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Écrit à la main
ai écrit à la main, sur la petite table, près de la fenêtre.
ai écouté « Le Bon plaisir de Peter Handke » (1989)
ai lu dans un vieil article du Monde : « Colette Fellous a voulu ce 'Bon Plaisir' comme un voyage avec l'écrivain, une suite de petits films, fondus enchainés par la guimbarde, le vent, les langues (on y évoque la richesse du vocabulaire slovène). Ulysse des cafés, navigant de juke-boxes en baby-foot, on suit Handke dans son monde intérieur. »
ai noté « tous les dix ans, il faut se débarrasser de ses opinions sur soi-même »
ai écrit à la main, sur la petite table, près de la fenêtre
ne sais pas si je recopierai ici, tout, partie ou rien
Als das Kind kind war
Als das Kind
La chanson de l’enfance dans les Ailes du désir de Handke/Wenders
Lied vom Kindsein – Peter Handke
Als das Kind Kind war,
ging es mit hängenden Armen,
wollte der Bach sei ein Fluß,
der Fluß sei ein Strom,
und diese Pfütze das Meer.
Als das Kind Kind war,
wußte es nicht, daß es Kind war,
alles war ihm beseelt,
und alle Seelen waren eins.
Lorsque l’enfant était enfant,
Il ne savait pas qu’il était enfant.
Tout pour lui avait une âme
et toutes les âmes n’en faisaient qu’ une.
Le texte entier du poème et sa traduction sont ici, les grandes sources pour Handke sont Le Saute-Rhin et bien sûr Œuvres ouvertes de Laurent Margantin
« Suivre Peter Handke, c'est partir et se dépouiller de toute certitude, mais aussi revenir à l'essentiel, à la conviction que l'écriture - récit, roman, essai, journal intime... - révèle à son auteur et à son lecteur un sens de l'existence et du monde. »
flacons de sel
le seul fait de chercher, trouver, vivre des sels de la vie en ce temps catastrophique – la lumière admirable de ce jour d’automne, veille de le fête dite de tous les saints et avant-veille de la fête dite des morts – écouter un court commentaire de l’histoire d’agar – passer plusieurs heures avec peter handke dans le karst et à trieste – penser à trieste – apprendre à ne pas insister, développer, argumenter, justifier –
Karst, Handke
Une bonne partie de l’émission « Le Bon plaisir de Peter Handke » (1989) se déroule dans le Karst. C’est une région qui se trouve à la frontière de l’Italie et de la Slovénie (merveilleux de voir comment en une seule émission, pas du tout faite pour cela, on peut prendre contact avec une région, simplement au travers des bruitages, de la langue entendue et des mots de ceux qui ici, parlent, se rencontrent, racontent. « Le karst est une structure géomorphologique résultant de l'érosion hydrochimique et hydraulique de toutes roches solubles, principalement de roches carbonatées dont essentiellement des calcaires. (...) Par ailleurs, des morphologies analogues à celles résultant des processus karstiques (...) se rencontrent dans certaines zones glaciaires : inlandsis, glaciers... Les karsts présentent pour la plupart un paysage tourmenté, un réseau hydrographique essentiellement souterrain (rivières souterraines) et un sous-sol creusé de nombreuses cavités : reliefs ruiniformes, pertes et résurgences de cours d'eau, grottes et gouffres. Selon les régions du monde, les structures karstiques portent des noms spécifiques ; ainsi, sur les marges sud et ouest du Massif central, les plateaux karstiques sont dénommés ‘causses’. » Handke emploie lui à deux ou trois reprises le terme de doline.
→ J’ai écrit il y a peu que le Flotoir était mon livre de lecture, c’est aussi ma petite encyclopédie personnelle. Peter Handke raconte qu’un jour il a compris qu’il lui fallait étudier assez sérieusement la géologie. Sans doute était-il marqué par ce paysage dont ses ancêtres sont originaires.
Le terme ‘karst’ est originaire de la région éponyme du Carso ou Kras, haut-plateau calcaire situé entre l'Italie, la Slovénie et la Croatie, dont la géomorphologie est très représentative de la ‘typologie karstique’. ‘Kras’ fut germanisé en ‘Karst’ à l'époque où le duché de Carniole, appartenant aujourd'hui à la Slovénie, faisait partie de l'Autriche-Hongrie.
J’ai appris aussi dans cette émission l’existence du poète slovène Srečko Kosovel
Et c’est dans cette région, à Duino, que séjourna Rilke et qu’il y écrivit entre 1912 et 1922, les célèbres Élégies de Duino. Il était l’invité de la princesse Marie de Thurn und Taxis à qui le château appartenait alors. Le château appartient toujours à sa famille, dont le nom a été italianisé en della Torre e Tasso et qui porte le titre de Duc de Castel-Duino. (Les différentes informations ici reprises viennent toutes de Wikipedia).
→ en ces temps de réclusion, il est bon d’improviser non pas un Voyage autour de sa chambre, mais un Voyage derrière son écran. N’étais-je pas hier et ce matin dans le Karst, avec Peter Handke.
Evgen Bavcar
Découvert dans l’émission de Colette Fellous, ce « Bon plaisir de Peter Handke », de 1989. Il est slovène, il a perdu la vue dans son enfance. Des amis lui enregistrent les livres, notamment ceux de Handke. En allemand. On l’entend manipuler son magnétophone à cassettes, on entend la belle voix de femme qui lit le texte de Peter Handke, je crois qu’il s’agit de Le recommencement. Even Bavcar bien qu’aveugle est photographe. Sa voix, si belle, avec son accent en français, comme la voix de Peter Handke, si belle, avec son accent en français.
Oui « la narration, le plus spacieux de tous les véhicules ».
Evgen Bavcar est né en 1946 en Slovénie. Il devient aveugle vers l’âge de douze ans, perdant son œil gauche, puis son œil droit dans deux accidents successifs. Il commencera à pratiquer la photographie d’art quatre ans plus tard. Diplômé en philosophie, il exerce aujourd’hui au sein de l’Institut d’esthétique des arts contemporains (IEAC) d’où il a souvent l’occasion de s’exprimer sur le statut de l’image. Il raconte que ces fameux paysage du Karst, que Handke décrit si bien, il les a vus enfant et qu’il les retrouve dans les livres de son ami.
Très beaux moments sur la langue slovène.
Tous les mystères de la lettre
Dans son séminaire, Hélène Cixous écrit : « Pour moi, Albertine disparue est un chef-d’œuvre absolu, car il n’est qu’une sorte d’immense invention de tous les mystères de la lettre. Juste une note à propos de lettres, pour qui est proustien : est-ce qu’il y a des dates dans Albertine disparue ? C’est le livre que je pourrais appeler « Le livre des lettres » ; c’est même une seule lettre, qui fait des petites lettres, c’est un énorme utérus qui lâche lettre après lettre, et il n’y a jamais de date. On ne sait même pas la durée d’Albertine disparue : c’est peut-être un seul jour, le jour de la tragédie, mais ce n’est pas vrai, c’est plus qu’une journée, parce qu’il y a des va-et-vient, il y a d’innombrables facteurs. Le temps extérieur a totalement disparu. » (Lettres de fuite, Gallimard, 2020, p. 34)
Car : « Les lettres sont donc des phénomènes admirables, comme les émanations shakespeariennes de nos passions. Nous croyons écrire une lettre, mais c’est la lettre qui nous écrit, et ceci à l’infini. » (p. 52)
Ouvrir le texte à parenté immense
J’aime cette idée d’une démarche -c’est tellement celle d’Hélène Cixous, j’espère que c’est parfois un peu celle du Flotoir- qui « ouvre le texte à parenté immense ». Fascinant de la voir mettre en regard Proust, Kafka, Montaigne, Choderlos de Laclos et bien d’autres encore. « Le texte de Proust est parsemé de citations, tout à fait adéquates, du grand répertoire littéraire français, qui sont comme des sortes de clignotements, ou de clins d’œil, qui nous disent : attention, ici, littérature. Ces citations s’échangent entre Albertine et le narrateur – parce que le narrateur, étant un futur écrivain, est à l’école de la littérature, il a lui-même mis Albertine à l’école, et la figure du Pygmalion passe dans le texte, et Albertine s’y prend, pour se faire valoir, car c’était une époque où on se faisait valoir à la littérature, ce qui n’est plus du tout le cas maintenant. Interviennent ainsi entre eux, de manière fétichisée, des petites marchandises littéraires, que nous reconnaissons, de Racine à Mallarmé, et aussi du contemporain ; cela met en abyme la littérature, et inversement, avec quelque chose d’authentique, qui ouvre tout le texte à parenté immense, où on se dit que cela se passe aussi en littérature. » (p. 52)
L’être de fuite, lettres de fuite
Nouvelle séance dans le séminaire d’Hélène Cixous, celle du 24 novembre 2001.
« Je donne à notre séance d’aujourd’hui un intitulé que je dérive d’Albertine disparue : ‘L’être de fuite’, ou ‘Lettres de fuite’. Je suis ici dans le travail de la différance ; vous écrivez ce titre comme vous voulez, à condition de l’écrire pluriellement ; mais vous soupçonnez que c’est bien sûr un métissage de l’être et de lettre. Je vais vous donner la citation exacte, même si l’exact, chez Proust, est assez compliqué, puisqu’il y a d’innombrables versions, reprises, repentirs éditoriaux de Proust. Les éditions de Proust sont largement posthumes, et il a laissé ses manuscrits retravaillés, dans des états très compliqués, avec des notes manuscrites, des dactylographies ; avec le temps on n’a pas cessé éditorialement de remanier, de refaire la mise à jour de cet immense système de fuite. » (p. 63)
La littérature-marché
À méditer en ces temps où le tabac et le vin rouge sont considérés comme des produits de première nécessité (ils le sont bien sûr pour beaucoup) mais pas le livre (qui l’est quoiqu’on en dise pour beaucoup) : « C’est incroyable à quel point la pulsion réaliste va avec la conception de la littérature-marché ; on ne conçoit pas que la littérature soit trans-figure, transposition, fuite artistique, esthétique, ruse, avec et devant le réalisme ; je dis réalisme, je pourrais dire réalité, mais non. Ce mouvement de fuite est peut-être le mouvement de la vie même, ou le mouvement de la mort ; il est aussi le mouvement de l’art, qui est un mouvement de résistance et d’échappement à ce qu’on finit par oublier. Quand on est dans le livre, on n’y pense pas, puisqu’on est à l’abri, dans l’œuvre, dans l’art, mais je crois que l’auteur ne cesse pas de se dire que derrière la porte, il y a les marchands. Et il faut absolument résister, justement, à la clôture, à l’enfermement, au cliché, au tout-fait. » (p. 64)
C'est que Proust « maintient le cap sur l’art dans son inventivité, qu’il doit rester fuyant à tout discours susceptible de l’intercepter pour la science. »
Der Verschollene
« Quand Kafka a avancé son texte jusque vers ce qui aurait dû être un achèvement – mais ce n’est pas fini, c’est un inachevé et un inachevable –, il l’appelait Der Verschollene, le disparu ; comme quand on dit : il y a trente-cinq morts et quarante disparus, c’est un état indécidable. Der Verschollene, c’est quelqu’un qui ne donne plus signe de vie, qui est introuvable, on ne sait pas s’il n’existe plus, s’il est mort, c’est comme un bruit, et verschollen vient de verschallen, de Schall, le bruit. C’est donc celui qui a cessé de faire du bruit, mais simplement le bruit de la présence. En principe, le silence est un attribut de la mort, mais on ne sait plus rien de lui, et c’est comme si on n’entendait plus rien de lui. La question du Schall, de l’éclat sonore, est mise en scène de manière tout à fait intéressante et en même temps discrète. C’est complètement perdu en français, une fois traduit. La traduction du texte de Kafka me désespère ; Kafka souffre de quelque chose d’invraisemblable en France, c’est d’avoir été trop aimé trop vite : il a été aimé dès qu’il a commencé à écrire, par un tout jeune homme qui s’appelait Vialatte, un génie en quelque sorte, puisqu’il a vraiment découvert Kafka en train d’écrire et il s’est précipité pour le traduire. Et on est asservi à ses traductions, et c’est nul*. Joyce aussi a subi cela, mais c’est énorme en ce qui concerne Kafka. Vialatte est un personnage tout à fait émouvant, il a dû être follement amoureux à la fois de Kafka et de tous ses personnages. » (p. 68-69)
→ *faire bien attention en lisant ces mots que nous sommes en 2001. Inutile de dire que depuis cette époque la traduction de Kafka a fait d’immenses progrès, que l’on songe aux travaux de Robert Kahn ou à ceux de Laurent Margantin.
Les deux obscurités
Le séminaire de Cixous c’est aussi bien sûr un extraordinaire réservoir de citations. Et comme le Flotoir est aussi un réservoir de citations, nous aurons, le lisant, un réservoir de réservoir. Celle-ci par exemple, de Thomas Bernhard : « Pour fuir ma famille et donc mes bourreaux, je me réfugiai [le texte français a du mal avec le fuir, parce que le passé simple n’en est pas évident, mais c’est flüchtete, prendre la fuite] dans un coin de la Tour, et j’avais, sans lumière et donc sans rendre fous contre moi les moustiques, pris dans la bibliothèque un livre qui au bout de quelques phrases que j’y avais lues, s’avéra être de Montaigne, avec lequel je suis, d’une manière si intime et effectivement éclairante, parent comme avec personne d’autre. » (cité p. 70).
Il y a là « toute la symbolique de la littérature [qui] est dans la question de l’obscurité, des deux obscurités : l’obscurité environnementale, en particulier jetée par la famille, donc les bourreaux, sur l’être de fuite, qui est aussi un être à littérature, l’être à lettres ; et la lumière intime, versée par l’intimité, en provenance du texte littéraire, qui est tellement puissante que même dans le noir vous pouvez lire. Voilà ce que nous dit Thomas Bernhard : vous prenez Montaigne, et il suffit que vous soyez dans l’état de l’être de fuite pour que dans l’obscurité, premièrement, vous trouviez le texte-lumière, et qu’en plus dans l’obscurité vous puissiez lire à la lumière du texte. Voilà la magie de la littérature. » (p. 70-71)
Le fantasme américain
Autre belle digression, datée donc de 2001 mais qui résonne étrangement à la veille de la très redoutée élection américaine de novembre 2020, ce que Cixous appelle le fantasme américain et qui n’a sans doute pas vraiment perdu de sa puissance depuis, même si l’image s’est continuellement dégradée : « ce qui se passe en ce moment, c’est que la scène shakespearienne de l’univers est toujours aimantée par cette chose absolument étrange qu’est le fantasme américain. Or, on pourrait imaginer que cette force d’attraction daterait de la fin du XIXe siècle, ou de Kafka, mais ceci appartient en fait au début du XVIIIe siècle ; ces forces d’attraction, de compulsion sont déjà là au début de la littérature romanesque moderne, aux premières années du XVIIIe siècle : on va déjà en Amérique, on ne peut déjà pas éviter l’Amérique. » (p. 72) « Il y a une aura qui concerne l’Amérique, liée à la question du capital, mais le capital ne fait pas fonctionner le fantasme tout seul. La question de l’argent, de l’or, de la puissance, s’accompagne de son autre inverse et indissociable, le fantasme de la liberté. C’est pourquoi Amerika commence avec une image tellement spectaculaire et, en plus, transposée, parce que Kafka fait de la littérature, il ne fait pas du réalisme, et donc il entame son œuvre sous le signe de l’épée brandie. Cela vaudrait pour Jean Genet : comme si tous les exclus, les bannis et donc les poètes, mais aussi les marginaux, enfin l’univers entier de l’angoisse, de l’anxiété, comme dirait le narrateur, est en même temps tourné vers l’Amérique, dans l’ambivalence, à la fois dans l’horreur, dans la terreur, en se disant que c’est le bagne, et en se disant que c’est aussi la chance de la liberté. Et, pour revenir aux événements du 11 septembre : avoir choisi cette cible est dicté aussi par ce fantasme, le plus ancien de notre époque moderne, et finalement le plus solide parce qu’il n’a jamais été détecté comme fantasme politique ; mais c’est un fantasme érotique, et il est tout le temps là. » (p. 74)
Le don impossible
(...) Derrida a fait l’analyse philosophique très systématique, en rappelant sans arrêt qu’il n’y a pas de don. Il n’y peut pas y avoir de don – sauf ; le sauf, c’est notre affaire. Je redis très rapidement le piège affreux : on ne peut pas donner sans ouvrir la scène de l’échange avec dette, sans créer de la dette. Et on pourrait ensuite s’en aller vers toutes les histoires de dettes mondiales, qui sont le mécanisme politique de l’asservissement de tous les pays ; aussi bien politiquement que dans la relation intime, on ne peut rien donner qui n’engendre la face poison du don. Tout ce que Derrida a analysé, c’est aussi tout ce qui passe par le gift, un mot qui existe en anglais et en allemand, et en allemand, c’est du poison et du don ; c’est la même racine : on ne peut pas geben sans que ce soit du gift, sans que cela devienne du poison. Toutes les relations de don apparent, à commencer par l’amour, sont des relations empoisonnantes et empoisonnées. » (p. 75)
L’homme aux trois lettres
« ‘L’homme aux trois lettres’, telle était la périphrase que les Romains utilisaient pour nommer le voleur. Le nom du voleur en latin était fur. » (Pascal Quignard, L'homme aux trois lettres : Dernier royaume, XI p. 25)
L’infinie solitude des lisants
« Ce qui caractérise la société secrète de ceux qui lisent, c’est la solitude de chacun. C’est leur extrême singularité qui ne cesse de se faire plus singulière. C’est l’ascèse, le sacrifice, la modestie, la concentration, l’étude. C’est le silence, la dissimulation, l’anomie, l’ombre, la passion, l’insomnie. » (p. 30-31)
Le petit paresseux
Tout à l’heure sur la couverture d’un livre, j’ai découvert un merveilleux petit personnage. Il s’agit du « Petit paresseux » de Greuze . Et voici que je lis ces mots chez Pascal Quignard : « ’Race de fainéants qui n’aime que le lit et l’ombre !’ Il s’agit des écrivains. Fainéant est un mot français magnifique. Faire néant, c’est l’être. Le mot latin qu’emploie Juvénal dans ce vers est ignavus, in-actif ou plutôt sans élan. In-natus, c’est sans nativité. Genus ignavum quod lecto gaudet et umbra ! Le romancier dans son lit, à la fin de la nuit, dans l’ombre d’avant l’aurore, est le non-né. Inapparu encore dans le jour. Rêvant, écrivant. C’est Froissart dans ce qu’il appelait sa ‘forge’. C’est Descartes dans ce qu’il appelait son ‘poêle’. C’est Brutus dans son lit au moment de mourir. C’est Proust dans son liège. » (p. 37-38)
Et tant d’autres dans leur requoy !
Des mots
« Chaque mot lui-même est un fantôme. Chaque lexique est une population d’ombres. La littérature tue le maître et disloque sa maîtrise partout où elle affleure en sorte de faire revenir les visages méconnaissables de ceux qu’elle a exterminés. » (p. 40)
Une voix
« La littérature aime une voix qui ne sonne plus dans l’espace mais qui s’entend au fond de l’âme. Une voix qui monte de l’invisible. Au-delà de toute musique, les lèvres devenues muettes aiment ce chant qui ne s’entend pas. C’est seulement aux yeux de l’illettré que l’écriture est morte. » (p. 41)
Le mot texte
« Le mot texte, le vieux mot textum, renvoie, en latin, à la toile que tisse, texere, l’araignée dans les branches. Le texte est ce dispositif de prédation qui flotte dans l’air. » (p. 43)
→ comment ne pas voir que tout ici est un dispositif géant de prédation ?
Langue parlée et écriture
« La langue parlée est définitoire de l’humanité. Pas l’écriture. Et pourtant l’écriture constitue le carrefour décisif du destin linguistique. Telle est l’aporie qu’Émile Benveniste a rencontrée à la fin de sa vie de penseur. D’un côté la langue invisible, vocale, qui ne dérive pas du cri spécifique mais qui est inconsciente, insaisissable, ondulation sonore adressée par le souffle dans la plainte respiratoire grâce à la médiation de l’air qui entoure la bouche de ceux qui prennent la parole et les oreilles de ceux qui les écoutent. De l’autre la langue objectivée, sémiotisée, s’émancipant et du souffle et du son et de l’air pour tomber sous les yeux de ceux qui se taisent et pour venir suivre comme une trace la main qui les inscrit dans la matière. Le signe linguistique invisible devient, par l’opération de l’écriture, un objet visible, taciturne, intelligible, moléculaire, décomposable. Un medium autonome silencieux se ‘jette devant’ un autre medium indépendant, bruyant, et s’en saisit avec violence. L’écriture à la fois projette le son sous les yeux mais en le précipitant en silence. Le sémiotique (le dit, le dictum, le dictionnaire, la grammaire) surgit devant le vouloir dire (la pensée, le sens linguistique qui pointe dans les âmes, l’œuvre qui s’opère, la sémantisation qui se cherche). » (p. 50-51)
C'est que « Voir s’écrire la voix le long de la ligne orthographique d’un livre constitue un extraordinaire mystère. » et que « Les livres sont alors comme des vagues qui montent de l’océan de la langue mise au silence. Ils s’élancent comme une écume. Ils recèlent la langue parlée vivante devenue morte, transformée en spectre, en l’enterrant dans le monde interne, intérieur, intime, intimissime, du corps qui lit en silence. » (p. 52)
Et que « le lecteur, en lisant, suit du regard cet embrasement – suit du regard la signifiance qui avance dans l’espace, qui transmute la matière et la rend visuelle, qui décompose la phrase dans les mots, qui décompose les mots dans les lettres, qui décompose les teneurs dans les étymologies et dans l’ensemble des jeux cryptographiques et magiques, qui disjoint les suffixes, qui détache les préfixes, qui transfère les images au sein des métaphores. » (p. 53)
Osnabrück encore
Je vais de Lettres de fuite à Ruines bien rangées, les deux dernières parutions d’Hélène Cixous, le séminaire et le récit. « Le charme singulier d’Osnabrück réside selon moi dans son nom si obstinément sonore. »
C’est que « ce lieu est unique au monde. Et je sens que je me passe, aujourd’hui, dans les années 30 de plusieurs siècles, depuis le premier jusqu’au vingtième en passant par le huitième, et dans plus d’un Récit historique depuis Tacite jusqu’à 2020 et ses nouvelles archives. Chaque fois que quelqu’un dit : « Ce lieu est unique au monde », c’est vrai et je suis émue. Chacun son temps propre et son lieu sacré. » (p. 24-25)
Superposition et écoute
« Écoute ! – J’écoute ! Je décroche et mes mémoires sont à l’appareil, elles se pressent nombreuses, peuplées outre celle qui maintient le fil, à grand-peine il faut bien, s’agitent des mémoires d’emprunt qui se greffent sur la mienne, s’ajoutent, m’enchevêtrent, j’héberge celles de ma mère son univers je l’entretiens, des inconscientes il y en a un stock elles en sortent des vertes et des pas mûres quand je dors, j’aime surtout les concentrations de temps en événements et coups de théâtre, des perles sur mon fil, il me plaît d’être en 1648 en octobre 2019, c’est joyeux même quand c’est effrayant, comme le présent est riche et animé et palpitant de surprises. » (p. 25)
La perte du petit carnet
Je pense que nombreux seront les noteurs à frémir en lisant ces mots et à s’identifier aux sentiments si bien explorés ici par Hélène Cixous : « Tranquillité qui m’a été reprise le 8 mai, jour de brutalité où mon petit carnet ne fut plus. Disparu. Nous l’avons tous cherché partout. Disparu. Disparu. C’est un mot cruel. Il y a du couteau, de la méchanceté, de l’effroi, un rictus du destin, ça attaque l’âme à la gorge, ça verse de la colère et de la culpabilité sur la plaie, longtemps, longtemps. Disparu. Disparu. Comme Albertine. (...) On ne s’y attend pas. D’autant moins d’autant plus. Apparition supprimée, on ne sait même pas quand. Verschollen, c’est le mot il n’y en a pas de plus justement étrange pour ce petit cœur de papier qui ne bat plus, ne donne plus signe de vie, sans adresse, comme un mort. Une inexistence dévastatrice. Sur mon bureau, sur mes étagères, dans mes tiroirs, dans la foule des cahiers, blocs, calepins, carnets, il n’est pas. Aucune explication. » (p. 31)
→ Si peu de choses objectivement ces mots que l’on aligne sur un cahier, un carnet et qui que l’on soit, ce sentiment de pertes devant des notes, un texte introuvables, enfouis dans la nuit de l’oubli et du temps et dont on sait très bien qu’on ne saura jamais les reconstituer tels qu’ils naquirent. Expérience personnelle, expérience partagée pour avoir plusieurs fois parlé avec des amis écrivains dont un texte s’était volatilisé de leur ordinateur. Et on retrouve ici le verschollen, le mot allemand pour dire disparu, déjà cité dans le séminaire en 2001.
Melting pot
Du cahier fenêtre ouest : drôle de melting pot que mon crâne ce soir : Wiesel et le Baal-Tov, Cixous et Albertine et en pré-endormissement un fragment de rêve bizarre et aussitôt perdu. Exemplaire de ce qui se passe dans la mémoire ?
Cahier et dossier
... ou plutôt classeur ? J’aime le cahier et son côté entier, non divisible. On le suit, on est tributaire de l’ordre des pages alors qu’avec le classeur, ces pages on les manipule, on peut en supprimer ni vu ni connu. Les classeurs sont gros, ventrus, peu ergonomiques. Valéry n’a pas tenu de classeur que je sache mais des Cahiers (même s’il y avait aussi il me semble des feuilles volantes).
Fin de journée, fenêtre ouest en attente du petit bureau, plus tard, le petit bureau de M. Le feu à éclat de l’héliport, nuage et couchant rose. Ai noté qu’il me fallait développer mon esprit critique, il serait temps. Je pense à mon projet de livre, il insiste, le Livre des livres, où évoquer le petit paresseux de Greuze. Se confronter concrètement à une page de texte, pour en scruter le mystère, pas celui du sens du texte, mais le mystère de cette assemblage de signes qui me disent quelque chose de précis. Constaté aussi que c’est terrible ce le feu clair et évident d’une idée s’éteint vite.
Flacons de sel
découvrir sur la couverture d’un livre un merveilleux portrait de petit garçon endormi près d’un livre ouvert, le petit paresseux de greuze – penser que le texte de ce livre je ne pourrai sans doute pas le déchiffrer comme je le fais sur mes prises de vue de lecteurs plongés dans leur livre – se demander si quelqu’un a déchiffré ce texte (tout est toujours déchiffré partout) – apprendre que les vitres s’amincissent à force d’usure -
Ungaretti
Un beau poème d’Ungaretti proposé par Claude Adelen :
Je n’ai pas désir
de plonger
dans une pelote
de routes
J’ai tant
de lassitude
sur les épaules
Laissez-moi donc
comme une
chose
posée
dans un
coin
Ici
on ne sent
rien d’autre
que la bonne chaleur
Je demeure
avec les quatre
cabrioles
de fumée
de l’âtre
Naples, 26décembre 1916
(trad. Jean Lescure)
→ Aimerais-je plonger dans une « pelote de routes », oui, mais seule ou presque. Envie parfois qu’on me laisse comme une chose posée dans un coin. C’est le sens de la vacance temporaire de Poezibao, même si je sens un léger frémissement qui me permettra sans doute de le reprendre la semaine prochaine sans trop de difficultés.
Célébration hassidique
En lien avec le livre d’Elie Wiesel, Célébration hassidique. « Le Hassidisme, ce mouvement qui est né au XVIIIe siècle dans le peuple juif dispersé aux confins de l'Europe centrale et orientale, n'a constitué ni une doctrine ni une idéologie. Il a été avant tout une façon d'être, de voir, et de vivre.
Au départ, un visionnaire solitaire : Israël Baal Shem-Tov, le Maître du bon nom. Aux Juifs opprimés par des siècles de persécution, il lance un étonnant appel à la joie. Et ses disciples, le grand Maguid, Levi-Yitzhak de Berditchev, Israël de Rizhin ou Rabbi Nahman de Bratzlav, à travers un étrange réseau de communications et de successions, vont surgir ici et là, susciter les enthousiasmes, animer des communautés. Leur histoire, leurs histoires, se sont inscrites dans les cœurs, et transmises de groupe en groupe et d'homme à homme. Et Élie Wiesel, enfant, à Szeged, dans les toutes dernières années précédant la guerre qui allait voir anéantir ces mêmes communautés écoutait, à la veillée du Shabbat, les vieillards parler de leurs Rabbis, et son grand-père évoquer la mémoire de ces hommes qui trouvaient Dieu non dans la pénitence mais dans une célébration. À son tour, Élie Wiesel transmet aujourd'hui ce qu'il a reçu, aussi fidèlement que possible, mais avec ferveur, et en y prêtant sa voix et son accent. Car le Hassidisme est une flamme qui brûle toujours, pour lui et pour beaucoup. »
Le livre ouvre par un conte et surtout un portrait d’Israël Baal Shem-Tov, stipulant « qu’il s’agit d’un homme qui, dans un passé relativement récent, a bouleversé le Judaïsme jusque dans ses fondements, en révolutionnant sa pensée, sa sensibilité et sa manière de vivre — d’un homme qui, presque à lui seul, a ouvert dans l’âme de son peuple des régions nouvelles et envoûtantes, une créativité jusque-là inexplorée de l’individu aux prises avec ce qui le dépasse, l’écrase ou l’entraîne vers l’infini. L’homme qui laissa son empreinte sur tant de rescapés de tant de massacres à travers l’Europe centrale et orientale, le guide qui fit de la survie un impératif et la rendit possible. »
Et un peu plus loin : « Qui ne se réclamait du Besht ne pouvait évoluer qu’en dehors de la communauté hassidique en marche ; les plus beaux contes ont le Baal-Shem pour héros ou, du moins, pour point de repère. Peut-être devrions-nous dire qu’il était la somme des histoires qu’on racontait et qu’on raconte toujours sur lui et sur son œuvre. Mieux : il est sa légende. ».
→ et c’est très émouvant de voir Elie Wiesel parler de son grand-père : « Lui présent, les habitués de la maison d’étude se taisaient. Conteur envoûtant, il fixait l’attention. Les premières histoires hassidiques, c’est de lui que je les tiens. C’est lui qui le premier m’avait fait entrer dans l’univers du Baal-Shem et de ses disciples. » - affaire de transmission, une fois de plus, après de beaux mots sur l’écoute : « Il disait : ‘Un hassid doit savoir écouter. Écouter, c’est être présent, c’est recevoir.’ »
Antisémitisme
Très forte phrase d’Elie Wiesel, très éclairante : « On peut parfaitement admirer un Juif et mépriser les Juifs. Attitude fort répandue en Europe en ce temps-là. La culture fleurit, mais le cœur a absorbé, sans le savoir, trop de poison, depuis trop de génération. »
→ très forte idée de ce poison dans le cœur qui se transmet de génération en génération, comme un gène presque !
J’aime bien cette histoire
« Imaginez un palais aux portes innombrables, dit le Baal-Shem à son entourage. Devant chaque porte, un trésor attend le visiteur qui, y puisant à sa guise, n’éprouve pas le besoin de continuer. Pourtant, tout au bout des couloirs, il y a le roi prêt à recevoir celui de ses sujets qui pense à lui, et non aux trésors. »
→ N’est-on pas souvent ainsi, vis-à-vis de la connaissance, surtout en son incroyable accessibilité contemporaine, à toujours puiser dans ces trésors en oubliant peut-être la visée, le but, la destination (et notre finitude dirait Yves Bonnefoy !)
Du carnet
Sensation provoquée par le texte : passer d’un texte en allemand dans lequel la progression est difficile, continuellement entravée, texte qui donne une impression de bois touffu à un texte français qui « coule de source ». Et s’il fallait réapprendre à oublier cette facilité dans le texte en langue maternelle, apprendre à l’envers en quelque sorte, remonter à rebours vers l’apprentissage et le considérer comme si c’était un texte en langue étrangère.
Cette vague immense
Un petit texte du 28 octobre : Et ce soir, presque tangible, ourlant le temps de la nuit, cette vague immense sur le pays. Pas tant celle de la crainte, la tristesse, la colère devant les restrictions à nouveau en vigueur, non celle de la prise de conscience brutale, matérialisée, du drame qui se joue à nouveau, le grand drame collectif et les centaines de milliers de ‘petits’ drames individuels, la danse macabre de la mort (avec toute l’ironie des danses macabres), de la misère, de la maladie. L’ouverture de la boîte d’où tous les maux s’échappent.
Sentinelle que dis-tu
Magnifique texte cité par Catherine Chalier dans son livre La sagesse des sens : Sentinelle / que dis-tu de la nuit ? C’est L’oracle de Douma dans Esaïe 21.11. La traduction de la bible protestante de Segond dit « Sentinelle que dis-tu de la nuit ? »
Un évènement bouleversant
Aimé ces propos d’une historienne, spécialiste du complotisme, Marie Peltier, dans Le Monde daté d’aujourd’hui, jeudi 5 novembre 2020 : « Cette pandémie constitue un évènement bouleversant, qui perturbe en profondeur notre rapport à autrui et au monde et notre confiance en l’avenir. »
→ simple, clair et juste !
Voir s’écrire la voix
Dans tout ce livre, L’homme aux trois lettres, Pascal Quignard poursuit sa méditation sur l’écriture et la lecture. « La page écrite ne transcrit pas l’onde phonique mais chacune des images qui sont alignées sur la peau animale raclée, sur la carapace, sur la surface vierge de l’écorce retournée, sur la brique crue, sur la feuille de lotus, sur le papier de riz, rend visible, à la suite d’une long apprentissage, l’invisible qu’elles amarrent. L’écriture trans-porte, trans-fère, méta-phorise, tire, attire, noue, attache, cloue. Elle ne concorde jamais avec le souffle, elle ne consonne jamais, elle ne vocalise jamais : elle hale l’âme dont elle a éconduit tout le souffle, elle la capte, elle en oriente le monde. »
→ Il faudrait idéalement redevenir naïf devant la page, ne rien savoir de ce qui se passe là, de ce que veulent dire des signes noirs sur le fond blanc, ces assemblées de mots. Ne rien comprendre. Oublier que l’on comprend ou plutôt que l’on croit comprendre. Il me semble que c’est ce que parfois cherchait un Michaux.
Prendre dans sa main le premier livre qu’on a écrit
Pour beaucoup ce sera un souvenir, parfois lointain, peut-être même plus accessible. Pour moi c’est, peut-être, un à-venir quoique bien incertain. Alors ? : « Le plaisir de prendre dans sa main le premier livre qu’on a écrit est intense. Madame de La Fayette exprime, dans une lettre qu’elle envoie à Ménage, la joie qu’elle éprouve à toucher le petit volume relié de peau de La Princesse de Montpensier, paru à la fin du mois d’août 1662. Elle réclame quatre, puis six, puis douze exemplaires, pour le bonheur de les caresser. Comme ils sont doux ! Elle ressent une grande satisfaction devant leur multiplication miraculeuse. Il ne s’agit en rien d’un plaisir narcissique puisque Madame de La Fayette n’a jamais signé ses livres et qu’elle n’a jamais revendiqué de les avoir écrits. Cette joie est beaucoup plus archaïque, enfantine, sexuelle, qu’elle n’est personnelle. En touchant son premier livre il s’agit d’un retour sur soi qui n’emprunte pas la forme d’un visage. Joie d’un contenant pur. Joie de toucher un contenant pur. C’est une joie utérine. » (p. 74)
Restons sinon dans l’utérus, du moins dans les premières années
« Songez à vous-même tout petit, minuscule, blésant, criant, balbutiant, aparlant, vous ouvrez vos yeux, vous levez votre visage, vous entendez, vous êtes nommé, vous vous engagez dans votre nom, vous vous entravez dans les sobriquets et les calembours qui s’entortillent et vrillent autour du nom que l’on vous a donné, vous êtes bâti par ce que la langue exprime, enjoint, désire, gronde, évoque sans qu’elle dise encore. Les jours passent, les mois passent, les années passent, insensiblement vous marmottez un mime de mots insensés qui se suivent. Parler une langue, même si chacun d’entre nous a à l’apprendre dans la petite enfance, est presque naturel, presque inconscient, en tout cas devient inconscient une fois que la langue est acquise, tandis qu’écrire une langue prend ses distances par rapport à l’obéissance sonore terrifiée que l’apprentissage entraîne, se cabre par rapport à l’intimation à laquelle l’âme jusque-là adhérait, se récuse et même recule face à la langue comme le peintre recule devant une peinture. » (p. 76-77)
Et la suite est encore plus importante : « Écrire fonde un nouveau royaume face à cette tyrannie, cette audience, cette obaudientia, cette obéissance involontaire cardiaque, fœtale, puis respiratoire, impulsive, infantile, puis enfantine, égosillante, puis linguistique, filiale, sociale, qui est celle de l’ouïe par rapport à la langue du groupe maternel. Dans l’écriture la langue s’autosémiotise. À la fois le contenu s’éloigne et le sujet se défait. Toute adresse s’y décompose. Celui qui se saisit du langage dans sa mise au silence et dans son objectivation lettrée cesse d’ouvrir l’action du dialogue où l’autre se fait soi et où soi se fait autre. » (p. 77)
Car : « Écrire, à la différence de parler, s’arrête en silence sur la langue que la psychè emploie par coutume. Alors l’âme cherche quelque chose d’autre qu’elle dans le monde invisible, interne, silencieux, fermentant, où elle se recèle, se cache, s’individualise, se thésaurise. »
Fragment et association libre.
Le chapitre suivant s’intéresse à la psychanalyse avec une mise en regard très intéressante de la libre association et du fragment : « : La fragmentation littérale et l’association libre sont liées. Il faut du fragmentaire épars hasardeux si on veut passer d’une idée à une autre dans le vide et risquer le sens toute honte bue. » (p. 79)
Passent ici les ombres de Freud et plus surprenant de Jean-Claude Ameisen, sans doute notamment au travers de son extraordinaire livre sur la mort des cellules, l’apoptose. « La mort cellulaire taille, dégrossit, cisèle les jambes, les bras, les épaules, les mains, les doigts. L’inscription littéraire cisaille le continu, interrompt la vague continue de l’oralité, sectionne le magma énigmatique du milieu humain sonore. L’invention de l’écriture fut une véritable apoptose de la langue parlée par les humains. » (p. 80-81). C’est qu’il s’agit « toujours de la mort créatrice, c’est-à-dire la vie par recomposition incessante, c’est-à-dire l’activité fiévreuse et effervescente et périlleuse par laquelle la vie recourt passionnément à la mort comme s’il s’agissait d’un instrument interne à elle-même. » (p. 81)
Le vert
Comment ne pas être profondément émue de l’hymne au vert que chante ici Pascal Quignard, tant ma thématique, mes grands tropismes recoupent les siens : la nuit, l’eau, la couleur verte, l’ombre, l’écho....
Et je relève ce passage superbe, véritable poème en prose qui réveille pour moi le souvenir de vitres de ce type, dans de vieilles maisons autrefois habitées ou fréquentées : « Les vitres des fenêtres de la maison où je vis sont aussi anciennes que la maison elle-même. Leur surface s’était mise à gondoler avec le temps. Elles se sont amincies à force d’usure. Quelque chose s’est terni en elles qui les rend mouvantes, incertaines, déformées, plus vivantes. On dit que la lune est la cause directe de ce mouvement de vague si lent qui affecte le verre exposé à ses rayons nocturnes. Cela fait plusieurs siècles que la clarté de la lune les a bosselées. Les reflets y sont devenus plus mystérieux. » (p. 84-85)
« Il me suffisait de tourner la tête vers les carreaux de la vieille fenêtre pour y apercevoir mon bonheur en acte. L’image s’y retournait comme l’âme tourne, comme la terre tourne, comme la lune tourne, et tragiquement se défait, et miraculeusement se refait, devient gibbeuse, s’emplit, devient incroyablement brillante et merveilleusement circulaire. Mes modes d’accès à ce monde montaient eux-mêmes comme une sorte de spirale à force de lire des livres, à force d’emplir des volumes à l’aide de ces lectures, à force de transiter par le langage et d’en revivre, en la recreusant indéfiniment, l’accession, d’examiner la formation successive des langues qui s’y superposaient, de m’émouvoir de la contingence si fortuite de chaque forme, que leur usage rendait de plus en plus instable et peut-être même ludique. » (p. 85-86)
Près de mon petit héros
Car oui j’ai un autre petit héros que P’tit Bonhomme, un autre petit garçon, Benjamin, le héros d’un grand conte interrompu depuis des années. Il est bloqué dans une vallée merveilleuse, dont il cherche l’issue qu’il suppose être passage par une sorte de rivière-gouffre souterrain. Forte émotion donc en lisant ce passage, admirable, de Pascal Quignard et qui me fait songer à ce récit :
« Il me semble qu’il y a dans ce que j’écris – dans ce piège abrupt et difficilement prévisible que je tends à je ne sais quoi qui passe – l’espoir de faire naître bien autre chose qu’un visage. Quelque chose de plus ancien qu’un visage. Un lieu. Un lieu avant qu’il se transforme en visage. Un lieu qui est un piège pour une force. Peut-être est-ce cela, un paysage. Un monde qui accueille et qui se referme sur ce qu’il accueille et le protège à l’intérieur de sa membrane invisible, le long de son pourtour merveilleux. Un site pour la splendeur. Une porte qui s’ouvre sur un jardin. L’intervalle est comme un ravin merveilleux. Ce ravin est un porche. » (p. 94)
→ comme un appel pour moi, à relancer mes projets, à réveiller le petit bonhomme endormi, abandonné quelque part depuis un an et demi, à pousser mon benjamin à franchir la paroi pour se porter au secours du monde ravagé par ses frères, à reprendre la main de mon voyageur d’hiver qui vient de dépasser le tilleul et la tentation du tilleul, s’endormir dans son ombre au risque de ne plus se réveiller.
Lettre, lettres
Hélène Cixous s’interroge sur la lettre, celle qu’on écrit : « à l’époque de l’e-mail, la navigation des lettres est autre, il y a tout le temps ces contretemps, ces lettres qui vont plus vite que d’autres. La problématique du temps, de l’expédition, de la signature, de la trace et du trait, tout cela serait totalement transformé. »
→ Dans le temps du deuil, on peut vivre cela très intensément, le télescopage entre les petits messages immédiats, qui font plaisir, ils attestent d’une présence, d’une pensée vers soi, mais sonnent étrangement, ces texto, ces SMS... même chose pour les mails qui sont parfois de vraies lettres. Et puis le courrier postal, si rare, mais que certains s’attachent à continuer. Certains même faisant de chaque envoi une vraie petite œuvre, par l’écriture, les timbres, les inscriptions.
Et pourtant, nous dit Cixous « nous sommes des écriveurs de lettres qui, sous le crâne, ne rendent aucun compte à la chronologie, à la logique, à la rationalité – des annulateurs de lettres, nous passons notre vie à écrire des lettres que nous n’écrivons pas ; moi, je le fais sans arrêt, je sais que toutes les nuits j’écris des centaines de lettres, qui s’annulent les unes les autres, qui se courent après, etc. Kafka sur un mode plus restreint et Proust d’une manière immense, traitent pour la première fois de l’échangeabilité, de la substitution entre l’être et lettre – parce qu’ils sont installés dans le territoire de l’inconscient. » (p. 102)
→ Lettres de fuite, tel est le titre générique donné à l’édition de ces quatre années de séminaire, 2001-2004. Il y est partout question de lettres, au travers notamment de l’incroyable jeu de lettres, réelles ou projetées, dans Albertine disparue de Proust. Lettres de fuite, comme on dit lignes de fuite, pour une perspective, ce qui entraîne le regard au loin, vers l’au-delà du tableau, vers l’au-delà du livre.
La lettre double
Tel est au demeurant le titre de la troisième séance du séminaire, le 8 décembre 2001 et je suis trop prise dans le Voyage d’hiver et les aventures du capitaine Hatteras au Pôle Nord pour ne pas relever ce démarrage en fanfare : « J’espère qu’on ne va pas geler comme dans le conte qui a bercé mon enfance, de Max et Moritz, où les deux petits garçons merveilleux et monstrueux, qui étaient les héros des bandes dessinées de l’Allemagne du XIXe siècle, après avoir commis tous les péchés du monde, les deux petits diables – ce qui nous dit qu’il faut être deux pour être diable – étaient partis, en contravention, en pleine campagne d’hiver allemand. Et ils avaient été pris dans la glace, et s’étaient transformés en blocs de glace. » (p. 108) Gefrorne Tränen, dit le troisième lied du Voyage d’hiver de Müller/Schubert, larmes gelées, prises en glace sur le visage.
François Bayle
Je tenais à garder trace dans ce Flotoir de mon écoute passionnée de cinq entretiens avec le compositeur acousmaticien François Bayle : « Mon objectif n’a toujours été que l’écoute, comment se passe l'écoute ? Qui suis-je et comment me nourrit et me construit, comment ma pensée, mes sentiments, mon être, mon aujourd'hui, mon moment, mon moment suivant se construisent à travers ce que je comprends et que je ressens de l'écoute. (...) Ce sont des catégories d'écoute bien tranchées que j’ai essayé de définir en quelques mots : l’écoute d'alerte d'abord parce que d'abord j'ai peur ; l'écoute de désir ensuite parce que quand je n'ai plus peur je veux des choses, que je les aime. Troisièmement l'écoute en compréhension parce que j'ai besoin de comprendre, donc c'est une écoute qui décortique, qui décompte, qui calcule, qui pige ce qui se passe et qui l’anticipe. Et puis après je peux construire un degré à l'extérieur de cette plateforme dominée par ce triangle ; trois points déterminent une surface et un quatrième point en dehors de cette de cette surface détermine un volume, le volume d'écoute que j'appelle la résonance et puis on pourrait passer à une 4ème dimension qui est l'hyper volume si on sort de ce volume par un point encore extérieur que j'appelle la signifiance, la signifiance générale qui totalise l'écoute de résonance, l'écoute de compréhension l'écoute de désir et l'écoute d’alerte. C’est un peu abstrait ce que je dis avec des mots mais alors, proposons des exemples et cela a été L’expérience acoustique et je n'ai pas cessé toute ma vie de faire sous des titres divers des morceaux d’expérience acoustique »
Petite balade internétique, bien sûr, et je tombe sur ces propos de François Bayle lui-même : « Ma formation, ma réflexion de compositeur me situent d’évidence à la croisée de deux courants. D’abord celui de l’école concrète, qui m’a entraîné à la discipline descriptive des caractères et des valeurs de l’événement audible considéré comme ‘objet’, sonore ou musical selon son contexte et/ou sa fonction. Pour avoir eu le privilège de collaborer à l’édification du très singulier Traité des Objets musicaux de Pierre Schaeffer et d’en avoir suivi les étapes, (complétées, toujours sous sa direction, d’un Solfège de l’objet sonore, tandis que plus tard j’engageais Michel Chion dans l’entreprise d’un Guide...), mon oreille s’est construite selon cette discipline d’écoute, d’essence phénoménologique (en référence à Husserl et Merleau-Ponty).Ce faisant, et selon un mouvement moins contraire qu’antagoniste, se développait tout aussi bien en moi (sous l’influence de Karlheinz Stockhausen) la tendance organiciste de considérer l’objet, sonore ou musical, comme un nœud d’énergie, un mouvement dirigé vers un but, un projet, un ‘devenir’. (Whitehead, et plus près de nous, Thom, Deleuze). Voilà qui situe mon option musicale au croisement d’une phénoméno- et d’une téléologique, d’où j’ai pris appui pour former le concept central (à mon sens) d’image de son (Peirce) ».
Changement de paradigme
Je relève aussi cela : « ‘On dirait que ce n’est pas écrit’ note avec satisfaction Debussy lui-même à propos du début de son ‘Matin d’un jour de fête’ (Iberia). (Mais n’est-ce pas déjà le cas de toute sa musique ?) Cette recherche de la fluidité de l’instant et de la couleur a d’abord commencé chez les peintres (intéressés par l’impression, le travail du regard), pour rapidement se propager et affecter la sensibilité des musiciens (et de toute l’époque). L’apparition de la photo, la technique divisionniste en peinture, celle des douze sons en musique – visant à contrer l’hégémonie des hauteurs et des tonalités par la nuance psychologique ou colorée – mais aussi l’essor du cinéma, de la psychanalyse, de la phénoménologie ..., sont à considérer comme formant un ensemble, un moment de flottement de civilisation. ‘Toute civilisation musicale opère sur le bruit en en dégageant le son’. C’est ainsi que Schaeffer nous a montré dans son Traité, qu’il convient selon lui de réviser les catégories implicites qui gouvernent et relativisent la tradition occidentale. Cette prise de conscience est renforcée par l’apparition de l’électroacoustique qui impose une nouvelle façon d’aborder et de traiter le son : le changement d’échelle dans l’étude du phénomène acoustique entraînant un changement dans la nature du langage musical. » François Bayle qui cite de façon éclairante Hugues Dufourt : « le XXe siècle est marqué par la résurgence des formes dynamiques de la causalité instrumentale, qu’il s’agisse de la percussion ou de la technologie électronique [...] qui réhabilitent l’aspect énergétique du son. De là une nouvelle esthétique de la sonorité [...] En outre l’électroacoustique n’a pas seulement renforcé l’équipement sensoriel, elle l’a décentré, engageant l’écoute dans une dialectique fine d’états et de transitions. Cette « tension provoquée » de l’écoute constitue un nouvel impératif de la sensibilité, elle inaugure aussi un ordre différent de valeurs expressives, [...] elle permet de différencier le continu sans le fragmenter ».
→ J’ai également écouté Le Langage des fleurs, partie de l’Expérience acoustique et j’ai été comme envoûtée par cette musique écoutée en faisant des allers et retours sur ma terrasse.
Se nourrir de soi étrangers
En ce jour de réouverture de Poezibao, après une bonne quinzaine de jours de pause, je relève dans une note à venir sur le site cette belle remarque d’Auxeméry qui pourrait au fond figurer en tête de tout mon travail pour le site et aussi un peu pour ce Flotoir : « Il faut se nourrir de soi étrangers, d’esprits à l’œuvre en leur domaine. De s’enrichir, puis de tenter une incursion vers le soi intime, une exploration qui ne soit pas simple balade, le nez au vent. Et qu’importe la forme ! »
→ qu’importe la forme, qu’importe la source.
Pour que l’âme vibre
Une belle histoire de « conversion » dans Célébration hassidique d’Elie Wiesel. Il s’agit d’un rabbin, Yaakov-Yosseph de Polnoye qui va brutalement se tourner vers le hassidisme. Voici l’histoire : ce rabbi s’apprête à reprendre un homme [en fait le célèbre Baal-Shem) qui se permet de raconter des histoires et semble détourner les fidèles de la prière : « Il y avait quelque chose dans le ton de l’étranger qui bouleversa le rabbin au point de le rendre muet ; il ne pouvait pas ne pas écouter ; il n’avait jamais ressenti un tel besoin d’écouter. – C’est une histoire qui m’est arrivée, dit le Baal-Shem. Je voyageais dans un carrosse tiré par trois chevaux de couleurs différentes, et aucun ne hennissait. Et je ne comprenais pas pourquoi. Jusqu’au jour où je rencontrai un paysan qui me cria de desserrer les rênes. Du coup, les trois chevaux se mirent à hennir. Dans un éblouissement, le rabbin de Sharigrod comprit la signification de la parabole : pour que l’âme vibre, il faut la libérer ; trop de contraintes risquent de l’étouffer. Et, sans savoir pourquoi, il se mit à pleurer ; c’était la première fois de sa vie qu’il pleurait ainsi, librement, spontanément, sans raison apparente. La suite est connue : Rabbi Yaakov-Yosseph devint un des piliers du nouveau mouvement. »
Et je note aussi cette phrase d’un autre grand du hassidisme : « Le moi de l’homme est en perpétuel mouvement. Le mien suit les grands pour monter, et attire les petits pour les élever. »
Origine aqueuse
« Il est possible que tous les corps animaux, aviaires, sauvages, humains, aient la mémoire entêtée par le souvenir impossible de leur origine aqueuse, aquatique, océanique. L’origine est la pulsion même, elle-même étrange fruit des marées. » (p. 109)
→ oui ce thème de l’eau, si récurrent chez Pascal Quignard et que je partage avec lui.
Ah le Garamond
Joie bien sûr de voir Pascal Quignard consacrer un chapitre entier à mon cher Garamond, mon caractère typographique préféré, dont j’aime la clarté et l’élégance. « Claude Garamond possédait une très étroite maison sur la rive gauche de la Seine. L’entrée de la maison donnait rue des Grands-Augustins. Mais l’avancée en bois du balconnet finement sculpté et ouvragé de la maison surplombait l’eau. On a conservé une gravure. C’est plutôt un bois gravé. On y voit un saule, des aulnes, une barque noire, une berouette, des barriques. » [on se croirait chez Victor Hugo !) (p. 118)
Garamond et Hocquard
Très belle évocation d’Emmanuel Hocquard dans L’homme aux trois lettres. Une évocation qui part de Garamond : « C’est dans ce caractère romain de la Renaissance que je faisais composer mes livres pour peu qu’on me permît de choisir mon corps. Emmanuel Hocquard les assemblait patiemment à la main. Il glissait l’étrange tiroir au-dessus du feuillet blanc dans la machine d’imprimerie à bras. Durant tout le mois de novembre 1971 je pesai sur ce bras quand mon ami m’en donnait, de sa voix sourde et empâtée, que j’aimais plus que tout, dont j’aimais l’émotion plus que tout, le signal. La lettre, tel est le veilleur ultime sur la nature du langage. Elle en surveille avec méfiance, avec la plus grande méfiance possible, les pouvoirs qu’elle lui retire. Elle anéantit jusqu’au son qui le fit apparaître en sorte de seulement l’évoquer et le désadresser. On la lit sans bouger les lèvres. Le signe vide, une fois écrit, qui éteint tout dans l’absence, qui ajoute à la langue un silence qui n’appartient en rien à son essence, est le medium du soir. Le medium extrême, obscur, eschatologique, qui dit la fin de tout. Le medium vespertinal qui se fond peu à peu au silence de la nuit stellaire. Il est mort. Mon ami Emmanuel Hocquard est mort dans les congères au-dessus de Tarbes, le matin du dimanche 27 janvier 2019, dans la montagne entièrement prise de glace. » (p. 119)
Extraordinaire formulation que celle de « pouvoir choisir son corps » [et parfois sa police !]. En fait il me semble que ce que choisit Quignard, s’il choisit le Garamond, c’est une police et le corps, c’est la taille du caractère. J’ai un fort beau petit livre d’Eric Dussert et de Christian Laucou qui s’appelle Du corps à l’ouvrage, sous-titre Les mots du livre. Alors Garamond ? « Élève en gravure de Geoffroy Tory. Le caractère romain qu'il crée pour Robert Estienne et François Ier, qui porte désormais son nom, est l'un des classiques de la typographie élégante française. Pour le graver, il s'est probablement inspiré des romains de Griffo gravés pour Alde Manuce. On lui doit aussi un grec lié, le ‘Grec du roi’, gravé pour François Ier (et utilisé par Robert Estienne), inspiré des calligraphies d'Ange Vergèce, calligraphe attitré du roi. Les caractères de Garamond influencent encore de nos jours la création typographique. Ils font partie de la famille des Garaldes (contraction de Garamond et du ‘Alde’ de Alde Manuce). »
Papyrus, codex, livre, écran ?
« À chaque fois qu'on me pose la question du medium où l'écriture a pris autrefois, à la fin de l'Antiquité, son visage, je suis aussi insatisfait de cette face à deux pages symétriques, de cet étrange oiseau à deux ailes pâles, qu'incapable d'y renoncer. Je ne suis pas sûr qu'au-delà de telle ou telle forme que prend l'écrit, qu'il prit jadis, qu'il pourrait prendre, il n'y ait pas, il ne pourrait pas y avoir une autre forme possible, qui serait plus extraordinaire qu’elles. (...) Un autre silence, capable de faire taire davantage la langue parlée, sourdrait. »
→ Il me faut ici partager mon étrange expérience de la liseuse (électronique). J’ai pensé à cette autre forme possible du livre, en parcourant ces mots de Pascal Quignard. Et il y a peu, je me suis fait cette réflexion que ma liseuse, jusque dans son format et la manière dont je l’avais en main, était un peu comme le bréviaire pour le prêtre ! Un étrange rapport s’est instauré avec cette petite bestiole électronique bien dépourvue de charme, je le concède, sans épaisseur et sans odeur, ingrate parfois. Mais il y a cette disponibilité incroyable. Que celui qui n’a jamais dû faire des choix cruciaux de livres en faisant sa valise me jette la première pierre ! Et pour moi ce souvenir-là, presque cuisant, du choix, de la limitation, de la peur de manquer remonte à l’enfance. Quand on confectionnait les coffres des voitures familiales et qu’il fallait se restreindre pour que tout le bazar de cinq enfants et des parents, eux-mêmes lecteurs, entrent dans les deux voitures en partance pour ici ou là. Mais au-delà. Je sens comme une intimité très particulière avec ce drôle de livre, comme si le tête-à-tête, cœur à cœur, âme à âme déjà flagrants (voir ce qu’écrit Siegfried Plümper Hüttenbrink par exemple) était encore plus étroit, plus discret aussi, plus préservé. Il y a aussi cette merveilleuse manière de pouvoir s’approprier des pans de textes, de les transcrire ailleurs, pour soi, ici par exemple, dans ce livre de mes livres qu’est le Flotoir. Et même si pour la première fois d’une longue pratique, je viens de buter sur un avertissement, en opérant mes surlignements/coupes, à savoir que j’approchais de la limite autorisée par l’éditeur ! Je suppose que c’est un des aspects, un peu vains tant il existe d’autres manières de faire et tout simplement recopier, de ce qu’on appelle les DRM. Il est vrai que si je taxe parfois le Flotoir de prescripteur, je le soupçonne aussi d’être une manière de lire les livres sans les acheter... je précise aussi que tout ce que j’écris là s’applique exclusivement à la liseuse et pas du tout aux autres lectures via écran de téléphone, de tablette, d’ordinateur. Non je parle de la liseuse.
Lecture et temps
« Le lecteur est sans époque, sans âge, sans temps. Lire n’est pas rêver mais lire est comme rêver en ceci qu’il perd le temps. » (p. 124)
Double réflexion ici. Que le livre me fait voyager à toutes époques, me donne tous les âges, me transporte dans le temps, à rebours ou en projection vers l’avenir. Je l’éprouve fortement en lisant mon cher Jules Verne, campée que je suis depuis un certain temps (hibernation ?) avec l’équipe du Capitaine Hatteras, dans les glaces de la région antarctique. J’en ai froid parfois. Mais aussi que la seule chose qui me fasse vraiment parfois perdre la notion du temps, qui fasse un peu opposition à la redoutable précision de mon horloge intérieure, c'est la lecture. Moins aujourd’hui que jadis, mais encore, parfois. Le temps n’est plus à maints égards dans la lecture. « Tout amateur d’art authentique tombe dans la scène. Les ‘yeux’ du lecteur n’observent pas l’objet qu’il tient entre ses mains ; le livre est oublié ; ses yeux sont fascinés par autre chose ; ils sont déjà avalés par le corps autre qui les mobilise tout entiers. La lecture alors est un carmen, un charme, un chant de sirène, un odos chamanique, un tao nébuleux. Il ne faut sans doute pas dire du lecteur qu’il ne voit plus ‘passer le temps’ : il plonge dans le jadis où la diachronie se dissout. » (p. 127)
Nous ne sommes pas nous
Nous ne sommes que peu nous, nous sommes la somme d’eux, ceux qui nous ont précédés, notre grande lignée. 2, 4, 8, 16, 32, cela va très vite le compte des ascendants et chacun peut nous avoir transmis quelque chose ! Nous sommes le siège d’une immense diversité biologique et génétique. « Trace de jadis dans l’actuel. Nous ne sommes pas venus de nous en nous-mêmes. Seul le temps arrive continûment à partir de lui-même. Même les traits de notre visage, même le nom que nous portons ne peuvent être dits nôtres. Nous nous pressons seulement dans le ‘près’ des corps autres toujours plus anciens que les âmes qui s’y sont construites il y a quelques années à peine. » (p. 144)
Brouillard d’advection
Surprise par ce mot, entendu dans un bulletin météo, le brouillard d’advection : « Un brouillard d'advection se forme lorsqu'une masse d'air chaud et humide se déplace sur une surface relativement froide. La base de cette masse d'air se refroidit au contact de la surface froide et ce refroidissement se propage sur une certaine épaisseur. Le refroidissement entraîne la condensation de la vapeur d'eau en minuscules gouttelettes maintenues en suspension par la turbulence et le vent léger. Ce brouillard est rarement très dense (visibilité rarement inférieure à 100 m), mais son épaisseur verticale est importante et il peut se former à tout moment de la journée. »
→ aujourd’hui, sur la ville, brouillards persistants et très novembraux.
Langue, foyer de ce qui se souvient
Hélène Cixous ouvre une nouvelle séance de séminaire en janvier 2002 et j’aime son adresse à ses auditeurs : « Le 12 janvier 2002, ‘Tableau des révolutions d’un cœur’. Bonne année à tous. Et ce tous, je l’étends à tous ceux qui sont ici mais tous ceux aussi à qui nous pensons au passé, à l’avenir, et tous ceux aussi à qui nous ne pensons pas, parce qu’il y a une foule de gens qui à la fois font partie de nous et que nous oublions. Mais on aura l’occasion d’en parler puisque ceci est un lieu qui est dédié à un travail de mémoire, de rappel, d’invocation, de résurrection, à l’aide de cette magie d’une efficacité extraordinaire qu’est celle de la littérature comme état le plus développé possible de la langue, la langue étant elle-même le foyer de ce qui se souvient. Mais elle ne se souvient bien que si on la pousse ou qu’elle nous pousse, on se laisse pousser par elle, le plus loin possible dans toutes les directions de l’univers. » (p. 155)
Entrelacement des voix
Et un peu plus tard, elle parle de « l’entrecroisement sans fin et la relance incessante des voix qui est le propre de la littérature. »
→ en ces temps de disette d’échanges humains, comme elle est précieuse la littérature, comme elles sont précieuses toutes ces voix qui sont à notre portée, accessibles sans suspicion, partageables de même.
Toujours de nouvelles traces
Lire et relire (ce que je fais encore trop peu !)
« Dans les dernières promenades que je faisais moi-même en direction du séminaire et pour mon propre plaisir, j’étais accompagnée des textes sur lesquels nous travaillons cette année : de Proust, de Rousseau, de Stendhal et bien d’autres, et, malgré mon expérience de cinquante ans de lecture, malgré le fait que je vis de livres, je continue à retrouver des traces, comme un archéologue. »
Emprunt noble
Très belle notion d’emprunt noble développée par Hélène Cixous, et cela allège un peu mes scrupules quant à l’abondance des citations, ici, dans ce Flotoir ! « Relisant, lisant infiniment les textes dont je vais vous parler aujourd’hui – et c’est immense parce que justement chacun communique avec l’autre –, je me disais que je n’avais pas vu que ceci, dans Stendhal, c’était droit venant de Rousseau, qui lui, évidemment, a emprunté le cheval de Montaigne ; mais cela ne veut pas dire qu’il y a reproduction, pillage, vol. C’est ce qui fait la beauté de ces œuvres : seules celles qui sont nourries, héritières, celles qui empruntent noble, sont ce qu’on peut appeler des œuvres littéraires. » (p. 156)
Plus loin : « l’emprunt non calculé, la question de la transmission d’un texte à l’autre d’un ensemble de rêveries, d’expériences, de métaphores, de structures, car la littérature est en soi un univers. » (p. 158)
Et bien sûr, Montaigne
Oui sur le thème de l’emprunt ! Magnifiques pages d’H.C. sur son cher Montaigne et sa tour. « Cela se passe dans le chapitre 10 du Livre II des Essais de Montaigne. (...) Son thème général, c’est la question de l’emprunt en littérature, et Montaigne témoigne de son monde d’emprunteur, d’emprunteur de génie, mais cet emprunteur-là est le plus emprunté de tous les écrivains français, de manière qui reste souvent insue, imperçue. On ne peut pas faire de littérature française sans Montaigne ; il est posté à l’entrée de la littérature en tant qu’emprunteur, et il philosophe autour de cette scène de l’emprunt. (...) Montaigne vivait dans un livre : dans la tour de Montaigne, par un escalier en spirale on atteint l’étage où il écrivait et qui était un livre parce que sur les poutres de ce dernier étage qui touche le ciel, il a inscrit cinquante-six sentences – qu’il a aussi changées –, maximes, phrases venant de textes qu’il adorait. Il avait comme toit et comme ciel un livre, ce qui pour moi est l’idéal même de la littérature. (...) il s’explique surtout de son rapport à la lecture comme se mêlant complètement de l’écriture et se transformant en un troisième corps d’écriture. » (p. 158 et svt.)
De l’emprunt
L’emprunt noble. C’est aussi cela un héritage que l’on peut s’approprier brutalement et sans respect, au besoin en spoliant les autres ; ou bien avec ferveur pour faire au mieux en termes de réparation et de soin aux vivants et en matière de transmission. C’est vrai d’un meuble, d’un objet, d’une œuvre, de la terre, d’une maison, voire d’un don reçu en partage.
Sur l’association
Une salutaire mise en garde d’H.C. dans cette immense jeu d’associations qu’est son séminaire (et souvent son œuvre) : « Les associations sont toujours enrichissantes, même si parfois ce sont des impasses, des trompe-l’œil. »
→ cette sensation parfois de buter sur un mur en suivant le fil d’une association. Soit qu’elle ne soit pas féconde à ce moment-là, soit qu’on ne sache pas en emprunter le chemin, soit qu’il y ait un blocage quelconque.
Le partage des douleurs
« Nous partageons avec l’humanité, sous des espèces chaque fois singulières, des expériences, presque toujours difficiles, où nous avons besoin du secours des autres douleurs. Les autres douleurs viennent veiller à notre douleur et la nourrir d’expériences qui n’ont de valeur qu’à condition d’avoir été analysées et d’avoir trouvé leur forme incantatoire. Il y a un partage de la douleur, et c’est ainsi que nous communions les uns avec les autres et les peuples, parfois très éloignés, les uns avec les autres, et en même temps chaque douleur est signée, va trouver son visage, son pas, son pas dansé, sa singularité absolue inéchangeable. » (p. 156)
→ C’est bouleversant, mot dont je restreins pourtant de plus en plus l’usage. D’autant plus que le medium de ce partage est la littérature. Réservoir sans fond de l’expérience et de la douleur humaine, plus peut-être que n’importe quel autre forme. Quelques mots et tout change (mais ils sont rares ceux qui savent les trouver, les composer, ces quelques mots !).
Ecriture, obstacles massifs
En écho à ma contribution au feuilleton La Main courante de Siegfried, ces mots de Philippe Grand :
« celui dont l’écriture s’accompagne d’obstacles massifs et profonds
• hésitations – qu’il faut assumer plus que trancher (ou trancher
en les assumant)
• vif sentiment d’impuissance – qu’il ne faut pas empêcher de croître
avant de le geler et s’en faire oublier
• vif sentiment d’à quoi bon – qu’il faut contenir mais toujours maintenir
(et d’ajouter qu’affrontés, rarement surmontés sont)
celui dont l’ambivalence syntaxique n’est pas une qualité mais pas
non plus un simple défaut
celui dont l’assemblage instruit le sujet, mais ne l’instruit vraiment
qu’en tant qu’il est problématique »
→ cette impression, étrange elle aussi, d’être chez moi quand je suis dans sa prose, pourtant très particulière, comme s’il y avait une parenté de structure de pensée et sans doute au-delà des parentés de structure psychique. Certains le trouvent difficile, pour moi il est très limpide et je suis le ou les fils qu’il tisse un peu comme je suis les méandres de Proust depuis que j’ai 15 ans, sans difficulté. Une sorte de compétence innée.
Qui paraîtrait archaïque
« Tenté d’écrire du type d’écrit auquel j’aspire
qu’il paraîtrait archaïque de construction et présenterait de ces maladresses que
seules les machines à traduire produisent. »
Il s’agit ici d’extraits d’Appendice(s).
→ je suis troublée par cette idée d’apparenter sa prose à ce que les « machines à traduire produisent ».
Dire plusieurs choses
« Dire plusieurs choses en une, cela n’a en soi rien de très extraordinaire,
mais si la plurivocité est constante dans les phrases du quotidien, c’est
en règle générale à l’insu des locuteurs : involontaire, la surcharge est aussi
le plus souvent inaperçue.
J’ai quant à moi choisi de le faire, et avec régularité.
Moyen de densifier, mais en aucun cas une ‘méthode’ ; plus-d’un-sens
reste une aspiration (et je ne suis pas constamment, comme on le voit ici,
espace de prédilection pour multiplier, à la hauteur de cette dernière).
Osnabrück
Sacrée ville que la ville dont la mère d’Hélène Cixous est originaire, Osnabrück en Allemagne. Sa fille en explore tous les aspects, couche à couche, comme si elle défaisait les strates successives d’un palimpseste. Ainsi on découvre qu’Osnabrück est la ville de naissance d’Erich Maria Remarque qui eut une histoire plutôt compliquée avec elle. Lisant la biographie de ce dernier, je découvre qu’il avait acheté en 1926 le titre de baron de Buchenwald à un noble désargenté. Il sera banni de sa ville, passera de longues années en Suisse ou aux États-Unis, reviendra brièvement à Osnabrück, ayant enfin accepté de recevoir une décoration que H.C. va elle aussi accepter de recevoir, la médaille Justus-Möser (de) de la ville d'Osnabrück. Quant à sa sœur Elfriede Scholz dont une rue de la ville porte le nom elle sera arrêtée par les nazis et décapitée en 1943.
Bannissement
Il est beaucoup question de bannissement dans ces pages où H.C. glisse insensiblement d’E.M. Remarque à son propre père Georges Cixous et au choc terrible que fut la publication dans Le Journal d’Oran du statut des Juifs : « Promulgué, le mot s’enfonce dans le cerveau c’est un instrument qui presse le cerveau et en fait sortir les sensations de deuil, je remarque la présence de ce genre d’instruments verbaux qui endommagent le cerveau dans un grand nombre de tableaux de Nussbaum, dans les vingt années gammées les scènes typographiques font partie de l’arsenal comme les divers gaz létaux, ce sont exhalaisons d’une même nocivité. (...) « je vois, écrit Hélène Cixous, que l’image-lettres attaque mon père comme si elle avait des crocs, il y a une force terrible dans le papier, on ne sait pas lire, pas encore, on lit les mouvements de l’âme des parents, on déchiffre les émotions, les humeurs, on n’oubliera pas, on a tout vu au cinéma muet, ‘c’est fini’ et ‘ça recommence’ signe le visage d’Ève à ce moment-là, le moment Remarque, le même moment, mon père est frappé par la tuberculose, cela s’est passé en un éclair, d’un instant à l’autre comme le malheur dans la salle à manger, était-ce juste après avoir reçu le Journal d’Oran comme une pluie de coups dans le visage Le STATUT, des Juifs, Promulgué, d’une seconde à l’autre, même pas, comme l’absente seconde de la mort, un jaillissement de sang, sans un cri sans un mot il sort précipitamment de la salle à manger, d’un bond fiévreux, c’est comme ça que Theia ma chatte bien-aimée s’est ruée plus vite que la vitesse sous le divan pour y mourir cachée et y cacher sa mort et j’ai juste eu le temps de me jeter à plat ventre pour recevoir ses deux derniers souffles. Ça prend une seconde. Cette seconde est le portail de l’autre monde. Elle est la Terrible Seconde entre la seconde d’avant et la seconde d’après, on se retourne et il n’y a plus de passé. » (p. 55)
Felix Nussbaum
Et ce n’est pas tout, il y a un autre habitant remarquable d’Osnabrück, c’est le peintre Felix Nussbaum né dans cette ville en 1904 et qui mourra à Auschwitz en 44. « Comme aucun autre artiste de la première partie du XXe siècle, Felix Nussbaum a su représenter à travers ses peintures la situation dramatique dans laquelle il se trouvait en tant que Juif allemand durant la période nazie. La peinture représentait pour lui un moyen de lutter contre le régime nazi et lui permettait de conserver une dignité humaine tout en lui donnant la force de survivre. Felix Nussbaum n'est certainement pas avant-gardiste. Il appartient à la « génération disparue » victime de l'Holocauste. Il fut longtemps oublié et ce n´est que dans le courant des années soixante-dix que son art fut redécouvert. » (source)
→ Il a peint tout au long de sa vie des autoportraits, toujours de trois-quarts et l’un des plus connus est celui dit Autoportrait avec le passeport.
→ Je peux me tromper, l’ayant certes beaucoup lue mais pas de façon méthodique, mais j’ai l’impression d’avoir rarement entendu Hélène Cixous parler aussi fortement et clairement de ses racines juives et des drames traversés par ses familles paternelle et maternelle. A la fois juive ashkénaze par sa mère et juive séfarade par son père, elle a des ancêtres qui viennent des quatre coins du monde, Espagne, Maroc, Autriche, Hongrie, Allemagne, Tchécoslovaque : « d’un côté il y avait l’Afrique du Nord, corps puissamment sensuel, que je partageais, pain, fruits, odeurs, épices, avec mon frère. De l’autre existait un paysage avec la neige de ma mère » (source)
Voici au demeurant ce que Derrida disait d’elle : « Dans cette typo-topologie, mais aussi hors d'elle, en ce lieu de défi pour la distinction entre ashkénaze et sépharade, je me sens encore moins capable d'un discours à la mesure d'une autre poétique de la langue, d'un événement immense et exemplaire : dans l'œuvre d'Hélène Cixous, et de façon miraculeusement unique, un autre croisement tresse toutes ces filiations, les réengendrant vers un avenir encore sans nom. Cette grande-écrivain-française-juive-d'Algérie-sépharade qui réinvente, entre autres, la langue de son père, sa langue française, une langue française inouïe, il faut rappeler que c'est aussi une juive-ashkénaze-allemande par la "langue maternelle" » (source)
Sur le livre, sur son titre
Viennent ensuite des pages éclairantes sur le livre, son projet et aussi son titre, Ruines bien rangées. « Mon idée est d’écrire la chose qui empeste les cœurs, de regarder par les fentes de l’Histoire, dans laquelle ma petite enfance puise ses effrois et ses questionnements, à deux ans on voit tout nu avant les mots, les visages là-haut sont parcourus de tremblements. » (p. 59) Elle va plusieurs fois à Osnabrück, visite l’emplacement où se trouvait la Synagogue et où se trouve une sorte de mémorial, quelque chose dont son fils dit qu’on peut difficilement imaginer quelque chose aussi « non-monumental » : « Un espace rasé entre deux demeures. Derrière les grilles une haute collection de grosses pierres prisonnières. Ce sont les os de la Synagogue qui restent éparpillés sur le sol après l’incinération. Os bien rangés. Comme des poules les ruines bien rangées dans leur cage à moellons. » (p. 64)
Une vraie question sur le travail des historiens !
« comment les historiens feront-ils leurs constructions dans mille cinq cents ans, j’aimerais bien lire ça, la métamorphose des faits en fiction et la force de loi des fabrications font chanceler ma pensée » (p. 62)
Paris, du samedi 31 octobre au jeudi 12 novembre 2020.