mercredi 1er avril 2020
J’écoute
Beaux mots d’une amie dans une lettre ce matin : « Je travaille, médite, observe, lis et lie » et moi de lui proposer d’ajouter quelque chose qui est essentiel pour elle comme pour moi, j’écoute !
→ écouter d’autant plus que l’empreinte sonore de l’activité humaine sur la ville est totalement bouleversée. Presque plus de voitures, notamment et un silence très particulier que l’on peut trouver tour à tour magnifique et inquiétant. Il y a dans Le Monde daté mercredi 1er avril 2020 un bel article sur les effets physiques et psychologiques du bruit. Un entretien avec David Le Breton, anthropologue et sociologue et Michel Le Van Quyen, neuroscientifique : « La pandémie de Covid-19, avec les politiques de confinement mises en place pour l’endiguer, nous a fait basculer d’un monde d’agitation à un monde plus silencieux, du moins en extérieur. (...) Pour Bruit Parif, qui le mesure en Ile-de-France, celui-ci a chuté de 50 % à 80 % (de 5 à 7 décibels – dB) le jour, et la nuit jusqu’à 90 % (9 dB) sur certains axes de Paris intra-muros.
Pas de vraie défense contre le bruit
« Les oreilles n’ont pas de paupières, l’audition est un sens toujours actif, même pendant le sommeil. On l’explique en avançant qu’il y a des millions d’années ce sens servait de système d’alarme pour préparer le corps à l’action. De fait, chaque petit bruit entraîne, sans que l’on en ait conscience, une cascade d’événements biologiques et génère la sécrétion d’hormones du stress, tel le cortisol. Or une concentration anormale de ce type d’hormones a des effets dévastateurs, notamment sur les systèmes immunitaire et cardiovasculaire. Tout se joue au niveau du système nerveux autonome, une sorte de racine qui pénètre dans le corps et permet la régulation des fonctions vitales de l’organisme. Ce système est constitué de deux grandes branches, le système sympathique, que l’on pourrait décrire comme un accélérateur physiologique, et le parasympathique, qui est à l’inverse un frein. Lorsqu’une personne entend un bruit, le premier se déclenche. Pendant les moments de calme et de régénération du corps, l’autre prend le relais. Les deux fonctionnent en alternance. » écrit Michel Le Van Quyen qui ajoute « Le silence permet également au cerveau d’évacuer en quelque sorte ses déchets. A plein régime, celui-ci consomme énormément de glucose, ce qui génère une accumulation de toxine protéinique – les plus connues sont les bêta-amyloïdes. Leur évacuation a été pendant longtemps une énigme, car le cerveau ne possède pas, comme d’autres organes, de système lymphatique. La réponse a été apportée très récemment, en 2012, par la chercheuse danoise, Maiken Nedergaard (université de Rochester, New York, Etats-Unis). Cette neuroscientifique a révélé l’existence d’un système glymphatique constitué, non pas de neurones, mais de cellules gliales dans lesquelles circule le liquide céphalorachidien. C’est celui-ci qui évacue pour partie ces toxines. Selon ses travaux, ce sont dans des périodes de repos et de calme que l’évacuation est la plus active, jusqu’à 25 % fois plus, par exemple, lors d’une phase de sommeil profond. »
→ je me souviens avoir lu un article passionnant sur cette sorte de douche nocturne du cerveau !
Et David Le Breton complète ces propos : « Tout comme le bruit, le silence de l’un n’est pas forcément celui de l’autre. Pour autant, il renvoie quasiment toujours à une intériorité, une plongée en soi et à son histoire personnelle. Il peut mobiliser nos forces tout comme nos démons intérieurs et nos fragilités. Pour aimer le silence, il faut avoir une histoire de vie relativement paisible. Pour un homme ou une femme blessés, c’est moins aisé. Cette ambivalence renvoie, dans l’anthropologie religieuse, à une dialectique. Le silence peut être associé au meilleur – la voie d’acheminement de la prière, la méditation, la rencontre avec Dieu ou les dieux… –, mais aussi à la terreur, à une menace prochaine et tragique. Comme ce grand silence qui est décrit, dans la Bible, avant l’Apocalypse. »
La véritable pathologie du savoir
Belle réflexion d’Etienne Klein, dans un des « Tracts » de Gallimard : « Ainsi est-il devenu possible d’avoir suffisamment confiance dans son seul ressenti (sans doute dopé en intraveineuse par un surdimensionnement de l’ego) pour trancher d’un simple coup de phrase – en reconnaissant ne rien y connaître ! – des questions vertigineusement complexes. Par l’effet de quelque étrange paradoxe postmoderne, se savoir ignorant n’empêche donc plus de se considérer tout de même comme un savant, et de très vite le faire savoir urbi et surtout orbi. Croire savoir alors même qu’on sait ne pas savoir, telle me semble être devenue la véritable pathologie du savoir. Les vrais sachants, les spécialistes, les experts n’ignorent pas le savoir, eux, et ils savent également dire ce qu’ils ignorent : ils savent ce qui est déjà établi, mais aussi tout ce qui fait encore trou dans la connaissance, tout ce que le savoir ne contient pas encore et qu’ils viennent inquiéter.
La peste et le théâtre
Dans le même tract, Etienne Klein écrit : « Dans Le Théâtre et son double, Antonin Artaud faisait remarquer que la peste a ceci de commun avec le théâtre qu’elle pousse les humains à se voir tels qu’ils sont : « Elle fait tomber le masque (sic !), écrivait-il, elle découvre le mensonge, la veulerie, la bassesse, la tartufferie. »
samedi 4 avril 2020
Les perfections disparaissantes
De nouveau un belle note de Patrick Corneau sur son site « Le Lorgnon mélancolique » autour d’un livre de l’architecte-designer Ettore Sottsass (1917-2007):Citation de Sottsass : « Le propre de la perfection est de se perdre, l’enchantement est voué à disparaître. C’est comme ces framboises que je cueillais en forêt, au petit matin, souvenir ordinaire, certes – mais j’ai tant de nostalgie pour ces souvenirs personnels, souvenirs d’anciennes perfections perdues. En fait, je suis hanté par les nostalgies privées, et d’ailleurs aussi, d’une certaine façon, par les nostalgies collectives, qui remontent bien loin, à des temps très anciens, parce que je sais toujours quand une perfection des plus particulières se perd à jamais. On abandonne toujours quelque chose, on n’en finit jamais de dire adieu. Il faudrait peut-être essayer d’inventer de nouvelles perfections, penser à tout instant à une perfection que l’on pourrait perfectionner encore – autrement dit, le problème est permanent : il faut se construire sans cesse des perfections nouvelles, pour sans cesse nourrir en nous la nostalgie qu’elles nous laisseront. »
→ Ce qui me ramène loin en arrière, à la charnière de mes brèves études d’histoire de l’art et de mon métier de journaliste. J’étais passée à mi-temps au journal de décoration pour lequel je travaillais et forte d’un stage passionnant, deux ans auparavant, au Centre de Création Industrielle du musée des Arts Décoratifs créé par François Barré, j’avais eu l’idée de poursuivre mes études et de faire un mémoire sur le design italien. J’ai un tout petit doute sur le designer que j’avais choisi, mais si ce n’était Ettore Sottsass c’était donc son frère !
Cette nostalgie là
Patrick Corneau continue : « Tonalité qu’il est difficile de cerner en un seul mot car elle participe de la nostalgie, de la saudade lusitano-brésilienne, d’une mélancolie empreinte du regret des choses passées – ce qu’au Japon on trouve exprimé par le concept de Mono no aware (物の哀れ) – « sensibilité pour l’éphémère » – et merveilleusement illustré chez l’écrivaine et poétesse Sei Shonagon. S’il me fallait risquer un mot pour qualifier l’esthétique qui, en filigrane, court le long de ces vignettes décousues, je parlerais aussi de wabi sabi – cette vision esthétique japonaise, ou plutôt cette disposition spirituelle, dérivé de principes bouddhistes zen qui célèbre la vie dans sa perfection imparfaite, la beauté cachée dans l’inhabituel, les lieux ou les objets passés de mode qu’on néglige ou qu’on rejette. ». Et il conclue : « Écrit la nuit : un livre qui compte moins par les évocations ponctuelles de faits vécus que par les résonances multiples que le souvenir fait éclore par la grâce de l’écriture. Mieux même que le souvenir : l’ombre qu’il laisse à travers une réminiscence ! Il y a là un art musical de l’anamnèse tout à fait étonnant chez Sottsass. »
→ à rapprocher du propos de Joubert ! : La réminiscence est comme l'ombre du souvenir.
→ Et bien sûr du titre de Jacques Roubaud : mono no aware, sous titre, Le Sentiment des choses. Et à toutes ses recherches, jusqu’en ces « Tridents » souvent cités dans ce Flotoir.
dimanche 5 avril 2020
Les virus, tous les virus
Ce grand et fort article publié par Bernard Umbrecht sut sur son site Le Saute Rhin. C’est très scientifique et porte sur les virus, tous les virus, c’est passionnant.
Les lectures souvent ont cette capacité
Les lectures souvent ont cette capacité d’allumer certaines zones très obscures en nous, comme s’il y avait une longueur d’ondes propre à certaines formulations qui allaient rencontrer tel ou tel point-cible dans notre intériorité la plus enfouie.
Joseph Joubert
Retour à Joseph Joubert dont j’inscris chaque jour une courte citation en tête de ma compilation quotidienne de propositions culturelles pour ceux qui doivent rester chez eux.
« La réminiscence est comme l'ombre du souvenir. »
mardi 7 avril 2020
De la musique
Cette citation magnifique de Clément Rosset : « Le monde est trop plein d’images, de renvois, de références et de reflets : sa teneur en réel s’y dilue sans cesse dans le jeu de la réplique et dans l’espace du point de vue. Tandis que la musique met au pied du mur, produit soudain un réel sans réplique et sans appel. On ne s’attendait pas à cela – au réel, ainsi livré sans commentaires ; et il est déjà trop tard pour réagir, pour accommoder un point de vue. Face à la musique l’auditeur est toujours pris de court, pris par surprise. C’est que l’effet musical est avant tout un "effet de réel ", et que le réel est la seule chose du monde à laquelle on ne s’habitue jamais complètement. »
Clément Rosset, L'Endroit du paradis
jeudi 9 avril 2020
De la radio
Cette curieuse expérience : j’ai remis en service un ou deux petites radios à transistor dans la maison. Or j’ai constaté, tout à fait inopinément, que je n’avais pas du tout la même sensation de proximité et de présence avec ceux qui parlent à la radio lorsque j’écoute la radio sur Internet (et a fortiori en podcast) ou quand je l’écoute sur ces petits postes. Comme si quelque chose en moi savait instinctivement que dans un cas, la radio, il y a un vrai direct (relatif bien sûr mais cette sensation-là née de la transmission par les ondes radiophoniques) et dans l’autre, une épaisseur, une transmutation (n’est-elle pas effective dans la numérisation ?) qui altéraient ce sentiment de présence ?
Rencontre paréidolique
J’aime cette remarque de Jean-Nicolas Clamanges qui m’envoie une photo : « Je vous joins une récente rencontre paréidolique sur un sentier d'ici. ». Je l’aime parce qu’il y a bien un sentiment de rencontre dans ces brusques apparitions, ces surgissements de visages ou d’êtres plus ou moins bien constitués que nous voyons soudain dans telle forme naturelle, une pierre, un arbre, une branche, un rocher, etc. Je me souviens de ce sentiment très étrange, un jour, que ce petit caillou bleuté qui affleurait sur le sol d’une allée voulait me dire quelque chose, me parlait.
samedi 11 avril 2020
Et pendant ce temps-là dans les parcs et jardins
de la Ville de Paris : « Dans les parcs et jardins, il n'y a plus de piétinement, de gens qui s'allongent, jouent au foot, font leur jogging… Les pelouses ne sont plus tondues systématiquement. La flore peut s'exprimer librement, d'autant que nous sommes au printemps, période propice. Nous allons redécouvrir des fleurs vivaces comme les orchidées (on en compte 12 espèces à Paris). Les plantes vernales, c'est-à-dire celles qui fleurissent au printemps, s'épanouissent en ce moment. C'est le cas des jonquilles ou des narcisses qui vont être pollinisés par des abeilles solitaires tels que l’abeille charpentière ou le bourdon. Les primevères sauvages, les muscaris, les giroflées, les fumeterres rose bonbon, les chélidoines, qu'on appelle aussi herbes à la verrue, vont émerger. Il va y avoir pléthore de nourriture pour les insectes. Ils vont profiter de toutes les plantes qui seront moins impactées que d'habitude. Les papillons, hibernants durant l'hiver, vont se montrer comme le citron et sa couleur jaune-vert ou le vulcain, avec ses ailes noires, blanches et rouges. » (Xavier Japiot, expert biodiversité à la Ville de Paris)
lundi 13 avril 2020
Le sommeil
Il est, pour reprendre la formule de Pierre Pachet, « une enveloppe dans laquelle l’humanité de chaque homme se préserve ». » (cité dans Chez soi de Mona Chollet. Le livre de Pierre Pachet, La Force de dormir, est malheureusement introuvable sauf d’occasion à des prix astronomiques qui oscillent entre 50 et 200 euros !!!! – j’ai tenté un tweet à Gallimard pour une réédition rapide !)
jeudi 16 avril 2020
Les tridents de Jacques Roubaud
Mais pas cette fois dans la lecture continue et tranquille que j’en ai entrepris, mais via un article de Joseph Mouton que Pierre Le Pillouër a publié sur Sitaudis et qu’il me signale. Je relève :
« 6 Le trident aurait donc l'ambition de figurer ‘un atome de langue entendue’. Dans un de ses tridents, justement, Jacques Roubaud explique que la langue ne se compose pas de mots mais de phrases. Les mots sont en quelque sorte infra-atomiques, si l'on suit la métaphore que je file ici. Les vrais atomes de langue ressemblent à des phrases. J'ajoute ici le mot ‘entendue’ pour distinguer la langue-structure de la langue-parole (l'action effective de la langue). Or si l'on cherchait à fabriquer une sorte d'unité pour la langue-structure, on irait vers la grammaire, par exemple vers Chomsky. Mais l'ambition de Roubaud, telle du moins que je la comprends, est de fixer la forme d'un atome de langue parlée (d'abord entendue). Or un atome de langue entendue, nous dirons que c'est immédiatement de la poésie.
7 La poésie est atomique. Toutes les opérations de langage utilisent les propriétés de type atomique de la langue mais ne montrent pas leurs atomes. La poésie est intensivement atomique, parce qu'elle manifeste les atomes dont elle compose ses vers/ses phrases. L'atome se ressent dans la métamorphose du vers en phrase ou de la phrase en vers. Le trident est le plus petit atome saisissable de la poésie.
8 Ça paraît très ambitieux ; — mais l'œuvre, et plus encore le projet (s'il est permis de distinguer les deux), de Jacques Roubaud sont extrêmement ambitieux. Il s'agit de refonder rationnellement la poésie, dans la postérité, ou plutôt dans l'élan continué, du projet moderne de réduction des mondes à leurs éléments fondamentaux. Pensons par exemple à Bourbaki, qui fascina si longtemps Jacques Roubaud mathématicien, ou pensons à Frege, à Hilbert, à Brouwer, à Gödel, etc. Le trident est le nom d'un fondamental obtenu par réduction logique. »
Et aussi
« 15 Jacques Roubaud n'en parle pas : mais comme beaucoup de tridents (tendanciellement tous les tridents) accrochent un instant (ou pour mieux dire, la triple référence dont il est inséparable : un maintenant-ici-moi), le poète re-marque l'instant avec les sensibles immenses dont il est traversé, contrastés par les déterminations fines qui le singularisent. Rien de traditionnel du point de vue de la technique, mais un même fond immensément ancien. » (source)
vendredi 17 avril 2020
Lectures
Je continue le Mona Chollet, Chez soi et après lecture du Monde j’ai mis sur ma liseuse Écoute l’arbre et la feuille de David George Haskell. J’adore le début, montée dans un arbre remarquable d’Amazonie alors que se déclenche une immense pluie. C’est un peu comme le texte extraordinaire de Ponge sur la pluie en moins bien écrit (c’est une traduction) mais en plus sensuel. Et je continue le Mona Chollet avec plaisir. Ce matin lu les trois premières pages de Bureau de tabac de Pessoa (traduction de Max de Caaarvalho chez Chandeigne). Quelle œuvre !
Liliane Giraudon
« A nouveau entrer dans un petit cercle (ce carnet est mon cercle) celui d’un feu mais pas question de s’y réchauffer compte tenu de la température extérieure, peut-être y dormir, une forme du sommeil quand les images se dressent et fabriquent du son, pas du chant parce qu’on en est devenu incapable, plutôt une tension avec miss destruction en veilleuse dans le dos sans cesse présente et surveillant, elle n’est qu’assoupie et parfois comme ces derniers temps son nom est ‘découragement’. (Petite anthologie pour Poezibao)
mardi 21 avril 2020
Deux images récurrentes
Ces derniers temps deux images récurrentes. Nous sommes dans la cabine d’un immense tunnelier devant une paroi immense, opaque et très coriace. Nous sommes devant un mur mais nous essayons de l’effriter. Et pour cela, dans notre dos, la puissance de nos acquis, en particulier depuis deux siècles, notre savoir-faire, nos techniques et technologies. Ce mur nous l’effritons bien trop lentement, les dégâts vont être gigantesques, mais tout aussi importantes les prises de conscience. Il semblerait que cette fois nous n’ayons plus vraiment le choix et que nous n’allons pas pouvoir continuer à tout détruire sur notre passage. Même si certains pensent que tout recommencera comme avant, voire en pire.
L’autre image est celle d’une fourmilière. L’humanité est une fourmilière. Comment peut-on imaginer que des mesures de distanciation sociale soient possibles entre des fourmis ? C’est une vue de l’esprit, notamment dans les pays comme l’Inde, le Bengladesh, certaines pays d’Afrique. Et beaucoup disent aussi que nous manquons de leadership international. Chacun pour soi et plus de Dieu pour tous. Pas de reine dans la fourmilière. Ce qui fait craindre que le seul épilogue de la catastrophe en cours soit l’effondrement de pans entiers de la fourmilière et la mort de millions d’ouvrières.
vendredi 24 avril 2020
La poésie
D’une note de Jean-Nicolas Clamanges à propos d’un essai de Jean-Claude Pinson : « La poésie est intempestive ou ce n’est pas elle. Et pourquoi ? Mallarmé l’a dit : ‘sait-on ce que c’est qu’écrire ? Une ancienne et très vague mais jalouse pratique dont gît le sens au mystère du cœur. Qui l’accomplit, intégralement, se retranche’. Il eût pu écrire ‘se confine’, selon l’ancien usage signifiant la relégation aux limites, aux frontières, voire le ban. »
samedi 25 avril 2020
Note de passage
Je sais maintenant qu’on ne sait rien et que tout ce qu’on croit savoir à un moment est caduc peu après. Alors mieux vaut lire les classiques qui n’ont pas de date de péremption. Joubert est formidable. Il faudrait reprendre Valéry aussi.
Médecine
à laquelle je m’intéresse tant depuis des années, ce que ne trahit pas du tout ce Flotoir. Extrait d’un très passionnant article du journal Le Temps, « Bien plus qu’une pneumonie, le Covid-19 est une inflammation systémique des vaisseaux sanguins. Elle entraîne de graves micro-perturbations de la circulation sanguine pouvant endommager le cœur ou provoquer des embolies pulmonaires, voire obstruer des vaisseaux sanguins dans le cerveau ou le système gastro-intestinal, souligne l’institution dans un communiqué. Cette découverte pourrait expliquer les disparités entre individus face au nouveau coronavirus. ‘Alors que l’endothélium des personnes jeunes se défend bien, ce n’est pas le cas de celui des groupes à risque souffrant d’hypertension, de diabète ou de maladies cardiovasculaires, dont la caractéristique commune est une fonction endothéliale réduite’, écrivent les experts zurichois. De quoi réfléchir à de nouvelles pistes thérapeutiques qui combineraient à la fois le combat contre la multiplication du virus et la protection du système vasculaire des patients.
Note de passage
C’est par le contraste que l’on sent, que l’on voit, que l’on entend.
L’âme désarmée
Je ne parviens pas à reconstituer quel chemin m’a conduite vers ce livre, l’Ame désarmée d’Allan Bloom. Une émission de radio, un podcast, oui, mais lequel ? Mystère et boule de gomme. Bref, étonnante préface de Saul Bellow où il parle presqu’autant de ses propres livres que de celui qu’il est censé préfacer. À propos de son héros Herzog, il écrit par exemple : « L’état de confusion mentale dans lequel Herzog se débat a quelque chose de primitif : certes, comment pourrait-il en être autrement ? Pourtant, il y a tout de même une chose à laquelle il peut, aidé de son sens du comique, se raccrocher. Même dans le plus grand désarroi, il existe toujours un chemin qui mène à l’âme. Ce chemin peut être difficile à trouver parce que, quand nous arrivons au milieu de notre vie, il s’est effacé, et que les épaisses broussailles qui le recouvrent proviennent en partie de ce que nous appelons notre éducation. Mais le chemin est toujours là et il nous appartient de le maintenir ouvert pour pouvoir accéder à la partie la plus profonde de nous-même ‒ à cette part de nous qui est consciente d’une plus haute conscience, celle qui nous permet en définitive de comprendre et de juger. Assurer l’indépendance de cette conscience, lui donner la force de ne pas être affectée par le vacarme de l’Histoire et par les distractions de notre environnement immédiat, tel est le sens réel de ce combat qu’est la vie. L’âme doit découvrir son domaine et le défendre contre les forces hostiles, parfois déguisées en idées, qui vont fréquemment jusqu’à nier son existence, et souvent même tentent de la détruire purement et simplement. » (Allan Bloom, L’âme désarmée, avant-propos de Saul Bellow, traduction française de Paul Alexandre et de Pascale Haas, Les Belles-Lettres, 2018). Ah voilà que tapant ici le nom de l’éditeur, je retrouve le chemin et il est important de le dire ce chemin. Il s’agit de la très belle lettre que Les Belles Lettres envoient plusieurs fois par semaine depuis le début de la quarantaine (40 jours aujourd’hui en effet), avec des extraits de livres de leur catalogue, beaucoup d’Anciens, des livres de toutes époques sur un thème. C’est remarquablement soigné, choisi, édité. « Métamorphoses » ; « Une main tendue », « Cultiver son jardin », « Un supplément d’âme » et c’est dans cette dernière missive que j’ai lu un extrait du livre d’Allan Bloom qui m’a poussée à l’acheter.
De l’importance de la culture
et donc de la lecture ! : « La question qui se pose à tout jeune être humain : ‘Qui suis-je ?’ et le besoin puissant de se conformer à l’ordre de l’oracle de Delphes : ‘Connais-toi toi-même’ qui est congénital en chacun de nous, signifient en premier lieu ‒ en dépit de tous les efforts qu’on a déployés pour en subvertir le sens et dont quelques-uns seront exposés dans cet ouvrage ‒ ‘Qu’est-ce que l’homme ?’. Or, compte tenu des défaillances chroniques de nos certitudes, cela revient à tenter de connaître les diverses réponses possibles à cette question et à y réfléchir. La culture générale donne accès à ces réponses (...) L’homme qui a reçu une culture générale est capable de ne pas s’en tenir aux réponses faciles qu’il préférerait peut-être adopter, et cela non par esprit de contradiction, mais parce qu’il a connaissance d’autres réponses qui sont dignes de considération. Il est certes ridicule de croire que ce qu’on apprend dans les livres représente l’alpha et l’oméga de l’éducation, mais la lecture est toujours nécessaire, en particulier à une époque où les exemples vivants de valeur élevée sont rares. Et l’enseignement des livres constitue une bonne partie de ce qu’un professeur peut apporter à ses élèves : une instruction fondée sur la lecture et dispensée de façon adéquate dans une atmosphère où les relations entre le livre et la vie sont naturelles. »
Les arbres de nouveau
et cette fois je sais très bien qui m’a conduite vers ce livre, Mathias Enard dans sa sélection de poches du Monde des livres. Il s’agit de Écoute l’arbre et la feuille, Flammarion (traduction au fond assez maladroite du beau titre original, The songs of trees, de David George Haskell. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Thierry Piélat. Très belles illustrations de Valentine Plessy, dont on profite malheureusement bien peu sur la liseuse. Voici la présentation de l’éditeur : « Douze arbres mythiques, de l’olivier de Jérusalem au noisetier d’Écosse en passant par le sapin baumier d’Ontario et le poirier de Chine. Chacun à sa façon, ils sont porteurs d’une sagesse millénaire. Pour la recueillir, David G. Haskell est parti à leur rencontre. Attentif au moindre bruissement dans la canopée, au craquement de l’écorce, au suintement de la sève ou au ballet des fourmis coupe-feuille, Haskell révèle un monde d’une beauté inouïe. Alliant une écriture poétique au savoir du naturaliste, il montre que les arbres forment un immense réseau encore insoupçonné, qui raconte l’histoire de tous les êtres vivants – à commencer par la nôtre. »
→ Ce qui frappe, on le verra au fil de la lecture, c’est l’extraordinaire dimension d’écoute qui se manifeste dans ce livre. Une dimension qui me semble assez rare chez les naturalistes, sauf peut-être chez les ornithologues ? Dans son introduction, Haskell écrit : « Pour les Grecs des temps homériques, kléos, la renommée, consistait en un chant. Les vibrations de l’air recélaient la mesure et la mémoire de la vie d’une personne. Écouter, c’était donc apprendre ce qui se perpétue. Je me suis mis à l’écoute des arbres, en quête d’un kléos écologique. Je n’ai trouvé ni héros, ni individus ayant marqué l’histoire. La mémoire vive des arbres, qui s’exprime dans leur chant, nous parle plutôt de la communauté du vivant, d’un réseau de relations. Nous, les humains, prenons part à cette conversation, en tant que parents et membres incarnés de cette communauté. Écouter, c’est donc entendre notre voix et celles de notre famille. Chaque chapitre de ce livre est consacré au chant d’un arbre spécifique : la réalité tangible du son, sa genèse, et nos propres réactions physiques, émotionnelles et intellectuelles. La majeure partie de ce chant se déploie à la limite de l’audible. Écouter, c’est donc appliquer un stéthoscope sur l’épiderme du paysage pour entendre ce qui s’agite en dessous. »
Ainsi le livre débute-t-il par une scène extraordinaire que j’ai déjà rapidement évoquée. Le narrateur est dans la forêt amazonienne, en Équateur, auprès d’un ceibo. Et la pluie se déclenche. « Si nous entendons la pluie, c’est non grâce à sa chute, silencieuse, mais par le biais des multiples traductions fournies par les objets qu’elle rencontre. Comme tout langage, surtout un langage qui a tant à épancher et par l’intermédiaire de tant d’interprètes, les bases linguistiques du ciel s’expriment dans une exubérance de formes : martèlement strident d’une averse sur des toits de tôle ; clapotis sirupeux sur les ailes de centaines de chauves-souris, chaque goutte explosant en gouttelettes qui retombent dans la rivière sous leur vol rasant ; nuages d’épais brouillard suspendus à la cime des arbres, mouillant les feuilles sans qu’il en tombe une seule goutte – le son d’un pinceau encré sur une page. »
Le ceibo, qu’il faut prononcer seilbo ? : « un fromager, ou kapokier (Ceiba pentandra), une espèce d’arbre que beaucoup d’autochtones appellent ceibo ». Celui-ci mesure 50 mètres de haut et DG Haskell peut monter dans sa cime. « Cet arbre est un géant. Un pilier cosmique, axis mundi ? Peut-être, mais le son de la pluie voue à l’échec toute tentative d’isoler par la pensée l’arbre de sa communauté. Chaque goutte qui tombe frappe un petit coup sur une peau de tambour foliaire. La diversité botanique est muée en sons, elle se fait entendre sous le rythme du batteur. »
Une vraie symphonie de sons
« Au cours de mon ascension de quarante mètres par une succession d’échelles métalliques, j’ai traversé les couches de pluie : le son que celle-ci produit sur la litière et les plantes du sous-bois s’estompe à un mètre ou deux au-dessus du sol, remplacé par le clapotis net et irrégulier sur les feuilles éparses, les tiges tendues vers la lumière, les racines adventives descendant à la recherche du sol. À vingt mètres de haut, le feuillage s’épaissit et les rapides commencent à gronder. À mesure que je monte, les sons émis par les autres arbres se rapprochent puis s’éloignent, d’abord un cliquetis rapide de dactylo provenant d’un figuier étrangleur, puis le bruit de râpe des gouttes ricochant sur les feuilles d’une vigne hirsute. »
→ tout de suite, lisant cette description, tentant d’imaginer tous ces sons, j’ai pensé à la magnifique description d’une averse de Francis Ponge. « La pluie, dans la cour où je la regarde tomber, descend à des allures très diverses. Au centre c'est un fin rideau (ou réseau) discontinu, une chute implacable mais relativement lente de gouttes probablement assez légères, une précipitation sempiternelle sans vigueur, une fraction intense du météore pur. A peu de distance des murs de droite et de gauche tombent avec plus de bruit des gouttes plus lourdes, individuées. (...) » Mais la pluie de Ponge me semble plus froide et cérébrale que la pluie tropicale d’Haskell. !
Le texte de Haskell est à la fois très savant (et quel régal, une fois encore, avec tous ces noms d’espèces, sans parler des mots propres à la botanique) et abordable. Pas tout à fait comme si on se promenait avec un vieux grand-père connaisseur de plantes et d’arbres, mais ce serait un peu l’idée !
On retiendra aussi l’aventure d’une piqure terrible par une « fourmi balle de fusil » ! qui suscite cette remarque qui résonne aujourd’hui étrangement : « C’est ainsi que j’ai été initié à l’une des réalités de la forêt : dans ce réseau de relations interspécifiques, aucune trace de l’« innocence et [de] la générosité indescriptibles » dont parle le philosophe, poète et naturaliste Henry David Thoreau. Dans la forêt tropicale, l’art et la science de la guerre biologique atteignent leur plus haut degré de sophistication. ».
On peut lire aussi de nombreuses pages très intéressantes sur les peuples autochtones, ainsi que sur les immenses problèmes écologiques de la région, autour de la question des forages pétroliers.
Pastoral
Peut-être que je reste un peu sur les mêmes terres, d’une certaine façon, en abordant Pastoral, De la poésie comme écologie, vers lequel j’ai été portée par la belle recension qu’en a fait Jean-Nicolas Clamanges dans Poezibao.
Il y a une sorte de constellation autour de ce thème et de la relation écologie et poésie. J’y vois Michel Deguy, il y a un moment déjà, Jean-Claude Pinson donc et bien sûr Pierre Vinclair. Bien d’autres aussi dont l’œuvre est traversée de part en part par cette question, Fabienne Raphoz, Aurélie Foglia... mais de manière plus diffuse. Préoccupation qui me semble plus que « normale » chez les poètes, pour ne pas dire essentielle.
Pinson pose la question du rapport de la poésie et de la Nature, qu’il voit comme un « rapport de très archaïque connivence » et il ajoute « parce qu’il y a entre elle et la Nature, tacite, ce qu’on peut appeler, après le critique Paul de Man, un ‘pacte pastoral’. Il poursuit : « J’avance, telle est l’hypothèse centrale de la réflexion qui va suivre, primo qu’elle peut être définie, au plan théorique comme une écologie ‘première’ (au sens où l’on parle de l’ontologie comme d’une ‘philosophie première’ ; secundo, au plan pratique, qu’elle s’est posée, de longue date, en ‘gardienne et vengeresse’ de ladite Nature (selon les mots de Schiller). Ce qui revient à dire qu’elle est aussi écologie dernière, écologie des temps finaux, précédant l’extinction de l’humanité, en même temps que ‘discours’ dont la visée ultime, la fin dernière, est aujourd’hui de s’inquiéter de Gaïa et de tout ce qui est en elle vivant et survivant (revenant aussi bien, s’il se peut). (p. 10).
Voilà bien posé l’objet du livre mais cette présentation ne doit pas faire craindre une lecture trop ardue, des termes trop abstraits. En fait Pinson procède par séquences, non pas titrées, mais introduites par une sorte de petit panneau indicatif, en italique. « Affinités électives », « pacte pastoral » ; etc.
Une affinité élective
« De cette affinité élective entre poésie et Nature, de cette sensibilité en quelque sorte musicale du poème à l'ouverture sensible (plutôt que conceptuelle) au monde, découle une modalité du dire qui lui est propre. Son ontologie, sa diction de l'être (onto-logos), de l'être-au-monde, de l'existence, est de façon privilégiée celle où trouvent à se dire, plus spécifiquement, des façons d'être au monde dans la Nature, au contact étroit de la Nature, en lien avec elle. Si ‘écologie est un hétéronyme ou cognomen de poésie’, comme l'écrit Michel Deguy, s'il est possible de définir la poésie comme une ‘écologie première’, c'est en vertu de cette onto-logie qui lui est propre. C'est une métaphysique qui peut par conséquent éclairer cette relation privilégiée de la poésie et de la Nature. » (p.14)
Tout ce qui nous touche
Jean-Claude Pinson donne une très belle citation de Jean-Christophe Bailly : « Considérer que nous n'aurions plus affaire qu'à une ‘technonature’ n'est, pour lui qu'une ‘vulgate’ infondée : ‘Par-delà l'envahissement des objets, des filtres et des écrans, par-delà les quantités qui la peuplent et la perturbent — par-delà les hommes — Nature (phusis, natura naturans), écrit-il, demeure et résiste: elle est et continue d'être l'habitacle et le lieu, la somme déployée des espaces où les formes de vie viennent s'inscrire. Ce sera l'air et l'eau, la pluie, le vent, l'alternance du jour et de la nuit i. e. la course autour du soleil, les marées, les lunaisons et en nous l'équivalence ou le répons rythmique de tous ces cycles, sous la forme du respirer (le souffle), du circuler (le sang). Tout ce qui nous touche et tout ce qui nous parcourt. Tout notre toucher, tous nos contacts ».
Note de passage
Et comme tout ce qui nous arrive s’infiltre, s’insinue partout en nos lectures où nous détectons inconscience ou au contraire plus ou moins claire (ou obscure) prémonition !
Et retour indirect à Haskell
avec ces mots du musicien contemporain François-Bernard Mâche « partout, consciemment ou non, les musiques trahissent leurs attaches avec les sons du biotope ». Ces sons que traquent David George Haskell.
Chez soi et ailleurs
J’ai aussi entrepris en ces temps où on y est tout le temps, « chez soi », la lecture du livre éponyme de Mona Chollet. Une superbe anecdote à propos de Nicolas Bouvier : « Un épisode illustre son rapport très direct et pratique à la culture. Au cours d’une hibernation forcée à Tabriz, en Iran, où ils pensaient ne passer qu’une nuit et où la neige les a surpris, Vernet et lui découvrent un quatrain du poète persan Hafiz qui leur paraît saisir la quintessence de l’état nomade. Enthousiastes, ils demandent à un calligraphe de le peindre sur la carrosserie de la Fiat Topolino dans laquelle ils voyagent. Lorsqu’ils repartent, au printemps, le poème, ajouté à la taille minuscule du véhicule, fait sensation auprès des Iraniens. Bouvier raconte les scènes auxquelles donne lieu leur arrivée : ‘Retrouvé, aux étapes, ces meutes de curieux serrés autour de la voiture, et le flic qui déchiffre laborieusement sur notre portière cette inscription qui pourrait être subversive. Dès le second vers, le public enchaîne en chœur, l’exercice se transforme en récitation murmurante, les visages grêlés s’éclairent, et les verres de thé qu’il était, tout à l’heure, impossible d’obtenir surgissent comme par enchantement’ ». (Mona Chollet, Chez soi, éditions de la Découverte)
jeudi 30 avril 2020
Acoustique
Écoutant le ténor Christophe Prégardien s’exprimer sur l’acoustique des différents lieux où il pouvait être amener à chanter et comme cela influait sur sa préparation de tel ou tel concert, selon que l’acoustique était riche ou sèche, je me pose cette question : qu’en est-il de l’acoustique de notre for intérieur ? . Je la tiens pour variable en fonction de notre état d’humeur et que donc la musique, les voix, les mélodies, les paroles et les cris n’y résonnent pas toujours de la même manière.
vendredi 1er mai 2020
Réalisme
N’être ni pessimiste ni optimiste (ce qui suppose des projections si difficiles pour ne pas dire impossibles à fonder) mais réaliste. De cette manière énoncée ce matin par Edgar Morin dans un tweet : « Il importe de ne pas être réaliste au sens trivial (s'adapter à l'immédiat) ni irréaliste au sens trivial (se soustraire aux contraintes de la réalité), il importe d'être réaliste au sens complexe : comprendre l'incertitude du réel, savoir qu'il y a du possible encore invisible. »
Le cantique des trois enfants dans la fournaise
Découverte ce matin du magnifique Cantique des trois enfants dans la fournaise de Philippe Hersant. Le Cantique des trois enfants dans la fournaise est une œuvre composée par Philippe Hersant en miroir à la Messe à 4 Chœurs de Marc-Antoine Charpentier, elle en reprend les effectifs : quatre chœurs, instruments d’époque (baroque) et un cinquième élément (trois voix d’enfants solistes). Il s’agit d’une commande de la Maîtrise de Radio France et du Centre de musique baroque de Versailles, créée pour la première fois à Abbeville le 17 mai 2015 et enregistrée à l’occasion de ce concert à l’Auditorium de Radio France (aux éditions Radio France). Elle en reprend également la disposition spatiale en forme de Croix. Philippe Hersant, compositeur français né à Rome en 1948, est parmi les compositeurs les plus influents de notre époque. Tranchant avec le courant moderniste des années 70, sa musique s’inscrit dans la tonalité et demeure profondément personnelle, un style libre empruntant à de nombreuses époques musicales. Voici ce qu’il dit à propos de son œuvre : “Les références à la musique baroque (que j’aime particulièrement) sont souvent présentes dans mon œuvre, tant instrumentale que vocale. J’ai écrit plusieurs pièces pour viole de gambe, utilisé les cuivres anciens dans mes Vêpres, et rendu hommage à Marin Marais dans mon Trio, Variations sur la Sonnerie de Sainte-Geneviève. Je vais sans doute plus loin encore avec ce Cantique, en n’utilisant que des instruments d’époque et en m’inscrivant ouvertement dans une tradition baroque. Olivier Schneebeli, directeur des Pages et des Chantres du Centre de musique baroque de Versailles m’a fait découvrir à cette occasion les Poésies d’Antoine Godeau, évêque de Grasse et poète mystique, me suggérant de mettre en musique un de ses poèmes. J’ai longuement hésité, puis suis finalement tombé sur une longue et très belle paraphrase du Livre de Daniel, qui m’a semblé parfaitement convenir. Le Cantique des trois enfants dans la fournaise se souvient du chapitre 3 du Livre de Daniel, dans la Bible : Nabuchodonosor, roi de Babylone, fait jeter dans une fournaise ardente trois jeunes garçons juifs parce qu’ils refusaient de se prosterner devant sa statue. Marchant au milieu des flammes, Sidrach, Misach et Abdénago entrent en prière, bénissent Dieu et chantent la beauté du monde, des astres, des éléments et des créatures. Un ange leur apparaît au milieu de la fournaise et les sauve. » Écouter et voir le concert en suivant ce lien. (un concert de 2019). On peut lire le poème d’Antoine Godeau (1605-1672), en suivant cet autre lien.
samedi 2 mai 2020
Beethoven
Dans la très belle lettre périodique et thématique qu’envoie les Belles Lettres depuis le début du confinement, en puisant dans leur catalogue, je relève cette note de Maxence Caron, intitulée Beethoven ou l’héroïque vérité de l’oreille confinée : « La musique porte en soi un moment incomparablement révolutionnaire. Son histoire s’infléchit infiniment lorsque dans le silence et la solitude d’une décision maîtresse de sa science et libre de son audace, le travail d’un homme aboutit en 1804 à cette Symphonie ‘Héroïque’ qui est la IIIe de Beethoven. Que s’est-il passé entre cette inimaginable IIIe et, plus jeune seulement de quelques mois, l’extraordinaire IIe Symphonie qui dépassait déjà tout (et l’œuvre orchestrale de Schubert en est la méditation perpétuelle) ? Comment arrive-t-on des symphonies de Mozart, ou de celles d’un Haydn, qui est encore en activité, à un tel bouleversement de la parole musicale ? Que Beethoven possède-t-il, et par-dessus tous ? Point ici de ruptures épistémologiques chères à Bachelard, mais une épreuve, redoutable, qui, une fois dominée, ouvre l’oreille musicienne à une dimension vibratoire que nul n’a jamais entendue et qui devient principe d’une écriture nouvelle. Ce que Beethoven a de plus, c’est exactement ce qu’il a en moins : l’ouïe, qu’il perd à galopante vitesse dès le milieu de la vingtaine. Or cette surdité a ceci d’un destin, qu’elle est cliniquement liée à l’exercice musical même et aggravée par lui. Tel un penseur voué à une migraine chronique par une surhumaine abondance de découvertes, Beethoven est condamné à la surdité par l’activité qui lui montre les siennes. Une vie de confinement poétique en résulte, qui devient peu à peu un érémitisme joyeux. L’Héroïque correspond à cette décision de retrait : union de l’héroïcité des vertus et de celle de la pensée, l’œuvre est précisément le moment et le récit de ce choix. L’artiste est touché à l’organe du génie pour que le génie dépasse les facilités de cet organe. Coupée de toute parole issue du monde, et tenue par un devoir d’indépendance inscrit jusque dans la chair, l’écriture s’enfonce absolument seule dans la différence de sols inconnus, dont elle rapporte ce qui est absolument nouveau. Aussi l’œuvre véritable, messagère de rupture, est-elle incomprise un temps, comme le fut l’Héroïque par ses premiers auditeurs, tous gens fort cultivés et qui la jugèrent inaudible, illisible, insupportable, pompeuse, arrogante et vulgaire. À l’écart de la roterie collective, l’homme de l’art écrit pour l’avenir. Résolu à l’érémitisme, nourri de Plutarque, de Shakespeare et des Évangiles, Beethoven est le premier à retranscrire musicalement la Différence infinie de l’espace en qui est enchâssée la résonance, la vibration, soit la musicalité elle-même. La profondeur des contrebasses obstinées qui ponctuent la Marche funèbre de l’Héroïque ne pouvait être entendue que par une surdité à l’entendement de qui s’ouvrait le double-fond du coffre où sont accordées, par une volonté plus grande que l’homme, les offrandes musicales les plus démesurées.
→ j’apprendrais le lendemain que le violoniste Ami Flammer prépare un spectacle avec François Marthouret sur le Testament de Heiligenstadt de Beethoven, texte où Beethoven se rend compte qu’il devient définitivement sourd, et dit adieu au monde.
dimanche 3 mai 2020
Musique encore
Ce matin, sur ma terrasse marchant, j’écoute « Talmudiques » sur France Culture. Je prends l’émission en route, on parle de musique ! L’invité est Ami Flammer. Marc-Alain Ouaknin donne lecture d’une très belle citation de Jankélévitch sur la musique : « Oui, j'en viens parfois à me demander si le fait d'avoir une existence un tant soit peu musicienne, d'avoir consacré beaucoup de temps à un instrument, ne provoque pas une très légère ivresse qui à chaque instant nous accompagne et nous grise [...]. Ébriété presque impalpable, impondérable, comme une vapeur qui monte dans le soleil et nous soulève avec elle et nous donne un cœur printanier. Car la musique est là, sur terre, elle existe à nos côtés, comme une amie, et la plénitude de son évidence donne le courage de vivre, d'écrire, de continuer. Sans cesse je me dis : notre compagne la musique est encore là [...]. La griserie musicale ressemblerait peut-être à une espérance, pourvu qu'on ne se demande pas : l'espérance de quoi ? L'espérance en quoi ? J'espère... à condition de ne pas peser trop lourdement sur le complément d'objet direct ou indirect »
Histoire de violon
Beaucoup aimé l’histoire du violon d’Ami Flammer. C’est un Guarnerius de 1720, « l’année de la Chaconne de Bach ». Le violoniste fait une amusante comparaison entre les deux génies de la lutherie, Stradivarius et Guarnerius. Il décrit le premier comme un homme très sage, très méthodique et méticuleux, aux horaires rigoureux, extrêmement attentif dans le choix des matériaux. L’autre, qui travaille dans la même rue de Crémone, au même moment, il le décrit comme un excité, qui se bat en duel « et drague tout le monde dans la rue », capable de choisir un bois qui a des défauts mais qui lui parle, etc. Il ajoute que dans le milieu des violonistes on dit que ces deux-là sont comme Dostoïevski et Tolstoï et qu’on ne peut aimer les deux ! Il dit encore de Guarnerius qu’il est sublime mais pas serein. Et enchaîne sur son violon... propos qui ouvre d’infinies perspectives : les derniers quatuors de Beethoven auraient été créés sur cet instrument qui appartint à Ignaz Schuppanzig, violoniste ami de Beethoven.
Ces petites histoires
J’aime beaucoup le sous-titre de l’émission de Talmudiques, « ces petites histoires qui nous portent ». Contes hassidiques, koans zen, anecdotes... qui parfois font sens, en raison de leur ouverture, bien plus que maints concepts fermés ou élaborations théoriques. Les grands enseignements se sont toujours appuyés sur ces petites histoires. Envie de les collectionner, d’en faire recueil, simplement, comme une réserve de trésors. Le mot anecdote vient du grec, a privatif et εκδοτος : non publié, inédit. Publier des anecdotes serait alors un non-sens ?
Une petite histoire qui nous porte
La mère de Yehudi Menuhin, enceinte, cherchait un appartement pour la famille. Elle finit par en trouver un et c’est alors qu’elle s’apprête à signer que la propriétaire lui dit : « Ici, Madame, vous serez tranquille, nous ne louons jamais à des Juifs ». Rentrée chez elle, ulcérée, la jeune femme, enceinte, déclare que son enfant s’appellera Yehudi, ce qui veut dire Juif.
Tous les matins
Quand on se saisit de son violon le matin, pour faire ses gammes, dit encore Ami Flammer, à la première note c’est le violon qui vous dit comment vous allez. Si ça sonne bien c’est que ça va pas mal. (Source)
→ mutatis mutandis, j’ai tellement souvent éprouvé cela. Cette incroyable instabilité du sentiment que l’on peut avoir en abordant l’instrument, pour moi le piano, et à quel point les deux ou trois premières notes sont révélatrices. Energie, capacités à percevoir, à entendre, à écouter, souplesse ou dureté... tout un monde intérieur se révèle en un instant. Oui, exactement cela : « comment ça sonne ? ».
Une petite histoire qui nous porte
À propos de Ravel et de sa mélodie « Kaddish ». Ravel aurait découvert petit à petit une ascendance juive par sa mère, marrane précisément. Un jour, déjà âgé, il se décide à entrer dans une synagogue et entend le cantor qui cantille. Cela lui inspirera « Kaddish », la première de ses mélodies hébraïques. Ami Flammer dit adorer les minuscules petites ponctuations au piano qu’il décrit comme les commentaires des vieux Juifs dans le fond de la synagogue, à propos du texte lu ou du commentaire du rabbin.