transfert culturel et de mondialisation de la littérature, la littérature mondiale, aujourd’hui rebaptisée Global Literature, implique en réalité la compétition généralisée entre les textes, parallèle à celle où s’affrontent puissances dominantes et émergentes. La valorisation bienvenue de littératures jusqu’alors négligées minore souvent de facto les littératures européennes tout en préservant les privilèges de la sphère anglophone et notamment du pays qui prétend incarner et résumer à lui seul toute diversité. La prétendue abolition du point de vue particulier menace d’ériger en neutralité objective un point de vue dominant au seul bénéfice d’un impérialisme culturel et linguistique. C’est l’ultime ruse du pouvoir pour étouffer la diversité sous ombre de la favoriser. » Il enfonce encore un peu plus le clou de sa comparaison : « La littérature mondiale sélectionne les textes qui survivent à la traduction ; la bibliothèque mondiale trouve plus intéressants les textes qui passent difficilement l’épreuve de la traduction, précisément parce que ces textes enclosent une altérité plus forte. La littérature mondiale, qui n’est souvent qu’un simple présentisme, étend les textes sur le lit de Procuste d’un regard surplombant et unifiant, et les soumet aux exigences idéologiques et morales d’un hic et nunc enflé du sentiment de sa supériorité légitime ou prétendue ; la bibliothèque mondiale, appuyée sur la philologie, envisage chaque texte dans sa singularité et dans celle de l’époque et de la culture d’où il vient. La littérature mondiale fait triompher le sujet ; la bibliothèque mondiale transforme le lecteur. » (Extraits publiés dans Le Monde du mercredi 22 janvier 2020)
vendredi 24 janvier 2020
Choses infimes
Ce paragraphe d’une note de Christian Travaux pour Poezibao
« C’est donc, d’abord, une suite de proses ou de phrases, intitulées ‘Aujourd’hui’, ‘Aujourd’hui encore’, ou ‘Autrefois’, alternant passé et présent, ou croisant, ou entremêlant les images qui naissent d’un mur, d’une rue vide, d’un coin de terre, avec celles – anciennes – qui reviennent ou remontent à la conscience. Comme Vinci voyait dans un ‘mur marqué de diverses taches ou des pierres faites de matériaux divers (…) des ressemblances avec divers paysages, ornés de montagnes, de fleuves, de rochers, de plaines, de vastes vallons et de collines de diverses sortes’, ou ‘diverses batailles, des mouvements vifs, d’étranges physionomies, d’étranges vêtements’, ou ‘des choses infinies’ (1), ainsi Veinstein – là où il n’y a rien à voir, ‘pas grand-chose à contempler’, dit-il (quatrième de couverture) – revoit-il des figures, des ombres, des passages de nuages, et, dans ces passages, des silhouettes familières, des scènes de l’enfance, imprécises et obsessionnelles. »
Flacon de sels
lire des articles scientifiques (de vulgarisation !) comme ce topo du cnrs dans son journal qui m’explique que « entrant par la bouche ou le nez, cet air passe par le pharynx puis la trachée avant de traverser les voies aériennes de plus en plus étroites qui constituent l’arbre bronchique et aboutir aux alvéoles pulmonaires, où vont se dérouler les échanges gazeux sur une surface grande comme un terrain de football – réaliser qu’il n’y a souvent pas très loin des flacons de sels à la rubrique heureuse de découvrir – penser que c’est très logique – aimer chercher et trouver un rapport entre le métier d’une personne et son nom – aimer en conséquence déchiffrer les annonces de décès dans son quotidien préféré – penser le flotoir aussi comme un conservatoire de noms propres – revenir de la librairie avec un livre attendu depuis un moment, l’imagement, de jean-christophe bailly
Heureuse d’apprendre
Heureuse de découvrir (grâce à Pascal Barbry) qu’à chaque inhalation, des déchets se déposent sur la surface des voies aériennes : poussières, particules ou microbes et que le mucus constitue un papier tue-mouches sur lequel ils vont pouvoir être attrapés, pour pouvoir ensuite être évacués.
Heureuse d’apprendre (grâce à Philippe Grand) que le poète italien Camillo Sbarbaro (1888- 1967) était passionné de lichens et très fin connaisseur en la matière, au point de publier plusieurs articles scientifiques. Il a fait don de son importante collection de lichens au Musée d’histoire naturelle Gênes. Il a décrit 127 nouvelles espèces de lichens dont vingt porte son nom.
Heureuse de découvrir sous la plume d’une grande lichénologue Chantal Van Haluwyn ces mots : « Ce qui m’émeut dans les lichens, c’est leur fantastique puissance de vie, leur superbe », écrivait le poète (et lichénologue) italien Camillo Sbarbaro (1888-1967). Car les lichens ont aussi attiré l’attention des écrivains. C’est même le thème de l’ouvrage écrit en 1972 par Pierre Gascar (Présages, réédité en 2015) dans lequel l’auteur utilise le lichen comme le signe ou le présage de la transformation biologique de notre planète. « Ainsi en me penchant sur les lichens, en ramassant parfois ces espèces d’écailles dispersées un peu partout, je ne cessais de me demander si j’assistais à la mort du monde ou à sa reviviscence ».
A quoi sert la poésie ?
Question taraudante s’il en est, tout particulièrement pour quelqu’un qui a passé beaucoup de temps depuis quinze ans à tenter de lui donner un peu plus de visibilité. C’est le sous-titre de Prise de vers de Pierre Vinclair. Dont j’entame la lecture, une lecture pas facile, le livre est érudit et très documenté. Dans son avant-propos, Vinclair pose bien le problème : « Trop souvent, la réflexion sur la poésie, surtout lorsqu’elle relève de la philosophie, est l’occasion d’une spéculation idéaliste sur ce que la poésie pourrait ou devrait être : les uns y discernent une révélation de la vérité, les autres la promesse d’un salut, les troisièmes la forme la plus accomplie de l’art. Immanquablement, l’observation de l’écart existant entre d’une part les fabuleux pouvoirs qu’on lui a spéculativement prêtés, et d’autre part sa marginalité effective dans l’espace social (où elle n est traitée qu’avec indifférence ou mépris par les hommes de la rue, la plupart des libraires et la quasi-totalité des enseignants), est l’occasion d’une lamentation amère ou d’une condamnation de l’esprit du troupeau. Où va-t-on si les hommes, se plaint-on, se moquent même de l’art, du salut, et de l’être ? Décrire l’effort du poème, c’est prendre le problème à l’envers, de manière pragmatique : en se donnant pour tâche de rendre compte du fonctionnement réel d’une certaine classe de textes. Il s’agit bien de produire une philosophie du poème, mais la pertinence spéculative de celle-ci sera jugée à l’aune de sa capacité à rendre compte des pratiques effectives. » (Pierre Vinclair, Prise de vers, à quoi sert la poésie, la Rumeur libre éditions, 2019, p. 4). Pierre Vinclair qui ajoute : « La possibilité de remplir ce programme tient à la capacité de comprendre les tenants et les aboutissants de l’obscurité du poème, qui est le cœur du problème : les uns y voient le signe de sa profondeur, les autres la preuve de son inanité. ».
La première partie du livre « La Poétique des voyants » s’ouvre sur cette assertion d’Ivar Ch’Vavar, qui résonne d’autant plus que cette semaine, il y a eu dans Poezibao un échange autour du vers justifié ! « Le vers est le nerf du poème. Par lui circule l’énergie. » (p. 9) Vinclair va donc se pencher sur la question cruciale du vers et il propose d’adopter la proposition d’Agamben qui est de mettre en évidence l’enjambement. Il précise ensuite : « Un vers est une structure musicale élémentaire de mots syntaxiquement organisés. (...) il est une portion de parole qui assume cette musicalité, et revendique la figure rythmique qu’il porte » Il va donc s’agir d’en capturer l’énergie et Vinclair de citer Charles Olson « Un poème est de l’énergie transférée de là où le poète l’a trouvée, par le moyen du poème lui-même, vers, d’un bout à l’autre, le lecteur. Bien. Et donc le poème lui-même doit, en tous points, être une construction à haute teneur d’énergie, et, en tous points, une décharge d’énergie ». (Pierre Vinclair, Prise de vers, à quoi sert la poésie ?, La rumeur libre, 2019)
Disparition élocutoire du poète
« En somme, comme Mallarmé l’avait déjà annoncé, ‘l’œuvre pure implique la disparition élocutoire du poète qui cède l’initiative aux mots, par le heurt de leur inégalité mobilisés.’ Il ne s’agit pas d’écrire ce que pense Untel, mais de travailler le matériau linguistique jusqu’à ce qu’une pensée inouïe en sorte. » (p. 27)
→ et l’on voudrait parfois qu’il y ait aussi effacement du poète et de son ego trop souvent envahissant pour pouvoir goûter le texte sans arrière-pensées et sans idées préconçues.
Une autre réponse
Cette autre réponse encore au point de vue de Gérard Cartier à propos du vers justifié : « parmi les procédures qui font de la poésie non pas une simple expression, mais une véritable création de sens, la contrainte mérite un traitement spécifique. » (p. 32). Un peu plus loin aussi : « trois dimensions exactement expliqueront le retour de la contrainte dans la deuxième moitié du XXème siècle, après le libéralisme surréaliste. La contrainte nouvelle sera en effet définie comme : relative au vers ; libérant la singularité de l’expression ; affirmant une puissance impersonnelle. » (p. 34)
dimanche 26 janvier 2020
Auschwitz
J’ai été profondément choquée par la célébration de l’anniversaire de la libération d’Auschwitz à Jérusalem et par l’effrayante instrumentalisation à laquelle elle a donné lieu. J’ai vu très peu de réactions en ce sens.
Ainsi parlait Etty Hillesum
Je viens de lire un livre très émouvant, Ainsi parlait Etty Hillesum dans l’excellente collection d’Arfuyen « Ainsi parlait ». Du coup j’ai descendu d’une haute étagère le gros livre de son œuvre intégrale que j’ai depuis longtemps mais que je n’ai pas lu. J’ai été profondément remuée par certains de ses propos.
Etty Hillesum
Un peu comme Le livre des passages, voilà une œuvre qui m’attend depuis longtemps. J’ai même acheté il y a plusieurs années le gros volume qui regroupe ses journaux et sa correspondance. Mais c’est le petit Ainsi parlait Etty Hillesum dans l’excellente collection d’Arfuyen qui m’aura ramenée vers elle. Ce livre contient 228 fragments prélevés dans toute l’œuvre, donnés en néerlandais et en français, traduction de William English, un ami de jeunesse et de Gérard Pfister. Ce livre m’a profondément troublée et émue. Née en 1914 aux Pays-Bas dans une famille juive non pratiquante, elle sera internée au camp de Westerbork en Hollande avant d’être déportée à Auschwitz où elle mourra le 30 novembre 1943. D’elle on a ses journaux (pas tous, les derniers cahiers ont été perdus lors de sa déportation) et de nombreuses lettres. Dans son prière d’insérer du livre Ainsi parlait Etty Hillesum, l’éditeur insiste sur l’omniprésence de Rilke dans tous ses écrits.
Deux réflexions de mars 1941 : « vivre pleinement, au-dehors comme au-dedans, ne rien sacrifier de la réalité extérieure à la vie intérieure, pas plus que l’inverse, voilà une tâche magnifique. » et « Il faut être un monde en soi-même, avec son propre centre, et c’est à partir de ce centre qu’on peut transmettre aux autres ses rayons, ses forces et ce qu’on voudra. » (p. 31)
→ Et chose étrange encore, tout à coup a surgi le souvenir de Ronald Klapka. Car je me demande en fait si ce n’est pas lui qui avait attiré l’attention sur Etty Hillesum. Apparemment pas dans La Lettre de la Magdeleine, mais peut-être dans remue.net ?
Hineinhorchen
Hineinhorchen. Ce mot allemand, littéralement écouter à l’intérieur, revient souvent. L’idée aussi de cette écoute : « Ne pas penser, mais écouter ce qu’il y a au-dedans de toi. » C’est aussi prendre des risques : « La seule chose qu’on puisse faire, c’est de se mettre humblement à disposition et de se laisser transformer en champ de bataille. Ces questions doivent disposer d’un havre, elles doivent trouver un endroit où elles puissent s’affronter et s’apaiser et nous, pauvres petits humains, nous devons leur ouvrir notre espace intérieur et ne pas les fuir. » (p. 35).
« Ce que je fais, c’est hineinhorchen [écouter au-dedans] (le mot me parait intraduisible), ‘écouter en dedans » [Hineinhorchen] en moi-même, dans les autres, dans le monde. J’écoute de tout mon être, très intensément, et j’essaie par cette écoute d’atteindre le fond des choses. »
→ fondamentale, cette notion d’écoute. D’autant plus importante que les temps me semblent plus tournés vers le voir, vers le regarder. Ces mots d’Etty Hillesum suscite la vision d’un stéthoscope, écouter battre l’intérieur, ses flux, ses mouvements.
Plus loin, de nouveau : « Seulement être à l’écoute du rythme propre qui est en toi et essayer de vivre en le suivant. » (p. 59)
La juste place
Beaucoup de modestie chez elle (ce mot est impropre, humilité aussi, j’aime mieux ce qui évoque le juste comme en musique, l’attitude juste, sans fausse note !). « Pourquoi devrais-tu être capable de quoi que ce soit ? Pour le montrer au monde extérieur ? Il est bien suffisant que tout cela vive en toi, il faut être patient et honnête, et ne pas avoir d’ambition ni vouloir être quelque chose. » (p.43)
Mais aussi cela, à bien considérer, même si c’est un peu dur à admettre : « Le désir de savoir beaucoup de choses est aussi une forme de vanité. C’est se donner à soi-même un contenu qui n’est pas le vrai. » (p. 45)
Poésie
Et plus étonnant peut-être dans la bouche d’Etty Hillesum : « J’en ai chaque jour davantage la certitude : un vers de poésie est une réalité de même grandeur qu’un ticket de fromage ou des engelures. Est aussi essentiel. » (p. 59). Ne pas mésestimer l’importance du ticket pour se nourrir ou des engelures en ces temps de famine et de froid.
Voir la vie en ose
Relevé cette expression attribuée à Duchamp dans une intéressante émission de « L’Art est la matière » de Jean de Loisy consacré à un ouvrage conçu par Marc-Alain Ouaknin. En fait voici la source : « La Vie en Ose » : « On suppose, on oppose, on impose, on appose, on dépose, on repose, on indispose… » (« La Vie en Ose », in catalogue de l’exposition Man Ray, New-York, Cordier and Ekstrom Gallery, 1963).
L’imagement
Je viens d’ouvrir le livre de Jean-Christophe Bailly, L’Imagement (Seuil, 2020). Il va être de nouveau question de l’image : « L’image interrogée ici en tant que pure surface et simultanément sondée en tant que profondeur est l’image-suspens, l’image qui, gelée et comme captive d’elle-même, est sortie du film du temps. Elle se distingue de l’image-mouvement, et c’est même depuis la clarté conceptuelle des logiques de flux analysées par Gilles Deleuze que l’image-suspens peut être comprise comme un cadrage ou une insistance venus interrompre le flux. C’est la sidération que produit cet effet de césure qui est à proprement parler le sujet de ce livre. Son but, via ses différentes approches, est de comprendre la nature du nœud herméneutique que les images produisent et qu’elles sont seules à produire ainsi : immobile, silencieuse, entière et sans épaisseur, chaque image en effet est le dépôt actif d’un nœud ou plutôt d’un nouage de sens singulier qui est distinct de tous les autres effets de sens et qui, dans l’espace délimité par la surface où il advient, déploie une puissance énigmatique illimitée. » (p. 10). Je pense tout de suite, bien sûr, à la photographie, aux prises que je suis avec les livres de Jenny et de Roche, mais Bailly précise : « Ce livre traverse l’ensemble des modes d’imagement (peintures, dessins, photographies) et s’entretise avec des problématiques liées à des moments de l’histoire de l’art qui peuvent être très éloignés les uns des autres. » (p. 11). Non sans pointer également le « défi que le retrait silencieux de l’image représente pour l’écriture ».
Et pour finir ces notes extraites de l’introduction, cette formule magnifique : « Toute image est une maison hantée. » (p. 12)
Un régime hanté par l’intranquillité
« L’imagement » encore, puisque c’est le titre de la première partie du livre. Lui-même découpé en quatre parties. Le travail du seuil, Envoi (ricochets), La violence du temps fixé, La ville au fond du tableau et la maison dans la nuit.
Ouverture en fanfare : l’image « en est venue à former un nœud herméneutique autonome et elle est soumise à un régime hanté par l’intranquillité : qu’il s’agisse des images elles-mêmes ou de leur réception, ce sont des traditions qui sont remises en cause, c’est une force d’inertie qui est bousculée. » (p. 15) Il s’agit de reposer lucidement une question fondamentale : « Qu’est-ce qu’une image ? De quelles images parlons-nous ? Y a-t-il un statut général de l’image ou au contraire des cas de figure distincts qu’il faudrait analyser séparément ? Que peuvent les images et comment agissent-elles, selon quel mode et dans quel champ, à quelle distance ? Comment ces filles de l’espace habitent-elles le temps ».
→ On le voit c’est vertigineux, et peut-être encore plus si l’on interroge en même temps la question de l’authenticité de l’image, à l’époque des toutes les manipulations. Il y a là, continue Bailly, « un horizon d’attente qu’il convient de laisser flottant, loin en tous cas de toute visée normative. L’attente – j’y viendrai – dit-il encore, est l’espace d’apparition des images, et celui de leur retenue – elles produisent de l’attente, elle se produisent dans le temps comme ce qui y est en attente. Et la rencontre avec l’image est faite de la percussion de notre propre attente avec cet espace, avec cet étrange monde où ce qui se retire s’exhibe, où ce qui est caché se voit, où ce qui a été pensé se tait. » (p. 17)
Cette étrangeté
Étrange monde que celui des images, « un monde de la suppléance, comme disait Derrida. Fait de copeaux qui auraient l’étrange pouvoir d’exister sans pour autant entamer le bloc d’où ils proviennent, de prélever sans laisser de traces du prélèvement. »
→ en effet et c’est là ce qu’on aime quand on photographie une fleur, un oiseau sans porter en quoi que ce soit atteinte à leur intégrité. Mais on ne pense pas assez que l’on a « pris » quelque chose, l’image de quelqu’un par exemple, sans qu’il y ait trace de cette effraction, de ce qu’on peut aussi considérer comme un vol (c’est bien pour cela sans doute qu’il y a un droit à l’image qui n’est pas la même chose que le droit de l’image. Paparazzis et copyright !).
Et le vertige continue
Si on veut bien se pencher sérieusement sur cette question de l’image : « quelque chose qui est sorti de l’être et qui n’existe qu’en en sortant, quelque chose qui désigne l’être comme ce dont il est sorti. Monstration qui a sa propre présence, sa présence d’image, mais qui ne peut obtenir cette présence qu’en renvoyant à une autre, dès lors dérobée et absente. » Car « l’image est toujours déjà seconde, elle ne peut être image que de quelque chose. Il y a là entrelacement d’être et de non-être, de présence et d’absence. »
« L’image, donc, extrait le monde, extrait quelque chose du monde sans l’affecter. » (p. 19) Et que furent donc les premières images, autre belle interrogation ! : les reflets et les ombres, Narcisse et une ligne détourée, celle de la silhouette de l’être aimé par une jeune fille, sur un mur de Corinthe, selon Pline l’Ancien....
Signe et image
Bailly esquisse ensuite les différences fondamentales entre le signe et l’image. Je choisis cette citation : « Nous pourrions caractériser le signe comme ce qui bascule intégralement dans l’abstract, l’image serait d’un ordre différent : même si elle glisse elle aussi vers l’abstract, elle se retient, elle est retenue par la tension du lien avec ce dont elle est l’image. ».
→ Comme il faut voir la vie en ose, je me lance à interpréter : le mot vase n’est que signe abstrait (contre toutes les théories du cratylisme), l’image d’un vase pas du tout dans la même mesure ?
Du Nautilus et de Benjamin
Une certaine déception en ce qui concerne le livre Le Nautilus en bouteille. Car au fond c’est bien ce qui se passe, malgré le sous-titre (Une lecture de Jules Verne à la lumière de Walter Benjamin). On est beaucoup dans le Nautilus, on en revisite avec plaisir les pièces ou la demeure des colons de l’Ile mystérieuse, Granit House ou encore l’obus de De la Terre à la lune, notamment via de très nombreuses citations, mais la mise en regard avec Walter Benjamin est presqu’éludée. Oui bien sûr, des allusions à l’architecture métallique par exemple, ou au principe de la collection. Mais on se dit que l’idée, belle, aurait sans doute pu être creusée de manière plus explicite, en mettant plus de textes en regard les uns des autres.
Roubaud, Tridents
476 nombres l’astreinte des nombres /⊗ un confort / précieux, dangereux
→ en écho aux considérations sur la contrainte (avec Pierre Vinclair et Ivar Ch’Vavar).
496 souvenirs souvenirs stoppés / ⊗ en trois vers / courts. datés. notés.
→ en écho à la question des images (avec Jean-Christophe Bailly).
Exister en tant que masse
Dans le Livre des passages, Walter Benjamin note : « avec la création des grands magasins, pour la première fois dans l’histoire, les consommateurs commencent à avoir le sentiment d’exister en tant que masse (Seule la disette, auparavant, le leur donnait). Cela accroît considérablement la part des circenses et l’élément théâtral dans le commerce. » (p. 73)
→ seule la disette... que diraient-ils aujourd’hui où l’on met en quarantaine près de soixante millions de personnes. Ont-elles le sentiment d’exister en tant que masse ?
→ Ce qui est étonnant dans ce livre, parmi tant d’autres choses, ce sont les sources des citations de Benjamin sur ses sujets d’étude. Il y va vraiment, à la source, aux sources, à toutes les sources qui peuvent enrichir sa recherche. (Exemples : Ennery et Lemoine, Paris la nuit, F.F.A Béraud, Les Filles publiques de Paris, Eduard Devrient, Briefe aus Paris, Dubech-D’Espezel, Histoire de Paris, etc. etc.) Des citations descriptives ou historiques en nombre, des considérations générales, des annotations comme par exemple « Passage du Commerce-Saint-André, un cabinet de lectures. » ou encore « les bureaux de la Caricature de Philippon se trouvait passage Véro-Dodat. » (p. 82)
Non pas une contrainte mais plutôt un dispositif
Ce n’est pas une contrainte mais plutôt un dispositif que je découvre à propos de certaines pratiques littéraires de Denis Roche : « l’utilisation du cadre, multiple, trouva aussi sa traduction pratique et concrète. Ainsi lorsqu’il bricole une fenêtre dans une page de carton, telle une ‘meurtrière’ qu’il laisse tomber sur n’importe quelle page de texte – des revues, des lettres, des factures... etc. – c’est pour en extraire les passages ainsi tamisés et leur donner une existence, une construction nouvelle, un statut inédit. »
→ On est bien toujours dans le domaine des prélèvements. Dont j’ai déjà dit qu’en matière biologique, ils en disaient long sur la santé ou la constitution du prélevé !!! On pense aussi à cette vieille méthode d’abord pratiquée, si je ne me trompe pas, avec des livres sacrés comme la Bible, méthode presque divinatoire : les ouvrir au hasard. Qu’est-ce que cela va me dire ? Que vais-je faire de cela ? Même sans dispositif, sans carton à trous, il me semble parfois que je procède un peu ainsi pour ces pages du Flotoir. Et je crains que dans une poignée de décennies, à partir de ces seuls prélèvements, une intelligence artificielle bien nourrie soit capable de brosser mon portrait.
« Denis Roche considérait en effet l’acte artistique comme une ‘prise’ et quand il parlait de l’irruption formelle de l’image sur le négatif, il utilisait parfois le mot de « trombe ». Mais il précisait aussi que ce « cadrage », photo ou pratique littéraire, ne se faisait pas vraiment au hasard « vous choisissez cette partie-là plutôt que les 500 autres qui sont autour ». (p. 70)
Etty Hillesum, encore, donc
Très impressionnée par les fragments choisis par les éditions Arfuyen pour le livre Ainsi parlait Etty Hillesum, j’ouvre le gros livre de plus de mille pages publié en 2008 au Seuil. Ce n’est qu’en 1981 aux Pays Bas qu’avait été publiée une sélection de son journal sous le titre, bien connu depuis, d’Une vie bouleversée (vingt-six rééditions, traduction en dix-huit langues).
lundi 27 janvier 2020
Genèse
Très impressionnée par cette émission de Jean de Loisy, « L’Art est la matière », où il avait invité Marc-Alain Ouaknin à parler d’un livre que ce dernier vient de publier chez Diane de Selliers : La Genèse de la Genèse. Un livre qui met en regard une nouvelle traduction (par MA Ouaknin) du premier texte de la Bible, La Genèse avec une série importante de tableaux abstraits du XXème siècle. Une heure d’une densité et d’une richesse stupéfiante sur maints aspects : l’hébreu, l’amphibologie, la traduction, l’exégèse, l’abstraction. Une conversation pétillante et foisonnante qu’il m’a fallu écouter à deux reprises.
Novarina
Oui, l’écouter à deux reprises d’autant plus que je voulais absolument « extraire » la lecture qui a été faite d’un fragment de la préface de Valère Novarina à ce livre. Voici cette transcription : « Travail de traduction. Sensation d’avoir affaire à des atomes, à des molécules en mouvement, à des choses vraiment physiques et d’en subir les forces. On est au travail dans le champ polaire entre l’espace et le langage. Impression de toucher au langage comme s’il était la vraie matière. Chaque traducteur se trouve face à un mur infranchissable. Il n’y a pas d’équivalence dans aucune langue, pour aucun mot. Les langues fondamentalement ne communiquent pas. Leur cœur vivant est une identité rythmique singulière, inviolable, un corps construit en labyrinthe de méandres harmoniques intraduisibles. Les langues sont indivisibles et à jamais mystérieuses comme des personnes. Elles ont leurs ombres singulières, leur centre secret, leur part muette. » (la citation est lue à 7’32 lors de l’émission)
→ et malheureusement le livre, publié chez Diane de Selliers, est un livre d’art au prix justifié par sa qualité exceptionnelle mais astronomique (230€). Il faut espérer bien sûr que cette traduction de Marc-Alain Ouaknin soit un jour publiée dans un livre plus abordable.
Tsimtsoum
Il a été question de ce concept de la Kabbale, bien difficile à cerner, toujours dans cette même émission. Voici ce que j’ai retenu du site Akadem : « Louria Rabbi Isaac Louria Achkenazi (1534-1572) introduit dans la cabale la notion fondamentale de tsimtsoum. Elle concerne l’apparition du monde divin et terrestre, dont l’émergence s’assimile à une auto contraction de la divinité, tel un exil en son sein permettant l’instauration d’un espace vide. (...) Louria (...) pose tout d’abord une question logique : comment le divin aurait-Il pu envisager la création de quelque chose en dehors de Lui alors qu’il n’y avait rien, ni espace ni temps, hormis Lui-même ? Avant qu’une telle perspective pût être conçue, la divinité avait nécessairement dû créer un espace qui contenait autre chose que l’essence pure de la divinité. Louria appelle tsimtsoum le processus de création de l’espace vide. Ce terme désigne la contraction de la divinité en elle-même, contraction qui eut pour effet de dégager un certain espace intermédiaire. (...) Dans une certaine mesure, le processus du tsimtsoum est une forme d’exil, comme si le premier événement dans l’histoire de la création n’était autre que l’exil de Dieu. À partir de cet évènement, la création peut se poursuivre sur le mode de l’émanation à partir du divin. »
Éloge de la lenteur
Bel éloge de la lenteur, toujours dans cette émission. Je résumerai les choses ainsi : regarder lentement le figuratif le rend abstrait. L’inverse est vrai, à bien regarder l’abstrait, il est rare qu’on n’y trouve pas des figures ou des paysages. On ne peut écouter lentement la musique qui est un flux qu’on ne peut arrêter. On ne peut que répéter l’écoute. Sauf si on pratique la musique, car on peut alors la jouer très lentement, comme le jeune pianiste Lucas Debargue dit toujours le faire d’une pièce nouvelle, pour en saisir chaque note, chaque harmonie, chaque instant, chaque résonance. Avant de concevoir l’oeuvre comme un tout.
Tridents de Jacques Roubaud
504 (compl) (oct) survie la seule survie : / ⊗une trace / dans un cœur vivant
→ la vraie mort serait-ce quand tout vivant portant une trace même infime de soi encore disparaît à son tour. Affaire de quoi, trois à cinq générations, selon les cas. Le nom, aussi, sur une pierre tombale, un monument, quelque part.
522 brouette rouge brouette rouge et / ⊗ choses-vers/ en chemin ensemble
→ Irrigués les tridents de tous les grands champs de recherche de Roubaud, la poésie américaine, le Japon, les troubadours, etc. Petites pierres dentées sur le chemin de sa vie de poète, de mathématicien, d’homme.
530 uta no michi les traits des râteaux /⊗ dans l’allée / au dessous des feuilles
Livre des passages
Finie la section A sur les grands magasins, j’aborde la section B, autour de la mode. Terrible Benjamin : « La mode a ouvert ici le comptoir des échanges dialectiques entre la femme et la marchandise, entre le désir et le cadavre. » (p 88)
→ et dans ce Livre des Passages, il faut se laisser aller à la flânerie, sans but, tranquillement. Comme le passant ou la passante, trouver son bonheur ou rentrer bredouille. Et le lendemain, revenir et recommencer.
mardi 28 janvier 2020
Lichens, encore
Une autre lectrice du Flotoir (quelle joie que ces lecteurs si attentifs) m’écrit à propos du paragraphe sur les lichens de la dernière livraison. Il s’agit de Françoise Le Bouar. Voici ce qu’elle me dit : « Y aurait-il un rapport, difficile à élucider, entre les lichens et les poètes ? un art de vivre/art poétique qui s’apparenterait à celui de ces mystérieux végétaux ? Un merveilleux poète leur a consacré beaucoup de son temps, des pages superbes, en plus d’un herbier ("carnet d’échantillons du monde" comme il disait, dont la majeure partie est conservée à Gênes, au Museum), et découvert plus de cent espèces nouvelles. Connaissez-vous le poète ligure Camillo Sbarbaro ? Dans la petite chambre de sa maison de Spotorno, paraît-il, on ne pouvait trouver qu’un seul livre : un gros volume de taxonomie des lichens édité à Uppsala en 1952. "La pièce est encombrée, imprégnée d’une odeur de sous-bois, par un herbier de lichens..." : ainsi commence un texte découpé en neufs petits paragraphes qui a pour titre "Lichens", inclus dans "Copeaux" (traduit par Jean-Baptiste Para dans un livre paru chez Clémence Hiver en 1991). "[...] entraîné par ma prédilection pour tout ce qui existe en sourdine, je me suis consacré à des formes de vies plus retirées [...] Jusqu’au jour où j’abordai les lichens : un port qui m’avait été désigné par un vers de mon premier livre : "La parmélie d’or incruste le mur." (La parmélie d’or est, sur les murs et les écorces, le plus évident et le plus jovial des lichens). [...] Le lichen prospère de la région des nuages aux grèves éclaboussées d’embruns. [...] Le lichen est le plus polychrome des végétaux. Sa gamme qui s’étend du blanc laiteux au noir stygien, se hisse vers tous les aigus, à travers une orchestration de tons et de nuances où se déploie le plus fastueux répertoire de couleurs. [...] Le lichen est une énigme. Affirmer qu’il appartient au règne végétal, c’est dire tout ce que l’on sait de lui avec certitude. Recourir pour le désigner au terme "d’entité" est déjà un signe d’imprudence, quand d’aucuns estiment le lichen n’être rien d’autre qu’un phénomène." Il faudrait tout citer... Mais je recopie tout de même encore ceci, cette fois tiré de "Feux follets" : "Je lis dans un livre, le dernier paru sur cette question controversée, que le lichen n’est ni un cryptogame ni l’association de deux, mais un pur conflit : un phénomène de destruction par conséquent, comparable à celui de deux substances qui s’annulent au premier contact. Je comprends maintenant pourquoi cette passion s’est enracinée si durablement dans ma vie : elle répondait à ce qu’il y a en moi de plus aigu, le sens de l’éphémère. De sorte qu’au fil des jours j’aurais recueilli et amoureusement conservé pas même des nuages ou des bulles de savon - ce qui pour un poète serait déjà beau - mais quelque chose d’encore plus inconsistant : rien d’autre que des effervescences auxquelles je donnais un nom." Et encore cela : "Mon amour pour les lichens ne souffre d’éclipses qu’en deux circonstances : lorsque je suis amoureux et lorsque j’écris. Il a donc vu juste, celui qui sans me connaître a diagnostiqué dans cette passion une forme de désespoir."
Comment ne pas remercier Françoise le Bouar et Philippe Grand qui ont permis l’entrée dans le Flotoir de ces merveilleux lichens de Camillo Sbarbaro.
Dans le même temps, j’écris à Jean-Baptiste Para, traducteur de Copeaux, car le livre publié chez Clémence Hiver est indisponible. Il m’envoie très vite un scan des pages de Copeaux consacrés aux lichens. J’ai l’idée d’une page de Poezibao, où conter cette belle histoire, du Flotoir, aux réactions de Philippe Grand et Françoise le Bouar, qui m’ont amenée à Camillo Sbarbaro, Jean-Baptiste Para et aussi Pierre Gascar en son livre Le présage.
mercredi 29 janvier 2020
Philippe Grand
J’entreprends la lecture d’un texte quasi inédit de Philippe Grand, Appendice(s), que je lis sur mA tablette, c’est un PDF. Très étrange texte. M’est venue cette idée de ce que je pourrais lui dire, à lui, si je lui parlais de ce que je ressens, pour l’instant et à l’orée de cette lecture : vous touillez dans le chaudron du for intérieur. C’est assez fascinant, souvent difficile. L’idée est d’en extraire quelques passages pour Poezibao, mais je ne sais pas encore sous quel format.
« Souvent tout près de penser qu’un objet de pensée, et plus particulièrement l’objet de ma pensée à tel moment, n’est rien autre que la conjonction ou la simultanéité d’événements dans le système pensant, et qu’à la condition que l’inventaire en soit exhaustif et d’un grand détail, on pourrait dire à quoi on pense en disant comment. Mais l’art de décrire ça avec un haut degré de précision n’est pas humain ; nous ne savons pas nommer ce qui se produit, nous ne savons pas même qu’il se produit. Penser répondre à la question du quoi par le comment, me résous à n’y pas songer, mais persiste à penser le quoi comme un comment arrêté, suspendu comme le corps dans l’<arrêt statue>, et ma réponse comme le photogramme d’un film dont le sujet change 24 fois par seconde.
Chercher, trouver
« (...) leçon du Web : Qui cherche évitera d’indiquer trop précisément quoi. Autre leçon, pas tout à fait contradictoire : Qui cherche sans savoir trop précisément quoi trouvera, et avec un peu de chance ce qui le cherchait. » Eh oui, de Philippe Grand aussi.
Perdre les mots
« ‘Perdre les mots », qu’est-ce dire ? Les avoir eus ? Mon sentiment d’avoir perdu les mots ne résulte pas de quelque déracinement (comme il arrive au poète autrichien de Santa Fé). Je crois bien n’avoir eu jamais les mots et dans ce manque même les avoir cherchés, et dans ce manque en avoir trouvé, la plupart pour dire le manque mais certains aussi peut-être, plus rares, pour devenir les mots que j’aurai eus. (Ibid.)
Vertige
« Des livres m’avaient fait comprendre que ce qui regarde autrui peut aussi me regarder moi, publier m’a implanté l’idée en miroir que ce qui me regarde peut en regarder d’autres. Je n’ai pas su voir qu’en acceptant la possibilité qu’un lecteur puisse devenir moi – et plus encore en promouvant des matières et manières exigeant cette identification – je deviendrais ce lecteur devenant moi et du même coup perdrais toute chance d’accéder à ce qui ne regarde pas, ni moi ni personne. » (ibid.)
→ semble fréquente chez Philippe Grand cette espèce de pensée ultra-logique et totalement vertigineuse, où l’on a vite fait de perdre pied. Je me souviens avoir entendu un jour, dans une lecture publique, Jacques Roubaud conduire un tel raisonnement. Qui n’est pas sans un effet comique, aussi. Qui vous donne envie de dire pfttt et de sourire. Un peu désemparé.
Une telle évidence !
Retour à Jean-Christophe Bailly avec une de ces évidences dont on se demande comment on n’y avait jamais pensé : L’image « n’a que de la frontalité à donner, et cela la constitue : l’image est ce qui ne peut pas être retourné, contourné, ce qui ne peut pas être vu de profil ».
→ je mets cela en rapport avec une page découverte dans le cahier d’une petite fille très aimée. On lui donnait des images d’un même objet, une armoire par exemple, vue sous différents angles et elle devait déterminer si telle vue était de face, de haut, de côté, etc. Mais l’image dans le cahier n’en reste en effet pas moins plate, incontournable en quelque sorte ! « Tout ce qui est présenté par une image, quelle qu’elle soit, demeure absolument plat et mince » (Jean-Christophe Bailly, L’Imagement, p. 28).
Travail du seuil
Jean-Christophe Bailly, encore : « L’Image suspend l’ordre du signe et du discours, son horizon dressé est celui d’une interminable césure. L’expérience de l’image est celle de ce suspens, et le discours sur l’art changea du tout au tout du jour où, au lieu d’être une simple chronique ou un discours normatif, il chercha à accueillir en lui la profondeur de cette césure. C’est ce travail de la césure, installé et béant sur le silence de l’œuvre, que j’appelle travail du seuil, ou travail de seuil si l’on tient à faire mieux entendre l’écho (possible, inévitable tout au moins en français) avec le travail de deuil freudien. Il s’agira avant tout d’une durée, de la longueur d’un travail sur l’image et sur soi, et c’est ici presque comme un théorème : plus la césure sera longue et signifiante, plus le travail sera important. Pour le langage, il s’agit donc d’un défi : il doit revenir à lui-même, il doit surmonter la violence de l’insistance muette qui est devant lui. Mais pour y parvenir, avoir des chances d’y parvenir, il lui faudra tout d’abord entièrement accepter sa défaite : il y a devant lui une signifiance étale et complète — c’est l’onde stationnaire de l’image. » (p.30).
→ question aussi sur ce moment de bascule dans l’histoire de l’art. Il me semble qu’à l’époque où l’on m’enseigna cette discipline, on était encore beaucoup dans le descriptif et le normatif. Il me semble du moins que procédaient ainsi des professeurs tels qu’André Chastel ou Georges Duby, pour n’en citer que deux (et qui sait, dire une énormité ?).
Les Tridents
Suite des prélèvements dans Tridents de Jacques Roubaud.
541 p(o,u)blier j’écris ‘publier » /⊗ mais l’écran / offre ‘oublier’
546 the Modern Haïku engoncé, pégué /⊗ de p’tit’fleurs / plein de lunes lourdes
573 (oct) réveil un calme, un réveil /⊗ un mutisme / avant qu’entre un mot
Un long samedi
Me suis lancée tout de go, sur une vraie pulsion (c’est de plus en plus fréquent et comme c’est plutôt fécond, je me laisse faire) dans Un long samedi, sur simple évocation de ce livre d’entretiens de George Steiner avec Laure Adler dans l’émission avec Marc-Alain Ouaknin dont j’ai déjà beaucoup parlé. C’est stupéfiant, d’intelligence, de profondeur, de liberté aussi. On a littéralement l’impression de voir un esprit danser. Introduction : « même s’il dispose d’une culture encyclopédique, et ce dans plusieurs langues et plusieurs disciplines, Steiner part à la chasse. Il braconne, il s’enfonce dans les fourrés. Il déteste les chemins tout tracés et préfère se perdre, quitte à rebrousser chemin. Bref, il cherche à s’étonner lui-même. » et encore « Avec lui on n’a jamais la sensation qu’il faudrait parvenir à une fin, qu’élucider un problème apporterait une certaine consolation. Bien au contraire. La recherche en elle-même est le sel de la vie. Et plus l’exercice est périlleux, plus il jubile. »
→ la recherche, sel de la vie, ce n’est pas le Flotoir qui dira le contraire, recherche braconnière, toujours en quête d’étonnement et d’éblouissement.
(George Steiner, Un long samedi, entretiens avec Laure Adler, Flammarion, 2014).
Une question-clé
Après avoir un peu développé son étonnant parcours, Steiner pose cette question : « Quels sont les liens entre la souffrance physique, mentale et certains efforts intellectuels ? ». Ce lien, il le fait, avec ses premières années, où il aurait pu démissionner devant une sorte d’infirmité, un problème avec un bras que sa mère soudain lui présente comme une chance extraordinaire. Cette idée de « chance » appliquée à ce qui objectivement aurait pu être considéré comme une « catastrophe » le booste littéralement à l’assaut du monde et de ses richesses. Je livre le passage : Question de Laure Adler : « Il y a une chose, George Steiner, qu’évoque votre ami Alexis Philonenko dans les Cahiers de L’Herne : ce bras, cette difformité, cette chose physique ; il en parle en disant que, peut-être, vous en avez souffert dans votre vie. Et pourtant vous n’en parlez jamais. » Réponse de George Steiner : « Il est très difficile, bien sûr, pour moi, d’en juger objectivement. Ce qui a décidé de ma vie, c’est le génie de maman – une grande dame viennoise. Elle était multilingue, bien sûr, et parlait le français, le hongrois, l’italien, l’anglais ; elle avait un orgueil démentiel privé, entièrement privé ; et une assurance merveilleuse. Je devais avoir trois ou quatre ans – je ne peux pas le dater exactement, mais cet épisode a déterminé ma vie. Mes premières années ont été très difficiles parce que mon bras était plus ou moins attaché à mon corps ; les traitements étaient très pénibles, j’allais de sana en sana. Et elle m’a dit :’ Tu as une chance inouïe ! Tu ne vas pas faire ton service militaire.’ C’est cette discussion qui a changé ma vie. ‘Tu as une telle chance !’ C’était merveilleux qu’elle ait trouvé cette idée. Et c’était vrai. J’ai pu commencer mes études supérieures deux ou trois ans avant mes contemporains qui faisaient leur service militaire. Songez : avoir trouvé ça ! Je déteste cette culture thérapeutique actuelle, qui emploie des mots déguisés pour désigner les handicapés, qui essaye de raconter : ‘On va traiter ça comme avantage social… ‘Eh bien pas du tout : c’est très dur, c’est très grave mais ça peut être très avantageux. »
Comme un couteau dans du beurre chaud
Parlant de son père, parti en 1940 à New York, en principe pour affaires, Steiner conte (c’est un conteur, un conteur à la Benjamin, un Erzhäler !) : « Il arrive à New York, et là, se produit un incident fantastique. On oublie que New York était une ville neutre, parfaitement neutre, avec plein de nazis en mission, la croix gammée au col, ainsi que des banquiers nazis eux aussi en mission d’achat ou de négociation fiscale. Au Wall Street Club, un homme qui avait été un ami intime de mon père – le directeur de la grande firme Siemens, qui existe encore – l’aperçoit à une table et lui fait passer un petit mot. Mon père déchire le mot devant tout le monde et ne se tourne pas vers son ami. Il ne voulait ni l’entendre ni le voir. Mais son ami l’attend aux toilettes, il le prend par les épaules et lui dit : « Tu vas m’écouter. Nous sommes début 1940, nous allons traverser la France comme un couteau dans du beurre chaud. Sors ta famille de là à tout prix ! »
Steiner ajoute qu’heureusement son père a entendu l’avertissement et qu’il a réussi à « sortir sa famille de là » à la dernière limite.
Autre conte magnifique
Rien d’un conte stricto sensu bien sûr, mais la parole de celui qui (ra)conte : « j’ai commencé ma vie parmi les très grands scientifiques, et j’ai voulu la poursuivre parmi les très grands scientifiques. Nous sommes, je crois, dans le siècle de la très grande science, y compris du point de vue esthétique et philosophique. J’étais entouré des princes du monde, si vous voulez. Ce milieu-là, ce calme total, cet idéal de la recherche absolue… Lors de leur première soirée à l’Institut, les nouveaux serraient la main aux anciens ; c’était un petit rituel. Un monsieur très grand, mince, vient vers moi : ‘Je suis André Weil. Je ne crois pas que nous aurons l’occasion de nous parler, monsieur.’ Tout ça en français. ‘Mais j’ai une chose à vous apprendre. Si on est intelligent, on fait de la théorie des nombres purs. Si on est passablement intelligent – comme moi –, on fait de l’algèbre topologique. Le reste, monsieur, c’est de l’ordure’. Jamais je n’oublierai ça. C’était le frère de Simone Weil. » Et le cofondateur du mouvement Bourbaki, ponctue Laure Adler. Il faut préciser que Steiner se trouve donc aux États-Unis, auprès des grands physiciens de l’époque, dont Oppenheimer, redoutable, redouté, mais qui l’adoptera et le soutiendra.
Mensonge
Il a une vue assez sombre des « humanités : « j’ai l’impression que, dans les humanités, nous sommes dans le siècle du bluff, à un point terrible. »
→ Comment ne pas lui donner raison ? Surtout quand il enfonce le clou : « Le langage admet tout. C’est une chose effarante à laquelle on pense très peu : on peut tout dire, rien ne nous étrangle, rien ne coupe notre souffle quand on dit des choses monstrueuses. Le langage est infiniment servile et le langage ne connaît pas – c’est là un mystère – de limite éthique. » Il lui oppose la musique et les mathématiques dont il dit : « ’Pourquoi la musique ne peut-elle pas mentir ?’ et ‘Pourquoi les mathématiques ne peuvent-elles pas mentir ?’ Elles peuvent faire erreur, certes. Mais c’est une tout autre question. La musique peut présenter un personnage qui ment, un Iago chez Verdi, si vous voulez. Je ne crois pas que la musique sache mentir. Cela lui donne, à mon sens, un poids tout à fait considérable par rapport à la parole.
Le peuple juif et Israël
Suivent des pages passionnantes et profondément honnêtes sur la question du peuple juif, d’Israël, du sionisme et de la diaspora. Pour Steiner le peuple juif est un peuple d’errants, de déracinés. « Pendant plusieurs milliers d’années, à partir à peu près de la chute du Grand Temple à Jérusalem, les Juifs n’avaient pas la puissance de maltraiter, de torturer, d’exproprier qui que ce soit au monde. C’est pour moi la plus grande aristocratie qui soit. Quand on me présente un duc anglais, je me dis silencieusement : ‘La très haute noblesse, c’est d’avoir appartenu à un peuple qui jamais n’en a humilié un autre.’ Ni torturé un autre. Or aujourd’hui Israël doit nécessairement (je soulignerais et répéterais le terme vingt fois si je le pouvais), nécessairement, donc, inévitablement, inéluctablement, pour survivre, tuer et torturer ; Israël doit se comporter comme le reste de l’humanité dite normale. Eh bien je suis d’un snobisme éthique sans fin, d’une arrogance éthique totale ; en devenant un peuple comme les autres, ils m’ont enlevé ce titre de noblesse que je leur donnais. Israël est une nation entre les nations, armée jusqu’aux dents. Et lorsqu’on voit, du haut du mur, la longue queue des travailleurs palestiniens qui essayent de rejoindre leur job quotidien, dans la chaleur blanche, et lorsqu’on voit inévitablement l’humiliation de ces êtres humains dans cette queue, je me dis : ‘C’est un prix trop cher à payer.’ Ce à quoi Israël me répond : ‘Taisez-vous, idiot ! Venez ici ! Vivez avec nous ! Partagez’ »
C’est beaucoup dix jours
Encore un conte à la Steiner : « Quand je me lève le matin, je me raconte l’histoire suivante pour tenir pendant la journée : Dieu annonce qu’il en a marre de nous. Vraiment. ‘J’en ai assez !’ En dix jours, le déluge, le vrai. Pas de Noé, cette fois-ci. C’était une erreur. Le Saint-Père annonce aux catholiques : ‘Très bien, c’est la volonté de Dieu. Vous allez prier. Vous allez vous pardonner les uns les autres. Vous allez réunir vos familles et attendre la fin.’ Les protestants disent : ‘Vous allez régler vos comptes bancaires. Vos bilans doivent être absolument en ordre. Vous réunissez vos familles et vous priez.’ Le rabbin dit : ‘Dix jours ? Mais c’est pleinement assez pour apprendre à respirer sous l’eau.’ Et c’est cette anecdote-là, magnifique, qui me donne chaque jour le bonheur et le courage de vivre ma journée. Et j’y crois profondément : effectivement, c’est beaucoup, dix jours. »
jeudi 30 janvier 2020
Philippe Grand
« Si j’ai été un auteur, je souhaite n’en plus être un, placer ma sensibilité au service de la vérité de la réalité. Agir comme simple loupe. » (p. 25)
→ je pense à la « loupe » de l’appareil photographique, du seul fait du cadrage ou bien encore avec un objectif ou une lentille de macrophotographie. Extraire cette merveille, là, à peine visible, via une forme de loupe et la donner à voir, tout simplement.
« Ne serait-il pas temps pour moi
d’être dépassé par mon temps
et d’en tirer les conséquences//
soit de décrocher délibérément
pour m’en tenir à ce qui me paraît encore mien dans ce temps dit mon temps qui commence à ressembler plus qu’à un autre temps au temps d’un autre // et finira par me faire dire de mon temps, finira par faire dire au vieux décroché trop sûr que la langue a vieilli avec lui que de son temps l’on disait pour signifier devoir/pouvoir laisser le temps aux autres avoir fait son temps – mais décrocher en quel point ? et comment prévenir une dérive dans les âges telle que je ne veuille ou ne puisse ou ne sache plus lire le Cusain qu’en copie autographe ? (p.42)
Une ambition ! être cité
Philippe Grand me donne toute latitude pour extraire et citer ce que je veux de cet opus quasiment inédit. Voici ce qu’il répond à ma demande en ce sens : « Une ambition ? Être cité, apparaître en note.
Ne pas croire qu’elle soit modeste : un livre n’existe pas, une œuvre pas
– elle ne fait au mieux que colorer en quelques-uns un petit carré de
l’esprit (et cette couleur n’a pas beaucoup de manière de s’indiquer). »
N’est-ce pas aussi au fond l’ambition des scientifiques, un article de science ne s’évalue-t-il pas au nombre de citations.
Je m’étonne parfois que si les citations faites dans le Flotoir sont souvent reprises, commentées, glosées, ce qui, du Flotoir lui-même, n’est pas citation d’autrui ne soit pour ainsi dire jamais cité !
Heureuse de découvrir
Heureuse de découvrir (grâce à Philippe Grand) tous les noms de Nicolas de Cues : « Nicolas Krebs (1401 - 11 août 1464), plus communément appelé Nicolas de Cues (en allemand : Nikolaus von Kues), est un penseur allemand de la fin du Moyen Âge. Il est également connu sous les noms de Nicolas Chrypffs, Nicolas de Cusa, Nicolaus Cusanus ou encore Nicolas de Cuse ou le Cusain en raison de son lieu de naissance (Cues sur la Moselle) ».