Le Monde du silence
Là encore, une nouvelle lecture sur l’établi, Le Monde du Silence, de Max Picard, une réédition d’un livre de 1953 aux Editions de la Baconnière.
→ Suis-je déjà si bien entrée dans ce livre et ce qu’il propose en termes d’écoute que soudain j’entends le silence de cette vue d’une pièce de la maison de Schiller à Weimar, le coupon d’entrée que je glisse en marque-page dans l’ouvrage ?
Sons, toujours
Poursuite du voyage dans Journaux de sons, de Louis Roquin. Peu à peu l’imagination entre dans le jeu proposé par le livre, puisqu’il s’agit d’essayer de se figurer la nature des sons relevés par l’auteur, à partir seulement de ses descriptions textuelles, de ses dessins ou photos (pas toujours), de ses mini-partitions.
« 65. Écouter. D’un côté le Heilongjiang, torrent du Dragon noir, sombre, profond, tumultueux. De l’autre le Bailongjiang, torrent du Dragon blanc, cristallin sur un fond de cailloux gris blanc, presque calme. À la confluence des deux, sur un étroit promontoire rocheux, le Quingjing, le pavillon du Son clair. Il suffit d’écouter. »
« 71 bambou. La forêt de bambous est si dense que la lumière du soleil ne parvient pas jusqu’au sol. Le vent souffle en rafales courtes et irrégulières. Les perches s’entrechoquent, véritable rideau d’anklung (instrument javanais en bambou) – pénétrable sonore. »
Roquin et Haskell
Je retrouve dans le livre de Louis Roquin, page 91, un texte (mis en regard comme dans toute cette deuxième section du livre avec une photo, sans qu’il y ait toujours de rapport apparent entre la photo et le texte), je retrouve donc une énumération qui m’évoque tout à fait celle de la pluie dans un arbre de la forêt amazonienne dans le début du livre de George Haskell, Ecoute l’arbre et la feuille.
« Midi. Il pleut. Sous une allée couverte
du temple Zhinan à Muzha, ce ne sont pas
les gouttes d'eau que l'on entend,
mais les trames sonores dégagées par
les matériaux. Les plans sont très précis :
• la toiture du kiosque tinte à l'image de ses centaines de tuiles vernissées ;
• l'eau glisse dans un léger frottement sur les tôles rouillées qui abritent l'étal de la marchande de fruits ;
• les larges feuilles des hévéas vibrent comme du plastique tendu ;
• l'eau s'abat en rideau entre les arbres dans un souffle d'air comprimé ;
• les escaliers se transforment en cascade à 71 degrés, succession de chutes d'eau qui claquent comme les lames d'une crécelle ;
• sur la gauche une gouttière propulse un jet long et courbe à la façon d'un bec de théière. Il atterrit en grondant dans la mare en contrebas ;
• une multitude de filets d'eau irrigue un muret, véritable réseau sanguin qui se dilue en écume dans le caniveau ;
• les cocotiers parfaitement droits, hauts de 20 m, laissent couler l'eau le long de leur tronc en dégageant un son à peine cannelé.
Quant au banian, ses mille racines n'auront
plus qu'à absorber le liquide dans une
succion chuintante, avec le désir secret
de transformer l'eau en sève,
de la faire remonter jusque dans
ses dix mille feuilles, afin de les mêler
de nouveau au ciel. »
Véritable poème sonore.
Langage
« Il est même fascinant, écrit Jean-Christophe Bailly, dans Naissance de la phrase de penser qu’en parlant ou en écrivant, nous nous déplaçons à toute vitesse comme sur une crête qui franchirait un abîme. La plupart du temps, et c’est le caractère enjoué du langage, cet abîme nous ne le voyons pas, mais pourtant nous le côtoyons sans cesse en cherchant nos mots, tout comme nous le voyons béer sous l’apprentissage des langues – qu’il s’agisse de celui de l’enfant qui s’initie à la forme et à la tonalité de sa langue maternelle ou de celui que nous rencontrons lorsque nous commençons à apprendre d’autres langues. » (p.13)
→ oui ce caractère incertain, peu sûr, de la langue. Le donné apparent qui pourrait se dérober, la compétence qui pourrait s’altérer. Que l’on voit parfois s’altérer chez des personnes atteintes de maladies neurodégénératives. L’effroi que cela suscite, il est bien question ici d’abîme. Le gouffre et aussi ce qui abime la relation au monde de façon parfois irrémédiable. « Il est sans fin exposé, via quantité de pannes, au spectre de sa disparition dont l’autisme est l’une des formes extrêmes : il y a autour des mots comme une sorte de contour vide, que nous ressentons parfaitement quand nous ne les retrouvons pas et dont peut-être, pour ce qui est de l’écriture, la fameuse et angoissante feuille blanche serait la figure emblématique. » (p. 14)
→Est-ce cela exactement que l’on ressent lorsqu’on cherche un mot ? Ici Jean-Christophe Bailly évoque un contour vide, quelque chose de plutôt visuel, alors qu’on peut aussi sans doute entendre le vide, entendre un informulé qui ne peut plus se formuler, une sorte de sac sonore, dans lequel le mot est celé. Spectre d’un son absent.
Antériorité absolue
Jean-Christophe Bailly évoque, parlant du langage encore, une antériorité absolue, ce « monde muet auquel il renvoie et d’où il provient. Insituable dans le temps mais rappelée à chaque fois que le silence suspend le phrasé, cette provenance n’a ni la consistance d’un monde que nous pourrions atteindre, ni l’obscurité d’une origine déclarée – ou perdue – mais elle étend sous le langage l’équivalent d’une sorte de nappe phréatique, qui est aussi le songe où il puise. » (p. 14).
→ J’entends là, à tort ou à raison, une grande proximité avec l’œuvre de Pascal Quignard.
Michel de Certeau
Un grand article sur Michel de Certeau dans En Attendant Nadeau.
Au fil de mes recherches sur le net, notamment pour trouver le texte, Lire un braconnage, je tombe sur cette formidable citation de Michel de Certeau : « Ainsi du lecteur : son lieu n’est pas ici ou là, l’un ou l’autre, mais ni l’un ni l’autre, à la fois dedans et dehors, perdant l’un et l’autre en les mêlant, associant des textes gisants dont il est l’éveilleur et l’hôte, mais jamais le propriétaire. »
Journal de son
mercredi 24 juin 2020 – 16.22
Mêlés le hurlement d’une moto en pleine accélération et le vrombissement du vent dans la fenêtre mal fermée. Un bref instant, confusion entre le premier son et le second qui se sont superposés, puis détachés, le vrombissement du vent dans un registre continu avec des vagues d’amplification internes tandis que le déchirement de l’air par le moteur de la moto a suivi une pente, a atteint un pic puis a décru, pour cesser.
Anthologie du son
Quand les températures chutent, que le vent commence
à gémir, dans les spirales de l'air conditionné,
et que je me demande comment le vent choisit
ses notes, miaulant doucement
sur un mode mineur,
je réalise soudain
que les tuyaux de l'appareil sont formés
de telle sorte qu'elles produisent un ré bémol, qui monte en un
mi, fa, fa dièse, et qui
redescend, à mesure que la brise qu'il souffle rafraichit
et faiblit. La conque contient des notes,
des notes siluriennes, et les cornes du bélier,
le chofar, en contient aussi — les instruments
ont été faits à la ressemblance des grottes, avec des tunnels
éoliens, à travers lesquels parlaient les dieux,
comme à travers le didgeridoo avec sa longue
gorge de deuil et sa bouche en cire
d'abeille, ou à travers les cuivres.
Sharon Olds, Odes, traduction de Guillaume Condello, extrait de l’anthologie permanente de Poezibao.
Tout est accompli
Sacrée aventure que la lecture de ce livre (Yannick Haenel, François Meyronnis et Valentin Retz, Tout est accompli) et la visualisation des vidéos qui lui sont liées. Et je me trouve à la tête de nombreuses notes qu’il faudrait trier et organiser.
Sur le temps encore
Dans ce livre, encore : un des effets du « Dispositif », cette prise de pouvoir universelle et sans-tête sur le monde par le réseau cybernétique, est d’engendrer : « une apocalypse du temps. En effet, avec lui le présent fantôme produit par l’instantanéité des réseaux siphonne à la fois la projection vers le futur et la remémoration du passé, sans parler du maintenant qui s’évide dans la virtualité. Le temps-sortilège, qui préside à cette spectralité, court-circuite toute vie historique ; et, ce faisant, détruit les assises des révolutions qui, depuis celle de 1789, prétendent casser l’histoire de l’humanité en deux tronçons. Au vrai, celles-ci dépendaient d’une base : la diachronie, laquelle s’abîme désormais dans le monde parallèle des réseaux. » (p. 63)
Un pays, c’est
« Un pays, c’est une langue sur laquelle planent des ‘invisibles’, des âmes, ainsi que des litiges entre ces âmes et ces ‘invisibles’. C’est aussi des symboles, des mœurs, des rituels – enfin, une mémoire, où les vivants, vaille que vaille, s’accordent avec les morts qui font partie eux aussi des ‘invisibles’ » (p. 78).
Une belle synthèse
Je reproduis ici avec sa permission un extrait des notes de Journal de Jacques Robinet a qui j’ai proposé de regarder les vidéos de la chaîne YouTube de Ligne de risque (Yannick Haenel, François Meyronnis et Valentin Retz) qui reprennent tout l’argumentaire et les thèses du livre Tout est accompli. Voici ce qu’il écrit : « Ébloui par l’intelligence et la profondeur des entretiens vidéos que j’ai écoutés longuement hier, de Yannick Haenel, François Meyronnis et Valentin Retz, les auteurs de Tout est accompli. Pour la première fois depuis bien longtemps, j’ai le sentiment d’être rejoint dans mes préoccupations essentielles. Le livre tout entier, à travers ce que j’ai pu entendre, met l’accent sur la faillite totale de l’homme emporté dans les rouages du ‘système’ cybernétique devenu tout -puissant. Vision terrifiante d’un monde qui s’est progressivement coupé de Dieu avec l’émergence de la science, dès Galilée, et le renversement métaphysique de Descartes. Homo Deus, titre d’un livre très commenté actuellement, montre bien l’enjeu du désastre : la volonté de l’homme de se faire Dieu. Ce faisant, supprimant la notion de sacrifice — qui est l’expression de l’offrande que la créature fait de lui-même à son Créateur —, tout devenant profane, l’homme de sacrificateur devient lui-même l’offrande dédiée à la puissance invisible et mortifère qui anime le système dont il ne peut plus s’évader. Depuis 1914, en passant par la Shoah, Hiroshima et Nagasaki, la courbe destructrice n’a cessé de s’accélérer, consacrant la ruine de l’espèce humaine. Dans cette perspective, les auteurs revisitent la Révolution Française qui, née d’un désir d’émancipation s’achève dans la Terreur, prise d’une rage profanatrice, piétinant, tel Fouchet, les hosties consacrées, pour ordonner ensuite des canonnades qui sacrifient des innocents. Elle finit par assassiner le roi qui, par son onction est configuré au Messie, sonnant du même coup la fin du christianisme. Je ne fais que relever quelques jalons d’une pensée audacieuse qui ne craint pas de secouer la table des impostures intellectuelles de notre temps. Tout se resserre autour du constat qu’à vouloir prendre la place de Dieu, l’homme a engendré un terrifiant système voué à l’invisible et mortifère dieu noir. Pour la première fois, j’entends ici une réconciliation de la Synagogue et de l’Église : les deux maisons d’Israël. Le Christ est bien le Messie annoncé, qui accomplit la promesse faite au peuple élu. Par son Incarnation, il se fait victime sacrificielle pour arracher l’homme à sa pulsion suicidaire. Il fait brèche dans l’univers qui s’autodétruit pour y réintroduire le Royaume. Cette notion de Royaume qui nous précède, fondamentale, ne peut être retrouvée que par un déplacement, une mise à distance du système cybernétique qui n’a qu’un but : faire de chaque individu un déchet malléable à merci, produit indifférencié du progrès, assujetti à sa course folle. La Littérature demeure le recours en cette quête du Royaume. Il lui faut pour cela traverser le mystère du Mal, sans le méconnaître. Parole qui cherche sa délivrance. Il s’agit bien du mythe de la Caverne platonicien : sortir de l’enfermement des ombres pour accéder à la lumière, au risque d’être assassiné, après avoir été ébloui. Sentiment de dénaturer en le résumant à grands traits un livre fondamental. Je ne livre ici que des impressions, un ressenti, une écoute qui me ramènent à l’essentiel : le Royaume existe toujours, secrètement au plus profond de nous. Avant la disparition de l’espèce humaine s’auto-dévorant, il nous est encore possible de le rejoindre, à condition de consentir à notre vocation d’amour et de louange. J’imagine sans mal les critiques que l’on fera à ce livre. Les fervents du progrès aveugle qui n’imaginent plus un monde qui ne soit enfermé dans la mathématique pure et le foisonnement des algorithmes, déclareront qu’il s’agit là d’une pensée réactionnaire, d’un défi au progrès, au sens de l’histoire. Ils plaideront les bienfaits de ce monde décérébré qui nous gave de ressources dérisoires et indigestes, l’avancée des sciences qui rêvent d’éliminer la mort, que sais-je encore ! La machine se soucie fort peu des penseurs qui osent la dénoncer. Elle les broie comme fétus de paille, les ignore, les oublie. Bonheur, malgré tout, de ce souffle d’air pur qui m’atteint à travers cette lézarde faite au système triomphant. »
Le règne du numérique
Haenel, Meyronnis et Retz le montrent très bien dans leur livre : tout est soumis et cela depuis Galilée, aux mathématiques. « Plus question d’admettre des hiérarchies qualitatives, de spéculer sur la différence des mouvements lents et rapides, sur le contraste du dur et du mou, du chaud et du froid, du clair et de l’obscur, du subtil et du dense. Il n’y a plus qu’à mesurer, à quantifier, à mathématiser. Ne subsiste même plus le primat de l’incorruptible. On ne retient que la précision du nombre, dans l’extension homogène d’un espace ne connaissant plus aucune valeur de perfection et d’harmonie. C’est la mise en place d’un nouveau cadre, entièrement neutre, destiné à rendre possible le calcul des mouvements par des opérations mathématiques. » (p. 90)
Et un peu plus loin, enfonçant le clou « Comme le note Olivier Rey, l’auteur d’Itinéraire de l’égarement, la science moderne naît de ce coup d’État métaphysique : la réduction du monde à une syntaxe implacable, faite de nombres et de figures, subordonnant les apparences à un chiffrage infaillible. » (p. 92)
Lord Chandos
Belle et puissante évocation, toujours dans Tout est accompli : « au seuil du XXe siècle, à une période où la science domine effectivement le monde, un écrivain, Hugo von Hofmannsthal, décide de faire de Lord Bacon le destinataire d’une lettre où se révèle une crise majeure de l’esprit. L’auteur fictif de cette lettre, Lord Chandos, tente d’expliquer à son ami pourquoi, depuis deux ans, il a choisi le silence. En effet, le jeune homme se proposait de mener à fin au moins trois grands projets littéraires. Le premier consistait à écrire sur le début du règne de Henri VIII, et cela avec les papiers d’un aïeul. Mais, sous couvert d’une étude historique, il s’agissait d’atteindre à une ‘connaissance de la forme’, de sorte que celle-ci, plus profonde et plus intérieure, fasse autre chose que mettre la matière en ordre : qu’elle élève ce dont elle parle pour mêler fiction et vérité dans quelque chose qui eût ressemblé à la musique. Sa deuxième ambition était de manifester les secrets contenus ‘dans les fables et récits mythiques laissés par les Anciens’, et puis de disparaître dans les héros et les dieux ‘comme le cerf traqué aspire à se plonger dans l’eau’. Mais son projet le plus audacieux tenait dans l’idée d’un recueil d’adages et de sentences, comme Jules César en avait composé un. Il n’y aurait pas seulement juxtaposé des paroles remarquables, mais aussi rappelé à la mémoire des fêtes somptueuses, des crimes extraordinaires et des cas de démence. Au reste, le titre de ce livre encyclopédique, Nosce te ipsum, exprime assez bien le dessein véritable de l’auteur : montrer la ‘grande unité’ de l’univers, et que le monde, enroulé en lui-même, se réfléchit en Lord Chandos, comme s’il était le microcosme où toute nature se récapitule. Ainsi l’auteur aurait-il pu ‘se connaître lui-même’, comme l’indique le titre, en se tournant vers l’extérieur. Mais cet édifice de rhétorique s’affaisse soudain comme un château de cartes. C’est cela que Lord Chandos explique à son ami Bacon. Ce qu’il raconte, ce n’est ni plus ni moins qu’un effondrement. À ses yeux, pas une signification ne demeure intacte : même les ‘notions terrestres’ se délitent. Il perd d’un coup la ‘faculté de méditer ou de parler sur n’importe quoi avec cohérence’. Les mots ne renvoient plus qu’à des sons creux, et les idées générales perdent leur pouvoir de contrainte. Dès qu’il use de termes abstraits, ceux-ci ‘se décomposent dans sa bouche tels des champignons moisis’. Ce qui secoue Lord Chandos ressemble à une catastrophe du sens. Désormais le langage est un vortex, et le vrille jusqu’au trouble. Les jugements ordinaires lui paraissent ‘scabreux’, de sorte qu’il devient incapable de tenir une conversation, et surtout de porter des jugements de valeur : ‘tout cela – dit-il – me semblait si indémontrable, si erroné, aussi véreux qu’il est possible’ ». (pp 110-111) . Et les auteurs de commenter : « L’expérience décrite par Lord Chandos exprime une déchirure au milieu du monde, à partir de laquelle on est à la fois de plain-pied avec ce qui existe, et à des années-lumière. Exactement le contraire de l’expérience scientifique, telle que la propose Francis Bacon dans le Novum Organum. Avec Chandos, en effet, il ne s’agit plus d’évaluer des similitudes, de les quantifier ; encore moins de s’assurer d’un pouvoir sans précédent sur la nature. Ce qu’il éprouve s’apparente à une annulation, mais aussi à une joie : le voici au cœur d’une logique de l’incommensurable, en excès par rapport à tous les calculs. » (pp. 113-114).
Dieu est mort
« Notons au passage que la formule ‘Dieu est mort’, disent encore les trois auteurs, s’entend sur plusieurs plans. D’un côté, elle renvoie au Samedi Saint – à ce retrait de Dieu qui le fait coïncider avec sa propre absence : cette contraction que les juifs appellent tsimtsoum. De l’autre, elle indique notre entrée dans une nouvelle phase de la métaphysique occidentale. Désormais, dit Heidegger, dans ‘Le mot de Nietzsche Dieu est mort le monde suprasensible est sans pouvoir efficient’. Ce qui s’efface, c’est la précellence de l’Idée sur le monde changeant de l’ici-bas, qui aboutit, avec une perte de sens, à un reniement du sensible lui-même. Ainsi débouche-t-on sur l’’in-sensible’, c’est-à-dire sur une dépréciation du monde allant jusqu’à l’’in-sensé’ » (p. 169).
Karl Kraus, « un matériau opérable »
Multiples et passionnantes sont les références faites par les trois auteurs. Ainsi de celle-ci à Karl Kraus : « Avant tout le monde, Kraus affirme que le ‘héros humanité’ est en train de devenir ‘le valet de ses moyens et le martyr de sa nécessité’. Le pauvre ‘héros’ s’imaginait qu’on allait le hisser sur le pavois de la souveraineté à la place du Dieu mort. Et le voilà déchu au rang de matériau opérable. » (p.186)
Le sacrifice d’Israël
Il m’est plus difficile d’entrer dans cet important chapitre, fondé sur la foi chrétienne et judaïque, chapitre pourtant essentiel, puisque c’est par lui que le livre débouche sur tout autre chose que le désespoir le plus complet. Je note cela toutefois : « Avoir une vie spirituelle, c’est d’abord se néantiser comme individu et advenir en tant que singularité. Chacun passe par le désert pour trouver une parole qui soit vraiment la sienne, et pas celle que la société voudrait lui mettre dans la bouche. En hébreu, ‘désert’ se dit midbar, ce qui signifie également ‘depuis la parole’. Impossible, donc, de parler ‘depuis la parole’, si l’on n’a pas fait l’expérience de la désappropriation ; si l’on n’a pas ôté les vêtements qui soutiennent notre moi : statut social, étayage affectif, avidités et illusions de toutes natures. » (p. 260)
Les lichens, encore
Pourquoi cette insistance du thème lichens, pourquoi cette fascination, au point que je me suis inscrite à un forum de spécialistes, dont je suis avec amusement et sidération les débats très techniques. Voir apparaître les noms inconnus de ces spécialistes, les voir échanger, me fait l’effet d’un bol d’air dans l’univers un peu confiné de ma boite mail. Autre chose enfin que les annonces de parution, les demandes en tous genres.... Quelque chose qui n’a rien à voir avec mon univers habituel, un monde dans lequel je n’ai aucune existence.
Journaux de sons
Avancé dans le magnifique livre Journaux de sons de Louis Roquin. Je suis moins à l’aise dans les parties suivantes, où il transcrit ce qu’il perçoit mais aussi ce qu’il imagine à partir d’une image en superbes dessins, un peu difficiles à bien lire dans le cadre des reproductions. C’est dans ces pages qu’il pose cette étrange et belle question « quelle sonorité a une ombre ? ». Il est étonnant de le voir transcrire des images, photos, impressions visuelles en véritables partitions dont on questionne le comment ? Un fond très dense de papier musique couvert de grappes de notes souvent avec en surimpression un dessin, comme une chorégraphie ou une transcription des pleins et des vides de l’image. Ces dessins sont superbes, un monde dans lequel s’immerger et on aimerait bien les voir en grandeur réelle.
Le bruit de fond
Mais il consacre tout un chapitre à une notion qui m’importe, celle du bruit de fond. « Le bruit de fond est à la limite de l'indistinct, il reste au seuil de la perception. Sa présence est furtive et peut passer inaperçue – il suffit de décider. Le bruit de fond est souvent de nature machinique ou assimilé, il se caractérise par des allures allant de l'infrarythme à l'ultrarythme. Il ne s'affirme pas dans une apparition ou dans une émergence. C'est seulement mon attention qui s'efforce de le remarquer. Sa forme écrite seule permet de l'imaginer après coup. Le bruit de fond est une construction de l'espace, de la matière, de la durée, à peine ou tout juste présente. Cette pseudo présence se réalise dans un état extrêmement ténu, en équilibre sur une presque disparition de la possibilité d'écoute. Il faut ‘tendre l'oreille’ autant qu'imaginer ce peu d'instant à peine contenu. Le bruit de fond se propage par contagion spatiale. Dans cet espace ultra resserré, il faut saisir les différences cachées dans la prolifération des particularités. »
→ en ville, le bruit de fond semble perpétuel, en effet difficile à discriminer, à diviser en entités, il est plus de l’ordre d’une sorte de basse pulsante, assez stable, évoluant peu au fil des heures. Il faudrait en faire des relevés réguliers pour savoir s’il évolue. C’est le fond noir sur lequel viennent s’inscrire les autres phénomènes sonores.
Journaux de sons, échafaudages
Il y a dans le montage d’un échafaudage un répertoire de bruits, sans doute assez limité. Le bruit des métaux qui s’entrechoquent, tubes creux et planchers ajourés, aux sonorités bien particulières, avec souvent en contrepoint les cris des ouvriers. On distingue de loin le montage d’un échafaudage, on interprète de loin et quasi à coup sûr ces bruits-là comme le montage d’un échafaudage. Se demander soudain quels bruits fait le démontage de l’échafaudage, en cours, de Notre-Dame de Paris ?
Elena Schwarz
D’elle j’avais publié plusieurs poèmes extraits d’une récente parution. Je lis aujourd’hui un bel entretien avec la traductrice Hélène Henry, dans le blog de Fabien Ribery.
Je relève ce fragment : " « Le sang de la poésie. Le pouls comporte en lui-même toute la variété des mètres poétiques. Et inversement le mètre poétique agit sur les battements du cœur. Il tressaute légèrement sur les temps forts, soumettant toute la machine humaine au rythme des mots. […] Le poème bat comme un cœur, le flux des vers est pareil au sang et, comme le sang, contient en lui le secret de la vie. Sans lui elle n’est pas possible. Voilà pourquoi lorsque la poésie aura définitivement perdu sa préférence pour le principe rythmique et son dessin, l’humanité n’aura plus qu’à disparaître comme un animal vidé de son sang. »
Hélène Henry dit aussi que : « Aujourd’hui Elena Schwarz est reconnue comme l’une des deux ou trois voix poétiques les plus puissantes de la seconde moitié du XXe siècle en Russie. Avec Brodsky et, peut-être, Aïgui. Sa poésie, réputée obscure et ‘hystérique’, trop spiritualiste, trop pétersbourgeoise, hors ‘groupes’ et ‘écoles’, a mis un certain temps à trouver sa place, surtout auprès de la critique moscovite. Mais la reconnaissance lui est venue de son vivant, dès le début du XXIe siècle. »
Ne pas comprendre
Autre bel article de blog, de ces pépites que recèle internet et qu’il ne faut pas hésiter à diffuser largement, un article de Patrick Corneau sur Clarice Lispector. Voilà l’introduction de son article : « Une des revendications les plus fréquentes de Clarice Lispector, l’écrivaine brésilienne, est de ne pas comprendre, pour la raison que comprendre limite. Ou alors comprendre juste un peu, juste assez pour comprendre qu’on ne comprend pas, que l’on est gravement en décalage avec le monde, que l’on n’arrive pas à régler son pas sur lui. Et de se méfier de la raison, de la logique qui sait tout : ‘Deux et deux font quatre, et c’est là le contraire d’une solution, dit-elle, c’est une impasse, un pur problème entortillé sur lui-même’. En effet, la raison s’épuise dans ses tautologies et n’explique rien, elle est vide et elle est suffisante. Clarice Lispector ajoutait : ‘Être cohérent c’est se mutiler’. Cette désinvolture me plaît beaucoup chez celle qui voulait écrire ‘au moyen de mots qui en cachent d’autres ; les vrais ne pouvant être révélés’. La ‘méthode Lispector’ – une sorte de phénoménologie flottante, ouverte – est de s’efforcer de ‘regarder les choses avec une attention superficielle pour ne pas les casser. Prendre le plus grand soin à ne pas les comprendre. Puisqu’il est impossible de les comprendre, je sais que si je les comprends, c’est une erreur de ma part. Comprendre est la preuve de l’erreur. Comprendre n’est pas la façon de voir. Les choses sont exemptes de la compréhension qui blesse.’ (extrait de sa nouvelle La poule et l’œuf). »
Sensibilité intelligente
Patrick Corneau donne cette longue et belle citation de Clarice Lispector : « Des gens qui parfois veulent me faire un compliment me disent intelligente. Et ils sont surpris quand je dis qu’être intelligente n’est pas mon fort et que je suis intelligente comme tout le monde. Alors ils pensent qu’en plus je suis modeste. Bien sûr, j’ai une certaine intelligence : mes études l’ont prouvé, de même que plusieurs situations dont on ne réchappe que grâce à l’intelligence. De plus je peux, comme beaucoup, lire et comprendre certains textes considérés comme difficiles. Mais souvent ma prétendue intelligence est dérisoire comme si j’avais l’esprit aveugle. Les gens qui parlent de mon intelligence en vérité confondent ‘intelligence’ et ce que j’appellerais maintenant ‘sensibilité intelligente’. Celle-ci, oui, souvent je l’ai eue ou je l’ai. Et, en dépit de mon admiration pour l’intelligence pure, je trouve plus importante, pour vivre et pour comprendre les autres, cette sensibilité intelligente. La presque totalité des gens que je connais sont intelligents. Et également sensibles, capables de sentir et de s’émouvoir. Ce dont je me sers, à mon avis, quand j’écris et dans mes relations avec des amis, c’est de ce type de sensibilité. Je m’en sers même dans des contacts superficiels avec des gens dont très souvent je capte l’état d’esprit immédiatement. »
Un monde sonore
J’ai terminé cette lecture du très étonnant Journaux de Sons de Louis Roquin. Le livre se clôt sur une série de « cent sons du Japon », la série de cent étant une pratique courante dans ce pays. On y retrouve un peu le dispositif du premier ensemble, chaque son est évoqué via un texte, un dessin, une photo, avec toujours une large part laissée à l’imagination auditive du lecteur. Très intéressant d’ailleurs ce concept d’imagination auditive, dont on parle au fond assez peu. Que peut-on imaginer auditivement ? Comme dit Louis Roquin, quelle est la sonorité d’une ombre ? On peut le dire aussi de tout objet et ce n’est pas que vue de l’esprit puisqu’il est certain que chaque matière engendre des sons, des infras-sons certes, mais des sons liés à sa matière. Quels sont émet ainsi la paire de lunettes qui est posée, là, près de mon clavier, son plus froid des verres, plus feutré du plastique écaille de la monture...
Il est en tous cas une évidence, c’est que lire Louis Roquin c’est apprendre à creuser son écoute, aussi loin que possible, pour essayer de démêler les composantes d’une ambiance sonore par exemple. Ou bien dans la polyphonie de voix d’un groupe d’enfants en récréation dans une école proche (ô le plaisir, qui sera bref, de retrouver cette explosion sonore là !), distinguer les récurrences, les accidents, la basse d’un professeur, le suraigu d’un enfant excité, ce qui ressort du cri, du rire, de la parole....
Le monde du silence
Et bien curieuse expérience ensuite d’ouvrir Le Monde du silence de Max Picard. Qui très curieusement me fait parfois penser à Boris Wolowiec, pour ses assertions brèves, parfois reprises et légèrement variées. Des assertions posées comme des évidences mais que l’on a souvent envie de mettre en doute. Qu’en est-il vraiment ? Et une fois encore cette vraie question méthodologique d’un texte qui a une claire référence à la transcendance. Il faut faire la part dans cet essai philosophique de ce qui ressort de la seule réflexion et de ce qui peut être adossé à la croyance, c’est très difficile. Mais la lecture de Tout est accompli, où la référence à la transcendance, à travers le judaïsme et le christianisme, est omniprésente a pu progresser, de manière très constructive, avec ou en dépit de cela.
Le silence, animal primitif
« Le silence émerge comme quelque chose des temps premiers dans le bruit du monde d’aujourd’hui. Il est couché là tel un animal primitif (Urtier) non point mort, mais vivant. L’on peut encore voir le large dos du silence, mais l’animal primitif s’enfonce toujours plus profondément dans les broussailles du bruit d’aujourd’hui. C’est comme si l’animal primitif s’enfonçait peu à peu dans les profondeurs de son propre silence. Néanmoins, tout le bruit d’aujourd’hui paraît n’être parfois qu’un bourdonnement d’insectes sur le large dos de l’animal primitif, le silence. » (Max Picard, Le Monde du silence, éditions de la Baconnière, p. 28)
Le silence, qui écoute
« Quand deux hommes parlent ensemble, il y en a toujours un troisième parmi eux : le silence, qui écoute. Ce qui rend une conversation plus ample, c’est que les paroles ne se meuvent pas seulement dans l’espace étroit des interlocuteurs, mais qu’elles viennent de loin, de là où le silence écoute. » (p.32)
→ j’ai souvent, dans ce Flotoir même, développé l’idée d’une sorte de poche, de chimère, qui s’ébauche, comme une bulle parfois, temporaire, entre deux personnes qui se parlent vraiment, pas tant troisième personne, qu’espace tiers. Où les paroles se mêlent, s’échangent, se frottent l’une contre l’autre.
Mille formes innommables du silence
« Au contact de ce qui dans le silence est indéterminé, errant au loin, et appartenant à des temps antérieurs au monde, jaillit la parole nette, délimitée, entièrement présente. Le silence apparaît en mille formes innommables, dans le matin qui se lève sans bruit, dans les arbres qui tendent sans bruit vers le ciel, dans la nuit tombante qui s’étend furtivement, dans l’alternance silencieuse des saisons, dans la lumière du clair de lune qui ruisselle dans la nuit comme une pluie de silence, mais avant tout dans le silence de notre être intérieur ; ces formes du silence non pas de nom : la parole, qui jaillit de cet innomé et s’oppose à lui, en est d’autant plus nette est sûre ». (p.33)
Sur la musique.
« Le son de la musique n’est pas opposé au silence comme le son de la parole, il est parallèle au silence.
C’est comme si les sons allaient flottant sur le silence, comme s’ils étaient poussés par le silence sur sa surface.
La musique est silence qui, en rêvant, se fait sonore.
Jamais ne peut-on aussi bien entendre le silence qu’une fois évanoui le dernier son d’une musique. » (p.34)
→ il n’est pas simple de bien donner sa place au silence dans la musique. Respectez les silences, disent souvent les professeurs. Il faut lever la main qui traîne à gauche, entendre ce que ce son non voulu par le compositeur, ce son qui bave ou traîne, a d’inapproprié. Laisser toute sa place au silence qui bien souvent fait peur, comme s’il dévoilait l’inhabileté foncière de celui qui joue. J’ai souvent évoqué cette sidération née de la qualité des silences dans une sonate de Haydn jouée par Richter. Découvert là le plein du silence. Redire la beauté des noms des signes de silence (et cette merveille qu’il existe des signes de silence) dans la musique : pas tant la pause, que les soupirs, soupirs divisés, demi-soupir, quart de soupir, huitième ou seizième de soupir... Il me semble que ni l’allemand qui parle de divisions de la pause (Viertelpause), ni l’anglais qui parle de quarter (quarter-note rest) ne nous ont suivis dans notre poétique nomination du silence. Nous l’habitons plus qu’eux ?
Le scénario de notre venue au langage
Dans Naissance de la phrase, Jean-Christophe Bailly écrit : « Par-delà cette impossibilité et ce qu’elle a de obsédant – assister à la naissance de la parole, voir se dérouler en accéléré (comme dans ces documentaires botaniques où l’on voit les plantes croître et les fleurs éclore) le film de l’apparition des mots et des phrases serait vertigineux !– Nous pouvons tout de même laisser se rouvrir en nous le scénario de notre venue au langage, non seulement avec ce que nous en dit son éternel retour dans la bouche des enfants, mais aussi et surtout avec ce qui est en jeu aussitôt qu’un mot nous résiste ou semble nous entraîner dans une direction qui n’est pas celle que nous avons désirée : en effet, ce qui se révèle alors, c’est la puissance et l’épaisseur d’une volonté de dire qui n’a pas encore trouvé ses mots ou qui, les trouvant, éprouve qu’ils ne sont pas les bons. Quelle est la nature de cette volonté et d’où tire-t-elle l’énergie qui lui permet d’évaluer l’efficacité de sa performance ? (p.20)
Histoires de trichoptères
D’une très amusante note de lecture de Jacques Demarcq sur un livre de Hubert Duprat, j’extrais ce passage : « Dans sa jeunesse en Ariège, [Hubert Duprat] a fréquenté les pêcheurs et les orpailleurs des ruisseaux pyrénéens. Il s’est fait connaître comme artiste pour avoir fait travailler des trichoptères dans des aquariums alimentés d’eau courante oxygénée, leur fournissant des paillettes d’or et de menues pierres semi-précieuses (opales, lapis-lazulis, etc.) pour construire leurs étuis. De vilaines larves d’insectes, sans rien faire lui-même que leur assurer de bonnes conditions, il a fait des artistes au goût baroque, de style à proprement parler rocaille. Cette expérience, conduite sans trop savoir, il a fini par en faire une longue aventure, se mettant à rechercher passionnément toutes sortes de livres et documents relatifs au trichoptères, des études savantes aux fictions, parfois aux simples mentions dans un texte — de John Cage à Gide, Genevoix, Ted Hughes, Kipling, Koestler, T. E. Lawrence, Sylvia Plath, Thoreau, Tournier, Yeats, etc. ; là encore une majorité d’anglophones. La collection de Duprat a été exposée à Genève en 2012. Les pièces et documents en sont redéployés dans Miroir du Trichoptère. »
→ Tout cela me renvoie à ce projet, un fantasme bien sûr, de procéder ainsi avec les lichens. Pas tant de faire un herbier, ce qui me semble bien compliqué, mais assembler livres, documents, des études savantes aux poèmes et fiction, voire même faire une sorte d’anthologie des lichens, comme j’aimerais en faire une de sons. Quand je dis anthologie, je veux dire compilation de textes mentionnant les lichens, ou décrivant tel ou tel son. J’aurais voulu faire aussi une anthologie du vert. Et une de l’eau. Voilà exposées quelques-unes de mes grandes thématiques. Il y a des fascinations que je connais depuis longtemps, que je m’explique en partie, mais celle pour les lichens, qui ne cesse de se manifester, m’est bien plus mystérieuse. Il me faut d’abord potasser, sérieusement, le petit livre ancien offert avec tant de délicatesse par un ami écrivain que je ne nomme pas par discrétion. Le livre : Nouvelle Flore des lichens, pour la détermination facile des espèces sans microscope et sans réactifs, avec 1178 figures inédites, dessinées d’après nature par l’auteur, représentant toutes les espèces de France et les espèces communes d’Europe, par A. Boistel, professeur de l’Université de Paris, ouvrage couronné par l’Académie des Sciences, Paris, Librairie générale de l’Enseignement, E. Orlhac éditeur, 1, rue Dante (5ème arrondissement). Dates de l’auteur, 1836-1908). Le livre date sans doute de 1900.
Conclusion de Demarcq qui me plait bien aussi : « Il arrive que le génie propre d’un artiste ou d’un poète comporte une part de folie. À ma connaissance, Aristote l’ignorait, mais pas Montaigne qui a tenu à rencontrer Le Tasse, qu’il admirait, mais que son comportement avait fait enfermer. Il y a une part de monomanie dans l’intérêt de Duprat pour les trichoptères, mais ses recherches ne sont pas folles. Sérieuses quoique curieuses, elles le protègent d’être seulement un artiste, et pire, seulement contemporain. Son œuvre s’inscrit délibérément dans le temps long de l’histoire naturelle, objet de la science, et de l’histoire des arts, qui intéresse tout bon artiste. Duprat a créé des œuvres mettant en jeu la perspective et la camera obscura qui ont marqué la Renaissance, et d’autres associant des matériaux hétéroclites à la manière des baroques. Ce qu’il y a de plus contemporain en lui est sans doute qu’il excède le cadre des arts plastiques. Duprat est aussi un amateur d’entomologie et de géologie, et un bibliothécaire assidu. Il a travaillé pendant vingt ans à son Miroir du Trichoptère. »
Lichens, toujours
J’ai trouvé sur le site de la BNF une édition un peu différente du vieux livre sur les lichens et j’ai pu recopier le bel incipit du texte : « Les Lichens égaient d'une teinte claire le tapis sombre des sous-bois ou la verdure halée des prairies sèches ; ils couvrent d'une robe diaprée la nudité des écorces ; ils remplacent les tons crus de la pierre, dénudée, ou brisée, par une riche mosaïque qui défierait souvent le pinceau du peintre le plus habile. On a nommé les Lichens ‘fleurs de l'hiver’ parce qu'ils restent frais et colorés pendant la saison froide ; mais la plupart d'entre eux se développent toute l'année et résistent à la sécheresse comme à la gelée. L'amateur de sciences naturelles trouvera donc toujours profusion de ces modestes végétaux qu'il pourra recueillir et conserver sans aucune difficulté ; il en rencontrera même dans les régions les plus désertes, là où semble avoir cessé toute végétation. Souvent, un promeneur qui vient de parcourir une contrée rocheuse croira n'avoir pas vu un seul Lichen ; on l'étonnerait beaucoup en lui disant qu'il n'a peut-être pas aperçu un seul coin de rocher et que ce qu'il a pris pour la couleur de la pierre n'est que la teinte des nombreux Lichens qui la recouvraient. »
Paul Klee, Henri Michaux
Cet extrait d’un très beau texte de Michaux sur Klee, tout récemment republié par Le Nouvel Obs : « Quand je vis la première exposition de tableaux de Paul Klee, j’en revins, je me souviens, voûté d’un grand silence. Peut-être y recherchais-je avant tout la marque de celui qui devait écrire : ‘Quel artiste ne voudrait s’établir là où le centre organique de tout mouvement dans l’espace et le temps – qu’il s’appelle cerveau, ou cœur de la Création – détermine toutes les fonctions ?’
J’accédais au musical, au véritable Stilleben. Grâce aux mouvantes, menues modulations de ses couleurs, qui ne semblaient pas non plus posées, mais exhalées au bon endroit, ou naturellement enracinées comme mousse ou moisissures rares, ses ‘natures tranquilles’ aux tons fins des vieilles choses paraissaient mûries, avoir de l’âge et une lente vie organique, être venues au monde par graduelles émanations. »
Navettes
Dans le beau livre de Christian Rosset sur Claude Ollier : « si l’auteur de Navettes possède ce qu’on appelle un métier, il ne peut être qu’à tisser. Et s’il reprend, aussi quotidiennement que possible, l’exercice de la plume (ou plutôt du stylo-bille), c’est parce qu’il n’y a que ça qui lui permet de traverser le jour. Allers-retours dans la chambre d’écriture, empruntant navette sur navette, d’un espace-temps, l’autre. » (Christian Rosset, Le Dissident secret, un portrait de Claude Ollier, Hippocampe 2020, p. 20)
→ C’est un livre labyrinthe, ou plutôt un livre maison, donc quelque peu labyrinthique pour qui ne connaît pas la maison en question, celle de Claude Ollier à Maule, pas très loin de Paris. Christian Rosset qui a très bien connu, dès sa jeunesse, Claude Ollier, qui a fait des voyages avec lui, qui s’est rendu maintes fois dans cette maison, se sert de son cadre comme trame pour un bel et émouvant hommage à cet écrivain qu’il a tant aimé et fréquenté. Le livre comporte aussi des photos de Camille Rosset. En écho à cette lecture, j’ai écouté une très forte émission de 2012, « A la Recherche de Claude Ollier », réalisée par Christian Rosset, qui est compositeur, écrivain, homme de radio. Et j’ai pensé que l’art radiophonique s’était sans doute bien dégradé en huit ans, tant j’ai été surprise par la qualité de cette émission à tous points de vue : la réalisation, la mise en onde musicale, le jeu des voix (ah la voix de Bernard Noël, sans parler de la richesse de chacun de ses mots, surtout quand on pense au bla-bla vide qui envahit les antennes en ce moment où pourtant des paroles fortes, travaillées, construites seraient d’un grand secours !)
Je découvrirai un peu plus tard une seconde émission au moins aussi forte, si ce n’est plus encore, « Claude Ollier, portrait à l’écoute », où précisément la dimension écoute est prégnante.
Il s’installe
Tout doucement il s’installe, on ne le voit pas, on ne l’a pas venu venir. C’est un invisible, un très discret. Il s’installe, il gagne du terrain, comme la marée montante, il envahit le territoire. On ne le connaissait pas ou si peu et soudain son nom s’impose, échos, renvois et rebonds. Il s’installe. A l’origine, un livre, une voix qui prononce son nom. Ils intercèdent. Des mots, des phrases, quelque chose retient, alerte, ouvre les frontières ou lève les barrières. On revient, on explore, cela s’intensifie, on se met à chercher, compulsivement, à consulter, à ausculter. On fouille sa mémoire, ses propres écrits, sa bibliothèque. Était-elle, était-il déjà là ?
Ainsi en fut-il de Claude Ollier, comme il en fut d’autres, avant lui. Un livre, Le Dissident secret, de Christian Rosset, chez Hippocampe, un livre pris un peu comme ça, au hasard et dans lequel on s’enfonce, intrigué puis franchement embarqué. Qui parle ici, quelle est cette drôle de maison, qui sont les protagonistes ? Puis on écoute, deux émissions anciennes de « l’Atelier de création » de France Culture, on entend Christian Rosset, Claude Ollier, Bernard Noël et quelques autres. Et surtout on entend lire des extraits de l’œuvre d’Ollier et l’on est scotché sur place. Cette idée énoncée que sont plus importantes pour lui les sensations auditives que les sensations visuelles, cet accent mis sur l’écoute, les bruits en arrière-plan, ceux de la maison, grincements de portes, bruit de pas, craquement de planchers (ah le plancher dans la maison de Goethe à Weimar). Cette maison que l’on a investie petit à petit, de manière rêveuse, par ce qu’en dit le livre de Christian Rosset, par les photos de sa fille Camille Rosset présentes dans le livre, et plus encore, peut-être, par cet univers de bruits révélés dans les deux émissions de France Culture.
Sur Claude Ollier
Alexis Pelletier est aussi un fin connaisseur de l’œuvre de Claude Ollier et a publié chez P.O.L. un livre d’entretien avec l’auteur. Je lui ai demandé quelques conseils de lecture. Voici sa réponse : « Il y a, je crois, trois jalons dans les grandes fictions de Claude Ollier : 1. La Mise en scène (si vous trouvez l'édition chez Minuit, avec les cartes, c'est préférable à la version poche en GF). 2. Une Histoire illisible (Flammarion "textes") et 3. Outback ou l'arrière-monde (P.O.L)
Mais je suis vraiment fasciné par les livres qui sont en dehors de tout : Marrakch Medine (Flammarion), Cinq contes fantastiques (POL) »
→ J’ai commandé Une histoire illisible chez un bouquiniste et commencé à lire hier Simulacre, téléchargé sur ma liseuse. J’emporte à St Cast, pour cette semaine de vacances, le livre de Christian Rosset et Cahier des fleurs et des fracas et bien sûr ma liseuse.
Désembouage
Notion de pollution mentale et de désembouage, comme on le dit d’un système de chauffage central. Avoir éprouvé, concrètement, presque tactilement, un sentiment de pollution en laissant revenir certaines idées et pensées ayant trait par exemple au travail pour les sites ou bien après avoir parcouru les en-têtes des mails. Concret, tactile presque comme une matière grumeleuse, terne, rêche, sale, boueuse en effet qui soudain réenvahirait des conduits dégagés par une sorte de souffle phréatique né de la remise en contact avec certaines impressions océaniques de l’enfance (symbolisé par un terme, « La Norville »). Et je comprends soudain que la quête de l’enfance qui anime tant d’écrivains ce n’est sans doute pour retrouver des anecdotes, des « petites histoires » personnelles, mais renouer avec cet état d’être de l’enfant qui sera ensuite complètement emboué par l’éducation, les apprentissages, le travail de la pensée, les émotions, etc. Embouage qui rend le vrai contact avec les sensations et impressions profondes, celui de l’enfant, presqu’impraticable pour l’adulte et singulièrement pour l’adulte informé et considéré comme « cultivé ». Décrassage qui est sans doute la base, le fondement de tout travail d’écriture.
Claude Ollier, Musique, Wandern et Marchieren
Claude Ollier, est-ce un hasard, aime la musique, a joué du piano. Dans Simulacre, commencé hier soir, le dernier volume de son journal publié par P.O.L. (2000-2009) il écrit : « Schubert : entre Wandern et Marchieren [sic]. Il n’est pas le seul (tout le XIXe ?) ». Énigmatique encore pour moi, mais je vais explorer le sens exact des deux mots en allemand. Je suis heureuse que ce soit pratiquement la première vraie citation d’Ollier dans ce Flotoir qui le découvre.
Wandern, marcher, faire de la marche, cheminer, transhumer, migrer, déambuler, « die Wolken wandern am Himmel »., « les nuages passent dans le ciel ». « Es wurde damals viel gewandert », « on voyageait beaucoup à pied à l’époque ». (Et là me reviennent les pages très étonnantes écrites par Werner Herzog dans Sur le chemin des glaces où il relate un voyage, entrepris tout à fait intentionnellement à pied, de Munich à Paris, pour aller voir Lotte Eisner dont on lui a dit qu’elle était mourante).
Marchieren, en fait plutôt marschieren semble utilisé davantage dans un contexte de contrainte, de type militaire même, défiler, marcher au pas « Sie marschieren im Schritt ».
Est-ce cela que souligne Ollier, l’opposition entre la marche libre, voire une forme d’errance, comme celle du Voyage d’hiver et une marche au pas cadencé, contrainte. Mais aussi peut-être la marche des fanfares, des défilés festifs ? Donc le pas de certaines danses schubertiennes ?
François Sureau
J’avance toujours, avec des bonheurs divers, le long de la Seine, avec François Sureau. Ce matin, je tombe un peu par hasard sur une belle critique parue dans Libération, éclairante et donc je relève notamment ce passage : « L’autobiographique affleure : il est souvent question du domaine de La Geneste et de son propriétaire, le professeur de médecine M., initiale derrière laquelle se cache son grand-père, démasqué totalement page 574, et qui hébergea un ancien cosaque appelé Grigoriev, que l’on croise à tous les coins de chapitres. On y entrevoit quelques-uns de ses souvenirs, son séjour à l’ENA ou à la Légion étrangère, où il en profite d’ailleurs pour éplucher les dossiers de volontaires, des Cendrars, Nicolas de Staël, Hartung ou Cole Porter. On y note là une forme d’esprit attaché à de grands destins, passionnée par les menus faits qui en disent davantage sur une personnalité. Ce croyant cite aussi souvent Charles de Foucauld et Ignace de Loyola, auxquels il a consacré des ouvrages, et de manière sibylline sa fiction, en particulier le roman qui lui valut le prix de l’Académie française en 1990 : ‘Il y a sûrement là matière à un roman un peu rêveur, qu’on pourrait appeler l’Infortune’. » Ou un peu plus loin : « On plonge en apnée dans un impressionnant chaudron. Celui d’un érudit, qui a décidé de dérouler ses admirations, qu’elles soient militaires, littéraires ou religieuses. Il ne s’agit pas seulement de héros ou de hauts faits, mais aussi de méconnus et d’ouvrages souterrains dont ‘tout le monde se fout’, comme il le dit parfois… » Et enfin cela, pour mémoire et parce que je fus si heureuse de retrouver mon cher et emblématique Babar dans ces pages : « On trouve aussi dans cette impressionnante traversée, volubile et minutieuse, bien loin du simple canotage, une analyse de trente pages du pouvoir dans Babar, qui ‘ne cultive pas sa légende avec la vulgarité dont nous avons pris l’habitude’. » (Article de Frédérique Roussel).
Walser, la musique, le hasard
Extrait d’une note d’Alexis Pelletier à propos d’une anthologie des écrits de Robert Walser sur la musique : « Les compilateurs soulignent avec raison, dans la postface, que dans les textes de Walser, ‘la musique la plus valorisée est celle qui parvient aux oreilles d’observateurs clandestins et d’auditeurs de hasard.’ (p. 200) Entrant dans une chapelle, un narrateur un peu ironique est saisi par un groupe d’hommes et des femmes qui, naïvement, chantent ‘comme d’une voix unanime et joyeuse la louange du Seigneur.’ Et cette écoute conduit à une métamorphose qui élargit le réel (p. 77) : ‘On eût cru que chantaient des anges et non des gens de rien, des gens de peu.’ »
→ Et m’interrogeant, je souscris à cette idée que mes plus grandes joies musicales ont souvent été le fait du hasard. Un fenêtre ouverte et un piano dans une rue calme – une musique inattendue à la radio et cela reste la grande force de la radio, ne pas savoir ce qui va venir, s’interroger sur ce que l’on entend, éternel petit jeu depuis l’adolescence, tenter de deviner, parier parfois, je le faisais autrefois avec certains amis. La musique entendue ainsi, par hasard, peut être une musique connue ou une musique jamais entendue.
Si peu de chose
Si peu de choses et les certitudes les plus ancrées vacillent. S’attendre à un certain affichage du réveil dans la salle de bains et découvrir une toute autre disposition des aiguilles. En perdre littéralement le nord ! Éprouver un vertige de perte et se sentir incapable de « lire l’heure ». Retourner trois fois le réveil pour essayer de comprendre ce qui se passe. Finir par abandonner en se disant -pas tout à fait rassurée- que le réveil dysfonctionne à cause d’une pile presque vide.
Par la fenêtre
Une fenêtre, des nuages qui passent, leur chemin. Grands ou petits écrans avant l’heure.
Ensomnie
Une magnifique trouvaille de Claude Ollier pour désigner ce temps d’avant sommeil où la raison se met à divaguer, où les défenses s’abaissent, où l’on peut être envahi d’images ou de propositions étranges. Exemple : Ils sont tellement sympa ces gars là. Quand on voit ces aboyeurs de fosse commune.
Claude Ollier : « Insomnies, ensomnies, soumission, production d’images dans le noir aimantant la surface des points sensibles, soucis, échecs, ratages, extinctions de toutes sortes, ensevelissement d’idées, de perceptions, de désirs, oui, creuset à insatisfactions et inquiétudes, manques, défauts – tout ça ficelé comme provisoire, menotté, impuissant. »
Tout vaut expression
Tout vaut expression, veut expression, du plus obscur ressenti et peut faire sens.
Travail critique
Et si le travail critique se faisait essentiellement par citations bien choisies et bien montées ?
Flacon de sels
ce petit papillon bleu parmi les boutons d’or, si vivace entre deux fleurs mais butinant longuement une fois posé, ce petit papillon bleu capté tant bien que mal dans l’objectif – ces mégalithes et cette collection de chênes, dans le village de Pleslin-Trigavou – l’eucalyptus qui se regarnit petit à petit après sévère et nécessaire élagage – l’agitation inhabituelle, mareyeurs et cavaliers, dans un des lieux fétiches de la baie, d’habitude désert – le caillou-tête aperçu au milieu des autres galets et qui soudain fait signe – ces deux cailloux têtes emportés, le gris clair promu compagnon d’écriture et la petite tête animale étrange, triste et si parlante – la petite toupie en bois découverte chez le pépiniériste – penser que cet objet est le fruit d’un travail artisanal de tourneur de bois, peut-être amateur – avoir envie de tourner le bois soudain.
Sillons fertiles
Les oiseaux dans le jardin après la tonte, dans le champ derrière le tracteur, en mer dans le sillage du bateau, la plume après la lecture. Fertilités.
Ollier et la flaque de lune
Cette évocation saisissante, à la limite d’une dimension fantastique, chez Claude Ollier. Ce rectangle au sol, suscité par la lune et qui lui semble soudain territoire où ne surtout pas poser le pied.
Le réticulé
Fascination générale pour le réticulé.
Questions Lichens
pourquoi la couleur orange sur le granit ? pourquoi la disposition fréquente en cercles ? pourquoi plutôt sur certains côtés de la roche ou de l’arbre (exposition ?) – peut-on, sait-on dater un lichen ? [à cela très belle réponse sera trouvée quelque jour plus tard, j’y reviendrai.]
Formules qui font mouche
Souvent dans le formidable feuilleton de Patrice Maltaverne sur Jules Verne, des formules incluses dans le poème et qui font mouche. En voici deux par exemple, relevées dans la dixième livraison du feuilleton : « Les petits voyages sont contenus dans les grands » (on pourrait aussi dire l’inverse !) et « La concurrence bat son plein de vide ».
Ramuz et Stravinsky
Entendu une belle rediffusion d’une émission de 1978 sur Ramuz, où il est beaucoup question de son amitié avec Stravinsky : « A marché, a beaucoup marché » (L’Histoire du soldat). J’ai été frappée par la beauté et la qualité des textes de Ramuz, ici dans une description d’un paysage très élevé en montagne, là dans ses souvenirs sur Stravinsky. J’ai pu retrouver un des passages lus, le voici : « car, quand vous me parliez alors de votre pays, Strawinsky [sic], et que je vous parlais du mien, c’était bien plus encore qu’une frontière terrestre qui tombait ; les frontières terrestres ne sont pas seules en cause. Qu’elles tombent, qu’elles soient tombées, encore se heurte-t-on à ces autres frontières qui sont entre les hommes : la séparation de leurs corps et que leur corps à chacun d’eux ait une fin, avec le vide ensuite, un vide infranchissable. Quand vous me parliez, certains soirs, de votre pays et que je vous parlais du mien, que nous cheminions à travers le vôtre en pensée ou que nous cheminions en état de chair dans le mien, puis-je aller jusqu’à dire que parfois il me semblait que ce vide n’existait plus et nous n’étions plus deux personnes, et il n’y avait plus deux pays: –parce que par-delà les deux pays, par-delà tous les pays, par-delà nous-mêmes, il y a peut-être le Pays (perdu, puis retrouvé, puis perdu de nouveau, puis retrouvé pour un instant) : où on a en commun un Père et une Mère, où la grande parenté des hommes s’entr’aperçoit pour un instant. Et n’est-ce pas à la réapercevoir que tendent en somme tous les arts, et à nulle autre chose ; n’est-ce pas à quoi tendent les mots qu’on écrit, les tableaux qu’on peint, les statues qu’on taille dans la pierre ou qu’on coule en bronze : à cela, à nulle autre chose ? Nous atteignions pour un instant peut-être à l’homme d’avant la malédiction, d’avant la grande première bifurcation dont chacun des embranchements a comporté ensuite une bifurcation nouvelle, et celle-ci une autre, et ainsi de suite à l’infini, de sorte que pour finir on est chacun tout seul sur son petit bout de sentier, où on sent bien que rien n’est abouti, rien n’est éclos, rien n’est complet, rien n’est parfait. » (l’émission, le texte, p. 38)
Sharon Olds, C’est fait, c’est bouclé
Je relève cette double citation dans une note de lecture d’Auxeméry sur le livre Odes, de la poète américaine Sharon Olds, traduction de Guillaume Condello : « C’est fait, c’est bouclé, classons dans le dossier, plus rien à revoir sur ce point. Poursuivons, passons à l’autre petite obsession qu’il s’agit de fixer, d’établir, de rendre claire, au regard de ce qu’elle aura impliqué dans une existence, la mienne. Et voilà, les comptes, mes comptes, seront incontestables, tout aura été noté. Restera à dire adieu au monde – enfin, pas dans l’immédiat, n’est-ce pas ! La vie est dense. Nous en aurons épuisé ces quelques traits… Nous : moi et moi-même qui me regarde moi. Voilà. Être en règle avec soi. Règle de vie. »
Lignes de flottaison
Autre citation :
« Je te raconte ma vie, tu dois y retrouver tes petits travers à toi, les manies qui te constituent, tes soucis, tes perspectives obstruées ou dégagées, bref, tu dois te reconnaître un peu dans mes affaires. Tu as toi aussi tes lignes de flottaison à sauvegarder, tes fenêtres à manipuler pour prendre ta bouffée d’air, tes énigmes un peu idiotes mais essentielles à résoudre. Prenons-nous la main. »
Dans la mauvaise direction - Question de mots
« Le langage envoie tout de suite l’esprit dans la mauvaise direction, non celle de l’observation mais celle des mots. La difficulté est d’observer ce qui est avant les mots et de s’y tenir »
Phrase essentielle, que Françoise Ascal place en tête de son livre Variations-prairie, paru aux éditions Tipaza. Elle est extraite de Leçons sur Tchouang Tseu de Jean-François Billeter, que je devrais reprendre.
Cela correspond à la visée de la méditation, il me semble, être dans l’observation de ce qui est et si possible sans les mots qui gauchissent cette observation. Le recours aux mots est de l’ordre du réflexe conditionné et a donc quelque chose de mécanique, de contraint, de préfabriqué qui ne laisse pas place à l’expérience, à son déploiement. Expérience que l’on peut ressentir parfois lorsqu’on fait des photos, le « sujet » requérant à tel point l’attention qu’il bloque le recours au mots, en partie.
Un fil
Essayer de suivre un fil complet de pensée, de le reconstituer de manière rétrograde, dans son aspect apparemment stochastique, voire de le constituer ensuite en véritable texte littéraire.
La Rafle des notables
Fini hier avec M. la Rafle des notables d’Anne Sinclair. Un épisode sans doute assez méconnu qui la concerne directement, puisque son grand-père paternel fut pris dans cette rafle, en décembre 1941. Et s’il échappa à la déportation à Auschwitz par le convoi parti de Compiègne en mars 1942, l’épreuve de ce camp fut si effroyable qu’il s’éteignit « juste après la reddition de 1945, et le retour de son fils aimé, mon père Robert, du Proche-Orient où l’avaient envoyé les Forces françaises libres dans lesquelles il s’était enrôlé. »
C’est un livre assez exemplaire par son absence de pathos, sa retenue, la volonté d’Anne Sinclair de replacer l’histoire de son grand-père dans tout un contexte, comme par cercles concentriques à partir de cette figure, ce Léonce Schwartz, sur laquelle elle avait très peu de données quand elle a commencé à essayer de comprendre cette histoire passablement tue dans sa famille. Exemplaire aussi par sa démarche de vérité, démarche documentaire, de patiente reconstitution de ce qu’auront été ces trois mois passés par son grand-père à Compiègne. En décembre 1941 les Allemands sur ordre de Berlin doivent rafler mille Juifs. Parmi ceux-ci, sept-cents environ sont des « notables », médecins, avocats, écrivains... comme le compte n’y est pas, les Allemands ajoutent à ce contingent trois cents Juifs étrangers détenus déjà à Drancy. Cette cohorte est envoyée à Compiègne où elle ne devait passer que quelques jours avant déportation (ce sera le premier convoi de déportés parti de France) mais où elle sera internée pendant trois longs mois, dans des conditions effroyables. Le camp de Compiègne est constitué de plusieurs entités et le camp C, le « camp des Juifs », est le plus dur, le plus inhumain, comme si, remarque Anne Sinclair la volonté d’extermination était déjà puissamment à l’œuvre. La plupart de ces hommes seront littéralement affamés et perdront entre vingt et trente kilos en trois mois, chacun. Une des forces de ce livre est la description des conditions de cette détention, au travers de nombreux témoignages, certains écrits, qu’Anne Sinclair a pu recueillir, éclairant ainsi des aspects moins connus de la destruction mise en œuvre par les Nazis. Occasion pour Anne Sinclair de dresser quelques très beaux portraits de certains de ces détenus. Un livre impressionnant.
Wandern, mar(s)chieren
J’évoquais récemment dans le Flotoir la remarque de Claude Ollier sur Schubert, autour des verbes allemand wandern et marchieren.
En musique l’idéal ne serait-il pas d’introduire un infime wandern dans tout marchieren, autrement dit d’infimes variations temporelles dans le carcan métronomique de la mesure à suivre. Ce serait peut-être cela le rubato ?
Que l’on songe à la différence, que l’on ressent parfaitement, entre un batteur ou un percussionniste humain et une boîte à rythmes. Le côté étouffant que procure cette dernière qui ne varie pas d’un cent millième de secondes dans ses frappes alors que la personne humaine, elle, même la plus rigoureuse, diverge infinitésimalement et c’est ce qui fait toute la vie de la musique.
L’Exercice de la disparition
Tel est le titre du beau livre de Mathieu Brosseau récemment paru au Castor Astral. Thèmes récurrents, l’œil, le dedans/dehors, la pierre. Un rendu de perceptions parfois à la limite de l’étrangeté (au début du texte, thème du gant retourné), des accents qui peuvent parfois faire penser mutatis mutandis à Rimbaud ou à Gherasim Luca. Un peu comme une tentative de restitution d’états-limites, autour d’une porosité entre le corps, le monde et la matière. La langue de Mathieu Brosseau épouse très bien cette visée périlleuse, elle reste compréhensible, jamais hermétique, mais elle suit les méandres de ces perceptions, se brise ou se scinde parfois. Même si lui énonce que « Crire c’est pas bon pour partager un paysage en langue commune » (p. 80). Il s’agit de percer et d’habiter les choses.
Et étonnante adéquation du texte et des dessins d’Ena Lindenbaur, un tracé sans levée de main sur toute la durée du dessin, chaotique et puissant, très en phase avec les mots de Mathieu Brosseau.
→ Comme Walser avec ses microgrammes, détourner tout ce qui peut bloquer la pulsion d’écrire, d’en écrire. Écrire permanent en tête, mais souvent différé, voire abandonné ensuite. Recourir à tous les moyens, petits papiers, jetés de notes, ordinateur ou même téléphone... Le tri se fera ensuite.
Claude Ollier : « Ici toujours à fixer ces mots – tenter – dont je ne sais pas bien d’où ils viennent, de l’acquis culturel sans doute, mais cet acquis ne suffit pas à épuiser la voix, la totalité du débit de la voix, cette fixation je la ressens comme d’autant plus éphémère que j’ai fixé le mot juste, dans le mot juste brille l’éphémère de son éclat, et le sentiment ou l’intuition que ces mots ne surviennent pas obligatoirement pour être entendus, à plus forte raison fixés, ils auraient disparu déjà, ces choses auraient disparu déjà, ne seraient plus là à entendre. » (Claude Ollier, Simulacre, P.O.L.).
Simulacre
Oui il s’est installé, Claude Ollier, dans le paysage intérieur : relecture in extenso et plus attentive du très beau livre de Christian Rosset, Le Dissident secret. Et lecture tous ces jours du dernier tome de son journal, années 2000-2009, Simulacre, paru chez P.O.L.
« L’écriture est avec nous, ne nous trahit pas. Loyale, jusqu’au bout, réglant tête et jambes. Je peux à un moment ou l’autre œuvrer dans cette forme particulière d’écriture impliquant lettres et mots, je peux m’en séparer, y revenir, la quitter longtemps, reste toujours l’écriture dans mon corps, que la forme particulière évoquée remodèle, affine peut-être, sinon elle est déjà très sûre d’elle et affinée comme ça : intime monde de toujours, qu’ai-je besoin de l’écrire par lettres et mots ? »
Trou noir
Je ne peux que souscrire à cette remarque de Claude Ollier, que l’on peut appliquer aussi au domaine musical (sans jeu de mots !) où certaines figures ont littéralement écrasé tout le champ : « l’effet le plus marquant de Tel Quel et de ses masques divers – dont, à un certain moment, la revue Cinéthique – a été de figer, de stériliser à peu près tout ce qui gravitait dans son champ. Ce trou noir super-massif a absorbé bien des énergies, qui n’en sont jamais sorties »
Tous mes livres
« Tous mes livres ont été inventés ainsi, un instantané d’action alertant des instantanés antérieurs, souvent sans rapport lisible immédiat, parfois sans rapport lisible du tout. Exemple : Wert et la vie sans fin : le pas arrêté par un rectangle de clarté nocturne, l’interdit prononcé, l’interdit levé, le passage de la porte et l’entrée dans le… bureau, le dossier sur la table, le travail lié à ce dossier, le travail du deuil, le deuil de l’ami, le deuil « antique » fameux. »
→ Dans Simulacre, on suit la pensée d’Ollier, on suit ses travaux d’approche pour les livres qui naissent à ce moment-là, on le voit opérer une sorte de classement de ses livres, en grandes séries. On le voit aussi, et c’est infiniment émouvant, suivre ses deux petites-filles, Camille et Elinor, en des poèmes d’observation de leurs mouvements, de leur langage, de leurs jeux, poèmes qui ponctuent les pages, au fil des années (la deuxième petite-fille naît assez tard dans le livre). J’ai longtemps pensé que Camille était en fait la fille de Christian Rosset, qui fut proche de Claude Ollier, qui allait chez lui, qui voyageait avec lui, Camille Rosset qui est l’auteur des très belles photos de la maison de Maule présentes dans le livre Le Dissident secret !
Ce bonheur-là
Oui ce bonheur quand un écrivain s’installe dans le paysage intérieur de voir souvent surgir telle ou tel (je dois avouer que c’est plus souvent tel) pour qui cette œuvre-là aura été essentielle. Ce fut le cas pour Hubert Lucot et Jean-Marc Baillieu, c’est le cas pour Claude Ollier, avec aussi bien Christian Rosset, qu’Alexis Pelletier ou Mireille Calle-Gruber, citée dans Simulacre. Et ceux-là souvent se signalent à partir de ce qu’ils lisent dans ce Flotoir.
Parallélisme, fiction et textes ancestraux
Étrange parallélisme qu’il me reste à explorer, souligné par Claude Ollier dans Simulacre : « un certain ‘parallélisme’ qui m’a intrigué, ces années dernières, entre procédure d’invention de l’histoire (de la fiction) (...) et les textes anciens ‘réactivés’ en moi par ce travail initial. Pour les quatre derniers livres, peut-être livres derniers, l’ ‘attache’ ancienne révélée, ou retrouvée, remonte de plus en plus dans le passé de l’écriture : Livre de l’Échelle de Mahomet, Poème préislamique, Livre des Morts des anciens Égyptiens, Épopée de Gilgamesh. »
Un peu plus loin, Claude Ollier écrit encore : « j’ai respecté mes laborieux ancêtres à marteau et poinçon, mes modèles, comme ont été modèles pour eux assurément ces récits d’avant qu’ils ont recopiés, arrangés, traduits, remodelés, compacifiés, développés, résumés, recopiés encore, travestis aussi, voilés, rénovés, rebâtis, tissés. »
→ La longue chaîne des récits depuis la nuit des temps.
Simulacre, encore
Et comme dans tout bon journal, celui de Claude Ollier inclut aussi quelques citations (assez rares en fait), en voici deux fascinantes :
Botho Strauss : « Quoi que j’écrive, ça écrit sur moi. J’écris sans cesse l’étranger qui menace ma personne. Ce que j’écris sait qui je suis, et n’ignore pas non plus ma fin à venir »
Nabokov : « Si je savais écrire, je montrerais avec quelle passion, quelle incandescence, et de quelle manière incestueuse, la science et l’art se marient dans un chardon, une grive, un insecte. »
L’invention d’une histoire, une mise au point sur la question de l’imagination
Processus de création décrit par Ollier autour de « L’invention d’une histoire, depuis la première idée – vision éclair, scène condensée, rêve, schéma »
« La scène ou la vision, l’idée génératrice, écrit Claude Ollier, est donnée comme invite – à l’observer souvent, longtemps, avec une attention renouvelée pour le moins : elle a impressionné rétine et lobes secrets du cerveau, cette marque est durable, récurrente ; je cherche les signes de cette scène, ceux qui ne se sont pas manifestés d’emblée, ceux qui sont inscrits ‘derrière’, ‘en deçà’ plutôt qu’’au-delà’, je suis là pour les repérer, les déchiffrer, les mettre en mots, en autres figures, traquer leurs virtualités ; tout est présent dans cette scène, dans cet instantané de scène, toutes les traces y sont inscrites, je dois faire qu’elles se révèlent : la feuille blanche comme pellicule. Il n’en va donc en rien d’un travail supposé d’‘imagination’ : je ne créée rien, il n’y a pas de ‘création’ au sens commun, lequel s’applique presque toujours à contresens, sans raison, sans rime. Il vaut même mieux que l’’imagination’ n’interfère pas dans ce processus de découverte d’une ligne de force, elle ne ferait que détourner, que divertir ; ce mot n’est jamais sans doute que détournement, machine à leurre, et fausse piste. L’’imagination’ – si cela existe en dehors du mot, si telle activité se manifeste au sens courant d’invention proliférante d’événements, d’images, de scènes, d’idées – n’existe que par association et dérivation de mots, mise en branle du lexique et de la syntaxe. »
Désillusion
« Je repense souvent à cette… désillusion, plus que déconvenue, cette tristesse, dans la certitude que ce paysage ne se reconstituerait jamais comme avant. Je pense que c’est là l’exacte métaphore de la désertification du sol culturel que j’ai connu, du dépérissement de son terreau, de ses canaux d’irrigation, dont l’eau aura été captée pour d’autres services, ceux d’une certaine négativité sans rémission, et sans pardon. » ? Claude Ollier encore, écrivant vers 2005.
→ Je m’interrogeais l’autre jour sur la teneur des programmes de France Culture et, à l’intérieur de ces programmes, sur le contenu même des émissions. A plusieurs reprises, j’ai été frappée par la différence de niveau, à tous points de vue, entre des émissions parfois très anciennes, de celles que diffusent les Nuits de France Culture et des émissions actuelles. Il me semble qu’il y avait une qualité de mise en ondes qui s’est délitée, un sens des transitions, un art de la distribution des différents moments, avec points de tension et espaces de répit. Et bien sûr une profondeur des contenus, avec des entretiens sans concessions, où la voix disposait d’air et de place, de temps aussi, versus le débit contemporain dont on se demande s’il ne va pas finir pas exploser en vol tant il s’accélère constamment. Ah, moderato cantabile, a-t-on si souvent envie de dire ! Et ce d’autant que plus le débit s’accélère, plus le contenu est creux, l’un expliquant sans doute l’autre. Il s’agirait de masquer le vide.
Perte de la lecture
De la capacité de lecture des lecteurs plus précisément, et on peine à croire ce que raconte Ollier : « les lecteurs ont du mal avec vos phrases compliquées ; et n’employez pas tant de mots difficiles, on peut dire les choses plus simplement… Ces conseils dans les grandes maisons d’édition parisiennes au milieu des années 1980, qui étaient des consignes – les obstinés se sont vu mettre à la porte sans lettre de ‘remerciement’ comme l’aurait fait toute entreprise bien élevée –, n’ont fait qu’entériner l’état latent de perdition de la lecture, tant dans cette fraction minime du public qui s’intéressait jusque-là à des livres ‘ardus’ du genre des miens, que dans la presse et à l’université, où déjà, dans ces années de vive et enjouée répression culturelle – la critique mise au pas depuis longtemps par ‘Apostrophes’ –, les étudiants avouaient sans vergogne qu’ils préféraient lire des ‘bouquins faciles’.
→ État latent de perdition de la lecture, régression de l’exigence des éditeurs (ceux en question ont perdu Ollier et heureusement que Paul Otchakovsky-Laurens, une fois de plus, a su faire son boulot. Sans doute avait-il, lui, l’amour.)
Je me réjouis d’autant plus d’entrer bientôt dans la lecture du livre de Siegfried Plümper-Hüttenbrink qui vient de paraître chez Eric Pesty (autre éditeur qui n’a pas peur des livres difficiles !), Jeux de lecture, tant la question de la lecture, la mienne propre, mais aussi de manière plus large, voire historique, sociologique, etc. me passionne. Dans un autre contexte, je suis en train d’élaborer un texte sur mes manières de lire, qui sont pléthore.