© florence trocmé - ombre à l'eucalyptus
Variations-prairie, Françoise Ascal
Lu hier soir avec bonheur le très beau livre de Françoise Ascal, Variations-prairie, suivi de Mille Etangs, Lettre à Adèle et Colomban. Une longue méditation sur la prairie, devant sa maison, sur sa région natale celle dite aujourd’hui des Mille Étangs, en Franche-Comté, sur les saisons, la lumière, les arbres qui meurent, leur bruit. Le livre comprend aussi une lettre à son aïeule, un peu moins intéressante à mon sens, car plus convenue et une intéressante section consacrée au moine du 5ème siècle, Colomban, qui m’a fait un peu penser au beau portrait de moine dressé par Gérard Cartier dans L’ultime Thulé, Saint Brendan.
Le sourire
J’ai noté il me semble les poèmes inclus dans Simulacre, le dernier tome publié du Journal de Claude Ollier (je viens de commander les trois précédents !), poèmes tournant tous autour de C., autrement dit Camille, sa petite-fille. À titre d’exemple, celui-là : « Comment narrer l’événement du sourire dont C. m’a gratifié hier, je dis narrer car ce n’est pas décrire, je dis narrer ou raconter parce que le plus bref événement porte toute une histoire dès son avènement et il y avait de l’histoire dans ce sourire, dans son ébauche ou prime phase d’ébauche, car il n’était pas certain que la légère altération dans le visage entier à un moment donné dût être l’ébauche d’un sourire, plutôt celle d’un spasme vif délogeant un peu les traits à l’entour des lèvres et des plis des yeux, cet épisode durait, durait le temps de s’offrir invitation au sourire ou à quelque chose qui s’appellerait ainsi ou bien initiation au sourire encore, mais quand les fossettes se sont inscrites feutrées sur les joues il était certain que c’était là sourire car les yeux s’en sont mêlés, ils se sont mis comme à danser un peu et se doubler d’éclat et l’épisode à cet endroit du devenir de l’événement s’est prolongé, le visage entier souriait dans un élan, l’événement s’est attardé un temps dont la mesure précise est sans doute le moins intéressant des éléments, c’était disons un peu, très peu du temps des horloges. (Maule – Le Sourire) »
Auto-exégèse
J’aime infiniment cet aspect chez certains écrivains, dans leur Journal, réflexions sur le travail en cours. À propos d’un de ses livres, Ollier confie : « l’écriture d’Our ou Vingt ans après – puisqu’il s’agit de ce 7e livre – s’est trouvée fertilisée par une autre coïncidence : la découverte des premiers livres d’un philosophe dont le travail allait fortement éclairer celui passé et présent de l’écrivain, soit l’acquisition quasi fortuite dans une librairie de la petite ville d’un livre de Jacques Derrida – puisqu’il s’agit de lui –, en l’occurrence : De la grammatologie. Dans cet ouvrage passionnant et révélateur, il y avait mention, en outre, de publications qui se situaient en rapport étroit avec les lieux de l’histoire que je commençais d’élaborer : Les Dieux et le Destin en Babylonie (M. David) ; Histoire de l’écriture (James G. Février) ; Le Déluge babylonien (G. Contenau). Ces lectures, que j’ai entreprises sans délai cette année-là, me reportaient donc, par la même occasion, aux perspectives et aux découvertes du tout récent voyage sur les lieux mêmes où furent gravés dans la pierre les plus anciens des récits. » Claude Ollier, Simulacre : (2000-2009...)
Flacon de sels
Se tenir sur le seuil d’une œuvre, ample, dont on a tout lieu de penser qu’elle vous convie et vous convient – l’étonnante faculté de continuer sans relâche à faire des découvertes – la naissance de toute nouvelle passion-obsession – sentir l’air passer de part en part de l’appartement, de nord-est au sud-ouest, écouter parfois son bruit ronflant dans la fenêtre mal close – prendre une bonne leçon en tentant de faire des exercices de gymnastique neuronale et constater ses très piètres performances – découvrir un belle réponse à une question posée sur la datation des lichens – préparer trois enveloppes postales pour deux petites filles et un petit garçon très aimés, avec des timbres, des cartes postales et des marque-pages – se souvenir de la collection de gommes de leur maman – scruter le petit caillou-tête, alias compagne d’écriture, posé près de l’écran –
Ollier lecteur de Joyce
Autre aspect que j’aime tant dans les journaux des écrivains, ce qu’ils écrivent, parfois, de leurs lectures. Ainsi Claude Ollier, à propos d’Ulysse : « Repris ce soir Ulysse. Peu de souvenirs des lectures de ce temps-là… Je n’avais donc jamais relu Ulysse depuis lors, soit un peu plus d’un demi-siècle. Curieusement, sa matière s’était comme simplifiée dans mon idée, sa compacité effritée, ses strates réduites à trois ou quatre ; la prégnance shakespearienne de la première partie s’était diffusée sur les suivantes ; j’avais aussi oublié de longues séquences comme celle menée par questions et réponses précédant le monologue dit ‘intérieur’ de Molly. Comme à première lecture sans doute, m’a poursuivi le sentiment de ne saisir qu’une petite partie de tout ce qu’il y a à voir et à entendre ; ce n’est pas un sentiment décourageant ni horripilant, un peu agaçant seulement par moments ; et puis… j’ai admiré, j’ai contemplé, j’ai cherché à communier avec cette grande architecture et sa somptueuse mise en scène multistylistique et pluri-culturelle ; je n’y suis pas toujours parvenu ; souvent je ne pouvais lire plus de quatre ou cinq pages dans la journée, sous peine de ‘laisser filer’ les suivantes dans un parcours machinal des yeux. Pour reprendre brièvement : ce livre sublimement conçu et agencé n’a pas, cette fois encore, réussi à me procurer de grandes émotions ; il ne me trouble pas, aucune de ses scènes ne viendra me hanter non plus comme le font les plus marquantes de mes livres préférés : il ne mobilise pas mon corps… En revanche, Dedalus, repris lui aussi juste avant, m’a ému à maintes reprises – est-ce l’enfance, la mer ? – par-delà ses gloses et disputes jésuitiques. »
Le long de la Seine
Lui j’imagine aussi que c’est un grand lecteur mais d’une autre espèce... François Sureau dont je continue à suivre flâneusement les méandres du livre, L’Or du temps, livre dont la Seine est l’axe mais aussi le personnage toujours manquant (ce qui au début me causa une certaine déception). C’est un fil qui permet de tirer maintes histoires à partir de quelques pouces de terrain, pour peu que telle ou telle figure y soit passée, les ait marqués. J’ai ainsi traversé une longue séquence consacrée au roman policier, autour notamment d’Agatha Christie et de Conan Doyle. Sureau a l’art de camper ses personnages, ne s’enferme pas dans une biographie exhaustive et assommante mais choisit des anecdotes significatives. Il évoque par exemple l’épisode de la disparition d’Agatha Christie, dont j’ignorais tout. Et il y a un autre fil, finalement bien plus présent, un fil double en réalité, qui rattache sans doute toutes ces histoires à celle de l’auteur : cette étrange figure de Bagramko, dont le souvenir est porté par un certain Grigoriev, hébergé dans une demeure qui a un rapport direct avec la famille de François Sureau. Ce livre serait un peu comme une galerie de portraits, une petite encyclopédie personnelle et portative, un carnet d’adresses bien particulier puisque tous les protagonistes ont disparu mais restent des interlocuteurs valables.
« Il y aurait un chapitre à écrire sur ce que j’ai deviné de la bonté de Bagramko, une bonté sans phrases et sans apprêts, une aptitude à l’oubli de soi, au sacrifice pour un autre, pour plusieurs autres, pour un pays, qui ne devait rien au ressentiment et tout à une force vitale que je ne saurais pas définir. S’expliquent par là son indifférence à l’égard de toute circonstance matérielle, sa générosité, sa vie dans les galetas, son engagement et sa gaieté. Il ne cherchait pas à se dépouiller ni à se simplifier. Il n’avait pas d’effort à faire pour être meilleur et n’y songeait pas. J’ai compris en le lisant, en écoutant Grigoriev, ce qu’écrivait Max Scheler : ‘Toute fixation de l’attention volontaire de l’homme sur son bien-être sensible, toute préoccupation, toute inquiétude est un obstacle, plutôt qu’une aide, à cette force créatrice qui involontairement conduit toute vie à sa perfection : Et qui d’entre vous, même en s’y efforçant, peut prolonger sa vie, ne serait-ce que d’une heure ? (Luc, 12, 25). »
Hillairet et les rues de Paris
La méthode Sureau s’applique magnifiquement à un personnage comme Jacques Hillairet, l’auteur du fameux Dictionnaire historique des Rues de Paris à qui l’auteur rend un vibrant hommage. « Bienheureuse mémoire de l’archiviste Je suis parti, sans casquette à oreilles, sur les traces du mystérieux Jacques Hillairet, dont le Dictionnaire historique des rues de Paris alimente toutes les rêveries. Le style en est de la plus efficace simplicité. Écrivant sur Arthur Cravan, je trouve ceci sur la rue Delambre : la rue ‘suivait alors le mur nord de l’ancien marché aux fourrages ouvrant 6 boulevard d’Enfer et passait au milieu des champs de bleuets et de coquelicots qui firent place, vers 1850, à des baraques de planches, dites les ‘nouvelles Californies’, qu’habita une population de chiffonniers et de brocanteurs. Elle a reçu en 1844 le nom de l’astronome Delambre (1749-1822) et n’a guère été bâtie qu’à partir de 1914’. Sureau ajoute un peu plus loin : « Le Dictionnaire historique des rues de Paris est un chef-d’œuvre qui doit beaucoup à l’armée, dans ses habitudes de description laconique et précise des lieux apparemment les plus compliqués à saisir. Il garde le coup d’œil d’un officier de terrain. Il n’y a pas de gras, pas de lyrisme. »
→ Morale de l’histoire, il ne faut surtout pas se presser pour lire L’Or du temps, il faut descendre tranquillement la Seine dans le sens du courant, consacrant tout le temps nécessaire à tel épisode, telle figure, tel lieu. Il faut se laisser porter par le flux du livre, aussi rêveusement que possible.
Son et corps
Le livre d’Haskell (Écoute l’arbre et la feuille) me séduit à double titre : parce qu’il parle, merveilleusement, des arbres, de botanique, de ce que l’on appelait jadis les « sciences naturelles » ; et aussi par le très fort accent mis sur l’écoute. Quelques relevés qui en attestent : « Comme le poirier, notre corps entier est sonorisé. Entendre n’est pas seulement l’affaire du pavillon de l’oreille. Dans les canaux de l’oreille interne, emplis de quelques gouttes d’eau de mer, flottent des faisceaux de cils. Chaque faisceau, enraciné dans la membrane d’une cellule, réagit aux minimes variations de la pression de l’air par des impulsions nerveuses. Les cils traduisent les oscillations d’un fluide en mouvements de charges électriques transmis au cerveau. Or les vibrations parviennent à l’oreille interne par des chemins très divers. La voie ‘classique’ : les osselets de l’oreille moyenne sont actionnés par le tympan. Mais les sons provenant de l’extérieur comme de l’intérieur font aussi vibrer l’os temporal qui enveloppe l’oreille interne. Le crâne tout entier fonctionne à la fois comme une antenne parabolique et comme un tambour, la bouche est une trompette humide, tandis que la gorge et la colonne vertébrale sont des couloirs pour les sons montant de la partie inférieure du corps. Le torse sonne comme une citrouille, à moitié remplie de graines avec les boyaux, à moitié creuse avec la cavité pulmonaire. En empruntant le chemin de la peau, les vibrations parcourent le visage, les oreilles, et descendent dans le canal auditif. Quant aux boucles d’oreille, ce sont aussi des antennes qui captent les fréquences perdues. Avant que nous ayons conscience d’un son, les cellules nerveuses se concertent, dialoguent et décident de ce qui accédera à la conscience. L’audition est ainsi modulée par la gustation, les émotions, la plante des pieds, le système pileux… Ce que nous percevons est la conclusion d’une conversation qui se déroule à l’intérieur de notre corps, au sujet de ce monde bourdonnant, stridulant où il est plongé. »
Un peu plus loin : « Notre peau modifie elle aussi la texture de ce que nous entendons. Lors du passage d’un gros camion, je suis giflé par un souffle assez puissant pour faire danser les branches de l’arbre, et mon interprétation des sons peut en être faussée. Des expériences en laboratoire ont confirmé que ce que nous ‘entendons’, tel que notre esprit le perçoit, ne vient qu’en partie de nos oreilles : l’autre partie est due au reste de notre corps, en particulier à notre peau, sensible au mouvement de l’air. »
Les oiseaux perdent le nord
Constat d’Haskell : « En plus des sons de la ville, d’autres innovations sensorielles contribuent à désorienter de nombreuses espèces. Des matériels électroniques et des antennes radio émane un chatoiement d’ondes électromagnétiques. Ce ‘bruit’ inaudible est plus intense dans la ville câblée et saturée de relais qu’à la campagne, et fait perdre la boussole aux oiseaux. Dans cette brume d’ondes radio, ils ne savent plus où aller. »
→ On peut se poser la question d’une très subtile désorientation pour nous aussi, humains, qui en principe n’entendons pas, mais sans doute percevons autrement et à notre insu cette brume d’ondes radio.
Claude Ollier et la musique
Je refeuillette une fois encore Le Dissident secret, le livre que Christian Rosset a consacré à Claude Ollier et je relève ces mots qu’il avait écrit il y a plusieurs années, esquissant déjà ce qui allait devenir ce livre : « 31 janvier 2019. Il y aura bientôt neuf ans que j’ai commencé à esquisser les premières lignes de ce qui ne devait n’être qu’une simple contribution à un ouvrage collectif dirigé par Johan Faerber intitulé Claude 0llier, le contemporain secret. Après avoir composé une dizaine de feuillets, il m’avait semblé nécessaire de les chapeauter d’un bref paragraphe faisant montre d’un ton aussi léger que possible au sujet, non de l’écrivain, mais du grand auditeur de musique qu’il n’avait cessé d’être. Voici (je recopie ce chapeau sans le modifier en quoi que ce soit) : ‘Sur la platine, The Dancer de P.J. Harvey. Claude 0llier a découvert cette chanson dans une émission qui faisait partie de la série Œuvres croisées à laquelle je collaborais au temps (pas si lointain) où France Culture était encore doté d’un programme musical. Il en avait été frappé ou plutôt (pour reprendre sa manière de parler de la musique) traversé, au point de faire aussitôt l’acquisition du CD (je l’ai aperçu, un jour de passage à Maule, posé verticalement devant une pile de 33 tours de Jazz, de Classique, de musique d’Afrique du Nord). Radio, son, musique ont nourri (et continuent d’animer) nos échanges, au moins autant que littérature ou cinéma : impossible d’écrire sur l’auteur du Jeu d’enfant ou de La Randonnée qui avait rêvé de faire un essai sur Stravinsky, mais a toujours travaillé dans un relatif silence (chaque chose en son temps) sans m’abreuver jusqu’à plus soif de musiques et de sons. Je monte les pots. György Kurtag, Thelonious Monk, Sonic Youth, Morton Feldman, se mêlent aux sons du dehors :je frappe le clavier, les yeux mi-clos, à l’écoute...’ »
L’état manuscrit de l’œuvre
À propos de Claude Ollier, Christian Rosset fait cette remarque sur « l’état manuscrit de l’œuvre, griffonnée au stylo à bille au verso de rames de papier de récupération déjà imprimé au recto (il semble ne jamais avoir pu écrire sur des feuilles vierges). » (p. 19)
Portrait d’une maison
A propos de la maison de Maule qui semble presque l’objet principal du livre ou du moins être tellement identifiée à Claude Ollier qu’elle en devient centrale : « Tout parait ici modeste, et en même temps terriblement hanté, secrètement travaillé par des histoires fantastiques charmant cette vieille demeure rafistolée sans grands moyens, mais confortable (chauffée, saine, pouvant supporter les intempéries, du moins jusqu’à une certaine limite) – chaque objet, même si dénué de la moindre valeur marchande, ayant le pouvoir de renvoyer à un récit légendaire déposé mystérieusement dans un des livres écrits par son propriétaire » ; et preuve sans doute du bien fondé de ma remarque initiale, Rosset écrit encore : « Cette demeure d’un autre temps manque à celui qui écrit ces lignes au moins autant que son habitant ». (pour mémoire, Claude Ollier est mort le 18 octobre 2014).
Mélancolie
C. Rosset réfléchit longuement au caractère mélancolique ou non de Claude Ollier, de son œuvre. Lui la réfutait, cette mélancolie, mais écrit Rosset « tous ses livres ont été écrits dans le deuil de ce que l’enfance avait valorisé via famille, professeurs, curé... : miroir de l’effondrement de toutes part de l’occident ; obscuration en cours, en écho à la disparition progressive de la littérature... mais l’écriture tient bon et, bien qu’en apparence promise à un devenir fantomatique, elle ne cesse de revenir sous forme quasi charnelle : irriguée, nerveuse, à vif. » (p. 27)
Un homme de radio
« La radio, en tant que lieu de surgissement d’une écriture sonore – mettant en œuvre bien autre chose qu’une sage adaptation d’un texte préétabli, ornementé de bruitages et de musiques –, lui tenait particulièrement à cœur. Il aimait qu’on lui passe commande de ce qui porte aujourd’hui communément le nom de fiction radiophonique (du temps de Régression, on disait plutôt pièce ; lui qui était bon germaniste préférait hörspiel: pièce à ouïr, jeu pour l’écoute). »
Radio : Tardieu, Benjamin, Ollier, Rosset... qui aujourd’hui ?
Faire quelques randonnées....
Ce serait un peu la préconisation de Christian Rosset à la fin de son livre : « Faire quelques randonnées dans l’archipel Ollier est jeu d’enfant pour le lecteur de bonne volonté Nul besoin d’avoir fait des études de lettres, il suffit de posséder intimement le désir d’entrer dans ce Terrain Vague déjà nommé qui est le lieu non cartographié par excellence. Relisant aussi bien ses écrits les plus anciens que ceux que, devenu octogénaire, il a remis à son éditeur, comme cet étonnant petit livre qui a pour titre (...) Cahier des fleurs et des fracas (encore une merveilleuse porte d’entrée pour découvrir la singularité Ollier), on ne cesse – ‘transit du temps par la matière’ – d’opérer des déplacements, d’entailler l’espace, creusant à la pointe de l’œil des lignes, sinueuses, parfois ‘défaillantes’ comme celle de relevés de cours d’eau dans des zones ‘désertées par les signes’, parfois si précises dans leur formulation qu’ on pourrait penser – à tort – qu’une seule lecture restera pertinente au fil des temps. Jeu sans fin des métamorphoses, pratiqué entre inactuels (donc en résistants), dans un territoire insituable, ou plutôt non repérable par les autorités en place, tel est ce qu’a proposé Claude Ollier, une fois engagé en littérature donc après avoir abandonné diverses chimères comme la ‘sécurité de l’emploi’, se glissant dans le costume de pianiste ou de tennisman durant les pauses, avant de reprendre le chemin de l’écriture, non en forçat, mais en être libre, à la recherche de cet autre qui partagera plus ou moins naturellement ses penchants les plus inavouables : fraternel et cependant critique, car, s’ils désirent trouver leur juste place dans les bibliothèques, les livres – les siens en premier lieu – doivent être faits, non pour être enfermés, figés, sacralisés, mais pour être lus et relus, tels qu’en eux-mêmes le lecteur a le pouvoir d’en renouveler les interprétations, sans jamais trahir ce qui en fait la signature. » (p. 62)
→ ce très beau livre s’appuie aussi fortement sur des photos de Camille Rosset, toutes prises dans la maison de Maule.
Une histoire illisible
Entamé hier soir Une histoire illisible de Claude Ollier et je trouve cela, pour l’instant, admirable. Il y a ce véritable portrait d’une première maison (au Maroc sans doute,en tous cas dans un pays très chaud), maison comme abandonnée qu’occupe soudain un homme qui arrange l’espace de manière très subtile pour accueillir sa femme et son bébé nouveau-né. Je retrouve ici ce regard si fort et si intéressant sur les enfants que j’ai déjà noté dans le journal, Simulacre. Importance de ce que l’auteur appelle des relations d’espace, instaurées par l’homme entre différents espaces de la maison et différents objets. Le jeu des formes, des vides et des pleins, des couleurs, réglé de façon très subtile. Puis l’autre maison, est-ce Maule déjà ?
Curieusement ces pages ont suscité une réminiscence, vers la Chine ou le Japon, mais sans que j’aie suffisamment d’éléments pour retrouver le mot recherché. Et comme souvent, il est venu une heure plus tard, alors que j’avais renoncé à le trouver. Ces pages m’avaient fait penser au peu que je sais du feng shui : Le feng shui qui signifie littéralement ‘le vent et l’eau’ est un art millénaire d’origine chinoise qui a pour but d’harmoniser l’énergie environnementale d’un lieu de manière à favoriser la santé, le bien-être et la prospérité de ses occupants. Cet art vise à agencer les habitations en fonction des flux visibles (les cours d’eau) et invisibles (les vents) pour obtenir un équilibre des forces et une circulation de l’énergie optimale. Il s’agit de l’un des arts taoïstes. Claude Ollier : « Il y avait beaucoup de liens d’espace dans la maison, il y en avait partout, c’est pour cela qu’il l’avait louée, il les touchait, les entendait, ces liens d’espace s’épousaient. Il ne pouvait éprouver l’odeur du jasmin sans le cri des oiseaux ni le cri sans le nacré des roses, les yeux des chats sans les grappes rouges des flamboyants. Il savait qu’il ne dissocierait jamais le son de l’odeur, l’un et l’autre informeraient son œil et sa main. Ce qu’il sentait et entendait donnait ampleur au contact de sa main en tout point du corps de la maison. (...) Il restait là et attendait, mettant les liens à l’épreuve, allant d’une loge à l’autre, captant l’accord, le flux du souffle et le sien. » (p.8)
Le rêve
Claude Ollier est attentif à ses rêves, il semble souvent à la limite entre rêve et conscience, peut-être ce qu’il appelle ensomnie. « Il écoute ses rêves, vit avec eux tout un pan de jour, la tonalité du rêve baigne les événements de la journée. Souvent il rentre, s’enferme, et écoute le rêve, le chant sans notes qui se déploie dans le sillage brisé d’un accord, il tente de le suivre comme il tente d’écouter la voix et de la suivre, de la doubler de sa voix et n’y parvient pas. Le mystère tout entier l’imprègne, de ce babil terne, sans temps morts, exempt d’éclat, qui parle sa vie dans son corps et ne fait relâche un instant, bavard lointain résonnant proche. Pas de phrasé, rien de ces douceurs dessinant un chant : la voix marque un tempo, pas de rythme, tout est neutralisé, accents, timbres et hauteurs, dans cette basse continue qui n’est pas un murmure, la sourdine plutôt d’un débile impénitent qui pérore, insatiable, dévorant. Elle se mêle au chant du rêve le matin, il s’efforce d’isoler l’un de l’autre, en vain ; plus tard, quand l’écho dernier de l’accord rêvé s’est tu, il tente d’énoncer tout haut le propos de la voix, mais comme il cherche à le cerner elle se dérobe, se fait atone, presque inaudible, revient toutefois comme il relâche l’étreinte et parle fort s’il feint de s’en distraire et de ne plus forcer l’écoute. La ruse réussit parfois et il se poste aux aguets très vite, captant alors subrepticement les mots de la voix bien lancée qui ne se doute, discours borné, tout de surface, fil insécable d’inanités happant n’importe quelle association d’idées – de syllabes pour être juste, comme dans un jeu idiot où le début d’un mot redouble une finale, sans autre gain que quantitatif, progression nulle. Et pourtant il sent bien que tout autre chose s’y dit aussi, logé dans l’insipidité des formules et le hasard des bouts rimés obsessionnels, obligés, rien ne peut l’y soustraire, la voix y est condamnée, il lui faut énoncer tout de suite et rimer, parler sans trêve, débit sans fièvre, on n’y tolère le silence, c’est une fatalité. Il voit bien que dans cette contrainte même est le salut de la voix, sa légitimité, sa force ; pliée à la terrible discipline, elle laisse tout passer, l’obscénité de la bêtise, l’envers de la pensée, le vrai du dire incontrôlé, un chant peut-être finalement, un chant sans clef ni portée, sans mode, le chant laissé pour compte quand ont été limés tous les traits du chant. Chant comme rebut où traîne le déjeté de la phrase, le refoulé de la forme. Où traîne aussi bien l’inobservé, le négligé, l’expulsé sans façons, le mal aimé, mal discerné, maudit des vanités, des élections par trop rapides, précieux ‘viatique’ – voilà, le mot lui est venu tout seul, c’est la voix qui l’a dicté, il l’entend et le note, c’est le mot espéré, il le guettait, a fait confiance, c’est question de patience, il n’y a qu’à ‘s’’ écouter : dans les moments privilégiés, elle parle distinctement, la voix, articule bien, il l’entend clairement et n’a plus qu’à noter, ça dure quelques instants seulement, quelques secondes, et dans ce temps d’écoute gratifiée, il a comme nié le déroulement du jour, s’est absenté du jour, a capté l’autre durée, celle qui bat, obstinée, derrière la course du soleil et fait éclater la scène. Il est tout ébranlé. Alors, il se lève et se cogne aux murs. » (p. 22)
→ J’ai tenu à recopier cette très longue citation car elle me parait essentielle pour comprendre l’art de Claude Ollier. Dans les émissions de Christian Rosset, écoutées sur France Culture, j’avais été frappée par la double question de la voix, du murmure intérieur, et de l’écoute, de cette voix intérieure, mais aussi de tout le contexte, sans discriminations.
Amusant
Le plus amusant est que cherchant un marque-page dans un tiroir à l’issue de cette première phase de lecture, je tire Missing. Oh, pas celui d’Ollier bien sûr (paru en 1998 chez P.O.L.), quelque chose de beaucoup plus croustillant et blockbuster : Missing de Claire Douglas, mais le marque-page est en langue allemande. Et au dos porte une publicité pour la liseuse Tolino. Sous titre « Niemand sagt die ganze Wahreit, personne ne dit l’entière vérité » !!!!
Carnets du nouveau jour
J’ouvre aussi un livre de Laurent Margantin, Carnets du nouveau jour / 1 qu’emportée par l’habitude j’avais noté Carnets du nouveau monde, dans la liste des livres du samedi de Poezibao alors même que L. Margantin explique bien au dos du livre qu’alors qu’il « est question d’un nouveau monde – qui sera semble-t-il pire que l’ancien », il a essayé d’entrer chaque matin dans le nouveau jour, par l’écriture du carnet. De deux carnets, l’un d’un voyage, l’autre tenu par un sédentaire, il semble avoir fait un seul, mêlant espaces et temps entre décembre 2019 et juin 2020, un espace de temps suffisamment restreint pour donner cependant une unité de temps à son projet.
Quelques relevés :
« Milliers de signes sur la page du ciel : l’eucalyptus » (p. 6), note qui me retient en raison de ma passion pour « mon » eucalyptus, celui du jardin en Bretagne, élagué il y a quelques mois de manière drastique et qui commence déjà à se regarnir et à tracer ses signes sur la page du ciel !
Cette distinction importante : pas le fantastique (la fiction), la singularité (le réel), (p. 7) et ne pas oublier que Margantin est un traducteur assidu de Kafka. Le livre explore plusieurs thèmes, celui des oiseaux, dont l’auteur semble un bon connaisseur et celui des auteurs allemands, notamment Goethe, Handke, Trakl, Goethe...
Dessin, traduction
« Le dessin – pas pour copier le réel et en donner un image la plus fidèle possible – mais un exercice de vision – tout ce que tu ne vois pas quand tu dessines. Même chose pour la traduction : tout ce que tu ne lis pas quand tu ne traduis pas – tout ce que tu lis quand tu traduis. » (p 13).
De la répétition
Ne surtout pas se dire (étrange expression, se dire, qui dit quoi à qui !) que parce quelque chose marche une fois, cela marchera toujours. Tendance à toujours croire avoir trouvé un « truc », une réponse à une problématique récurrente : comment marcher davantage, comment mieux accueillir tous ces livres reçus, comment mieux noter, etc. Il n’en est rien et si l’on garde cela au chaud en soi, alors cuit la déception.
Regard
« Opera House : les humains tellement absorbés par leurs monuments, par leurs symboles (de l’art, de la politique, de l’époque). Supériorité des animaux guettant tout ce qui bouge, tout ce qui vit à côté d’eux – les choses insignifiantes.
→ Longtemps que je me suis détournée des monuments pour m’intéresser plutôt aux choses insignifiantes, parfois seul refuge de la beauté aujourd’hui. En photo par exemple, les détails, les petites choses... la petite euphraise, appelée casse-lunettes. « La beauté, quand le monde est bouffé par la technique, à chercher dans les interstices. » (p. 12)
Les manuscrits de Claude Ollier
Cherchant des informations bibliographiques sur Claude Ollier, découvrant un séjour à Marrakech avec sa femme en 1975 puis un retour en France, à Maule, ce qui me confirme dans mon idée sur les deux premières maisons évoquées dans Une Histoire illisible, je tombe sur un très bel article de Diacritik, signé Olivier Wagner, conservateur au département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale de France, notamment en charge des fonds Claude Ollier, Nathalie Sarraute et Michel Butor. « Claude Ollier avait fait le choix en 2008 de faire don à la Bibliothèque nationale de France de l’ensemble des manuscrits de ses œuvres romanesques, de La Mise en scène à Wert et la vie sans fin, en tout vingt-et-un romans publiés de 1958 à 2007. La question de la survie posthume de son œuvre lui avait semblé en effet nécessiter un acte de dépossession qu’un auteur n’envisage jamais avec sérénité. Il s’agissait sans doute ici d’un choix infiniment pertinent, car il permettait, en préservant l’unité et la cohérence d’un ensemble qu’il avait maintenu avec beaucoup d’attention, de rendre possible la création d’un regard rétrospectif au sujet d’une œuvre dont l’unité, la constance et l’ampleur frappent inévitablement. Ce don initial fut complété à la fin de l’année 2016 par l’achat des archives subsistantes de l’auteur et en particulier de sa correspondance reçue. ».
Confirmation de ce que relatait Christian Rosset : « Claude Ollier n’a jamais écrit que sur du papier brouillon, toujours placé dans le même sens, le texte imprimé du brouillon au verso, dans le sens inverse de l’écriture au recto. Pour les manuscrits de La Mise en scène à Fuzzy sets, soit pour des œuvres publiées de 1958 à 1975, Claude Ollier utilisait un papier de format standard, provenant de l’établissement familial d’assurance. De Marrakch Médine à Wert et la vie sans fin, Claude Ollier réutilisa sans fin des bulletins ronéotypés de France Culture de petit format, dont il couvrait méticuleusement l’espace d’une écriture très serrée. », donc, oui, toujours du papier de réutilisation et jamais de papier vierge. « Dans son exercice patient et déterminé de l’écriture, Claude Ollier s’était ainsi conçu une gymnastique, ou disons un rituel ou encore une routine : l’après-midi de travail s’incarnait dans la complétion d’une de ces petites pages. Ainsi que Claude Ollier le disait lui-même, il ne passait à la page suivante que lorsqu’il était bien certain de l’achèvement de la page en cours. La complexité des corrections, ratures et réécritures témoigne de l’intensité du travail de rédaction, paragraphe après paragraphe, phrase après phrase. La précision virtuose dans la composition du texte se lit avec clarté dans ces compacts brouillons. »
→ sentiment d’une même subtilité et d’une même exigence virtuose dans l’agencement des espaces de la maison et l’écriture.
Edgar Morin tweete
Oui et voilà ce que ça donne : « La connaissance complexe ne garantit pas l’absence d’erreur dans les diagnostics ou pronostics. Mais elle garantit de l’erreur capitale de disjoindre et compartimenter ce qui est lié, et de l’erreur non moins capitale de réduire un tout à ses éléments ou l’une de ses parties. (Le 21 juillet 2020 vers 17.30 h).
Sans doute Jules Verne
Belle évocation de lectures de jeunesse par Claude Ollier dans Une Histoire illisible et il y a de fortes chances qu’il s’agisse de Jules Verne (ce que laisse entendre aussi les éléments biographiques publiés sur le site de P.O.L.).
Pluie givrante
Il y a dans ce livre une somptueuse scène de pluie givrante qui a immédiatement éveillé l’écho de celle qui se trouve dans le livre de Stifter, Les Cartons de mon arrière-grand-père : le jeune médecin héros du livre doit traverser un paysage gelé quand advient un phénomène de type pluies verglaçantes qui provoque un désastre dans la forêt, faisant littéralement exploser branches et arbres. Chez Stifter, le bruit est considérable, terrible, tout casse et tombe de partout dans le bois ; chez Ollier, le bruit est autre : « Les gouttes gelaient à la seconde même de leur contact avec la terre, avec les feuilles, avec le gazon, les brins d’herbe, gainant le plus petit d’entre eux d’un épais manchon, lestant les tiges, les branches, d’un lourd fardeau épousant précisément les formes, doublant les feuilles d’une lame effilée qui se détachait sous l’ongle et qui se brisait au sol avec un tintement de cristal. (...) Une brise infime faisait s’entrechoquer les milliers de cristaux, animant l’espace diurne de sons à l’aigu extrême, très clair, que l’hôte du jardin secret, figé comme statue de sel sur le pas de sa porte, écoutait abasourdi ». (p. 36) – un peu plus loin : « myriades de doigts de glace se frôlant sous les sautes du vent léger » (p. 38). Pages admirables de description d’un paysage et d’un phénomène très particulier affectant un paysage connu. Perte de repères du personnage dans ce monde si particulier.
Sur la maison, comme un écho
Écho aussi mais à l’intérieur du livre lui-même, lorsqu’un nouveau venu, nommé Paul, fait le tour et l’éloge de la maison, disant à son ami : « c’est la maison qui fait élan ici, et la couleur le lien entre les deux pays. » On resonge au livre et aux photos du livre des Rosset, père et fille, qui insistaient sur ces grands aplats de couleurs, mauve, vert, rose, qu’Ollier avait peints un peu partout, lui-même, dans la maison de Maule, choisissant parfois les couleurs pour le nom donné par le fabricant !
Voix intimes
« Dans le silence qui suit, les deux hommes sirotent à petites gorgées le liquide brûlant, et il y a gros à parier que leurs voix intimes, celles qui parlent en eux à cet instant-là, comme à tout instant, débitent à peu près le même texte, mis en branle par les mots qui viennent d’être prononcés, les verbes d’action, les adjectifs de couleur et les images associées, d’un pays à l’autre, par les surfaces colorées qui les rapprochent et les appellent au-delà des années, au-delà de l’absence et de la fixation du souvenir sur quelques points privilégiés, toute cette sauvegarde de l’émotion ménagée par la reconstruction des lieux, des plans et des itinéraires, comme s’il fallait parfaire le réceptacle, l’améliorer sans cesse et le polir, pour que l’élan premier – qui fut unique un jour en son genre, à moins de poser que tout est réédition avec quelques variantes ou reprises – s’y rejoue plus tard avec la même intensité, porteur du même émoi dans une illusion d’ubiquité superbe. » (p. 45)
L’olivier de Jérusalem
Je continue avec Georges Haskell la visite à ces arbres remarquables qu’il a choisis comme emblématiques et qui lui permettent, chacun à leur tour, d’aborder toutes sortes de questions botaniques, écologiques, sociologiques, poétiques, politiques. Après le poirier de Chine de Manhattan, il emmène son lecteur au pied d’un olivier de Jérusalem. « L’olivier est bien adapté aux rigueurs de l’été méditerranéen. Il survit en resserrant les pores respiratoires de ses feuilles vernissées, se mettant ainsi dans un état léthargique pendant la période la plus chaude. À mesure que l’été avance, ses feuilles changent de forme – pour que le soleil ne les dessèche pas, elles s’enroulent autour de leur nervure centrale et s’inclinent vers la tige. » Arbres étonnants, atypiques en fait. Les troncs « des vieux arbres ont une apparence cannelée, leur surface parcourue d’arêtes verticales musculeuses séparées par de profondes fissures. Chacune des arêtes est la manifestation d’une des racines principales qui, ayant trouvé de l’eau, a permis au secteur du tronc et aux branches auxquels elle est reliée de croître pendant des décennies. » (David Haskell, écoute l’arbre et la feuille).
Notre défi invisible
Dans Les Carnets du nouveau jour de Laurent Margantin, qui fait aussi la place belle à des citations, deux en particulier me frappent. Celle de Joël Vernet en ses Carnets du lent chemin : « Notre défi invisible, ce sont ces carnets écrits presque au jour le jour, des notes, des bouts de phrase, des dessins sur papier, admirateurs zélés de la vie qui passe, meurt, naît, ressuscite, s’efface, rejaillit, tremblante, démoniaque, heureuse » ... ou celle d’Hölderlin Süss ists, zu irren / In heiliger Wildnis, Il est doux d’errer / En sainte sauvageté.
Phénomène
« Si je me concentre sur ce que je vois autour de moi et sur ce qui se passe ici, alors reviennent naturellement des images du passé. »
→ Je le ressens presque comme une énigme à résoudre. Et ce conseil, « sans prendre aucun congé, se mettre soi-même en vacance (dans les interstices) ». (p. 35) Et me revient en tête cette citation que j’avais placée en tête de notre livre commun, à mon père et moi, Empreintes de la couleur : « la vie réelle se porte mieux si on lui donne ses justes vacances d’irréalité. »
Une phrase comme germe
Claude Ollier dans son journal, Simulacre : « Autrement dit, un incipit ready made imprimé soudainement dans ma tête sur le trottoir en dévers de la petite rue qui fait la transition entre… J’ai eu cette surprise pour chaque livre ou presque, de la brève suite de mots émis je ne sais d’où et captés dans ma tête, constituant incipit ; et chaque fois ce fut comme une éclaircie bénie dans la forêt des neurones et j’y trouvais un chemin. »
Et plus loin : « À de longs intervalles, dans le texte ininterrompu de la parole ou voix, murmure muet sans commencement ni fin, voici qu’un groupe de mots passe dans l’instant, sans plus de ‘qualité’ que le reste, mais après un très bref délai retient l’attention, et cette attention, cette distinction accordée à ces mots, s’impose fortement ; alors, il faut les écouter à nouveau, les garder, les noter, ils l’emportent sur ceux qui continuent de défiler dans le fond du murmure et qu’on ne relira pas ; plus d’un livre a dû son incipit à un phénomène auditif semblable, qui engage la perception, la mémoire, et… autre chose aussi, qui sera le début du livre, puis le développement de ce texte bref, puis… J’ai dû souvent noter ce genre de phénomène, il restera un grand mystère parmi tous les autres, parmi tous les phénomènes mystérieux qui engagent intensément, pour longtemps, pour des mois, des années, celui qui les repère dans l’instant et ne les laisse pas se perdre. Cette voix du ‘fond du corps’ ou ‘fond des âges’ qui nous accompagne nous tend la perche quand nous nous y attendons le moins, et fait présent d’un germe. »
Fragments du discontinu
J’ai lu une première fois hier le très beau et bouleversant livre d’Isabelle Howald qui vient de paraître chez Isabelle Sauvage. Une splendeur, un peu comme quelque chose noir qui brillerait d’une lumière que je ne sais pas définir. Je vais le relire bien sûr, je l’ai lu une première fois in extenso hier soir. Sur le plan littéraire, je vois cela comme un croisement très fort entre un héritage de certains aspects du romantisme (allemand) et une grande modernité.
Claude Ollier, Christian Rosset
Je publie ce matin une note de lecture du livre Le Dissident secret de Christian Rosset, livre sur Claude Ollier qui fut pour moi une véritable porte d’entrée dans l’œuvre d’Ollier. Note signée Alexis Pelletier. Extrait : « Les six volumes du Journal d’Ollier confirme cette passion comme une constante du travail d’écriture. Rosset avec une acuité sans commune mesure montre que ce journal commence par le « Rêve d’une gare » et s’achève dans un sentiment de « flottement général » avec la mention d’une « tête égarée » (p.55). Ainsi note le portraitiste (p.56) : « De ‘‘gare’’ à ‘‘égaré’’ […] ces ‘‘cahiers’’ […] ouvrent au lecteur d’innombrables possibilités de frayage en compagnie de celui qui aura sa vie entière cherché à évacuer le romanesque de ses écrits. Le combat contre le romanesque est en effet l’une des clés des fictions publiées ou mises en ondes, depuis 1958 avec La Mise en scène jusqu’à Cinq contes fantastiques en 2013. L’une des clés, voire la passion à l’œuvre chez Claude Ollier, c’est la manière de noter les sons, les bruits qui échappent ou les images qui se tapissent dans les images. Les mondes qui s’ouvrent à portée du corps entraînent un travail rythmique sur la langue qui aboutit à saisir par les mots ce qui paraissait être de l’ordre de l’infra-verbal. Rosset note d’ailleurs, dans un même paragraphe, deux citations qui confirment la force de ce travail (p.52) : « ’’C’est une histoire d’oreille et de fleur de bananier, d’ancêtre et de fantôme’’ (Aberration). ‘‘Vertige – et ce n’est pas l’oreille : l’illuminosité dans l’œil.’’ (Cinq contes fantastiques). Précision fantastique de la formulation où tout est affaire de rythme – de mesure. »
Un peu plus loin dans cette même note : « Rosset précise d’ailleurs, à propos de ce fantastique (p.50). ‘C’est un excellent sésame pour entrer dans l’univers de Claude Ollier’. Il s’agit d’entendre dans le travail de l’écrivain ‘ce qui murmure en lui et hors lui, son sens de la formulation de ce qui pourtant pourrait échapper à toute retranscription’ (p.51).
Le murmure ici convoqué est une sorte de surgissement de ce qui tremble dans le réel. »
Roman / poésie
Toujours dans Simulacre de Claude Ollier : « 25 septembre [2005] Retrouvé en quatrième de couverture du récent numéro du Nouveau Recueil ces propos en forme d’acte de foi de Virginia Woolf sur le ‘roman’ : ‘Il est possible que la prose assume bientôt – ou même assume déjà – quelques-uns des rôles autrefois tenus par la poésie. […] Nous serons obligés d’inventer des noms nouveaux pour des livres qui se masquent sous ce terme unique de roman. Et il se peut que parmi les prétendus romans il y en ait un que nous ne saurons guère comment baptiser…’ Prophétique ? sans doute, mais à long terme. Étrange que personne, à ma connaissance, n’ait repris et relancé ces lignes, datant de 1927, dans un même esprit ‘compréhensif’ ».
→ En tout état de cause, la question se pose bel et bien lorsque l’on lit par exemple Une histoire illisible de Claude Ollier. Là en effet, la prose assume totalement, il me semble, quelques-uns des rôles autrefois tenus par la poésie. J’y reviendra sans doute, au fil de ma lecture.
Triangle
Beau triangle, ainsi le nomme-t-il lui-même, chez Laurent Margantin dans ses Carnets du nouveau jour : Kafka, Handke, Goethe. Kafka avec lequel il vit de manière très intime, quasi quotidienne, en son immense entreprise de traduction.
Exemple, cette citation qu’il fait (p. 52) « Il est tout à fait concevable que la splendeur de la vie se tienne prête autour de chacun et toujours dans toute sa profusion, mais couverte, en profondeur, invisible, très éloignée. Elle est pourtant là, ni hostile, ni revêche, ni sourde. Qu’on l’invoque par le mot juste, par le nom juste, alors elle vient. C’est l’essence de la magie, qui ne crée pas, mais invoque. » (Journal de Kafka, 18 octobre 1921).
Il me semble que l’on peut aussi remplacer ici le mot magie par le mot poésie dont ce serait la visée ultime, le mot ou le nom justes. Si rare, si difficile.
Mehr Licht
De plus en plus je comprends que c’est le monde végétal qui plus que tout me parle et m’attire. Bien plus que le monde animal, en réalité. Moins sur le devant de la scène aussi, plus secret, peut-être. Qui s’intéresse aux lichens ou aux fougères ? Beaucoup moins de monde que pour les pandas ou les gorilles !!!
« Bord de mer. Les feuilles vertes du manioc marron le matin : toutes alignées dans le même sens et traversées par la lumière – dressées pour la recevoir pleinement. Le ‘Mehr Licht’ des végétaux. » (Laurent Margantin encore, p. 53, Laurent Margantin qui vit à la Réunion et qui ici fait allusion à la célèbre phrase de Goethe, mourant.)
→ Dans ce livre de notes prises sur quelques mois, Laurent Margantin enlace des notes écrites lors d’un voyage en Australie, en janvier et des relevés quotidiens ou presque faits à la Réunion. Très nombreuses annotations sur les végétaux et sur les oiseaux, mêlées à celles sur les grands écrivains qui l’accompagne.
A propos du Mehr Licht : c’est cela que l’algue apporte au lichen, la capacité de synthétiser la lumière, fonction à laquelle sa composante champignon ne lui donne pas accès.
Goethe que cite ailleurs encore Laurent Margantin : « Combien me sont utiles mes petites études d’histoire naturelle ! Quel plaisir je goûte à les continuer » (p. 72)
Flacon de sels
Entrecroiser les pages magnifiques de Claude Ollier évoquant un jeu de Memory avec un ami et le souvenir tout récent de ce jeu de Memory composé sur mesure pour trois petits-enfants très aimés à partir de photos d’un voyage inoubliable que nous avons fait ensemble en juin 2019 – éprouver la force et la solidité que donne un simple monopode vissé sous l’appareil de photo réflex et réaliser que cela pourrait induire de nouvelles pratiques photographiques – acheter des Capellini n° 5 et se dire qu’un de ses mets préférés coûte 1,06€ le paquet qui fera au moins six repas – recevoir une magnifique carte postale d’une forêt de la Drôme et passer sa semaine à se promener dans l’allée d’arbres qu’elle représente en compagnie du petit visage de pierre installé depuis peu sur le bureau –
Te voilà bien lotie, conscience claire !
Claude Ollier fait une analyse incroyablement subtile de ce qui se passe quand on joue au Memory. Pour... mémoire : jeu où des paires de cartes similaires sont retournées, face cachée et où le jeu consiste à recomposer les paires. « Dans cette affaire de repérage et de dévoilement, l’astuce mnémotechnique trouvait sa place, naturellement ; néanmoins, ils s’étaient vite aperçus que là n’était pas le plus intéressant du jeu, mais la mobilisation du corps par les signaux optiques : il semblait que les données, recueillies par l’œil seul, instruisaient le bras, le poignet, la main, de façon bien plus assurée, plus efficace pour les opérations ultérieures, que le cerveau lui-même. »
→ il me semble retrouver là de nouveau ce trait qui m’a frappée dans le début du livre, la volonté de retrouver l’inscription des choses pas tant dans une mémoire liée à l’esprit, mais à même le corps, si on peut dire, dans les postures, les gestes, les trajets du corps, dans le lieu ou dans l’action. Ce sera très frappant, un peu plus loin, dans la remémoration inattendue d’une autre maison encore, que les deux maisons ici si présentes, la « maison du Sud » et celle de Maule, où se situe tout le début de l’action.
→ Ce qu’expérimente là Claude Ollier, il me semble parfois le vivre dans certains exercices d’une petite application d’entraînement cérébral. Je m’aperçois souvent qu’une sorte d’instinct me pousse vers la bonne solution, sans analyse, sans intervention du calcul ou du raisonnement. Ce n’est malheureusement pas toujours le cas, ce qui fait que je me plante souvent ! Mais je connais ma capacité à reconnaître de très loin quelqu’un dans la rue par un ensemble silhouette-attitude, surtout de dos. Et là je suis presqu’infaillible. Quel est le processus à l’œuvre ? Où cela s’inscrit-il pour être aussi performant ? Claude Ollier : « Memory diabolique que cet enchaînement de gestes ou de démarches où, habité par un hôte plus fidèle et malin que toi, tu le laisses opérer à sa guise, un peu effrayé, attentif à ne point le déranger par tes remarques et commentaires. (...) Entre la voix insituée, muette, qui te double et te nargue, et le corps à tout bout de champ mobilisé qui n’en fait qu’à sa tête, te voilà bien lotie, conscience claire ! » (pp. 53 et 54.)
Des chocs entre la peau et les mots
« Par un étrange effet de style, le texte redonnait vie dans ses jambes, son torse, ses bras, à des impulsions retombées depuis longtemps : des balancements, des avancées, des élans brefs et coupés, des rétractions provoquées voici bien des années par tel ou tel acte réitéré reprenaient vigueur au lire muet des démarches restituées là en leurs sens et musique et communiquant directement à ses nerfs, à son souffle, à ses muscles, le dessin actualisé de leurs traces exactes. Il se produisait des chocs entre la peau et les mots, entre les os et les mots, entre les ongles et les verbes. Le flux passait sans médiation de la perception du mot à la sensation viscérale, à la pulsion motrice qui lui faisaient accoupler en tout point sa lecture au trajet nocturne du nouvel arrivant ; sa main s’accordait à celle de la maison quand il ouvrait les volets, et son souffle, ses yeux s’accordaient. Il sentait se ployer le corps de la maison et s’effacer lorsque, passant les portes qu’il laissait ouvertes, il se couchait sur le carrelage dans la fatigue intense et la moiteur de la nuit. La vision même des jambages et les sons associés laissaient, par un raccourci remarquable, affluer et se conjoindre les forces d’autrefois, et il rééprouvait les qualités d’un lieu dont il avait gardé intact le goût violent d’accueil. » (p. 59)
Lire, écrire, traduire
Chez Laurent Margantin, cette note : « Se frayer un chemin à travers un livre en sachant qu’on ne le retrouvera jamais.
lire écrire traduire – traduire lire écrire – écrire traduire lire – écrire lire traduire – traduire écrire lire – lire traduire écrire, etc. (p. 61)
→ c’est peut-être parce que je sais que je ne retrouverai pas le chemin de ma lecture que j’érige, jour après jour depuis près de 20 ans ce Flotoir. Qui aurait ainsi une fonction profondément mélancolique. Un flux dressé contre la perte.
Écho
Un amusant passage dans les carnets de L. Margantin me renvoie, illico, à un personnage de Jules Verne dans Le Pays des fourrures, qui a conditionné toute sa vie depuis des années pour voir une certaine éclipse, dans un coin quasi inaccessible du monde, et qui finalement ne la verra pas, car il ignore qu’il se trouve sur une terre détachée du continent et qui dérive depuis des semaines, brouillant bien entendu complètement sa position !
Laurent Margantin : « Deux astrophotographes dans le Kimberley en Australie : se préparent depuis des mois à passer une seule nuit au Wolfe Creek Crater, un cratère météorique, où ils veulent photographier une pluie d’étoiles filantes. Ce qu’ils voient à peine à l’œil nu, leurs appareils équipés de téléobjectifs leur montrent – ce qu’on arrive parfois à faire avec le langage. Mais c’est finalement un échec : la météo est mauvaise, un orage éclate et les nuages les empêchent de photographier les étoiles filantes – il y a aussi des jours sans langage. » (p. 62)
Jules Verne : « Thomas Black se joint donc à l’expédition, pour pouvoir observer ‘son’ éclipse d’une latitude supérieure à 70°. Un lieu propice à la fois à l’observation et à la fondation du comptoir est trouvé, le cap Bathurst, à 70° 44’ 37’’ de latitude, comme l’ont mesuré avec précision l’astronome et le lieutenant. Mais au moment prévu, l’astronome s’aperçoit avec stupeur que l’éclipse n’est pas totale, en contradiction avec les éphémérides qui, bien sûr, ne sauraient être fausses. Après vérification, il s’avère que la latitude est de 73°, plaçant le site en dehors de la zone présumée de totalité. Le lieu choisi pour le comptoir-observatoire n’était en fait qu’une plaque de glace, qui s’est détachée du continent et s’est mise à dériver dans l’Océan Glacial Arctique. La suite du roman sera l’odyssée du petit groupe à la dérive sur les eaux polaires. » (source)
Francis Ponge, Denis Roche
Cette note encore, émouvante et forte, chez Margantin : « Le 10 Août 1984, Denis Roche rend visite à Francis Ponge : ‘je regarde le vieil homme heureux, l’esprit occupé aux mille relais qui assurent le tissu invisible des littératures comme un flux continu’ (Temps profond). »
→ Temps profond, c’est aussi ce que je ressens en lisant Claude Ollier. Ce matin, marchant, me posais la question de savoir s’il serait possible de retrouver des occurrences des premières impressions musicales en se frayant un passage au travers de milliers de strates d’écoutes, depuis ce temps désormais lointain ?
Faulkner
Dans Simulacre, ces notes de Claude Ollier sur Faulkner : « Longtemps que je n’avais relu Faulkner. J’ai repris Tandis que j’agonise. Traduction de Maurice Coindreau, ce texte français dru et flamboyant qu’il donne. Je regrette de n’avoir le texte original. Découpage de la narration par attribution à l’un et l’autre des acteurs. Acteurs, pas personnages. Ce n’est pas un roman, c’est une procession, au ton de rituel, hiératique. (...) Ahurissant mixage, dans la phrase, très souvent, de sensations visuelles, auditives, cénesthésiques, les termes et attributs des uns distribués aux autres, se référant en somme à un être tout autre, un être antique total ayant survécu là de nos jours et poursuivant sa quête insignifiante, aberrante, minimale, ponctuée de formules religieuses, de noms divins, d’invocations banales tels des réflexes incontrôlés, une quête vouée à un « ciel » impensé, introuvable. ».
Enfants
Dans Simulacre, nombreuses annotations, souvent poèmes, autour des enfants, au travers de Camille, la petite-fille de Claude Ollier. Ce passage qui me touche tout particulièrement : « silencieuse… Son père, sa mère sont partis pour trois jours, c’est peu, et rien de conflictuel, de trouble, de non résolu, au contraire, ni entre eux ni avec leur fille, ils s’aiment, se tiennent, se soutiennent… et pourtant, pour ces trois jours, elle a vécu d’un doute à un moment, incroyance brusque à la continuité, terreur d’une discontinuité perçue dans l’instant comme définitive, rupture, absence à jamais… Quelle fragilité, quelle soudaineté dans la brisure, et le gouffre, quelle précarité de la vie des tout jeunes, ce cri muet derrière le spasme. » (15 juillet 2006)
→ Je me souviens encore, tant d’années après. Une sorte de nevermore irrésoluble, même en sachant que la séparation serait temporaire et qui plus est, brève.
Métaclassique
J’écoute avec le plus grand intérêt certaines des émissions de la chaîne Métaclassique de David Christoffel. Remarquable émission avec Jean-Christophe Bailly notamment, sous le beau titre musical de « Phraser » et une autre, peut-être plus pour mélomanes vraiment avertis (pardon pour l’immodestie !) sur les quarts de ton et autres divisions de l’octave. Productrices de ces sonorités si étranges qui me fascinent, en particulier pour une raison qui n’a rien à voir avec la théorie et l’art musical : parce qu’elles m’évoquent sur le champ les sonorités de deux vieux pianos désaccordés dans la maison familiale d’enfance. Cette façon qu’a le son d’osciller sur sa base....
Les notes courent à nu sur la peau
Alors bienvenue cette citation de Claude Ollier, prise dans Une Histoire illisible : « Il est des musiques qui ont un rapport avec la situation, avec le ton du moment plutôt, la qualité du souci que deux personnes se font à un moment donné, et qui amplifient ce souci, le colorent à vif, le font battre d’autre manière et le creusent. (...) Là où les mots ont buté, les notes courent à nu sur la peau, font vivre l’instant de la perception tronquée ou dérobée, elles l’imposent et le corps vivre. » (p. 63)
Du végétal
Très belle attention au végétal aussi chez Ollier, qui eut un jardin dans sa maison de Maule auquel semble-t-il il consacra beaucoup de temps : « Il inspecte les arbustes, observe la croissance des pousses, le surgissement très lent des feuilles, cet univers en réduction, en des millions de points concentré, comprimé, maintenu comme par force quelques instants encore dans sa gaine ; cet univers en expansion, multiforme, qui va meubler l’espace, fleuri, feuillu, et le transfigurer, herbu, branchu, en altérer les données, surfaces multipliées, diversifiées, volumes, perspective – la profondeur de champ singulièrement – dans le renouveau complet des matières. »
Flacon de sels
trouver parfois, rarement, quelque phrase dans un livre qui mot à mot épouse et révèle en même temps tout un ressenti subliminal – entendre le silence total, jamais atteint depuis quarante ans, du quartier où toute circulation, même piétonne, a été coupée pendant plus de deux heures à la suite d’une alerte sur le réseau de gaz – recevoir un somptueux mais hélas très éphémère bouquet de dix énormes têtes d’hortensia blanches – les toucher, éprouver leur fraîcheur – cet étrange moment où le cri du goéland dehors se superpose exactement par son rythme au frottement des cordes dans l’adagio du trio Les Esprits de Beethoven – le conseil de Rubinstein à Barenboïm : si tu veux être heureux, n’utilise jamais le mot ‘si’ –
Ce battement, en lui toujours
Comme le battement infime du son, parfois « ce battement en lui toujours, de plein à vide, en va-et-vient qui jamais ne se dément, seul varie le temps du battement, comme varie le temps du sang, quel muscle ordonne le battement du vide et du plein, le ralentit, le précipite, régularise – quel cœur ? Un cœur dans la tête pompe l’esprit de vie, le restitue au vide. Puis le trop-plein de vide éclate et le jardin pour la millième fois renaît en lui, par ses pupilles, ses lèvres, ses ongles, les osselets de ses oreilles, l’inépuisable de la sève baigne toute substance de sa peau, de ses viscères, de ses nerfs, les sème d’emblèmes multicolores et de parfums, démultiplie le vertige, le sentiment de flottement cosmique, l’hésitation du végétal devant le surgissement, l’épanouissement, (...) » (p. 67)
→ tellement évidente ici cette sorte d’osmose, au sens original, « phénomène de diffusion entre deux solutions à travers une membrane semi-perméable », entre le dehors et le dedans, que l’on retrouve à chaque instant dans la prose d’Ollier. Comme si toutes les pores s’ouvraient et que tout « coure à nu » sur la peau, avec des échanges dans les deux sens.
La solidarité des sensations
Pages tout à fait extraordinaires sur la réminiscence, les travaux obscurs, secrets, de la mémoire, du Proust sans madeleine parfois. Ollier montre le rôle immense, pour ne pas dire dominant du corps dans l’affaire, des inscriptions corporelles, qui dans ce qu’il dit, semblent bien plus prégnantes que l’inscription mentale. Comme si le neuronal n’était pas que phénomène cérébral mais aussi dirigé par tout ce qui « remonte » du corps.
Pourquoi je dis Proust sans madeleine ? En raison de cette description : « Peu de jours après, dans le jardin toujours (...) il se retrouve abruptement dans cette posture où parcourant le lieu de la maison d’été [dans laquelle il ne se trouve pas à ce moment-là], il a senti se dérober mur et pilier, glisser, s’ouvrir sur un lieu autre qu’il n’a pu nommer, et qu’il voit maintenant, dans un éclair, du haut de l’escalier : la maison sur la colline, les tuiles rouges, le canal d’eau vive en bordure du champ, les cyprès abritant les blés ». Et il ajoute : « en cet instant immesurable, les sensations se complétaient, s’appelaient, recréaient l’atmosphère, le site, le lieu du parcours privilégié. Sur le moment, c’est cela qui le frappe le plus : la solidarité des sensations, par-delà les années ; l’une d’elle alertée rameute toutes celles au site liées et par lui associées, précises, inaltérées, les convoque sans faute, sans délai, dès que la main, l’oreille ou l’œil, rouvrant sa trace propre, a fracturé la bulle. » Et de poser la question, essentielle, bien sûr : « Qu’a-t-il aperçu tout à coup, senti, touché, qui par voie de similitude ou d’écho a fait résonner l’image ancienne, au bout de quelle chaîne, de quel circuit retrouvé ! » Ollier qui bien sûr pense aussi à Proust, il me semble, puisqu’il écrit : « il cherche à rebrousser chemin, à se replacer un peu avant dans le temps, à l’endroit exact où marchant sur les pavés... » (p. 68). !
Plus loin, Claude Ollier écrira encore : « Le lieu modèle la course de nos gestes, le corps prend des clichés. Sollicité, il ranime ces images globales et va de l’une à l’autre, ressuscitant les scènes. » (p.76)
Carnets du nouveau jour
Belle découverte aussi que les Carnets du nouveau jour de Laurent Margantin, annotations que l’on peut retrouver, au jour le jour, sur ce site, plus secret que son grand site Œuvres ouvertes. « Il reste tant de livres à lire – tant de perspectives de bonheur » si loin du « et j’ai lu tous les livres ». (p. 87) Ces carnets mêlent, comme les jours, notes d’observations (beaucoup de nature, oiseaux et végétaux en particulier), de travail (la traduction, Kafka, la lecture) ou scènes de la vie domestique ou collective sur l’île de la Réunion. Notes critiques aussi, brèves et bien frappées : « Il existe quelques ‘génies narratifs’ – et tous les autres qui bousillent la fiction ». (p. 89)
Absence, présence
« La plupart des mots qui circulent te rendent absent au monde. Cherche les mots qui te rendent présent – te redonnent la vue, et l’ouïe, et l’odorat, et l’émotion. » (p. 93)
De l’effet de certaines lectures
« Certaines lectures sont des tempêtes : le lendemain matin, la lumière est plus vive et l’air plus pur. (Fini hier soir Une voix dans la nuit de Yasushi Inoue). (p. 95)
→ Certaines lectures agitent, doucement ou violemment, les nappes phréatiques les plus profondes, au plus noir de soi, au plus vrai. Ainsi pour moi le livre d’Isabelle Baladine Howald en cours de parution, Fragments du discontinu, (chez Isabelle Sauvage)
La césure
Dans la très belle émission de Métaclassique de David Christoffel avec Jean-Christophe Bailly, tout ce moment autour de la césure, de l’interruption autour du mouvement lent du 15ème quatuor de Beethoven (on peut l’écouter ici, dans l’interprétation du quatuor Vegh dont parle JC Bailly à 17’50) – « C’est la musique qui retrouve la musique » et Bailly rappelle les circonstances de l’écriture du quatuor, à savoir que Beethoven avait été gravement malade au printemps 1825 ; il intitula le troisième mouvement, lent, Heiliger Dankgesang eines Genesenen an die Gottheit in der lydischen Tonart, (Chant sacré d’action de grâce d’un convalescent à la Divinité dans le mode lydien). Bailly : « on retrouve quelque chose de l’état dont on revient ».
J’aime sa remarque presque désolée d’être tellement attaché aux versions dans lesquelles il a découvert les œuvres, même si ce ne sont pas les meilleures ! Et des Vegh, il dit justement qu’ils n’exécutent pas le morceau mais qu’il donnent le sentiment de l’explorer. Il est aussi beaucoup question de Philippe Lacoue-Labarthe dans cette émission avec une référence au fameux texte de Rousseau après son accident. Son retour à la conscience.
Mélancolie
Est-ce que le Flotoir et la photographie relèvent d’un même fond mélancolique, avec le souci de dresser une digue contre tout ce qui inexorablement s’enfouit, s’enfuit, se perd, se dilue, préfiguration de la totale disparition ?
Jeux de lecture
J’ouvre le livre de Siegfried Plümper-Hüttenbrink qui vient de paraître chez Eric Pesty, Jeux de lecture, suivi de De la lecture et de De la littéralité. La photo qui ouvre le livre me renvoie à une photo un peu similaire que j’ai faite à Aachen (Aix-la-Chapelle) ! Avec Siegfried, nombreux échanges depuis plusieurs années autour de ces « portraits de lecteur », que je prends en photo ou que j’écris. Siegfried appelle très justement les lecteurs ‘les injoignables’.
Les autres lecteurs d’un livre, thème récurrent. Parfois celui ou celle qui très concrètement a tenu ce livre-là, prêté, emprunté, acheté d’occasion – mais aussi tous ceux ici ou là qui ont lu, lisent et même liront (le spectre peut être au futur) cette œuvre-là. En tête du livre, cette citation, de Bailly encore : « Qui se souvient ? Le livre ou nous-mêmes ou le fantôme d’un lecteur nous ayant précédé et qui traverse encore les pages du livre ? Toujours est-il qu’en cours de lecture il peut fort bien arriver qu’il nous accompagne ou nous quitte. Et parfois il semble même avoir disparu. » et S.P.H. de rappeler, toujours en exergue, que les bibliothécaires nomment fantôme la plaquette de carton mis à la place d’un livre emprunté.
Que de fantômes chez moi, tous les livres qui sont passés par ici et qui ne sont pas restés là... même ceux qui ont habité un temps les bibliothèques pour en être ensuite retirés, le plus doucement et tendrement possible, pour faire place à d’autres. Ce remords que cela a toujours suscité.
Cette communauté des lecteurs
« Si introuvable soit-il [si injoignable donc aussi], ce corps fantôme qu’est tout lecteur s’incarne bel et bien en maints avatars de par le monde » et il se trouve que nous partageons la même fascination pour ces incarnations du lecteur. Siegfried Plümper-Hüttenbrink fait alors une supposition : qu’il y ait quelque part quelqu’un qui au moment même où il lit telle page de Wittgenstein, la lise aussi, voire l’annote également. Il y aurait des calculs de probabilité amusants à faire. Sans doute peu de chances qu’un lecteur lise au même moment que moi telle page de Claude Ollier (un hapax presque – voir aussi la cote de ses livres sur un site comme Recyclivres, 3,99€ pour la plupart, quelle tristesse !) et beaucoup de chances que mille personnes lisent la même page du même best-seller du moment. A ce sujet, je pense à cette horrible fonction sur la liseuse du géant américain du commerce qui propose de « voir les passages les plus soulignés » par les autres lecteurs. Fonction que j’ai désactivée illico, cela va de soi !
Alors oui, il y aurait (conditionnel) bien une communauté « la communauté que configurent clandestinement les lecteurs de par le monde (...) cette communauté, qui n’a rien d’imaginaire, ne peut mener qu’une existence muette et qui restera à tout jamais invérifiable. Une existence fantomatique mené en quelque infra-monde, et qui sera donnée en partage tout aussi aux lecteurs qu’aux flâneurs et dormeurs. » (p. 18)
L’enfant qui lit
Superbe remarque : « sans doute faudrait-il inventer une quatrième personne du singulier qui n’est pas encore répertoriée dans les manuels de grammaire. Une personne que j’ai cru entr’apercevoir un jour dans la figure muette d’un enfant qui restait sans voix, aphoné par ce qu’il lisait. Sans doute tentait-il de relier son livre avec une île où gîter. De s’en faire une tache blanche et qui dut provisoirement le porter pour disparu. » (p. 22)
→ On verra que les thèmes de l’île, de la solitude du lecteur, voire de sa disparition souhaitée dans et par le livre sont récurrents.
Selon Ludwig Hohl
Vingtième proposition de S. Plümper Hüttenbrink : « 20. Selon Ludwig Hohl, qui dut se réfugier dans la pénombre d’un sous-sol genevois les dernières années de sa vie, la meilleure manière pour progresser dans sa lecture serait de relire incessamment ce que je viens de lire et non de poursuivre ma lecture. M’interrompre à tout moment et reprendre à zéro. Et ne serait-ce que pour générer à chaque fois une nouvelle donne, une remise en jeu des termes qui auront été lus. Il ajoute qu’en procédant ainsi les mains de qui lit acquièrent à la longue la faculté de laisser des traces par voie d’imprégnation dans les livres qu’il lit. Marques, tachetures, empreintes digitales, attestant de l’entente qui se sera établie en cours de lecture. » (p. 27)
Synchronisation et mise en phase
« 25. Et si, à l’instar du sentiment amoureux, toute lecture n’était qu’une affaire de mise en phase et de synchronisation des affects ? Dès qu’un temps d’avance ou de retard survient, tout semble se fausser, sonner étrangement faux. Le malentendu menace de sévir au tournant du moindre vocable. La longueur d’onde n’étant plus acquise, les fréquences se brouillent. Et le livre me tombe alors inexplicablement des mains. » (p. 31)
→ cela me renvoie à cette expérience, douloureuse, si souvent faite. L’enthousiasme d’un premier soir de lecture, la déconvenue inexplicable dans le retour au même livre le lendemain. Déphasage ?
Deux corps de lecteur
« 29. On a retrouvé deux corps de lecteur.
L’un appartenait à Victor Segalen, adossé mort à un arbre, au fin fond de la forêt d’Houelgat, dite anciennement forêt de Brocéliande, avec un exemplaire d’Hamlet de Shakespeare sur lui.
L’autre était celui d’un noyé portant le nom de Percy Bysshe Shelley, échoué sur le littoral gênois, avec un exemplaire des Tragédies d’Eschyle dans la poche de son gilet.
Comme si l’existence d’un lecteur ne pouvait venir à jour que dans le corps retrouvé d’un mort. » (p. 33)
Note de lumière
Celle-ci, chez Claude Ollier : « l’autre lumière est de buée pâle, impressionnant distances et couleurs, imprécisant les formes ; elle impose un vœu de peinture au paysage mystifié ».
Il n’est que de prendre en bouche ou en tête cette phrase et de la dire, redire, lire, relire, retourner. Explorer le monde d’idées et de sensations qui naissent alors. Sur une seule phrase.
Sensation de lecture
Ce changement de sensation physique en changeant de livre et de monde. Quittant le désert marocain paysage aussi jaune ou jauni que les pages du livre qui a déjà bien vécu, pour les pages très blanches d’où sortent, vifs, les caractères de l’autre livre, quittant la touffeur accueillante pour un silence qui fait un effet de glace.
Ne pas simplifier
De nouveau une série de tweets intéressants d’Edgar Morin, même si la pensée n’est pas ici très neuve : « Simplifier c´est sacrifier – Pour que notre logique fonctionne, il faut découper en petits morceaux l´univers, la vie, nos personnes. L’habitude de penser le réel dans les compartiments séparés des disciplines, nous fait perdre de vue la nature du réel. – Le mode barbare de penser est dans la simplification, la disjonction, la séparation, la rationalisation qui excluent la complexité, la contradiction, l´inclusion, l’inséparation, l’irréel, le rêve et la poésie. »
→ d’où l’immense déficit de capacité de penser qu’engendre le fait de ne jamais lire.
Le bois
« Le bois naît d’une relation avec l’air, catalysée par des cascades d’électrons au sein de membranes. L’atmosphère et la plante s’engendrent mutuellement – la plante en tant que cristallisation temporaire de carbone atmosphérique, l’air comme produit de 400 millions d’années de photosynthèse de la forêt. Ni l’arbre ni l’air n’ont d’histoire propre, de télos à lui, car aucun n’existe indépendamment de l’autre. »
→ je viens de terminer le livre de George Haskell, écoute l’arbre et la feuille et je vais commencer un autre livre de lui Un an dans la vie d’une forêt. J’aime profondément sa façon d’aborder le végétal, de manière pluridisciplinaire, en botaniste, biologiste, anthropologue, écologiste, historien, sociologue, acousticien.... et sûrement j’en oublie. Acousticien notamment, car il y a une très importante dimension d’écoute dans son approche.
Une histoire illisible
J’ai terminé hier ce livre si étrange, si merveilleux, peut-être bien au double sens du mot. Ce livre qui revient sur son début à la toute fin, qui bifurque sans prévenir en plein milieu d’une histoire, d’un récit. Ce livre où les lieux sont si importants et singulièrement les maisons. Ici la maison du Sud, la maison de Maule, même si Maule n’est pas nommé, la maison du vallon, la maison à proximité de cette dernière où est vécu le début de la vie du couple et où la petite fille passe ses premiers jours. Je retrouve cette sensibilité d’Ollier qui me touche tant au très petit enfant, qu’il observe avec une acuité extraordinaire. Sa propre fille, au travers de ce livre de L’histoire illisible, ses petites-filles ensuite telles que je les ai découvertes dans le dernier tome de son Journal, Simulacre.
Ce matin, en marchant, j’ai écouté un podcast de l’émission « L’Expérience » de France culture qui m’a fait songer à cette attention au petit enfant de Claude Ollier. L’auteur du podcast a enregistré puis monté les enregistrements faits pendant un an dans la vie de sa petite fille, entre son premier et deuxième anniversaire, au moment de sa naissance au langage. "Premiers mots". Un podcast original signée Glenn Besnard, réalisée par Christine Robert.
Cette émission ? : « Documentaire d’auteur et de l’écriture sonore, L’Expérience est un espace libéré des genres radiophoniques (magazine, reportage, documentaire, fiction...), qui s’en affranchit ou qui les mêle. C’est un temps d’expression du singulier. Cet espace se décline sous forme de collections et accueille L’Atelier de création radiophonique (ACR), et des productions pour le Cinéma sonore. Intense expérience de l’auteur, de l’équipe qui l’enregistre, de ceux qui vont l’écouter, L’Expérience promet d’être un voyage unique de vécus particuliers, de mises en situation originales, de moments de vie enregistrés en temps réel, de paysages sonores parcourus ou de moments performatifs en direct. Intimes ou rares, les limites de L’Expérience sont inconnues. »
Glenn Besnard
L’auteur de ce podcast est en fait ingénieur du son. Il collecte les sons, les assemble, les triture, les mélange. Ce podcast qui lui permet de retracer le moment de l’éclosion du langage chez sa fille, il l’a écrit en hommage à Yann Parenthoën, le célèbre metteur en ondes musicales de Radio France qui en 1967, réalisait Un petit chariot pour la Grande Ourse . Dans cette création où il mettait en scène ses propres enfants, « l’ingénieur du son proposait un projet audacieux pour la radio de l’époque : une émission faite uniquement avec des sons et des bribes de voix, sans interviews ni commentaires. » (source)
Glenn Besnard façonne aussi le son comme une matière pour créer des pièces sonores diffusées lors d’installations ou à la radio (RTBF, France Culture..), des bandes originales de films (Avec mes abeilles, Le bateau ivre), ou des créations sonores pour le théâtre (compagnie Gazibul).
Et l’on n’est pas si loin de Christian Rosset et de Claude Ollier, tous deux importants créateurs pour la radio. Claude Ollier notamment de Hörspiel qu’on aimerait bien réentendre.
Du podcast
Je ne suis pas encore très à l’aise avec la notion de podcast. Bien sûr, je connais l’acception la plus courante du terme, enregistrements d’émissions précédemment diffusées et remises à disposition, au moment que l’on choisit, pour une écoute ou réécoute.
Mais apparemment le champ s’est considérablement étendu ces derniers temps, le podcast semblant devenir un nouvel espace de création, de diffusion, pour des contenus sans images.
En fait, il y a : 1. Les replays d’émission de radio (ou ‘radio de rattrapage’) : ce sont les programmes des stations de radio (chroniques, journaux, documentaires…) et qui peuvent être réécoutés à la demande. 2. les podcasts natifs : ce sont des contenus audio produits en vue d’une diffusion directe auprès du public, sans passage à la radio. Ils sont beaucoup plus nombreux car non soumis à une grille de programmes et surtout plus faciles à produire. Ces derniers pouvant être le fait d’indépendants ou bien créés, fournis, regroupés par des maisons de production. (source)
Je pense par exemple à David Christoffel qui produit et diffuse via des radios mais aussi des podcasts des émissions passionnantes sur « la musique classique et au-delà » : Métaclassique.
Sur l’écoute
Cette forte remarque de Claude Ollier : « (...) se demandant s’il vient de parler vraiment ou de suivre muettement le fil de la voix, le fil qu’il tisse depuis des mois sur le lancer trivial de la voix, insatiable, bornée. Croisant l’œil de Bruno, il sait qu’il a parlé : celui-là a ce qu’il faut dans son corps pour dûment l’écouter, faire acte de dialogue par son écoute seule, et accueil de legs au besoin. » (p. 148)
→ Ce qui me retient ici c’est l’idée que c’est par le corps, ou plus exactement sans doute par certaine(s) disposition(s) du corps que l’on peut vraiment écouter. « Bruno l’écoute comme l’écho d’une voix très proche, coutumière, refrain en mode mineur (...) ».
→ Bien étrange aussi la question du prénom, j’en prends conscience de nouveau en recopiant ce paragraphe. Le sujet central du livre s’appelle successivement Bruno ou Denis, avatars de l’auteur sans doute, lui-même insituable dans le temps et dans l’espace, bien souvent. Avec pour miroir principal, antagoniste et protagoniste, Paul, l’infatigable voyageur qui toujours vient le déloger de sa retraite, qu’il soit Denis ou Bruno, Bruno ou Denis, pour l’emmener dans des voyages fous, risqués, rocambolesques, dont on ne sait quel rapport ils ont avec la réalité.
Flacon de sels
le plaisir de nouvelles lunettes – que les verres soient de la même marque que les appareils de photo de toujours – l’idée qui passe que certaines livres sont comme de nouvelles paires de lunettes – murmurer dans la barbe qu’on n’a pas : ne pas gloser, comprenne qui pourra –
Ne pas forcer sa nature
Claude Ollier encore : « Il se sent plus guilleret que dans son adolescence, ni optimiste, ni pessimiste, mais guilleret, plein d’ardeur et confiant, ce qui ne l’empêche pas, les jours où rien ne marche selon ses vœux, de passer des heures à se morfondre, incapable de réagir, comme atone, affalé. C’est qu’il sait d’expérience l’inutilité, quand tout va mal, de forcer sa nature : rien n’y fait, bien au contraire. Le secret est de se laisser glisser jusqu’au bas de la pente, d’accélérer le mouvement même, pour, touchant le fond, remonter presqu’aussitôt à la surface, l’humeur se renversant comme si un sablier dans le crâne la réglait, manipulé par un lunatique. » (p. 179).
→ cette image du sablier, je la retrouverai plus loin, quasi semblable dans le livre. Elle est si juste, définit si bien le caractère profondément cyclique de toute vie, ses hauts et ses bas, ses pleins et ses vides, élans et retraits. Quelque chose de thermodynamique, mais je ne sais si la thermodynamique est régie par des phénomènes cycliques ? Il semblerait que oui : « Un cycle thermodynamique est une suite de transformations successives qui part d’un système thermodynamique dans un état donné, le transforme et le ramène finalement à son état initial, de manière à pouvoir recommencer le cycle. Au cours du cycle, le système voit sa température, sa pression ou d’autres paramètres d’état varier, tandis qu’il échange du travail et réalise un transfert thermique avec l’extérieur. » (source)
Cette question des lieux
Cette question de l’empreinte et de l’écho des lieux, si frappante dans ce livre de Claude Ollier et sans doute dans toute son œuvre, si j’en crois ce que j’ai compris en lisant Le Dissident secret de Christian Rosset. « Deux lieux clos si distants l’un de l’autre gomment le temps de la chambre bleue. Il sait que ce lieu-ci s’effacera, les données de son image converties en signes illisibles à l’œil, stockées en lignes ou tubes de frayage qu’un ordre mystérieux mobilisera un jour, et les signes alertés, par conversion inverse, recomposeront pour l’œil le cube blanc de la chambre, la forme de la table, celle du lit, la forme de la bougie et – chose admirable entre toutes – l’équivalent exact du tremblement de sa flamme. Il sait aussi que les signes codés imprimant à cette occasion les cellules, ou bien les points, les traits déterminant une modification telle de ces cellules qu’elle sera repérée plus tard – à quelle instigation ? –, décodée et lue, c’est-à-dire transcrite et représentée en sons, en notes de musique, en couleurs ou senteurs ou caresses, il sait que ces signes engrangés et conservés si longtemps comme en sommeil ou en hibernation, toute une année, une décennie, toute une vie, transposeront et reproduiront aussi ce qu’il sent en ce moment sur le dos de sa main glisser de vent léger descendant des falaises, ce que son corps au repos éprouve de bien-être, tout ce qu’il sait de son séjour et de ses réflexions ce soir, jusqu’à cette pensée-là et cette phrase même qui n’en finit pas. Ce que les cellules produisent comme sensation ou émotion, émettent, et simultanément produisent, émettent comme traces de l’émission, de manière à reconstituer à volonté, ou fortuitement – mais qu’est-ce que le fortuit dans cette affaire ? –, la matière de l’émission aussi bien que celle des traces, voilà ce qu’il faudrait élucider de front ou distinguer d’emblée, semble-t-il, débrouiller, pour y voir clair, il s’y perd, ne sait plus où il en est dans ce circuit reproductif de plus en plus serré. Attend encore un peu, mais rien ne se passe, rien de nouveau. Finit son verre, son cigare. Se lève, laisse le vallon à son intrigue de pierres et d’oiseaux, pousse la porte de la chambre. » (p. 181)
Plus loin : « cette caractéristique du lieu est assez forte pour déterminer une modalité durable de mon être (...) Cette modalité locale est sensible à chaque retour (...) de sorte que je participe, écrit-il encore, d’autant d’êtres que de lieux fréquentés et pleinement perçus dans leur durée, voire d’autant d’êtres qu’ont pu en susciter ces lieux ». (p. 197)
→ ce jeu essentiel entre les lieux, les différentes maisons habitées et le personnage, lui-même double. Maison du sud, maison du vallon, Bruno, Denis, etc.
Jeu au double sens du mot. Jouer ou avoir du jeu.
La femme et l’enfant
Forte surprise, à la toute fin du livre, de la rencontre avec Maë qui va devenir la femme du héros puis de la naissance d’une petite fille. « Souvent, il tire le berceau contre la table pour parfaire le milieu d’accueil qui se rapproche ainsi du cercle, se tient en limite du cercle et considère l’être minuscule étranger à la planète et qu’il a engendré, d’une certaine manière, contribué donc à attirer parmi les siens. Un soir qu’il examine les deux figures, celle formée par le cercle imparfait, l’autre par le cube grossier de la pièce, une propriété évidente de cet ensemble lui saute aux yeux et il comprend soudain, saisit enfin que lui aussi est venu d’ailleurs et que pour être acclimaté vraiment, apprivoisé complètement, il faut sans doute accueillir à son tour et apprêter au nouveau venu l’espace le plus propice à son intelligence des formes élémentaires, reproduisant de cette façon son propre schéma initial et, par une observation constante, ayant chance de tirer ces enseignements primordiaux qui n’ont que trop tardé à apparaître, refoulés par la dispersion, la confusion, une mauvaise orientation au départ peut-être, ou – qui sait ? – un mauvais accueil. Il a l’impression d’avoir fait là un grand pas en avant, non que tout soit clair désormais, mais ce qui lui reste à faire est clairement tracé : consigner les faits, les dates, les rapports, les liens, ne rien laisser pour compte, évaluer, esquisser, pondérer, induire. Exposer, comparer. Comme une leçon de choses.
Prenant un cahier pour y noter un premier mot, il a le sentiment très fort en cet instant de rattraper les mailles qu’il a laissées filer, de renouer les fils, et ce qu’il fait là presque sans réfléchir, dans la transe de la main, il le note tout soudain :
il recopie l’enfance. »
→ Magnifique chute à la presque fin du livre où l’on croit comprendre que le narrateur, après toutes les péripéties du livres, qui parfois l’ont entraîné très loin, jusque dans le désert le plus aride, voire dangereux, parvient à l’écriture.
Jeux de lecture
Jeux encore, et beaucoup de surprises, dans le livre de Siegfried Plümper-Hüttenbrink que je reprends. Il procède en cette première partie du livre par paragraphes numérotés.
« 35 Le lecteur que je suis ne tient pas à laisser des traces de son passage. S’il lit, c’est pour ne plus bouger et s’écouter respirer. Rivé en insulaire à son lit, on dirait qu’il est de garde. Assurant son temps de vacation. Avec pour seule pitance des débris alphabétiques qu’il va dénicher dans des livres. Survivant ainsi, ignoré de tous. À faire île de toutes parts, il n’a plus d’ici, seulement un là-bas au loin – quelque ailleurs – d’où on le voit parfois en train de lire.
À vrai dire, il souhaiterait s’oublier quelque part. Ne plus savoir ‘où’ et ‘qui’ encore être lorsqu’il a un livre en main. Car s’il sait encore déchiffrer les mots qu’il a pour charge de lire, il pressent toutefois que ces mots ne lui sont en rien destinés et que n’importe qui pourrait tout aussi bien les lire et les déchiffrer à sa place. Ils ne sont que des mots qui restent en attente d’être lus et qu’il s’acharne encore à vouloir développer comme s’ils étaient des négatifs. »
Un peu plus loin : « 36. Je lis. Je relie. Je consulte les cartes, sonde les astres, fouille au hasard les entrailles des bêtes. Tentant de visionner au bain révélateur une contrée qui n’est pas de ce monde. »
De l’ombre
Vient ensuite une surprenante digression (mais en est-ce une ?) sur l’ombre : « On ne prête jamais suffisamment attention à son ombre passante ». Quelle justesse dans cette remarque et comme nous sommes peu attentifs, voire indifférents à notre double, à moins que nous voulions n’en rien connaître, n’en rien savoir, acharnés que nous sommes à fonder un minimum d’identité tenable en nous ? « La voir s’animer au-devant de soi tout en cheminant en sa compagnie peut générer des troubles optiques de toute beauté. Tout comme la surprendre qui s’éclipse sous le passage d’un nuage et pour ressurgir au tournant d’un pont ou d’une rive ». Ne s’agit-il pas de « renouer connaissance (...) avec [sa] dépouille d’ombre passante qui n’attendait que ça. » (p. 38)
Miroir, abyme, etc.
Il y a quelque chose d’assez fascinant à lire un livre sur la lecture et à s’observer mettant à l’épreuve les remarques du livre sur le lecteur, donc sur soi lecteur en train de lire cette remarque !
Leserverbindung
« Ludwig Wittgenstein aurait dit de Leserverbindung.
Lire (lesen) étant aussi et d’emblée faire le lien (die Bindung), lier et relier (verbinden), et en vue d’ourdir quelque chose comme une liaison ou une correspondance (eine Verbindung) qu’elle soit grammaticale, épistolaire ou ferroviaire. » (p. 40)
→ n’est-ce pas aussi une histoire de radeau, de Flotoir... ?
Des traces, quelles traces ?
« Mais s’interroger sur les traces que laissent en nous nos lectures est plus que vain. Elles ne sont à tout prendre que d’éphémères dépôts, des bribes lacunaires et plus qu’invérifiables, et que nous sauvegardons par-devers nous, comme si elles devaient nous livrer les preuves infaillibles d’une autre vie, vécue en une autre langue, et par quelqu’un en nous dont nous aurions perdu à tout jamais souvenir. Au point qu’on peut douter in fine d’avoir effectivement lu. » (p. 41)
→ Double avis à propos de cette note. Oui, il est terrible d’ouvrir un livre, pour lequel on a preuve concrète d’une lecture passée et de cette lecture ne plus avoir la moindre idée, c’est une expérience très courante. Contre laquelle s’érige une partie de ce Flotoir depuis près de vingt ans maintenant. Identité et lectures ayant sans doute un rapport complexe – perdre la mémoire, mais aussi singulièrement perdre la mémoire de ses lectures affecterait le sens de soi ?
Cependant cette obscure impression aussi que tout ce qu’on lit tombe comme des sédiments sur le fonds marin, et s’en vient constituer une sorte de substrat qui n’est pas sans nous informer de notre passage par ces mots, ces lignes et ces pages-là. Nous former aussi.
Réminiscence
Je reprends donc la lecture du journal de Claude Ollier. Après le tout dernier volume, Simulacre, je me tourne vers la période 1980-1990 et Réminiscence. Curieusement j’ai comme peur de Cahiers d’écolier (1950-1960) que j’ai évité pour l’instant de me procurer.
Nouveaux matériaux
Formidable de lire les mots qui suivent, alors que je viens de m’arrêter longuement sur la question de l’enregistrement sonore, de la radio, du podcast, etc. « Les photographies ne sont plus seules à pourvoir le livre en incitations et documents : les bandes magnétiques sont entrées dans la danse. Je retranscris de longs passages de celles où Ariane, depuis son plus jeune âge, livre sans fard les étapes de son apprentissage du langage et de la vie (...) Travail difficile, harassant, mais qui m’apprend à mieux écouter aussi. » (7 février 1980).