photo ©florence trocmé - lichens
[notes du 5 mai au 22 juin 2020]
La rencontre paréidolique
Comme je disais à Jean-Nicolas Clamanges que j’aimais beaucoup l’expression de rencontre paréidolique qu’il avait employée dans un de ses mails, il m’écrit cela : « la question se pose d'examiner si ce qui vient à notre rencontre en telles circonstances, procède d'un hors de nous : "l'inconcevable s'ébauche à quelque pas de vous avec une netteté spectrale", écrivait Hugo, ou si c'est notre projection mentale sur l'écran des apparences, elles-mêmes projetées, comme le pensait Lichtenberg : "nous ne pouvons vraiment rien connaître du monde hormis nous-mêmes et les transpositions qui se passent en nous". Max Ernst semble tenir une posture disons neutre, depuis son expérience des frottages ou depuis le vieil enseignement de Léonard sur ce qui se présente au peintre dans les tâches d'humidité d'un mur, en parlant du "petit écran nommé rétine, lieu de rencontre entre le monde objectif et le monde subjectif" (Écritures, Gallimard, p. 419). Novalis paraît plus persuadé de la première option, en interprétant ces rencontres comme "des figures qui semblent appartenir à cette grande écriture chiffrée qu'on entrevoit partout" (incipit des Disciples à Saïs) mais dont la clef reste dérobée. Tranströmer, dont la poésie témoigne bien souvent de ces sortes de rencontres, dit assez admirablement que "des vérités s'(y) approchent l'une de l'autre. L'une de l'intérieur, l'autre de l'extérieur et on a une chance de se voir en leur point de rencontre." (Baltiques, Préludes II, in Visions nocturnes). Mais parfois, c'est qu'on y est requis par d'autres qui nous attendaient là:"(...) les taches qui se pressaient à la surface du papier peint/C'étaient des morts-vivants/qui voulaient qu'on fasse leur portrait" (Durant l'hiver 1947, in La Barrière de vérité). Car il est exact que si certaines de ces rencontres sont de l'ordre de la merveille, d'autres sont inquiétantes ; ce que Rilke interprétait ainsi : "toutes les choses terrifiantes ne sont peut-être que des choses sans secours qui attendent que nous le secourions" (Lettres à un jeune poète VIII). Quant aux merveilles affolantes de présence, je ne sais plus si ce n'est pas dans le flotoir que j'avais copié cette citation de Robert Walser : "alors l'homme ne trouve plus rien beau, parce que c'est beaucoup trop beau pour ses sens. Il se laisse donc, impuissant et saisi comme il l'est par l'émotion, regarder par le profondément beau plutôt qu'il ne le regarde lui-même. Le rôle du regard est alors inversé, permuté." (Les rédactions de Fritz Kocher, Gallimard, p. 91). En ce qui me concerne, cette expérience s'est ouverte très brusquement, voici bientôt quinze ans un après-midi d'été à Chamrousse, où marchant sur un sentier parcouru des dizaines de fois, j'ai vu de mes yeux vu des foules de visages apparaître dans les cailloux ; à cette époque, je n'avais aucune pratique photographique, mais l'insistance du phénomène et surtout son intense effet de présence m'ont inquiété au point de vouloir vérifier sa réalité, c’est-à-dire son caractère partageable si la photo de ce que je voyais parlait à d'autres. Comme le phénomène s'installait, augmentant mon inquiétude, j'ai cherché des appuis dans la documentation sur les phénomènes hallucinatoires, et j'ai parallèlement commencé à copier tout ce que je trouvais là-dessus chez les artistes. Ceux-ci m'ont beaucoup aidé à comprendre qu'il s'agissait moins de redouter la chose que d'en cultiver la chance inouïe (quoique à la portée d'un chacun si l'on s'y rend attentif). »
Le Grancino
J’ai sursauté en entendant le violonisteAmi Flammer, parlant de ses violons, évoquer l’un d’eux, un Grancino. Et l’histoire est ainsi faite que je me suis demandé si ce n’était pas le Grancino de mon père... « Pour un violoniste, le choix d’un instrument, la capacité d’acquérir un plus bel instrument, font quasiment partie de l’évolution de sa vie, de sa carrière, et même des progrès qu’il peut faire. Nous n’avons pas la chance (surtout du point de vue de la névrose) de changer d’instrument à chaque concert, comme les pianistes, et de jouer sur un instrument qui ne nous appartient pas. Les pianistes nous le rendent bien, qui raillent souvent nos obsessions et ne comprennent pas toujours que nous dépensions des sommes incroyables, qui leur paraissent disproportionnées avec les différences de son qu’ils perçoivent. C’est un débat sans fin… J’ai pu m’acheter mon premier ‘italien’ grâce à une tournée que j’avais effectuée avec Jean Ferrat. C’était un Giovanni Grancino de 1698, magnifique. Je l’adorais. Mon précédent était un beau violon moderne français de Jean Bauer (d’Angers), très puissant mais un peu cru. Comme souvent, quand on est jeune, on ne fait que passer d’un extrême à l’autre, dans ce domaine comme dans tant d’autres. J’ai adoré le Grancino : il était d’une douceur extraordinaire, il avait un dos sublime fait d’une seule pièce, d’un bois ondulé superbe. C’était en fait une erreur dont j’ai mis longtemps à me rendre compte, tant j’étais amoureux de ce violon. Le timbre était somptueux, les couleurs sonores, surtout dans les graves, assez envoûtantes, toutefois il n’était pas puissant du tout et ne projetait pas beaucoup dans une salle. Alors je me battais comme un fou, je ne voulais pas reconnaître que cela pouvait venir du violon, je commençais presque à prendre des défauts pour pouvoir sortir de ce violon une puissance qu’il ne pouvait donner ; j’incriminais l’acoustique de la salle ; chaque fois que l’on me faisait remarquer gentiment que j’étais un peu couvert par l’orchestre, je me disputais avec les chefs en leur disant que l’orchestre jouait beaucoup trop fort. Jusqu’à ce que plusieurs amis, mon ancien professeur, et même Étienne Vatelot, le grand luthier qui me l’avait vendu, me disent doucement qu’il y avait sans doute un problème avec ce violon, et que je ne m’en sortirais pas. C’était un déchirement terrible, j’ai vécu comme une véritable trahison l’idée même d’en acheter un autre. Cela m’a pris encore à peu près deux ans pour l’envisager sérieusement. En plus, l’objet était si beau à voir, si délicat, avec une couleur de vernis un peu orangée incroyable. Pourtant il a fallu se rendre à l’évidence, et j’ai commencé à chercher un autre violon un peu partout, avec un sentiment de culpabilité pas du tout étouffé. J’essayai beaucoup de violons, tous me décevaient, et surtout tous me paraissaient tonitruants, moi qui m’étais habitué à l’extrême douceur de mon ami Giovanni Grancino. Un jour, Vatelot m’appelle : « Viens vite à l’atelier, j’ai quelque chose, je crois que ça te plaira. » Je monte dans le fameux salon du premier étage, endroit magique où des dizaines de violons pendent aux murs et où se trouve le fameux coffre-fort destiné aux instruments de valeur. C’est aussi un endroit piège car tous ces violons au mur servent de caisse de résonance. Même des instruments moyens se mettent à sonner magnifiquement. Sur la table, posés avec une négligence apparente, quatre violons. ‘Tiens, essaie celui-ci.’ Je me mets à jouer et, très vite, je ne comprends pas. Ce violon est assez banal. Tout en jouant, mon œil est attiré par l’un des trois autres instruments : une merveille. Quelle forme noble et pleine de classe, quel magnifique vernis doré ! ‘C’est un sublime Stradivarius !’ Je me précipite dans le bureau voisin de Vatelot. ‘Bien vu, c’est le Stradivarius de David Oïstrakh ! Il est en réparation pour quelques jours. Je n’ai rien d’exceptionnel à te montrer en ce moment, tu peux jouer le Strad quelques heures.’ Quelques mois plus tard, coup de fil d’Étienne Vatelot : ‘Viens demain, je crois que j’ai quelque chose qui t’intéressera.’ Après tant de tentatives infructueuses, je n’avais plus beaucoup d’espoir. Du fait de mon expérience ‘grancinesque’ doucereuse, tous les violons, même les Stradivarius, me paraissaient criards et aigus comme des trompettes. Alors, je m’étais acheté un instrument français du XIXe siècle, relativement banal, mais qui sonnait beaucoup, juste pour me réhabituer à une puissance plus importante dans les oreilles. Cela a été très fructueux. J’ai toujours ce violon en ma possession. (...) Je repars donc vite chez Vatelot, et me voilà de nouveau dans le salon du premier étage. ‘Qu’est-ce que tu penses de ça ? Essaie-le, je te dirai après ce que c’est, ne regarde pas l’étiquette. »D’abord, coup de foudre physique. La première chose qui apparaît de façon flagrante, cette couleur de vernis sublime, typiquement crémonaise, ce blond vénitien, ce beige doré un peu orangé, et ce fameux fond de bois (le produit que l’on applique sur le bois avant de poser le vernis pour que ce dernier ne pénètre pas le bois, qui participe aussi à la couleur générale) qui fait briller l’instrument à la lumière comme un tableau de Rembrandt que l’on passerait devant un feu de cheminée, créant des ombres lumineuses incroyables. Les éclisses (le pourtour du violon) sont exactement de la même teinte, et de plus dans un état parfait. Le tout dans un bois très ondé, le dos d’une seule pièce. Le dos et les éclisses sont superbes. La volute (la tête), très délicate, à la spirale assez serrée, avec des petites « joues » sur le deuxième tour de la volute qui commencent à m’évoquer quelque chose… La table, un peu plus accidentée, comme celle de presque tous les violons anciens, surtout les bons puisque, d’une certaine façon, l’accident, le petit accroc de vernis, le minuscule éclat prouvent que l’instrument a été beaucoup joué et donc qu’il a plu à plusieurs générations de violonistes. Le tout avec des voûtes, des courbes d’une extrême délicatesse, typiquement crémonaise, pas comme certains instruments de l’époque, tellement bombés que l’on croirait les joues de Dizzy Gillespie. Mais on n’épouse pas qu’un physique. Il faut passer l’archet sur les cordes, émettre le premier son. Je suis d’abord fasciné par la corde de mi, ouverte, puissante sans être ‘gueularde’, pas criarde ; c’est un des grands défauts potentiels d’un violon. Et puis la corde de sol, la corde grave, chaude, pas artificiellement large, pas ‘salle de bains’, et qui garde un peu d’aigu dans son timbre. Si on n’aime pas l’aigu quand on est violoniste, il faut pratiquer un autre instrument ! Les changements de timbre d’une corde à l’autre s’effectuent sans violence, on a bien un violon égal et pas quatre univers différents sur chaque corde, comme sur certains instruments. Et pourtant, passé les premières minutes de bonheur, si prometteuses, quelque chose ne va pas. Le tout est magnifique, seulement il semble un peu bridé, retenu, comme un coureur de cent mètres qui se battrait contre un vent très fort. Tout est là, pourtant il n’avance pas tout à fait normalement. Cela m’angoissait beaucoup ; tout semblait parfait et pourtant quelque chose n’allait pas. J’étais dans une hésitation épouvantable : l’acheter, ne pas l’acheter ? Je n’arrivais pas à comprendre : comment peut-on avoir un « physique » pareil et être si limité ? Quelque chose me turlupinait. Le violon se trouvait-il dans son état optimal ? Peut-être fallait-il changer de réglage ; le réglage, c’est une opération très fine qui consiste essentiellement à jouer sur l’emplacement du chevalet, sur celui de l’âme, et de l’un par rapport à l’autre. L’âme, c’est cette pièce cylindrique qui relie le fond et la table du violon, la seule pièce qui relie les deux et transmet donc toutes les vibrations. Son épaisseur, sa longueur, à un dixième de millimètre près (puisqu’elle n’est pas collée mais maintenue uniquement par les jeux de pression), et surtout son emplacement par rapport au pied du chevalet peuvent être déterminants pour le son et le timbre de l’instrument. Curieusement, on appelle ce morceau de bois ‘l’âme’ dans les pays catholiques – car, de plus, on ne le voit pas de l’extérieur. Dans les pays protestants, on la désigne de façon beaucoup plus concrète : en allemand, c’est Tonstock, ‘le bâton du son’ ; en anglais, c’est soundpost, ‘le lieu du son’. (...) Le chevalet (petit pont sur lequel reposent les cordes) se trouvait bien au milieu exact de la table, ce qui est normal, cependant il n’était pas au milieu de la touche (pièce en ébène noir sur laquelle on pose les doigts). Donc, la corde de mi était si près du vide que parfois même les doigts glissaient et venaient taper sur le bois de la table. ‘Ami, le chevalet est bien au milieu, on ne peut pas le positionner autrement… — Essayons quand même, les violons ne sont peut-être pas tous symétriques (vaste question qui mériterait sans doute d’être posée dans d’autres domaines que la lutherie). — Non, je t’assure, on ne peut pas mettre le chevalet ailleurs, il est bien placé au milieu. — Essayons, je vous en prie.’ Vatelot a finalement accepté de faire cette tentative peu orthodoxe. Deux ou trois essais de recentrage et le violon s’est réveillé, il est reparti… et je l’ai acheté ! Le nouveau venu était un Guarnerius Giuseppe, filio di Andrea, Joseph fils d’André (tiens, encore un Joseph). Guarnerius était l’un des plus grands luthiers de l’Histoire. Guarnerius et Stradivarius habitaient dans la même ville, à la même époque, dans la même rue. Chez les violonistes, on a coutume de dire que l’on est Guarnerius ou Stradivarius, pas les deux à la fois. Un peu comme on est du côté de Tolstoï, ou bien de Dostoïevski. Guarnerius est peut-être plus cru, plus physique, Stradivarius plus soyeux, plus poli. En tout cas, ils se sont concurrencés et sans doute un peu détestés. Il y avait une véritable famille Guarnerius, et même deux Joseph : Giuseppe Guarnerius del Gesu, le plus célèbre, et Giuseppe filio di Andrea (pour les distinguer), et aussi André Guarnerius. Ce violon a été fabriqué en 1720, une des plus belles périodes de la lutherie italienne et aussi l’année de composition de la fameuse Chaconne de Bach, sans doute un des plus grands chefs-d’œuvre du répertoire pour violon seul : beau symbole. Il semblerait aussi que ce violon ait appartenu au fameux Ignaz Schuppanzigh, grand ami de Beethoven, premier violon du premier quatuor à cordes réellement constitué de l’Histoire. Ainsi, les cinq derniers quatuors à cordes de Beethoven auraient été créés sur ce violon, et si l’on ne peut pas affirmer que Beethoven l’ait entendu, puisqu’il était déjà sourd, on peut au moins dire qu’il l’a sans doute bien connu, et qu’il a imaginé très activement les sons qui en sortaient. » (Ami Flammer, Apprendre à vivre sous l’eau, Bourgois, 2016).
Flacon de sels
Suivre le parcours d’un instrument de musique - faire un footing plutôt revigorant sur ma terrasse, avec grand grand vent. Hier en chemisier manches courtes, aujourd’hui parka et gants, hier silence presque total, aujourd’hui retour partiel au bruit d’avant, avec même un marteau-piqueur. Mais ce matin le petit merle s’était rapproché et s’en donnait à cœur joie.
Comme les larmes
Superbe citation du livre de Mathieu Nuss, Astreinte à Côme, cité par Bruno Fern dans une note de lecture : « Comme des larmes coulent en petits pelotons, rangs serrés, parallèles, ou à peu près, ou se superposent à tout ce qui ne les retient pas, les phrases se conçoivent dans l’envie de progresser, affranchies, parallèles, ou à peu près, âmes qui, vivantes, acquièrent une méthode, manifestent quelques mécaniques. »
→ et comment en pas songer aux Gefrone Träne, les larmes gelées, du 4ème lied du Voyage d’Hiver de Schubert, un poème de Müller qui traite des larmes du voyageur de façon très concrète.
Improvisation
Ces mots de Jacques Robinet, son journal, inédit encore, dont il m’envoie à ma demande des bribes parfois dans ses lettres : « — Improviser c’est toujours transposer ce qu’il reste en nous d’une lecture, d’un spectacle, d’une musique. Il n’est pas de jour qui ne laisse son empreinte invisible. Écrire c’est donner voix aux mille voix qui nous pressent, c’est obéir à la poussée de tous les rus éparpillés qui convergent en cet instant, où on soulève la vanne qui leur permet de suivre leur cours. Sait-on jamais qui parle en nous, et à quel appel on obéit en écrivant ? »
Flotoir
Oserais-je l’écrire encore, mais je sens que reviennent le goût de la lecture, l’envie récurrente de l’approfondissement, sans plan, sur intuition, par les chemins qui s’ouvrent, même si certains se referment vite (mais au fond assez rarement). J’ai reparcouru rapidement quelques parutions récentes du Flotoir à la recherche de mes notes sur Philippe Grand, dont je vais publier à partir de lundi un feuilleton, construit à partir de son texte Appendice(s), dont il a déjà été largement question dans ce Flotoir. Texte difficile à suivre, mais tellement riche dans le pas à pas, qu’on ne s’en veut pas de ne pas le lire en continu mais de manière sporadique. De ces livres que l’on peut ouvrir un peu n’importe où, sûr d’y trouver quelque chose de substantiel pour la réflexion mais aussi pour le cœur, puisqu’il m’est si essentiel de ne pas les distinguer.
A l’instant, sur la terrasse, devenue mon havre et mon paradis, le lieu de mes marches réitérées aussi avec émissions, musique ou silence, écoute successive d’un entretien ancien de Philippe Grand, qui ne se répand pas dans l’espace public, c’est le moins que l’on puisse dire, avec Alain Veinstein puis le début d’un cours autour de Montaigne, par Antoine Compagnon, au collège de France en 2010. Il mettait en opposition la doxa de sa jeunesse, vilipendant toute écriture intime, autobiographique, personnelle et la doxa contemporain qui la porte aux nues. Cette idée aussi de Montaigne que si le chasseur vient pour la prise, sa place n’est pas là. Que ce sont les chemins, la recherche qui comptent.
Flacon de sels
ces heures de marche, dans un tout petit espace – et trouver cette citation d’Etty Hillesum : délicieuses ces petites balades revigorantes en plein air entre deux besognes. Avant, je ne le faisais jamais. (55)
Et Joubert ?
J’avais eu tant de plaisir à glaner des citations de Joubert. Je pourrais bien l’ajouter à ma petite ordonnance quotidienne, qui serait aujourd’hui, Roubaud, Benjamin, Hillesum et Joubert. J’en ai fini avec le livre de Denis Roche, en tous cas avec ce que je peux en faire, pour moi. Cette idée que la recherche théorique sur la photo ne m’apporte que peu, parce qu’au fond, au-delà de quelques évidences ressassées par presque tous, les démarches sont tellement différentes, les approches parfois tellement contradictoires, ne serait-ce qu’entre le photographe de hasard et celui qui compose, parfois jusqu’à l’obsession, sa prise de vue.
Retour aux Tridents
Oui, reprise des Tridents de Jacques Roubaud, vers la page 307... longue interruption, a-t-il écrit sur ce qui nous arrive, sur notre enfermement ? A-t-il piqué le virus avec ses tridents ?
1194 (fastes)
pirogue, i
feuilles couleur d’eau
⊗ couleur feuilles
qui coulent ensemble
→ lu l’autre jour un beau topo d’Auxeméry sur le haïku et constaté le gouffre qui séparent les grands haïkistes japonais anciens de tout ce que l’on peut tenter aujourd’hui, comme si l’on butait sur une impossibilité. Mais je trouve que les Tridents de Roubaud résolvent élégamment la question.
1199(fastes)
sommeil, ii : on dreams
mes rêves ne rêvent
⊗ d’autre monde
que ce rêve-monde
Et encore
1209 (fastes)
mémoire, ii
si tout souvenir
⊗ s’atteignait
nul n’aurait valeur
Ce dernier, enfin, comme un bel écho aux « Pourquoi ? » de Laurent Albarracin et aux « Marges de Pourquoi ? » de Boris Wolowiec (un feuilleton paru dans Poezibao)
1212 (fastes)
fleurs blanches, herbes noires, ii :
les fleurs récompensent
⊗ de rien, pour
le rien en son nom
→ Belles retrouvailles ! On peut retrouver un livre sinon abandonné du moins délaissé ou mis de côté comme l’on retrouve quelqu’un qui vous est cher. Je m’interroge de plus en plus sur le relire que je pratique très peu, trop absorbée encore par le à lire. Si j’écris encore, c’est qu’il me semble que le relire est acte de fin, quand on ne sait plus lire une première fois.
Notes de passage
le soi n’a qu’un roi, soi & son savoir est du soir
Musique contemporaine
Écoutant en travaillant la webradio « La Contemporaine » de France Musique, ce constat, une fois de plus : à certaines périodes de la vie personnelle ou collective, périodes troubles ou troublées est-il besoin de le dire, la musique contemporaine seule répond au chaos intérieur. Elle l’exprime, l’ordonne parfois, permet de l’assumer et de le faire danser.
Des arbres.
Comme il est dit que dansent sans fin les arbres dans ce très beau documentaire vu sur la 5 cette semaine. Assignés à résidence, incapable de fuir quoi que ce soit, les arbres ne cessent de bouger, dans toutes les dimensions. Leurs ressources sont immenses et souvent stupéfiantes. Comme elle a raison cette intervenante de penser que nous devrions davantage nous inspirer d’eux. Ils sont 3000 milliards sur la terre. Et tant et tant sont exterminés chaque année. Y aura-t-il une trêve maintenant, en attendant que les milliards d’arbres que l’on plante un peu partout grandissent ?
Artaud, Patrick, Isabelle, L’Irlande
Beaucoup aimé le livre de Patrick Beurard-Valdoye, Le Purgatoire irlandé d’Artaud. J’y retrouve la force étonnante et la liberté de sa langue poétique, liberté qui me semble s’être encore accrue, avec notamment l’introduction de « Patrick », voire « Isabelle », voire une curieuse mais assez transparente entité IPSAAT. J’en ai publié un bon extrait ce matin dans l’anthologie permanente et signe qui ne trompe pas, j’ai eu envie de saisir moi-même le texte, plutôt que de procéder comme souvent via une photo de la page puis la reconnaissance de caractères !
Philippe Grand
Je démarre aujourd’hui un nouveau feuilleton, à partir du livre inédit de Philippe Grand
(...)
« 2- capacité de presser un morceau de langage (une phrase comme
« Tenté d’écrire… ») – mais incapacité, ce geste commencé, de
s’interrompre même une fois le constat fait que ce morceau-là,
donné par quelque crispation de synapses, est pourri
3- capacité de renoncer (mais mise à l’épreuve : il suffirait de jeter
la feuille et les divers papiers (versions alternatives, tronçons à
demi développés etc.), c’est un geste plus simple qu’un coup de
rouleau sur un mur sale, mais un petit Leonardo en moi, un
Leonardino, renonce à l’accomplir : se dessineront, compte-t-il,
dans les taches et les traits, si je pousse encore, des guides, mûrira
la solution…
4- patience – et impatience
5- etc. »
Cela encore :
« Tenté d’écrire du type d’écrit auquel j’aspire
pour le connaître.
Tenté d’écrire du type d’écrit auquel j’aspire
qu’il est celui dont le désordre aura été travaillé de façon à restituer au plus près
mon désordre
Tenté d’écrire du type d’écrit auquel j’aspire
dès le blanc je cogne contre une difficulté plus grosse que celle de dire
le vrai et avec précision : la langue est face à moi, et je ne veux pas
rebrousser muet. »
Vidé ma tête sur le papier
Ce que je devrais faire, et ici aucune idée de comparaison avec Philippe Grand à qui j’emprunte cette expression : « Des lecteurs peut-être le pensent et le déplorent, voire s’en gaussent, que j’ai, plutôt qu’écrit, vidé ma tête sur le papier »
Tant de difficultés à retrouver mon assise d’avant. Mais faut-il chercher à la retrouver, ne doit-on pas plutôt s’appuyer sur cette impossibilité, cette impuissance pour repartir sur un autre pied, trouver d’autres chemins, d’autres manières, adopter un autre régime ? Question d’allure sans doute, de tempo, aussi et là serait sans doute le vrai moteur, la question du rythme intérieur. Peut-être est-il venu le temps où le Flotoir tout en restant enté sur la lecture et le commerce avec les textes, tous les textes, peut s’avancer dans une voie plus personnelle, admettre une voie d’eau, peut-être, puisque l’eau est avec le rythme un des grands réservoirs d’être.
La citation de Philippe Grand est extraite du quatrième épisode du feuilleton qu’il a tiré de son livre Appendice(s).
L’idée d’infiltration
Cela qui peut-être cadrerait avec mon actuelle impuissance à écrire : « Ce n’est qu’à partir du moment où elle [la tête] se remplit (pas besoin pour ça qu’elle soit pleine et déborde, ou soit occupée à demi ou au quart : je parle ici d’un quantième), ce qui lui arrive comme il arrive à un puisard, une poche, avec le temps, par filtration ou infiltration, ou par sécrétion, comme il arrive à une glande, que le goût d’écrire me vient ou revient – et parfois je suis abusé, parfois je chauffe à pomper rien. »
→ très forte cette idée d’infiltration. Être bien consciente qu’elle est plus ou moins (plutôt moins) volontaire, elle se produit de manière indépendante de la visée, de l’intention. De ce qui est perçu, reçu, lu, quelque chose, un informe en vérité, se fraie un chemin, va tenter des alliances improbables avec d’autres filons, produire quelque chose. Souvent presque rien, ou de très petit intérêt, ou de ressort strictement personnel. Mais un tout petit rien différent d’un rien.
Empreinte
« Il faut concevoir que les pensées vidées ont laissé dans la tête leur empreinte, ou une plaie, ou une racine, et qu’elles ont tendance à repousser à partir de cette racine, ou suinter de cette plaie qui ne se ferme pas, ou que la forme de l’absence est un possible moule. ».
→ Cela sans doute qui explique cette étonnante récurrence que l’on détecte quand on prend à rebours les chemins d’une écriture. Il y a de puissantes effets de redites et le nombre de thèmes abordés est finalement assez limité. Cette remarque que l’on se fait si souvent « ah j’avais déjà écrit cela comme ça à ce moment-là ».
Petit vrac du jour
David Le Breton, chez Laure Adler, « l’Heure bleue », France inter.
« Zone de liminalité (ou liminarité) », concept anthropologique, période du rituel pendant laquelle, l'individu n'a plus son ancien statut et pas encore son nouveau statut. Ce que souvent j’appelle le sas, la zone intermédiaire entre deux états. Le passé et l’à venir.
« Le masque nous défigure ».
« Le prix des choses sans prix », ce qui pourrait être aussi le titre de ces sels de la vie que j’ai un peu abandonnés, en tous cas à l’état de transcriptions dans le Flotoir pendant toute cette période de marge.
Écrire dans l’après coup
Seul en ce moment (il dure ce moment, près de trois mois que le carnet est vide), Philippe Grand m’amène à ouvrir ce Flotoir pour y transcrire tel ou tel éclat de ce feuilleton en cours pour Poezibao, à partir de son livre Appendice(s). Qu’il en soit remercié ici
« Est-il simplement trop tôt, ou dois-je enfin comprendre qu’on ne peut tout simplement pas écrire dans l’après-coup, quand tout est froid, se ferait-on le plus docile possible à cette idée et essaierait-on de se plier à l’exigence de redevenir pour cela celui que l’on était alors – en pariant sur quelque différence acquise entretemps et permettant, cette fois nouvelle, de passer* –, tout en sachant, de surcroît, que pour chaque feuille ou liasse de feuilles c’est un autre qu’il faudrait être, ou plus justement jusqu’à un autre état de soi qu’il faudrait pouvoir remonter ? »
→ Il y a dans ce que dit Philippe Grand d’une sorte de renoncement à un projet initial, trop ambitieux, rétamé par la « conscience de [ses] limites, quelque chose qui me fait songer au grand renoncement de Jacques Roubaud à son Projet. Dans un cas comme dans l’autre, dieu merci, l’écriture ne fut pas pour autant arrêtée à jamais, bien au contraire. L’œuvre se sera développée et construite sur les ruines du projet initial, dans le deuil de ce projet.
Le droit de se contredire
Je dirais même le droit à l’incohérence ! Je viens d’entendre une belle émission sur France Culture avec François Sureau. Il évoque Baudelaire disant que deux droits avaient été oubliés dans la Déclaration des droits de l’homme : le droit de se contredire et le droit de s’en aller. Citation exacte : « Parmi l'énumération nombreuse des droits de l'homme que la sagesse du XIXe siècle recommence si souvent et si complaisamment, deux assez importants ont été oubliés, qui sont le droit de se contredire et le droit de s'en aller. » (Préface aux Histoires Extraordinaires de Edgar Allan Poe.)
François Sureau publie tout prochainement un ouvrage chez Gallimard, L’or du temps où il « croise les époques et les personnages. Et dépeint une impressionnante fresque suivant le cours et les mystères de la Seine. »
→ que j’ai aimé cet aveu de l’auteur qui dit avoir profité pendant la période de confinement d’un RDV professionnel, dûment justifié, pour aller dire bonjour à la Seine. Dire bonjour à la Seine, c’est exactement l’expression que j’emploie. Le tropisme essentiel de l’eau bien sûr, mais pas seulement, une visite à une amie, La Seine. « La Seine est le fleuve sur le bord duquel j’aurai passé l’essentiel de ma vie. Je me suis aperçu très tard que cette mince coulée grise et verte formait le centre d’un territoire réel et imaginaire, dont je n’avais cessé de vouloir déchiffrer le secret. ». Il en va de même pour moi qui n’ai jamais vécu que dans deux endroits, distants de 2 kms, l’un tout près de la Seine, qui a donc baigné toute mon enfance et ma jeunesse, l’autre un tout petit peu plus loin mais qui me permet de suivre les boucles de la Seine, vers l’Ouest et vers le Nord-Est. Je ne la vois pas, je la devine et parfois les phares intenses des bateaux-mouches signent sa présence immuable.
Ce que dit le nuage
Très impressionnée et émue par un ouvrage reçu en PDF avant envoi postal, Ce que dit le nuage d’Enza Palamara aux éditions Poesis. L’auteure, originaire de l’extrême sud de l’Italie, qui s’en fut un jour en France, Nice, la Bourgogne, découvre très jeune encore la peinture grâce à la Chapelle des Scrovegni à Padoue puis la littérature, avec une sorte de trilogie, Montaigne, Baudelaire, Bonnefoy. Elle dit que la lecture de L’Arrière-pays fut pour elle une véritable initiation. Elle se lance dans les études et les recherches, se trouve détachée pendant quelques années à l’Institut Français de Naples quand elle est soudain atteinte par une grave maladie qui affecte profondément ses capacités de concentration. Une amie un jour tente un conseil, dessiner et peu importe quoi et comment, de la main gauche de préférence. « C’est ainsi que commença une étrange aventure : de gribouillages tracés très rapidement de la main gauche naissaient des images qui me parlaient, m’apportaient un secours inespéré. Tout enveloppées de mystère, elles semblaient me transmettre un message qu’il me fallait décrypter. » Elle prend l’habitude alors de travailler dans des carnets, où se mêlent dessins (au fusain) et mots. « Voilà que je découvrais peu à peu que les images n’étaient qu’une parole jaillie du tréfonds de moi-même, parole chiffrée qu’il fallait traduire, interpréter. Elle racontait mon histoire : celle de la petite Grecque de Calabre, désireuse de traverser le mur transparent pour aller à la découverte de son vrai lieu. Tout mon travail sur l’œuvre d’Yves Bonnefoy avait été inspiré par le désir de trouver ‘une terre seconde’, ‘un authentique séjour terrestre’ me permettant d’habiter pleinement cette terre que j’ai toujours aimée. Et cette terre n’était pas le lieu natal ou un autre lieu précis : c’était la terre entière que je désirais comme patrie. ‘Qui a su parler de la terre comme patrie ?’ Cette question que pose Philippe Jaccottet était aussi la mienne. ». Enza Palamara explique aussi qu’un ami lui a offert Le Nuage de l’inconnaissance, livre d’un mystique anglais anonyme du XIVe siècle. :
« Laisse ce quelque chose que tu ne comprends pas
s’emparer de toi et te conduire où il lui plaît [...]. Qu’il
te suffise de te sentir poussé avec une complaisance
intérieure par quelque chose dont tu ne sais rien... »
Le nuage de l’inconnaissance
Je retrouve sur le site de la revue L’Intemporel (Anne Mounic, Guy Braun, Claude Vigée...) un bel article de Christian Lippinois. Il y est question notamment d’un Dominicain, Bernard Durel, qui préface et présente la publication du Nuage de l’inconnaissance, en 2009, chez Albin Michel. Voici ce qu’il écrit : « Après avoir successivement fréquenté bien des lieux et des maîtres — dans la famille, l’école et l’Université, l’Église et l’ordre dominicain —, j’ai choisi de me rapprocher du Nuage de l’Inconnaissance. Car j’ai trouvé dans ce texte la perception la plus juste, la plus ultime de l’état des lieux : impermanence, incertitude, dilution à travers tous les niveaux. Un temps où le bavardage des experts a engendré le scepticisme général, où la maîtrise prométhéenne a donné naissance à une impuissance abyssale. [Notre époque] — celle d’Auschwitz et celle d’Hiroshima — a été couverte de l’ombre d’un "nuage". » Christian Lippinois cadre les choses : : « La mystique du Nuage de L’Inconnaissance appartient essentiellement à un temps de détresse, c’est sans doute pour cela qu’elle nous touche aujourd’hui. Le 14ème siècle est une époque terrible. C’est le siècle de la guerre de Cent Ans, celui de la Grande Peste, qui entraîne des pertes humaines considérables dans toute l’Europe. »
Beau creuset donc que celui des carnets d’Enza Palamara où se fondent Baudelaire, Bonnefoy, Jaccottet, Giotto, les peintures de paysages et où tous ces apports, filtrés par les circonstances et les empêchements de la maladie, « précipitent » sous forme de dessins au fusain, très souvent des sphères, représentant un monde de nuages, habité de silhouettes parfois, d’arbres...
« Entre le Nuage
de l’oubli
et le Nuage
de l’inconnaissance
tu scrutes
une parcelle de lumière »
Max Picard
Je suis tombée sur une allusion à un livre de Max Picard, Le Monde du silence. Voici ce que je relève dans un article de Patrick Kechichian pour La Croix, le 20 novembre 2019 : « Max Picard ? Un penseur suisse de langue allemande, né en 1889 dans la Forêt-Noire, dans une famille juive de nationalité suisse. Il vécut dans le Tessin, fut médecin, avant d’abandonner sa carrière. C’était un solitaire. Son fils Michaël voyait en lui un ‘homme de l’époque glaciaire’. Converti au catholicisme en 1939, il revint ensuite au judaïsme. Il fut l’ami de Gabriel Marcel, qui le jugeait ‘affamé d’authenticité’. Ils entretinrent une importante correspondance. Parmi ses livres, il faut citer, un essai sur Hitler, L’Homme du néant (1946, traduit la même année par Jean Rousset) ; Carlo Ossola, dans la préface du présent volume, en cite un paragraphe saisissant. Enfin, parmi ses autres œuvres, ses deux études sur Le Visage humain, dont l’une traduite en 1962, et La Fuite devant Dieu (1934 et PUF, 1956). ‘Le visage de l’homme est la preuve de l’existence de Dieu’, affirmait-il. Max Picard est mort en 1965, à Sorengo, dans le Tessin. Dans une lettre à Rilke, André Gide, en 1921, disait voir en Picard un ‘homme qui souffre, et dont la souffrance est d’une effrayante précision’. Lorsqu’il eut vent de ce jugement, l’intéressé contesta cette ‘exaltation de la souffrance’, jugeant qu’ ‘il y a quelque chose de plus grand que la souffrance – c’est la joie’ ».
Jules Verne de nouveau
Nouveau rapprochement avec Jules Verne. Ivar Ch'Vavar me signale un ensemble de textes écrits par Patrice Maltaverne autour de l’auteur des Voyages Extraordinaires, 77 poèmes de 31 vers chacun, plus ou moins justifiés, recoupant à peu près tous les Voyages. Un poème par titre. Ce qui m’a donné envie de revenir à la lecture de Verne, dans une période où j’ai tant de mal à reprendre le fil habituel de mes lectures. J’ai donc lu avec le plus grand intérêt Un Drame en Livonie. Une histoire quasi policière qui se déroule dans le cadre des pays baltes. Un homme déporté dans les mines de sel de Sibérie les a fuies pour revenir vers Riga, où demeurent sa fiancée et le père de celle-ci. Ce dernier est accusé à tort du meurtre d’un commis de banque dans une auberge. L’histoire est très sombre et se déroule sur fond de querelle d’influence entre les germanophones et les russophones dans cette région. J’avais choisi ce livre pour un de ses thèmes, cette fuite en hiver d’un des héros au début de l’histoire. Comme toujours puissance et beauté de l’écriture de Jules Verne. A bien y réfléchir, je ne suis pas sûre que l’intrigue soit totalement convaincante. Il faudrait tout mettre à plat, ce que je n’ai ni l’envie ni l’intention de faire pour tenter de voir ce qu’il en est.
François Sureau
Je l’ai entendu hier en tant qu’invité des « Matins de France Culture ». Il devait être question de son livre, L’Or du temps, publié aujourd’hui même chez Gallimard et dont le thème est la Seine. De la Seine, il fut assez peu question mais l’entretien est passionnant. Dans la foulée j’ai entrepris la réécoute de ses cinq entretiens pour « A voix nue » et surtout j’ai acheté le livre. Il est arrivé ce matin et je suis tombée sous le charme de l’incipit : « La Seine est le fleuve sur le bord duquel j’aurai passé l’essentiel de ma vie. Je me suis aperçu très tard que cette mince coulée grise et verte formait le centre d’un territoire mi-parti, réel et imaginaire, dont je n’avais cessé de vouloir déchiffrer le secret. Car je suis sûr qu’il y a un secret. Je le pressentais déjà au sortir de l’enfance, jouissant d’un monde que la mort — celle des autres ou la mienne — ne bornait pas. À présent qu’elle se rapproche, la mort m’apparaît comme un voile, de plus en plus fin au fur et à mesure que les années passent, posé sur toutes choses. Parfois, au cœur de la vie même, ce voile bouge légèrement au gré d’une brise à peine sensible, laissant entrevoir, de l’autre côté, les mêmes territoires que ceux de l’existence, mais comme ordonnés, éternellement accueillants. Apollinaire, Chrétien de Troyes, Lautréamont, l’auteur de ces lignes et tous ceux qu’il aime y sont enfin chez eux. Mon livre est un pressentiment. » (François Sureau, L’or du temps, Gallimard, 2020, p. 17).
Les bâtisseurs du temps
Autre lecture entreprise hier, Les Bâtisseurs du temps d’Abraham Heschel (Editions de Minuit). Comment ne pas être sensible au titre du premier chapitre « de tout ton cœur », alors que si souvent j’utilise cette expression : de tout cœur, de tout mon coeur ? « La plupart d’entre nous succombent au pouvoir magnétique des choses et n’évaluent les évènements qu’en fonction de leurs conséquences tangibles. Nous reconnaissons la valeur des objets qui se présentent à nous dans le royaume de l’Espace. Mais c’est dans le domaine du temps, et non dans celui de l’espace, que nous pouvons trouver ce qui est authentiquement précieux (...) Nos sentiments, nos pensées, sont notre bien propre ; les objets que nous possédons nous sont étrangers, souvent même trompeurs. Être est plus essentiel qu’avoir. Nous sommes confrontés avec les objets mais nous ne vivons qu’en actes. » (p. 7)
Sépharades et askhénazes
Un long développement analyse les différences entre « les deux grandes traditions dans la vie juive », les Sépharadim d’Espagne et les Ashkenazim. Le premier groupe est constitué par les descendants des Juifs qui s’établirent dans la péninsule ibérique sous la domination musulmane. (Sepharad, Espagne en hébreu). Expulsés d’Espagne au XVème siècle, ils s’établirent sur le pourtour de la Méditerranée. Les Ashkenaze (le mot signifie Allemagne en hébreu) descendent des Juifs venus de Babylonie et de Palestine jusqu’aux Balkans et en Europe centrale et orientale. Ils parlent le yddish. (p. 18). Heschel montre comment la vie intellectuelle des Juifs d’Espagne fut fortement influencée par le milieu, comment ils adoptèrent les genres littéraires des Arabes, leurs méthodes scientifiques, leurs catégories philosophique. Tandis que les Ashkenazes menèrent une vie spirituelle dans l’isolement : « ils purent développer leur propre pensée dans des œuvres spécifiquement juives et réussirent à créer des formes originales de vie sociale et individuelle. » (19)
Le yddish
Très belles lignes sur cette langue fascinante : « Les Juifs d’Europe orientale ont créé leur propre langage, le yddish, qui est né du désir de rendre plus proche, plus clair, de simplifier et d’expliquer les effrayantes difficultés des textes sacrés. Et l’on vit jaillir, comme spontanément, une langue maternelle, une expression directe des sentiments, une façon de dire les choses sans artifices et sans détours, une langue intime et chaleureuse. (...) Les Juifs ont parlé bien des langues depuis qu’ils vivent en exil ; mais il n’en est qu’une qu’ils aient appelé ‘juive’ ». (22).
Les grands textes
On retrouve cette opposition avec les grands textes. « Avant tout préoccupés de sauvegarder l’héritage spirituel juif, les Sepharadim sont les maîtres incontestés de la systématisation, du collationnement, de la codification des richesses éparpillés par le génie juif au cours des siècles. Les Ashkénazim étaient moins préoccupés de rassembler des textes, que d’y découvrir des sens toujours plus profonds ; pour eux l’important n’était pas de savoir et de conserver, mais de scruter et de comprendre ; leur but était moins la conclusion que la démarche de l’esprit pour y parvenir. ».
Du côté des grands livres, Les Mishne Tora, le Guide des égarés de Maïmonide (1135-1204) : les grandes œuvres classiques ne sont pas le produit de l’Europe orientale. « Toutefois, la distinction entre la cuture sépharade et la culture ashkénaze est plutôt dans la forme que dans le contenu (...) La différence (...) s’affirmerait plutôt à la manière d’une distinction entre une forme statique qui soumet la spontanéité à une norme stricte et abstraite, et une forme dynamique qui n’impose pas au contenu l’adaptation à un moule préétabli. La forme dynamique exige quelque chose de plus délicat, de plus direct ; elle laisse place à l’élan, à la surprise, à l’instantané. » (27)
Philippe Grand
toujours le même plaisir jubilatoire à le lire, pour préparer, trois fois par semaine, les parutions du feuilleton de Poezibao. Aujourd’hui une belle variation sur le thème de l’alambiqué.
« Ce que <je cherche> ?
- La précision (mais cela on le sait déjà).
- Ces moments où le dit s’égare et rebrousse, où
il s’étale sur très peu d’épaisseur, se dissocie pelliculaire,
se resserre en goulet et s’accélère, quand il
va très vite… s’évaporer immobile etc. »
Journaux de son
Cela qui me fascine à propos de la parution de Journaux de sons, de Louis Roquin : L'ensemble des Journaux de Sons du compositeur et plasticien Louis Roquin, réalisés au cours de voyages en Asie sur une vingtaine d'années (1998-2016), constituent un hommage kaléidoscopique à l'écriture, à l'image, au texte et au son.
« Louis Roquin est compositeur. Il est aussi instrumentiste, il a été trompettiste. En cette qualité il a participé à de nombreuses créations et interprétations de musiques du temps présent. La création et la pratique musicales intenses ont été pour lui une base d'entraînement à la culture auditive qu'il a reportée sur le monde dans lequel il vit, voyage. Simultanément à des œuvres picturomusicales d'un foisonnement extraordinaire (voir ses Cent Tableaux Partitions), avec Journaux de sons il fait état de ce que son oreille lui dit, ouverte sur le monde. Pour appréhender les sons, les situations sonores et en faire part, aucun moyen n'a été laissé de côté. Les photos, les mots, les partitions sont ses outils et formes d'expression. Peut-être invente-t-il des rapports qu'il est seul à percevoir ou à interpréter ? Qu'importe les formes qu'il met en œuvre, accorder la priorité à ce qui sonne, justifie toute sa démarche. Le silence même ne lui échappe pas ; il existe par le son, sa présence fait partie de l'écoute. Le regard n'est pas absent, au contraire, mais ce qui est vu dans ses photos, confirme d'une autre manière ce qu'on finit par entendre à travers la lecture, sinon par écouter soi-même. Ce grand travail mené sur une longue durée fait partie, à l'avant-garde, de ce qu'il faudra bien comprendre : notre monde est fait de sons, la qualité de notre écoute n'est pas seulement à préserver, mais doit être développée. Sans cela comment se situer, vivre dans le monde ? Louis Roquin est musicien. Il nous transmet ce que son oreille lui dit. Au lecteur de s'ouvrir, grâce à la lecture de cet ouvrage et d'entrer non seulement dans un monde étrange mais de vivre sa quotidienneté avec tous les sens, en écoutant ce qui se passe autour de lui. »
Pierre Mariétan
« L'opération de Louis Roquin est d'une alchimie rare, parvenant à enfermer dans un livre ce qu'il ne peut contenir et que pourtant la lecture fait entendre : bruits, mélodies, vibrations. Peut-être, pour la première fois, peut-on tenir entre les mains un vrai journal de son. »
Pierre Tenne, En attendant Nadeau
Ces deux citations sur le site des Presses du Réel, éditeur du livre.
→ cet article me rappelle mon entreprise, hélas abandonnée dans un coin de Flotoir, consistant à relever chaque jour un son et une lumière. 365 sons, 365 lumières.... Ce serait à reprendre.
Je vois que Louis Roquin a collaboré avec Michèle Métail avec qui il a fondé l’association Les arts contigus.
Collection, toujours
Oui même quand le lire-écrire ne fonctionne plus (momentanément), toujours la collecte. Aujourd’hui ces vers magnifiques de Yeats, donnés dans un dossier d’Auxeméry pour Poezibao :
Silence enfin, plus de tentation.
Me voici, fin de vie en vue,
Pas plus d’imagination débridée,
Que le moulin de l’esprit occupé
À dévorer son os ou sa guenille,
Rien ne peut faire que vérité soit connue.
Original
My temptation is quiet.
Here at life’s end
Neither loose imagination,
Nor the mill of the mind
Consuming its rag and bone,
Can make the truth known.
De la traduction
Extrait d’une note de Camille Loivier : « l’art de la traduction. Elle permet de multiplier à l’infini nos sensations, de les creuser, de les enrichir sans pourtant jamais épuiser nos ressources. Elle crée par multiplication sans copier, ni imiter, sans cloner, ni dupliquer ce que les techniques savent seulement faire. La traduction est par définition en marge de notre monde et la première phrase du livre « la poésie est ce qui mérite d’être traduit » devrait être peinte sur tous les murs. »
Khlebnikov
Touchée par ces mots d’un envoi quotidien de poèmes de Jacques Fournier (par le mail), envoi aujourd’hui dédié à Khlebnikov.
« Car il faut (…) tendre vers un impossible, il faut dire, il faut ‘errer et chanter’, - c’est selon lui la vocation du poète - et dire, en l’occurrence, c’est lancer des mots dans la mer du futur avec peut-être une chance, on ne sait, qu’ils éveillent un écho. » Ces propos du traducteur Yvan Mignot sur Vélimir Khlebnikov résument ce que furent la vie, l’œuvre et la mort du poète errant, qui fut de Villon « un peu le frère » : initiateur du futurisme russe - mot qu’il n’employa jamais, mais il inventa « en bon troubadour, en poète qui trouve, un mot qui croise éveil et avenir, boudetlianin, qui nomme le citoyen du pays Ad-venir » ; expérimentateur du langage ; soldat de l’Armée rouge ; élaborateur, avec Alexeï Kroutchenykh, du zaoum, langue transmentale universelle ; utopiste persuadé du rôle primordial du poète pour éviter le chaos universel, Vélimir Khlebnikov meurt d’épuisement et de la gangrène en 1922. Il a 36 ans. Il fait partie, à l’instar de tant d’autres - nous l’avons déjà dit pour Tsvétaïeva - de la génération des perdants, « ceux qui en entrant dans les années de la révolution avaient déjà une forme, n’étaient plus de l’argile sans visage, mais n’étaient pas encore ossifiés, étaient encore capables de ressentir et de se transformer, encore capables de comprendre ce qui les entourait non pas dans sa statique, mais dans son devenir. »
« je cours sur le sentier sacré
parmi les géants des vieilles mers
en suivant les étoiles
éclairé par l’asile de nuit stellaire »
L’harmonie et la musique
Extrait d’un article de Pierre Tenne, pour En attendant Nadeau où il rapproche les Journaux de Sons de Louis Roquin, déjà cités ici et une traduction toute récente de la courte Autobiographie de John Cage chez Allia : « L’harmonie, donc : structure, moyen de juger les œuvres, par nature écriture. On sait depuis les travaux de Jessie Ann Owens (Composers at Work : The Craft of Musical Composition (1450-1600), 1997) à quel point cette importance accordée à l’harmonie dans les traditions savantes occidentales est affaire d’écriture. L’essor de la partition moderne est le temps où s’inventent les possibilités d’une verticalité impensable sans support écrit. La musique commence à s’écrire, n’en finit plus de s’écrire, dans une mise en notes des sons que l’on interroge bien peu, jusqu’à ce XXe siècle qui vit John Cage, après et avant bien d’autres, tenter d’autres mises par écrit des sons : graphisme musical de Morton Feldman, fantaisies de Satie, les « sons organisés » du dernier Varèse, jusqu’à ces musiciens plus récents que ne cite pas l’Autobiographie mais qui sans peine s’inscrivent dans cette généalogie, par le biais de l’improvisation (partitions graphiques utilisées dans le free jazz et les musiques improvisées) ou de la composition (musique concrète ou « nouvelle complexité » de Brian Ferneyhough par exemple). Bref, depuis Schoenberg, et Cage en est l’illustration, on ne compte plus les attaques faites à l’harmonie et à la partition. ».
→ et je songe ici à ce fil Twitter étonnant que je suis et qui propose des pages les plus extraordinaires de partitions de toutes époques (Musical Notation is beautiful : @NotationIsGreat)
A propos de Journaux de sons : « Chaque journal, chaque voyage suit un mode opératoire singulier où se mêlent trois « plans de mise en œuvre » (texte, photographie, partition) pour restituer les sons rencontrés. Pris entre ces trois plans, le son s’y délivre d’une manière entièrement renouvelée, abolissant ici la convention de la notation musicale et acoustiquant là une photographie banale d’une rizière chinoise. Livre impressionnant, au-delà de la technicité engagée par son auteur, Journaux de sons formule dès lors une nouvelle voie d’accès à la question du graphisme musical dans une remise en cause aussi radicale que paisible des partitions. Subverties, moquées, vidées mais révélées dans leur étonnante poésie graphique, notes et clefs de sol traversent ici les débats du XXe siècle pour s’épanouir dans une forme nouvelle, splendide, qui est musique autant qu’elle est tout le reste. Elles transpercent alors le papier pour venir se coller aux photographies, aux plans de Chine et du Japon, intégrant un espace-temps graphique plus en rapport avec l’espace-temps sonore de la musique. L’opération de Louis Roquin est d’une alchimie rare, parvenant à enfermer dans un livre ce qu’il ne peut contenir et que pourtant la lecture fait entendre : bruits, mélodies, vibrations. Peut-être, pour la première fois, peut-on tenir entre les mains un vrai journal de son. »
La Seine, un collage
J’avance doucement dans le beau livre de François Sureau, L’Or du temps. Livre qui ne correspond pas du tout à l’image que je m’en étais faite en écoutant plusieurs entretiens avec l’auteur sur France Culture. Le thème et c’est bien sûr lui qui m’a porté vers ce livre, la Seine. Elle est le prétexte « à une sorte de gigantesque collage dont l’eau du fleuve serait le fond, semblable à celui par lequel on commence à peindre une icône. » (p. 18). Oui un collage qui pour l’instant est surtout un collage de portraits, rattachés à divers lieux du parcours de la Loire. Parti de la source, mais dont il est finalement assez peu question, voilà que le lecteur passe un long moment très documenté avec le Général Charles Mangin, aux tout débuts de la Seine, à Châtillon-sur-Seine.
Agram Bagramko
Mais auparavant François Sureau aura introduit un personnage étrange, dont on ne sait très bien s’il est réel ou fantasmé, une sorte de double en tous cas de l’auteur, un certain « Agram Bagramko. En 1938, ce réfugié aux origines imprécises, proche du groupe surréaliste depuis l’époque dite des sommeils, mais séparé ensuite de Breton par un mysticisme tranquille qui le rendait suspect, peint la source de mémoire, dans une maison délabrée de l’avenue Junot. Il procédait souvent ainsi, semble-t-il, pour ne conserver que l’essentiel, et c’est de cet exemple que j’aimerais m’inspirer.) (p. 19)
Sureau dit un peu plus loin : « En commençant de voyager de la source à la mer, je voudrais suivre son exemple. J’ai regretté souvent de ne pas l’avoir connu, de n’avoir pu suivre que des traces incertaines. J’ai parfois, comme Cuvier, reconstitué le squelette à partir d’une simple dent. Je me suis donné un compagnon qui m’a séduit de loin et dont la séduction est restée vive à travers les années. » (24)
Imaginaire ou réel, ce personnage est là pour produire chez Sureau un décalage salutaire, le désancrer de son identité en quelque sorte : « À le suivre de loin, à distance de temps, il m’a du moins fait passer à cet état de conscience sinon supérieur, du moins pour moi désormais inaltérable, où j’accepte ce qui à la fois m’attache à mon pays et m’en détache, et où je trouve dans ces liens, sans cesse noués et dénoués, comme la préfiguration des derniers moments de la vie, ceux où l’on s’approche de la rencontre décisive qui marque le retour à la seule patrie véritable, à l’égard de laquelle ma curiosité n’a fait que croître au fur et à mesure que les années passaient. » (p. 25) François Sureau, L'or du temps, Gallimard, 2020
Les scories et l’or du temps
« Je connais toutes les raisons de ne rien aimer. Je me suis vu tel que je suis, j’ai fréquenté les juges, l’administration, les journaux, les politiciens et la Bourse. Moi aussi, j’ai vu finir le monde ancien, à quelque moment entre le match Fischer-Spassky à Reykjavik et l’assaut donné par les marsouins de Lecointre au pont de Vrbanja. J’ai même connu un peu de la guerre. Pris dans son erre j’ai ressenti l’impression d’être à l’abandon, si différent de ce que l’on avait attendu de moi. Je sais à présent qu’Agram Bagramko voyait juste. Le mal n’est rien, ne mérite pas qu’on s’y arrête. Je chercherai donc plutôt l’or du temps. Je le sais mêlé de scories, mais je crois qu’un jour viendra où celles-là mêmes nous apparaîtront pour ce qu’elles sont, et qu’avant ce jour il est inutile de trop y penser. » (p. 27)
De l’anonymat et de la notoriété
« Le Moyen Âge prisait l’anonymat. Ce n’était pas seulement par goût de la modestie, voire de l’humilité. On y était sans doute plus convaincu que l’homme qui se montre perd sa réalité dans l’instant où il se montre. Que ce qu’il donne à voir, même avec talent, n’est qu’une statue peinte, une représentation diversement habile des passions qui le défigurent, mais ne le constituent aucunement dans son être. (...) le maître de Wittingau ou celui de Schöppingen nous sont plus proches dans leur effacement volontaire que tous ces papillons avides de lumière que le XVIIIe siècle a créés, et qui, phares de la condition humaine, sont devenus lanternes, puis quinquets, enfin simples guirlandes de faible prix, dans l’indifférence générale. » (p. 34)
Sur la Seine, rêvant
Le lecteur est ensuite conduit à Troyes, il y rencontre Perceval et Chrétien de Troyes. « Chrétien de Troyes est l’un des premiers auteurs à avoir cherché son salut d’abord dans les lettres. En ce sens l’auteur du premier roman français serait aussi le premier écrivain français, chef d’une longue lignée issue du monde anonyme des artistes de la haute époque et qui mène jusqu’aux bateleurs d’aujourd’hui, dont l’œuvre trop mince s’efface devant le nom, en passant par Voltaire et Hugo. Le texte médiéval à ses débuts ne porte pas de signature. Le verbe de Dieu est seul créateur, non seulement aux origines mais à chaque instant, et l’auteur est le collectionneur de fragments de ce verbe dont il n’est pas le maître et dont même il se fait le serviteur. Puis il ne se met pas très haut. C’est un trait de l’époque. Avant lui viennent les écrivains d’autorité, les grecs et les latins, philosophes et poètes, et qu’ils n’aient pas été chrétiens ne change rien à l’affaire. Il les révère comme les seuls véritables artistes et son public aussi. Mais Chrétien, lui, ose divulguer son nom dès Érec et Énide, son premier livre. Cela ne signifie d’ailleurs pas que son œuvre, mille fois recopiée, incorporant peut-être d’autres textes, soit entièrement de lui. L’œuvre du Moyen Âge n’est pas fixe. Elle se déplace et change. C’est ce que Paul Zumthor appelle la mouvance de la littérature médiévale. » (p. 72-73)
Collage oui mais dans le flux
Le coup de force, ou de génie, de Sureau dans ce livre qu’il prévoyait comme un immense collage est de s’être calé sur la longueur d’onde d’un fleuve. C’est l’élément aquatique, le cours du fleuve, qui fait le lien et le liant, qui rapproche Mangin et Maigret
Les quatre sens
La doctrine des quatre sens (Pardes) est pratiquée dans la tradition judaïque pour l'étude de la Torah :
Pshat : littéral ;
Remez : allusif (littéralement : allusion) ;
Drash : allégorique (littéralement : creuser, sonder, chercher) ;
Sod (kabbale) : mystique (littéralement : secret).
Je suis retombée sur cette notion, que je crois avoir déjà relevée dans le Flotoir, en suivant une des pistes de François Sureau, quand il dit que Rachi, le grand rabbin du Moyen-Âge est né à Troyes comme Chrétien de Troyes et qu’ils sont à peu près contemporains : « À l’époque de Chrétien, Troyes était la ville du grand Rachi, l’un des maîtres avec lui de la première littérature française, écrite ici dans une langue d’oïl semée de tournures champenoises. Enracinés si l’on veut, ces deux écrivains de la pérégrination auront tenu toute terre pour une terre étrangère. » (p.74)
De la langue de Rachi
Cette vie dans l’ombre du Nom a fait de Rachi l’un des premiers écrivains français. Le yiddish, dialecte allemand, ou le ladino sont les plus connues de ces « langues juives » où les termes étrangers, dit Simon Schwarzfuchs, sont « recouverts d’un habit hébraïque ». Il a donc existé aussi un « judéo-français » dont Rachi fut le maître, et dont ses commentaires restent comme le témoignage de l’émergence du français, à une époque où les choses sérieuses se décrivaient en latin. » (76)
→ Étonnante et si vivante galerie de portraits, qui promène le lecteur dans le temps, puisqu’après Rachi on passe à un ancien évêque de Troyes puis à un clochard qui vivait sous les ponts de la ville dans les années 50.
Le Dispositif
Sur la foi d’un lecteur dont j’aime souvent beaucoup les avis, Patrick Corneau, je me suis lancée dans la lecture du livre Tout est accompli de Yannick Haenel, François Meyronnis et Valentin Retz, chez Grasset. Et ce n’est pas rien ce livre ! Voici ce qu’en écrit l’éditeur : « Dans quelle époque vivons-nous ? Tout indique que nous entrons dans l’âge de la fin : quand l’humanité vit entièrement sous la menace de sa disparition. De toutes parts, on sent croître l’emprise des réseaux numériques, l’intelligence artificielle décide pour nous et les transhumanistes promettent déjà les noces de la biologie et des algorithmes. La terreur nous saisit, de même que l’impossibilité d’agir. Si ce livre nous fait voir la catastrophe qui vient, il ne nous laisse pas pour autant dans le désespoir. Devant cette nouvelle situation mondiale, il enseigne l’art de n’être ni sourd ni aveugle. Il ouvre une brèche où la plénitude devient accessible, car le sauf n’est pas hors d’atteinte. Et par là, surmonte le nihilisme de notre temps. »
Tout le début de ce livre, je n’en suis pas encore sortie, est terrible, apocalyptique en effet. Analyse sans concession de la lente dépossession de l’homme de lui-même, depuis l’âge industriel et même donc un peu avant, jusqu’à aujourd’hui où l’homme se serait en fait complètement perdu, temps et espace détruits. « Paradoxalement, la confrontation constante à l’illimité pousse chacun vers une fermeture. À partir du moment où, avec l’instantanéité, toutes les trajectoires effectuées sur la Terre chevauchent tous les départs, le monde se transforme en cachot. La formule poétique de Rimbaud : ‘Arrivée de toujours, qui t’en iras partout’, est accomplie par la société planétaire, mais à rebours. Alors que le ‘voyant’ exprime la manière dont le réel vient sur nous, et se fait événement, l’emprise de la cybernétique nous rend désormais incapables de recueillir ce don. Les Temps modernes avaient mis l’‘Homme’ en position de souveraineté en lieu et place de Dieu. Mais l’‘Homme’ est supplanté à son tour par quelque chose de plus puissant : la virtualisation du monde à travers la mise en réseau numérique. Voilà l’émergence du Dispositif, qui contrôle à partir du virtuel tout ce qui existe. À ce titre, il étend sa présence à tous les endroits dans un même instant. C’est un système dépourvu de centre, où tout s’agence continuellement, où l’on passe d’un point d’interférence à un autre, où les connexions s’enchaînent sans fin. Le Dispositif se tient de tous les côtés à la fois, et rien n’échappe à son agencement. »
→ Notion tout à fait centrale que celle du Dispositif qu’il importe de bien comprendre dès son énoncé car elle va revenir constamment dans le texte. Précisons donc encore : « Le Dispositif engloutit le monde, et le réduit à rien ; quant au vivant, il le ravale à moins que rien. Avec lui, l’‘Homme’ n’est plus propriétaire de son histoire ; mais le rouage d’un fonctionnement qui lui échappe. Mis en échec, le projet des ‘Lumières’. Au lieu d’être les auteurs de leur destin, voilà les hommes agencés dans un processus. » (p. 51)
Elle a déjà eu lieu
Autre point capital à bien comprendre, même si pour l’instant, le lecteur peut rester dubitatif devant ces assertions : « Si l’on anticipe à ce point la catastrophe, c’est au fond parce qu’elle a déjà eu lieu. On redoute la ‘Grande Chose’ qui s’avancerait vers nous depuis le futur, alors qu’en réalité celle-ci nous précède, étant plus proche de nous-mêmes que notre veine jugulaire. Au vrai, sans le savoir, nous sommes déjà de l’autre côté du seuil. Car la catastrophe est inséparable de ce que le monde est pour nous. En ceci, la fin n’est pas une calamité que nous aurions à craindre. Elle est d’ores et déjà derrière nous. De fait, nous sommes entrés dans l’âge de la fin ; mais sans en voir le terme, comme si la fin n’avait pas de fin. » (p. 55)
→ Un peu « perdue » pour l’instant, je cherche à préciser où je suis, avec ce livre et je lis cela : « En 1997, Yannick Haenel, François Meyronnis et feu Frédéric Badré, écrivains trentenaires, créent la revue Ligne de risque. Valentin Retz les rejoint peu après. Le projet sonne comme un réveil : pour dépasser le nihilisme, il s’agit de penser le néant – « la part maudite », dirait Georges Bataille, l’un des inspirateurs de ce courant, et plus encore la figure incandescente du Maldoror de Lautréamont – pour de nouveaux commencements. L’entreprise est ouverte et libre. Elle est d’abord esthétique (la littérature, « la parole », a seule l’intuition du salut). Elle devient mystique, théorisant un « retournement messianique » puisé à la kabbale et à l’Évangile, à la Synagogue et à l’Église. C’est l’objet de ce livre en forme de conversion postapocalyptique. »
Et là, je reprends ce que dit Patrick Corneau : « La fin de ce que nous vivons et de ce que nous sommes a déjà eu lieu. Il n’y a plus de monde. Ce qu’on appelle couramment ‘mondialisation’ est en réalité une ‘immondialisation’. Tout le propos du livre va être d’étayer cette assertion, et principalement les raisons pour lesquelles cette évidence est non vue. Car c’est moins le désastre en soi qui est révoltant que le processus d’inversion proprement diabolique qui nous y fait adhérer, participer, collaborer. ‘L’immonde’ n’est pas la servitude volontaire ou les nombreuses formes d’aliénation que nous connaissons et autour desquelles nos filosophes médiatiques pérorent et caquètent.L’immonde est l’expulsion du monde où l’homme vit, d’où il vient, où il lui a été donné de s’épanouir : son écoumène, son lieu physique, biologique, mental et culturel. Son Heimat. L’humanité désormais n’est plus chez elle, on la pousse dehors. Qui ? Le Dispositif. »
La cybernétique
Je croyais cette notion un peu dépassée, il semble qu’il n’en soit rien et elle occupe dans le livre de Haenel, Meyronnis et Retz une place centrale. « Dès les conférences Macy, en 1946, d’où la cybernétique sortira, on se fixe comme but l’hybridation de l’homme et des machines. Pierre Cassou-Noguès, qui a consacré un livre à Norbert Wiener, envisage lucidement la machine cybernétique comme l’’autre de la bombe atomique’. Le fameux scientifique lui-même ne cachait pas l’appartenance de la nouvelle science au monde des catastrophes du XXe siècle, ce monde qu’il définissait comme ‘celui de Bergen-Belsen et d’Hiroshima’. Pour Wiener, l’invention de la cybernétique est donc une modalité de l’anéantissement. Une autre façon pour les hommes de se détruire. Quant au philosophe Martin Heidegger, il pourra dire avec justesse qu’elle est ‘la métaphysique de l’âge atomique’. Ainsi doit-on poser la solidarité de ces trois événements : le règne de la cybernétique, la menace nucléaire généralisée et l’expérience de la Shoah comme crime industriel de masse. Ils ont en effet comme soubassement une possibilité inouïe : celle d’une destruction programmée de l’humanité. Cette possibilité inouïe met en crise la pensée philosophique, et avec elle l’idée même de raison. » (p. 59)
Ce que sont devenus le temps et l’espace...
Deux très belles et terribles notions : l’espace-glas et le temps-sortilège. « Avec l’avènement du numérique, c’est le temps et l’espace eux-mêmes qui sont attaqués ; pas seulement les êtres et les choses. (...) Ce qui prévaut maintenant, c’est un instant évidé de toute présence. Les trois dimensions courantes du temps se laissent ainsi absorber dans un instant spectral, qui vient coiffer la temporalité ordinaire des hommes. C’est ce qu’on pourrait appeler le temps-sortilège. Il va de pair avec le raccordement simultané de tous les lieux de la planète, les rendant accessibles à chaque moment, pour le meilleur et pour le pire. Ce nouvel agencement, nommons-le l’espace-glas. En un sens, ces deux notions accomplissent la formule de Heidegger : ‘Le sans-distance règne.’ L’abrasion du temps et de l’espace modifie radicalement notre rapport avec le monde, en laissant de côté les sites où se rassemble l’existence de chacun. » (pp. 47-48)
Force des auteurs aussi de convoquer les écrivains, les philosophes, en des passages souvent poignants : « Comme dit Shakespeare : ‘Le temps est sorti de ses gonds’ – Time is out of joint. Nous faisons l’expérience d’un monde vidé de toute familiarité. Un monde connu et pourtant étranger, où un vide se superpose à ce qui nous environne. Par rapport à cette situation, il n’y a pas de retour – et nous commençons juste à le pressentir. Ainsi que l’a écrit Leïb Rochman, qui a vu la Shoah, au sens plein du mot ‘vu’, nous sommes ‘en suspens dans le nulle part’. De chacun de nous, on pourrait dire, comme dans son magnifique À pas aveugles de par le monde : ‘Il est tombé là, enfant d’une planète éteinte’ – ‘Tout est figé, figé pour l’éternité. La fin de tout ‘. Ce lieu sans assignation, comment l’appeler ? Ce n’est rien d’autre que l’intervalle entre la vie et la mort. » (p. 49)
La question du temps
Elle est fondamentale et tous ces propos du trio Haenel, Meyronnis et Retz résonnent bien étrangement avec le beau livre d’Abraham Heschel que je suis en train de terminer : Les Bâtisseurs du temps. Où il est tant question du temps et en particulier de celui, comme hors-temps, d’un autre monde, du Shabbat. Dans Tout est accompli, il est question d’une « apocalypse du temps. En effet, avec lui le présent fantôme produit par l’instantanéité des réseaux siphonne à la fois la projection vers le futur et la remémoration du passé, sans parler du maintenant qui s’évide dans la virtualité. Le temps-sortilège, qui préside à cette spectralité, court-circuite toute vie historique ; et, ce faisant, détruit les assises des révolutions qui, depuis celle de 1789, prétendent casser l’histoire de l’humanité en deux tronçons. Au vrai, celles-ci dépendaient d’une base : la diachronie, laquelle s’abîme désormais dans le monde parallèle des réseaux. » (p. 63)
Les arbres
Alors bien réconfortantes mes autres visites, celle aux arbres de George Haskell ou bien celle qui me conduit du côté de chez Swann. Retour non à la réalité mais aux réalités, celle de la vie de l’arbre, si minutieusement décrit par Haskell, celle de la madeleine dans la tasse de thé, celle du stupéfiant passage sur les odeurs qui suit de peu les célèbres pages de Proust. « Je trouve très raisonnable la croyance celtique que les âmes de ceux que nous avons perdus sont captives dans quelque être inférieur, dans une bête, un végétal, une chose inanimée, perdues en effet pour nous jusqu’au jour, qui pour beaucoup ne vient jamais, où nous nous trouvons passer près de l’arbre, entrer en possession de l’objet qui est leur prison. Alors elles tressaillent, nous appellent, et sitôt que nous les avons reconnues, l’enchantement est brisé. Délivrées par nous, elles ont vaincu la mort et reviennent vivre avec nous. Il en est ainsi de notre passé. C’est peine perdue que nous cherchions à l’évoquer, tous les efforts de notre intelligence sont inutiles. Il est caché hors de son domaine et de sa portée, en quelque objet matériel (en la sensation que nous donnerait cet objet matériel), que nous ne soupçonnons pas. Cet objet, il dépend du hasard que nous le rencontrions avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas. »
C'est à lui de trouver la vérité
« Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C’est à lui de trouver la vérité. Mais comment ? Grave incertitude, toutes les fois que l’esprit se sent dépassé par lui-même ; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher ? pas seulement : créer. Il est en face de quelque chose qui n’est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière. »
Et puis comme on le sait, après un temps de flottement et d’incertitude Marcel Proust élucide ce qui est en train d’arriver (qu’on ose qualifier de fabuleux) et on ne peut que se répéter, apprendre par cœur, retrouver sans cesse le magnifique passage qui clôt ou presque ce passage de la Recherche : « quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir.
→ peut-on les opposer, l’odeur et la saveur, aux vues si sombres de Haenel, Meyronnis et Retz, à leur temps-sortilège et leur espace-glas.
Ce répertoire d’odeurs
Magnifique exploration de ces odeurs que l’on a pu, peut-être, encore sentir dans telle ou telle vieille maison de province : « C’étaient de ces chambres de province qui – de même qu’en certains pays des parties entières de l’air ou de la mer sont illuminées ou parfumées par des myriades de protozoaires que nous ne voyons pas – nous enchantent des mille odeurs qu’y dégagent les vertus, la sagesse, les habitudes, toute une vie secrète, invisible, surabondante et morale que l’atmosphère y tient en suspens ; odeurs naturelles encore, certes, et couleur du temps comme celles de la campagne voisine, mais déjà casanières, humaines et renfermées, gelée exquise, industrieuse et limpide de tous les fruits de l’année qui ont quitté le verger pour l’armoire ; saisonnières, mais mobilières et domestiques, corrigeant le piquant de la gelée blanche par la douceur du pain chaud, oisives et ponctuelles comme une horloge de village, flâneuses et rangées, insoucieuses et prévoyantes, lingères, matinales, dévotes, heureuses d’une paix qui n’apporte qu’un surcroît d’anxiété et d’un prosaïsme qui sert de grand réservoir de poésie à celui qui la traverse sans y avoir vécu. L’air y était saturé de la fine fleur d’un silence si nourricier, si succulent que je ne m’y avançais qu’avec une sorte de gourmandise, surtout par ces premiers matins encore froids de la semaine de Pâques où je le goûtais mieux parce que je venais seulement d’arriver à Combray », Proust qui complète encore son exploration olfactive : « et le feu cuisant comme une pâte les appétissantes odeurs dont l’air de la chambre était tout grumeleux et qu’avait déjà fait travailler et « lever » la fraîcheur humide et ensoleillée du matin, il les feuilletait, les dorait, les godait, les boursouflait, en faisant un invisible et palpable gâteau provincial, un immense « chausson » où, à peine goûtés les arômes plus croustillants, plus fins, plus réputés, mais plus secs aussi du placard, de la commode, du papier à ramages, je revenais toujours avec une convoitise inavouée m’engluer dans l’odeur médiane, poisseuse, fade, indigeste et fruitée du couvre-lit à fleurs. »
Carnet et lectures
Certes le carnet est vide, désespérément vide, mais après tout, cela témoigne peut-être du suspens d’un certain mode de fonctionnement et pas d’un vide de la pensée. Il y a de la sidération, bien entendu. Mais la pensée continue à se confronter à certaines des réalités d’aujourd’hui, celles qui apparaissent, celles qui étaient là, vues ou non vues.
Les lectures en cours sont au fond très significatives : Haskell et ses arbres, Haskell à l’écoute de ses arbres tant la dimension auditive est importante dans son livre – Sureau et la Seine, mais il est peu question de la Seine, géographiquement, hydrologiquement, géologiquement, mais bien plutôt historiquement d’une immense galerie, comme une fresque du Moyen-Âge, de portraits. Il faudrait faire un index, peut-être existe-t-il à la fin du livre – oui, vérification faite, il y a un index et c’est nécessité tant les personnages invoqués sont multiples et divers, depuis l’étrange Bagramko déjà évoqué jusqu’à Pascal, en passant par le janséniste Antoine Le Maistre de Sacy (magnifique figure), d’un clochard parisien au général Mangin, etc. En enfin le livre du trio Haenel, Meyronnis, Retz, Tout est accompli. Je découvre à l’instant qu’il y a sept vidéos sur une chaîne YouTube autour de ce livre.
Je transcris ici un nouvel extrait de la note de Patrick Corneau qui m’a mis sur la piste de ce livre : « L’immonde est l’expulsion du monde où l’homme vit, d’où il vient, où il lui a été donné de s’épanouir : son écoumène, son lieu physique, biologique, mental et culturel. Son Heimat. L’humanité désormais n’est plus chez elle, on la pousse dehors*. Qui ? Le Dispositif.
Qu’est-il ? Un nouveau concept avancé par les auteurs qui serait l’expression d’une certaine ‘courbure des Temps Modernes’ issue du règne tout puissant de la cybernétique. Soit une fermeture du monde sur lui-même où êtres et choses seraient piégés par le langage informatique dans le maillage de la réticulation totalisante opérée par le virtuel et dans l’hyperconnectivité-instantanéité des réseaux. Le Dispositif ‘est la capacité, à tout moment, d’agencer êtres et choses. Mais sous réserve de se fixer à lui-même des fins par sa propre puissance de calcul.’ Une entité autonome délirante, un ‘point d’interférence de tous les programmes’ qui réalise ‘l’absolu de la servitude’ »
Et je reprends aussi ce passage, essentiel, de la note de Patrick Corneau : « Avec la crise sanitaire, la terreur nous a saisi, ainsi que le doute sur la possibilité même d’agir. Si vous voulez sortir de la torpeur et du marasme mental induits pour de bonnes (et moins bonnes) raisons par nos gouvernants et prétendus/avérés experts, lisez Yannick Haenel, François Meyronnis et Valentin Retz. Leur regard neuf sur les trois derniers siècles qui ont accouché du nôtre fait surgir les forces sciemment et méthodiquement occultées à l’œuvre dans l’Histoire (voir leur puissante et inattendue lecture de la Révolution française). Une Histoire qui, sous son aspect strictement profane, laisse entrevoir une trajectoire cachée sise aux tréfonds de la parole, soit une certaine ‘courbure du temps’ qui trouve son origine dans les deux maisons d’Israël, l’Église et la Synagogue, séculaires gardiennes de la Parole (‘Toute parole est miraculeuse en ceci qu’elle nous relie au miracle qui précède le monde’). La parole et le Royaume – le lieu de l’approfondissement de la parole – ne renvoient qu’à une seule réalité. Passant à travers toutes les langues et, d’une manière élective à travers la littérature. ‘Ne peut-on définir la littérature comme parole orientée vers le Royaume, et seulement vers lui ?’ demandent les auteurs, parole aussi difficile à recevoir qu’à comprendre car son mouvement propre consiste à aller au cœur du langage. Selon Haenel, Meyronnis et Retz c’est la parole ou plutôt la possibilité même d’une parole qui, aujourd’hui, est offerte en sacrifice, un énorme sacrifice noir inaperçu, voire dénié. Afin de ne pas être sous l’emprise de la nouvelle idéologie prométhéenne et son attaque à l’encontre du langage ‘aucun autre moyen que de revenir vers la parole et de se rendre attentif à ce qu’elle est. Peut-être est-ce même la seule manière pour un être parlant de se rapprocher de lui-même.’ Cher lecteur, c’est à l’être parlant en toi comme lieu du monde que s’adresse ce livre. Livre éminemment solitaire parce que comme tous les grands livres, il affronte l’impossible : il voudrait sauver ce qui en toi – en nous – peut l’être encore. »
Valentin Retz
Je ne cesse de tourner autour du trio Haenel/Meyronnis/Retz.
Je lis un entretien de ce dernier, chez Diacritik. On lui pose la question suivante : « Votre œuvre, tout comme les derniers numéros de Ligne de risque, témoignent du brasillement de la grande connaissance des textes sacrés judéo-chrétiens. Toujours dans le texte du blog l’Intervalle vous précisez : “On n’a plus l’habitude de lire une crise avec des lunettes spirituelles, encore moins religieuses. Pourtant, depuis un an exactement, le vieux substrat biblique, dans lequel s’enracine une nation comme la France, ne cesse de faire retour sur le devant de la scène.” C’est un point important de votre pensée : l’histoire profane serait enroulée dans l’histoire sacrée. Toutes deux se répondraient ? ». Sa réponse : « La parole, la Bible la présente comme une force créatrice indépassable. Dans le premier chapitre du livre de la Genèse, c’est par dix paroles que Dieu appelle à l’existence les éléments du monde. Ainsi la parole est-elle avant les choses. De plus, au chapitre suivant, on voit Adam, le premier homme, nommer les créatures dans le jardin d’Éden. Cela signifie à l’évidence qu’il possède quelque chose du pouvoir créateur de la parole. Par ailleurs, jusqu’à récemment, on reconnaissait dans le langage des jeux de correspondances et de métamorphoses, des sympathies, des antipathies, des analogies, des convenances, bref, des opérateurs prêtant à une herméneutique. Dans une perspective spirituelle, on estime donc qu’il est licite d’appliquer cette herméneutique non seulement aux choses, mais aussi à l’histoire. ». Un peu plus loin : « L’étonnant, c’est qu’en prêtant attention aux grandes dates de l’histoire profane, notamment celles des trois derniers siècles, on entrevoie des intersignes qui renvoient continûment à l’histoire relatée dans la Bible. Je pense, par exemple, à un épisode qui rapproche le procès de Nuremberg et le livre d’Esther. Dans celui-ci, Haman, le Premier ministre de l’Empire perse, procède à une tentative d’extermination d’Israël, qui échouera in extremis ; le dignitaire et ses dix fils se retrouvant pendus au gibet qu’on avait dressé pour les juifs. Or, à Nuremberg, on a exécuté dix responsables nazis. Avant de mourir, Julius Streicher, l’un des futurs pendus, les a d’ailleurs comparés aux dix fils de Haman. Et au moment où on lui passait la corde au cou, il s’est exclamé : « Pourim fest 1946 », faisant le lien avec la fête juive de Pourim qui célèbre chaque année la défaite de Haman. »
À propos de la littérature, il dit aussi : « il appartient à la littérature de traverser le mal. Partant de ce qui est blessé, celle-ci remonte vers le cœur du langage, dont les traditions juives et chrétiennes peuvent nous aider à dresser une certaine cartographie. Les sages d’Israël perçoivent quatre étagements principaux dans le langage, tous imbriqués l’un dans l’autre : le sens littéral ; le sens allusif ; le sens allégorique ; et le sens secret ou mystique. Quant aux Pères de l’Église, ils reconnaissent dans les différents barreaux de cette échelle langagière le corps, l’âme et l’esprit même du Ressuscité. Ainsi, à travers tous les jeux de métamorphose qu’elle produit, la littérature n’est rien moins qu’une ascension hors du monde. Autrement dit,un accès à l’indemne ;ce point qui échappe à tous les conditionnements. Cependant, celui-ci n’est jamais atteint une fois pour toutes. Et la littérature opère tel un balancier, oscillant sans arrêt de ce qui est blessé à ce qui sauve ; et vice-versa. Voilà pourquoi lecteurs et écrivains possèdent un véritable ministère prophétique. »
Flacon de sels
être entraînée vers Lichens Go et participer à une consultation sur les noms français à donner à un certain nombre de lichens, candelaria concolor, diploicia canescans, flavoparmella caperata, Pertusaria pertusa etc. -assister médusée au ballet de deux techniciens arrimant les éléments d’une grue servis par un immense bras, les voir gesticuler à 50 m de hauteur, apparemment sans filet (mais il est évident qu’ils ont un harnais, ils sont quasiment dans le vide) mais déplorer cette nouvelle voisine qui va rester là au moins un an et qui me gâche ma vue sur la ville et le ciel – me perdre dans les dédales du Mont St Michel, ceux des bâtiments, ceux de l’Histoire grâce à un très beau documentaire sur Arte et penser à cette silhouette que je vois plusieurs fois par an quand je passe sur la route, dans la baie –
Journaux de sons
J’ai commencé le très étonnant Journaux de sons de Louis Roquin. La démarche me passionne et je pense que mieux la connaître pourrait m’aider à enrichir, affiner, développer mon écoute.
« Les journaux de sons découlent d’attitudes particulières quant à l’écoute et la perception imaginative des sons » explique d’emblée Louis Roquin dans sa préface (p.7).
Techniques de captation de sons
« La captation des sons se fait : par l’écriture textuelle ; par l’écriture musicale ; par des signes évocateurs ; par la photo ; par la mémoire ; par le prélèvement d’objets en rapport avec le son. »
→ Je note qu’apparemment il n’est pas question ici d’enregistrement sonore. (p.8)
« Tous les cas de graphisme sont possibles : croisements, tuilages, alternances, enchaînements de formes, progression, et bien d’autres encore ! »
→ Cela me donnera peut-être des idées pour mieux écouter la musique.
« L’image, la photo, le graphisme ont le pouvoir de faire percevoir ce qui est par-delà le fait objectif, offrant ainsi la possibilité d’un espace d’invention. Des processus imaginatifs apparaissent. La vision aussi bien que l’audition rapprochée sont des zooms comparables au morphing. Image et partition se métamorphose en un LIEU D’ENTENTE. (p.9)
→ j’aime beaucoup cette idée de lieu d’entente.
Donner un son aux signes visuels
« Donner un son aux signes visuels est une expérience qui s’approfondit de jour en jour, de son en son, même si des paradoxes surgissent : quelle est la sonorité d’une ombre ? Quelle est la sonorité d’un reflet ? L’objet est souvent perçu en une fraction de seconde et l’idée me vient qu’à l’intérieur de l’oreille il y a peut-être un déclencheur. » (p.10)
Modus operandi
« Chaque fois que cela fut possible, relever un son par jour ; le décrire à travers un court texte exposants ses caractéristiques. Une micro-partition accompagne ce texte, elle est souvent réalisée dans des conditions difficiles (impossibilité de s’installer durant des déplacements en autocar, dans un train bondé, dans un triporteur sous la pluie, le long des chemins escarpés en montagne etc.) L’écriture de la partition est un aide-mémoire, fixé sur des supports variés trouvés sur place : facture, ticket de caisse, programme de spectacle, morceau de journaux. Certaines partition ont été écrit à l’aveugle dans le sac dans la poche. Le texte tente une description du son dans la durée et dans l’espace. Certains sons font l’objet d’une perception immédiate, d’autres font intervenir la mémoire car ils peuvent se dérouler sur plusieurs heures. » (p. 14)
La première série comporte des sons relevées lors d’un voyage de 85 jours en Chine. Chaque son est numéroté avec un petit titre par exemple 1. le son du réacteur, 3. la tour du tambour à Pékin, etc.
Page vingt, cette analogie très intéressante : « cela crée une sorte d’amas sonore compact et mobile, dans lequel l’attention et la réflexion se diluent. Au bout d’un moment, un cliquetis infinitésimal émerge comme l’encre de l’écriture au travers d’un buvard. La source en est multipliée, ramifiée. À quelques mètres de là, se trouvent une dizaine de tables carrées en béton autour desquelles se serrent des groupes d’homme de tous âges, silencieux et immobiles. Ils font claquer avec dextérité leurs jetons noir et blanc, les déplacent rapidement sur la surface lisse de la table, dans des parties très serrées de Mah-jong. » (p. 20)
→ puissante évocation du jeu de Mah-jong, tellement pratiqué dans mon enfance et mon adolescence et dont je réalise soudain qu’il est lié à un souvenir sonore. Le bruit des tuiles quand on les repoussait vers le centre, à la fin de la partie, pour bien les mélanger ! Les deux barres face à face poussant vers le centre pour les mêler, puis les deux barres latérales venant encore davantage brasser les pièces. Et voilà que j’apprends que « le nom original du jeu, écrit 麻将, májiàng ou 麻雀, máquè, ‘moineau du lin’ est une allusion au bruit fait par les tuiles qui s'entrechoquent lors de leur mélange. » Il y avait les ronds, les bambous, les caractères et puis les honneurs, les vents et les dragons et puis aussi les fleurs et les saisons. Je ne sais pourquoi j’ai en tête pour le bambou n°1 le nom de futifu....
Comme un manuel d’écoute
Je me régale de ces Journaux de son, au fond un magnifique manuel pour apprendre à écouter et à décrypter ce que l’on entend.
« 17. Moteur. La porte ouverte de la coursive laisse entendre un son gras et grave, comme 25 contrebasses fortissimo. Dans le halo des harmoniques, je distingue un tapis de cors en cluster (grappe sonore), légèrement coloré par huit trompettes si bémol en sourdine Harmon. L’ensemble est ponctué par une série de petits wood-blocks à la rythmique précise et pleine. En fait, de nombreuses soupapes s’agitent comme une armée de soldats de fer sautillant sur le moteur brillant du bateau qui mène de Putuoshan vers Ningpo.
→ Cette formidable description me fait irrésistiblement penser à la phrase célèbre de John Cage : si un son ne te plaît pas, écoute le bien. Cette analyse fouillée d’un son de moteur pourrait m’aider à élucider les composantes de ces bruits de moto qui tant m’insupportent. »
« 20. Fenêtre. Au 13e étage de l’hôtel de la Mer de nuages à Ningpo, le vent souffle fort. Par la fenêtre mal jointe - et pourtant neuve - un filet d’air passe avec puissance. Il engendre un son permanent, grave et flûté. Parfois des rafales provoquent une surpression et trois ou quatre harmoniques se déploient en bisbigliando (comme une voix qui chuchote) dans un aller-retour véloce et dissymétrique.
37. Averse à Gu Lin. Pendant la promenade au bord de la falaise qui surplombe la vallée de l’Ouest, proche de Gu Lin, la pluie s’abat sans discontinuer, formant un écran de sons fortement calligraphiés par les multiples cascades, les filets d’eau tombant des surplombs, les grosses gouttes dans les flaques, le creux des pierres transformées en déversoir et la brume épaisse et mouvante qui aquarellise le tout en se larges volutes
Naissance de la phrase
J’ouvre Naissance de la phrase, de Jean-Christophe Bailly. Et tout de suite le début me renvoie à toute la réflexion en cours à partir du livre Tout est accompli et des vidéos liées, sur la chaîne YouTube de la revue Ligne de Risque, livre et vidéos mettant en scène un trio qui parle à trois voix mais qui écrit à une voix, très fondue, très harmonieuse : Yannick Haenel, François Meyronnis et Valentin Retz. Je suis particulièrement impressionnée par ce dernier, par son intensité qui le rend très émouvant dans ses propos.
Jean-Christophe Bailly, donc, en ce début de livre, évoque un rite d’un peuple indien d’Amérique latine rapporté par Hélène Clastres. Avant la naissance, le père s’abstient de toute activité et surtout se doit de tracer une sorte de chemin « afin d’ouvrir la voie à la parole de l’enfant à venir ». Hélène Clastres, cité par JC Bailly : « lorsqu’il marche, sur les chemins, [le futur père doit] fermer ceux qui bifurquent et jeter des ponts sur les rivières qu’il traverse. Il faut que la parole de l’enfant n’ait qu’un seul chemin. » (p.10). « Le chemin ainsi tracé, explique Bailly, approprie le nouveau-né à sa parole et inscrit celle-ci, ou sa possibilité, dans le monde qui la reçoit ». Or il y a dans Tout est accompli cette référence à la parole, particulièrement insistante après une référence à des propos de l’Américain Elon Musk qui voudrait purement et simplement ôter la parole aux êtres humains. Il faut rappeler qu’un des postulats du livre est que depuis Galilée en gros, le monde est uniquement régi par les mathématiques et désormais les algorithmes, en un monstrueux engrenage qui est la vraie super-puissance à laquelle il est presqu’impossible d’échapper et que les auteurs appellent le Dispositif. Haenel, Meyronnis et Retz tentent de dresser la possibilité de la parole, notamment à partir de la parole biblique, devant ces visées délétères. Jean-Christophe Bailly encore : « De la sorte l’être à venir est identifié à une phrase, et l’existence de tout être humain considérée comme un phrasé. La naissance, sous certaines conditions, libère ce phrasé, qui est vécu comme la signature inquiète de l’existence à venir (...) Ce qui est donné à l’enfant, ce n’est pas tant le nom qu’il va porter que l’accès au langage lui-même, que ce qui lui permettra de se porter dans le monde. » (p. 11)
Les bâtisseurs du temps
Il faudrait cependant que je transcrive ici quelques-unes des pages que j’ai notées dans le beau livre d’Abraham Heschel, les Bâtisseurs du temps. Et reprenant le livre, je le sens aussi en fort écho avec la lecture qui fut pourtant postérieure de Tout est accompli. Quand je lis cela par exemple : « L’irréligion n’est pas un opium, mais un poison. Notre énergie est trop puissante pour se contenter d’une vie indifférente ; nous avons besoin d’un but infini pour contenter notre immense puissance, faute de quoi notre âme sera gagnée par une frénétique folie. » (Abraham Heschel, Les Bâtisseurs du temps, Editions de Minuit, 1957, p. 93)
Le temps, les heures
« Il n’existe pas deux heures semblables. Chaque heure est unique et infiniment précieuse. » (ibid. p. 105)
Et on en vient au Sabbat, qui est au cœur du livre, et que l’on peut confronter aussi à la réflexion de la société actuelle sur le dimanche et le travail du dimanche : « Le Sabbat célèbre le temps et non l’espace. Six jours par semaine, nous vivons sous la tyrannie des objets de l’espace ; le Sabbat, nous nous efforçons de nous mettre au diapason de la sainteté dans le temps. C’est une journée où nous sommes appelés à prendre part à ce que le temps a d’éternel, de nous détourner des conséquences de la création vers le mystère de la création ; d’abandonner le monde de la création pour la création du monde. » (ibid. p. 109). Un peu plus loin, ce complément : « Le travail est un métier mais le parfait non-agir est un art. On y atteint par un accord de l’imagination, de l’esprit et du corps. Pour exceller dans un art, il faut en accepter la discipline. Le septième jour est un palais dans le temps que nous-mêmes bâtissons avec les matériaux que nous tirons de notre âme, de notre joie, de tout ce qui est incommunicable. » (ibid. p. 114)
→ alors ce jour-là, Sabbat pour les Juifs, dimanche pour les Chrétiens, vendredi pour les Musulmans, « c’est le moment où nous pouvons rapiécer notre vie en haillons, retrouver le temps et non pas le perdre ». (p. 118). « Réserver dans la semaine un jour à la liberté, un jour où nous laissons chômer ces outils dont nous forgeons si facilement des armes meurtrières, un jour où nous demeurons face à nous-mêmes, où nous nous détournons de tout ce qui est vulgaire, un jour où nous renonçons à toutes les obligations extérieures, où nous interrompons notre culte idolâtre des produits de la civilisation technique, où nous ne touchons pas à l'argent, un jour d'armistice dans notre guerre contre les hommes et les forces de la nature — est-il une institution qui, plus que le Sabbat puisse soulever l'espoir en un progrès de l'homme ? » (p. 130)