Menschen
De nouveau un article fort et dense sur le site de Fabien Ribery. Autour de Menschen, le livre que Gérard Haller vient de publier chez Galilée :
« c’était là. Regarde tout est là »
Menschen (les gens, les hommes) est un très beau mot, devenu synonyme de douleur depuis que les Nazis ont décidé d’en priver une partie de l’humanité, leur préférant celui de Stücke (morceaux, pièces) pour désigner les Juifs qu’ils cherchèrent à exterminer.
Je lis ainsi Menschen, de Gérard Haller, livre hanté par le mal, la disparition, les camps de la mort, comme un thrène, un chant funèbre.
Qu’avez-vous fait de vos proches, de vos prochains, de vos frères ?
Qu’avez-vous fait de l’espèce humaine ?
En deux parties, Heim (la maison, le foyer) et Menschen, Gérard Haller parle aux fantômes de la Destruction, aux enclos vides, au retrait de Dieu quand le gaz entrait dans les poumons. »
Tsélan
D’un mail de Siegfried Plümper-Hüttenbrink à qui je demandais l’autorisation de publier un extrait d’une de ses lettres et qui reprend : « Je me demandais si la communication des esprits qu'opèrent les lecteurs entre les auteurs ne s'apparente pas à une ‘exégèse sans fin’, tel que la prescrit la lecture du Talmud. Je vous dis ça, étant immergé des journées entières en compagnie de Celan et de son destin de poète juif de langue allemande. En quête de toutes sortes d'indices, j'ai lu entre autres une chose troublante le concernant et qui m'a mis sur une piste. Celan tenait à ce qu'on prononce son nom ‘Tsélan’. Avec un Ts qui se retrouve du reste dans le nom de Tsvetaeva pour qui tous les poètes sont des juifs en exil. Un Ts qui ne survient pas pour rien dans le Nom juif de son père : - An(ts)chel, fervent sioniste, et dont Celan ne tenait pas à hériter en tant que poète juif de langue allemande. »
Photo, une question que parfois je me pose
Extrait d’une note de Stéphane Lambion sur un livre d’Eric Pessan :
« …au fil du temps
j’ai pris de moins en moins de photos
pour me libérer
pour faire confiance au peu que je garde
et si ma mémoire oublie
déforme
confond
tant pis
ce processus-là – au moins – m’appartient. »
→ et si la photo au lieu de « sauvegarder » un instant le tuait inexorablement, l’évidait de toute réalité et surtout de toute présence. Grand combat entre le désir de garder une trace matérielle et celui de laisser la mémoire et le travail intérieur, si mystérieux, faire leur boulot !
Ashbery
Dans son feuilleton consacré à Autoportrait dans un miroir convexe, Pierre Vinclair traduit et cite un entretien (Larissa MacFarquhar, 2005, Le New Yorker) avec John Ashbery.
Ashbery « […] essaie de cultiver un type particulier d’attention : pas une concentration ciblée et directe, mais quelque chose qui ressemble plus à un coup d’œil en coin, qui capte quelque chose de brillant et tressautant que vous ne pourrez plus identifier lorsque vous vous tournerez pour vraiment regarder. Ce type d’attention indirecte, à demi consciente, est en réalité plus difficile à mobiliser exprès, que le genre habituel — de la même manière que faire des associations d’esprit libres à voix haute est en fait plus difficile que de parler selon la logique ordinaire. Une personne qui lit ou entend sa langue essaie automatiquement de lui donner un sens : le sens, et non le son, est notre paramètre par défaut. Résister à l’impulsion de donner un sens, permettre aux phrases de s’accumuler dans un collage de sens abstrait plutôt qu’en une histoire ou un argument, demande des efforts. Mais ce collage — un poème qui ne peut être paraphrasé, expliqué ou décomposé en pièces détachées — est justement ce qu’Ashbery recherche. »
→ Deux modi operandi pour cette attention particulière : oui, regarder sans regarder, se servir de la périphérie de l’œil, comme doivent le faire certaines personnes atteintes de dégénérescence maculaire, pour tenter de voir quelque chose de presqu’indistinct, une étoile dans le ciel par exemple qu’on ne peut « distinguer » qu’en ne la fixant surtout pas. Et puis bien sûr la fameuse attention flottante, celle qui ne cerne et ne définit pas, celle qui laisse l’imprévu s’imposer.
Ex libris
Après le décès de M. Avec P., j’ai photographié une à une toutes les étagères de livres et de disques chez mes parents. P. a eu l’idée d’un groupe WhatsApp avec les enfants et petits-enfants. Je publie les photos trois par trois et chacun dit ce qui l’intéresse ! Sont inscrits au groupe pour l’instant seize descendants de mes parents. J’ai publié les trois premières étagères hier vers 17 heures (j’ai commencé par les livres d’art et de voyage) et il y a eu environ trente demandes de livres avant 20 h ! Tout le monde participe, remercie, est enchanté, c’est une vraie joie, en lien avec les parents qui auraient adoré ça, si férus de livres qu’ils étaient tous les deux, chacun à sa manière. Amusant aussi de voir qui demande quoi. Ce pourrait être à l’origine d’un petit topo dans ce Flotoir : quand le choix des titres en dit long sur la personnalité et la vie des gens. En toute discrétion bien sûr.
Et de libris
Je pourrai un jour écrire un livre d’anecdotes sur mon histoire avec les livres. Y seraient incluses certaines rencontres au Port de Dinan ! Ou les fouilles dans les sacs de livres que je ne peux ou veux garder avec certains amis ! Ou l’acharnement sur certaines enveloppes reçues qui sont de vrais coffres-forts ! etc. Par éclats. Non pas ex libris mais de libris ! Et je pourrai y inclure mes portraits de lecteurs.
→ ex libris aussi puisque j’ai demandé à une nièce graphiste de me dessiner un petit marque-pages qui soit aussi un ex-libris de la bibliothèque de mes parents que je glisse dans chacun des livres donnés aux uns et aux autres !
Hier la mort de Claude Vigée
Elle date en fait de vendredi (le 2 octobre), juste trois semaines après celle de M.
Cette mort a fait naître de nombreux souvenirs. J’ai relu les reportages de mes deux rencontres avec lui (en 2005. Puis en 2007) et revécu le souvenir d’une rencontre très particulière au Marché de la poésie, en 2008 je crois, où le temps a semblé s’arrêter le temps d’une brève rencontre (contre toute attente, il m’avait reconnue alors que nous nous étions si peu parlés) où il m’a raconté venir tout droit d’une visite au tableau de Delacroix, à St Sulpice, la lutte de Jacob avec l’ange. La lutte avec l’ange, titre de son premier livre de poèmes.
Deux éditeurs au travail
Magnifique texte sur la collaboration entre deux éditeurs, un vieux sage et un jeune rieur, tels que décrits par Guillaume Métayer dans un hommage au premier. Je le serre dans ce Flotoir comme tout texte qui m’est précieux : « Un jour donc, après tous ces échanges où Andreas (Unterweger] semblait jouer à ‘Kolleritsch a dit’ comme à ‘Jacques a dit’, le moment de rencontrer Alfred Kolleritsch est arrivé. Peut-être même le vieux sage était-il content de voir ce petit Français dont lui parlait son jeune ami, et qui justement était là, à Graz, pour un mois, hébété et tenant son vélo par les cornes. J’ai donc rejoint, dans la Sackstrasse, l’appartement de la revue, et trouvé Kolleritsch assis derrière son bureau, celui même que j’avais déjà vu vide, et qui m’avait déjà fait deviner sa présence grâce à la danse de l’absence que, tout autour, déroulait Andreas, dans ces cas-là. Au moins autant qu’un bureau, c’était une vitrine d’exposition de manuscrits en cours de lecture. Et Andreas me montrait les notes de Kolleritsch en marge, les pages cornées là où il s’était arrêté, dans le tas gigantesque. Un infatigable travail de percolation, mené à deux, le vieux philosophe, poète, fondateur et directeur de revue et le jeune poète qui avait ri sur la terrasse. Près d’un demi-siècle les séparait ! Kolleritsch devait être un homme d’une ouverture d’esprit exceptionnelle, pour être capable de dénicher la perle rare dans ce jouvenceau rigolard. La description de l’équilibre de cette relation nécessairement déséquilibrée pourrait constituer le morceau de bravoure psychologique d’un roman. Montrer comment Andreas était la bonne personne par ce mélange de révérence et d’indépendance, de souplesse et de fermeté, de laconisme et de douceur… Non, aucun de ces mots abstraits ne vaut rien : il faut imaginer une mécanique de précision qui invente le mouvement universel. On entre des textes soit par le haut soit par le bas de la machine, et la grande roue s’appuie sur la petite, qui tantôt la bloque, tantôt l’accélère, tantôt la fait repartir en arrière, lui fait avaler d’autres feuilles, le tout pondéré par des pendules, des poids de plus en plus petits, avec des trébuchets, des crémaillères complexes… Une machine pour le moins baroque, utilisée une seule fois dans l’histoire, aussi volumineuse qu’elle s’avère efficace. Un astrolabe créé à leur insu par deux êtres humains, qui n’existe que par – dans – leur relation, elle-même mise au service d’un but supérieur et commun. Un instrument cassé à présent, et que l’on ne retrouvera pas dans l’une des salles du Musée de la ville de Graz, en face, dans cette même Sackstrasse. »
Le bonheur, sa dent, douce à la mort
J’ai entrepris la lecture de l’autobiographie philosophique de Barbara Cassin après avoir lu un très bel article au sujet de ce livre dans le site de Patrick Corneau, Le Lorgnon Mélancolique.
Le titre du livre de Barbara Cassin, le bonheur, sa dent, douce à la mort (Rimbaud) me fait songer au titre de Marie-Claire Bancquart, Avec la mort, quartier d’orange entre les dents. Il me semble qu’ici Barbara Cassin veut revenir un peu sur la genèse de son travail, de la pensée en général, d’une manière très surprenante, libre et féconde : « Les aléas de l’existence, souvent des choses très banales, un mot d’enfant, une histoire que ma mère m’a racontée pour voir mes yeux quand elle faisait mon portrait, les mots d’accueil d’un homme, une phrase, toujours une phrase : voilà que cela cristallise et génère un bout de savoir d’un autre ordre, quelque chose comme un concept, une idée philosophique. Comment procède-t-on parfois, certaines fois et non d’autres, de manière imprévue et précise, comme autoritaire, de la vie à la pensée ? »
Ses parents
Elle dresse un beau portrait, très vivant, de ses parents et témoigne de tout ce qu’elle leur doit, à eux, si différents, mère originaire d’une famille juive, les Caroli, peintre, qui lui raconte des histoires pendant qu’elle fait son portrait pour voir ses yeux ; ou son père dont elle dit : « Pour mon père, les choses étaient toujours déjà ce qu’elles étaient, à l’imparfait d’essence (celui d’Aristote qui invente le ‘ce que c’était que d’être’, avec un imparfait hors temps qu’on ne sait pas traduire). » (p. 15)
Elle dit encore : « La première composante de mon bonheur, c’est d’avoir su (comment, je ne sais pas) que j’incarnais le bonheur de mes parents à être encore en vie après la guerre. Ma mère m’a eue très tard pour l’époque, un peu avant quarante ans. Elle était en même temps ma mère, ma grand-mère et mon amie. Mon père chérissait ce tardillon, preuve de vie. » (Le bonheur, sa dent, douce à la mort : Autobiographie philosophique, Fayard, 2020, p. 13/14)
En dissertation
« En dissertation, il faut absolument savoir par où l’on passe et où l’on va arriver. Pour un livre, du moins ceux que j’écris, il faut plutôt qu’il se passe quelque chose que soi-même on n’attend pas. Sinon, en pensée comme en peinture, on s’ennuie. » (p. 17)
Le lecteur
Extrait d’une note de lecture de Françoise de Laroque autour du magnifique Jeux de lecture de Siegfried Plümper-Hüttenbrink. « Comment sais-je que je lis vraiment ? Que je suis en phase avec l’auteur, reste dans ses pas, ne divague au gré de mes propres correspondances ? Puis-je me fier à cette voix intérieure qui m’accompagne ? Qui n’a d’autre témoin que moi depuis que nous pratiquons la lecture silencieuse. La lecture a d’abord été chorale comme S P-H nous le rappelle en évoquant la surprise de saint Augustin découvrant saint Ambroise engagé dans une lecture « sans aucun bruit de syllabes ». Une émancipation qui a inquiété dans la mesure où le lecteur se soustrait à la communauté, au contrôle qu’elle peut exercer. Dans notre histoire personnelle, nous rejouons cette émancipation quand nous cessons de compter sur notre mère ou grand-mère pour nous lire les contes de Grimm. Nous apprenons à nous faire dire nous-mêmes. Les yeux se mettent à déchiffrer les signes les convertissant en paroles et la bouche progressivement abandonne l’articulation. Dans ce silence gagné de haute lutte, la voix ne s’éteint pas pour autant. Elle trouve un autre mode, guidée par l’oreille déjà prête. Exercée à écouter le livre. C’est par l’oreille que la plupart de nous entrons en lecture. Mais une voix de fond d’oreille a quelque chose de suspect : à la fois celle du livre et la mienne, perceptible et silencieuse, off et intérieure, « extime », résume S P-H. Troublant, de se sentir en même temps seul sur une île déserte et habité, « hôte ou l’autre d’un autre qui vous ventriloque au passage. » Le lecteur se signale, au monde, par un retrait et, à lui-même, par un dédoublement. »
Lecture et photographie
Cela encore, bien sûr : « La lecture pour S P-H ressemble à la photographie : le texte joue le rôle du négatif, la lecture du bain révélateur. Plus que comprendre, il s’agit de développer. Même si pour S P-H le négatif photographique, comme la forme négative de la grammaire, « ne nie pas ni n’annule mais soustrait par voie d’empreinte » et si la révélation magnifie le texte d’origine, l’image où le lecteur fond au noir le texte reste audacieuse. »
Et l’ombre
Toujours dans cette note : « S P-H a des affinités avec l’ombre. Avec celle qu’il choisit en illustration d’une phrase de Wittgenstein, l’ombre qu’un élément de construction détaché, hors de sa fonction première, sans plus de raison d’être, laisse pourtant sur le sol. Avec la sienne, qu’il photographie, attentif, dans leurs promenades communes, à ses éclipses, ses surgissements, ses ondulations. Et qu’il traite d’« éclaireur » tout comme l’éclaire l’illisibilité dans la lecture, « cet angle mort, de pure illisibilité, qui nous rive au texte, et l’anime, l’éclaire – littéralement le fait avancer en éclaireur dans cette part d’obscurité dont nous l’affectons, ou plutôt : l’obombrons. » L’ombre est incitative. Elle guide jusque dans les Enfers. Elle pénètre les blancs d’un texte, l’inécrit. Elle projette le lecteur plus loin que les mots, vers ce qui s’inscrit dans le livre sans y avoir été écrit. L’ombre précède mais suit aussi, mémoire d’autres lectures et quelle que soit sa direction renvoie au lecteur l’image de son propre corps de mots. »
Artisanal
Cette intuition ce matin, qu’il me fallait réintroduire la dimension artisanale de l’écriture. Sur le projet du Voyage d’Hiver par exemple, jeter des mots, des morceaux sur le papier, notes d’écoute, à la volée... un peu d’écriture manuscrite avec le Flotoir à partir des notes du soir dans les carnets, mais trop peu ailleurs. Papier, encre, style, feutre, crayon, voire crayons de couleur....
Fortes lectures
Deux fortes lectures en cours : celle d’Olga Tokarczuk, son discours de réception pour le Prix Nobel reçu en 2019 (en même temps que Peter Handke) et l’autobiographie philosophique de Barbara Cassin.
Un si beau titre
Le discours de réception d’Olga Tokarczuk porte le titre magnifique de Le tendre narrateur, titre magnifiquement éclairé vers la fin du discours, je vais en donner des extraits.
L’œil vert
Déjà dans ce Flotoir j’ai évoqué le souvenir de ces vieux postes énormes de radio, du temps d’avant la généralisation de la télévision. Apparemment ils ont marqué Olga Tokarczuk, pourtant née en 1962 : « Maman est assise près de notre vieux poste de TSF, de ceux qui avaient un œil vert et deux molettes, l’une pour régler le son, l’autre pour rechercher les stations. Cette radio devint ensuite la camarade de mon enfance. C’est d’elle que j’appris l’existence de l’univers. Le bouton en ébonite permettait de déplacer doucement les récepteurs sensibles de l’antenne à la portée desquels se trouvaient diverses stations : Varsovie, Londres, Luxembourg ou Paris. »
→ je me souviens de Sottens, de Beromünster, d’Hilversum... ; de Schaub-Lorenz, de Telefunken et de Grundig...
Le tendre narrateur
Première apparition, chez Olga Tokarczuk du tendre narrateur après un très beau portrait de la mère de l’auteur : « C’est ainsi qu’une jeune femme areligieuse, ma mère, me donna ce que jadis l’on appelait une âme, c’est-à-dire qu’elle me dota ainsi d’un tendre narrateur, le meilleur au monde. »
Manières de raconter le monde
Walter Benjamin avait déjà évoqué la question du narrateur. Voici ce qu’Olga Tokarczuk dit dans son discours du Nobel, que nous manquons de nouvelles manières de raconter le monde, avec notamment ce qu’elle appelle la dimension parabolique. « De nos jours, il semble que le problème réside en ceci que, non seulement nous n’avons pas encore de narration pour l’avenir, mais que nous n’en possédons pas même pour notre très concret ‘maintenant’, pour les changements ultrarapides qui interviennent dans le monde actuel. Il nous manque un langage, des points de vue, des métaphores, des mythes et des fables nouvelles. »
Du rôle de la parabole
Pour beaucoup d’entre nous sans doute, la parabole renvoie surtout aux Évangiles. Mais voici ce que pense O. Tokarczuk : « Quand, dans un roman, le lecteur lit l’histoire d’un personnage, il peut s’identifier au destin de ce dernier et réfléchir à sa situation comme si elle était sienne. En revanche, dans une parabole, le lecteur doit abandonner complètement sa singularité pour devenir ‘Tout un chacun’. Lors de cette opération psychologiquement difficile, l’existence d’un dénominateur commun à divers destins rend l’expérience universelle. Or, de nos jours, la présence insuffisante des paraboles témoigne d’une impuissance narrative. »
Il y a, dit-elle, crise du récit. Et elle reprend cette définition d’Aristote : « Dans le fourmillement des définitions de la fiction, celle qui me plaît le plus est aussi la plus ancienne. Elle remonte à Aristote. La fiction est toujours une sorte de vérité. »
Ce narrateur
Autres temps forts du discours :
« Le récit comme un processus donnant du sens aux millions de stimulations qui nous entourent et qui, y compris quand nous rêvons, de façon inéluctable, en permanence, ne cessent de filer leurs trames. »
« Je rêve d’un langage qui saurait exprimer l’intuition la moins claire, je rêve de métaphores qui iraient au-delà des différences culturelles, je rêve enfin d’un genre qui aurait du contenu et serait transgressif, tout en étant aimé des lecteurs. »
Ce tendre narrateur
« Je rêve également d’une nouvelle sorte de narrateur, instance narrative particulière en quatrième personne, qui ne se ramènerait évidemment pas juste à une variante de construction grammaticale, mais saurait intégrer tant le point de vue de chaque personnage que la capacité à dépasser l’horizon de chacun d’eux, elle verrait davantage de choses et plus exhaustivement, elle saurait ignorer le temps. Oh oui, un tel narrateur est possible ! Vous êtes-vous demandé qui pouvait être ce merveilleux conteur qui lance d’une voix puissante dans la Bible : ‘Au commencement était le Verbe’ ? Celui qui décrit la création du monde, au premier jour, quand l’ordre remplaça le chaos ? Celui qui regarde le feuilleton de la naissance de l’univers ? Celui qui connaît les pensées de Dieu, connaît ses doutes, et, sans que sa main frémisse, inscrit cette phrase inouïe sur du papier : ‘Et Dieu vit que cela était bon.’ Qui est celui qui sait ce que Dieu pensa ? Tout doute théologique mis à part, nous pouvons considérer que cette figure énigmatique de tendre narrateur est merveilleuse et significative. »
Auteur et lecteur
« L’auteur et le lecteur jouent un rôle de pareille importance, le premier parce qu’il crée, le second parce qu’il se livre à une interprétation permanente. »
Du fragment
« Nous devrions peut-être accorder notre confiance aux fragments, car ce sont les fragments qui forment des constellations à même de décrire davantage, et d’une manière plus complexe, multidimensionnelle. »
Sur sa propre écriture
« J’écris de la fiction, mais celle-ci n’est jamais privée d’assise, elle ne vient pas de nulle part. Quand j’écris, je dois tout ressentir en moi. Je dois être traversée par tous les êtres et tous les objets présents dans le livre, par tout ce qui y est humain et tout ce qui ne l’est pas, ce qui est vivant et ce qui ne l’est pas. Je dois voir de près chaque chose et chaque personne avec le plus grand sérieux pour les doter d’existence en moi et les personnaliser. »
La tendresse
Je suis profondément émue de voir mettre en avant cette notion qui m’est si chère, la tendresse. A plusieurs reprises Olga Tokarczuk l’évoque : « la tendresse, parce qu’elle est l’art de concrétiser un ressenti affectif partagé, elle est donc une découverte permanente de ressemblances. »
« Concevoir un roman consiste à ne cesser de donner vie, à faire exister toutes ces particules du monde que sont les expériences humaines, les situations vécues, les souvenirs. La tendresse personnalise tout ce vers quoi elle se porte, elle lui donne la parole, lui assure de l’espace et du temps pour exister, elle lui permet de s’exprimer.
Ce regard, cette écoute
« La tendresse est la variante la plus humble de l’amour. Elle est de ces affects qui n’apparaissent ni dans les Écritures ni dans les Évangiles. Personne ne prête serment sur elle, nul ne s’en réclame. Elle n’a ni emblème ni symbole particuliers, elle ne mène ni au crime ni à la jalousie. Elle apparaît quand nous tournons un regard attentif et concentré vers l’existence de l’Autre, vers ce qui n’est pas ‘soi’. La tendresse est spontanée et désintéressée, elle va beaucoup plus loin que l’empathie compassionnelle. Il s’agit plutôt d’un partage conscient, quoique peut-être un peu mélancolique, du destin. La tendresse, c’est se sentir intensément concerné par l’existence d’un autre, par sa fragilité, son caractère unique, sa vulnérabilité face à la souffrance et à l’action du temps qui passe.
La tendresse perçoit les liens entre nous, nos ressemblances et nos similitudes. Elle est le principe actif d’un regard grâce auquel le monde apparaît vivant, vibrant de ses liens internes, de ses échanges et de ses interdépendances. La littérature repose précisément sur de la tendresse envers toute existence extérieure à nous. Elle est le rouage psychologique fondamental du roman. Grâce à ce merveilleux instrument, ce moyen de communication humaine des plus raffinés, notre expérience voyage à travers le temps pour aller vers ceux qui ne sont pas encore nés et qui, un jour, prendront entre leurs mains ce que nous avons écrit. »
Homère
Somptueux hommage à Homère sous la plume décapante de Barbara Cassin ! « Le bon professeur vous donne un jour un texte : un jour, un professeur de lettres m’a donné Homère (je n’ai pas oublié son nom : Mlle Guignabert). Les vers de l’Iliade qu’il fallait apprendre par cœur, je les répétais le matin dans le métro, en mettant le ton, avec le signifiant qui va avec. Je me souviens des pleurs de Thétis au chant XVIII quand elle accourt près d’Achille à la mort de Patrocle : ‘Mon enfant, pourquoi pleures-tu ?’ J’entends les sons, deux membres de phrase à jamais ; elle la Néréide aux pieds d’argent pousse une plainte aiguë : oxu de kôkusasa, tout en aigus tristes, sans i et plein de u, au féminin maternel ; lui, le héros aux belles boucles, choisit la gloire, kleos, une vie dans les siècles des siècles, mais on l’entend soupirer de toute la largeur de sa poitrine, baru stenakhôn. Homère possession pour toujours –‘ce que Thucydide dit de l’histoire. Il fabrique le grec comme Dante l’italien ou Luther l’allemand, mais lui, ce n’est personne, pas quelqu’un en tout cas, des bardes, des aèdes, des tout-le-monde, oxu de kôkusasa baru de stenakôn, à la lisière perméable de la pensée et du son. Une langue, c’est la beauté du monde. Le jeu de cartes dans la main. » (p. 82)
→ ces livres, je suis heureuse de les avoir sur ma liseuse (ce ne sont pas des services de presse, je les ai acquis tous les deux). Même si indéniablement l’objet manque d’âme, mais on peut aussi lui en forger une, petit à petit, une âme, avec ce dont on le nourrit. Je suis heureuse d’avoir les textes que je viens de citer sur ma liseuse car ils sont ainsi là, tout près, tout prêts, disponibles, surtout dans la mesure où j’ai presque toujours ma liseuse avec moi, partout.
Une langue
« Parler, écrire, c’est ça. Traduire, c’est ça, évidemment ! C’est comme ça que le beau transit le vrai, dans la philosophie, dans la pensée, dans le langage. Les choses arrivent de la manière la plus festivement étrange et étrangère. On en entend plus, il y en a toujours encore avec le langage, et c’est pour ça qu’on respire. On voit bien que la psychanalyse se loge là : si j’ai fabriqué le Dictionnaire des intraduisibles – j’y viens –, c’est, au fond, une illustration parfaite de cette phrase de Lacan : « Une langue entre autres n’est rien de plus que l’intégrale des équivoques que son histoire y a laissées persister. » (p. 157)
Sur la traduction, cela aussi : « la trace de la tâche de la traduction : faire avec les différences et non les gommer ou les fondre. »
D’actualité
Belles pages sur la nécessité de la formation d’un jugement. Elle ne croit pas à la Vérité avec un grand V, Barbara Cassin, elle en a peur et souligne que l’universel, c’est toujours l’universel de quelqu’un. (p. 174). C’est à la fois très drôle et très profond !
« Je ne crois pas à la vérité, en revanche je crois au jugement. Je crois que si morale il y a, elle consiste à enseigner autant qu’on le peut à juger, à apprendre à juger et à juger soi-même. Bien sûr que c’est dangereux. Il n’y a rien de plus dangereux que le jugement et l’éducation au jugement. »
Que vois-tu
Barbara Cassin raconte une anecdote magnifique. En Afrique du Sud, où elle a participé à la commission Vérité et réconciliation, elle se trouve un jour dans un musée ethnologique avec des scènes reconstituées qui sont d’affreuses caricatures du regard que l’homme blanc portait sur l’homme africain. « Mandela venait d’arriver au pouvoir, j’étais à Cape Town et faisais la touriste. Je suis allée visiter près du Parlement le South African Museum, l’un des plus grands musées du Cap, de l’autre côté de Company’s Garden. Les premières salles ressemblaient à l’ancien musée de l’Homme, revu par Mme Tussaud. Des salles et des salles de statues de cire, avec des scènes de genre, qui montraient des Khoïkhoï, des ‘Hottentots’, c’est-à-dire les populations primitives, les peuples premiers, comme on dit : on voyait des hommes essayer d’allumer un feu en tournant un bâtonnet, la guerre du feu, et puis des femmes aux mamelles pendantes, avec des enfants qui tétaient, des abris, des branches, de la terre battue, saleté partout. Des salles et encore des salles, pour montrer ce que c’étaient que des primitifs, il ne fallait pas confondre. Une violence poussiéreuse, racialisée au maximum, venue du cœur du XIXe siècle. Simplement, au milieu de l’une des salles, il y avait un petit écriteau : ‘Que pensez-vous de ce que vous voyez ?’ J’ai pensé que Mandela l’avait fait mettre en arrivant. Je crois que c’est, rapport qualité/prix, l’intervention la plus économique, la plus culturelle, la plus civilisationnelle, la plus morale et évidemment la plus politique que l’on puisse inventer. Non pas tout démolir et caviarder les traces de l’histoire, déboulonner les statues, mais demander à celui qui voit d’avoir le recul, de faire le pas en arrière, ce que Heidegger appellerait le Schritt zurück : qu’est-ce qu’il voit ? Se poser cette question-là. Juger. Cette incitation minuscule, sur un tout petit cartel, pour tous les enfants du monde, tous les visiteurs du monde, m’a paru d’une force bouleversante. Par la suite, quand j’ai travaillé à l’exposition du Mucem, Après Babel, traduire, je n’ai pas cessé d’y penser. Réussir une exposition, c’est faire en sorte que tous aient envie de prendre cette distance qui leur permet de juger ce qu’ils voient. » (pp. 166-167).
Les Schwarz-Bart, Simone et André
Dans le Monde, un très bel entretien avec Simone Schwarz-Bart : « Je ne serais pas arrivée là si…
S’il n’y avait pas eu André, mon mari, mon enchanteur, cet homme au cœur troué. Et s’il n’y avait eu mes grands-parents paternels qui m’ont donné foi en l’amour véritable, l’amour absolu, l’amour entre deux personnes qu’a priori tout sépare mais qui se comprennent et se ressentent de façon mystérieuse. Avoir vu vivre ensemble ces grands-parents splendides, elle, la petite négresse de Saint-Martin, qui ne parlait que le créole et l’anglais, ne savait ni lire ni écrire mais pouvait entrer en contact avec l’invisible, et lui, le fils de négociant en vin installé dans le port de Pointe-à-Pitre, éduqué chez les pères salésiens et amoureux des livres, m’a fait croire en la force des amours impossibles. Je n’étais pas prête à aimer n’importe qui, n’importe comment. Je ne voulais pas d’un coup de cœur facile. Il me fallait du bouleversant. Ma grand-mère me l’avait d’ailleurs prédit : ‘Ta médaille se met toujours à l’arrière de ton cou ; c’est un signe : tu épouseras quelqu’un qui n’est pas de Guadeloupe, un homme d’une autre culture.’ »
Elle brosse un portrait magnifique d’André Schwarz Bart : « Cet homme m’ouvrait le monde dans sa férocité et dans son merveilleux. Il me dit qu’il a été ajusteur, éducateur, vendeur, couturier, et aussi communiste, et aussi résistant ; qu’il vient de déposer au Seuil un manuscrit qui lui a demandé un travail immense et qui est un hommage aux siens à jamais disparus. Un caillou blanc posé sur une tombe en fumée. J’écarquille les yeux. Et il me parle de sa famille exterminée à Auschwitz, d’un monde englouti par la Shoah dont je ne sais absolument rien. »
Il va y avoir cette conjonction étonnante entre eux, celle de la Shoah pour lui, celle de l’esclavage pour elle. Elle dit qu’on ne l’enseigne pas en Guadeloupe. « Mais les discussions avec le groupe d’amis juifs d’André, tous passionnés par la culture yiddish, m’ont donné envie d’interroger mon propre héritage. J’ai commencé à disséquer les contes, les chants, le langage créoles. À noter que des expressions familières comme ‘Tu m’aimes mais tu ne peux pas m’acheter’ sont imprégnées de notre histoire d’esclavage. Que notre autodénigrement a des racines profondes. Je vous assure que c’est une chance d’épouser quelqu’un en dehors de sa culture et de sa communauté ! Cela vous apprend que l’étranger ne l’est pas tant que ça. Ça dessille votre regard et vous ouvre à tous les possibles. »
De la souffrance d’autrui
Forte citation de Laurent Albarracin, dans une note de Marc Wetzel à propos de son livre Lectures. Albarracin commente ici un ouvrage d’Alain Suied et il écrit : « Il n'est pas étonnant qu'autrui soit ici envisagé dans sa dimension souffrante ; car la souffrance d'autrui est précisément l'altérité absolue. Le souffrant est en effet l'autre de l'autre. L'autre de l'autre parce qu'il est l'autre en proie à une altération (l'autre est aliéné par sa souffrance, devient doublement autre) mais plus encore, et à l'inverse, il est l'autre de l'autre en tant qu'absolument autre parce que la souffrance, paradoxalement, est garante de l'intégrité de l'autre en autrui, qu'elle marque son caractère inapprochable, inconciliable, "irrejoignable", ("incernable" et "irréparable" dit le poème, car l'autre sera toujours, dans sa souffrance, inentamable par moi). Quand l'autre souffre, il m'est absolument étranger, il s'éloigne en lui et dans un absolu, dans un non-moi radical. En même temps, c'est par là qu'il m'est proche, qu'il m'appelle, qu'il me révèle à moi par "sa lumière", par sa façon de me requérir éthiquement. C'est parce que la souffrance est la part irréductiblement autre de l'autre qu'elle m'éclaire, qu'elle m'oblige, c'est parce que l'autre est inassimilable qu'il me sauve de moi" (p. 263-264) »
Ashbery, Vinclair, Ch'Vavar
Extrait du feuilleton critique de Pierre Vinclair, à propos d’Autoportrait dans un miroir convexe de John Ashbery : « Pour Mallarmé, l’être est tautologique (il n’y a que ce qu’il y a), tout ce que l’on peut faire étant d’inventer des rapports fictifs entre des coins de cette grande nappe, faire des plis à sa surface, ce dont la musique est l’opération pure. Ashbery (pour qui la musique est le modèle de la poésie) conclut le premier mouvement du poème en problématisant (dans des mots) le rapport des mots à la surface (du miroir) »
Et à ce propos passionnant échange entre Pierre Vinclair et Ivar Ch'Vavar, au cœur même du feuilleton : « Ivar Ch’Vavar m’écrit, en réaction au précédent épisode du présent feuilleton : ‘Cependant, si le poète s’éloigne, avec la musique qui l’emporte, est-ce que ce ne sera pas pour se perdre, et fourvoyer la poésie ? La question se pose tout de même, s’il me semble qu’il y a un devoir de langue : le monde s’est doté d’une langue (de langues) pour dire, et bientôt se dire, dans son être.’
C’est en effet très impressionnant avec Ashbery : sa poésie refuse absolument de dire (ou de tenter de dire) l’être, et multiplie les dispositifs de brouillage pour se cantonner à une surface de plus en plus mince. En ce sens, l’autoportrait apparait paradoxalement comme une tentative d’effacement de soi. Ch’Vavar poursuit : ‘C’est là le côté décevant de la poésie d’Ashbery, qui fait que s’attacher à son charme, à ses prestiges, pourrait nous pousser sur une pente décadente, nihiliste...’ »
Jules Verne
Interrogé par moi sur le possible effet thérapeutique de la lecture de Jules Verne (pour moi très clair) Ivar Ch'Vavar me répond : « Je crois que la lecture de Jules Verne, effectivement, est de celles dont le pouvoir apaisant est le plus fort. Sans doute cela tient-il à un faisceau de causes, plusieurs d'entre elles assez évidentes... D'abord la confiance : Verne est un auteur dont on sent très vite qu'on peut lui faire confiance, il nous ouvre la route, et même s'il nous égare à un moment, il est là, il ne nous perd pas de vue, s'il nous fait prendre un chemin de traverse, ou un long détour, il a ses raisons, ce qui se confirme toujours. Ensuite, le poème de Jules Verne est égal, l’allure n'est pas forcée ; et s'il faut bien qu'il y ait des accélérations, chocs, surprises, dans l'ensemble le train est régulier. Cette régularité, où je sens du reste quelque chose de somnambulique, elle passe en nous, bientôt elle coule en nous. Mais l'élément le plus important peut-être est la patience. Verne nous réapprend la patience. Tout d'abord, il nous l'impose, et n’a pas peur de se montrer un peu chiant. Mais toujours on s’y fait, assez vite et avec une sorte de plaisir, oui. Aussi, Jules Verne donne quelque chose, en échange de notre patience. Par exemple, prends le début du Sphinx des glaces... plusieurs chapitres... il ne se passe rien... mais ‘il ne se passe rien’ de façon intéressante, captivante, même ! On sort du récit, on reste là à regarder ce qui se passe : rien. Et ça fait beaucoup de bien ! Les livres nous font quelque chose, et ça peut être profond et mystérieux. Il y en a qu'on reprend avec une émotion particulière, qui est contenue vraiment dans ce livre : on sait, quand on veut retrouver cette émotion, quand on en a besoin, qu'elle nous attend dans ce livre-là ! Je ne mets jamais le doigt sur le dos du Grand Meaulnes, dans la bibliothèque, sans ressentir un pincement au cœur. »
La lecture sur liseuse
Il y a un phénomène très étrange. Je trouve les livres sur liseuse très courts, ou plutôt je trouve ma lecture incroyablement rapide. Il faut que je creuse cela pour savoir à quoi ça tient. Pour l’instant, de manière spontanée et superficielle, je pense que cela peut être lié à ce que j’ai appris autrefois dans un stage formidable sur la lecture rapide... C’est très étrange ce lien à la lecture sur liseuse, cela pourrait être un chapitre de mon livre autour du livre, de manière très générale.
Jorie Graham
Préparant un dossier sur la poète américaine Jorie Graham, proposé par Chantal Bizzini, je prélève et recueille pour ce Flotoir le début de ce poème, « Autre », que j’aime beaucoup :
« Longtemps j’ai aimé le mot maintenant, je murmurais sa
minuscule chanson en moi-même, enfant, lorsque j’étais seule. Maintenant, maintenant, maintenant,
maintenant, chantais-je, ne sachant trop où nous étions. À peine m’en étais-je aperçue,
qu’il produisait sa mélodie liquide et que le temps, miroitant, commençait à s’écouler,
presque inaudible, avec les criquets si c’était l’été, avec l’horloge dans la pénombre
si c’était à la cuisine, avec le tapotement des branches du lilas hivernant sur les murs
ombrés de violet
qui enserraient le jardin,
si c’était le vent. Où étions-nous, en fait ? Écoute, écoute, maintenant avaient coutume de dire
les adultes pour dire de faire attention, dire que ce qui arrivait, la chose importante, avait ses
côtés glissants : un écoute peut avoir sa pente, un autre écoute une
autre. La chose elle-même, l’essentiel, est entre les deux. Ne cille pas. Ne la
manque pas. Fais attention. C’est une balle.
Toutes ces années, avant de me perdre, je vivais une vie différente.
Une vie où l’on peut revenir en arrière. Je pensais que chaque nouveau
maintenant, chaque
nouvelle note, cueillie parmi ce qui n’était pas l’inexprimé, recouvrait un pas
du Dieu qui se retirait. »
Patois et dialectes
Je reprends ici le début d’un très beau texte de Claude Vigée publié sur le site Le Saute-Rhin.
« Patois et dialectes, reliquats d’une existence proche du sol natal, sont de bonnes écoles de silence. On y fait, mieux qu’en Sorbonne ou dans les cocktails des grands éditeurs parisiens, l’expérience originelle de l’être-au-monde humain. Cette réalité première affleure, avec une peine et une lourdeur qui sont l’indice de l’authenticité, dans notre dialecte fruste, pauvrement articulé, au vocabulaire réduit à l’essentiel (c’est-à-dire à l’immédiat quotidien), inapte à la formulation de toute notion abstraite. Langage de la présence : à peine un langage en somme… Dans la période où se forme l’esprit, nous sommes affligés là d’une sorte de pré-langage, enfantin par nature, qui conserve à travers la désignation naïve du visible, un reste de leur dignité première aux choses d’ici-bas. L’usage de ce dialecte dans nos jeunes années nous marque au sceau de l’inachevé, de l’informe, qui est aussi celui de l’origine vitale et du devenir indéterminé, béants sur l’avenir (…) »
Le fanal vert
J’avance doucement dans Le Morticien d’Éric Villeneuve. Pas forcément le plus facile pour entrer dans son œuvre, mais j’éprouve un étrange sentiment de bien-être à « nager » dans son écriture, sentiment qui me fait accepter ce que j’ai du mal souvent à accepter : ne pas tout comprendre, ne rien comprendre, ne comprendre qu’un peu (selon les pages).
J’ai relevé ce magnifique passage : « Lem s’oriente vers une longue jetée au début de laquelle brille faiblement, avec constance toutefois, un fanal vert pâle tourné en direction de la terre. Lem l’aperçoit tout de suite, bien qu’il n’arrive pas par cette voie. Sa lumière est celle du jour qui tombe, on la fixe sans tacher sa rétine, l’œil lui-même ne la retient pas – cependant, on ne glisse par sur elle comme on achoppe sur le jour, comme le regard fuit le vide. Sur fond de jour, elle représente un contrepoint de même nature, mais plus accessible que le ciel. La nuit, lorsque le fanal sert à éclairer, l’issue est condamnée. Il ne fait pas encore nuit et Lem arrive sous ce ciel. »
→ Que de choses dans ce texte suscitent l’émotion, la rêverie, les réminiscences, mais aussi la réflexion. C’est une expérience que l’on peut avoir eue, un fanal allumé de jour, mais on n’y a pas forcément prêté attention, ni sensiblement, ni intellectuellement. Ce sont tous ces signaux scrutés de nuit, en ville ou au bord de la mer, à la montagne ou dans les coteaux, ces lueurs qui ne sont pas des fenêtres, mais des lumières intermittentes, sorte de morse indéchiffrable qui disent quoi ? le temps, la nuit, l’autre. Appel ou signal ? Je pense soudain en écrivant ces mots à une toute récente lecture d’un gros livre d’inédits ou d’introuvables de Michèle Métail où il est question de textes écrits à partir du code international des signaux maritimes (Mono-Multi-Logues, Les Presses du réel / Al Dante, 2020).
Une clé de lecture
Et cette phrase un peu énigmatique mais qui pourrait aussi être une clé de lecture ou une sorte d’aveu-autoportrait de l’écrivain ou de sa tentative, ici : « Il dispose de capacités particulières pour décrire le lever du soleil, ouvrir les portes, toutes les portes ; néanmoins il ne se résout jamais à les utiliser pleinement, et de cette force à la fois perdue et contenue dépend sa mécanique de précision. Contrariée par un courant de résistance, l’énergie nécessaire à ces actions alimente le désir en lui de les accomplir sans prendre appui nulle part, sans limiter leur portée, dans une sorte d’exécution mentale en prise directe sur le monde. Le principe de ces mécaniques est simple : remplacer toutes celles dont il dispose en lui et autour de lui comme autant de facilités par des mécaniques personnelles, conçues spécialement pour chaque situation et comme purgées de tous les éléments qui, à force de resservir, égalisent le solde de ses journées. Ainsi demeure-t-il très proche de ce qu’il écarte, jamais grinçant, dans une éternelle tentative d’allègement qui trahit un réel attachement. » (Eric Villeneuve, Le Morticien, P.O.L., 1987, p. 73.)
Du Flotoir et du carnet
Une semaine sans écrire dans le carnet, ce qui est très rare, ai-je constaté ce samedi matin en notant le nombre de nouveaux abonnés à la lettre hebdomadaire de Poezibao. Carnet délaissé et Flotoir encalminé et du coup l’âme qui pleure et qui peine.
Raconter une histoire
Oui toujours cette thématique apparue il y a deux ans environ, ce besoin d’histoires, de récits dont parle si bien Walter Benjamin. J’en retrouve la trace dans le livre de Robert Bober Par instants, la vie n’est pas sûre [Le titre de ce livre est extrait de La Nonchalance de Pierre Dumayet, à qui il est adressé.] : « Un jour, en pleine écriture d’Autobiographie d’un lecteur, tu m’as appelé de Bages : ‘Rappelle-moi l’histoire du grand-père miraculeux chez Martin Buber.’ La revoici : ‘Un jour qu’on demandait à un Rabbi (dont le grand-père avait été le disciple du Baal-Shem) de raconter une histoire, il répondit : “Une histoire, il faut qu’on la raconte de telle sorte qu’elle agisse et soit un secours en elle-même.” Puis il fit ce récit : “Mon grand-père était paralysé. Comme on lui avait demandé de raconter quelque chose de son maître, il se prit à relater comment le Baal-Shem, lorsqu’il priait, sautillait et dansait sur place. Et pour bien montrer comment le Maître le faisait, mon grand-père, tout en racontant, se mit debout, sautillant et dansant lui-même. À dater de cette heure, il fut guéri. Eh bien, c’est de cette manière qu’il faut raconter.” » (p.16)
Bober qui écrit un peu plus loin : « Pourquoi les oiseaux reviennent-ils avec insistance, comme par entêtement ? Pourquoi cette persistance de la mort si souvent présente ? Il m’a fallu rebrousser chemin. Et sans savoir ce que je trouverais au bout, entreprendre de démêler tout ce qui petit à petit allait se révéler, et apprendre ce que j’ai voulu faire survivre. Et une fois de plus, c’est à l’aide des Récits hassidiques de Martin Buber que je vais essayer de remonter le temps. » (p. 48)
La phrase
Robert Bober cite Erri de Luca : « Alors, je fais ce qu’on peut faire de mieux. Je relis les livres que j’ai aimés. Parfois même, je m’y ajoute. Et je fais comme Erri De Luca : ‘Je cherche dans les livres la lettre, la phrase qui a été écrite pour moi et que donc je souligne, je recopie, j’extrais et j’emporte.’ » (p.27).
Identité
« Réfugié provenant d’Allemagne, apatride d’origine polonaise, mention qui jusqu’à l’âge de vingt-quatre ans était portée sur mes papiers » (p. 60)