jeudi 30 janvier 2020
Pour moi être juif
Encore une belle remarque de George Steiner, dans ses entretiens avec Laure Adler : « Pour moi, être juif, c’est rester élève, être celui qui apprend. C’est refuser la superstition, l’irrationnel. C’est refuser de courir chez les astrologues pour savoir quel va être son destin. C’est une vision intellectuelle, morale, spirituelle ; c’est avant tout refuser d’humilier ou de torturer l’autre ; c’est refuser que l’autre souffre de mon existence. » (George Steiner, Un long samedi).
Les tridents de Jacques Roubaud
583 (oct) déglinguer le genou, le cou /⊗ l’œil le froid / aux pensées, la suite
→ Oui au fil des jours les tridents
616 (compl) le masque d’après Basho sur la tête vieille/⊗ jour après / jour ma tête : vieille
621 (oct) London logic London logic : Russell /⊗ Square, Herbrand / Street, Montague Place
→ Les logiciens aussi, toutes les thématiques, entremêlées, comme elles furent ou sont jour après jour. Herbrand est un jeune mathématicien et logicien français mort plus que prématurément. Ces vies sont parfois étonnantes. On pourrait écrire un livre à partir des notices Wikipédia. Ainsi de ce Richard Montague, mathématicien et philosophe américain, qui a eu une influence notable en linguistique, qui était aussi organiste, investisseur immobilier et qui est mort assassiné chez lui. Meurtre non élucidé.
Les femmes, le flair, la mode, l’avenir
C’est Walter Benjamin qui l’écrit dans Le Livre des passages : « La mode est en contact beaucoup plus constant, beaucoup plus précis, avec les choses qui arrivent, grâce au flair incomparable que les femmes, dans leur ensemble, possèdent pour ce que l’avenir réserve. » (p.90) Il poursuit et c’est assez étonnant si on le suit bien : « Chaque saison de la mode, avec ses toutes dernières créations, donne certains signaux secrets des choses à venir. Qui serait capable de les lire, connaîtrait par avance non seulement les nouveaux courants de l’art, mais aussi les lois, les guerres et les révolutions nouvelles. »
De nouveau, fortement impressionnée par la multiplicité des sources de Benjamin. Sur ce chapitre de la mode, il cite aussi bien un certain F. Th. Vischer, auteur de « pensées raisonnables sur la mode actuelle » (1861), que le chapitre sur la mode dans Le poète assassiné d’Apollinaire, en 1927. « Aucune éternisation n’est plus bouleversante que celle de l’éphémère et de la mode dans les musées de cire. Qui l’a aperçue une seule fois doit éprouver la passion d’André Breton pour cette figure féminine du musée Grévin qui attache sa jarretelle dans l’ombre d’une loge. » (p. 94)
Sont aussi cités dans ces pages Brecht, Mac Orlan, Paul Valéry, Georg Simmel, etc.
La frontalité
Le Flotoir évoquait tout récemment la mise en évidence de la frontalité de l’image, de toute image par Jean-Christophe Bailly. Denis Roche en est bien conscient aussi et cherche à la contourner : « J’ai mis beaucoup d'années avant de me rendre compte que je faisais beaucoup de photos qui étaient des reflets ou des miroirs ou des ombres projetées, toutes sortes de variations, et j'ai fini par comprendre que c'était très lié à mon activité d'écrivain, c'est-à-dire que j'avais beaucoup de mal en photo à me planter devant le sujet et à le prendre frontalement. Il y a une espèce d'obscénité. Très souvent j'essaie d'échapper au côté frontal de l'image, et donc j'ai recours à tout ce qui me permet de l'aborder par un biais, un reflet, peut-être le biais d'une ombre, un décadrage, un miroir de l'eau, et au fond je me dis : toutes ces espèces de truc que je m'invente pour ne pas regarder d'un coup, c'est propre à l'écriture, l'écriture frontale n'existe pas. Quand on veut raconter, décrire quelque chose, que ce soit un souvenir, une personne, un visage, une action, ou même un enchaînement de phrases, en considérant qu'un enchaînement de phrases est un sujet, on le prend toujours par un bout, une pelote, il n'y a rien de frontal, ça n'existe pas quand on écrit. (Le Bon Plaisir, « Denis Roche », entretiens avec Colette Fellous, France Culture, 12 mai 1990, cité dans La Montée des Circonstances, p. 78
L’ouverture du journal d’Etty Hillesum
Après une lettre étonnante à Mr S, qui est en fait le chirologue allemand Julius Philip Spier qui a énormément compté pour elle et qui l’a sans doute encouragée à tenir un journal, elle se lance en mars 1941, non sans peine et grande lucidité : « Intellectuellement je suis suffisamment entraînée pour pouvoir tout sonder, tout aborder, tout saisir en formules claires ; on me croit supérieurement informée de bien des problèmes de la vie ; pourtant, là, tout au fond de moi, il y a une pelote agglutinée, quelque chose me retient dans une poigne de fer, et toute ma clarté de pensée ne m’empêche pas d’être bien souvent une pauvre godiche peureuse. » Puis elle pose que sa sincérité n’est peut-être pas encore assez impitoyable et que « ce n’est pas non plus une mince affaire que d’aller au fond des choses par le seul biais des mots. » (p. 34)
vendredi 31 janvier 2020
Jenny et Roche
Contrepoint entre deux livres en cours de lecture autour de la photo, celui de Laurent Jenny (La brûlure de l’image, Mimésis) et celui de Denis Roche, La montée des circonstances.
Laurent Jenny : « Denis Roche est sans doute le seul photographe à avoir cultivé sciemment la bévue de la présence du photographe dans son cliché, parce qu’il se souciait moins de photographies que d’analyse de l’acte photographique dans toutes ses ambiguïtés. Il a volontiers pris pour objet son ombre et celle de son appareil, comme des mises en évidence du dispositif photographique et de son impureté foncière. » (p. 96)
Heureuse de découvrir
Heureuse de découvrir (grâce à Laurent Jenny), les inventions de Talbot (William Henry Fox), et notamment le calotype, premier procédé négatif/positif. Et qu’il fut l’auteur du premier livre illustré de photographies, The Pencil of Nature (Le Crayon de la nature), paru en 1844.
Heureuse de retrouver dans la bibliographie de la fiche Wikipédia de Talbot le nom de Pierre Gascar, dont je viens d’acheter Le Présage (à cause des lichens) et qui est l’auteur d’un Botanica : photographies de végétaux aux XIXe et XXe siècles, Centre national de la photographie, Paris, 1987
Flacon de sels
éprouver une fois encore la fascination de l’empreinte en regardant certaines images réalisées par talbot (des photogrammes obtenus par simple application d’objets sur du papier sensible – penser à ce magasin de freudenstadt qui vend des fossiles – rêver d’un beau fossile végétal –
Tridents de Jacques Roubaud
635 (compl) voir ce que je ne vois /⊗ que longtemps / après avoir vu
→ Lucidité !
704 dépluie comme doucement /⊗ en dépluie / les gouttes s’éloignentt
→ comme si souvent / avec pluie / l’averse de ponge ! Et quelle superbe idée que la dépluie : on replie son paradépluie.
Kireji
Souvent ce mot revient dans les Tridents de Jacques Roubaud. Un kireji, « caractère de coupe », ou mot de césure, est un mot-outil utilisé dans la poésie japonaise traditionnelle. Il peut s'agir d'une particule enclitique (adverbe, conjonction, postposition) ou d'un auxiliaire verbal. Il est généralement considéré comme obligatoire dans le haïku, le hokku, le renga et le renku. Il n'existe pas d'équivalent exact dans la langue française et sa fonction peut être difficile à définir.
Je comprends mieux alors ce Trident :
710 cutting word kireji for me /⊗ is not word/ but the ⊗ symbol
Le Paris antiquisant
Nouvel ensemble dans Le livre des passages : « C. Le Paris antiquisant, catacombes, ‘démolitions’, déclin de Paris. » D’emblée cela : « Le père du surréalisme fut Dada. Sa mère était une galerie appelée ‘passage’. Dada, lorsqu’il fit sa connaissance, était déjà vieux. Fin 1919, Aragon et Breton, par dégoût de Montparnasse et Montmartre, transférèrent dans un café du passage de l’Opéra le lieu de leurs réunions avec leurs amis. Le percement du boulevard Haussmann a fait disparaître ce passage. Louis Aragon lui a consacré un livre de 135 pages, un chiffre dans lequel on retrouve caché le nombre neuf, celui des neuf Muses qui ont donné leurs présents au surréalisme nouveau-né. Elles s’appelaient : Luna, la comtesse Geschwitz, Kate Greenaway, Mors, Cléo de Mérode, Dulcinée, Libido, Bébé Cadum et Friederike Kempner. »
Trait d’identification ? : « Pausanias écrivit sa description de la Grèce au IIème siècle avant Jésus-Christ alors que les lieux de culte et nombre d’autres monuments commençaient à tomber en ruine. » N’est-ce pas ce que fait aussi Benjamin, un inventaire des disparitions, à l’image de celle de l’aura ?
Un paysage composé de vie pure
Après avoir établi que des dizaines de milliers de volumes sont exclusivement consacrés à l’étude de ce minuscule coin de terre, à savoir Paris, Walter Benjamin offre cette comparaison : « Dans l’attraction qu’elle exerce sur les hommes agit une sorte de beauté qui appartient en propre au grand paysage – plus exactement au paysage volcanique. Paris est, dans l’ordre social, le pendant de ce qu’est le Vésuve dans l’ordre géographique. C’est un massif dangereux et grondant, un foyer de révolution toujours actif. »
→ comment ne pas penser ici à certaines pages des Misérables ou de Notre-Dame de Paris ? : massif dangereux et grondant, c’est souvent ce que l’on éprouve à la lecture de certaines descriptions de Victor Hugo. Ainsi des entrailles de Paris, dans les scènes hallucinantes où Valjean tente d’échapper à l’enlisement ou l’engloutissement dans les égouts de Paris, alourdi qu’il est par le poids du corps de Marius, inanimé, sur son dos. Véritable Saint-Christophe dans la fange. « Mais de même que les pentes du Vésuve sont devenues des vergers paradisiaques grâce aux couches de lave qui les recouvrent, l’art, la vie mondaine, la mode s’épanouissent comme nulle part ailleurs sur la lave des révolutions » (P. 108). Lecture de la ville, lecture de ses strates, de son histoire, à partir de ce qui se voit à la surface, de ce qui peut apparaître comme épiphénomènes. Fascinant de voir petit à petit se dessiner la méthode et l’objectif de Benjamin.
→ le titre de ce paragraphe est une citation de Hofmannsthal, faite par Benjamin. Qui convoque ensuite Balzac qui est « parvenu à donner un caractère mythique à son univers grâce à certains contours topographiques » : « ce que la topographie a été pour Pausanias en ce qui concerne la Grèce, l’histoire et la situation des passages doivent le devenir pour ce siècle d’enfer dans lequel Paris s’abîma. »
Photos de Denis Roche
Je regarde les photos de Denis Roche reproduites dans La Montée des circonstances. Jeux de reflets, de cadre dans le cadre, indécisions des frontières entre les plans, superpositions, miroirs. Toutes ne sont pas aussi fortes mais toutes déstabilisent le regard, un peu comme dans cette expérience d’images qui se reproduisent à l’infini par le jeu de miroirs en face à face, ou à l’intérieur même d’une image comme dans la célèbre étiquette de la Vache qui rit. Dans cette image de Denis Roche, datée de 1979, le sol, un pied, deux chaussures un miroir où l’on voit le photographe et sa compagne et sur lequel est posé un petit miroir face à main où l’on voit de nouveau le visage de la femme. « Je ne suis pas un photographe de la décantation, plutôt de la sédimentation » dit Roche un peu plus loin (86). Et de la mise en abyme aussi.
Un instantané
« Un instantané c’est à la fois un échafaud et un champ de coquelicots, une façon de trancher net dans ce que l’on voit, une découpe carrée ou rectangulaire d’une brutalité inimaginable, et puis la beauté que l’on en tire. » (p. 98)
→ Lisant ces mots, on se dit qu’après avoir fait une photo il faudrait toujours adresser ses condoléances à ce qui était autour et que l’on n’a pas intercepté. Faire ses excuses à ce que l’on a laissé pour compte (ce remords parfois en faisant un « reportage » dans un évènement familial, d’avoir oublié quelqu’un, qui n’apparaît sur aucune photo, à commencer par soi !!! On en devient l’absente de toute photo, ce contre quoi Denis Roche semble avoir lutté avec un certain succès).
Second visage
« Déchiffrement de mon second visage, mes mains », écrit Etty Hillesum dans ce Cahier premier de son Journal en parlant de Julius Philipp Spier. C’est en fait une expression de lui, qui était chirologue. L’art de lire dans les lignes de la main. Né en 1887, mort en 1942, il avait suivi une formation thérapeutique auprès de Jung. Etty fit sa connaissance en 1941 et décida d’entamer une thérapie avec lui. Il fut un personnage central pour elle et il est souvent cité dans les passages choisis pour l’anthologie Ainsi parlait Etty Hillesum des éditions Arfuyen. Dès les premières pages de son Journal on est frappé par la liberté de son ton, par sa capacité à exposer honnêtement ce qu’elle ressent, à faire la part à toutes les ambiguïtés et les contradictions, par une lucidité hors du commun.
Belle leçon
Etty Hillesum se fustige pour son manque de courage et de méthode : « Dans mon travail, c'est la même chose. Il est des moments où je suis capable de percer et d'analyser avec beaucoup d'acuité une matière quelconque, de grandes pensées vagues, à peine saisissables, ce qui me donne un vif sentiment d'importance. Mais si j'essayais de noter ces pensées, elles se ratatineraient, se réduiraient à néant, et c'est pourquoi je n'en ai pas le courage ; je serais sûrement trop déçue de voir la montagne accoucher d'une souris, d'un petit essai de rien du tout. Mais il y a une chose dont tu dois te persuader une bonne fois, ma petite : ce n'est pas la concrétisation de grandes idées vagues qui t'apportera quoi que ce soit. L'essai le plus mince, le plus insignifiant que tu parviens à écrire vaut mieux que tout le flot d'idées grandioses dont tu te grises. Garde tes pressentiments et ton intuition, c'est une source où tu puises, mais tâche de ne pas t'y noyer ! Organise un peu tout ce fatras, un peu d'hygiène mentale, que diable ! Ton imagination, tes émotions intérieures, etc., sont le grand Océan sur lequel tu dois conquérir de petits lambeaux de terre, toujours menacés de submersion. L'Océan est un élément grandiose, mais l'important, ce sont ces petits lambeaux de terre que tu sais lui arracher. » (p. 40)
L’apprentissage par cœur
George Steiner, en son long samedi (entretiens avec Laure Adler) ravive une blessure, mon échec total, malgré un travail acharné de plus d’un an, à apprendre par cœur. Il écrit : « Ce qu’on connaît par cœur, personne ne peut vous l’enlever. Cela reste en vous et ça croît et ça se transforme. Un grand texte que vous connaissez par cœur depuis votre classe de lycée change avec vous, change avec votre âge, avec les circonstances, vous le comprenez autrement. »
→ Admirable intuition. À défaut de pouvoir les rappeler en moi, sans aucun support, il m’arrive de relire la vingtaine de poèmes que j’avais choisis et tenté d’apprendre par cœur. Et je constate que comme une partition de musique, ce que je ressens à leur égard, ce que j’en comprends n’est plus tout à fait identique à ce qui était il y a quelques mois. Je pense que même si la mémoire ne veut rien savoir pour retenir le mot à mot, ce qui était ma visée, elle est profondément imprégnée par la répétition nécessaire à l’apprentissage, que ces poèmes, ces vers sont engrammés en moi et que comme les partitions musicales travaillées puis mises de côté, ils continuent les uns et les autres à bouger, à muter, à se recombiner sans cesse dans le for intérieur. À propos de for intérieur, je crois que c’est Steiner encore qui dit qu’il n’y a pas d’équivalent français au mot anglais privacy. J’ai pensé que le for intérieur, que j’utilise souvent parce qu’il a l’avantage de ne pas définir précisément une part de nous-mêmes, ferait l’affaire. « La souffrance humaine, cette chose terrible, ce mystère, c’est ce qui nous donne, je crois, notre dignité. N’est-il pas frappant que la langue française n’ait pas de mot pour traduire privacy (l’espace privé au sein de l’âme ; le fait d’avoir une vie privée intérieure) ? »
→ Ce livre me déçoit parfois car trop souvent on nage dans les lieux communs. Et puis soudain, lorsque Steiner est complètement lui-même, des pages éblouissantes qui ouvrent cent perspectives.
Un crayon à la main
Et j’ai trouvé la citation du livre faite dans l’émission « L’Art est la matière » et pour laquelle, en fait, j’avais acheté ce livre d’entretiens. Elle est magnifique : « On peut presque définir le Juif comme étant celui qui lit toujours avec un crayon en main parce qu’il est convaincu qu’il pourra écrire un livre meilleur que celui qu’il est en train de lire. C’est une des grandes arrogances culturelles de mon petit peuple tragique. Il faut prendre des notes, il faut souligner, il faut se battre contre le texte, en écrivant en marge : ‘Quelles bêtises ! Quelles idées !’ Il n’y a rien de plus passionnant que les notes marginales des grands écrivains. C’est un dialogue vivant. »
dimanche 2 février 2020
Philippe Grand
Bien avancé dans ma lecture, passionnée, du livre Appendice(s) de Philippe Grand. J’ai fait de nombreux relevés, que je serre ici soigneusement. J’éprouve une sorte d’affinité très profonde avec sa manière d’écrire et de penser, même si je bute souvent sur de vraies difficultés de compréhension, mais dont je me fiche, en fait. J’y reviendrai me dis-je ou bien je ne peux pas tout comprendre.
Écriture à la plongée
Étrange idée, mais qui n’est peut-être pas si éloignée de celle que j’ai eue, à savoir que Grand touillait le for intérieur, j’aurais d’ailleurs dû écrire le chaudron intérieur. Il parle lui aussi de cerveau personnel, titre de son livre chez Héros-Limite.
« J’aurais aimé que la manière dont j’élabore mon texte ressemblât si fort au mode traditionnel de production des cierges qu’on pût parler d’écriture ‘à la plongée’ // mais si à l’instant où j’ai appris (dans un gratuit de train, le 12/12/14) comment sont faites les bougies de culte j’ai reconnu le process qui préside à la fabrication d’une phrase, s’il me paraît bien que je trempe et retrempe quelque chose, que cette trempée et retrempée s’accroît de la matière du bain et que la liquide et chaude cire qui embaume la ciergerie a pour équivalent dans la phraserie l’élément guère caractérisé que je nomme faute de mieux le mental // force m’est de reconnaître que je ne vois rien dans l’atelier abstrait qui, substituable à la <tresse-de-coton-tendue-sur-un-cadre-de-bois>, puisse empêcher la métaphore de couler ; plongée remontée replongée, c’est tout au plus une idée d’idée, rien d’entier avant ni après, rien de tel qu’une âme de phrase la traversant de bout en bout, ou… // – « … » ? N’est-ce pas une mèche qui sort là, et dont l’inaugural conditionnel passé montre le cul ? La comparaison serait-elle…– Lecteur un instant l’ai cru mais auteur sais que non ; ce qui la ruine simplement est ailleurs. Allumons, remontons/descendons jusqu’à ce faux : « s’accroît de la matière ». Comme souvent traître est le sûr : le mental ajoute et retranche.
→ Formidable description. Ce processus accumulatif qui n’est en vérité pas celui qui est ou devrait être à l’œuvre dans l’écriture car dans l’affaire de la bougie, il manque la phase essentielle de la coupe, de la suppression, de l’évidement, du retranchement.
Égocentré non narcissique
« Je ne peux pas écrire ça de ça ou comme ça de ça : c’est maintenant trop souvent tout ce que je peux dire de ce que je veux dire. // Qui a son temps a loisir d’arrêter le mot qui vient – plus longue la station, plus longue l’auscultation, plus / élevée la probabilité qu’y perce le défaut qui le fera chasser. // J’ai, ici, dans cet espace abstrait, tout mon temps. // Qui n’a pas un mot pour avancer dans le sujet / répudiés tous à tour de rôle par le sujet lui-même / tente de se persuader qu’à dire pourquoi ce mot-là non / et ce mot non plus ni ce mot / il finira par avancer dans le sujet. /// N’aime pas être à la vue des autres. / Ainsi ne fais pas de jaloux. /(Ainsi en fait-elle ma discrétion ?) // Égocentré non-narcissique. » (Appendice(s), p. 49)
De la précision
« Les choses que je pourrais dire et qui ont été écrites (et il y a de fortes chances pour qu’elles l’aient été), je préfère qu’on les lise plutôt. Les dire serait les redire sans précision et j’aime la précision, au point que ce qui m’excite à écrire, et j’y insiste, est peut-être plus ça, la précision du dire, que les choses dites elles-mêmes – à supposer qu’on doive distinguer manière et matière, ce que je ne fais ou plus exactement essaie de ne pas faire –, le revers de cette obsession de la précision étant que l’écriture s’arrête quand elle ne peut être obtenue. »
→ et je réalise donc comment il me faut être scrupuleuse quand je reproduis des extraits du livre. Je garde la composition en paragraphe habituelle du Flotoir, mais j’indique par des barres transversales, toutes les coupes faites par Philippe Grand. Et il y a le projet de publier de beaux extraits de ce livre quasi inédit dans Poezibao, qui respectera à la lettre la disposition travaillée et choisie par Philippe Grand, en toute précision.
Du jugement
Que le critique (moi !) en prenne pour son grade : « Il me plaît de placer le lecteur (c’est-à-dire, en premier lieu, moi) devant un fait linguistique dont le sens, c’est le moins que l’on puisse dire, n’éclate pas à la gueule. [Il faudrait à cet endroit un développement sur le fait que l’opacité d’un texte ne reste pas longtemps un manque ou un trou : très vite quelque chose vient le combler ou résorber, tel qu’un jugement non pas sur le travail mais sur l’auteur.] »
Comprendre le difficile
« Reconnaissant ici qu’à cette fin de réserver ou retenir ou retarder ce sens je complique délibérément la structure de la phrase ou du texte, je prends le risque d’être compris de travers, car ce n’est pas pour que le lecteur en bave et pense qu’il lui faudrait des muscles cérébraux qu’il ne possède pas que j’opacifie ma prose, ce n’est pas pour le mettre par rapport à moilauteur en situation d’infériorité, par pour l’obliger cruellement à traverser un Sahara avant de boire mon eau, mais parce que la construction du sens ou la façon dont le sens prend est mon sujet souvent ou une partie de mon sujet, et je chéris particulièrement les textes, dans ma production tout comme dans celle des autres, où ce méta-sujet est opérant, ceux dont le sujet est particulièrement propice à une sorte de dédoublement. » (p. 60)
→ la construction du sens ou la façon dont le sens prend : voilà le sujet de Philippe Grand. Pensé aussi à la structure de la phrase allemande où bien souvent le sens se décide tardivement, une fois qu’on a enfin accosté au verbe final !
Magnifique mode d’emploi
Il est rare que le lecteur soit autant aidé dans sa lecture : Philippe Grand retranscrit ici ses propos lors d’une soirée de lecture
« Mentionner quelques sujets qu’on croise dans Jusqu’au cerveau personnel à la façon de Thomas Browne dans son Museaum Clausum ou Lichtenberg dans son Inventaire d’une collection d’ustensiles.
Tentons-le. Il est question en vrac dans ces pages :
- d’un souci massif avec le produire se combinant avec un désir d’exploiter mes carnets de citations
- de divers moments de crise où ce qui s’écrit s’écrit faute de mieux, et de comment j’en sors après m’y être longtemps complu
- de la mort de mon père
- des noms d’animaux qui traversent le corpus entier de mes livres
- d’une phrase problématique de Don De Lillo
- d’un projet (avorté) consistant à explorer mon passé à partir de mots choisis par d’autres que moi
- du tactisme, soit de la question fond/forme ou quoi/comment
- du rapport entre l’enjambement poétique et la prose coupée
- des transferts d’un cahier dans un autre
- de la réduction à 158 morceaux et des poussières du tout premier « tas » dans l’ordre d’écriture : NOUURE
- du couteau de Lichtenberg
- de la réparation d’une kora
- d’un manuscrit lacunaire de Damascius, le dernier philosophe néo-platonicien
- d’une dette envers un lecteur qui comprit si bien de quoi il retournait dans mon premier livre publié, Tas IV, qu’il m’a soufflé les mots cerveau personnel pour le titre du dernier
- de la troublante position dans laquelle place le fait d’avoir publié tout ce que l’on a écrit
etc. etc. // On pourrait penser que dire de quoi ça parle suffit, le comment étant justement ce que découvre le lecteur dans le livre. Le problème, c’est que mon écriture aspire à ne pas les distinguer, qu’idéalement un quoi est un comment, et que ce distinguo quoi-comment lui-même, qui revient comme sujet et apparaît à ce titre dans la liste courte que je viens de lire est précisément celui sur lequel ma volonté de les confondre s’exerce prioritairement. » (p. 61)
→ et si je m’attarde autant dans ce Flotoir c’est que tout ce qui est écrit ici me semble de la plus grande importance pour qui réfléchit à la question de l’écriture, de la création, de la poésie. Il y a une acuité de perception des processus impliqués qui est fascinante. Et qui fait que même si parfois (pas ici) la manière de Philippe Grand est en effet difficile, on a le sentiment de « reconnaître » (mutatis mutandis bien sûr) des choses que l’on a vaguement entrevues ou perçues soi-même. Dans la réflexion comme dans l’écriture. »
Histoire de l’œuvre
Philippe Grand, toujours : « Avec [Nouure] et Jusqu’au cerveau personnel sont rendus publics les deux bouts, l’origine et la fin, du chemin que je trace depuis 1984. Aucun projet a priori n’ayant jamais été posé, ce n’est qu’après-coup, avec la parution des livres documentant mon ‘faire’, que m’est apparu qu’un peut-être le sous-tendait, celui de ‘penser sur le papier’ et en acceptant comme ‘objets de pensée’ tous les ‘sujets’ que vivre me présentait : les rencontres esthétiques, les joies, malheurs, poisons, etc. de la vie réelle, toutes les questions liées à mon activité de ‘fabricant de phrases’, soit les aspirations et limites de mon mode d’écriture, les arrêts et reprises, les interférences entre l’écrire et le publier etc.
Entre 1984 et 1989 s’accumulèrent des pages finalement resserrées sous le titre Nouure. Le cycle des ‘Tas’ qui démarra à la suite (1989-1999) m’éloigna de cette première phase, pour la raison que l’écriture y affichait un caractère poétique et aphoristique marqué et sous influence, en décalage avec le mélange plus libre des genres et l’impureté que je voulais plutôt promouvoir.
Nouure toutefois ne fut pas jeté au feu, et je revins régulièrement à mon idée de réduire cet ensemble démesuré aux seuls morceaux en phase avec ma propre actualité ou auxquels je sentais ma ‘biographie’ indissolublement attachée. Dans le [Nouure] d’aujourd’hui, une préface datée de 2009, ‘Comment 158’, détaille les motifs, étapes, accidents, réticences qui ont ponctué ce travail de réduction.
C’est dans Jusqu’au cerveau personnel qui paraît en même temps et dont l’élaboration a couru sur dix ans (2003-2013), que l’idée de publier finalement les 158 morceaux et poussières de Nouure a pris corps : il formerait en tant que livre son ‘pendant’, et le plus ancien paraissant avec le plus récent, les ‘fondements’ avec l’‘extrémité’, le corpus se refermerait, en même temps qu’une période de vie. Quelques pages de JCP développent cette idée de publications simultanées et symétriques (que mes éditeurs marseillais et genevois ont acceptée) et le fantasme de clôture qui lui est associé. Une double transposition graphique en est proposée, issue elle-même d’un diagramme que j’ai récemment complété.
Jusqu’au cerveau personnel n’appartient pas plus que les divers ‘tas’ à un genre défini : même matière impure et mélangée (anecdotique, poétique, philologique, etc.), même principe a minima de composition (la successivité), même écriture excessivement spéculaire qui impose l’impression de lire le journal de l’écriture elle-même…, tous traits qui en font un objet réfractaire à la présentation, qu’il assume en quelque sorte tout seul et de façon extrêmement précise et nuancée dans de denses blocs de prose.
Sous la notion de ‘cerveau personnel’ que le titre convoque, il faut concevoir une sorte de penser intime que chercherait à atteindre l’écriture, un noyau qu’elle touche peut-être parfois ou a cru toucher mais qui serait finalement incompatible avec elle, un ‘point d’opacité’ au-delà du pouvoir-dire ou même de tout vouloir-dire. » (p. 62)
Lichens, lichens, encore
Je viens de retracer pour Poezibao toute l’histoire qui s’est tissée autour de mon allusion aux lichens dans ce Flotoir. Et j’ai retranscrit le scanner envoyé par Jean-Baptiste Para, magnifique texte de Camillo Sbarbaro, que j’ai inclus dans l’article de Poezibao.
Les sous-sols de Paris
Formidables fragments, dans Le Livre des Passages, sur les sous-sols de Paris : « Paris est construit sur un système de grottes et de galeries souterraines d’où monte le grondement du métro et des trains (...) ce grand réseau technique de tunnels et de canalisations se combine avec les caveaux, les carrières de plâtre, les grottes, les catacombes. » (Le Livre des passages, Cerf, p. 110). Benjamin semble très sensible à la topographie, à la disposition des lieux, à leur organisation : « La ville n’est homogène qu’en apparence. (...) Nulle part, si ce n’est dans les rêves, il n’est possible d’avoir une expérience du phénomène de la limite aussi originaire que dans les villes. Connaître celles-ci, c’est savoir où passent les lignes qui servent de démarcation, le long des viaducs, au travers des immeubles, au cœur du parc, sur la berge du fleuve ; c’est connaître ces limites comme aussi les enclaves des différents domaines. La limite travers les rues ; c’est un seuil ; on entre dans un nouveau fief en faisant un pas dans le vide, comme si on avait franchi une marche qu’on ne voyait pas. » (113)
→ ce sentiment si souvent quand on rentre de quelque part, loin ou près au demeurant, de franchir en effet ce seuil à une distance définie de son domicile qui fait que l’on est « chez soi ». Ce sentiment aussi de changer d’univers, parfois en une station de métro seulement. Ce quartier, pourtant tout proche du sien et qui est si différent. Lignes invisibles, fractures parfois mais opérant fortement sur le psychisme et le corps.
La montée des circonstances
Bien beau titre, je l’ai déjà dit, mais il se trouve que le texte même de Denis Roche qui porte ce titre ne me convainc pas et les photos encore moins. Il s’agit d’une série de prises de vue, où le hasard semble jouer un rôle, mais comme un rôle un peu contraint. Il s’agit toujours de se photographier au retardateur. Une des photos est très belle, c’est une photo de reflets, les reflets superposés de Denis Roche et de sa compagne Françoise dans la glace de leur chambre d’hôtel sur fond de très mauvais temps, aux Sables d’Olonne. Les autres, par exemple Kheops prise depuis le taxi, me semblent d’un intérêt limité, même conceptuellement. Il se peut que je n’aie rien compris. Mais pour être toute de même un peu photographe, je peux imaginer la démarche et les méthodes de Denis Roche. Cela ne me pousse pas à adhérer à sa thèse selon laquelle ce sont les circonstances de la photo qui font l’intérêt de la photo.
mardi 4 février 2020
Georges Steiner
J’apprends ce matin par une alerte du Monde la mort de Georges Steiner. Étrange que j’aie été poussée, presque compulsivement, à me procurer Un long samedi, son livre d’entretiens avec Laure Adler et à le lire in extenso la semaine dernière !
Bel article de Nicolas Weill dans Le Monde, dont j’extrais ici le début, notamment pour la question posée : « La mort de George Steiner nous confronte à un paradoxe, celui de savoir pourquoi, dans une ère mondialisée comme la nôtre, la disparition d’un érudit polyglotte et nomade, d’un penseur errant entre les cultures, mais jamais superficiel, s’accompagne d’une nostalgie pour le type d’intellectuel qu’il a incarné et qui semble disparaître avec lui ? Critique littéraire hors pair, théoricien de la traduction à laquelle il a consacré l’un de ses chefs-d’œuvre Après Babel (Albin Michel, 1978), comparatiste inégalé des littératures française, allemande et anglo-saxonne comme du théâtre, George Steiner aimait à se définir en ‘hôte’ de la vie, en lecteur ‘invité’ des grands écrivains avec lesquels il aura jusqu’au bout conversé. Mais il ne manquait pas non plus, dans les nombreux entretiens qu’il a accordés, comme dans ses récits autobiographiques en forme de « bilan » (Errata, récits d’une pensée, Gallimard, 1998 ou encore ses Fragments (un peu roussis), Pierre-Guillaume de Roux Editions, 2012), de témoigner du pessimisme culturel que suscitait le spectacle de l’éloignement grandissant des ‘classiques’ et l’évolution de la planète depuis Auschwitz –sans jamais que s’érode son ironie mordante, cruelle parfois, pour ceux qui en faisaient les frais. »
Le livre impossible
Je reprends ici ces mots de l’ouverture d’une note de Régis Lefort autour d’un livre de Stéphane Sangral : « Préface à ce livre est le livre impossible. Non pas le réel impossible. Mais bien le livre. Selon Stéphane Sangral, le réel est une forme d’absolu que nous sommes capables de sentir même si nous n’en avons pas une connaissance savante ou scientifique livrable, en raison d’outils imparfaits pour le décrire – formule mathématique ou autre. L’impossible serait le langage pour le définir. Et comme toute quête poétique est une forme de quête du/de réel, tout livre est impossible ou une impossible préface au livre que l’on tente d’écrire. Nous sommes toujours dans les prémices ou dans l’antérieur à ce qui peut s’exprimer, nous allons à tâtons attendant que quelque chose d’un langage nouveau dise en quelque sorte au moins correctement notre embarras sinon le réel. Mouvement sans fin. »
La perte et la fuite
De la même note : « Comme souvent dans ses livres, Stéphane Sangral s’interroge sur quatre éléments récurrents : le réel, le langage, le Je (donc le rien) et l’écriture ou, plus justement, écrire. Et il semble que tous ces éléments aient un point commun : la perte et la fuite. La perte parce qu’ils paraissent liés à la perte du frère, à la perte du sens de la vie, à la perte d’un goût de vivre, à la perte endémique du mot juste dans le vortex langagier qui s’épuise à mesure, à la perte du principe de réalité, etc. La fuite parce que le réel permet de fuir la réalité même s’il est inatteignable, le langage est une fuite éperdue en avant car le poète court sans cesse après lui, le Je est une fuite dans le sens où il fuit (il perd de sa consistance) et fuit l’identité, l’écriture car c’est le seul lieu d’habitation et il faut entrer dans son courant qui fuit. Écrire permet aussi de fuir les contingences, de fuir le langage-universel-reportage mallarméen pour aller vers un nouveau signe, de dimension supérieure si possible, de fuir le Je qui s’abîme ou s’oublie, car le flux noie l’identité sociale par sa puissance indomptable. Écrire permet d’être en liberté.
‘La communication cherche à coudre la pensée sur le langage ; la littérature cherche à découdre – et en découdre avec – le langage pour entrapercevoir le fond de la pensée.’ »
Flacon de sels
voir un éclairage encore jamais vu depuis la fenêtre, premier plan urbain gris et au fond, complètement fantomatiques, comme ces dessins au lavis blanc, les maisons esquissées dans un mélange de brume et d’éclat de lumière – lire (déguster ?) les annonces de parution des Classiques Garnier, avec ces titres extraordinaires (Joseph de Jouvancy, L’Élève de rhétorique), ses trésors d’érudition mais aussi sa diversité – toutes les informations, contacts, rencontres autour des lichens et ça continue -
Heureuse d’apprendre
Heureuse d’apprendre (grâce à Siegfried Plümper-Hüttenbrink) que les lichens servent à la teinture végétale depuis des siècles. En général, plus difficiles à extraire que ceux des plantes vasculaires, leurs pigments sont plus résistants à la lumière et à l'eau. Ce sont eux qui donnent aux tweeds irlandais et écossais ces tons si particuliers de lande anglaise à l'automne.
Heureuse de découvrir l’étymologie de lichens donnée par la même source : Lichen vient du latin qui l'a lui-même emprunté au grec leikhên, qui veut dire lécher, à cause de la façon qu'ont ces végétaux de s'accrocher aux rochers ou aux arbres sur lesquels ils poussent.
mercredi 5 février 2020
Lichens, toujours
Que l’on aurait aimé qu’après Lichen, lichen et Lichen, encore, Antoine Emaz nous donne un Lichen, toujours...
Mais l’histoire des lichens se poursuit et suscite nombre de réactions de la part des lecteurs aussi bien du Flotoir que de Poezibao. Ce matin ces mots de Camille Loivier, qui ajoute une belle touche au débat, via la nomination : « En chinois c'est "di yi" (地衣), vêtement de la terre. ». Je lis avec le plus grand intérêt et une vraie stupéfaction quant à son caractère prémonitoire (le livre est écrit en 1972) Le Présage de Pierre Gascar où les lichens sont très présents. Mots aussi du poète de Belgrade Bojan Savić Ostojić qui évoque « les Lichens de Jacques Dupin, sa suite de fragments publiée pour la première fois dans son livre Gravir » (précisant que ce fut l'une de ses premières traductions de son œuvre). Ou encore le jeune chercheur en littérature Vincent Zonca qui écrit à propos des lichens, d’Antoine Emaz, de Sbarbaro et de Pierre Gascar : « Après des études universitaires en littérature comparée et en poétique, j’ai précisément effectué depuis trois ans des recherches sur ce thème, et ces trois auteurs, qui devraient se concrétiser en septembre de cette année par la publication d’un livre. C’est un sujet passionnant, autour d’un organisme complexe rattaché aux champignons, qui dit beaucoup de notre monde contemporain. »
Les Tridents de Jacques Roubaud
949 (oct) Carcassone-Toulouse, 1942 tunnel escarbille /⊗ nom perdu / sur la vitre suie
965 Talbot imprimé-soleil /⊗ disait-il / malgré les nuages
→ écho à une récente mention de Talbot dans le Flotoir !
991 L’autre Si je est un autre /⊗ de quel autre / alors, suis-je l’autre ?
997 (oct) plus Je ne trouve plus /⊗ cent poèmes / que ma tête sût
→ fin du premier mille des Tridents.
Les passages
Grand et fort chapitre de notes sur les démolitions, les ruines, les sous-sols de Paris, avec nombreuses citations de Victor Hugo, Charles Péguy, Baudelaire, Jules Romain, etc. Et cette remarque de Walter Benjamin lui-même : « Les rêveries sur le déclin de Paris sont un symptôme du fait que la technique n’était pas acceptée. Elles traduisent la conscience obscure de ce que la croissance des grandes villes s’accompagne de celle des moyens qui permettent de les raser. »
→ en ce temps d’interrogations non pas sur les villes rasées, mais sur les villes désertées, ces fourmilières chinoises où tout semble suspendu, plus une voiture, plus un piéton, à se demander où sont en vérité passés les habitants.
On s’amuse bien aussi parfois dans Le Livre des Passages : « Sur la bicyclette : ‘il ne faut pas, en effet, se tromper sur la portée réelle de la nouvelle monture à la mode qu’un poète appelait, ces jours derniers, le cheval de l’Apocalypse’ » (citation tirée de L’Illustration du 12 juin 1869) ce qui montre que Walter Benjamin s’abreuvait à toutes les sources pour son projet de livre sur Paris, capitale du XIXème siècle. Livres, guides, littérature, journaux et magazines.
Fin de la section C.
vendredi 7 février 2020
Heureuse d’apprendre
Heureuse d’apprendre (grâce à Pierre Gascar) que l’on « servait jadis du cerf-volant, par gros temps, sur les côtes, pour passer une amarre aux bateaux repoussés vers le large par le vent –
Et encore les lichens
Via la lecture du livre Le Présage de Pierre Gascar (L’Imaginaire/Gallimard). Il se trouve en Transbaïkalie, à l’endroit où se touchent la Sibérie, la Mandchourie et la Mongolie et s’intéresse aux rennes. Or la nourriture principale des rennes : « les lichens. Habitués aux maigres efflorescences qu’on trouve sous ce nom, dans nos pays, nous imaginerions pour un peu que ces animaux s’usent le mufle contre les troncs ou les murs. En fait, la plupart des lichens du Nord, des cladonias, se dressent sur le sol à la façon des végétaux supérieurs, mais sous une taille réduite. Une structure sommairement ramifiée, un tissu charnu et sans vaisseaux, qui a le soyeux des cicatrices : les lichens gardent quelque chose de fœtal. Il n’est pas pourtant de plante plus achevée et présentant un mode d’organisation plus complexe puisque le lichen résulte de la symbiose d’une algue et d’un champignon » (p.23). Gascar continue en disant des lichens que ce sont des « plantes crépusculaires » et que « proches des créations les plus obscures de notre esprit (moins créations peut-être que souvenirs aussi anciens que notre espèce), les lichens glissent facilement hors de leur réalité et nous contraignent souvent à vérifier leur existence. Beaucoup d’entre eux se présentent sous la forme de taches, de macules sans épaisseur, faisant corps avec le substrat, en général pierre ou bois, sur lequel ils se développent : une empreinte, un frottis. » (p.25) Mais dans ce premier chapitre de son livre, après avoir montré l’étonnante longévité et la résistance des lichens, Pierre Gascar va démontrer que ceux du Grand Nord ont la propriété de fixer la radioactivité présente dans l’atmosphère. Or dans ces régions nombreuses ont été, furent (et peut-être sont ?) menées les expériences atomiques souterraines des Russes. « Ces plantes, les plus anciennes que porte la terre (...) deviennent les dénonciatrices de ce qui, pour la première fois, menace toutes les formes de vie existant sur le globe. » (p.30)
→ Il faut dire et redire que ce livre a été écrit en 1972 et qu’il est incroyablement prémonitoire comme on le découvrira dans le chapitre suivant consacré à Venise, à l’aqua alta, au pourrissement par la base de la ville, etc. 1972, il y a près de cinquante ans, comme si Pierre Gascar avait déjà tout compris de la menace qui pesait sur notre monde. Et son fil conducteur ce sont les lichens que l’on retrouve dans le chapitre sur Venise : « Les lichens supportent le froid, la raréfaction de l’oxygène (on les rencontre jusqu’à 6000 mètres d’altitude), la chaleur extrême, l’absence d’eau (ils revivent plusieurs mois après une dessication complète), mais meurent aujourd’hui dans le centre de Paris, de Londres, de New York, et Tokyo et même de Venise où cependant des herbes, des arbres (...) continuent tant bien que mal de pousser. » (p. 69)
samedi 8 février 2020
Les lichens, toujours
Je n’imaginais pas que les lichens susciteraient tant d’échos. Ce matin encore, cette lettre de Rémy Jacqmin dont je reprends une partie ici : « Et pour ceux qui voudraient approfondir la question d'un point de vue curieux et naturaliste, parmi les livres existant sur le sujet, on ne peut que recommander, chez Belin : Guide des lichens de France ; Lichens des arbres, Guide des lichens de France ; Lichens des sols, Guide des lichens de France ; Lichens des roches soit 3 volumes pratiques, descriptifs et illustrés. Au vrai, il suffit de prendre une loupe et d'en regarder (il y en a partout) de près : un monde s'ouvre... »
dimanche 9 février 2020
De la mélancolie
Bel entretien dans Le Monde daté dimanche 9 février 2020. Antoine Compagnon qui a perdu sa mère très jeune, à quatorze ans, dit : « La mélancolie n’est pas un mauvais état. Elle rend actif. Montaigne, sans doute un grand mélancolique, reste très modeste devant elle. Il fait tout pour ne pas la revendiquer, car elle était considérée par les Anciens comme le mal des créateurs. S’en réclamer, ce serait de l’outrecuidance, de la prétention. »
Les lichens et la manne
Le livre de Pierre Gascar est décidément passionnant. Plusieurs régions du monde, un fil rouge, les lichens. Dans ce chapitre IV, il est en Inde, dans le Gujarat et le voici qui évoque la manne biblique. « En réalité dans l’histoire des Hébreux, l’apparition de la manne n’a pas été un miracle. Tous les botanistes l’affirment aujourd’hui : cette nourriture inespérée était constituée par un lichen des régions arides appelé le leconara esculenta (le lichen comestible). » (p. 101) Et un peu plus loin : « que le peuple de Moïse ait découvert la manne un matin, après l’évaporation de la rosée, s’explique par le fait que les lichens desséchés par la chaleur du jour et réduits à des lamelles, des sortes d’écaille dont la couleur se confond avec celle du sol, se gonflent de l’humidité de l’aube : elle est le levain du désert. » (102) Et il est savant, Pierre Gascar, de surcroît et non seulement historien. Long et beau développement sur les algues et notamment la chlorelle, pour en venir à la manne, car « tout indique que la manne viendra, plus ou moins directement, du monde aquatique (...) Les lichens, et parmi eux, le lecanora esculenta, la manne de l’Écriture en apporte la preuve. Ils constituent sur terre les vestiges du monde aquatique originel (...) Le peuplement végétal de la planète ne révèle aucune solution de continuité entre les algues et les lichens. » (109). Je relève encore cette note magnifique : « les lichens les plus continentaux restent fondamentalement des algues et représentent au milieu des déserts ou sur les sommets des montagnes le legs vivant de la mer. Sans doute faut-il s’entendre quand on parle de vie à propos des lichens. Ils sont une momification des algues. La lenteur de leur croissance immobilise le temps. Comme embaumés sous leur écorce, étroitement enfermés dans l’éternité, déposés ici par le reflux des époques, ils perpétuent le souvenir des plus anciennes dynasties de la mer. » (p. 110 : on commence à comprendre pourquoi ils fascinent les poètes !).
Lire les lichens
Nous ne comprenons pas les « messages que le lichen appelé graphis scripta, semblable à une écriture déliée et, en même temps refermée sur elle-même, à la façon d’une devise à l’intérieur d’un sceau, multiplie, à notre intention, sur le tronc des arbres. »
La lèpre
Gascar consacre aussi des pages étonnantes à la lèpre ce qui l’amène à une réflexion plus générale sur la maladie : « les maladies font ressortir nos parentés universelles. Qui n’a senti, dans les rêves de la fièvre, que notre être redevient ce qu’il était aux premiers jours de notre existence : l’écho douloureux du monde ? Malades, nous revivons la coupure d’avec ce monde, dont nous sommes issus. Dans la souffrance, le délabrement corporel, nous sommes comme replongés dans la Genèse, le démêlement laborieux de la création : nos maladies ont des formes d’algues. »
→ formes d’algue, d’animaux, de lichens, de mousse, que sais-je. Recopiant ces mots à partir du carnet, je songe aussi à une forte lecture en cours, celle de Pierre Pachet, en ce gros volume récemment paru, Un homme aux aguets, compilant ses écrits autobiographiques et notamment à l’écrit qui s’intitule Le Grand âge.. Réflexions extraordinairement profondes, près du corps et de l’esprit, rédigées in situ si on peut dire. Il y a quelque chose de similaire, dans l’intuition profonde entre les deux Pierre, Pachet et Gascar. « Cette personne âgée, là, devant moi, a été jeune ; que la jeunesse lui a pleinement appartenu, en son temps ; et que c’est bien la même personne, pas seulement parce qu’elle a conservé des souvenirs de ce temps-là de sa jeunesse, plus ou moins nombreux, plus ou moins vivaces, mais parce qu’elle est toujours le même lieu crucial du monde, le même corps pensant qui vit la même aventure continue, à travers le tunnel des nuits, des crises de croissance, des maladies, des expansions ou des rétrécissements de la conscience. Le même sentiment de soi qui voyage dans le Temps. » (Pierre Pachet, Un écrivain aux aguets, « Le Grand âge », Fayard/Pauvert, pp. 135-136).
Signatures
Les lichens sont souvent vus dans le livre Le Présage de Pierre Gascar comme une signature, la marque d’un dérèglement ou au contraire d’une résistance, d’une ténacité qui suscitent l’espoir. Pour conclure ces notes sur le livre, je relève celle-ci qui me semble bien rendre compte de son propos : « je trouvais dans ces plantes une image fidèle des faits qui, au cours de mes voyages à travers le monde, suscitaient mon inquiétude ou alimentaient mon espoir. » (p. 138) Et encore : « Dès qu’on se penche sur une plante, l’essentiel entre en jeu. (...) La plante ramène la vie au point d’énigme. (...) La botanique est, plus qu’une science, une tentative de réponse, du moins la réception d’une question. (...) Ici, la connaissance est amour, l’amour n’étant jamais autre chose qu’une tentative de réponse à ce qui est. » (p. 164).
mardi 11 février 2020
Flacon de sels
éprouver une douce jalousie à l’égard de zsuzsanna gahse, qui a eu l’idée des cubes danubiens sur lesquels elle descend le danube – découvrir cette annonce de parution chez garnier classiques encore : andrés g. freijomil, arts de braconner, une histoire matérielle de la lecture chez michel de certeau, à partir de ses traces matérielles : soulignements, marginalia, etc. – penser sa propre manière de lire comme herborisation plus que comme braconnage – observer le ciel côté ouest et côté est et ses incessants changements – retrouver de très anciennes et très justes remarques d’edith azam en marge de relevés de sons et de lumières de 2005 – revisiter par la mémoire mais à deux la maison des vacances de l’enfance.
samedi 15 février 2020
Sur l’accompagnement forcé
Forte remarque de Jean-Christophe Bailly (dans L’imagement), sur l’attitude qu’il faudrait avoir devant une image (et bien sûr je transpose et pense à celle qu’il faudrait avoir devant un texte) : « Aucun individu bien sûr n’arrive nu devant une image et aucune image n’est véritablement nue et débarrassée de toute scorie devant celui qui la voit. Mais la plus grande nudité possible est souhaitable, et ce qui tombe ici, c’est la parure, c’est l’uniforme, autrement dit le patrimoine, les valeurs, la redondance de l’accompagnement forcé [je souligne] : non seulement il y a des images si célèbres qu’il faut un effort considérable pour parvenir à les revoir, mais surtout il y a autour des images en général tout un travail idéologique d’enveloppement et d’enrobement, tout un culte qui empêche qu’on les voie dans toute l’étrangeté de leur leçon (...) et qui les apparente d’abord et pour finir à des documents ou à des symptômes ». (L’Imagement, p. 37)
Plus loin dans le livre, Bailly précisera sa pensée : « les conditions d’accompagnement de ce contact avec les images, surtout quand celles-ci ont acquis une grande renommée, peuvent constituer à l’heure de la généralisation du réflexe patrimonial, un obstacle puissant, qu’il faut alors apprendre à contourner. ». « Entretenir les conditions de la surprise et glisser dans le temps la pure incision de l’image, c’est une seule et même énergie. » (p. 65). Si ces conditions sont remplies pourra alors se produire ce qu’il appelle magnifiquement « la lente remontée du discours » (p. 64)
Les redoutables verbes en -oir
→ quand on regarde une image, quand on lit un texte, il faudrait essayer de ne pas mettre en œuvre tous les redoutables verbes en -oir : savoir, pouvoir, vouloir, valoir,devoir, falloir, croire Tant d’accompagnement forcé présent alors. Depuis ce que je crois savoir à ce que je pense devoir comprendre ou trouver, etc.
Effet de césure, de coupe
En écho il me semble avec ce qui se découvre si bien dans La Montée des circonstances de Denis Roche (que Bailly cite souvent au demeurant), ce constat : « L’effet de coupe ou de césure des images dans l’écoulement du temps m’a toujours frappé et c’est en cherchant à le comprendre que je suis descendu non à l’intérieur des images, car c’est impossible, mais dans ce qu’il faudrait appeler leur consistance – le fait, avéré, vérifié, qu’un surface sans épaisseur ait tout de même une intimité à soi et en même temps une capacité de feuilletage et de dilatation infinie, étant pour moi une surprise toujours renouvelée. »
Un rapport et un nouage
Il poursuit : « Le moment de la rencontre avec l’image fonctionne comme un enclenchement : on peut décrire ce moment comme un point, mais qui résulte de la rencontre, toujours unique, de deux parcours – celui que l’image a accompli pour pouvoir être rencontrée et celui de l’individu singulier qui la rencontre. Ce point est un point d’intensité, c’est-à-dire un rapport et un nouage. » (p. 41)
→ et là également, cette idée qu’il en va de même devant un livre, un texte. Rapport et nouage, point d’intensité. Et désencombrement aussi grand que possible devant ce qui est donné, là.
Toute image a été lancée
« Bien qu’elle soit présente à la façon d’un dépôt immobile retiré du cours du temps, toute image contient le récit de sa provenance et de son envoi, toute image a été lancée : à la vision statique d’une simple imposition spatiale recueillies en tant que présence se substitue un roman de formation intégral où l’image, partie en voyage vers elle-même, nous conduit. » (p. 43)
→ toutes ces assertions, complexes, difficiles de Jean-Christophe Bailly, on peut tenter d’en partir pour expérimenter. Prendre une image, ici pour moi celle surgie hier d’une vieille maison d’enfance, perdue de vue depuis des décennies (et qui le restera, du fait de ma volonté, alors qu’elle existe toujours). Prendre cette image, la confronter à cette remarque ou cette autre de Jean-Christophe Bailly. Cette image dont je parle, que me dit-elle de sa provenance, d’où a-t-elle été lancée ? Quelle est son histoire dans le temps ? À quoi se rattache-t-elle, en elle-même et par rapport à moi, à ma lignée familiale, à des souvenirs personnels ou collectifs ? Qu’est-ce qu’elle me raconte, au-delà de l’émotion qu’elle me procure et de son énorme pouvoir d’interrogation, son insondable mystère ?
Histoire de l’art
Et Bailly d’en tirer une belle définition de l’histoire de l’art qui n’a plus grand-chose à voir avec celle qui s’enseignait il y a une cinquantaine d’années encore : « C’est cet imaginaire que l’on appelle histoire de l’art, laquelle, ainsi conçue pourrait être caractérisée par l’ensemble des savoirs et des intuitions par lesquels peuvent être reconnus et reconstitués les envois (les lancers) ou, en des termes plus classiques, identifiés les chemins que les images ont suivis, tout d’abord pour exister, ensuite pour venir jusqu’à nous. » (p. 43)
Images de pensée
Bailly en vient à caractériser les images « qui se forment dans la pensée diurne ou nocturne » et souligne qu’elles sont « toutes dans un certain flou et comme sans contours. Donner des contours fermes à ces images, c’est le travail du langage, mais les images de pensée existent sur cette frange où le langage commence et par laquelle, sans doute il a commencé »
→ je me demande si ce n’est pas exactement sur cette frange que travaille un Philippe Grand...
Images externes
Mais il n’y pas que des images internes : « le monde en effet s’image de lui-même, et il le fait sous ces deux modes distincts qui sont celui de l’ombre et celui du reflet. Le visible avec eux et par eux se dédouble [se souvenir du « je me redeux / m’aperçois passante » de Valérie Rouzeau ] : le mode d’apparition/disparition saisissant de l’ombre et du reflet nous présente dans sa pureté le vertige ontologique de l’image qui est cet enchevêtrement d’être et de non-être qui obséda Platon. » (p. 48)
L’image, enchevêtrement d’être et de non-être. Et de nouveau la coïncidence entre les textes de Denis Roche sur la photo et bien sûr ses photos, où le reflet et l’ombre ont la part souvent prédominante.
Cette idée aussi que cela pourrait être le but de la démarche photographique, traduire, transcrire une image interne en image créée ? Qui aurait quelque chose, même ténu, de l’image interne préalable. On peut ressentir cela devant certaines images de Denis Roche.
Image et temps
Retour continuel, inévitable, dans les pages de Bailly au rapport image et temps : « Voici que du temps quelque chose que nous pouvons tenir devant nos yeux s’est retiré, se retire : comme des copeaux qui auraient sauté de la masse du devenir, telles nous apparaissent les images : chutes abandonnées du passage du temps, arrêt sur image du film du vivant. Pour être les images ont dû se retirer de la vie (...) ce saut hors du temps est leur violence (...) celle d’une stase en droit infinie, qui suspend l’existence, qui promeut dans l’existence ce qui normalement n’y existe pas et n’y vient jamais, c’est-à-dire une forme achevée, sans repentir et qui n’évoluera pas ». (p. 51)
→ N’est-ce pas dire que toute image est par définition un leurre, un mensonge, une tromperie ? La violence de ce « saut hors du vivant se déploie en chaque image comme une onde de sens stationnaire et silencieuse, comme un absolu de la césure. »
Pierre Pachet, cette envie de parler
Pierre Pachet, toujours dans Le Grand âge, s’interroge sur le régime de la parole, du mutisme au débordement, chez la personne âgée : « cette envie de parler pour se dire, se justifier, étendre son empire ; de parler pour se multiplier ; et aussi pour se démultiplier, se défaire de soi, de la compacité du soi, pour se perdre dans ce qu’on dit et qui s’envole quand ce sont des paroles assez légères, assez volatiles, assez détachées de celui qui les dit ? » (p. 159)
Lichens pour finir
Sans doute momentanément, tant ce sujet a été un fil extraordinaire de développements et de rencontres. A la fin de son livre Pierre Gascar se dépeint en solitaire chasseur de lichens, en Bretagne et évoque ses allures de maraudeurs qui le rendent inquiétant aux yeux de la population. Il parle aussi, très bien et longuement de Camillo Sbarbaro, le poète italien lichénologue dont il a déjà été longuement question dans de Flotoir. Il fait visiter au lecteur sa collection de lichens et toutes ces pages ont une teneur presque fantastique. L’auteur dit rechercher dans les lichens des ‘signes d’intelligence’ qui tranche sur la taciturnité du monde, s’employer « à vérifier la présence de l’énorme temps sans mémoire », chercher à « vérifier si nous continuons d’habiter la terre, et même si elle existe toujours. ». Car lorsqu’il « s’agit de plantes originelles, presqu’aussi anciennes que la planète, telles que les lichens, irremplaçables documents de notre évolution, le phénomène nous ouvre la porte des ténèbres. » (p. 176 à 178.)