dimanche 8 mars 2020
Patrick Corneau et le temps mort
Oui je tempère mon premier jugement. Je trouve de très belles choses dans ce livre Un souvenir qui s’ignore : « Le temps mort, c’est la mesure pour rien dans le tempo de l’existence, l’‘intervalle mort’ en musique ou la césure en poésie, temps de halte après la syllabe accentuée. Le moment de l’alternance entre deux polarisations ; cette latence entre temps excité et temps réfractaire, entre faim et satiété, entre désir et frustration, entre crise et rémission. Entre On et Off. C’est le temps de la maturation, le temps de l’incertitude. Le temps de la disponibilité, le temps des options divergentes qui doivent être confrontées l’une à l’autre. Pour certains, cet entre-deux constitue ‘la ouate de la vie quotidienne’ (Virginia Woolf) où s’accomplissent les gestes machinaux tandis que nous flottons ; pour d’autres, c’est un lieu géométrique et temporel secret, ils y sont ‘présents ailleurs’, dans l’angle mort, au ‘point-repos’ (still point) du monde :
Au point-repos du monde qui tourne. Ni chair ni privation de chair ;
Ni venant de, ni allant vers ; au point-repos, là est la danse ;
Mais ni arrêt ni mouvement. (T.S. Eliot)
Chez certains la paresse se pare du nom d’ennui ; cela évite de reconnaître qu’elle est une peur. Celle d’avoir à affronter « tout l’effrayant de ce qui est », comme disait Montherlant. (Patrick Corneau, Un souvenir qui s’ignore, Editions Conférence, p. 52)
Flacon de sels... et de poivre
regretter que dans cet article d’un hebdomadaire sur la poésie -certain printemps oblige et tirant les ficelles- seuls soient cités comme poètes contemporains bobin et cheng – me réjouir toujours des titres merveilleux des parutions des Classiques Garnier, tel ce Gascon extravagant (1637) de Onésime Somain de Claireville – ou Onomastique et plaisir de la lecture, lire le nom propre dans la littérature médiévale de Adeline Latimier-Ionoff
Secouer son propre cœur
« ‘Je réfléchis’ se dit en japonais : je ne cesse de secouer mon propre cœur. Je ne connais pas de meilleure définition de la pensée. Et peut-être est-cela être un homme : ne pas cesser de secouer son propre cœur, quoiqu’il puisse nous en coûter. » (Patrick Corneau, de nouveau, p. 54)
De l’attention, encore
Après Pierre Pachet, voici Patrick Corneau se focalisant sur l’attention (en s’appuyant sur Simone Weil) : « Le ‘divertissement pascalien’ dans sa dimension sociale serait-il essentiel pour bénéficier d'un surcroît d'attention, accéder à cette ascèse dont Simone Weil pensait qu'elle seule nous permet de sortir de la ‘coquille’ de l'existence personnelle ? ‘Il y a quelque chose en notre âme qui répugne à la véritable attention beaucoup plus violemment que la chair ne répugne à la fatigue ; ce quelque chose est beaucoup plus proche du mal que la chair, c'est pourquoi toutes les fois qu'on fait véritablement attention, on détruit du mal en soi.' Fonder toute la morale sur l'attention et les stratégies qui nous détournent de la posture égotiste pour nous amener à polariser notre attention vers le réel (ou autrui), le faire advenir dans une attitude d’accueil, d’hospitalité, est une idée extraordinairement riche que l’on peut continuer d’accompagner et cultiver (même si les hyperboles weiliennes nous sont existentiellement assez étrangères). » (58)
lundi 9 mars 2020
L’édition des poèmes
Salutaire rappel de Jean-Yves Masson, fondateur avec Philippe Giraudon de la maison d’édition La Coopérative, à propos de l’édition de la poésie : « Un grand nombre de poètes majeurs n’ont été, de leur vivant, ni édités ni vendus. La plupart des grands poèmes de Hölderlin moisissent pendant plus d’un demi-siècle dans un panier d’osier avant d’être enfin édités, à partir de 1913, par Norbert von Hellingrath. Ils ont bien failli être perdus. Les Illuminations de Rimbaud échappent de peu à la destruction ; faute d’édition du vivant de l’auteur, nous n’avons aucune certitude sur l’ordre des poèmes, et nous savons qu’il nous en manque. Les derniers poèmes de Mandelstam n’ont eu pour support, jusqu’à leur publication, que la mémoire de son amie Anna Akhmatova et de son épouse Nadejda Mandelstam, qui en ont assuré la publication en comparant leurs versions lorsqu’elles purent enfin se revoir, à Paris, au temps de la déstalinisation. Et l’on pourrait allonger la liste. Pour quelques poètes reconnus et célébrés de leur vivant, que de poètes dont le nom est passé inaperçu de leurs contemporains et dont l’œuvre a failli disparaître… ». Lire l'article de Jean-Yves Masson et Philippe Giraudon.
Julien Blaine
J’ai lu hier l’opus 2019, qui inclut en fait les « almanachs » (je les baptise ainsi) 2018 et 2019. Le livre comporte son texte de 2002 sur la performance qui est en fait un manifeste. Il est doté d’une kyrielle de post-scriptums qui ne sont pas les premiers de la série puisqu’on commence à 93. Je relève par exemple le n° 176 : « Au plus je connais et reconnais l’inutilité de mon travail, au plus je deviens frénétique (hystérique !) dans ce travail névrotique. Ces post-scriptums sont assez sombres, mais Julien Blaine a pris la peine de préciser que son art, la performance, est un art désespéré. Je sens dans ces pages toutefois comme des vases communicants entre le désespoir et l’énergie. Envers et contre tout, n’est-ce pas : « je m’évertue à changer le cours des choses : à mettre l’aval en amont, à remonter vers la source, rien à faire, ça s’écoule... (PS n° 179). Mais c’est aussi que « Hui, à 77 ans (presque), j’ai des moments de vieillesse terribles et des passages de jeunesse (des retours) délicieux... ».
Je note aussi que si l’art en est désespéré « la performance c’est l’expression artistique et poétique de la vie et du temps. » (p. 22).
Une poétique et/ou un inventaire ? « En ce qui me concerne, une littérature imagée typographiquement ou photographiquement. Une union de quelques mots et de rares images (des Proseintures), des vers libres et indûment illustrés (des Versicônes), des poèmes que j’articule, que j’anime en chair et en os, des versicônes incarnés. » (p. 23)
Lire pour déchiffrer, Patrick Corneau
Je reviens donc au livre de Patrick Corneau, Un souvenir qui s’ignore qui désormais me retient beaucoup. Notamment dans l’ensemble si bien intitulé « L’Ardeur des livres ».
Une bonne petite leçon de lecture pour commencer : « Comme Mallarmé – jugé confus par un public hâtif – s’éclaire à le lire avec attention, Wittgenstein nous a prévenus : ‘Toutes mes phrases sont à lire lentement.’ Lire Wittgenstein, c’est comme découvrir qu’il y a une autre lumière, la lumière du langage. En le lisant, je me suis aperçu que je n’avais pas appris à lire. J’avais tendance à dévorer les pages au lieu de ralentir en contemplant la simple combinaison des mots, en laissant la phrase s’imbiber doucement de sens. Lire pour déchiffrer, plus que pour consommer. Pour se concentrer et pour se purifier. S’aérer le cerveau en entrant dans ce qu’il appelle ‘l’atmosphère poétique’. Wittgenstein écrit pour ouvrir le regard. Parfois seulement pour éclaircir un problème, le ‘dessiner’ en le contournant avec des phrases. Le génie fait les oreilles à sa voix. N’appelons pas obscur ce qui agace nos paresses. » (77)
→ Il faudrait faire ici une analogie entre lire la musique, qui est véritablement la déchiffrer puisqu’il s’agit de transposer tous ces signes (tellement beaux, je le note au passage) sur le clavier, passer du papier au clavier, ce qui implique en fait des opérations d’une complexité assez costaud si on y pense. Un apprentissage infini aussi. Alors pourquoi ne pas tenter de lire le texte comme on lit la musique, en imaginant le transcrire quelque part, le mettre en scène par exemple ? On revient aux remarques récentes sur l’attention, celles de Pierre Pachet comme celles de Patrick Corneau. Non sans faire remarquer que le summum de la maîtrise est de pouvoir faire attention sans faire attention, être totalement présent à ce qu’on fait, lire, jouer de la musique, mais sans être entravé par une attention pointilleuse qui brise l’élan et casse les courbes. Se souvenir du petit livre sur le Tir à l’arc d’Eugen Herrigel : « Oublieux de soi, comme perdus dans leurs pensées, ils exécutent les gestes préparatoires avec calme ; ils s'absorbent dans l'acte de la création et de la réalisation en formes qui, du premier geste jusqu'au complet achèvement de l'œuvre, donne chez tous deux l'impression du complet déroulement d'un tout ».
Comment lit-on ?
Jubilation à lire ce paragraphe où Corneau décrit ma manière de faire « un de mes écrivains préférés cite-t-il un auteur ? J’achète tous ses livres. Un cycle nouveau de lectures s’enclenche qui me mène vers un écrivain, un pan entier de littérature (...) Il y a pire méthode, sauf que celle-ci, flâneuse et affinitaire, n’a pas de fin. C’est une canonnade de coups de foudre incessants. ». Et Patrick Corneau, lucide, de ne pas sous-estimer le « risque de ressembler à Bouvard et Pécuchet » !
Le nombrilisme
Comment ne pas souscrire à ces mots, alors que de ces plaintes, on a à se tenir à distance, chaque jour : « Tout ce nombrilisme fait de plaintes immatures, de gémissements égoïques, de demandes de consolation perpétuelle, de quête de reconnaissance chichiteuse, est proprement asphyxiant et délétère. On aspire à rencontre des hommes ‘sans qualités’ ayant choisi de se perdre dans les derniers recoins et fissures de la vie, exemptés de ce monstrueux moi-même qui nous accable de droits et de devoirs. » (79)
→ je ne crois pas avoir entendu une seule fois Antoine Emaz demander quoi que ce soit à qui que ce soit à propos d’un de ses livres. Or, oui, ces quêtes constantes (avez-vous reçu mon livre ? --dûment répertorié, à grands frais, dans la liste du samedi matin même pas consultée-, avez-vous lu mon livre ?, je vous envoie un fichier de trois cents pages de poèmes, j’aimerais savoir ce que vous en pensez...) sont délétères et asphyxiantes.
L’écueil avec l’écriture
Une remarque qui me semble profondément juste et là encore, une petite leçon de choses : « L’écueil avec l’écriture, c’est d’être dupe de sa pratique et de traiter les idées comme des valeurs abstraites. On s’échauffe et on jongle. Car la tentation est grande de jouer avec la profonde polymorphie du langage : tout peut être dit, il n’y a pas de hors-champ... Si l’on suit cette pente, vient le moment où vous êtes écrit par la langue. Le stylo vous a été volé et vous ne le saviez pas. Vous vous êtes absenté du cœur de votre écriture, celle-ci est devenue latérale. Pourtant vous n’êtes pas moins vous-mêmes là où vous n’êtes pas sûr d’être. Là est toute la difficulté. » (80)
Lamartine
Oui Lamartine et on va voir de quoi il en retourne : d’un grand éclat de rire, si rare, au milieu d’une plage de lecture silencieuse. Hugo détestait Lamartine, nous explique Patrick Corneau et aurait dit : « Et d’abord si Lamartine était un homme, il se serait appelé Lemartin ». Même si je n’aime pas beaucoup en général les plaisanteries sur les noms de famille, tout en étant friande des rapprochements magnifiques entre nom et métier et les traquant dans les « obituaires », celle-ci est savoureuse. L’auteur dresse une liste de quelques aménités entre auteurs, plutôt du XIXème siècle et cite notamment Jules Renard : « Le succès des autres me gêne, mais beaucoup moins que s’il était mérité ».
Les papillons
Patrick Corneau cite souvent Jean Grenier. Voici une merveilleuse histoire que racontait celui-ci : « C’est une peinture chinoise dont le titre est le passage des cavaliers dans la plaine. Que voit-on sur cette peinture. Uniquement des papillons qui voltigent.... Les cavaliers sont passés dans la plaine et ont soulevé le pollen des fleurs, alors les papillons viennent butiner. L’artiste chinois n’a représenté que les papillons. (...) Fécondité de l’allusif et de l’évasif. » (93)
Une page d’écriture
« Une page d'écriture, quelle qu'elle soit, vous laisse toujours un goût. Il est variable même dans un registre restreint (je pense à la rédaction de ces fragments en forme de work in progress). Ce goût ne tient pas au contenu, mais à la manière dont celui-ci se déploie dans les mots, phrases, syntaxe qui nous sont extérieurs, imposés, à la différence de ce qu'ils rassemblent en nous. Ce goût est un sentiment, souvent obscur, qui traduit le regard que nous portons sur ce qui a toujours été là, nous accompagnait silencieusement, mais que nous considérons pour la première fois. Avec une sorte d'évidence, de fraîcheur qui parfois surprend. Avant de laisser place à quelque chose de plus ambivalent et qui laisse un goût d'inutile, de terriblement vain comme le geste d'une main à l'ami qui passe trop loin, et sans doute ne vous a pas vu. Crainte d'avoir commis un récit artificiel et surfait, d'avoir laissé passer ce genre de généralités plates qui paraît si vulgaire chez les autres, etc. Je veux effacer, jeter à la poubelle mais je me dis alors — en relisant tous ces riens égrenés, ces rendez-vous manqués avec ce qui nous faisait signe, ces souvenirs improbables, ces réflexions inabouties — que, peut-être, c'est l'inutile qui rend le monde aimable. » (94) (belle justification pour ce Flotoir !)
La double longueur d’ondes
En ces pages encore, Patrick Corneau se livre à une analyse d’une introduction, signée Barthes, à La vie de Rancé de Chateaubriand, retrouvée par hasard dans une bibliothèque familiale. Il est question d’un chat jaune dans le texte de Chateaubriand. Barthes de commenter le « scandale de la parole littéraire. Cette parole est en quelque sorte douée d’une double longueur d’ondes ; la plus longue est celle du sens (l’abbé Séguin est un saint homme, il vit pauvrement en compagnie d’un chat jaune ; la plus courte ne transmet aucune information, sinon la littérature elle-même : c’est la plus mystérieuse, car à cause d’elle, nous ne pouvons réduire la littérature à un système entièrement déchiffrable : la lecture, la critique ne sont pas de pures herméneutiques. » (96-97).
Et Patrick Corneau de ramasser tout cela en une formule percutante : « Miracle de la parole littéraire qui commence très exactement là où se perdent les traces de l’intentionnalité »
La littérature nous tourmente
« La littérature nous tourmente de ses questions sans réponses et ceci est une bénédiction, une indicible grâce que rien n’explique – la condition même de sa survie. Le génie propre de la littérature ne vient-il pas aussi de ce qu’aucun des états du vivre dont elle s’efforce d’être l’expression, le reflet, n’échappe à une indécision de fait, aussi inscrite dans la chair du monde que celui-ci nous paraît objectivement fini, clôturé dans son évidence et l’absence de tout secret ? » (99)
mardi 10 mars 2020
Bialoszewski, Beethoven et Hölderlin
Une lettre très belle de Jean-René Lassalle dont j’ai publié hier dans Poezibao de très intéressantes traductions du poète polonais Miron Bialoszewski. Il me parle aussi dans cette lettre des cérémonies anniversaires autour de Beethoven et Hölderlin. Voici ce qu’il m’écrit : « J'ai traduit Miron Bialoszewski avec une plus grande lenteur que quand je connais la langue-source, mais j'emploie là mon habituel système de croisement des traductions allemandes et anglaises avec l'original et mon français. Évidemment il faut que je sente que j'ai assez d'informations pour que cela fonctionne. J'ai eu une bonne introduction à son œuvre par la poète germano-polonaise Dagmara Kraus (je prépare un livre sur elle). En tout cas elle est la spécialiste de Miron en allemand et elle a publié un livre sur cet auteur où plusieurs poètes allemands donnent chaque fois des versions différentes des mêmes poèmes, ce qui m'a aidé à voir les poèmes de Miron par plusieurs perspectives comme au travers de prismes cubistes, que j'ai alors pu agréger et affiner dans mon français habitué à l'expérimental. (...) Cette année il y a en Allemagne deux anniversaires culturels du 250ème anniversaire : Beethoven et Hölderlin. Ils sont nés en 1770, mais je n'ai pas découvert de points de contact entre eux. Le catalogue des évènements sur Hölderlin dans le Baden Würtemberg fait 200 pages.
mercredi 11 mars 2020
Lichens, encore et toujours
Amusement ce matin de recevoir une lettre d’un lecteur qui me dit : « Je trouve chez Stendhal, Lucien Leuwen, chap. LXI ‘...la petite table où Madame Leuwen prenait son lichen’ ! » Courte recherche faite, je constate qu’on buvait des infusions de lichens à l’époque ! « Lichen d’Islande. Lichen utilisé sous diverses formes (infusion, gelée, sirop) particulièrement à cause de ses propriétés toniques et antitussives. ‘Si vous voulez, madame dont la toux est légère ou très forte, ne pas troubler par ces accès la fête qui se donne dans trois jours (…) prenez : mousse de Corse (lichen gélatineux), lichen d’Islande, racines et fleurs de guimauve…’ (Mallarmé, Dern. mode, 1874, page 806). Par métonymie ‘Ces conversations se renouvelaient tous les soirs autour de la petite table où Madame Leuwen prenait son lichen’ (Stendhal, L. Leuwen, t. 3, 1835, page 289).
Et à cette occasion, je trouve une occurrence du mot sous la plume de Jules Verne, dans le très beau Pays des fourrures et en écho avec Pierre Gascar qui ouvre son livre sur cette nourriture des rennes : « Et en effet, la nature avait tout fait pour les y attirer, en prodiguant sur le sol cette espèce de lichen dont le renne se montre extrêmement friand, qu’il sait adroitement déterrer sous la neige, et qui constitue son unique alimentation pendant l’hiver. — (Jules Verne, Le Pays des fourrures, J. Hetzel et Cie, Paris, 1873)
S’emmitoufler de lecture
Je relève cette citation faite par la chercheuse Nathalie Raoux sur son compte twitter : « Stratégie Benjamin par gros temps : ‘s'emmitoufler de lectures’ avant de repartir au combat. »
Lire un livre six fois
Pour qui s’interroge beaucoup sur les manières de lire, ses propres manières de lire serait-il plus juste de lire, ce texte de D.H. Lawrence cité par Patrick Corneau dans une note de son site « Le Lorgnon mélancolique » : « Une fois qu’on a fait le tour d’un livre, une fois que son sens est fixé, c’est-à-dire figé, il est mort. Un livre est vivant tant qu’il a le pouvoir de nous émouvoir, et de nous émouvoir différemment à chaque lecture – tant que nous le trouvons différent à chaque fois. Nous sommes aujourd’hui inondés de livres superficiels, qu’on épuise effectivement en une seule lecture, et l’esprit moderne a tendance à penser que tous les livres sont ainsi, achevés en une seule lecture. Mais il n’en est rien. Et l’esprit moderne en reprendra peu à peu conscience. La vraie joie d’un livre est qu’on puisse le lire et le relire en lui trouvant toujours un autre sens, un autre niveau de sens. […] Il vaut mieux, beaucoup mieux, lire le même livre six fois, de façon espacée, que six livres différents. Parce que si un livre est capable de vous donner envie de le lire six fois, l’expérience de lecture sera plus profonde à chaque fois, et enrichira l’âme tout entière – l’âme sensible et l’âme intellectuelle. » Et comment ne pas relever cette autre remarque de D.H. Lawrence, qui réveille de douloureux souvenirs : « Toute la démarche de Lawrence va être de récuser, puis dépasser les lectures allégoriques et/ou dogmatiques-moralisatrices qu’on lui a assénées durant son enfance, jusqu’au dégoût, jusqu’à la révolte contre cette bien-pensance catéchisée ‘piétinant nos consciences pour y enfoncer la Bible, tels d’innombrables pieds foulant avec force un champ, mais les empreintes de pieds étaient toutes semblables, comme mécaniques, et l’empreinte si figée, que cela ne présentait plus le moindre intérêt’ ».
→ oui innombrables pieds foulant avec force un champ, empreintes mécaniques, tout endoctrinement est de cet ordre qu’il s’agisse du « catéchisme » ou de la doxa chinoise inculquée de force aux Ouïgours.
Tridents
Retour aux chers Tridents de Jacques Roubaud après une petite pause.
1158 La chasse au ‘squark’ squark est le cri du / ⊗ héron se / lon William Morris
et un squark est un superpartenaire du quark dont l'existence serait suggérée par la supersymétrie.
1159 Elizabeth Bowen la retenue comme / ⊗ un principe / grammatical. point.
Elizabeth Bowen, écrivain irlandaise (1899-1973), n’est pas Elizabeth Warren, ex-candidate à l’investiture démocrate aux États-Unis.
1184 (fastes) eau, i pas d’image d’eau / ⊗ que l’eau même / elle même même
Construction en fer
Nouveau chapitre dans le Livre des Passages de Walter Benjamin dédié à la construction en fer. « Le verre venu trop tôt, le fer prématuré. Le matériau le plus fragile et le matériau le plus solide ont été brisés, pour ainsi dire déflorés dans les passages. On ne savait pas encore au milieu du siècle précédent comment il fallait construire avec le fer et le verre. C’est pourquoi le jour qui tombe des verrières portées par les poutres en fer du plafond est si sale et si triste. » (172).
→ Quelle acuité non seulement de l’analyse mais aussi de l’observation. Il suffit de se transporter mentalement dans un passage (Cour du Commerce Saint André à l’Odéon mais aussi au passage Pommeraye à Nantes, pour comprendre très exactement ce que dit Walter Benjamin. Je pense aussi à une structure de ce type, très loin, tout au bout du Cape Cod, à Provincetown, un de ces lieux à demi-morts à quelques pas d’une intense et très factice agitation, qui a toujours fait sur moi un effet déplorable. Et a contrario je pense au Grand Palais, où fer et verre créent une lumière parfois si belle. Benjamin parle des années 1850, le Grand Palais a ouvert en 1900.
Cette remarque aussi : « Les ‘rails de chemin de fer’ avec le monde onirique à nul autre pareil qui leur est propre, sont un exemple très frappant de la grande violence naturelle qui accompagne, au plan des symboles, les innovations techniques. » (178).
Machines amoureuses
Benjamin les a-t-il utilisés ? Lui qui a tant « enregistré » : « pour moi, le magnétophone, la machine à écrire, et l’appareil photographique constituent vraiment des machines amoureuses, dit Denis Roche, cité dans La Montée des circonstances (154).
→ Certains s’en servent comme des armes, pour dénoncer, détruire. D’autres en effet comme enregistreurs du monde, par nécessairement dans sa beauté, mais dans sa vérité et sans but délétère.
jeudi 12 mars 2020
Christophe Esnault
Beaucoup aimé son livre, ville ou jouir et autres textes navrants (éditions Louise Bottu). Le récit d’une errance en ville et dans la vie après un suicide raté (pourtant une défénestration du 9ème étage). Ce matin il m’envoie des poèmes sur les apatrides culturels, qui me touchent. Cela rejoint un peu le thème des zèbres (alias surdoués) déjà abordé dans ce Flotoir. Beau poème aussi sur des femmes ostracisées car « sans profession » et qui élèvent leurs enfants.
George Steiner
J’écoute des entretiens « à voix nue », récemment diffusés sur France Culture, entretiens avec Laure Adler, qui en fait ont été en grande partie transcrit dans le livre dont il a été beaucoup question dans ce Flotoir, un long samedi. J’entends là les souvenirs et anecdotes du livre. Mais j’ai noté cependant dans la première émission cette interrogation à propos du jugement critique sur la musique, la littérature, qui ne peut pas se prouver. Ces jugements-là ne sont pas réfutables dit Steiner, qui ajoute « Il y a toujours dans le jugement esthétique un éphémère profond ». A mettre en rapport avec les propos de Jean-Yves Masson et Philippe Giraudon récemment cités quant aux difficultés éditoriales d’un Rimbaud, d’un Hölderlin.
vendredi 13 mars 2020
Je m’emmitoufle de lectures
J’ai voulu savoir quel verbe allemand avait employé Benjamin dans ces propos que Nathalie Raoux avait cités dans son fil twitter : « par gros temps : s'emmitoufler de lectures avant de repartir au combat. ». Elle me répond très vite et très gentiment que ces propos ont été écrits dans « une lettre à Hannah Arendt du 9 août 1940, rédigée en français "je m'emmitoufle de lectures" ».
Le propre de la littérature
Patrick Corneau toujours in Un souvenir qui s’ignore (titre dont je n’ai pas encore trouvé la clé dans le livre, soit parce que je ne l’ai pas encore eue sous les yeux, soit par négligence !) « Ainsi le propre de la littérature pourrait être de ne jamais apporter de réponse à l’interrogation sur la condition humaine, mais de faire constamment resurgir cette interrogation. » (108)
Je retiens aussi cette proposition de l’auteur : « Sauver la contradiction, en quelque domaine que ce soit, c’est sauver la réalité » (110)
Bartleby et Robert Walser
« I would prefer not to... Il y a quelque chose d’insolent et même de profondément subversif dans les refus doux et polis — mais intraitables — de Bartleby, l’impeccable scribe de Melville qui ne disait rien et n’acceptait rien, sauf des biscuits au cumin. Cette réponse blanche, ce retrait supérieur est la manière très aristocratique qu’a l’‘idiot intelligent’ de suivre sa ligne de fuite, d’être là où personne, c’est-à-dire le social, ne peut l’atteindre, le contrôler. Ainsi la réponse de Robert Walser au visiteur qui vient un jour lui rendre visite à l’improviste et à qui il se donne pour son propre domestique : ‘Robert Walser n’est pas là.’ Walser était un zéro qui ‘préférait’ être rien plutôt que quelque chose, que quelqu’un et n’avait rien à communiquer. Et en cela précisément réside sa richesse. Richesse du ‘fou’ qui rend fou les autres : avec lui nous ne savons plus où nous en sommes et, à la limite, qui nous sommes ! Il fut copiste comme Bartleby et consacra toute sa vie à copier, à transcrire des écritures qui le traversaient comme une plaque transparente. Lignée des intraitables, des incomparables, des uniques auxquels il faut ajouter, le Lenz de Büchner, le Prince Muychkine de Dostoïevski, le Champion de jeûne de Kafka, Jakob von Guten du même Walser, Mister Chance (La présence) de Kosinski et tant d’autres qui tiennent les ‘petits arrangements’ et la soumission — dont nous pensons que ‘c’est la vie’ qui nous les impose — pour intenables, inacceptables. Ces tenants du ‘ni..., ni...’ rendent d’autant plus insupportable la cohorte des artistes sans chair ni poisson qui transforment la brutalité du monde, c’est-à-dire tout excès ou étrangeté en «mi-..., mi... ». (118-119).
→ de façon générale je préfère les pages où Patrick Corneau célèbre, et il ne s’en prive pas. Mais certaines pages acides font aussi mouche.
La prière du dimanche matin
Et c’est étonnant (ou pas ?) de voir surgir au milieu de ces pages dont j’ai relevé, surtout au début, l’aspect un peu aigri, la misanthropie, la fameuse prière du dimanche d’Etty Hillesum. Patrick Corneau écrit d’abord « peu importe combien de fois l’on hésite, trébuche, désiste, ce qui compte c’est de continuer à vouloir ». Ne plus continuer à vouloir, n’est-ce pas une des grandes signatures de la dépression ? Il y faut des intercesseurs pense-t-il avec raison et il cite donc Simone Weil mais aussi Etty Hillesum. Dont il dit qu’elle a fait « tomber le kyste de préjugés moralisants que le simplisme d’un catéchisme bigot » avait laissé en lui. Il célèbre son importance, elle qui fut, à son insu selon lui, « proche de la spiritualité juive la plus authentique telle qu’on la trouve chez le grand Martin Buber ». Et il donne alors in extenso sa célèbre prière du dimanche matin, écrite le 12 juillet 1942. « Ce sont des temps d’effroi, mon Dieu (...) pour l’instant chaque jour suffit à sa peine (...) Une chose cependant m’apparaît de plus en plus claire : ce n’est pas toi qui peux nous aider, mais nous qui pouvons t’aider – et ce faisant nous aider nous-mêmes. » (120)
Michaux
Bel hommage à Michaux aussi qui revient souvent, par intermittences, dans les pages du livre de Patrick Corneau « De loin en loin je reviens à Michaux. J’aime le lire. J’aime tout lire de Michaux. Cela me lave le cerveau. Et j’aime le citer : ses phrases incisives, profondes et énigmatiques. » (123).
→ Il y a une évidence Michaux dont on parle si peu, y compris dans les milieux poétiques. Michaux que je connais depuis la fin de mon adolescence, donc des lustres avant mon immersion dans la poésie contemporaine. Que m’aura-t-elle apporté de plus ?
Encore une très belle histoire :
« Joyce et Wittgenstein aimaient particulièrement Tolstoï et notamment une petite fable écrite en 1886 qui s’appelle Combien de terre faut-il à un homme ? Elle raconte ce qui arrive à Pahom, un riche paysan qui veut acheter de bonnes terres pour une bouchée de pain à des Bachkirs prêts à les lui céder à une condition : il pourrait prendre autant de terres que ce qu’il peut parcourir, aller et retour, en une journée. On devine la suite : poussé par son avidité, Pahom va de plus en plus loin, et quand il se rend compte qu’il n’aura plus le temps de faire le trajet de retour, il est trop tard. Pahom meurt d’épuisement, les paysans l’enterrent. Conclusion : ce qu’il faut de terre à une homme, c’est six pieds de long : de la tête au talon. »
Petits récits
Comme une envie de collecter ces brèves histoires, contes hassidiques, petits koans zen, fables brèves. Souvent de tant de portée dans leur apparente modestie. Portée d’autant plus grande qu’elle a quelque chose d’énigmatique, que la question demeure ouverte, appelant à la reprise en tête permanente.
En voici une encore, toujours rapportée par Patrick Corneau : « Ce qui te reste à faire après avoir subi l’obscénité informationnelle des journaux télévisés : penser contre, ou du moins penser à part. Être une sorte de marrane et ‘judaïser’ en secret, en méditant, par exemple, les récits pleins d’alacrité de la tradition hassidique rapportés par Martin Buber : ‘comme on avait demandé à Rabbi Menahem Mendel de Worki en quoi consistait le Juif véritable : "trois choses nous conviennent, déclara-t-il : un agenouillement debout, un cri sans voix, une danse immobile ». On pourrait imaginer poursuivre cette liste, la pousser très loin. Il y a bien sûr le couteau sans manche et sans lame ! « ‘Quel est le son d'une seule main qui applaudit ?’ (Hakuin zenji; les Nine Stories de J. D. Salinger s'ouvrent sur ce kōan. »
Et alors ?
« Andy Warhol a créé la philosophie du ‘Et alors ?’. Les humains, enseigne Warhol, laissent souvent un même problème faire leur malheur pendant des années, alors qu’ils pourraient dire simplement : ‘Et alors’. C’était d’ailleurs une de ses locutions préférées : So what !
- Ma mère ne m’a pas aimé... Et alors ?
- Mon mari et moi avons perdu la confiance... Et alors ?
- Je réussis mais je suis toujours seul.... Et alors ?
Andy Warhol nous offre, l’air de rien, un moyen de vivre avec ‘l’insolubilité de sa propre vie’ comme dit João César Monteiro. » (155).
→ Le double sens d’insolubilité : ce qui ne peut être dissous d’une part ; ce qui ne peut être résolu d’autre part.
jeudi 19 mars 2020
Les vertus communes
Très belle note de lecture dans Poezibao, par Marc Wetzel, d’un livre de Carlo Ossola. Je relève par exemple : « D'abord, s'il y a, dans les vies sociale, politique, économique, culturelle, des moments calmes ou anodins, et d'autres critiques ou extraordinaires, la vie morale, elle, ne cesse d'être critique, car elle est, même dans l'existence commune et tranquille, le lieu même des dilemmes incessants (les cas de conscience), des choix douloureux ou délicats, car la crise de confiance entre les libertés, et, en chaque être, celle entre sa liberté vécue et sa liberté rêvée, sont permanentes : la vie morale ne connaît que la crise, car les êtres humains ne vivant que les uns des autres, leurs consciences ne peuvent choisir, en toute situation, de vivre que les unes pour ou contre les autres. La cohabitation des personnes démultiplie dramatiquement l'imprévisibilité et l'irréversibilité de leurs intrications, que par exemple (Hannah Arendt) la promesse et le pardon peuvent atténuer sans jamais les abolir. »
Cela encore sur la patience : « La patience qui (dit remarquablement Comte-Sponville) consiste à « faire ce qui dépend de nous pour attendre au mieux ce qui n'en dépend pas » - puisqu'elle est, explique-t-il, l'art d'accueillir le présent à son rythme à lui, non au nôtre – risque, cependant, de laisser passer une opportunité d'agir en attendant trop sagement que la porte s'ouvre ; l'impatience fait l'inverse : elle enfonce vainement la porte du temps, rêvant, à tort, d'une sorte de réel à volonté (comme si courir à la satisfaction pouvait en rapprocher l'horizon !), mais joue parfois avec succès la carte de l'attention active (là où l'attente passive de la patience s'asservit à la lenteur des choses ou surestime l'incompressibilité des durées). C'est pourquoi la posologie du bien est toujours délicate, et les vertus, même « communes », jamais facultatives. »
Une expérience
Expérience curieuse : c’est quand je sors, brièvement, d’un livre évidemment écrit avant et que je reviens à la réalité, celle de cette effrayante pandémie, qu’elle me saute au visage, qu’elle acquiert un peu de réalité alors même que j’ai passé une bonne partie de la journée à m’informer, sans résultat sensible en définitive. Je lève les yeux du livre, assez pessimiste, de Patrick Corneau et je ressens comme une déflagration de sens de ce qui est en train d’arriver. L’énormité de tout cela. Le coronavirus SARS-CoV-2 a un diamètre de 125 nanomètre (nanomètre, un milliardième de mètre).
Étonnant de voir que c’est par le contact avec un livre qui n’a a priori rien à voir avec cette catastrophe, qu’une forme de lucidité advient. Et que cela, toutes les émissions, même de qualité, regardées ou écoutées à longueur de journée ne l’auront pas fait. Comment accédons-nous à une perception, même imparfaite et partielle de la réalité ?
lundi 23 mars 2020
La viralité
Belle réflexion de Patrick Corneau, dont je viens de terminer le livre, sur son site, le Lorgnon Mélancolique, sur le thème de la viralité. Démonstration aussi que l’on peut être lu sur le net comme dans un livre, avant ou après un livre, voire sans livre jamais. « La ‘viralité’ parce qu’elle est accélération, multiplication, instantanéité des échanges – toutes possibilités offertes et portées par notre fascination pour la technologie – aura montré non seulement ses limites mais sa face délétère puisqu’elle a pris la forme non d’une métaphore mais celui nettement plus terrifiant de sa manifestation bio-épidémiologique. Cette viralité qui opère comme un diabolus absconditus nous l’avons sous-estimée car nous ne nous intéressons dans l’univers qu’à ce qui est à notre semblance… Depuis un siècle, nous lui avons offert un fantastique champ d’expansion mondial en multipliant à la surface de la Terre de redondantes copies d’une seule et intenable forme de vie : la nôtre.
Ce choc planétaire n’a pas le caractère d’un avertissement ou d’une sommation – et, quelque part, c’est heureux – car plus personne ne croit aux avertissements. Ceux du GIEC (Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat) montrent que même si nous sommes près du ‘point de basculement’ vers la catastrophe nous n’y croyons pas suffisamment pour prendre des mesures radicales. Non, cette pandémie s’impose comme un puissant et cruel levier, un bras armé atroce pour contraindre cette pauvre humanité à sortir de son inconscience, de son irresponsabilité, de ses errements.
Il faudrait, dit-il encore, repenser « toute cette socialité affairée, cet économisme hégémonique impatient de faire système, cette mobilisation infinie (Sloterdijk) qui n’est que le revers de la solitude angoissée des monades métropolitaines. »
Et si forte sa conclusion : « À concurrence de combien de morts – riches et/ou pauvres, jeunes et/ou vieux – allons-nous, ces prochaines semaines, payer cette épreuve de vérité ? A proportion de combien de faillites, d’emplois perdus, de foyers fracassés allons-nous entreprendre cette metanoia ? Quel montant en sacrifices de toutes sortes (faux rêves, illusions infantiles, utopies aberrantes) sommes-nous prêts à accepter pour enfin prendre soin de nous, de ceux que l’on aime et de ce que l’on aime dans ceux que l’on ne connaît pas ? Jusqu’où supporterons-nous la contraignante étroitesse du confinement, l’immense béance du désœuvrement pour grandir en humilité, croître en patience (ne parlons pas de sagesse) plutôt qu’en avidité prédatrice ? Sommes-nous prêts à nous asseoir ‘aux pieds de l’ordinaire, du bas, du familier’ comme le demandait le philosophe et poète américain Ralph Waldo Emerson (1803-1882) ? On le sait, rien de plus difficile que de se satisfaire de l’ordinaire, une vie n’y suffit pas, une civilisation non plus peut-être… ».
Un site à suivre, comme celui de Bernard Umbrecht, Le Saute-Rhin, des chroniqueurs complètement à part du mainstream, interrogeant en profondeur l’art et la littérature.
Un envahissement paisible
Toujours le même bonheur à publier le feuilleton réalisé à partir de notes de journal de Jacques Robinet : « Je laisse cette pièce se remplir lentement de la nuit. Dehors, le bruit assourdi de la ville. L’âge m’isole et me protège à la fois. Il y a cette faiblesse accrue qui me contraint à ménager mon corps. Tout se rétrécit et, inexplicablement, m’ouvre un espace inexploré. Je regarde s’évanouir la lumière de ce jour glacial et en même temps je m’aventure dans une autre clarté, d’une grande douceur. Ici, les mots trébuchent. Il s’agit de décrire un envahissement paisible qui se fait malgré moi, simplement parce que je suis là, sans bouger, attentif, offert. Je ne suis qu’assentiment à la vie qui s’épuise avec une exquise lenteur. On peut retrouver ce sentiment dans certains adagios de Schubert, aussi dans le deuxième mouvement du Quintette de Mozart pour clarinette. Mais s’agit-il de musique, de paroles ? Plutôt de consentement à l’invisible qui nous borde de toutes parts. »
Flacon de sels
la beauté insolente de la lumière sur la ville morte en ce jour de début de printemps – les goélands bien importuns et criards qui semblent avoir déserté les lieux (plus rien à manger ?) – et pax hominibus du gloria de vivaldi le matin – la lecture de plusieurs beaux livres – la découverte du premier numéro des cahiers michel butor et la reprise de contact avec cette œuvre dont je me sens si proche – les petits voix de deux petites filles et d’un petit garçon très aimés au téléphone – pouvoir écouter mozart (voir ci-dessous)
Pouvoir écouter Mozart
Même si je suis un peu plus jeune, une part de ce que dit Jacques Robinet ici, je l’ai aussi vécu : « Pouvoir écouter Mozart ! Don prodigieux de ce siècle, effroyable par tant de côtés. Je suis d’un temps d’avant la musique, comme on dit d’avant -guerre, ce qui est vrai aussi. Hormis quelques très rares concerts, parfois retransmis par la radio, — mais on écoutait peu la radio chez moi —, j’ignorais tout de ce monde qui ne cesse de sublimer le nôtre. A quinze ans, je faisais tourner la manivelle d’un tourne-disque pour écouter un Nocturne de Chopin, à dix-sept entra le premier « microsillon » et le premier électrophone Teppaz, me semble-t-il. Pensant à cela, je mesure le don qui met à ma disposition tout l’univers musical et ses plus merveilleux interprètes. Mes arrières grands parents sont morts sans rien savoir de ces richesses, auxquelles seuls quelques privilégiés avaient accès. »
Ma mère l’Oye
Quand je pense qu’on adule Ravel pour le Boléro et pas pour le Jardin féérique de Ma mère l’Oye.
vendredi 27 mars 2020
Rêve
« Je prends mon rêve pour la possibilité », Claude Minière, in Anthologie personnelle 2020.
samedi 28 mars 2020
Chaînes de résistance
La situation est catastrophique et ne cesse de s’aggraver.
il nous faut faire des chaînes de résistance, pas tant contre le virus, nous ne sommes pas trop qualifiés pour cela sauf à respecter les mesures de confinement le mieux possible, mais contre le désespoir qui peut vite nous envahir. En créant, en inventant, en partageant ce que nous avons à disposition, livres, textes, musiques, etc.
Premier geste de résistance, ouvrir le Flotoir. Qu’il soit là, ouvert, sur le bureau, prêt à recevoir ce qui lui est destiné, de quelque ordre que ce soit, comme une sorte de puissant antidote.
La vie est unique
Extrait de l’un des « Tracts » de Gallimard, une collection de petits opuscules de quelques pages que l’éditeur a commandes à ses auteurs. Ici Erik Orsenna : « Cette épidémie nous contraint de revenir à l’évidence : la vie est unique. Ce concept de ‘santé globale’ est développé dans le monde entier, à l’OMS (Organisation mondiale de la Santé) comme à l’Institut Pasteur, notamment avec le professeur Arnaud Fontanet. Si l’environnement va mal, comment les animaux peuvent-ils aller bien ? Et, à l’intérieur du monde animal, comment nous, les humains, pourrions-nous être les seuls à demeurer en bonne santé ? Comment préserver l’Océan si nous continuons de jeter dans les fleuves nos ordures, plastiques et autres ? L’idée de frontières étanches entre les partenaires du vivant est une idée fausse. Voilà l’un des héritages de Louis Pasteur, et sans doute le premier. Quand la vie est attaquée, c’est que d’autres êtres vivants avaient intérêt à cette attaque. Cette idée qu’on peut morceler la réalité vivante n’est pas seulement une idée fausse, c’est une idée qui peut être meurtrière. »
Ou encore « Après avoir travaillé sur la ‘géopolitique des moustiques’, et maintenant sur la peste porcine, je commence à connaître un peu mieux la mécanique des épidémies. Allons-nous savoir tirer des leçons de cette nouvelle crise sanitaire ? Pernicieux cocktail que notre monde : une volonté infantile et /ou cynique de tout vouloir maîtriser, en même temps qu’un abandon aveugle à une course folle qui nous dépasse. Avant Pasteur, la médecine était surtout faite d’observations. Grâce à lui et à d’autres, nous avons avancé dans la découverte des causes. Ce qui est frappant, c’est de voir que les responsables des maladies infectieuses qui causent la mort sont de minuscules êtres... vivants, voire des particules inertes encore plus petites, composées d’un simple génome (ADN ou ARN) et d’une enveloppe – les virus. Je suis économiste et ce n’est pas le genre de choses, pourtant essentielles, qu’on vous apprend. Cette crise nous renvoie à notre fragilité. Plus le monde est relié, plus nous dépendons de ce qui paraît le plus insignifiant. Nous sommes beaucoup plus dépendants du plus faible que du plus fort. C’est ce que nous dit le formidable essayiste Bertrand Badie. C’est par le plus faible qu’arrivent les menaces. »
dimanche 29 mars 2020
Kafka, les images
Dans l’excellent livre de Patrick Corneau, Un souvenir qui s’ignore (éditions Conférence), je relève ce passage sur des réflexions de Kafka à propos des images : « Avec toujours la même précision prophétique, Kafka avait pressenti que la sophistication toujours croissante des images et des moyens de communication avait pour fin la tyrannie la plus implacable et que ‘l’humain’ passerait à la trappe. Comparant les illustrations d’un journal aux gravures sur bois d’autrefois, il fit à Janouch le commentaire suivant : ‘Celles-ci offraient encore un stimulant à l’imagination, laquelle pouvait les dépasser. C’est ce que ne font plus ces journaux. Ils brisent les ailes de la faculté imaginative. C’est tout à fait naturel. Plus la technique de l’image s’améliore, plus nos yeux s’affaiblissent. L’appareil paralyse les organes. C’est le cas de l’optique, de l’acoustique, des transports » et comment ne pas être frappé par la fin de ce passage de Kafka cité par Patrick Corneau, de manière là aussi quelque peu prophétique : « Je crois qu’avant peu nous devrons être en possession d’un passeport spécial pour descendre dans notre cour. Le monde se métamorphose en un ghetto. » (p. 167)
Hal
Amusant de retrouver évoqué dans deux lectures toutes fraîches, Corneau et Pachet, le fameux ordinateur HAL 9000 de 2001 : l’odyssée de l’espace et qui plus est, tous les deux faisant allusion à la même scène du débranchement de l’ordinateur dont Corneau va jusqu’à dire que c’est « sans doute une des plus effrayantes scènes de meurtre jamais filmées. ».
Sauvage
J’ouvre, ensemble, les deux livres de Pierre Vinclair qui paraissent en même temps (mais ils ne seront mis en librairie que plus tard... Agir non agir et La Sauvagerie. Un essai et un livre de poèmes. Profonde admiration devant l’intelligence, le caractère ardent et la productivité de Pierre Vinclair. Et comme il pose les bonnes questions ! On tourne ici autour de la question du sauvage. A partir peut-être déjà de cette précision « plus généralement, il faudra toujours tenir non pas deux, mais trois états dans l’analyse de la nature : sauvage (dont le développement est indépendant des plans de l’esprit), cultivée (objet d’un soin qui accompagne le développement des processus naturels) et domestiquée (dont le comportement obéit à des décisions humaines=. Les baies sont sauvages, les tomates sont cultivées, les OGM sont domestiqués. (Agir non agir, Corti, P. 23)
Sauvage le poème ?
« Ainsi, à partir d’un germe initial, qui peut être une idée, une référence, une vision, le poème sauvage se développe selon des directions imprévisibles, qu’il doit moins à sa correspondance aux attendus d’un genre littéraire ou d’illustres ainés, qu’à des opérations dictées par l’état chamanique dans lequel on est lorsqu’on écrit un poème. Par ‘état chamanique » je veux dire une attention à la fois flottante et aigüe à toutes les potentialités et ressources qui peuvent nous aider à accompagner le poème dans son développement, jusqu’à sa forme finale (par exemple entendre les assonances plutôt que les références faites aux choses, voir dans un mot son anagramme ou dans une expression sa conformité ou son écart à un schème métrique, plutôt que sa signification. » (24).
→ je trouve ça très culotté mais très sain aussi d’écrire cela dans une époque ravagée par le conceptuel !
Un peu plus loin, Pierre Vinclair précise : « l’état chamanique (...) étant celui d’une extrême disponibilité à toutes les invitations, il implique un relâchement ou un flottement de la réflexivité » (28)
→ je pense aussi à l’opération visuelle de désaccommoder, pour obtenir une sorte de floutage. Et bien sûr, une fois de plus à l’écoute flottante de l’analyste.
Le poème, un lieu d’articulation
« Les logiques qui peuvent amener un élément (qui n'est pas là pour s'imbriquer dans une démonstration, dans un schème narratif ou dans n'importe quel autre système surplombant le texte) à trouver sa place dans un poème sont multiples. À la différence d'un discours, un poème n'est en effet pas un morceau de matière linguistique dont tous les éléments tendraient à se synthétiser dans une chose unique, quelle qu'elle soit (sa signification, son effet, etc.) : il est plutôt un lieu d'articulation sans résolution de la diversité. C'est-à-dire, un corps. Cette diversité peut se ramener à au moins six logiques différentes : pour rendre compte de la place d'un mot dans un poème (pour répondre à la question : pourquoi ce mot est ici ?), on peut en effet mettre en évidence une logique référentielle (c'est le réel qui commande sa place), mais aussi pragmatique (c'est parce qu'on parle comme ça avec cette langue, dans tels contextes de la société), phonique (jeux de mots, allitérations, assonances, paranomases), syntaxique (c'est la phrase qui l'a mis là), textuelle (c'est un écho à un autre endroit du texte qui l'a mis là), culturelle (c'est un répertoire d'œuvres qui l'a mis là). L’écriture de poésie est comme un super-jeu de langage faisant coexister plusieurs de ces jeux de rang inférieur, chacun suivant ses propres règles. Le poème apparait alors moins comme une opération linguistique visant à réaliser un plan de l'esprit (comme peut l'être un discours), que comme un équilibre entre diverses logiques hétérogènes qui répondent à des enjeux qui ne se synthétisent pas. » (25)
Tapis d’échos
Très forte réponse d’Auxeméry donnée par Vinclair dans son livre : « tout est là : d’une part le poème suit la ligne de son ensauvagement qui lui accordera ou non tel développement et impliquera un réseau de relations et de correspondances qui constitueront son être final ; et d’autre part, il ne saurait se faire poème et espérer exister s’il ne répond pas à ce tapis d’échos auxquels il doit nécessairement trouver à se confronter (et parmi ces échos les exigences mêmes du lecteur pertinent, aussi sauvage que lui, au fond, et dont il faut bien supposer l’existence). Le poème est hanté de voix, oui, celles qu’il fait naître en se développant selon ses propres modes de réalisation/composition, et celles qui font appel, qui du dehors de son propre espace viennent lui rappeler qu’il ne peut advenir qu’en retour de sens. »
Sauvagerie encore
« La sauvagerie est ici une qualité d’articulation textuelle. Liée à la capacité de faire tenir ensemble le détaché » dit encore Pierre Vinclair analysant de façon remarquable un poème de Ted Hugues, « la sauvagerie d’un vers tient à son refus de se clore dans une proposition logique : le rythme déborde la phrase, chaque nouveau vers opère (notamment au moment du rejet) comme un tour de clé sur le précédent, et pousse le sens hors de ses gonds’.
→ et cela même c’est très sensible dans les dizaines du livre de poème publié en même temps que l’essai Agir non agir, La Sauvagerie.
Poésie inventaire
Vif attrait pour la poésie inventaire, celle de Butor, celle de Vinclair, celle de Baillieu dont je viens de lire un magnifique poème sur les lichens, celle de Ch'Vavar. La poésie où il y a « du monde » et pas celle où il n’y a que du vide ou, pire encore que le vide, que du Je-Moi
La pénombre des abstractions
Pierre Vinclair cite cette lettre de Ted Hughes : « J’étais conscient, à mesure que j’avançais dans mon écriture, que par-dessus tout je voulais débarrasser ma langue de la pénombre des abstractions qui, dans ma vision des choses, encombraient l’écriture de toute la poésie écrite après Auden... Donc je me suis décarcassé pour frayer un chemin vers une langue qui ne serait qu’à moi (...) Au sens où ce serait un abécédaire des termes plus simples que je pourrais ressentir, enracinés dans ma propre vie, mes propres sentiments à propos de certaines choses bien définies. Donc cette recherche consciente d’un réservoir, basique (et donc ‘limité’) de mots, défini par sa ‘solidité’ irréfutable, m’entraîna inévitablement vers le répertoire basique, défini par sa solidité irréfutable, de mes expériences – et donc vers les animaux, en gros : le panthéon des créatures sauvages de mon premier âge et de mon adolescence, saturées de sentiments vécus, intenses, de première main, qui remontaient à mon enfance. »
Pierre Pachet, toujours champion de l’ennui
« On peut sortir de l’ennui ou essayer d’en faire sortir autrui en (se) proposant une activité, une relation ; en interprétant l’ennui comme un appel (comme on le dit de certains suicides) : appel à l’aide, appel du vide à ce qui pourrait le remplir. Quand on agit ainsi, on suppose qu’il est bon non seulement de sortir de l’ennui, mais de se détourner de lui. La musique m’ouvrit une autre voie, ou me révéla une voie qu’à vrai dire je ne cessais d’emprunter sans m’en apercevoir. Au lieu de regarder jalousement mon douloureux ennui, lui préférant toute forme d’activité, refusant de loger en lui quelque chose qui risquerait de le dénaturer (refusant même de comprendre que l’ennui était un logement), il était possible d’ouvrir l’ennui à cette forme en expansion indéfinie qu’était la musique : si on acceptait de l’écouter, de la laisser développer votre attention, elle passait un pacte avec ce qu’était en définitive l’ennui, à savoir une vie intérieure informe et agitée, une vitalité confuse, empêtrée, en attente de formes, le chaos originel revenu se poser sur le monde.
Ces cartes qui font rêver
« Sombre profondeur des atlas historiques, où les drames, le bonheur campagnard, les forêts et les bourgades sont cachés derrière des tracés et des couleurs. » (Pierre Pachet)
→ j’ai chez moi une carte ancienne, superbe avec ses moutonnements verts, de la région d’Alsace. Souvent je la photographie ou la regarde et m’y promène. Surtout en ces temps !
Agaitier
Le gros livre Un écrivain aux aguets qui regroupent des écrits autobiographiques et des essais de Pierre Pachet, livre qui m’a tant retenue pendant plusieurs semaines, se clôt sur une forte postface de Martin Rueff. Je relève cela notamment : « En tout cas, il aima les résistants (de Michaux à Chalamov, de Chénier à Naipaul) et ceux qui les aimaient (je pense à Lefort) et les résistances, il les aima, ses propres résistances aussi, les colères, et la soif de justice qui les motive. C’est le sens profond de l’expression “aux aguets” qui sert de titre à ses Essais sur la conscience et l’histoire (2002). Pachet eût pu citer Hugo dans La fin de Satan : « Toujours être aux aguets ! Toujours être en éveil ! ». Il eût pu aussi employer ce verbe de l’ancien français : “agaitier” (guetter, être aux aguets, en embuscade). Pachet ne cessa d’agaitier. La conscience est l’exercice des aguets comme résistance : « cette contrainte est celle que la conscience, par sa nature même, par sa disposition, exerce sur elle-même, et qui fait qu’aussi rêveuse, ou somnolente qu’elle soit, elle penche constamment vers la vigilance, se privant elle-même de repos, nouant ainsi de troubles alliances avec ce qui lui fait peur (la violence, la torture, la cruauté, et ce qu’elle prétend combattre) » (Aux aguets). (pp. 954-955).
Acte de création, résistance, faire œuvre
Toujours dans la postface de Martin Rueff : « En mars 1987, Gilles Deleuze prononce la conférence ‘Qu’est-ce que l’acte de création ?’ Il y définit l’acte de création comme un « acte de résistance ». Résistance à la mort, avant toute chose, mais résistance aussi au paradigme de l’information à travers lequel le pouvoir s’exerce dans ces sociétés que Deleuze, appelle des « sociétés de contrôle » pour les distinguer de celles que Foucault avait analysées comme des « sociétés de discipline ». Tout acte de création résiste à quelque chose ; par exemple, dit Deleuze, la musique de Bach est un acte de résistance contre la séparation du sacré et du profane. Deleuze ne définit pas ce qu’il entend par « résistance », et il semble donner à ce terme la signification courante de s’opposer à une force ou à une menace extérieure. Dans la conversation sur le mot résistance dans l’Abécédaire, il ajoute, à propos de l’œuvre d’art, que résister signifie toujours libérer une puissance de vie qui avait été emprisonnée ou offensée ; pourtant, ici encore, une véritable définition de l’acte de création comme acte de résistance manque. Il me semble que Pachet nous permet de mieux penser ce qui résiste dans l’acte de création : c’est le faire œuvre. Le faire œuvre comme résistance à l’œuvre, et comme résistance à l’œuvre même de l’œuvre. » (ibid.)