D’un petit air qui trotte dans la tête
Un matin, tôt, dans la zone intermédiaire entre sommeil et éveil, recherche du début d’une sonate de Haydn, peu connue, et que j’ai un peu travaillée récemment, la Hob. XVI:45. Elle inclut un motif typique de Haydn, croche pointée-double croche, ici en fait double croche pointée-triple croche, donc une sorte de petit pas, allant et vivant. Or ce n’est pas cette sonate qui m’envahit intérieurement mais la Hob. XVI:19. Je l’ai beaucoup travaillée et ce sont plusieurs mesures que je chantonne intérieurement. Me disant que je la retravaillerais volontiers. Mais qu’il faut au préalable que j’en cherche la partition (dans les trois gros volumes Henlé des sonates de Haydn que je ne cesse de parcourir). Puis j’oublie.
Deux jours plus tard, disposant d’une dizaine de minutes, un soir, au crépuscule, je m’assieds au piano. Stupéfaction : dans la pénombre,sur le pupitre, ouverte, la partition de cette seconde sonate. Comme si une instance invisible avait entendu mon souhait et avait préparé pour moi le texte à reprendre.
Pour et pas contre
Très belle réflexion dans le livre d’Elie Wiesel, Célébration hassidique, qui propose le portrait de quelques-unes des plus grandes figures de ce mouvement religieux juif né au XVIIIème siècle, le hassidisme ; témoignage de première main puisque c’est son grand-père qui les lui a fait connaître et Wiesel montre bien tout ce qu’il doit à cet enseignement-là : « La grandeur de Levi-Yitzhak de Berditchev ? disait mon grand-père. C’était un lutteur qui se battait pour et non pas contre. »
→ ce simple changement de préposition bouleverse la donne. Et dit aussi qu’il ne faut sans doute pas épuiser ses forces sur des adversaires secondaires. Je prends un exemple : se battre pour le livre et pas contre des mesures provisoires de fermeture des librairies. Alors que tout le monde s’accorde à dire que si peu de personnes lisent. Se battre pour c’est être dans un engagement constructif, profiter d’une situation pour faire mieux comprendre l’importance que peuvent avoir le livre, un livre, dans une vie.
→ Ces histoires, dit Elie Wiesel, il les relit souvent ; il leur doit beaucoup, et même parfois il « y trempe [sa] plume ».
Ah ce devoir de mémoire et ses avatars
Dans Ruines bien rangées, en voyage à Osnabrück, la ville dont sa lignée maternelle est originaire, Hélène Cixous visite avec son fils le bien vilain monument qui a été érigé à l’emplacement de la synagogue brûlée par les nazis. Deux notes : « Un espace rasé entre deux demeures. Derrière les grilles une haute collection de grosses pierres prisonnières. Ce sont les os de la Synagogue qui restent éparpillés sur le sol après l’incinération. Os bien rangés. Comme des poules les ruines bien rangées dans leur cage à moellons. » (p. 64)
« C’est ainsi que le discret et propret Mahnmal de la rue Roland, qui s’appelle tant bien que mal rue de la Vieille-Synagogue encore pour quelques décennies avant de s’appeler rue de l’Effacement, devient pour moi la seule vraie Synagogue. Ces restes soignés, étiquetés enfermés dans une cage c’est un portrait de mes ruines intérieures. »
Et une réflexion plus générale :
« C’est un des effets de ce singulier laboratoire du Temps que quand on y entre, des visions très réalistes, actualisées, vous assaillent, parfois simultanément venues des temps les plus reculés jusqu’au milieu du vingt et unième siècle, la ville entière est conçue comme une petite tour panoptique où l’on passe en trois pas et deux marches d’une mémoire à l’autre. » (p. 69)
→ en écoutant des sonates de Haydn et notamment la Hob. XVI :45 !
Michel Butor et Jules Verne
Je retrouve un bel article du Monde, daté de 2005 autour de la relation de Michel Butor à Jules Verne ! Chapeau de l’article : « Quand l'auteur du ‘Génie du lieu’ rencontre celui des ‘Voyages extraordinaires’. Les deux romanciers se retrouvent lorsqu'ils suspendent l'action et l'intrigue, dans des moments de contemplation et de révélation, afin de mieux déchiffrer les ‘mondes connus et inconnus’ »
Et voici l’incipit de l’article, important pour moi dans la mesure où il établit le lien entre deux auteurs qui me sont très importants tous les deux : « A 23 ans, à l'instigation de l'écrivain Michel Carrouges, qui lui avait présenté André Breton, Michel Butor signait une étude sur Jules Verne, Le Point suprême et l'âge d'or (1949). Cette revisitation devait jeter un jour nouveau sur ce qui, jusqu'alors, était considéré comme une lecture pour adolescents et jugé avec condescendance par les universitaires. Depuis lors, l'intérêt de l'écrivain ne s'est jamais démenti pour l'auteur du Tour du monde en quatre-vingts jours, auquel il a consacré un cours à l'université de Genève et qu'il a souvent cité : en particulier Les Enfants du capitaine Grant (dans Second sous-sol et dans Boomerang), Vingt mille lieues sous les mers (dans Ici et là et dans Icare à Paris), Autour de la Lune (dans Troisième dessous et dans Gyroscope). (Le Monde, 17 mars 2005). »
Butor pense que le public choisi par Hetzel, assigné en quelque sorte à Jules Verne, l’a desservi et que cela « a brouillé l'appréciation intellectuelle sur Jules Verne : il a été le premier à souffrir de ne pas être mis sur un pied d'égalité avec Balzac ou Zola ». Mais lui, Michel Butor, l’a « toujours lu comme un grand écrivain, à leur égal. Son entreprise romanesque est de la même envergure. »
L’île
Ici Michel Butor met en avant un thème essentiel chez Jules Verne et parle de son écriture : « La figure dominante de l'œuvre devient l'île, avec le personnage de Robinson, sur lequel Jules Verne propose d'innombrables variations. Mais, moi, ce qui m'a particulièrement frappé, ce sont les passages descriptifs, privilégiant des endroits ou des moments exceptionnels. Les lieux essentiels – les pôles, le centre de la Terre –, et d'autres encore qui peuvent avoir des propriétés comparables : des points de vue sur la totalité du réel. Des sites qui permettent la révélation du monde. Par exemple le Nautilus, à partir duquel l'univers marin se dévoile. En relisant Verne avec un œil d'adulte, j'ai été saisi par la qualité littéraire de sa langue, même si c'est un écrivain très inégal. ».
→ Je suis entièrement d’accord avec ce que dit Butor sur la qualité littéraire de la langue de Jules Verne, plus dubitative (mais c’est à moi que j’attribue les raisons de ce doute, à un manque de perspicacité dans l’analyse ou plus simplement le ressenti) sur le côté inégal de cette écriture. C’est en tous cas une écriture qui a une puissante fonction apaisante sur moi. Précieuse en ces temps difficiles et pas seulement pour l’évasion qu’elle permet, loin d’un quotidien borné et très gris.
Une piste de lecture
J’aime bien que l’on me donne des pistes de lecture dans Jules Verne et j’ai suivi avec beaucoup de bienfait celles que m’avait ouvertes Ivar Ch'Vavar. En voici une que me propose Michel Butor : « j'ai fait un cours sur le Testament d'un excentrique, roman assez peu connu et admirablement structuré. Un milliardaire, passionné du jeu de l'oie, rédige son testament en invitant des jeunes gens tirés au hasard à jouer à ce jeu, où les États américains représentent chacun une case. Les cases symboliques du jeu de l'oie traditionnel servent de grille pour lire l'histoire politique des Etats-Unis. À cela, s'ajoute le choix des personnages qui s'identifient par leurs défauts principaux aux sept péchés capitaux et sont associés aux sept couleurs de l'arc-en-ciel. Ce système permet à Jules Verne de nous promener à travers tous les Etats-Unis. Il utilise le hasard à l'intérieur de la construction romanesque elle-même. On rejoint-là plutôt Perec que Dumas ! »
→ mais il me faudrait d’abord terminer deux lectures suspendues et je me sens soudain comme en faute vis-à-vis de leurs héros, comme si je les avais abandonnés dans des situations inconfortables. Cela m'est un peu indifférent pour le Capitaine Hatteras qui ne m’est pas très sympathique, beaucoup moins pour les malheureux enfants du Capitaine Grant, coincés par moi en plein bush australien. Au secours me disent-ils. Allons-y me dis-je.
Question et réponse, importantes
La question de René de Ceccatty : « Votre propre entreprise littéraire n'est-elle pas à sa manière une description du monde ? »
La réponse de Michel Butor : « Oui, ce que j'ai écrit se rapproche de Jules Verne dans ce sens-là. Je m'en rends compte seulement maintenant. Mon dernier roman, Degrés, part de la description d'une heure de classe d'histoire et de géographie. Dans ce roman, tout le système de l'enseignement apparaît peu à peu. Tout le programme scolaire est convoqué. C'est le lieu même où Jules Verne voulait être lu. Mon propos de description de la réalité à partir de l'enseignement et de critique de l'enseignement par lui-même est finalement proche de l'entreprise des Voyages extraordinaires. Ensuite, dans mes livres de voyage, j'ai voulu tendre sur la réalité un filet, afin de mieux la comprendre, de la voir, alors que nous sommes perdus en elle. L'ensemble du Génie du lieu a quelque chose en commun avec les Voyages extraordinaires. »
→ Lire Butor et Verne, encore et encore.
Une œuvre est un site, comme un paysage
« Une œuvre littéraire ou picturale fait partie du monde. La réalité, ce n'est pas seulement la nature, ou ce qu'on appelle la société et l'économie. La réalité, c'est aussi la littérature, la peinture : cela fait partie du monde dans lequel nous apparaissons. Et donc une œuvre est un site, comme un paysage. (...) Pour moi, certaines œuvres sont des sites privilégiés, qui me permettent de mieux voir et comprendre où je suis dans cette espèce de dérive où nous sommes tous emportés. Tout comme Rimbaud, Balzac et Flaubert, Verne est un des sites qui nous permettent de comprendre où nous sommes. »
Cela se connait
Ça se connait ! : Une expression employée par une amie originaire de Savoie, une amie disparue depuis longtemps mais qui reste très présente.
Ce qui se connait ici, c’est une vraie grande interprétation. J’écoutais sans y prêter vraiment attention des sonates de Haydn, jouées par des pianistes respectables mais secondaires. Quand soudain tout change, mon oreille est fortement attirée et je constate que c’est désormais Sviatoslav Richter qui a pris la main !!! Tout s’explique.
C’est par son interprétation de sonates de Haydn que j’ai un jour compris l’importance d’un silence musical et à quel point il peut être dense.
Des pierres graphiques
Mes balades matinales, entamées sur fond de déréliction, puis petit à petit teintées d’enthousiasme pour tout ce qu’il y a à explorer, à découvrir, en lien profond avec ce que l’on sent, ce que l’on est, me conduisent vers le site des éditions Fage. Pourquoi ? Parce qu’y travaille un écrivain dont l’œuvre me parle profondément, Philippe Grand. Or ces éditions publient un livre autour des « pierres graphiques ». Je ne connaissais pas ce terme pour désigner ces pierres qui recèlent des mondes, mais en grande ramasseuse de cailloux, je comprends tout de suite de quoi il s’agit, même si mes cailloux sont bien moins spectaculaires que ces pierres collectionnées par Roger Caillois ou le minéralogiste Claude Boullé. Ce sont les pierres de ces deux collectionneurs qui sont ici traversées par la lumière du photographe Raphaël Salzedo. « Raphaël Salzedo a choisi très vite de s’égarer aux marges de ce que d’autres définissaient comme essentiel. De traquer, dans l’impermanence du monde, des signes, des mouvements. De peindre à sa manière, photographique, la complexité des choses, celle qui ne se satisfait pas du temps fléché ou de l’explication rationnelle. Un jour, il retrouva au cœur de Paris les paysages d’immensité dont il avait jusqu’alors figé des détails ou instants dans ses photographies et qui avaient – et ont toujours – sa prédilection. Son regard venait de traverser la vitrine de la galerie Claude Boullé, et de cette expérience paradoxale allait naître une longue fascination pour les pierres, pour les ‘tableaux’ inscrits en elles par les longs processus géologiques, pour cette ‘écriture des pierres’ si bien dite par Roger Caillois et dont les exemples collectionnés par le galeriste-minéralogiste Claude Boullé lui dévoilaient la magnificence. Calcaires de Toscane, agates, septarias, onyx, grès de l’Utah, jaspes de l’Aveyron... : désormais, avec le seul concours de la lumière, Raphaël Salzedo ferait parler les silencieux motifs colorés portés au jour par la scie du tailleur, il offrirait sans trucage d’aucune sorte au lecteur-spectateur d’exercer sur les failles, fissures, éclats, dendrites, cristaux enfouis au cœur des minéraux sa liberté d’imaginer, ou, plus largement et plus simplement, sa faculté ou puissance d’admirer. »
→ que de fois j’ai rêvé de ce travail de la scie qui vient ouvrir certains minéraux d’aspect banal ou ingrat et mettre au jour de ces paysages imaginaires.
Est-on si loin de Jules Verne, évoqué il y a un instant et qui était féru de minéralogie ?
Un minéralogiste
Envie de serrer ici ce beau portrait du minéralogiste Claude Boullé (mon adolescence fut bercée quant à elle du nom de Michel Cachoux, dont nous avons même retrouvé une carte dans l’appartement de nos parents récemment, mon père s’étant lui aussi intéressé à ces fameuses pierres). Je pense aussi à une très belle boutique à Freudenstadt en Allemagne qui regorge de merveilles minéralogiques, pierres graphiques et fossiles !
« Claude Boullé est un minéralogiste français né à Paris en 1934. Ses études de minéralogie et de pétrographie le conduisent à rechercher dès sa jeunesse des gisements en France comme à l’étranger. Toutefois, inspiré par son goût pour la poésie, il se désintéresse tôt de la minéralogie classique pour se tourner vers les pierres graphiques, dont il va devenir un des rares spécialistes. Les ‘pierres à masures’ décrites par Pline le Jeune (Ier siècle) et Ulisse Aldrovandi (XVIe siècle) puis incluses dans les cabinets italiens des Médicis le fascinent. Aussi part-il dans la région de Florence en quête de terrains retournés ou d’éboulis susceptibles de receler des blocs de ce calcaire marneux réputé : la pietra paesina ou ‘marbre de Toscane’. Le principal gisement étant fermé, il recherche et découvre d’autres sites, pour la plupart peu accessibles, où se fournir en pierres brutes. Car bien qu’essentiel, ce temps de collecte n’est que le premier du long processus artisanal de découpe, polissage et lustrage à l’issue duquel la singularité graphique de chaque pierre est révélée. Les paysages celés au cœur du minéral et libérés par le geste maîtrisé de l’artisan éveillent la passion comme de véritables objets d’art naturels. Pour ne citer qu’eux, les écrivains Roger Caillois et André Breton en font collection (quelques-unes de ces pierres-paysages seront présentées lors des ventes à l’Hôtel Drouot de leurs collections respectives en 1993 et en 2003). Bientôt, Claude Boullé ouvre sa propre galerie au 28 rue Jacob, à Paris. Il y reçoit un public éclectique et fasciné, des écrivains (Yves Bonnefoy, Jurgis Baltrušaitis, Kenneth White), des peintres (Raoul Ubac) mais aussi, bien sûr, beaucoup d’amateurs anonymes. » (Source de ces textes)
L’oreille lectrice
Extrait du livre de Philippe Beck, le traité des sirènes, cette citation, surtout pour la belle idée de l’oreille lectrice. Comment on lit avec ses oreilles, qu’entend-on en vérité quand on lit, à quoi est-on sensible ?
« Dans le mot Sirène, l'oreille lectrice cherche sourdement à comprendre qu'une chorale de femmes abstraites claironne subtilement la loi d'un murmure sans fond, l'énigme du chant qui hante le silence où la pensée affronte sa matière nue. »
Je relève aussi cette autre citation : « Le nom est la chance intense de voir apparaître. Faire voir ce qui est déjà là dans la grisaille de l'oubli, nettoyer les portes bigarrées de la perception, c'est une tâche de l'enfant vrai en chacun, l'occasion de se tendre exactement, qu'il est tenté de saisir, en respirant, au risque de mal dire le prix du manège des noms côte à côte, de la lumière et de l'apparaître, où rien ne commence, où tout est commencé et recommencé diversement »
Et enfin, la notion de citations-cigale dans le texte de présentation de l’éditeur : « magnifiques citations-cigales de Jean-Paul Richter, de Nietzsche, de John Donne... — un peu comme dans les symphonies de Mahler où surgissent des échos de Beethoven de Schubert ou de Chants populaires (...) »
→ oreille lectrice et citation-cigale, deux belles trouvailles. Comme deux cailloux ramassés.
La forme, le fatras
Cette citation dans le dernier épisode du formidable feuilleton critique de Pierre Vinclair autour du livre Autoportrait dans un miroir convexe de John Ashbery ; « C’est entre ces deux proclamations de l’importance de la forme que se déploie le livre tout entier. Mais il faut lever l’ambiguïté : la ‘forme’ ne doit pas ici être entendue au sens classique de la reproduction de caractéristiques identifiables (rondeau, sonnet, etc.) : le poème n’est toujours pas une œuvre au sens de Valéry. Comme l’écrit d’ailleurs Antoine Cazé, ‘l’accumulation baroque du fatras [chez Ashbery], pour garder toute sa portée critique, ne doit pas se retrouver maîtrisée, muselée, dans une forme qui serait expressément reconnaissable comme le lieu esthétique du poétique.’ La forme dont il est question ici est bien plutôt le fatras lui-même, l’espace génériquement inassignable de co-présence des éléments seulement tenus par la colle de l’association des idées. Mais le fatras comme ‘formal affair’, c’est-à-dire : une cérémonie. Ce que le poème offre à son lecteur, ce n’est pas une fête de l’esprit, telle qu’elle s’incarne dans une œuvre bien ficelée (quoiqu’on pourrait la peaufiner indéfiniment) : c’est un rite, d’une fragilité extrême, se présentant sous la forme d’un mille-feuilles de vers aux relations ambiguës, toujours en jeu. Lorsque la colle minimale de l’association des idées n’opère plus (c’est de là dont nous étions partis), ‘chaque partie du tout se détache’ (p. 104), le poème part en lambeau. Tant qu’elle tient, il peut espérer offrir à son lecteur son maigre effort, toujours recommencé, toujours à recommencer — celui de faire sens, faire enfin sens. Comme si nous n’étions qu’au tout début du monde et que rien n’avait été dit, et qu’allait s’essayer la première parole, celle qui ne peut compter sur rien qui la précédât : aucune rhétorique, aucune logique pré-établies. Le voilà : il s’avance. »
Flacons de sels
découvrir le bach d’angela hewitt – réussir à marcher une heure d’affilée sur la terrasse à raison de onze pas dans un sens et onze pas dans l’autre soit 7500 pas en tout – découvrir que la marche permet de secréter des ostéocytes importants dans le processus de renouvellement du tissu osseux – ces couchants d’automne explosion d’orange de rouge de mauve – voir une petite fille très aimée collecter et me présenter toute fière une superbe pile de livres de roald dahl – aimer sa passion de la lecture et se demander en riant sous cape d’où ça peut bien venir – revoir des photos de ceux avec qui on a travaillé pendant des années et même si ceux de la photo sont tous morts aujourd’hui – laisser le fragment rayonner sans recours – découvrir une courte séquence sur les aptonymes et contre-aptonymes dans le livre de jacques barbaut, c’est du propre, petit traité d’onomastique amusante – rêver de faire une collection d’aptonymes alors que souvent je m’amuse du rapprochement entre le nom de la personne et ce qu’elle fait dans la vie.
De la répétition
Et s’il fallait surtout éviter de réécouter, réentendre pour ne pas casser le bonheur de l’écoute surprise. Que je joies ces derniers temps à entendre soudain, à la radio, une musique connue ou inconnue mais que je n’ai pas programmée moi-même, qui me surprend, que je découvre à neuf même si je la connais par cœur. Accepter aussi que, comme pour la lecture, ma vraie capacité de réception intense est brève, quelques pages de musique, une dizaine de minutes maximum, puis l’intensité d’écoute, la plupart du temps baisse. J’ai pourtant en tête l’expérience d’un ou deux concerts, parmi des dizaines, où j’ai totalement perdu conscience de toute autre chose que la musique. Expérience rarissime mais inoubliable.
Et s’il fallait donc casser le réflexe d’engranger, de répéter. Que de choses, de textes, d’œuvres musicales, j’ai stockés dans ma vie ! Que de cassettes aujourd’hui bonnes pour la corbeille, de CD gravés à partir de ceux de la bibliothèque, ces milliers de podcasts qui traînent un peu partout. Il faut dire que j’ai commencé ma vie à une période où la reproductibilité technique était encore balbutiante. J’ai vu naître la K7 et le CD et ils sont déjà morts, vie bien plus courte que la mienne. Tous ces jeunes neveux à qui je propose de choisir parmi les très nombreux CD de musique classique de leur grand-père et qui me disent qu'ils n’ont plus aucun appareil pour les lire. Alors oui, aujourd’hui, le streaming (un mot français pour ça ? ‘Lors du dernier rassemblement de la commission générale de terminologie et de néologie, celle-ci a décidé de remplacer le mot streaming par le mot "flux" afin de diminuer le nombre de mots anglophones dans notre chère langue française.’) Mais si je dis le flux qui va comprendre que je parle des plateformes musicales ? Alors oui, fascination et vertige et jouissance devant cette discothèque presqu’infinie, où il y a même un peu (je dis bien un peu) de musique contemporaine. Alors pourquoi stocker, dans la peur toujours du manque ou la pulsion de répétition. Idem pour les émissions aimées, les voix que l’on voudrait garder. Tout est ou sera accessible « d’un simple clic » comme dit Poezibao. Et tout ça via un appareil minuscule alors que les lieux de vie sont envahis par les livres & les disques (plus de 1000 LP, sans doute 2500 CD et je ne parle pas des chers envahisseurs, alias les livres !).
La surprise on peut aussi se la ménager en partie comme je viens de le découvrir. Tout simplement en constituant des playlists. Et en en programmant l’écoute en mode aléatoire.
Expérience de lecture
Très étonnante expérience de lecture que celle du livre d’Eric Villeneuve, Aventures dans l’île de Juillet. Le livre a tout d’un labyrinthe et l’auteur s’ingénie à perdre le lecteur, à se perdre lui-même sans aucun doute, jouant de tous les registres, mais aussi de très nombreux codes de la littérature d’aventure (il aime Jules Verne !). On s’imagine avoir saisi un fil et patatras, à la tourne, tout est remis en question, on ne sait plus où on est et on finit même par ne plus savoir qui on est en tant que lecteur tentant de suivre les aventures d’un sujet-caméléon, qui ne cesse de changer d’identité, de lieu, de peau, d’histoire. Si on accepte d’entre dans ce jeu, c’est fascinant, déstabilisant à souhait (cette déstabilisation pourrait bien entrer dans les flacons de sels !). On entend quelques échos, mais à peine, vite laissés là comme cette belle page
(Jamais d’une seule traite)
Tôt ou tard la marche s’interrompait... ///
Beige décoloré du sable, sous l’eau.
Gris-brun de l’algue, au-delà.
Vert pâle des lézardes, dans le champ d’algues.
Bleu outremer des confins
qui pour moi a appelé irrésistiblement le souvenir de Le Clézio dont l’œuvre, je le sais, a beaucoup compté, compte sans doute encore beaucoup pour Eric Villeneuve. Son livre, Le Morticien, « est une thèse de doctorat écrite sous forme de roman et consacrée – si l’on veut bien admettre qu’il est possible, un temps, de substituer au discours critique un énoncé purement métaphorique – à Kafka, Guyotat et Le Clézio. » (source)
« Chaque fois on improvise, chaque fois la parole se libère, les cloisons disparaissent et tout recommence ». (Du jour au lendemain du 3 février 2012)
Dans la foulée de l’écriture de ces notes j’ai écouté cette émission de 2012, époque bénie où l’émission d’Alain Veinstein existait encore, seul lieu où l’on parlait des livres qui m’importent. Eric Villeneuve y développe une belle métaphore, celle d’une maison vide, dans laquelle on entre dans l’attente de quelqu’un. Ce serait un livre qui lentement se construit, pour lui très lentement, quatre livres en trente ans, des années depuis le début, en ce moment de 2012 où il est reçu par Veinstein. En fait Aventures dans l’île de Juillet est composé d’une multitude de séquences qui ont chacune attendu leur heure. Et Eric Villeneuve d’expliquer que très souvent il a dû attendre très longtemps que quelque chose se fasse pour ces séquences... mais que quand il n’écrit pas pour le livre en projet, il ne cesse pas pour autant d’écrire, et qu’il écrit des dizaines, voire des centaines de début de roman, parce que c’est ce qu’il préfère, où il se sent vraiment libre. Il a l’amour des commencements, ce moment de la plus grande joie, du jaillissement.
Le stylo
A un moment du livre, je l’avais noté, le narrateur parle de son stylo, lequel est aussi évoqué dans l’entretien. Un Pelikan Kuala Lumpur, édition limitée à l’occasion des Olympiades du Commonwealth et offert par son père.
Cette séquence sur l’écriture :
« Pour écrire, j'ai pris ce que j'ai trouvé (dans la cuisine).
Un stylo bille au corps transparent et un bloc de feuilles à carreaux, pour listes de commissions.
(dix-septième jour)
La bille roule tandis que la plume glisse : en principe, je préfère écrire à la plume (glisser), et que les mots restent humides un temps sur le papier...
(dix-huitième jour)
C'est comme le souvenir d'une autre vie...
Quand je choisissais mon instrument d'écriture et mon papier. Je possédais même des stylos plume perfectionnés affublés de noms propres. Maintenant, j'écrirais presque en oubliant avec quoi.
(dix-neuvième jour)
(...)
Quand je prends le stylo, avant d'aller dormir, je connais déjà le texte à écrire. Les phrases sont en place dans ma tête, exactement comme l'est, au fond de moi, le goutte-à-goutte régulateur. Il n'y aura pas de vaine agitation au fur et à mesure que les mots apparaîtront sur la page, pas d'élan pris, pas d'ajouts. »
Aventures dans l’île de juillet
Tout est rompu soudain de ce qui ressemblait à un récit de voyages, puis avait glissé sur un roman d’aventures, peut-être. Voici une longue séquence, qui ira jusqu’au terme du livre, qui se transforme en journal. Le narrateur semble avoir subi un traumatisme très grave, un accident. Il est privé de parole, se retrouve dans un appartement inconnu où il est secouru par un jeune homme nommé Golo. Il remonte petit à petit en s’accrochant au début à ce qu’il appelle le goutte à goutte : « il apparait ici comme façonné, tracé à la main : le goutte-à-goutte, le petit bruit de ma voix. » (p. 134)
Cette belle remarque, à méditer : « ici toutes les questions ne font pas de moi leur obligé. » (p. 140)
Le choix
Double occurrence de la question du choix, qu’on pourrait aussi appeler question de la destinée, dans le livre et dans l’entretien avec Veinstein. Cela d’abord dans le livre ! « Et là, maintenant, je vais consacrer toute la journée du 20 à parler de nos choix : comment ils s'opèrent malgré nous, parfois... Hypothèse selon laquelle, donc, un choix ne résulterait pas forcément d'une décision... Mais de quoi, alors ? Eh bien, je le crois, d'une situation particulière : une situation arrivée à son terme et qui a bénéficié d'un mûrissement favorable. Oui, un choix c'est cela : un ensemble de facteurs qui opèrent à votre insu une transformation nécessaire.
À quoi reconnaît-on un choix de cette nature, sinon au fait qu'on le subit ? Il suffit d'observer, en vérité. Dans la situation nouvellement créée, il y a beaucoup de points de convergence avec nos attentes de fond, nos besoins et nos désirs lancinants. En apparence, on est arrivé là par accident, mais, à y regarder de plus près, bien des choses ici nous correspondent... ».
Et dans l’entretien, Villeneuve explique que selon lui, on vit avec une vie déjà vécue et qui s’éclaire peu à peu, qui révèle peu à peu comment elle est configurée.
→ On pourrait dire au fond que nos choix nous accomplissent, accomplissent une part de nous que nous ne connaissons peut-être pas mais qui est fondamentalement nous.
De l’écriture
« J'ai confiance. C'est l'habitude de voir mon existence ramenée à rien ou presque, chaque soir, dans mon journal, et de trouver néanmoins, à cette occasion, une forme de contentement : l'écriture néglige tout ce que nous avons en tête, elle se soucie peu de nos projets, de nos ambitions — et pourtant, à sa manière, par sa dynamique propre, elle nous rapproche de notre meilleure part. (...) l'écriture semble capable de cheminer par elle-même... Je parle, bien entendu, du genre d'écriture que je connais, celle qui œuvre en nous par défaut : le goutte-à-goutte salvateur. Bien orientée, elle ne peut que trouver son destinataire, le moment venu. » (p. 175)
Proust et édition
Cela que je ne savais pas, les innombrables changements entre les différentes éditions de Proust, changements dont se plaint Hélène Cixous : « Ce qui est affreusement gênant avec Proust, c’est que d’une édition à l’autre, cela change tellement que chaque fois qu’on commente et qu’on se croit très fin, on est en danger parce que l’édition suivante peut tout à fait vous déstabiliser. » (p. 195)
Paul Celan, Hélène Cixous
Une nouvelle séance du séminaire d’Hélène Cixous s’ouvre le 26 janvier 2002. Sur une référence à Paul Celan (dont on a fêté ce 23 novembre 2020 le centième anniversaire de la naissance). « Quelques mots que j’ai prélevés comme indicatif dans la Lettre de Paul Celan à Hans Bender : « Nur wahre Hände schreiben wahre Gedichte » : « Seules des mains vraies [ou de vraies mains] écrivent de vrais poèmes. » Cela peut apparaître comme une affirmation idéaliste, mais c’est traité de manière extrêmement concrète. » Je cite tout le passage suivant avec les commentaires en aparté d’H.C. « Paul Celan à H. Bebder : ‘Mais – permettez-moi ce raccourci de choses pensées et apprises d’expérience – le métier est, comme la propreté [Sauberkeit] en général, une condition requise pour toute production d’écrivain. (...) Le métier [Handwerk], c’est l’affaire des mains [das ist Sache der Hände]. Et ces mains, à leur tour, n’appartiennent qu’à un homme [la traduction française dit ‘homme’, ce qui peut nous faire déraper vers la question de la différence sexuelle, mais en allemand, Mensch, c’est ‘être humain’, ce n’est pas sexué], c’est-à-dire une âme unique et mortelle, qui avec voix et sans voix cherche un chemin. [Je vous lis la phrase en allemand parce qu’elle joue phoniquement : ‘Und diese Hände wiederum gehören nur einem Menschen, d.h. einem einmaligen und sterblichen Seelenwesen [être d’âme, et non pas âme, comme l’a traduit Launay], das mit seiner Stimme und seiner Stummheit einen Weg sucht » – qui avec sa voix et son mutisme cherche un chemin.] Seules des mains vraies écrivent de vrais poèmes. Je ne vois pas de différence de principe entre une poignée de main et un poème. Et qu’on ne vienne pas nous parler de ‘poïeïn’ et de ce qui s’ensuit. Ce mot, avec tout ce qui s’y rattache de proche et de lointain, signifiait quand même autre chose que ce qu’on lui fait dire dans le contexte actuel’. » (p. 205-206).
Des lettres
tout ce séminaire d’H.C. (Lettres de fuite) tourne autour de la lettre, sous toutes ses formes, et dans ces mois de fin 2001 et début 2002, autour de toutes les lettres contenues dans Albertine Disparue. C’est aussi prétexte à des méditations sur ce qu’est une lettre, le timbre, la poste, etc. Avec citations de Derrida à l’appui : « Dans La Carte postale, vous verrez Derrida innombrablement mettre une lettre dans une boîte – il y a même des photos, en rapport avec des boîtes aux lettres qui n’existent pas chez nous et qui sont faites pour lui, des colonnes, des piliers, dans la bouche desquelles il va introduire, de sa ‘propre main’, le message. On pourrait faire un film sur les boîtes aux lettres – et même sur le thème de la boîte, ce que signifie de mettre en boîte. Toute l’immensité mythologique de la poste prend le relais – regardez La Carte postale et tous les textes de Derrida qui traitent de cela. » (p. 202)
Ce qui m’est resté
Autre citation poignante de Celan donnée par Cixous, avec commentaire, dans son séminaire, une citation dont le message est clair aussi pour aujourd’hui ; « Nous vivons sous de sombres cieux, et – il y a peu d’hommes [d’êtres humains]. C’est sans doute aussi pourquoi il y a si peu de poèmes. Les espérances que j’ai encore ne sont pas grandes ; j’essaie de garder ce qui m’est resté [Verbliebene, en allemand, c’est un seul mot : j’essaie de garder le resté, mon resté] ».
Philippe Grand
Philippe Grand m’écrit une belle lettre hier et cela a comme toujours le bon effet de me relancer vers ses textes ? Je reprends celui qu’il a publié sur son site et relève :
« Telle phrase sur laquelle je tombe par hasard me parle, au point que je la
recopie, mais je ressens qu’elle aurait pu plus me plaire encore.
Je cherche alors en quel endroit je pourrais la modifier à cette fin, quels
changements je pourrais lui apporter afin de la comprendre mieux encore.
Pourquoi réécrire la phrase d’un autre (et donner le background réflexif de
cette réécriture) plutôt qu’en écrire une sienne ?
Pour ne pas masquer l’origine de cette dernière si je l’avais écrite, mais
comme de fait elle l’est maintenant, pour marquer que sans l’occasion d’en
avoir lu une mouture à mes yeux perfectible elle n’aurait jamais été.
Combien de nos phrases sont des réécritures non signalées ?
Dans le disparate de ma <production>, la phrase « C’est en parlant avec les
autres que j’ai appris à penser » aurait pu passer sans qu’on soupçonne
l’existence de quelque phrase-source dont elle serait une sorte de traduction.
Mais cette phrase à laquelle j’adhère pleinement, je ne l’aurais certainement
pas écrite si je n’avais pas rencontré précisément telle phrase-source,
remarquable mais à la fois aussi insatisfaisante que si l’auteur ne s’était
lui-même pas compris en l’écrivant. Tout s’est passé comme si j’avais eu,
après l’avoir lue et comprise, à la corriger pour la comprendre mieux
– lui donner un auteur se comprenant en elle, qu’importe celui-là »
Jamais seul
Martin Rueff donne un très beau texte à la revue Catastrophes de Pierre Vinclair. Il y parle de la question du savoir et du poème, il y parle de l’amitié et quelle quantité de savoir le poème peut tolérer.
Sur le premier point, l’amitié, je relève : « Mascolo écrit à Deleuze [en citant] Hölderlin dans une lettre de septembre 1988 : ‘la vie de l’esprit entre amis, la pensée qui se forme dans l’échange de parole, par écrit ou de vive voix, sont nécessaires à ceux qui se cherchent. Hors cela, nous sommes par nous-mêmes hors pensée.’ (...) C’est la bonne vieille leçon de Socrate. Elle ne vaut pas seulement pour la pensée mais bien pour la poésie. Le lien amitié poésie. Cela n’a rien à voir avec la gentillesse (ah l’incroyable antienne : ‘u es trop gentil’) car l’amitié, c’est l’intransigeance dans le respect. Ce que j’ai appris à partager avec les poètes que j’aime trop pour les nommer ici c’est l’amour de la poésie qui se méfie d’elle-même. »
Et puis cela aussi sur l’érudition, le savoir, leur compatibilité ou non avec le poème : « ma passion des savoirs, ma hantise de l’ignorance qui est partout bien sûr et dominante quand elle s’ignore. Est-il un lieu pour un tel aveu : l’ignorance me bouleverse, l’ignorante consciente d’elle-même me transit quand elle rend muet (souvenirs d’enfance, de copains pétrifiés, d’enfants qui pleurent parce qu’ils n’y arriveront pas jamais jamais jamais), et me passionne et m’égaie quand elle est l’aliment d’une expression. Je ne sais pas si je suis un poète érudit (et à dire la vérité, je ne le crois pas du tout) ; je ne sais pas si je désire l’être ou si je redoute d’apparaître tel ; je sais pourtant une chose. L’étymologie d’érudit est magnifique – ‘eruditio’ vient de e-rudio : dégrossir, déblayer, lequel vient à son tour de rudus – gravois, plâtras, décombres, déblais. L’érudit c’est le déblayeur, celui qui dégrossit ce qui est toujours mal dégrossi. Je pense à Celan – ‘dégage-toi’. Allège-toi. Il faut se désencombrer. »
Faire chanter les archives
Bel article de Guillaume Condello dans la revue Catastrophes encore sur le thème de l’utilisation poétique des archives. Je ne suis pas complètement ou seulement dans l’utilisation des archives dans mes projets, notamment autour du Voyage d’hiver ou de Jules Verne, mais ces mots m’importent : « Comment faire chanter les archives ? Dans les traces infimes qui sont laissées par le passage de l’histoire, se joue la possibilité de recueillir ce qui n’a pas été, dans un premier temps, considéré digne de mémoire, ce que l’Histoire, écrite par la voix forte des vainqueurs, n’a pas retenu. L’archive, c’est ce qui est en attente de son chant, de la voix qui pourra lui rendre la sienne, les siennes. Car c’est un exercice de polyphonie que de faire chanter les archives. Rukeyser, Reznikoff, Sebald, Pic, etc. mettent en scène les grands comme les petits, les bourreaux aussi bien que les victimes, toutes les voix qui veulent s’élever, étouffées sous la couche de poussière du temps, pour retrouver leur voix. Le poème est là pour amplifier ces voix, celles des morts, les accueillir dans la sienne pour les faire enfin retentir : le chant des archives, c’est une polyphonie des morts, dans un mégaphone. »
Cela encore, qui me fait penser à mon P’tit Bonhomme vernien, à la famine en Irlande, etc. : « Le chant est celui des choses mêmes. La langue du poème doit pouvoir laisser entendre ce qui dans les archives était en recherche de sa propre expression. C’est à la fois un exercice de polyphonie et de possession : ce n’est plus le poète ou la poète qui parle, mais les voix disparues – ou qui n’ont jamais été entendues »
Du 17 au 29 novembre 2020