Novalis
Je recopie ici ces éléments des Carnets du nouveau jour de Laurent Margantin :
« Vermischte Bemerkungen : Remarques mêlées » (Novalis)
Chaos de signes – formes- couleurs – mots – sons – images – figures.
(Plus il y a de chaos, plus il y a de mélange - toujours Novalis) » (source)
→ Ces mots entrent en résonance avec le livre de David George Haskell Un an dans la vie d’une forêt, que j’ai commencé hier soir, et qui s’inaugure magnifiquement par une longue séquence sur les lichens qui couvrent les rochers. Il a choisi dans une forêt du Tennessee une sorte de spot, d’un m2 environ, et il a le projet d’y venir aussi souvent que possible, pendant un an, pour observer tout ce qui se passe dans ce « mandala ». Il appelle le lieu ainsi après avoir observé des moines tibétains composer un mandala géant à l’aide de sables colorés. « Le mandala est situé sur l’une de ces parcelles, une demi-douzaine d’hectares de forêt primaire entourée de milliers d’hectares de bois qui, bien que coupés dans le passé, sont maintenant parvenus suffisamment à maturité pour entretenir l’écologie florissante et la diversité biologique caractéristiques des montagnes du Tennessee. » (p. 10) ; « Assis devant mon mandala sur le bloc de grès plat, je me fixe des règles simples : y venir aussi souvent que possible, observer le déroulement d’un cycle annuel, garder le silence, déranger le moins possible, ne pas tuer d’animaux ni en évincer, ne pas y creuser ni y pénétrer, ne m’autoriser qu’un simple effleurement des doigts, de temps en temps. Je n’établis pas de programme de visite précis, mais je me promets de venir là plusieurs fois par semaine. Ce livre relate tout ce qu’il m’a été permis d’observer en ce lieu. »
David George Haskell est biologiste, professeur à l’université du Sud (Tennessee), il est l’auteur de nombreux articles, essais et poèmes. Il a trouvé la reconnaissance auprès du grand public avec Un an dans la vie d’une forêt, prix de l’Académie des sciences des États-Unis, finaliste du prix Pulitzer et traduit dans le monde entier. Ce Flotoir a déjà largement rendu compte de son livre Écoute l’arbre et la feuille.
Lichens (anthologie des)
Observant des rochers, en plein mois de janvier, dans son coin de forêt du Tennessee, Haskell écrit : « Leur éclat ne vient pas de la pierre, mais des manteaux de lichen qui les recouvrent, véritable camaïeu d’émeraude, de jade et de gris perle étincelant dans l’air humide. (...) La physiologie tout en souplesse des lichens leur permet d’être rayonnants de vie lorsque l’hiver serre la plupart des autres créatures dans son étau. De manière paradoxale, les lichens supportent les frimas en capitulant. Ils ne brûlent aucune énergie en quête de chaleur et laissent plutôt leur rythme de vie suivre les aléas du thermomètre. (p. 14)
Le mode de vie des lichens
« La passivité et la simplicité extérieure des lichens cachent la complexité de leur vie intérieure. Les lichens sont des amalgames de deux êtres vivants : un champignon et une algue, ou un champignon et une bactérie. Le champignon déploie ses filaments sur le support et fournit ainsi un lit accueillant. L’algue ou la bactérie se niche à l’intérieur des filaments et met à profit l’énergie
solaire pour fabriquer des sucres et autres molécules nutritives. Comme dans tout mariage, les deux conjoints sont transformés par leur union. Le corps du champignon s’étale, se muant en une structure semblable à celle d’une feuille d’arbre : membrane supérieure protectrice, couche occupée par les algues qui captent la lumière et pores minuscules pour la respiration. L’algue perd sa paroi cellulaire, confiant au champignon le soin de la protéger, et renonce à toute activité sexuelle au profit d’un clonage plus rapide mais génétiquement moins excitant. » (p. 15)
Partout dans le monde
« En se libérant des contraintes de l’individualité, les lichens ont formé une union qui leur a permis de conquérir le monde. Ils couvrent près de dix pour cent de la surface terrestre, surtout dans l’extrême nord, dépourvu d’arbres, où l’hiver règne en maître la majeure partie de l’année. Même ici, dans ce mandala planté d’arbres du Tennessee, chaque rocher, chaque tronc, chaque ramille en est recouvert. » (p. 16)
Nous comme des lichens
Cette phrase ne se peut que me plaire ! : « Nous sommes comme des poupées russes. Notre vie n’est possible que grâce à d’autres vies présentes en nous. Mais alors que chaque poupée peut être prise isolément, nos auxiliaires cellulaires et génétiques ne peuvent être séparés de nous, pas plus que nous d’eux. Nous sommes des lichens à grande échelle. » (p. 18)
De la datation des lichens
Je m’étais posé, dans ce même Flotoir, la question de la datation des lichens. Il existe bel et bien une science, la lichénométrie qui prend cette question en charge : « En archéologie, paléoécologie et géomorphologie, la lichénométrie est une méthode de datation géochronologique basée sur la vitesse de croissance des lichens pour déterminer l’âge d’exposition des roches. Cette technique est expérimentée pour la première fois par le botaniste norvégien Knut Fægri en 1933 mais n’est mentionnée dans un article scientifique qu’en 1950 par le lichénologue autrichien Roland Beschel. Plusieurs méthodes sont utilisées. La plus simple tire parti des espèces de lichens crustacés qui croissent de façon régulière et circulaire, et qui ont une vitesse de croissance très lente (entre 0,1 et 0,3 mm/an). Leur âge peut être déterminé en mesurant leur diamètre et en le comparant à la courbe de croissance étalonnée de l’espèce. Cette méthode doit cependant être utilisée avec précaution car cette croissance est fonction de l’environnement direct du lichen (humidité, exposition, température, nature du substrat, etc.). Le calibrage de la courbe n’est fiable qu’en l’établissant sur un grand nombre de lichens étalonnés dont la date du support artificiel est connue (ponts, pierres tombales, barrages, routes, ruines archéologiques). Cette méthode s’applique généralement pour une datation de 500 ans ou moins, mais l’espèce Rhizocarpon geographicum permet de dater des roches, dans des zones extrêmement froides et arides, qui peuvent atteindre 4 500 ans. La lichénométrie permet de dater les systèmes d’anciennes moraines, et donc de reconstituer l’extension maximales des glaciers et la climatologie de haute montagne. Elle est également un moyen d’évaluer la dynamique littorale (datation des cordons littoraux rocheux), la dynamique récente et passée d’une rivière (marqueurs de crue, les lichens recolonisent rapidement les blocs de pierre mis à nu ; datation des terrasses alluviales). L’étude lichénométrique s’applique également aux mégalithes, la cartographie des lichens donnant une indication sur les pierres qui ont subi un basculement, un redressement ou une mise en place récente (source)
→ Il se trouve que c’est précisément en rapport avec les mégalithes, ceux de Pleslin-Trigavou en Bretagne en l’occurrence, que je m’étais posé la question de la datation des lichens et de la possible datation du support sur lequel ils s’étaient fixés !
Stravinsky
Dans Réminiscence de Claude Ollier je relève, en mars 1981, une allusion à la Symphonie de psaumes. 1. Cela me donne envie de la réécouter. Il me semble que je l’aimais beaucoup jadis. 2. Je me souviens aussi que Christian Rosset a écrit dans Le Dissident secret que Claude Ollier voulait écrire un livre sur Stravinsky. J’aimerais en savoir plus, bien sûr !
Discontinuité
« Ne pas confondre discontinuité et interruption. Très important pour le récit : fondre le discontinu dans le continuum narratif (y inscrire en le masquant et démasquant). » (p.41)
→ Il me semble que c’est ce qu’il réussit magistralement dans Une histoire illisible. On se trouve soudain embarqué dans tout à fait autre chose pratiquement sans s’en être aperçu, et on n’en prend conscience parfois qu’au bout de quelques lignes
Rêves & couleurs
Très nombreux récits de rêves dans ce volume du journal de Claude Ollier. Et souvent des réflexions sur ces rêves : « Première fois depuis longtemps que j’ai envie de noter un rêve. Le plus souvent, le matin, il ne reste rien : une silhouette entre deux portes, une ombre en fuite, la trace d’une violence ou d’un déplacement, mais la destination s’est perdue, et l’origine, le son, la lumière, il ne reste presque plus rien. Et ce presque rien est très difficile à caractériser : une sensation globale, si l’on peut dire, une perception d’ambiance, une tonalité générale recouvrant toute la suite des tableaux nocturnes, comme quelque chose à fleur de peau, palpable dans la pièce où je me trouve, un tissu d’ombres et de propos où rien ne saillit, dans le gris le plus souvent, le brun-noir, une sorte de sépia grumeleuse, terne, sous-exposée. Avec des bribes de frôlements, de craintes, des lambeaux de choses dissimulées, aux contours flous dans le noir. Et ce serait, chaque matin, noter ces mêmes traits, avec des mots voisins, tout aussi imparfaits, inadéquats, approximatifs. Quelle est cette dilution des faits et gestes échappant quasiment au cours des mots ?
→ Il me vient un curieux rapprochement entre deux lectures récentes, ce que dit ici Ollier du rêve, qu’il dit aussi ailleurs, ce manque de couleurs qu’il relève dans la plupart des rêves, le gris, le brun-noir, un sépia grumeleux. Et ces pages passionnantes où D.G. Haskell dans Un an dans la vie d’une forêt explique le système de vision des mésanges, beaucoup plus perfectionné que le nôtre : « Les yeux des mésanges perçoivent plus de couleurs que les miens. Mes yeux sont équipés de trois types de récepteurs chromatiques, ce qui me donne trois couleurs primaires et quatre combinaisons principales. Les mésanges disposent d’un récepteur chromatique supplémentaire, permettant de détecter la lumière ultraviolette. Cela leur donne quatre couleurs primaires et onze combinaisons principales, et élargit leur plage de vision chromatique au-delà de ce que l’homme peut connaître ou seulement imaginer. »
Haskell explique ensuite que « les capacités visuelles des oiseaux et des mammifères diffèrent depuis le Jurassique, il y a cent cinquante millions d’années. La branche qui a abouti aux oiseaux actuels s’est alors séparée du tronc commun des reptiles. C’est de là que vient leur quatrième récepteur chromatique. Les mammifères descendent aussi des reptiles, et s’en sont séparés avant les oiseaux. Cependant, contrairement aux oiseaux, nos ancêtres protomammifères ont passé la période jurassique sous la forme de créatures vivant la nuit, semblables aux musaraignes. Mais dans ce monde nocturne, que faire d’une telle débauche de couleurs ? » (p. 33)
→ ce serait cette logique que l’on retrouve dans le rêve tel que le décrit Claude Ollier ?
→ et comme est juste cette remarque sur cette sorte de tonalité du rêve qui va souvent s’imprimer sur les premiers moments après le réveil, voire déterminer l’humeur de la journée en s’étendant comme une coulée sur les heures.
L’ordonnance d’une vie
Début 83, Claude Ollier parle de ce qu’il appelle l’ordonnance d’une vie : « l’ordonnance d’une vie… hormis le langage, je ne vois pas ce qui peut la soutenir. Je ne le sens pas. Si je regarde cette photographie, elle vient d’un autre monde. J’ai vécu là-bas, je le sais, mais cet espace là, je l’ai perdu, il vient vraiment un autre monde. » (p. 68)
Se planter dans des traces
« Comme Bernard Noël m’avait parlé d’‘animation’ l’autre jour, j’avais noté ceci que je recopie : le bon exemple est celui du Scarabée d’or. C’est le mien, celui de ma lecture en 1934 ou 35. Entre mon oreille et le corps du texte, entre mon œil et celui de la tête de mort posée en équilibre sur une branche chiffrée. Mon écoute y a trouvé d’un coup son aplomb, selon le fil passé par le travers de l’œil gauche et tombant pile sur la tombe aux trésors, et moi tombant là-dessus. Il y a trouvé d’un coup de fil passé par le travers de ce présent, et moi tombant dessus par hasard, seul, hors morceaux choisis explication de texte. L’affrontement porteur du coup de foudre était direct, immédiat. Il y a d’autres exemples, Chaplin ou Debussy notamment, de ce corps à corps d’enfance, et bien d’autres par la suite, ou le lecteur adulte a repassé des traces. Où il s’est planté dans les traces, non seulement l’œil et l’oreille, mais la main, le poignet, les nerfs – c’est la transe animant le texte et réciproquement. » (p. 78)
Processus d’écriture
En 1984 au mois de mai, Claude Ollier écrit : « Ces édits que prononcent la ‘voix’ à certains moments stupéfiants, nul ne sait en dire la source. D’où est issu cet énoncé insécable, indéfini, sans fin, ineffable, ineffaçable, incoercible, obstiné, placide, monotone, monocorde, atone – qui souvent double la voix véritable, parfois poursuit à l’arrière-plan sonore, frappé de sourdine, embraye parfois encore sur le texte s’écrivant et le prolonge, dictant littéralement une suite, la suite, comme ordonnant lui-même les possibles et les sélectionnant, gouvernant les bifurcations ; » (p. 84).
Couvert de mucus
Extraordinaire notation de Kafka à l’orée du carnet 7 de son journal, dont Laurent Margantin entreprend la traduction : « Hier 03/08/2020, commencé à traduire le septième carnet du Journal du Kafka, qui s’ouvre sur une analyse du Verdict, écrit quelques mois plus tôt : ‘L’histoire est sortie de moi comme une véritable naissance couverte de saleté et de mucus, et je suis le seul à avoir la main qui peut parvenir jusqu’au corps et qui en a envie’ » .
Voix multiples
L’idée des voix multiples, le surmoi, le moi, et LA voix, très ténue, très enfouie, peut-être celle du conte de Walter Benjamin. La voix de l’écriture, celle dont parle tant Claude Ollier.
Imagination et réel
De nouveau une belle citation de Goethe dans les Carnets de Laurent Margantin, une citation que je ressens comme bien accordée à ma lecture d’Un an dans la vie d’une forêt de David George Haskell. « Si on ne se livre pas à l’imagination, si on regarde le monde à l’entour dans sa réalité, alors on accède au théâtre décisif qui conditionne les plus grands actes, et ainsi je me suis jusqu’à présent toujours servi du regard géologique et paysagiste pour réprimer l’imagination et le sentiment et obtenir une vision libre et claire du local. »
Goethe était en Italie quand il a écrit cela, David George Haskell est assis sur son rocher, dans son « mandala » ce petit coin d’un mètre carré de forêt du Tennessee, où il vient plusieurs fois par mois, où il s’assied dans une simple posture d’observation et de description. Dans les pages que je viens de lire, il passe près d’une heure à observer l’éclosion florale d’une hépatite. Chaque fois, il se livre à une description très précise de l’objet ou de l’évènement observé. Plus tard sans doute, de retour chez lui, autour de cette observation si concentrée, si puissante, il donne de très nombreux éléments d’information de toutes natures. »
Emmanuele Coccia
Hier bel article dans une série du Monde consacré aux éco-philosophes, Bruno Latour, Baptiste Morizot, Vinciane Despret et hier donc Emmanuele Coccia dont j’avais lu La Vie sensible. A la question : « Pourquoi les plantes ont-elles, selon vous, modifié à jamais la structure métaphysique du monde ? », il répond : « Les plantes jouent un rôle majeur or ce sont elles qui font de la matière et de l’espace qui nous entourent un monde : elles sont responsables (avec les océans et les bactéries) de l’oxygénation de l’atmosphère. Mais surtout de la capture et de la mise à disposition pour tous les vivants de la lumière solaire. Qui est la source principale d’énergie sur cette planète. Et de ce point de vue, elles transfigurent littéralement la planète dans quelque chose dont la chair contient une force extraterrestre. Une pomme, une poire, une pomme de terre. Ce sont de petites lumières extraterrestres encapsulées dans la matière minérale de notre planète. C’est cette même lumière que chaque animal recherche dans le corps de l’autre lorsqu’il mange (peu importe qu’il mange d’autres animaux ou des plantes) : tout acte de nutrition n’est rien d’autre qu’un commerce secret et invisible de lumière extraterrestre, qui par ces mouvements circule de corps en corps d’espèce en espèce, de royaume en royaume. (in Le Monde, daté du vendredi 7 août 2020)
Plus loin : « Le monde est tout d’abord une réalité végétale : c’est seulement parce qu’il est un jardin que nous pouvons y vivre. Au fond, nous ne sommes jamais sortis du paradis, nous n’avons jamais abandonné le jardin originel. Nous ne pourrons jamais le quitter. Être au monde signifie pour nous les humains, être condamnés à nous nourrir de ce que la vie végétale a su faire du soleil et du sol, de l’eau et de l’air. Mais si le monde est jardin, ce n’est pas parce que les plantes en constituent le contenu privilégié : c’est au contraire parce que ce monde est fait, fabriqué par les plantes. Elles en sont donc les jardiniers : ce sont elles qui font ce monde, ce sont elles qui maintiennent ce monde en vie. Nous, les hommes, ainsi que tous les autres animaux, nous sommes l’objet de l’action du jardinage cosmique des plantes Nous sommes seulement l’un de leurs nombreux produits culturels, nous sommes l’un des innombrables objets de leurs agricultures. Les plantes ne sont pas le paysage, elles sont les premiers paysagistes. »
→ C’est un changement radical de point de vue, sans doute si on le prend au mot, très fécond.
Un au-delà des formes
Cet extrait d’une note de Michaël Bishop autour de Magdaléniennement de Dominique Fourcade : « l’écriture telle que Fourcade la conçoit est toujours comprise comme étant fatalement, viscéralement poétique, geste d’un faire, d’un créer de haute pertinence ontologique et précisément fait pour vivre et répondre à ce qu’il nomme, dans son texte liminaire, le ça de ce qui est, tout ce qui surgit dans le corps et l’esprit, tout ce qui tremble et vibre, musique des nerfs et des muscles, musique des choses qui sont, ‘ce bruit soyeux […] dans les feuilles des grands saules ou les cymbales aux cimes des peupliers’, ‘une Porsche avec une peau un bouquet velouté de reine-claude tandis que ça c’est une palissade de pluie // ou encore une antenne parabolique qui roucoule à l’aveugle, massacre de solitude’ (9). »
Je relève aussi : « Car, au sein des formes, si fondamentales pourtant – que ce soit dans le domaine de la peinture, du dessin, de la sculpture, de la poésie, de la musique, de la voix, de l’architecture même –, réside un ‘informe’ (v. 165), un au-delà des formes, cette totalité, cet ‘overall’ (c’est mon terme), la vastitude ‘pariétale’ de sa ‘surface’ que l’œil, l’oreille, l’esprit n’arrivent pas à réduire-intellectualiser mathématiquement, structurellement, mais éprouvent, inondés, émerveillés, tombés tendrement et passionnément amoureux (...) »
Cela enfin : « le moderne, me semble-t-il, devient, dans l’optique de tout ce qui précède, une espèce de ‘chant’, chant d’un étrange mais reconnaissable et miraculeux poïein générant une beauté, une joie, un nœud de tendre mais puissant amour qui n’a rien d’un narcissisme esthétique coupé orgueilleusement des choses de la terre et des êtres. Certes, tout art, comme ce grand poème en mosaïque de Fourcade, puise, autoréflexif, dans les innombrables éléments qui le constituent, afin de devenir le chant de lui-même ; mais le chant fourcadien, à la fois dans sa conception et sa pratique personnelle, se tourne simultanément vers l’infinie panoplie de ‘l’être de ce qui est’ (148), vers, ainsi, une à peine dicible fusion de la totalité des phénomènes du monde et du moi inscrivant, ce on, comme l’appelle Fourcade »
D’un mode de lecture
Claude Ollier : « L’opposition se déclare ici, de nouveau, entre le lieu clos (maisons) et parcours de voyage. »
Et un peu plus loin : « et la question de la lisibilité serait peut-être du raccord entre ces deux types ou pôles de récit ne fonctionnant pas sur le même mode. La lecture ne passerait pas les seuils. » (Réminiscence, p. 93)
→ Oui c’est évident, ainsi surligné par lui, cette opposition dans toute Une histoire illisible entre des lieux clos et les immensités désertiques rencontrées lors des voyages. Mais la question du déplacement, semble-t-il, reste centrale et unificatrice. Le corps se déplaçant dans le lieu clos, comme dans l’espace du dehors. Ce que le milieu, le paysage, imprime dans le corps à tout jamais ce que le corps retient, et tente de reproduire dans des espaces qu’il considère comme similaires. Même s’ils sont différents. « L’auteur (...) c’est l’agent secret, le mime en nous de la réminiscence, le mannequin parfait, sismographe dansant. » (p. 95). Et donc : « Il essaie ainsi de remonter dans le temps de l’automate, c’est-à-dire des conditionnements gestuels inconscients. » (p. 97).
→ Je m’aperçois qu’énormément de choses qu’Ollier évoque dans ces pages de journal très précisément, m’ont échappé dans Une Histoire illisible. Le syndrome de la lecture (trop) rapide ! Permet sans doute de « saisir » des choses, lignes de force et de fond, figures cachées dans le tapis, mais édulcore maints aspects qu’il faut ensuite relire et relier. Prendre conscience qu’on dresse en parallèle du récit réel, celui proposé par l’auteur du livre, un autre récit en partie fantasmé par une « fausse » lecture. L’esprit ne cesse de tourbillonner pendant la lecture, accroché au déroulé du texte, mais plein de réminiscences (allant bien au-delà de sa propre vie) et échafaudant tout un système d’interprétations, d’analyses, de références, qui peuvent fort bien être fausses eu égard à la réalité du texte).
Alors ici bien sûr, recopier cet extrait du livre de Siegfried Plümper-Hüttenbrink : « 45. Aux dires de Pascal le tempo de la lecture est décisif. Il tient d’une mise au diapason : ‘quand on lit trop vite ou trop doucement, on n’entend plus rien’. L’ouïe se brouille, les mots dérapent, s’emmêlent, se désynchronisent. Tout le tissu sanguin qui irrigue le texte semble s’être coagulé. On est alors en butte à ce qui rétif se dérobe, échappe à tout entente, s’opacifie. Et lire s’avère alors un acte qui, de toute évidence, n’est pas de ce monde. Son inscription, plus que, se fait sur du vent. Es steht im Wind geschrieben. Elle reste invérifiable. » (Jeux de lecture, p. 44)
L’injonction d’Ezra Pound
47. « ‘Look in your own ear and read.’ Telle est l’unique injonction que nous adresse Ezra Pound en matière de lecture. Regarde par le fond de ton oreille et lis. Accouple ton oreille à ton œil. Aie ‘l’oreille qui scrute et l’oeil qui écoute’. En incluant ear dans read. Et en enfilant au besoin la peau d’un bègue tétanisé par ce qu’il se met à lire séance tenante, en état d’urgence, du fond de son oreille.
Car tout indique qu’il y a urgence. Lire étant avant tout un exercice auditif pour voir, vérifier si l’on y est ou pas, sur une même fréquence quasi télégraphique. Si je ne suis pas à sur-entendre ou sous-entendre un mot, le sens ou le sort que vous réserve un mot. D’autant qu’un mot lu n’a pas forcément le même impact qu’un mot écrit. Même si tous deux restent tus, la manière dont ils nous font signe, leur inflexion gestuelle diffère du tout au tout. Ils ne surviennent pas forcément sur la même fréquence d’écoute, ni sur le même fond de silence. » (p. 45)
Dans la dessaisie de soi
« Lire à mains nues, en état d’urgence, tiendrait d’un acte de survie, et qui ne trouve à s’accomplir que dans la dessaisie de soi, à qui l’on a signifié son congé. » (p. 48)
Je lis. Je trie. Je relie
« 53. Je lis. Je trie. Je relie. J’élis. Je pique et cueille de-ci de-là. J’extrais, en effectuant eine Leseprobe, un échantillon de lecture et qui reste à vérifier sur la table de montage selon l’anagramme qui se fixe entre lire et lier.
Tout comme lire, le verbe lesen laisse entendre le lien, ce qui relie et fait pliure. Il est étroitement lié à die Lese : – la cueillette, la collection, les vendanges et ce qui d’une suite de citations fait un florilège de vers ou de maximes.
Lesen donne aussi die Leseart qui est la grille interprétative que j’applique sur ce que je lis. Et en lisant ainsi, je trie tout en élisant, au sens soustractif de la préposition aus, comme dans aus-lesen (élire, faire un choix) ou heraus-lesen (deviner, déchiffrer). »
Un acte écholalique
« 58/ Et si lire n’était qu’un acte écholalique ? Tout ce que tu tentes de lire trouve en quelque sorte à se redire. Et tu ne fais que répéter en aparté ce qui t’est dit. Tu t’en fais l’écho. Tu le recopies. Chacune des phrases pouvant se dupliquer en d’innombrables citations d’elle-même et sans qu’un terme en vienne à être changé. »
→ Et ce serait le Flotoir ? Terrible considération.
Fruit d’un réel travail poétique
Claude Ollier, retapant les notes de ses Cahiers, écrit à propos du premier volume paru de ce journal : « Quant au ‘tome 1’, paru début décembre, il paraît ‘accrocher’ certains d’une façon toute différente de ce que je prévoyais : je pensais qu’il n’intéresserait que les amateurs du Jeu d’enfant, dont il retrace pas à pas la genèse. On y lirait une sorte de fiction bizarre, entre choses vues et rêves, notes de voyage et notes de travail ; et ces pages non travaillées (simplement couvertes de lignes, le plus souvent le soir, vite, et dans la fatigue) plaisent parfois davantage que celles, élaborées, des livres, fruit d’un réel travail ‘poétique’ ».
→ Je fais partie et c’est peut-être incompétence de lectrice de poésie, de ceux qui aiment par-dessus tout les carnets, les notes, les journaux des écrivains. Souvent plus que l’œuvre achevée, fermée, qui se dérobe.
Rumen
Je découvre ce très beau terme, en lien bien sûr avec rumination, dans un texte que David George Haskell, évoquant le cerf dans la forêt où se situe son point d’observation.
→ Le Flotoir est une sorte de rumen.
Des lichens aux mousses
Il avait ouvert son livre Un an dans la vie d’une forêt par un magnifique panégyrique des lichens, voici que David George Haskell s’intéresse aux mousses, autres délaissées : « Malgré leur verdoyante vigueur, les mousses ne jouissent pas d’une grande considération. On les considère dans les manuels comme des rescapées d’un temps révolu, des prototypes supplantés par des végétaux plus perfectionnés, comme les fougères et les plantes à fleurs. Cette conception des mousses en tant que vestiges de l’évolution n’est pas défendable, et ce pour plusieurs raisons. Si les mousses étaient les dernières survivantes d’une branche primitive face à des rivales modernes plus sophistiquées, on trouverait les témoignages fossiles d’une période de gloire antérieure, suivie d’une longue descente dans l’obscurité. Or, ces rares témoignages montrent l’inverse. De plus, les fossiles des plantes terrestres primitives n’ont qu’une lointaine ressemblance avec les feuilles soigneusement arrangées et les soies surmontées de capsules élaborées des mousses actuelles. » (p. 58). J’avais un jour acheté un livre, pas bien fait malheureusement, qui se penchait en même temps sur les lichens, les mousses et les fougères !
Le rythme
Après avoir écouté un bon entretien avec le violoncelliste et producteur de radio Frédéric Lodéon, vivant et rythmé, je découvre dans le mensuel de Christine Jeanney cette très belle citation de Virginia Woolf : « Pour ce qui est du mot juste, tu fais erreur. Le style est une chose très simple ; ce n’est qu’une question de rythme. Une fois qu’on l’a compris, on ne peut plus se tromper dans le choix des mots. Pour autant, me voilà assise à mon bureau depuis le milieu de la matinée, débordante d’idées, de visions et de mille autres choses encore, sans parvenir à les déloger faute d’avoir trouvé le bon rythme. L’essence du rythme est très profonde en vérité et va bien au-delà des mots. Un spectacle, une émotion provoquent une vague dans l’esprit, bien avant que ne se forment des mots qui puissent l’épouser ; et l’on doit en écrivant (telle est ma conviction actuelle) recréer cette vague et la rendre agissante (ce qui n’a rien à voir en apparence avec les mots) afin que, lorsqu’elle se précipite et déferle dans l’esprit, les mots naissent pour s’y accorder. Mais mon avis sera sans doute différent l’année prochaine. » (lettre de VW à Vita Sackville-West –16 mars 1926)
État de poésie
Et une fois encore, de belles découvertes dans les notes de Laurent Margantin. Sentiment de presque le piller dans ce Flotoir en ce moment, mais si cela peut attirer quelques lecteurs de plus vers son livre et son site, ce sera une bonne chose. « P[eter]H(andke] cite Wittgenstein : ‘Être en état de poésie : c’est l’état où on est réceptif à la nature et où les pensées apparaissent aussi vivantes qu’elle’. »
→ Combien de pensées vraiment vivantes versus combien de lambeaux morts de pensées recyclées ?
De la lecture
M., samedi. Confuse, fatiguée, ne cessant de s’absenter (s’endormir) pendant que j’ânonnais de mauvais articles du Figaro. Nous avons changé de lecture et j’ai pris Une chanson bretonne de Le Clézio. Et là, stupéfaction de la voir revivre, me dire à plusieurs reprises « que c’est beau », « que c’est bien écrit » ... comme si les mots de Le Clézio opéraient une sorte de transfusion d’énergie et d’éveil tout comme ma lecture à haute voix, infiniment plus fluide et solide depuis que j’étais entrée dans le livre, quittant la vilaine prose des journaux. Comme une démonstration on ne peut plus concrète de ce que peut faire la lecture. Effet non seulement psychique, moral, spirituel mais même physique.
Eric Villeneuve
C’est par le biais de Siegfried et du feuilleton de Poezibao que j’ai été mise en contact avec Eric Villeneuve. J’ai ainsi lu un texte qu’il a publié chez remue.net et dont j’extrais ce passage qui me touche profondément : « Avant de comprendre que j’étais venu ici [devant une classe de lycéens] non pas seulement pour une « rencontre « mais pour fêter un anniversaire avec vous, j’étais occupé à faire le tour d’une île. C’est ma façon de vivre, ‘les îles’. Il y en a partout d’inconnues, si l’on ouvre bien les yeux, si l’on ne se contente pas de visiter le monde en touriste, c’est-à-dire à l’aide de documents préétablis, confiant dans le nom que d’autres, avant nous (explorateurs, cartographes, botanistes) ont donné aux choses de ce monde – non seulement aux choses, d’ailleurs, mais aux personnes qui disposent de ces choses et aux lieux qui abritent ces personnes… On n’y prête guère attention mais tout ce à quoi nous sommes confrontés chaque jour dépend d’un nom préexistant. Et l’on oublie que dans ce mot immuable par quoi on désigne chaque chose, il y a une sorte de mode d’emploi ; autrement dit, une façon de faire avec la chose en question : une manière de l’aborder, de l’utiliser, souvent même un usage auquel il faut se conformer – un bon usage. J’ignore si c’est défaut ou qualité mais, pour ma part, je ne comprends pas les choses d’après le nom qu’elles portent. Quelques-unes, si, tout de même : celles auxquelles je ne prête qu’une attention distraite (notre monde est tellement encombré). Mais je peux affirmer que toute chose et, mieux encore, toute personne sur laquelle mon regard s’attarde, elle échappe au mot qui la désigne, au nom qui l’emprisonne, car elle prend très vite, sous mes yeux, d’étonnantes proportions. Il n’est pas de personne qui, dès lors que je m’intéresse à elle, ne me donne le sentiment d’aborder une terre inconnue. ‘Faire connaissance’, pour moi, c’est comme de s’aventurer dans la petite île, le petit cosmos qu’est tout un chacun quand on le considère en propre. Faire connaissance, c’est sauter du canot, commencer l’exploration du rivage qui s’offre à soi, aller aussi loin que possible à l’intérieur des terres. C’est là ma vocation, en ce monde : connaître les îles. De sorte que mon ‘parcours de vie’, vu de haut, ressemble sans doute moins à une existence qu’à un archipel. »
→ Monter ici cet extrait de Réminiscence de Claude Ollier, qui cite Derrida, dans De la grammatologie : « une première violence à nommer. Nommer, donner les noms qu’il sera éventuellement interdit de prononcer, telle est la violence originaire du langage qui consiste à inscrire dans une différence, à classer, à suspendre le vocatif absolu. Penser l’unique dans le système, l’y inscrire, tel est le geste de l’archi-écriture. » (cite p. 218)
Penser, panser
Dans un bel hommage rendu à son ami Bernard Stiegler, tout récemment disparu, Bernard Umbrecht (site Le Saute-Rhin) écrit ces mots : « Bernard n’avait de cesse de nous inviter à penser par nous-mêmes sachant que penser est aussi panser et qu’il n’y a pas de je sans un nous. »
Savants calculs un peu tristes
Claude Ollier : « Je songeais hier que si je mets en moyenne (une moyenne qui n’a pas varié depuis un quart de siècle !) vingt-quatre heures pour écrire une demi-page, soit quinze ou seize lignes, ces quinze ou seize lignes, le lecteur – le lecteur attentif – mettra en moyenne (a-t-elle varié, celle-là ?) une demi-minute pour les lire (le lecteur pressé ou non intéressé, dix secondes). Soit un rapport de 1 à 3 000, en gros (exactement : 1 à 2 880). Le temps de la lecture ici envisagée, la meilleure à attendre d’un lecteur moyen averti et intéressé, est ainsi trois mille fois plus rapide que celui de l’écriture. Le résultat de ce calcul sommaire et vain m’a surpris malgré tout, puis démoralisé, puis amusé. L’idée qu’on puisse passer sa vie à ça m’a réjoui finalement. » (p. 129)
Les choix
Claude Ollier encore : « les choix (options, décisions) importants sont souvent ceux qui survivent à une longue période d’oubli. Ce sont peut-être même les meilleurs, les plus solidement fondés. » (p. 130)
Segalen
En août 1985, Claude Ollier s’attarde longuement sur Segalen : « ce qui me comble : le calque du verbe sur la perception du mouvement, le mouvement de la phrase l’épousant et le reproduisant fortement pour moi, lecteur » (page 140)
Aimantation
« La matière linguistique aimante les sentiments, les sensations, les perceptions, les souvenirs, l’inconscient. Et non le contraire. Ce ne sont pas nos fameux sentiments qui se l’attirent, ils en sont bien incapables, eux que forment les mots. Sentiments comme limaille, infirmes hors attirance de la grammaire. Expérience de l’écrivain, à observer et méditer cent fois par jour le phénomène. » (Page 151)
→ Texte très important, mais dont il est difficile de bien appréhender la teneur et les enjeux.
Étonnante expérience
C’est une bien étonnante expérience que de lire à contretemps tous les éléments de l’élaboration d’Une histoire illisible dans les pages du journal Réminiscence. Mais c’est sans doute le bon ordre de lecture, d’autant que cela éclaire certains aspects du livre. Ce livre qui invite à sa toute fin à repartir, en boucle, à la page 1 pour une lecture sans doute bien différente que je n’ai pas accomplie, impatiente que je suis pour l’instant de lire d’autres textes de Claude Ollier. Mais en revanche je suis partie de l’instant 0 de la conception de ce livre et l’ai accompagné tout le temps de son écriture. Et voilà que fin 1985 c’est fini et ça laisse un vide terrible. A l’auteur bien sûr, mais aussi pour qui vient de faire la double lecture du livre et des pages qui lui sont consacrées dans le journal.
Et Ollier lui-même de définir les composantes de son livre : « Il y a bien plusieurs récits dans cette ‘histoire’ : un récit ‘merveilleux’ genre conte féérique, pour les retrouvailles avec Paul ; un récit d’aventures exotiques au début du voyage, se muant bientôt en récit fantastique ; plus tard il y aura un véritable roman d’amour. » et d’ajouter que tout cela est « pris dans la trame de l’illisible affaire [et que] le résultat doit être assez déroutant. » ! (p. 162).
Deux pulsions contraires
« L’enfant sent les deux exigences opposées, les deux pulsions contraires : la narrative et la scripturale. Ce qu’elles produisent, le jeu, est la résultante de leur lutte. Plus tard, on réprime en lui l’écriture, il ne reste plus que le récit. Mais il sent bien, dans les premières années, que la parole est prise dans une organisation, une trame, un système plus vaste, qui gouverne aussi le dessin, les assemblages et combinaisons d’objets, et qui est l’écriture. Peu retrouvent cet espace de contradiction plus tard. Les écrivains, oui. C’est pour cela qu’ils écrivent. » (p. 159)
Le mystère de l’opération d’écriture.
« Ce pourquoi mes livres déroutent (entre autres raisons) : le sur-codage intermittent de la langue, autrement dit de brusques et fréquents (...) tours d’écrou donnés à la fonction poétique. Tant que le codage est normal (celui de la grammaire, sans plus), ou qu’il est constamment renforcé, resserré, surdéterminé (toute écriture ‘poétisée’, en principe), le lecteur sait sur quel pied danser. Il danse ou non, mais il reconnaît la musique. Quand l’écriture (mais alors, c’est le ‘style’ ?) va de l’un à l’autre, et sans préavis, alors il est dérouté et, le plus souvent, ne ‘suit’ pas, refuse catégoriquement de danser, dirait Nietzsche. Or, il me semble que mon ‘style’ est, d’une part, de passer rapidement de codage à sur-codage, et d’autre part, d’intégrer, ce faisant, toute dictée de la ‘voix’ qui m’apparaît valable, c’est-à-dire fructueuse, relançant instantanément le texte dans une direction intéressante, et d’autant plus intéressante qu’inattendue.
Il se produit entre ‘dictée’ et sur-codage une relance propre, une sorte de défi, et d’émulation. Lorsqu’ils s’‘emboîtent’ parfaitement, dans le flux de l’écriture triomphante à certains moments, qui constitue ce que certains, sans doute, appellent ‘inspiration’, alors les lignes qui s’écrivent sont riches – en elles-mêmes, et en développements. Pour creuser cette remarque, il faudrait commencer par analyser plus finement, et considérer tout ce qui, dans les bribes ‘dictées’, relève authentiquement déjà d’un sur-codage. Autrement dit : la proportion de fonction poétique dans le flux de la ‘voix’. Là, on commencerait véritablement à examiner de près le ‘mystère’ de l’opération d’écriture. » (p. 160)
Segalen encore
« Avec Paul-Louis Rossi, hier, parlant de Segalen – pour constater que Segalen (et d’autres à même époque certainement, et d’autres à leur suite) avait démystifié la ‘poésie’ dans le même temps que l’ ‘exotisme’ et le ‘colonialisme’ ; que le lien, pour eux, était patent. J’avance Leiris, Michaux, pour la suite. Nous tenons là une suite, une série, une filiation, une veine. L’autre veine, c’était celle des lectures d’enfance Jules Verne, Pierre Loti, Paul d’Ivoi, Claude Farrère, et toute la bande. » (169)
Faulkner oui, mais aussi Ollier
« J’avais envie de relire Faulkner – non rouvert depuis un quart de siècle – je prends, un peu au hasard, Treize histoires, et tombe, dans la préface du traducteur, R.N. Raimbault, sur ces lignes claires, et clairvoyantes (1933) : ‘Quatre siècles d’analyse psychologique, en lui faussant la vision du réel, ont atrophié chez le lecteur français le sens de l’effort. Avant d’avoir cherché à comprendre, il veut tout expliquer, ou, plutôt, demander qu’on lui explique tout ; et la peinture de la vie toute nue, toute simple, sans unité ni continuité, sans lien logique entre les événements et, partant, dépourvue de cette succession spécieusement ordonnée qu’il nous plaît d’appeler l’action, lui apparaît comme une indéchiffrable énigme.’ Voilà qui sonnerait comme un salutaire avertissement au futur lecteur d’Une histoire illisible. On dirait même que ces lignes ont été écrites spécialement pour Une histoire illisible et son hypothétique lecteur. D’ailleurs, Raimbault commente, à la suite : ‘Telle est pourtant, dans le réel, l’énigme au milieu de laquelle nous coexistons, au dehors et au dedans de nous-mêmes, sans jamais en percevoir autre chose qu’une simple juxtaposition de brefs et partiels aspects. C’est cela que nous avons nommé la vie. Mais, par le raisonnement qui compare, rapproche, enchaîne, subordonne et conclut, nous avons en somme forgé une image tout autre que son authentique figure. Nous l’avons, pour ainsi dire, réduite de force aux trois unités, et c’est tout juste si nous ne nous reconnaissons pas le droit d’exiger de nos semblables, sous prétexte de les mieux comprendre, qu’ils coulent leur existence au moule de la tragédie classique et nous offrent de ce que nous apercevons de leurs faits et gestes un spectacle disposé selon les règles : exposition, conflit moral, action progressive, péripétie, dénouement...’ » (p. 180)
Segalen
Segalen encore, il y revient plusieurs fois dans ces pages de fin 1985, 1986, Claude Ollier. Segalen qui lui permet d’opérer une très éclairante opposition entre réel et imaginaire. Ollier dit qu’Une histoire illisible parle de cela à toute page : « l’opposition entre quantitatif et qualitatif, entre discontinu et continu. Ce que livrent nos sens (le Réel de Segalen : uniquement du discontinu, du mesurable, du quantitatif. Ce que produit notre réflexion, notre désir de récit, notre pensée ‘pure’ (l’Imaginaire de Segalen) : du qualitatif, du continu. Notre soif de continu (pensée, narration, imagination) : pour supporter le Réel, colmater ses solutions de continuité, ses brèches, ses trous ; pour l’apprivoiser, le rendre vivable, c’est-à-dire explicable, soit récitable, lisible. » (p. 187). Et un peu plus loin : « La perception ne livre que du discontinu (espace, durée), de l’intermittent (le répétitif), de l’éphémère, du vide (intercalaire, interstitiel), soit du confondant, du mystifiant. »
→ Il faudrait peut-être préciser que ce confondant, ce mystifiant sont bien produits par la perception mais une perception qui automatiquement est décryptée, classée, interprétée. Et que tout l’effort de l’écrivain, du peintre serait de casser ces enchaînements automatiques.
Carte imprimée
Déjà relevé le mot automate chez Ollier, en lien avec certaines réactions du corps notamment par rapport à un lieu. Ici la carte à puces : « Il y a dans mon corps, quelque part entre système nerveux et système musculaire, une ‘carte’ imprimée (une carte à ‘puces’ ?) dont le passage devant l’œil de la conscience, absolue ou non, livre les éléments (les informations) des lieux perdus. Les lieux sont en moi, informatisés, microfilmés ou quelque chose de cette sorte. Je peux les ‘re-présenter’ à volonté, si j’introduis la carte dans le système sensoriel. » (p. 200)
Disposition
Me suis posé la question de la disposition du texte dans ce Flotoir. Faut-il ou non isoler les citations, comme on le fait dans les travaux savants, par un retrait notamment. Je crois que non, je crois que la citation fait partie intégrante du texte et que l’extraire serait dénaturer cette sorte de montage géant qu’est le Flotoir. Si l’on ne sait pas parfois où l’on est, dans le texte du Flotoir ou dans la citation, eh bien peu importe, il suffit de renforcer son attention, je crois que les balises sont là et bien là. Il y a un vrai souci de référencement mais cela ne doit pas aller plus loin.
Flacon de sels
ouvrir ce flacon même sans avoir rien à y mettre pour le simple plaisir de l’imaginer se remplir – regarder le petit caillou-tête énigmatique posé sur le bureau alors que commence à gronder l’orage tout aussi énigmatique – ouvrir les fenêtres, retrouver le ciel, contrasté, nuageux, après un temps d’excessives chaleurs obligeant à se calfeutrer
Le lecteur que je suis
Lire, écrire...
Siegfried Plümper-Hüttenbrink : « 57. Parfois, à ses moments perdus, le lecteur que je suis a tout loisir de fureter et lire rien qu’à sa guise. En feuilletant au hasard un livre, il se met alors à rêver d’une lecture plus qu’improbable, faite à l’aveuglette et qui ferait fi de tout appui. Comme si le livre lui-même, son titre, et jusqu’à son auteur n’avaient plus lieu d’être pour que lecture se fasse enfin dans l’anonymat le plus total.
Lire alors devient un acte élémentaire de survie. Un test de solitude, effectué à huis clos. Et au cours duquel il ne te reste plus qu’à lire ce que tu as sous les yeux et qui semble t’être destiné. À le lire de toute urgence comme on le ferait d’un télex ou d’un faire-part ou d’un pli dont on dit qu’il est urgent. Mais à l’issue du test, il n’y a guère de révélation à attendre de ce qui n’était qu’une Leseprobe, quelque échantillon de lecture, jetable après emploi. »
→ Oui cette expérience de lire ce qui tombe sous les yeux, inaugurée dans l’enfance et jamais perdue de vue. Tout lire, immense attrait de l’écrit, de l’imprimé, du manuscrit. La réclame comme le dictionnaire, le journal comme le livre. Mais je ne suis pas aussi pessimiste que l’auteur sur l’issue du test, souvent il reste quelque chose, une trace. Une trace suffit. Quel est le devenir de la trace ? Quel compost, quel substrat va-t-elle former avec des milliers d’autres traces tombées sur le fond ? Autre bibliothèque. Il y aurait la bibliothèque réelle (les bibliothèques en réalité), fluctuante au fil des ans ; la bibliothèque Flotoir et la bibliothèque immatérielle, strates de pages ou de passages plutôt que de livres...
États d’immersion
Plus loin : « 61. Est-ce dû à un goût inné pour les états d’immersion, toujours est-il que le lecteur que je suis a coutume de s’aliter en lisant. (...) Lire, tout comme écrire, s’avérant un frayage à pistes multiples. Voir un travail d’anamnèse et qui s’effectuera par voie d’intersignes, entre soutenance et prémonition. Et en vue de savoir où et qui encore être, alors qu’on est en passe de n’être plus personne, plus nulle part, injoignable pour quiconque. « (p. 54)
Siegfried, qui pose aussi cette question : « 62. Et si lire n’était qu’une question d’oreille interne ? On est à l’écoute, scrute et sonde la survenue des mots qu’on semble reconnaître dans leurs moindres syllabes de les avoir d’ores et déjà rencontrés sur ces chemins de randonnée que balisent nos lectures. Le moindre mot lu reste toutefois tu et comme tacitement entendu. On l’entend et s’entend avec lui sur ce qu’il a à nous dire et à nous taire. Un peu comme s’il nous fallait l’épeler à l’étouffée, par le fond de l’oreille, alors qu’il reste foncièrement improférable. »
→ Et tout ce qui advient dans la lecture et qui ne vient pas de la lecture. Les parasites, les interférences, rendant parfois le livre aussi difficile à entendre, à identifier, que les fameuses ondes gravitationnelles que mille phénomènes perturbent et faussent. Ces glissements de pages, comme on dit de terrain, ces rapprochements, ces fondus enchaînés qui s’opèrent entre deux lectures, qui font se rencontrer, et c’est parfois une vraie source de bonheur, deux auteurs avec qui l’on vient de frayer. Au point de se demander, qui lis-je, maintenant ?
Face au mirage des images
« Face au mirage des images, à leur bavardage fantasmatique, comment parvenir à dire sans voir et sans faire d’histoires » (p. 59).
→ Idem face au mirage des mots et à leur bavardage incessant. « Maints poètes durent se laisser piéger par ces attracteurs étranges que sont les allégories et les métaphores. »
Bribes et intégrales
Si souvent, Ollier le dit quelque part, la plus profonde émotion musicale nous vient d’une bribe perçue presque par hasard, une radio ouverte qu’on n’écoutait pas, le fond musical dans une émission audiovisuelle, ou un film... Puis on passe sa vie à courir après cette émotion-là au lieu de laisser le hasard et la chance apporter d’autres émotions. On s’enferre à acquérir, péché d’adolescence et de jeunesse, des « intégrales », croyant tout devoir connaître des Sonates de Beethoven, des Symphonies de Haydn, des quatuors de Bartók pour devenir une vraie mélomane. Or celui qui a la chance de jouer aussi de la musique sait que certaines œuvres ne sont pas pour lui (et pas seulement pour des questions techniques). Ne découvre-t-on pas au fil du répertoire que tel pianiste joue Chopin comme s’il était le compositeur lui-même, que tel autre est un des rares à rendre vraiment tout le mystère sonore et musical de Debussy ? Avec cette énigme supplémentaire que ce qui me touche, me parle à moi heurtera mon voisin (voir les empoignades mémorables dans les émissions de comparaison d’enregistrement !).
Mon esprit n’est pas à la hauteur du tout, ni même de l’ample. En musique comme en littérature, seuls le fragment, la bribe sont à sa portée. C’est déjà beaucoup. Et suffit à mon bonheur.
Logique du texte
Je recopie ici un long passage du journal de Claude Ollier, en décembre 1987, car il me parait très important à la fois pour la compréhension fine du travail de l’auteur mais aussi pour tout travail de création littéraire : « Il y a une logique du texte – dans le texte -, si l’écriture a bien fait son œuvre, qui prime toute logique narrative antérieure et l’efface, car cette logique dans le texte est le fruit du travail entre données conscientes et données inconscientes, que seule l’écriture peut mettre en branle. Cette logique-là emprunte à l’absence de logique de l’inconscient et elle emporte l’adhésion, surmontant incohérences référentielles éventuelles et impossibilité physiques, géographiques, psychologiques. D’entre les données inconscientes, celle d’un mimétisme spontané joue son rôle, de sauvegarde, d’assimilation et de rejet, de détournement, de contournement, de retournement des clichés notamment. Ce mimétisme à demi inconscient paraît constitutif de ce que j’ai appelé autrefois les ‘oppositions’, et que je n’avais pas détaillé, dont je n’avais pas analysé le détail. Il y aurait lieu de distinguer les oppositions conscientes, raisonnées, et les autres, comme d’instinct, visant à la défense, par ruse, et simulacre, les formes du langage et de la rhétorique narrative épousant celles des ‘impositions’, dans un premier temps (et il y a toujours un premier temps du texte), pour les contrecarrer, les niveler peut-être, les aplanir, les réduire, ou les ‘endormir’, les anesthésier. Un mimétisme de conservation, pour engourdir la vigilance idéologique et l’aiguiller subrepticement sur d’autres voies. Un mimétisme très généralisé, chez chacun — à chacun le sien, les siens —, pour piéger la haute surveillance des formes consacrées. Ce serait là, peut-être, la clef de toute efficacité critique, de tout examen sérieux des textes — que soupçonner et repérer le soupçon sous chaque phrase, là où celui qui a écrit, sans se le dire clairement, a rusé pour tenter de se dégager de l’emprise. » (p. 209)
Valéry, Derrida, Ollier
Autre passage essentiel du journal, janvier 1988, où Ollier part de Valéry, cité par Derrida, pour explorer le travail du poète. Nouvelle longue citation indispensable : « ’Ainsi, le poète en fonction est une attente... Il restitue ce qu’il désirait. Il restitue de quasi-mécanismes qui soient capables de lui rendre l’énergie qu’ils lui ont coûtée et même plus (car ici les principes sont en apparence violés). Son oreille lui parle. Nous attendons le mot inattendu — et qui ne peut être prévu, mais attendu. Nous sommes le premier à l’entendre.
Entendre ? Mais c’est parler. On ne comprend la chose entendue que si on l’a dite soi-même au moyen d’une cause autre.
Parler, c’est entendre.
Il s’agit donc d’une attention à double entrée. L’état de pouvoir produire ce qui est perçu est susceptible de plus ou de moins, à cause du nombre de fonctions élémentaires en jeu... On a l’idée d’un appareil réversible comme téléphone, ou dynamo...’ (Du Calepin d’un poète, Paul Valéry, p. 1456, cité en note par Derrida dans Qual Quelle, à propos de la ‘source’.)
Derrida écrit, un peu auparavant, après avoir cité les Cahiers (tome II, p. 574) : ‘Le cercle se disjoindrait seulement dans l’écart en somme indéfinissable, à peine probable, entre une voix du dedans et une voix effectivement proférée ? Tel écart reste en effet insaisissable en termes linguistiques, poétiques ou phénoménologiques.’
Et Valéry : ‘Qui décrira, définira la différence qu’il y a entre cette phrase même qui se dit et ne se prononce pas, et cette même phrase sonnante dans l’air. Cette identité et cette différence sont un des secrets essentiels de la nature de l’esprit – et qui l’a signalée ? Qui l’a ‘mise en évidence’ ?’ Plus loin : ‘‘Rien de plus étonnant que cette parole ‘intérieure’, qui s’entend sans aucun bruit et s’articule sans mouvement. Comme un circuit fermé [...]. Parfois la communication du naissant et du né est régulière, en régime, et la distinction ne se fait pas sentir. Parfois la communication n’est que retardée et le circuit interne sert de préparation à un circuit d’intention externe : puis il y a émission au choix.’
Et puis : ‘Qui parle, qui écoute (dans la parole intérieure) ? Ce n’est pas tout à fait le même... L’existence de cette parole de soi à soi est signe d’une coupure.’
‘Nous sommes faits de deux moments, et comme du retard d’une ‘chose « sur elle-même.’ (Mauvaises pensées et autres).
Ce texte, Qual Quelle, je ne l’avais, je crois, pas lu jusqu’ici. Ou je l’avais commencé, mais ce problème de la ‘source’, et surtout de la ‘voix interne’, ne me tracassait pas tellement à l’époque (Marges, 1972). Aujourd’hui, ce problème me semble capital. La fin de Malacca et toute l’Histoire illisible disent pourquoi – sans parler de tous les paragraphes (séquences) rythmés des deux livres ultérieurs, où l’écoute de la voix a joué un rôle essentiel. » (211)
→ Et la question de cette voix, c’est ce qui m’avait sans doute le plus frappée à l’écoute des deux émissions de Christian Rosset consacrées à Claude Ollier, et aussi à la lecture du Dissident secret. « La bande inépuisable de la parole interne, où parler et entendre se fondent » (p. 217)
L’inscription corporelle
Très frappante aussi, constamment, la façon dont Ollier montre comment l’expérience, et au sein de l’expérience en particulier celle des lieux, s’inscrivent très concrètement dans le corps : « Mon corps, ‘réserve’ d’espaces et de temps. En lui l’espace se fait temps : temps et espace des lieux innervés pour être remis en jeu, volontairement ou subrepticement, comme par mégarde. En lui, le temps se fait espace : prêt à se déployer ailleurs, plus tard. » (216)
→ Il y faudra sans doute « un regard de fond de grotte, apte à déchiffrer les diverses empreintes qu’une chose vous a laissé gravées en pleine mémoire. » (S. Plümper Hüttenbrink, p. 62)
Les portraits de lecteur
Page 66 du livre, joie de retrouver l’interrogation sur le lecteur en train de lire, celui que Siegfried considère comme « injoignable » et à propos duquel nous échangeons souvent textes et photos. « De toute évidence, ils ne sont pas là » ces lecteurs. « Ils ne font que veiller et être de garde comme le serait une statue. » Il y a ce visage d’un lecteur photographié à Brême (la photo est dans le livre), « un visage dont on aurait dit qu’il était d’un dormeur ou d’un gisant, en immersion dans sa lecture, et à la vue duquel j’eus l’intime conviction que lire est un acte qui n’est pas de ce monde. Nicht von dieser Welt. »
Et lisant ces mots, je songe à tous ces grands religieux, ces moines avec leurs livres sacrés, Bible, bréviaires, eux qui ne sont pas tout à fait de ce mon, nicht von dieser Welt.
Nous les lisants-gisants, sommes-nous de ce monde ? Et ce lecteur, se demande encore Siegfried Plümper-Hüttenbrink, « s’il s’absente à lui-même, n’est-ce pas pour entrer en présence de sa propre absence dans les lieux où il lit ? »