©florence trocmé - octobre 2020
Heureusement qu’il y a la littérature. Je la bénis. Je me dis qu’elle est quand même l’art de la langue, l’art de frotter des affects les uns contre les autres pour que surgissent des étincelles de mot ; elle est l’immense table de l’intelligence, qui saisit les vibrations les plus cachées. Je me disais aussi que dans sa fragilité, dans son côté désarmé, elle est absolument indispensable
Hélène Cixous
Novalis
D’une citation de Novalis, faite par JF Billeter, dans Un paradigme et dont Laurent Margantin me retrouve l’original en allemand. « Quand le corps bouge ou travaille, observer l’esprit ; quand il se passe quelque chose dans l’esprit, observer le corps. »
« Bey körperlichen Bewegungen und Arbeiten beobachte man die Seele, und bey innern Gemüthsbewegungen und Thätigkeiten den Körper. »
Laurent Margantin me fait remarquer que la traduction de Seele par esprit peut être contestée au profit d’âme.
Illich et la boite de Pandore
Patrick Beurard Valdoye parle beaucoup d’Ivan Illich en ce moment et me recommande le livre Le visible et le lisible, dans le tome 2 des œuvres. Je tombe en faisant quelques recherches sur une vidéo ancienne où Illich est interrogé par Jean Marie Domenach dans la série "Un certain regard" - 19/03/1972. Ils sont près d’une statue de Pandore et Illich en développe longuement l’histoire.
Dans la mythologie grecque, Prométhée vola le feu aux Dieux pour le donner aux hommes. Pour se venger, Zeus ordonna à Vulcain de créer une femme faite de terre et d’eau. Elle reçut des Dieux de nombreux dons : beauté, flatterie, amabilité, adresse, grâce, intelligence, mais aussi l’art de la tromperie et de la séduction. Ils lui donnèrent le nom de Pandore, qui en grec signifie "doté de tous les dons". Elle fut ensuite envoyée chez Prométhée. Epiméthée, le frère de celui-ci, se laissa séduire et finit par l’épouser. Le jour de leur mariage, on remit à Pandore une jarre dans laquelle se trouvaient tous les maux de l’humanité. On lui interdit de l’ouvrir. Par curiosité, elle ne respecta pas la condition et tous les maux s’évadèrent pour se répandre sur la Terre. Seule l’espérance resta au fond du récipient, ne permettant donc même pas aux hommes de supporter les malheurs qui s’abattaient sur eux. C’est à partir de ce mythe qu’est née l’expression "boîte de Pandore", qui symbolise la cause d’une catastrophe.
Catherine Chalier
Noté aussi le titre d’un livre de Catherine Chalier, Sagesse des sens, le regard et l’écoute dans la tradition hébraïque dont parle Robert Bober dans son livre Par instants la vie n’est pas sûre. La question de sens, de la prééminence de la vue, au détriment peut-être de l’écoute, dans un éclairage biblique et talmudique.
Impossible hélas, par ailleurs, de se procurer les Récits hassidiques de Martin Buber, sauf à des prix exorbitants pour de vieux livres de poche. Pas d’édition Kindle et pas de disponibilité du texte en ligne. Eux aussi sont très présents dans le livre de Bober.
Contes hassidiques
Certains thèmes, sans que l’on sache pourquoi, en viennent à croiser au large de la conscience, régulièrement, ou même à s’approcher plus encore. Ainsi en est-il des contes hassidiques apparus sous forme d’allusions dans plusieurs de mes lectures récentes. Il y eut bien sûr Ernst Bloch. Cela via George Didi-Huberman. Et de manière encore plus précise dans le très beau livre de Robert Bober, paru récemment chez P.O.L., Par instants la vie n’est pas sûre. Martin Buber (1878-1965), philosophe autrichien et israélien, a fait un immense travail de collecte et de mise au point pour rendre accessibles ces récits échelonnés sur plusieurs siècles, compilés ou pas dans des sources très disparates, parfois peut-être encore transmis sous forme orale ! Mais les livres parus à la fin des années 90 en collection Points au Seuil sont épuisés et disponibles uniquement d’occasion à des prix astronomiques. Je n’ai pas trouvé non plus de version en ligne, ni en français, ni en allemand, mais peut-être n’ai-je pas assez cherché. Je me suis donc lancée à acheter sur liseuse la version allemande.
Je lis cela sous la plume de Martin Buber dans son introduction : « Qui, comme moi, s'est fixé pour objectif de dresser le portrait des tzadikim et de se faire une image de leur vie à partir des documents écrits trouvés (ainsi que de certains documents oraux) (...) doit voir sa tâche principale dans la création de la ligne narrative pure manquante. Au cours d'une longue période de travail, je n'ai pas trouvé de meilleure façon de le faire que d'abandonner pour l'instant la forme apparente avec ses lourdeurs ou ses maladresses, ses ténèbres et ses digressions et de reconstruire le processus prévu (si possible, en utilisant des variantes et d'autres matériaux connexes) aussi précisément que possible et de le raconter aussi clairement que possible sous la forme appropriée à sa nature, mais aussi de m'appuyer sur les documents qui subsistent et d'intégrer ce qu'ils contiennent dans la version finale. » (Il s’agit ici d’une traduction automatique, prouesse bien sûr, même si elle est peu agréable à lire. Mais il fallait ici s’attarder sur la méthode suivie par Martin Buber et je ne me sens pas légitime à tenter ma propre traduction !)
Je retrouve aussi cette citation de Martin Buber lui-même, sur le site de Payot, dans la présentation des livres parus en 1996 : « La légende des Hassidim [ ... ] a grandi dans d'étroites ruelles et de sombres réduits, passant de lèvres malhabiles dans des oreilles anxieusement attentives; c'est en bégayant qu'elle est née et s'est propagée de génération en génération.
Des livres populaires, des cahiers et des feuilles volantes me l'ont transmise, mais je l'ai entendue aussi de lèvres vivantes, de ces lèvres qui en avaient elles-mêmes reçu le bégayant message. [...] Je porte en moi le sang et l'esprit de ceux qui l'ont créée et c'est par l'esprit et le sang qu'elle est née à nouveau en moi. Je ne suis qu'un maillon dans la chaîne des narrateurs, un anneau entre les anneaux, je répète à mon tour la vieille histoire, et si elle sonne neuf, c'est que le neuf était en elle quand elle fut dite la première fois." source
Mouvement de renouveau religieux fondé au XVIIIe siècle en Europe de l'Est, le hassidisme conjugue deux objectifs majeurs : le refus du changement, de la modernité et la communion joyeuse avec Dieu, pratiquée sans réserve par le chant et la danse. Aujourd’hui, leur style vestimentaire hérité de leurs ancêtres, l'usage du yiddish et leur mode de vie centré sur l'étude et la famille font de leur communauté un monde à part. (d’après un article du Monde.) En 2012 une exposition consacrée aux hassidims s’est tenue en Israël : « L'exposition constitue un petit miracle en Israël. Des hassidim heureux de se dévoiler et d'être célébrés au musée. Des laïcs passionnés par ces étranges voisins. Mais hors du musée, la magie est vite rompue. La tension est forte depuis que l'État cherche le moyen de partager le fardeau du service militaire avec les orthodoxes, jusqu'à présent exemptés. » (même source)
Mais en fait, ce n’est pas tant l’histoire de ce mouvement qui m’intéresse que la question des récits hassidiques, que j’assimile, sûrement à tort, aux koans japonais : courte phrase ou brève anecdote absurde ou paradoxale utilisée dans certaines écoles du bouddhisme zen comme objet de méditation ou pour déclencher l’éveil. Il me semble toutefois que dans les deux cas les récits, les contes, sont là pour donner à réfléchir, sont un outil de réflexion, d’accès à une forme de sagesse.
Autre précision (ce Flotoir est aussi un instrument de travail : les tzadiks dont parle Buber au début de la citation sont des Justes. Là aussi retenir cela : « Selon une tradition issue du Talmud, il existerait par le monde, à chaque génération, 36 justes. S'ils venaient à disparaître, cela entraînerait la destruction du monde. Rien ne les distingue en apparence des autres hommes et eux-mêmes ignorent souvent qu'ils en font partie, d'où l'idée qu'ils sont ‘cachés’. En hébreu, ils se nomment les Tsadikim Nistarim c.-à-d. les ‘Justes cachés’, ou encore les Lamed Vav Tsadikim, c.-à-d. les ‘36 Justes’. Cette dernière dénomination s'abrège souvent en ‘Lamed Vav’. Le roman d'André Schwarz-Bart, Le Dernier des Justes, se réfère à cette tradition. » (source)
Généalogie d’une lecture
J’aime à tracer la généalogie d’une lecture. Pourquoi en suis-je venue à tel livre, qui m’en a parlé, où ai-je lu quelque chose à son propos ? Parfois reconstituer ainsi de véritables chaînes de transmission. Ainsi des contes hassidiques, Didi-Huberman, Bloch, Bober, Buber (je n’avais pas encore remarqué la proximité des noms, Bober et Buber.
Flacons de sels
ouvrir la petite bouteille pour ne pas oublier de la remplir de sels – tracer la généalogie d’une lecture – inventer un système de partage des livres de P. et M. et voir les livres partir chez tant de leurs petits-enfants – découvrir quelque chose de quelqu’un à travers ses choix de lecture – voir ressurgir dans sa mémoire une expression oubliée et avec elle un cortège de souvenirs, ainsi des couteaux d’argent, couteaux anciens dont la lame n’est pas en inox comme les autres mais en métal argenté : ils étaient destinés aux fruits – inventorier (ou fouiller ?) sans fin dans les coins et recoins de l’appartement des parents disparus et faire des découverte qui sont surtout des souvenirs – trouver ce petit coffret qui vient du Louvre avec une carte postale de l’enfant au toton de chardin et trois jolies toupies en bois, verte, rouge et jaune qui viennent s’ajouter à la collection de toupies déjà bien riche – trouver une photo inconnue de M. et penser que c’est une des plus belles, avec ses yeux vifs d’avant la malvoyance – découvrir que l’on peut marcher longuement chez soi en écoutant de la musique ou une émission en rediffusion au casque – que les pas marchent avec Mozart ou Hélène Cixous – reprendre le précieux petit carnet où noter, le plus souvent possible, quelques sels du jour –
La peau du texte
Comme nous manque le contact tactile avec autrui, le simple toucher, celui de la joue d’un enfant, de la main d’un ami. Je lis ces mots dans Par instants la vie n’est pas sûre (titre bien adapté à ces temps) de Robert Bober s’adressant à Pierre Dumayet : « ton Autobiographie d’un lecteur ouvert à la page où tu as écrit : ‘Ce que je voudrais décrire, c’est la peau du texte. Comment l’écriture m’a touché. Pas comme une bonne action touche, non. Comme une main touche une nuque ou une autre main.’ ». (p. 239)
La phrase
Encore une citation de Robert Bober s’adressant à Pierre Dumayet en cette longue lettre autour de la vie et des livre (dans livre, il y a vie, les trois lettres de vie) : « un livre appartient à celui qui lit. Dans mes notes, j’avais recopié une phrase d’Edmond Jabès trouvée dans Le Livre des Questions qui collait bien avec cette idée : ‘Si une phrase, un vers survivent à l’œuvre, ce n’est pas l’auteur qui leur a donné cette chance particulière aux dépens des autres, c’est le lecteur.’ » (p. 255).
Exercice de déchiffrage
J’aime ces mots aussi, cette allusion à la méthode Dumayet et Bober dans leurs émissions et j’avoue volontiers penser au Flotoir en les recopiant : « À la suite de ces émissions, même dès la première je crois, il y a eu dans Le Monde, sous la plume de Thomas Ferenczi, ces quelques lignes parlant de la méthode Dumayet appliquée à la littérature et à la peinture : ‘Scruter le texte (ou le tableau) avec une attention scrupuleuse, s’accrocher à quelques passages qui, pour une raison ou pour une autre, le surprennent, l’intriguent, s’attarder sur une phrase, un motif, un thème, s’interroger sur le choix d’un mot ou d’une couleur, repérer même d’éventuels lapsus, d’apparentes anomalies, procéder à des comparaisons, à des rapprochements ; bref, en présence d’une œuvre quelle qu’elle soit, se poser des questions multiples, quelquefois incongrues, l’intelligence en alerte, la curiosité en éveil. La lecture d’un livre, la contemplation d’une toile deviennent, sous sa conduite, un passionnant exercice de déchiffrage.’ » (p. 176)
→ Lire libre, c’est si important. Si c’est une recherche, et c’en est très évidemment une, c’est une recherche peu scientifique, pas universitaire, très aléatoire, qui suit des pistes inattendues, qui se laisse aiguiller par une forme de hasard et d’intuition. De proche en proche. Mais avec au fond une assez grande cohérence. Et il y a une grande part de déchiffrage, comme lorsqu’au piano on aborde, à vue, une partition encore inconnue.
Avec lui-même
Oui le lecteur doit être avec lui-même, comme Aharon Appelfeld le disait de l’écrivain et là encore bel écho à une lecture récente dont ce Flotoir a rendu compte : « Valérie Zenatti, amie, écrivaine et traductrice de la plupart des livres d’Aharon Appelfeld, vient d’écrire un très beau livre à sa mémoire. Elle cite ce texte tiré d’une émission télévisée où l’on voit Appelfeld répondre à une question d’un journaliste : ‘Un écrivain doit être avec lui-même avant tout, on ne peut rien y faire, il n’y a pas d’autres possibilités, il doit être fidèle à lui-même, à sa voix, à sa musique, à ses expériences, s’il commence à loucher, ce n’est pas bien, c’est même très grave. Il doit être comme le musicien relié à son instrument.’ »
La sagesse des sens
Autre lecture induite par Robert Bober, celle de Catherine Chalier, Sagesse des sens : le regard et l’écoute dans la tradition hébraïque. Il va s’agir d’étudier l’importance accordée au sens de la vue et à celui de l’ouïe dans différentes traditions, notamment grecque et hébraïque. Ce constat : « Bien des expressions empruntées au vocabulaire de la vision – réflexion, théorie, spéculation… – attestent d’ailleurs que la vue constitue le sens théorétique par excellence, le sens qui ouvre la perception aux premiers repères nécessaires à la quête de la connaissance. ». Un peu plus loin : « Et si quelques philosophes critiquent le privilège accordé à la vision, tel Bergson qui, dans son insistance sur l’expérience de la durée, le met en question, ou Merleau-Ponty qui souligne l’intrication des sens, la vue demeure pourtant, pour la plupart des penseurs, jusqu’aux interrogations de la modernité donc, le véritable sens théorétique. Les opérations de l’intelligence et la vie de l’esprit dans son ensemble s’expriment en effet presque toujours dans un langage métaphorique emprunté à ce sens. ». Que dit alors la tradition hébraïque : « Cependant, à cette idée grecque d’un privilège du sens de la vue, idée que la philosophie a transmise à la culture occidentale, les penseurs qui se veulent attentifs à la source biblique de cette même culture opposent l’idée hébraïque de la primauté du sens de l’ouïe. (...) Mais, en dépit des voies neuves qu’ils tracent, il n’est pas sûr que ce dénigrement du regard et ce désir de conférer une dignité philosophique aux possibilités de l’oreille donnent une idée pertinente de la complexité de la tradition hébraïque à ce sujet. » Et Catherine Chalier de se poser clairement la question : « Peut-on vraiment réfléchir aux possibilités du sens de la vue sans apprécier, en même temps, celles de l’ouïe et penser l’écoute en rejetant le regard ? L’un et l’autre sens ne se relient-ils pas à un unique secret qui est celui du corps de l’homme ? ». Et donc son livre « se propose de suivre ces questions et de montrer comment, contrairement à l’idée d’une opposition de l’esprit à la sensibilité et à la sensorialité, les sens – la vue et l’ouïe – sont appelés, selon la tradition hébraïque, à apporter une indispensable sagesse à la spiritualité. ».
→ C’est bien entendu la question cruciale pour moi de l’écoute qui m’a attirée dans ces parages. Écoute musicale, écoute intérieure, écoute du monde, de la musique, de la radio, de la voix des livres, de soi-même, de sa voix intérieure telle que cherche à la percevoir un Claude Ollier. Qui me semble avoir été aussi un très intense regardant si j’en juge par les descriptions très pointues de fleurs qu’il donne dans son livre Cahier des fleurs et des fracas !
Un incipit magique
J’ai toujours aimé entrer dans un livre par sa première page, depuis qu’il y a longtemps, je me suis couché de bonne heure. Et si j’en faisais une collection de ces incipit, nul doute que j’ajouterai celui de Ruines bien rangées d’Hélène Cixous. Je parlais de voix à l’instant : cette sensation immédiate de l’entendre, au travers de ces premiers mots, telle que je l’ai entendu tout récemment encore dans une émission de radio dont elle était l’invitée : « Où allons-nous ? Le livre avait déjà commencé, je courais, je me souvenais j’oubliais je cherchais : à peine je trouvais, je perdais, j’égarais, de plus en plus, je suivais les rues, je traversais les places sur mon bureau s’entassaient des dizaines de chemises, dossiers, carnets, cahiers, sans exagérer des centaines de pages, d’années d’une feuille à l’autre j’étais en 1648, en 9, en 1561, en 1942, en 2020, deux mille ans avant moi donc. »
Ces sauts et gambades de son si cher Montaigne, ces frottements temporels, ce coup de pied dans la fourmilière des petites dates bien rangées, cette conscience étonnamment libre de recevoir la monde non pas tel qu’il semble se montrer, cadré par nos habitudes et notre éducation, un tantinet rigides, mais tel qu’il est, foisonnant de coqs à l’âne, d’anachronismes, de divergences, de rapprochements saugrenus ou tout au contraire infiniment pertinents. « Deux mille ans après moi également, puis au beau milieu sur le rempart de Troie en train de noter la conversation de Priam le divin vieux qui ressemble à mon ami Marcel Dulas, ou bien c’est ce Basque aux cheveux bouclés qui ressemble à Priam, avec cette malheureuse dont je ne porte pas le nom, car Hélène c’est le nom de mon arrière-grand-mère d’Osnabrück, Helene Jonas née Meyer il y a près de deux cents ans, vu du livre le temps n’a pas d’heure pas de temps. » le livre n’a pas d’heure pas de temps chez Cixous, mais quelle notion en ont conscience et mémoire ? « En tant que mémoire je connais tout le monde et toutes les dates allumées comme des veilleuses dans le temple du temps. » (p.5)
→ Et cette horloge interne, inconsciente qui tictaque au fond de nous. Ces anniversaires, deuils ou joies, dont nous ne savons même pas que ce sont eux qui impriment leur couleur aux jours que nous vivons. Alors que ce sont des veilleuses dans le temple de [notre] temps, et au-delà du temps universel, même quand ce sont nos dates intimes. « On voit s’assembler et se résumer a été est et aura été également présents, également inaccessibles et cependant distinctement visibles. Ici, on tremble d’émotion. Et de regret. Ici on n’est plus. On naît plus. On est plus. On ne s’est plus. On sait, mais par sentir seulement, non par savoir. »
Si cela a jamais été
« (...)dans un autre rêve, ‘si cela a jamais été’, se dit Hélène, la tisseuse à Troie, et cette expression qui réfléchit si vigoureusement, qui ébranle la vie et la terre, elle me renverse comme une apocalypse, crie comme la scène 5 de l’Acte V dans la tragédie, ce rapport tremblant au passé au présent, ‘si ce passé a jamais été vrai’, c’est Cela, la douleur, à laquelle la littérature fait un lit et un refuge, si, un jour, ce jour était certes, voilà ce que j’étais, murmure l’ombre de la phrase, si – (ce) – jour – a été un jour » (p. 10)
Et Montaigne et tous les livres qui méditent sans bruit
« Mais le ciel est si beau, lui, bleu immortel, comme celui du 1er mars 1571, jour anniversaire de sa naissance, alors qu’il brûle encore d’écrire le livre tout nu du moi tout entier et tout nu, Montaigne entre – pour la petite portion du trajet qu’il lui reste à parcourir – dans le volume d’un meuble refuge consacré à la peinture, à la mémoire, et qui contient tous les livres qui méditent sans bruit, il a à l’intérieur de l’âme Rome et Paris et tous les temps, et du troisième étage de son meuble il a vue sur la terre forestière et sur le ciel extraordinairement pur et bleu, (...) (p. 11)
Osnabrück
Osnabrück, ville allemande, est le cœur du livre, le théâtre imaginaire d’étranges promenades rêvées avec la mère de l’auteur. Osnabrück, la ville de la généalogie maternelle, de cette famille juive allemande en partie décimée. « Qu’est-ce que je fais là ? me dis-je. Qu’est-ce que je viens faire à Osnabrück ? La Question ne se lasse pas de m’interroger, je suis étonnée, l’étonnement repousse, ne s’use jamais, je déploie sur mes genoux le plan de la ville, et je parcours ce paysage dessiné résumé d’un regard affamé, comme si j’allais trouver la réponse dans cette carte, ce qui arriverait dans un conte d’Edgar Poe. Ou pas. Il ne s’agit pas d’un ‘Retour’. Je n’ai jamais eu envie d’un Retour. Selon moi il n’y en a pas, nulle part et jamais. Personne ne reviendra jamais à Osnabrück. C’est de l’archéologie. Il s’agit de trouver le secret de la force de cette ville, qui m’attire et m’appelle irrésistiblement (...) (p. 16)
→ Osnabrück visitée lors d’un voyage en Allemagne, à cause d’Hélène Cixous mais Osnabrück qui est restée ce jour là pour moi ville morte, que je n’ai pas su déchiffrer, écouter, comprendre.
Un centre
« Le centre, voilà mon mot de passe, la pointe du compas Osnabrück c’est le centre secret d’une vaste foule de fantômes, à peine passes-tu devant la mairie, que des rois des reines des ambassadeurs, des peintres, prêtres, forçats, maraîchères, paysans, dictateurs, régiments, juristes, milliers bruissants, palpitent sur la place du Marché entre Marienkirche et la cathédrale Saint-Pierre, c’est mon bureau et mon observatoire, et c’est mon aiguillon c’est par là que je me poste, à la croisée de Krahnstraße, Große Straße, Marienstraße, Schwedenstraße – ni Paris ni Londres. On ne se place jamais au centre, mais pour croire comprendre le monde, pour le peindre pour construire un livre, c’est-à-dire l’histoire de la vie, il faut que je me mette un centre du monde. Sans centre, il est presque impossible de créer. » (p. 23)
Koan, récits, fioretti
Peut-être que mon rapprochement des récits ou contes hassidiques avec les koans ou certaines autres formes courtes comme en travaillent maintes sagesses n’était pas si inapproprié : Je lis en effet dans l’introduction de Martin Buber à sa collecte de contes hassidiques : « Man vergleiche etwa die Legenda aurea mit den Fioretti di San Francesco oder die klassische Buddhalegende mit den Mönchsgeschichten der ostasiatischen Zen-Sekte. Auch das formlose chassidische Material tendiert zu diesen Formen. ». On établit donc parfois une comparaison, dit Buber entre la Légende dorée et les Fioretti de Saint François ou bien encore entre les légendes classiques autour du Bouddha et les histoires des moines zen. Le matériel hassidique informel tend également vers ces formes. En fait les événements sont rapportés, voire déjà vécus, de telle sorte qu'ils "disent" quelque chose, mais pas seulement cela, le processus est décortiqué et organisé de telle sorte qu’il fasse sens. C’est que « Dans le cas du hassidisme, cependant, les faits eux-mêmes le favorisent : Le tsadik exprime la doctrine, inconsciemment ou consciemment, par des actions qui paraissent symboliques, et elles se transforment souvent en un discours qui les complète ou contribue à leur interprétation. »
La littérature est juste
En ce temps de restriction, où l’on voudrait dire à chacun qu’il existe un merveilleux recours à l’enfermement, à l’ennui, au manque de divertissement, la lecture ; qu’elle embrasse tous les champs, tous les mondes, toutes les époques, tous les domaines ; qu’elle est accessible de mille et une façons.... envie de partager ces mots d’Hélène Cixous, cité dans l’introduction de Lettres de fuite, l’édition de son séminaire, années 2001-2004 : « La littérature est juste parce qu’elle nous donne l’occasion d’apprendre […] à lire tout, à tout lire, aussi bien un texte littéraire qu’un visage, la configuration d’une table, un événement, une structure. » (Hélène Cixous, Lettres de fuite, Gallimard, 2020, p. 10)
Sur ce projet
Fabuleux projet que la publication de ce séminaire qui s’est tenu pendant près de cinquante ans, depuis 1974. Dont l’archive est plus ou moins importante et disponible, selon les époques. Impublié alors qu’il se situe au niveau de ceux de Foucault, de Barthes, de Derrida, de Lacan : « Ce projet vise à publier progressivement l’intégralité de ce séminaire, un travail presque herculéen. Nous disposons en effet de plus de mille deux cents heures d’enregistrements sonores et, pour une partie, visuels, de quelque douze mille pages de transcriptions et d’une large vingtaine de cartons contenant des photocopies et des notes elliptiques. » (p. 11-12).
Et cette précision importante que ce volume s’ouvre et se ferme sur deux évènements importants, les attentats du 11 septembre et la mort de Jacques Derrida, en octobre 2004.
Moi, je sais à quoi ça sert [lire]
Autre note importante de Marta Segarra qui est à l’origine de cette entreprise gigantesque de la publication du séminaire : « En revanche, l’Histoire traverse en permanence le Séminaire, comme le politique, mais il s’agit d’une histoire et d’une position politique qui, tel que Cixous l’exprime, passe par la lecture, dans le sens large auquel nous avons fait référence : ‘Si on me demandait de résumer ma position politique, elle passerait par la lecture. Lire est le premier geste qu’il faut faire. Et donc je me dis toujours qu’heureusement il y a un lieu où nous pouvons lire et où personne n’est là pour demander à quoi ça sert ; moi, je sais à quoi ça sert.’ La lecture, comme elle le spécifie dans cette même séance sert à préserver l’humanité des forces de la destruction, de la pulsion de mort, de la bêtise : ‘J’éprouve, et j’espère que vous l’éprouvez avec moi, qu’ici, ensemble, nous faisons quelque chose de l’ordre de la réponse la plus délicate à ce qui veut détruire l’humain, à ce qui veut rendre imbécile : nous lisons […] attentivement, longuement.’ » (p. 14)
Pour la littérature
Ce séminaire dit encore Marta Segarra dans sa belle présentation est un hommage à la littérature. Un hommage qui « résonne d’autant plus fortement dans les circonstances exceptionnelles qui ont entouré la finalisation de cette édition, au printemps 2020, quand le monde s’est vu frappé par cette pandémie qui nous a rappelés à notre infinie vulnérabilité. Plus de quinze ans avant, Hélène Cixous prononçait ces mots toujours et plus que jamais d’actualité : ‘Je me disais ce matin : heureusement qu’il y a la littérature. Je la bénis. Je me dis qu’elle est quand même l’art de la langue, l’art de frotter des affects les uns contre les autres pour que surgissent des étincelles de mot ; elle est l’immense table de l’intelligence, qui saisit les vibrations les plus cachées. Je me disais aussi que dans sa fragilité, dans son côté désarmé, elle est absolument indispensable.’ » p.15.
Une tombe honorable
On entre alors dans le vif du sujet, la séance de séminaire du 10 novembre 2001, « On écrit toujours avec une main coupée ». Il y est question de la première Guerre Mondiale, du grand-père tué lors de cette guerre. « Ma grand-mère avait reçu en 1916 une longue lettre du capitaine du régiment de mon grand-père, qui racontait les circonstances de la mort, de la blessure, de l’hémorragie, et aussi des photos de la tombe, en 1916. Une tombe honorable, visible, qui portait inscrite une étoile de David, entourée de tombes ornées de croix, comme si la signature de cette guerre était encore une signature humaniste, humanitaire, puisque s’y mélangeaient sans violence interne juifs et chrétiens – et peut-être aussi des musulmans, mais dans ce cimetière-là je n’en ai pas de traces – et que, d’autre part, on avait encore le temps du récit. On sentait que les pauvres malheureux, qui étaient absolument massacrés, avaient encore le temps du récit. Il y avait un récit. On pouvait encore raconter, juste avant de mourir, comme dans les grandes épopées qui nous viennent depuis le Moyen Âge ou depuis Homère, la fin de quelqu’un, qu’on voit ensuite tomber, non sans récit. Chaque fois la mort restait, comme dans l’Iliade, accordée, donnée individuellement, chacun avait droit à sa mort. » (p. 20)
→ De nouveau, comme un vrai fil qui court de plus en plus au travers de ce Flotoir la question du récit. L’existence du grand-père justifiée et sauvée par une vraie tombe, une tombe honorable et un récit concernant sa mort. Alors qu’on ne sait que trop qu’allaient venir des millions de morts sans récit et sans sépulture, ailleurs que dans les nuages. « Une tombe au creux des nuages » (Paul Celan). « « Nous creusons une tombe dans les airs/on n’y est pas couché à l’étroit. »
Un champ de dates
Dès l’incipit de Ruines bien rangées, cité hier, on se rend bien compte de l’importance capitale des dates pour Hélène Cixous. Dans ces premières pages du Séminaire, voici ce qu’elle écrit : « J’étais donc dans un champ de dates, et pour cause. On aura l’occasion de faire revenir cette date qui en ce moment est en train de faire son propre chemin de date ; depuis son premier jour, comme une chose animée, comme un être, elle ne cesse de s’augmenter. Je ne peux pas vous dire à qui elle ressemble, elle est peut-être très haute, elle peut être très large, très profonde, c’est peut-être une mine, peut-être une tour, je n’en sais rien, en tout cas elle n’arrête pas de muter et de s’accroître, négativement et positivement, de s’éloigner beaucoup, et en s’éloignant dans le temps, de ne pas s’éloigner. Car ‘date’ appartient à cet univers étrange, non résumable, extraordinairement fécond pour la pensée, qui est le temps – et qui par chance en français s’écrit avec un s, et dont on ne finira jamais de sonder, d’explorer, de penser les innombrables mystères, car nous avons des habitudes sociales ; c’est comme pour la carte d’identité : le temps, nous le coupons en petits morceaux, selon des codes sociaux, pour nous aider à vivre socialement, mais il a des milliers de figures, des milliers de concrétisations, de fantasmatisations, telles qu’il est impossible de dire que tel temps est passé et que tel temps est futur. Cette expérience-là, nous la faisons en permanence, mais nous faisons comme pour le 9 et le 11 novembre, nous l’écartons, parce que cela gêne. Mais pour peu que l’on soit cerné, environné, assiégé par la question du temps, et celle de sa fantasmagorie, on est déstabilisé par les poussées puissantes du temps autour de nous. » (p. 22-23)
La peau de chagrin
Et voici une première attestation de l’articulation de l’histoire, de l’actualité et de la littérature : rôde bien sûr en ce mois de novembre où a lieu cette séance du séminaire le drame du 11 septembre. Hélène Cixous écrit : « Vous parlant de cette destruction d’éternité, produite par la mise en dissection du temps pour des raisons socio-économiques, j’entends passer un texte absolument fabuleux, La Peau de chagrin de Balzac. C’est un texte inouï, que j’avais lu, relu, oublié et que j’ai relu de façon totalement différente après le 11 septembre 2001 » (p. 23).
Qualité présente du souvenir
« Tout ce dont je me souviens devient être, chose, habitant, élément d’un temps un peu fantomatique, celui de la réminiscence, de la mémoire, et ceci vécu comme bon, bien sûr teinté de nostalgie, mais en même temps comme reste non effacé. C’est quand même un triomphe, le triomphe du présent, pas du passé. Du présent, du fait que ce qui est passé n’est pas nécessairement passé. » (p. 24)
Mon livre de lecture
Ce Flotoir, bien plus qu’un écritoire, est tout simplement mon livre de lecture. Pas si loin de celui dans lequel j’ai appris à lire, il y a bien longtemps. De celui dans lequel une petite fille très aimée apprend, en ce moment même à lire.
Un autre incipit extraordinaire
Je parlais tout récemment de la force de certains incipit. Que dire des premières phrases du livre de Pascal Quignard, L’Homme aux trois lettres : « J’aime les livres. J’aime leur monde. J’aime être dans la nuée que chacun d’eux forme, qui s’élève, qui s’étire. J’aime à en poursuivre la lecture. J’éprouve de l’excitation à en retrouver le poids léger et le volume dans l’intérieur de la paume. J’aime vieillir dans leur silence, dans la longue phrase qui passe sous les yeux. »
→ Parcourant toutes ces premières pages, dévolues à la lecture, je pense au livre de Siegfried Plümper-Hüttenbrink, Jeux de lecture, à nos échanges sur les lecteurs que nous surprenons dans l’espace public, que nous photographions parfois à leur insu. Ceux que Siegfried appelle les injoignables. « C’est une rive bouleversante, à l’écart du monde, qui donne sur le monde, mais qui n’y intervient en aucune façon. C’est un chant solitaire que seul celui qui lit entend. L’absence de son externe, l’absence totale de tapage, de gémissement, de huée, l’éloignement maximum de la vocalisation et de la foule des humains que les livres permettent, ramènent une très profonde musique qui a commencé avant que le monde apparaisse. La vraie musique peut-être la relaie elle aussi dès lors qu’elle est écrite. Amo litteras. J’aime les lettres. Musique silencieuse des styles des écrivains que l’on préfère : ils sont comme autant de nudités, bouleversantes, particulières, intimes, touchantes, incomparables. L’eau de Nerval dans les forêts pleines d’étangs et de sources qui entourent Chantilly et sa vaste lumière transparente. La baie de Chateaubriand et son bruit incessant, éclaboussant, violent, de ressac dans les roches de granit noir jusqu’à la presqu’île de Saint-Malo, jusqu’à l’embouchure de la Rance et ses algues infinies. Les voyages de Montaigne à cheval sur les chemins de Suisse et d’Italie, secs, sinueux, poussiéreux, urineux, soudain désarçonné près de sa tour, au plus fort des guerres perpétuelles, civiles, religieuses. » (Pascal Quignard, L'homme aux trois lettres : Dernier royaume, XI, Grasset 2020, p. 8).
Réécarquille
« Lire réécarquille le passage vers la vie, le passage par où la vie passe, la brusque lumière qui naît avec la naissance. (...) C’est une fissure où gagner silencieusement « l’autre monde » du monde où on vit. L’âme s’enfonce dans cette fissure. (p. 9-10)
→ Comme elle sonne juste cette image du passage, voire de la fissure. On se glisse à l’intérieur de la lecture, passage plus ou moins secret, où l’on n’est quasiment jamais suivi, sauf dans les rares cas de lecture partagée, comme fut celle que j’ai pratiquée pendant des années avec M. qui ne pouvait plus lire. Expérience très particulière, désormais interrompue. Il y avait cet étrange rapport entre l’élocution et la qualité de l’écriture. La fluidité de lecture à haute voix qui était engendrée par les grandes écritures, les à-coups suscités si souvent par l’écriture journalistique, surtout celle qui se voudrait un tant soit peu littéraire !
Un requoy
Citant un texte ancien, en lien avec la découverte par Augustin de l’évêque Ambroise lisant dans le silence total, Pascal Quignard brode à sa manière sur le mot de requoy : « J’aime ce mot de ‘requoy’ dont use l’évêque de Rennes. J’aime ce mot qui s’est perdu au fond de son livre, au fond de la Bretagne. Il est peut-être le mot clé du livre que j’écris. Il définit si précisément la lecture car il mêle le silence (la lecture coite) et le recoin, le retrait, le repos (le requiem, le requoy). » (p. 13)
Et de nouveau le requoy, un peu plus loin : « Monsieur de Pontchâteau avait toujours ce mot de L’Imitation de Jésus-Christ à la bouche : Quaesivi in omnibus requiem et nusquam inveni nisi in angulo cum libro. J’ai cherché partout dans ce monde le repos (le requiem, le requoy) et je ne l’ai nulle part trouvé que dans un coin avec un livre. » (p. 14) »
Lire déserte le monde
« Lire déserte immédiatement le monde dès l’instant où le volume est ouvert et que le sens qu’on y trouve ou qu’on espère y obtenir passionne cette perpétuelle recherche qu’est une âme. Le lecteur est un sorcier sur son petit tapis volant de deux pages qui passe les mers, franchit les plus grandes distances, saute les millénaires. » (p. 15)
Une lettre
Bouleversant chapitre II du livre de Pascal Quignard : « Lettre de Zeami à Kanze », lettre d’un père à son fils mort : « « Il faut que je t’avoue que lorsque je t’écris je ne m’adresse même plus à toi, mon petit, car j’ai perdu ton visage. Je m’adresse le plus souvent désormais à ceux qui ont lu autant que moi et je suis désespéré que tu ne sois pas de ce nombre, toi dont le souffle s’est défait sur tes lèvres. Il me faut reconnaître que je n’ai jamais rencontré dans le monde beaucoup d’hommes qui eussent lu autant que j’avais aimé lire. Mais peu importe, puisque j’ai toujours pensé qu’il existait un être, au fond du monde, qui avait plus lu que moi. Il était comme un singe bouleversant assis sur un morceau de pierre noire. Il existait un être, un ancien être, un mort, un fantôme, un dieu, une brise même qui, au fond de la lumière, avait tout lu. Cela, je l’ai toujours cru et je le crois toujours. (...) Depuis que j’ai tenu un pinceau au bout de mes doigts j’ai toujours pensé qu’il y avait en tous cas un “regard” qui saisirait tous les signes que je lançais dans les phrases que j’avais écrites. J’ai toujours été persuadé qu’une âme serait sensible à toutes les allusions que j’y avais insérées, qu’une mémoire s’émouvrait simultanément, à toute allure, des correspondances qui s’y faisaient et que, de relecture en relecture, j’y avais à la fois effacées et accumulées. Peu importe que cet être n’existât pas ! Je trouve qu’il est normal que ceux qui ont consacré leur vie à la lecture aient une sensibilité infiniment supérieure à celle des gens simplement cultivés qui se rendent au spectacle pour se distraire (...) » (p. 21)
Les caisses d’Hélène Cixous
Dans cette première séance de séminaire, novembre 2001, transcrite dans Lettres de fuite, Hélène Cixous évoque ses archives données à la BNF, ces « caisses mortes, ou plutôt dormantes et dormeuses, qui sont par exemple des caisses de vin ou des cartons quelconques, tout ce qu’il y a de plus banal ou quotidien, dans lesquelles j’ai pendant des années jeté des restes de tous ordres en provenance de la navette du vivant. Cela va du plus banal au plus intime : aussi bien des carnets de chèques que des traces de manuscrit, ou de la correspondance telle qu’elle traverse notre existence – mais déjà la thématique correspondance a changé, puisqu’on est dans une époque où le genre de la lettre est presque éteint. Comme je suis amenée à laisser partir ces choses-là du côté de cette grande maison qui s’appelle la Bibliothèque nationale, je ne peux pas le faire en prenant simplement mes cartons, qui sont, encore une fois, des cartons sales, et qui n’étaient pas destinés à cela ; il faut quand même considérer que ceci est un accident, quelque chose qui n’avait pas été calculé, ni pensé, jamais, et qui s’est produit. Du coup, ces cartons qui étaient inoffensifs et qui dormaient sont devenus très offensants et très offensifs, comme une maladie qui aurait été latente et qui se mettrait brusquement à s’animer, à se réactiver, à puruler. Ces choses avec lesquelles jamais je n’aurais dû être en contact de mon vivant sont revenues, ou plutôt viennent de force, car je ne peux pas les laisser partir sans y avoir jeté un coup d’œil, pour la bonne raison qu’il y a des choses là-dedans qui ne doivent pas, qui ne peuvent pas être livrées à une publication. Et donc, par un accident incroyable, je suis confrontée – et c’est une confrontation, extrêmement violente – avec ce que j’avais oublié. Ce sont des caisses pleines d’oubli ; et si je les avais oubliées, c’est que j’avais mes raisons. L’oubli a une fonction de survie : si on n’oubliait pas, on mourrait. Je ne dis pas qu’il faut tout oublier, mais l’oubliement est une fonction vitale, salutaire, nécessaire ; on enfouit par besoin de vivre. » (p. 24-25)
→ Expérience souvent faite de cette plongée dans de vieilles archives, écrits, lettres, photos. C’est parfois terrible et extrêmement angoissant. Hier encore, cherchant la trace d’une photo de M. dont j’ai trouvé un tirage, chez elle, ce balayage de toutes ces images, dans les albums de photo, les souvenirs heureux certes, dûment enregistrés, mais aussi tout le latent, tout ce dont on ne sait que trop bien que c’était aussi la réalité de ces temps-là. Tant de troubles qui viennent troubler l'eau du présent. « Tout ce que j’avais oublié, qui a le statut de l’oublié, sort de l’oubli, et c’est du cadavre qui se met à parler ; c’est une expérience tout à fait exceptionnelle, d’une grande violence intérieure, et qui m’oblige, alors même que je n’arrive pas à le faire, à entrevoir ces immenses travaux d’Hercule-le-Temps, cette espèce de travail incessant que nous faisons dans le temps, alors même que nous avons tout simplifié en parlant en termes de conjugaison, et ensuite en pensant qu’il y a le passé, le présent, le futur, qui ne sont que des conventions. » (p. 25)
Une prière de la sensibilité
Belle expression que je trouve dans le livre de Catherine Chalier sur la question du regard et de l’écoute dans la Bible : « Le partage des sens ne résiste pas à l’examen, le regard sait aussi écouter et le visible se fait entendre. Les Hébreux « voient des voix » (Ex. 20.15) au mont Sinaï, car seul l’appel lové au cœur même de ce que le regard découvre donne de le voir. (...) S’il est une prière de la sensibilité, seuls l’entendront ceux qui, un instant du moins, feront taire leur propre volubilité, fût-elle informée du meilleur de la science et de l’exactitude de son verbe, pour se tenir disponibles aux mots fragiles où les hommes essaient de dire ce qu’ils voient et entendent. Seuls la percevront ceux qui se rendent attentifs à la liturgie du corps humain, corps tendu, par tous ses sens, vers une réalité qui le dépasse, comme en témoignent, par exemple, les nombreux appels à voir et à entendre des personnages bibliques. »