©florence trocmé, en écho à Maylis de Kerangal
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Flottons
Cette trouvaille à l’instant, guidée là par un mail d’un correspondant attentionné Cyril Anton. Je cite ici Patrick Corneau en son site Le Lorgnon mélancolique : « Parfois vous achetez un livre et par quelque miracle qui mérite éclaircissement, vous vous retrouvez avec dix, vingt livres en main. Ce miracle de la multiplication des pains-livres ne tombe pas du ciel, quoique le paraclet souffle où il veut, mais bien de la générosité de l’auteur qui veut donner plus que ce que le lecteur est en droit de recevoir. Ceci n’est pas courant, je veux dire la volonté de partage fraternel, sans conditions, sans obligations en ce monde replié sur son quant-à-soi, sa fameuse et dérisoire ‘zone de confort’ … C’est pourtant l’intention et même le projet de Michéa Jacobi à qui une seule vie ne suffit pas et a résolu dans Vies multiples de nous faire vivre par la grâce de son écriture savante et munificente de multiples vies où nous croisons Judas, Obama, Olympe de Gouges, Hokusai, etc. »
Projet grandiose et fou de celui que son éditeur, Jacques Damade (La Bibliothèque), présente ainsi : « Dans la vie d’un éditeur, quelque chose survient de la planète Mars : un écrivain, Michéa Jacobi, venu de Marseille, se présente avec la lettre W, pour Walking Class Heroes et apporte avec lui 26 livres correspondant à chaque lettre de l’alphabet et le mirobolant projet d’associer à chaque lettre un aspect de notre humanité. Et cette façon de nous peindre s’effectue avec 26 biographies de A à Z de personnages réels. Ni un essai, ni une fiction, mais une sorte de découverte d’un trait humain par la richesse, la fantaisie et la variété des vies et destins. Curieuse, singulière et alphabétique entreprise qui n’eut jamais d’exemple.
Ainsi avons-nous pu déjà nous transformer en marcheurs avec W, Walking, nous prolonger dans ceux qui aiment les étrangers avec X, Xénophiles, nous glisser dans ceux qui renoncent avec R, Renonçants, nous joindre à ceux qui songèrent avec S, Songes, redoubler nos jouissances avec J, Jouir, beau, fantasque et sidérant programme… Vies multiples est ainsi le sixième ouvrage publié, il en reste vingt… du grand dessein Humanitatis Elementi illustré par cet écrivain au dessein ubiquiste, encyclopédique, polyphonique presque à l’égal de… Dieu ! »
→ Sans rien savoir de l’auteur, sans rien savoir de ses livres, je trouve, ici rapportée par l’éditeur Jacques Damade, des éditions La Bibliothèque (quel nom magnifique pour une maison d’édition !) cette idée fascinante. J’ajoute cela : « Michéa Jacobi avoue ainsi avoir un faible, non pour les vies nobles et étendues des Césars ou des ‘passants considérables’, mais pour les vies perdues, lointaines et oubliées, obscures ou insolites de l’humanité telle qu’elle est. Il s’inscrit dans une tradition littéraire inaugurée avec les John’s Aubrey’s Brief Lives et autres vies plus ou moins brèves, plus ou moins réelles de Lytton Strachey, Marcel Schwob, Jorge Luis Borges, Jacques Roubaud et bien d’autres plus proches de nous comme Javier Marías, Pierre Michon, Pascal Quignard, Jean Echenoz, Patrick Mauriès… »
Jérôme
Autre piste ouverte par la même lettre, sur le site du même éditeur, le livre de Lucrèce Luciani sur Saint Jérôme dont François Huglo rendait compte en ces termes (extraits) : Jérôme est « bien le seul à incarner à ce point une ‘lutte des Lettres sans merci, entre le texte païen et le texte divin’, en cette période historique à cheval entre volumen et codex comme entre papyrus et parchemin, ‘celle d’une exclusive imposition des mains. On note, on écrit, on copie, on recopie, on lit et on relit pour vérifier chaque paragraphe, chaque feuille’, folia du liber, les livres libri étant disposés en dômes de bûchettes dans la bibliothèque astelier ou tas d’attelles de bois (psychanalyste, Lucrèce Luciani attire notre attention sur le bruissement forestier des mots et des métaphores qu’ils portent). Jérôme, homme-bibliothèque comme on dit homme-orchestre (il l’est aussi, à la fois épistolier, styliste, traducteur de la Bible en latin, romancier, guide spirituel, conférencier satiriste, polémiste, et se désigne : ‘philosophe, rhéteur, grammairien, dialecticien, hébreu, grec, latin, trilingue’), la transporte partout, dans ses armaria (niches creusées dans la paroi du mur), ses capsae (boîtes à livres ou à reliques), son studiolo, de Rome à Chalcis, enfin à Bethléem où, dans son atelier d’écriture, il fabrique toujours plus de livres (...) En approchant l’oreille des textes, on entend mieux la ‘fantastique rumeur’ des livres grouillant dans le cerveau, le corps, les membres. ‘Avec Jérôme, ça ronfle, ça mugit au moins autant que dans l’imprimerie infernale de William Blake. Les phrases sont lancées à la volée et retranscrites aussi vite sur la tablette’ par le notario, artisan tachygraphe, nous dirions sténographe. Auprès de lui trottine aussi un alumnus, instruit à l’art du copiste. La langue de Jérôme est ‘le calame du scribe qui écrit vite’, sa main ‘taille et coud sans discontinuer’ pour ‘les beaux yeux vairons de sa bibliothèque, l’un divin, l’autre mécréant’. Pour lui comme pour son correspondant, le pape Damase, ‘lire sans écrire, c’est dormir’, et dans la préparation des feuilles il ne faut ‘pas oublier les marges à inscrire les commentaires ou illustrations’ ». (source)
Fin de l’article d’Huglo : « Reste qu’avec Jérôme et quelques autres ‘la lecture occidentale reçoit son acte de naissance. La question n’est pas tant qu’elle est lectio divina (bien entendu) que cette sorte d’ombilic qui s’invagine alors dans le paysage lettré sur le modèle cicéronien. Il s’agit de faire de la place et de l’espace à la lecture’. Cicéron célébrait l’otium litteratum : ‘Quoi de plus délicieux que le loisir lettré, j’entends consacré aux lettres qui nous donnent de connaître l’infinité des choses et de la nature, et dans le monde même où nous sommes, le ciel, la terre et les mers ?’. Lucrèce Luciani ajoute : ‘l’otium n’a pas besoin de lyrisme, de transcendance. Il s’offre à vous comme un havre, comme une grotte où votre pensée vient s’écarquiller (…). Il vous faut soigner votre otium, l’embellir, le faire croître. Plus encore que d’être un espace, l’otium est le temps’. Ce temps libre (ou livre) nous mène de Jérôme à Cicéron (le juge du ‘cauchemar initiatique’ avait raison). Pourquoi pas de Cicéron à Paul Lafargue ? »
Otium ?
« L'otium est un terme latin qui recouvre une variété de formes et de significations dans le champ du temps libre. C'est le temps durant lequel une personne profite du repos pour s'adonner à la méditation, au loisir studieux. C'est aussi le temps de la retraite à l'issue d'une carrière publique ou privée, par opposition à la vie active, à la vie publique. C'est un temps, sporadique ou prolongé, de loisir personnel aux implications intellectuelles, vertueuses ou morales avec l'idée d'éloignement du quotidien, des affaires (negotium = neg-otium), et d'engagement dans des activités valorisant le développement artistique ou intellectuel (éloquence, écriture, philosophie). » (source)
Flacon de sels
découvrir au monoprix une belle boule à neige toute blanche avec une chouette – en acheter une pour une petite fille très aimée qui aime autant les chouettes que les boules à neige – penser à son arrière-grand-mère qui depuis quelques années collectionnaient celles avec des animaux – découvrir des œuvres musicales que je ne connais pas ou que je n’ai pas écoutées depuis longtemps grâce à une playlist consacrée aux enregistrements du label harmonia mundi qui porte bien son nom – retrouver enfin le négatif d’une photo très aimée, ancienne, à faire retirer et à multiplier comme les petits pains de l’évangile – retrouver les tulipes dans un vase et les courges dans un faitout – reprendre le partage des livres des parents avec frères, sœurs, enfants et neveux et découvrir les choix de chacun – écouter l’andante du trio de beethoven l’archiduc – les mots merveilleux d’une amie ce matin sur la régularité des mises en ligne de Poezibao : une fidélité, comme la présence d’un oiseau qui viendrait se poser sur le bord de la fenêtre – un petit rire bienveillant en s’entendant penser que le Flotoir fait tant de bien qu’il est idiot de ne pas y écrire chaque jour, fut-ce pour soi seule – glisser un marque-pages dans un livre ouvert pour trouver un extrait pour l’anthologie de Poezibao : et que ce marque-pages soit un de ceux fabriqués pour les livres partagés entre nous tous, enfants et petits-enfants, après la disparition de M, un marque-page ex-libris confectionné par une des petites-filles -
Claudine Galea, les livres
Extrait du feuilleton autour de Bernard Noël, la contribution publiée ce 10 décembre, celle de Claudine Galea : « les livres ne sont pas là pour consoler, et c’est en quoi ils nous sauvent. Les livres nous provoquent au sens où ils nous incitent à nous mesurer avec nous-mêmes, c’est à dire qu’ils nous stimulent, nous apprennent le risque, le doute, ils nous emmènent aux confins de la chute, convoquent la mort, récusent le renoncement, invitent à l’insoumission, mais d’abord parlent au corps en même temps qu’à l’intelligence, et c’est la combinaison des deux qui, pour moi, fait l’art. Et c’est encore ce qui sauve, tant la société s’emploie à nous dissocier, à nous disjoindre, à nous désagréger et à nous désolidariser. Cela commence entre soi et soi et se poursuit entre soi et les autres, entre soi et le monde, entre soi et ce qu’on vit (...) C’est tout le travail de Bernard Noël de se pencher sur l’œuvre des autres et d’y déchiffrer le sens et la fonction de l’art dans le monde. La peinture figure son grand champ de dialogue, mais un dialogue qu’il ne tient pas au profit seulement de son propre travail. Peu d’écrivains ont cette générosité-là qui, je pense, n’est pas de l’altruisme, mais une nécessité politique de l’artiste à explorer, échanger, mettre en écho et donner en partage, pour reconduire sans cesse son (et notre) propre questionnement artistique. Et cette disposition — qui est aussi une position —, je la partage profondément. C’est une forme d’attention inquiète à l’œuvre dans le travail de Bernard qui le met en vibration avec le monde. Cette aventure conjuguée, conjointe, du corps et de l’intelligence met en orbite une œuvre qui s’éprouve et s’interpelle de texte en texte, d’une simple préface à un livre entier. J’ai très vite compris que c’était ça écrire, faire courir une recherche à tous les endroits où on est capable de la mener, et bien que disséminée chez les éditeurs, dans des classifications pré-établies (genres littéraires), l’œuvre de Bernard offre un sillage continu, cherchant un accès à ce qui nous demeure interdit : le mystère de notre humanité qui, un jour, a peint sur les parois d’une grotte, a chanté, a écrit, dansé, sculpté, joué. Ce désir d’art qui est lié à notre amour de la vie. Ce désir aussi bien de faire histoire, de documenter. Ce désir qui va au-delà de son propre temps sur terre, de laisser une trace attendant sa poursuite par une trace nouvelle
Diapositives
Dans le début du petit opus publié par l’IMEC, Chromes, Maylis de Kerangal évoque une séance de projection de photos et fait revivre soudain tout un pan d’expériences et de sensations oubliées. Non pas que j’aie jamais oublié les « fondus-enchaînés » de mon père, cette expérience magique pour une toute petite fille de voir non seulement des images projetées sur un écran, dans le noir, souvent le soir, mais plus encore de voir ces images se succéder progressivement les unes aux autres comme si chacune, disparaissante, donnait la main, la vie, la place à la suivante. Il y avait tout ce temps intermédiaire entre les deux images, ce suspens de la réalité et du temps, cette indétermination du sens qui étaient fascinantes. Et puis il y avait la musique, en particulier Debussy et les ondes Martenot de la Fête des belles eaux de Messiaen, parmi d’autres. De quoi fonder bien des tropismes futurs, dans le domaine des images, des arts et de la musique. Non ce que j’avais oublié et qu’elle évoque c’est « le faisceau de lumière qui taille dans l’obscurité une surface blanche aux marges floues », le ronronnement du ventilateur de l’appareil. Elle parle des paniers, en carrousel pour elle. Pour moi de format long où l’on glissait les photos une à une. Il y avait le petit déclic de l’armement de chaque photo devant la lentille, il y avait l’odeur très particulière qui tenait sans doute à la fois de l’appareil et de l’échauffement de la surface de la diapositive. Tout cela présidant à l’apparition, ressentie chaque fois comme magique, de l’image sur l’écran, l’éblouissement concret et spirituel engendré par toutes ces menues actions conjuguées. Elle écrit : « Le mouvement de la rotation s’est enclenché, une première diapositive a dégringolé par la fente dans la chambre de projection, entre la lampe et les lentilles ». Chambre de projection, quel terme incroyable ! Elle écrit encore : « espace s’est soudain rétracté vers l’écran comme si tout ce qui le composait – fantômes, voix, auréoles, formes, lignes, corpuscules flottants – ralliaient un pôle magnétique ». (p. 7)
→ Et sur cette dernière phrase, encore une expérience. En fait je n’avais pas compris cette phrase et c’est en la tapant, comme si j’accomplissais la polarisation dont elle parle, que les termes se sont assemblés en faisceau et que j’ai vu ce qu’elle signifiait là.
Cartes et noms
Une des raisons qui me font aimer le GPS, les noms de lieux, de lieux-dits, ces endroits maintes et maintes fois traversés, sur l’autoroute, mais jamais nommés, que l’on découvre soudain tellement intéressants d’en connaître le nom. Et si l’on est un peu habitué à faire le lien entre les noms et les choses, c’est encore plus passionnant. La toponymie. « Les premières recherches en toponymie à l'époque moderne ont commencé presque simultanément en France et en Grande-Bretagne, durant la seconde moitié du XIXe siècle. Le terme même de toponymie apparaît au milieu du XIXe siècle (toponymique est attesté en 1853 dans un ouvrage qu'Alexandre-Édouard Baudrimont consacre à l'histoire des Basques, toponymie en 1869 dans un écrit de Jean-François Bladé consacré au même sujet). À cette époque, on privilégie l'établissement de dictionnaires topographiques. Ces dictionnaires ont permis aux linguistes d'accéder plus facilement aux formes anciennes des noms de lieux, c'est-à-dire aux formes attestées au cours des siècles dans les chartes, cartulaires, pouillés. » Ces noms sont souvent un réservoir magnifique de mots désignant ici une mare, là une haie, ici un bois et là une frontière... Kerangal : « Les cartes déballent les noms. Elles font revenir des noms disparus, elles retrouvent les noms oubliés, effacés, cassés, brûlés. Une carte de Cassini livre environ 6000 toponymes, échelle de précision qui permet de pointer un ruisseau aussi fin qu’un cheveu, la cabane d’une folle, le terrier d’un loup. » [passe ici le fantôme d’Hélène Cixous errant dans Osnabrück, soulevant ses strates temporelles et quasi géologiques de faits, de drames, d’effacements.]. « Dispersées en surface, les noms sur la carte font résonner la masse de mémoire accumulée sous terre ». Voire dans la terre, tellement ces noms ont souvent des origines géomorphologiques.
Et en écho
Et en écho ce texte de Bernardin de Saint Pierre, trouvé en ouvrant au hasard un des livres anciens qui sont dans une petite bibliothèque à la maison : « A ces difficultés que nous oppose la nature, ajoutons celles que nous y apportons nous-mêmes. D'abord, des méthodes et des systèmes de toutes les sortes préparent dans chaque homme la manière de la voir. Je ne parle pas des métaphysiciens qui l'expliquent avec des idées abstraites, ni des algébristes avec des formules, ni des géomètres avec leurs compas, ni des chimistes avec des sels, ni des révolutions que leurs opinions, quoique très-intolérantes, éprouvent dans chaque siècle. Tenons-nous-en aux notions les plus constantes et les plus accréditées. Commençons par les géographes. Ils nous montrent la terre divisée en quatre parties principales, quoiqu'elle ne le soit réellement qu'en deux ; au lieu des fleuves qui l'arrosent, des rochers qui la fortifient, des chaînes de montagnes qui la partagent par climats, et des autres sous-divisions naturelles, ils nous la présentent bariolée de lignes de toutes couleurs, qui la divisent et subdivisent en empires, en diocèses, en sénéchaussées, en élections, en bailliages, en greniers à sel. Ils ont défiguré ou substitué des noms sans aucun sens, à ceux que les premiers habitants de chaque contrée leur avoient donnés, et qui en exprimoient si bien la nature. Ils appellent, par exemple, Ville-des-anges, une ville près de celle du Mexique, ou les Espagnols ont répandu souvent le sang des hommes, mais que les Mexicains nommaient Cuet-lax-coupan, c'est-à-dire couleuvre dans l'eau, parce que de deux fontaines qui s'y trouvent il y en a une qui est venimeuse ; Mississipi, ce grand fleuve de l'Amérique septentrionale que les Sauvages appellent Méchassipi, le père des eaux ; Cordilières, ces hautes montagnes, toujours couvertes de glace, qui bordent la mer du Sud et que les Péruviens appelloient, dans la langue royale des Incas Ritisuyu, écharpe de neige ; ainsi d'une infinité d'autres. Ils ont ôté aux ouvrages de la nature leurs caractères, et aux nations leurs monuments. (Jacques-Bernardin-Henri de Saint-Pierre, Études de la nature, quatrième édition, revue, corrigée et augmentée, Tome premier, à Bruxelles, chez B. LE Francq, imprimeur-libraire, rue de la Madeleine, M. DCC.XCII).
Expérience de lecture
Trois livres de suite. Les deux premiers m’intéressent, je leur reconnais certaines qualités, en présume d’autres. Mais rien ne bouge. Soudain un troisième livre et voici que tout se met à vibrer, à renvoyer des échos furtifs ou plus appuyés ? Certains textes sont de vraies caisses de résonance.
Pluie, flou, roman
Belle digression de Kerangal à partir de la pluie : « L’eau ruisselle au carreau, le dehors se déforme, et dans ce brouillage, une autre réalité se révèle. La photographie donne l’illusion d’une peinture, un médium glisse dans un autre. (...) cette transparence brouillée, ces couleurs qui dégoulinent, ce flou, tout cela raconte l’interprétation, la subjectivité, la multiplicité des lectures qui jouent dans la fiction, contre l’idée d’une vérité du roman livrée sur un mode définitif, celui de la prescription, celui de la sentence et de la clôture. De fait, la littérature n’a pas pour vocation de clarifier le monde mais de prendre acte de son opacité. De sa nature enchevêtrée, hallucinée, de sa beauté trouble. » (p. 17). Un peu comme le Flotoir !
Une écriture horizontale
Un peu plus loin, elle évoque encore l’idée d’écrire selon une horizontalité qui « revient à prendre son temps, à couler la réalité en un seul plan, à trouver l’immanence, la phrase qui s’allonge, s’allonge toujours davantage, cette phrase qui avance au ras du sol, et balaye, racle, caresse, ramasse ».
→ Un peu comme le regard en balade cherchant sans cesse à cadrer, sonder, trouver. Une forme, un caillou, une image, une photographie parfois. Cette idée d’une phrase qui racle le sol, qui le gratte, je l’éprouve parfois en écrivant, le stylo comme un tunnelier qui effrite la masse. Il perce une galerie parmi des dizaines d’autres. Il peut rater un point de ralliement, mais il gratte (ne dit-on pas gratter pour écrire). Penser au simple bruit, que ce soit celui de la plume qui en effet gratte bel et bien le papier (effet garanti dans maints feuilletons pseudo-historiques à la noix !) ou même le cliquetis du clavier qui atteste que quelque chose s’écrit, avec une distance à laquelle nous nous sommes habitués, à tort sans doute, entre le geste des doigts et ce qui advient sur ce drôle de truc, devant nous, qu’on appelle un écran. Plus rien à voir avec l’écran où l’on projette les diapositives puisque ce qui lui advient à cet écran, ne vient pas de l’extérieur mais de très complexes calculs et techniques en arrière de lui et non plus en avant. Ni chambre, ni surface de projection, mais quoi alors ?
Un répertoire des gestes
On rêve d’une liste de gestes, incluant tous les gestes perdus, oubliés, dont l’emblème pourrait être celui du semeur, repris non sans raison jadis par Larousse. Mais j’écoute Kerangal me parler du geste du lamaneur, celui qui dans tout port ou depuis tout bateau lance l’amarre pour arrimer le bâtiment à la terre ferme. « Un bateau entre dans le port d'une île grecque, une amarre est lancée, les bras se déploient dans le ciel, les muscles se tendent, les vêtements tirent, les corps se modèlent dans l'air comme des bas-reliefs dans la pierre. L'espace, structuré de vides et de pleins, prend une dimension chorégraphique, une matérialité lyrique — je pense aussi à une partition de musique. C'est le geste du lamaneur, un geste façonné durant des millénaires, un geste technique rarement regardé pour lui-même, envisagé comme un élément non littéraire, ingrat, indigne du roman. C'est un geste de tout temps, inactuel mais actualisant l'instant décisif. L'espace et le temps s'y coordonnent en une fraction de seconde, et tous les présents qui le composent, tous les présents contenus dans son épaisseur, se décomposent comme un flipbook feuilleté à la vitesse de la lumière. »
→ Belle idée de la décomposition du geste comme en un flipbook renvoyant aux photographies d’un Etienne-Jules Marey ou d’un Vladimir Veličković .
Piège dans l’obscurité
Encore une comparaison forte chez Kerangal entre des animaux photographiés de nuit via un petit piège inoffensif qui déclenche flash et photo quand ils apparaissent dans le champ d’une part et la phrase d’autre part : « Par son mouvement propre, par son dispositif narratif, la phrase, à l’instar d’un piège lumineux tendu dans l’obscurité, tente de fixer ce qui échappe au regard, d’éclater dans des directions différentes, de creuser un halo de clarté dans le noir. » (p. 25)
Triple écho
Le monde des pierres, soudain revenu au premier plan. Via une conversation avec Philippe Grand, puis un livre évoqué, acheté et reçu, Au cœur des pierres, dont il a déjà été question dans ce Flotoir récemment. Via aussi les ouvrages de Caillois retrouvés dans la bibliothèque paternelle, avec un article du Monde daté du 14 mai 1991 et tout simplement signé par Octavio Paz (je ne l’ai pas encore lu), double exemplaire de ce petit livre paru en poche, émanation des splendides « Sentiers de la création » de Skira (encore un nom à échos !) et troisième occurrence via un moment du livre de Maylis de Kerangal. En promenade aux Puces de Clignancourt, elle achète un stromatolite de Grande-Bretagne « où le temps s’est déposé durant des milliers d’années. (...) il est banal, mais une fois fendu, et passé au laminoir, sa coupe lisse fait revenir un paysage. Une campagne anglaise dans le crépuscule, des arbres tourmentés sous un ciel d’orage, des haies d’aubépine le long des chemins que l’on emprunte dans les romans des sœurs Brontë, dans les poèmes de John Keats ou de Dylan Thomas, dans les nouvelles de Barbey d’Aurevilly. Il y a cette beauté spontanée, cette beauté d’avant les hommes. » (p. 32). Cette pierre, elle va la garder près d’elle, comme je le fais pour ce petit galet ramassé dans la Baie de la Fresnaye, en Bretagne, étrange visage un peu énigmatique que j’appelle parfois mon prière d’écrire ! « La sonder me ramène au travail d'imagination, à ce réseau de correspondances que l'écriture met progressivement au jour entre les situations, les mots et les choses, elle m’entraîne inéluctablement vers l’enfance, la mienne, les cailloux ramassés. »(p. 32)
Certes et secret
Hélène Cixous lisant Proust et en particulier Albertine Disparue : « Il faut suivre ‘certes’ à la trace, il y en a partout. Certes a un secret. C’est qu’il est l’anagramme de secret. » (p. 213)
Imaginer ou ne pas imaginer.
Autre citation, frappante pour moi qui suis dans les rangements d’un appartement déserté par ses occupants de sept décennies : Hélène Cixous : « Imaginer ou ne pas imaginer ? – J’imagine que ma mère m’entend penser, sinon à qui poserais-je une telle question ? dis-je à ma fille. – Et elle te répond ? demande ma fille. Je pense que c’est elle qui me répond, à sa façon. À sa façon elle m’envoie ses autobiographies, par courrier télépathique : il s’agit d’un nombre non défini de documents qui surgissent lors de fouilles effectuées dans l’appartement de ma mère, et qu’elle m’a envoyés par un cheminement postal inhabituel : par tiroirs, cartons, valises, dossiers. Difficile à décrire. On peut comparer ces expéditions à un jeu de piste, tout son logis est une poste restante. Il n’y a aucune restriction ou indication de délai. Soudain, je trouve, ou je suis trouvée comme par un rêve. Mais ce qui m’arrive ce ne sont pas des rêves, ce sont des sortes d’autobiographies, car comment désigner ces sortes de récits dont les formes sont sans pareilles, sans modèle, que sont les œuvres ou chroniques brèves des longues vies et aventures de ma mère ? » (p. 112-113).
Drôle de kaléidoscope...
que ces notes égrenées dans le petit carnet foutoir du Flotoir et que je recense pour les inscrire dans le grand document tapuscrit. On y côtoie Hélène Cixous, le hassidisme, les arbres de Haskell, Maylis de Kerangal, sur quelques feuillets, à quelques dates de suite.
Fin d’une époque.
Elie Wiesel dans son beau livre sur le hassidisme, évoque le grand Rabbi Le Rhiziner. « Mon grand-père répéta ces mots plusieurs fois en souriant ; il souriait toujours en parlant du premier Rabbi de Rizhin communément appelé « le Rizhiner ». Et mon cœur d’enfant battait en l’écoutant. (...) Évoquer son image, c’est raconter son histoire. Histoire déroutante, poignante, belle et dense, quoique d’une simplicité trompeuse. Elle marque la fin d’une époque et le début d’une autre. Après, le mouvement hassidique ne sera plus le même ; après, c’est le processus inévitable du déclin qui s’annonce. On s’éloigne de la source et on n’a plus soif.
Le Destin de toute aventure
Car selon Wiesel, c’est le destin de toute aventure, de tout amour, de toute utopie, que ce déclin. Il a ces mots terribles : « Cela arrive partout et toujours où l’homme, dans un élan purificateur, tente de s’élever, de se libérer. On avance d’un pas, on chante l’amitié et on appelle l’amour, on s’arrache à ce qui est médiocre et bas, on refuse la bêtise, la méchanceté, la laideur, le mensonge et les solutions faciles ; on se veut révolutionnaire, on quitte les sentiers battus, on est prêt à se mesurer à l’univers et aux puissants qui le dominent. Si l’on échoue, c’est parfait. En perdant, on ne perd que l’enjeu ; on recommencera demain. Mais malheur au gagnant. Rien ne corrompt les mouvements révolutionnaires autant et si bien que le succès. Car après la première garde, celle des purs, celle des pionniers vient la seconde. La troisième combat par habitude, la quatrième par inertie. L’essentiel cède au superficiel, la fin aux moyens. On ne se bat plus dans les hauteurs, on n’est plus porteur d’élan. On se bat pour un titre, pour une position. On remplace les idées par des vedettes, les idéaux par des formules. C’est le destin de toute aventure, aucune surprise n’est éternelle, aucune passion ne dure. A l’aube, la nuit aura englouti ses prophètes. Aucune école n’a réussi à maintenir vivant le souffle et la vision première de ses précurseurs, l’exigence rigoureuse de ses fondateurs. Rien n’est aussi difficile que de sauvegarder le rêve une fois qu’il a façonné la matière. Rien n’est aussi dangereux pour la victoire, y compris celle de l’esprit, que la victoire elle-même. »
Lucioles
Les lucioles chères à tant d’écrivains et chercheurs (G. Didi-Huberman, Denis Roche, Pasolini, pour n’en citer que quelques-uns) sont présentes au cœur du beau livre de G. Haskell, Un an dans la vie d’une forêt : « Comme l’éclat et les couleurs des fleurs ou l’exubérance du chant des oiseaux, le clignotement des lucioles ouvre une percée dans la brume qui nous sépare d’une expérience plus authentique du monde. Lorsque les enfants les pourchassent en riant, ils ne courent pas après des coléoptères, mais après l’émerveillement. Quand l’émerveillement s’affine, il incite à décortiquer l’expérience vécue pour rechercher des causes d’étonnement plus profondes. C’est le but le plus élevé de la science. Et la luciole est riche en prodiges cachés. » Que dire de cela par exemple : « Les signaux lumineux de la luciole sont émis par une substance appelée luciférine. Comme beaucoup d’autres molécules, la luciférine se combine avec l’oxygène et se mue en une petite boule d’énergie. Celle-ci calme son excitation en libérant un paquet d’énergie en mouvement, un photon que nous percevons sous forme de lumière. » (p. 193)
Ma part d’infini
Comme cela arrive parfois, j’ai été happée en le recevant par la présence du livre de Jérôme Peignot, Ma part d’infini. Nom prestigieux, couverture rouge, feuilletage rapide, je ne sais ce qui a primé et mes deux premières soirées de lecture n’ont pas débouché sur une déception, comme cela arrive, bien au contraire. Livre impressionnant, avec des accents parfois d’un Montaigne ou d’un Pascal, d’un homme de quatre-vingt-treize ans qui ne fait que parler de la mort, mais pas sur un mode tragique. Plutôt comme le point de départ de sa réflexion et notamment de sa réflexion sur l’écriture. L’auteur se décrit lui-même comme « un grand vieillard lucide qui vit donc en communauté avec la mort ».
Et voici un fort écho à ma réflexion sur cette attirance soudaine pour ce livre ! : « Comme je me suis efforcé de le faire mon existence durant j'ai veillé à subir mes lectures. Tout à coup dans la rue je me suis dit : Pascal, Épictète, Mallarmé... il faut que je les lise et, toute affaire cessante, descendu de l'autobus, je cherche une librairie, trouve le livre sur lequel j'ai jeté mon dévolu et le lis. Alors le texte que je dévore m'apporte très exactement la pâture dont j'avais besoin. Par lui confirmé dans ce que je pense depuis toujours sans l'avoir assez pensé, je me sens moins isolé et plus encore : confirmé dans mon être. La liberté dont nous disposons de lire ce que d'avance nous entendions rend au monde ses véritables dimensions. Curieusement ou plutôt non, tout normalement, mon écriture procède de la même liberté. Autrement dit, comme je suis ce que je lis je subis ce que j'écris et qui, dès lors, tient naturellement la page et me grise. Enfin, assis dans mon fauteuil le temps d'un rayon de soleil d'automne dans les branchages du tilleul, de l'arbre d'or de la cour, je me convaincs que j'ai lu les livres que je devais lire et écrit les pages que je devais écrire, souvent les unes par les autres. Goûtant ainsi d'un incontestable sentiment d'infini, je dispose de la preuve que j'ai vécu la vie que je devais vivre. » (Jérôme Peignot, ma part d’infini, les Impressions nouvelles, 2020)
→ Magnifique incipit. Pour moi aussi il s’agit d’écouter le mouvement qui me porte vers tel livre, tel auteur, ce que je fais donc ici avec ce livre de Jérôme Peignot. Mais il me faut me livrer à une ascèse supplémentaire, à laquelle je suis encore peu apte : parvenir à discerner ce qui m’est vraiment pâture dont j’ai besoin ; et ce qui m’attire parce que cela titille mon insatiable curiosité, voire une forme de boulimie de connaissance. Mon besoin aussi de savoir et de faire savoir que je sais !
De la lecture
Jérôme Peignot : « La lecture m’est aussi indispensable que l’air que je respire. » (p. 12). S’ouvre alors une belle analyse -le livre en comporte plusieurs, libres, vivantes, inspirées-, sur un aspect du Coup de dés de Mallarmé : l’histoire du marin pris dans un ouragan et qui se prépare de son mieux à anticiper sa mort : « Ce n'est guère plus d'un an avant sa mort que Mallarmé a écrit son poème. À croire que cette mort, lui aussi la sentant venir, il entendait la décrire. Ce qui incite à le croire c'est le traitement typographique qu'il fait subir à ses alexandrins. Éclatés, pourvus de tout un appareillage de blancs dont les dimensions se référent toutes au douze typographique de Didot, ils évoquent les halètements d'une respiration qui se cherche. Dans le même temps, ils sont comme la préfiguration de l'éblouissement dont il est déjà le spectateur. Interrogé par Valéry au sujet de ce qu'il avait voulu faire avec le Coup de dés, Mallarmé a répondu : « le calligramme de l'Univers ». Ainsi, tout porte à croire que ce que le poète a voulu nous donner à voir ne serait rien d'autre que la mort. » (p. 13)
Le point Didot
Et puisqu’ici on parle d’une famille de grands typographes, les Peignot, on se renseigne sur ce « douze typographique de Didot » qui règle les blancs du Coup de dés. « Le Didot ou point Didot, créé par François-Ambroise Didot en 1785 est un point typographique qui vaut 1⁄864 pied du roi. Douze points Didot font une unité cicéro. Sa taille est théoriquement de 15625⁄41559 mm, soit environ 0,375 971 millimètres, bien qu’il en existe certaines variantes dont 0,376 065 mm : valeur traditionnellement utilisée en imprimerie européenne. Le point Didot est utilisé en typographie traditionnelle. La typographie informatique et la publication assistée par ordinateur (PAO) utilisent de nos jours le point pica (valant 0,94 point Didot).
Écriture manuelle
Mais la typo informatique et la PAO, il ne les aura guère employées, Jérôme Peignot, tenant de la seule écriture manuelle : « Grâce à l’écriture manuelle, la seule que je connaisse, j’ai la sensation de dessiner autant que d’écrire. Cela a beau opérer dans le même temps que je forge mes mots, je travaille mes courbes et contre-courbes qui tiennent leur élégance de la tenue de ma pensée. L’écriture est la flamme qui m'aide à partir en douceur. Est-ce à dire que d'avance l'écriture témoigne du bonheur de mourir ? » (p. 16) – et du coup, on rêve de la voir, cette écriture manuelle de Jérôme Peignot, voire de recevoir une missive de sa part, pour la découvrir !
Héritage et construction
Pour moi aussi en ces premiers mois d’état orphelin qui me font unir à nouveau dans ma pensée mes deux parents, cette analyse que fait Jérôme Peignot même si je ne souscris pas à tous ses aspects, notamment sur le contre-pied radical ! : « Qui étaient-ils ces gens (entendons mon père et ma mère) pour m'avoir fait ou plutôt défait ? Oui, défait parce que l'un comme l'autre m'ont été radicalement contraires et que je n'ai pu me bâtir qu'en prenant radicalement à contre-pied ce qu'ils furent l'un et l'autre. Pourtant, l'autodidacte que je suis s'est construit seul avec ce que j'ai hérité d'eux ; de l'un la typographie et par elle, l'écriture et finalement la typoésie et la littérature, de l'autre, la musique qui, sur le tard m'a introduit à la poésie grâce à laquelle je survis. Je suis assuré que ce qui m'a structuré, c’est mon travail et lui seul. Compte tenu de mon grand âge et de la fragilité qu'il engendre, je sens que déjà je ne suis plus que transparent ; que ce que j'ai écrit et qui m’a fait dans le même temps qu'il m'a fondu dans le monde comme il va, s'oublie et passe. Allons, cela fait du bien, vous grise même de pouvoir se dire qu'on a vécu ; vécu d'autant plus heureux de respirer que cela fut pour dire la part de beauté dont on a eu l'idée, et qu'on s'est montré capable de l'exprimer. » (p. 18)
→ Me suis-je donc construite seule à partir de mon héritage familial ? En partie oui, mais en partie seulement. Ou plus exactement, sans doute ai-je été très seule dans ma construction, mais en ayant la ressource de m’appuyer sur tout ce qui a été mis à ma disposition. Il a fallu que je veuille le prendre, cet héritage, je pense à la musique, je pense à la littérature. Pas beaucoup de guides tout au long de ma vie, pour m’orienter dans ces mondes foisonnants mais j’ai su très tôt que ça existait, j’ai compris très tôt que cela me portait. Ce contact précoce avec l’art est loin d’être le lot de tout le monde.
« Pour peu qu’on soit vrai, n’être que celui qu’on est grise et aide à percevoir la mesure du monde », dit aussi Jérôme Peignot (P. 16), citation que je monte ici en me demandant si c’est sa juste place, à la suite des considérations sur la manière dont on peut se construire ?
Flacon de sels
apprendre d’un tout jeune contributeur de Poezibao qu’il suivait le site « à quatorze ans, quand [il] ne pouvai[t] [s’]'entretenir de poésie avec personne » – recevoir d’un grand écrivain profondément admiré deux superbes dédicaces – apprendre que les enfants plébiscitent les petites mallettes et autres jeux autour de la médecine en ce noël 2020, se demander si c’est triste ou heureux et conclure les deux ma capitaine – regarder la petite boule à neige avec une chouette toute blanche qui attend sa future destinataire, une petite fille très aimée qui adore les chouettes – se souvenir de la joie de ces petits enfants très aimés lorsque j’active mon appli de chants d’oiseaux et que je leur fais entendre la chouette de Tengmalm, découvrir qu’en allemand on l’appelle raufußkauz et en italien civetta capogrosso et que son nom savant est Aegolius funereus – apprendre que la nyctale de Tengmalm ou chouette de Tengmalm (Aegolius funereus) ou, encore, chouette boréale est une espèce de petit rapace nocturne de la famille des Strigidae –
Dialogue avec l’enceinte connectée
dis siri joue moi de la musique classique – je n’ai pas trouvé de musique classique sur apple music – dis siri joue moi mozart – je n’ai pas trouvé mozart sur apple music – dis siri joue moi un concerto pour piano – je n’ai pas trouvé un concerto pour piano sur apple music – apple music est nul, tais-toi !
Votre ouvrage
Superbe citation de St Jérôme donnée par Jérôme Peignot : « Ne cherchez aucune satisfaction en dehors de votre ouvrage qui est seul digne de vos soins et seul doit compter pour vous, puisqu’il est vous-même. Pour lui, rendez vous libre de tout lieu. Alors, quelquefois, du milieu de votre obscurité et de votre solitude, il vous arrivera d’entendre l’applaudissement des anges.
→ citation qui vient en écho à une incitation d’un contributeur de Poezibao à tourner mon attention vers un livre des éditions de la Bibliothèque, dirigée par Jacques Damade, un livre de Lucrèce Luciani, Trois Biblio-choses, sous titre L’Ombre des bibliothèques.
De la lecture, encore et toujours
« Il n’était pas de lecture sérieuse qui ne contribue à renforcer le bleu du ciel dans ce qu’il a d’insaisissable. », Jérôme Peignot, encore (p. 24-25)
De la mort
Il est constamment question de la mort, presqu’à chaque page, à chaque paragraphe de ce livre, composé de courts fragments. Mais rien de morbide ici, plutôt une sorte de compagnonnage, qui n’est pas que d’idée mais aussi de cœur et d’âme devrait-on dire. Voici une preuve, parmi d’autres : « Je n’ai nullement envie de mourir. J’aime trop les dentelles de soleil entre les arbres et les cris des oiseaux mesurés et fous à la fois. Non. J’essaye seulement de me dire que la mort fait partie intégrante de cette merveille et que par voie de conséquence, elle mérite, elle aussi, d’être vécue le plus possible en conscience. »
→ Vivre la mort en conscience, sans doute n’est-ce pas possible, mais s’y préparer le plus en conscience possible, comme pour être présent jusqu’au dernier instant, oui sans doute est-ce la visée de Jérôme Peignot comme l’atteste tout ce livre. En des pages qui me font souvent penser à Jacques Robinet en sa Monnaie des jours.
De l’écriture et de la mort
« Le déchiffrement de l'écriture épigraphique de Cnossos a fait reculer de sept siècles les débuts de l'histoire Grecque. Elle confirme que les Grecs de l'âge de bronze ont bel et bien cherché querelle aux Troyens. De là à avancer qu'on est sur le point de retrouver le manuscrit de l'Illiade. Découvrir le texte d'Homère ce serait moins réveiller un mort que s'assurer que mort, en vérité, il ne l'a jamais été. Ce tournis-là on l'éprouve tandis qu'on écrit. Alors, de l'infini on connaît l'extrême douceur, voire le bercement. Et si c'était le rythme de cette imperceptible palpitation du monde que j'avais cherché à évoquer dans l'analyse de l'écriture à laquelle je me suis livré une bonne partie de ma vie ? » (p. 31)
Acousmatique
Dans la foulée de ma lecture de Ma part d’infini, je lis quelques articles sur Jérôme Peignot (lui aussi malgré un âge certain écrit ici ou là se précipiter sur Internet pour chercher des réponses à ses questions. A-t-on déjà oublié comme il était parfois difficile de répondre aux questions que l’on se posait ?. Qu’il fallait souvent aller en bibliothèque, fouiller (cela suppose savoir fouiller dans une bibliothèque ce qui ne va pas de soi), recopier, collecter, errer. Recourir parfois aux services de SVP ou au Quid ? Aujourd’hui, une question, un clic ou deux et voilà toute la biographie de Jérôme Peignot à ma portée, l’histoire de sa famille de typographes, sa mère cantatrice, etc. Et puis cette découverte inattendue : « Auteur d'une trentaine d'ouvrages, il s'est fait connaître en obtenant le Prix Sainte-Beuve, en participant à diverses actions politiques, en publiant Les Écrits de Laure [qui était sa tante] et en dirigeant un ouvrage important sur la ‘Typoésie’. Il est connu également pour avoir lancé la notion d'acousmatique dans les années 1960. Le voilà donc rapproché par moi de François Bayle que j’ai longuement écouté récemment sur France Musique parler de musique concrète & d’acousmatique !
Flacon de sels
emprunter la rue césar franck, y découvrir une grande boutique mes chaussettes rouges et imaginer les chevilles habillées de rouge vif de césar franck danser sur le pédalier de l’orgue de sainte-clotilde – découvrir que, arrivée d'italie, une tricoteuse dernière génération busi giovanni trône dans la boutique mes chaussettes rouges de la rue césar-franck et qu’il s’agit d’un vrai bijou de mécanique, « idéale pour les petites séries et commandes spéciales », selon jacques tiberghien, cofondateur de mes chaussettes rouges – se dire qu’en revenant du marché jeudi prochain, la charrette remplie de pommes de touraine, de harengs de la baltique et de tulipes de hollande, il faudra regarder à travers la vitrine de cette boutique pour voir la tricoteuse de la rue césar franck en pensant à nouveau aux claviers d’un grand orgue – découvrir en attrapant au hasard un livre dans la bibliothèque de volumes anciens hérités des deux familles un texte formidable de bernardin de saint-pierre, avoir l’idée d’une nouvelle rubrique pour poezibao, varia et archives et y publier illico presto le texte en question – y trouver un écho avec de récentes réflexions sur les cartes, les noms de lieux et des si bien dits lieux-dits, lieux ne sont plus dits, pensait déjà bernardin de saint pierre au 18ème siècle – tirer de la pile de livres le merveilleux petit opus édité par macula carnet 9, Allemagne & varia du grand géographe paul vidal de la blache – penser au fils d’une amie qui fait des études de géographie et à une petite fille très aimée bien jeune pour se confronter aux notions d’agglomération, de métropole, etc. et boucler ainsi la boucle vers bernardin de saint pierre.
Balbutier l’au-delà
Jérôme Peignot : « Quand je n’écris plus les malaises reprennent le dessus. En revanche, quand je m’y remets j’ai le sentiment de brûler le mal dans le feu de mon écriture. Pourtant, à la faveur de ce combat, il me semble que je donne le meilleur dont je suis capable. J’ajoute enfin que ces moments sont les plus heureux, non pas seulement de ma vie de vieillard, mais de ma vie tout court. Comment dire cela autrement : si décrire me maintient en vie cela, aussi, me préparer à la mort, à me trouver réduit déjà en cendres. A l’arrière-plan de ce que j’écris dans ces circonstances, j’ai la conviction de m’entretenir avec l’au-delà, de le balbutier. » (p. 41)
Et cela encore, un peu plus loin en s’appuyant sur cette magnifique citation de Desnos : « Je ne crois pas en Dieu, mais j’ai le sens de l’infini. Nul n’a l’esprit plus religieux que moi. Je me heurte sans cesse aux questions insolubles. Les questions que je veux bien admettre sont toutes insolubles. Les autres ne sauraient être posées que par des êtres sans imagination et ne peuvent m’intéresser. » Commentaire de Peignot : « lisant ces lignes de Desnos je saisis que c’est moins par obsession de la mort que j’écris ce livre que pour tenter de répondre à la question soi-disant ‘insoluble’ entre toutes. C’est l’approche de la mort qui m’a mis l’encre à la plume. Le meilleur de soi c’est souvent hors de soi qu’on le trouve. » (p. 42)
Rêver sur les pierres
alors que le livre de Roger Caillois est posé là à côté de moi et que derrière moi est ouvert Au cœur des pierres des éditions fage, je suis arrêtée par la mention, dans le livre de J. Peignot, d’une agate à eau. « Dans le livre d’Alain Joubert Une goutte d’éternité, je tombe sur ce passage où il raconte que sa femme et lui avaient acquis une agate à eau de petite taille. : ‘Qu’est-ce qu’une agate à eau ? Un pierre tranchée présentant une surface lisse et transparente, sous laquelle on voit bouger une goutte d’eau pour peu qu’on l’agite doucement. Une sorte d’eau qui a des millénaires, une goutte d’eau sans âge véritable, une goutte d’eau qui a traversé tous les temps pour venir se blottir maintenant au creux de ma main, une goutte qui sera toujours présente dans d’autres millénaires et dans d’autres mains, une goutte d’éternité.’ »
→ ce rêve que toute pierre, la plus banale, renferme un monde secret
→ cette goutte sauvée de l’évaporation, sauvée de l’embarquement à bord de quelque rivière, d’un fleuve, exemptée de mer, cette goutte fossile qui oscille doucement comme dans un niveau à bulle...
→ je me souviens des pierres dures de ce petit collier acheté en Allemagne et dont on me dit alors qu’il était en moosachat, der Achat, l’agate, l’agate des mousses. Les mousses, l’eau, l’agate, l’agate mousse. Le vert et l’eau !
Beaucoup de souvenirs de minéraux en Allemagne, le boutique de pierres dures d’Oberkirch désormais à Aachen et la grande boutique de Freudenstadt. Quelques achats pourvoyeurs de rêves sans fin. Le cœur des pierres.
Du commerce avec les morts
« Finalement, depuis que j'entretiens des liens toujours plus suivis et affectueux avec mon frère aîné Rémy, mort il y a déjà plus de trente ans, depuis qu'en dépit de son soi-disant ‘départ’, Lola et moi vivons notre amour comme nous ne l'avons jamais vécu du temps où nous étions encore en vie l'un et l'autre ; depuis, enfin, ce livre dont je sens qu'il me faudra soutenir l'audience quand bien même, à mon tour, je ne serai plus de ce monde, j'en suis arrivé à penser qu'à la condition de le reconnaître, nous vivons déjà aussi d'une vie de morts et cela sans qu'il soit possible d'en douter. Pour ce qui me concerne, cette vie j'en connais bien les colorations affectives. Si comme c'est probable, on ne me croit pas c'est seulement qu'on se laisse dicter sa réaction à mon dire par des convictions éculées qui régissent la sensibilité ordinaire. À ceux qui s'obstineront à ne pas vouloir m'entendre, j'assure qu'il est possible de ne pas tomber dans ces entraves a priori qui bornent nos sensations. De la vie à la mort il n'y a pas de solution de continuité, mais, même, épanouissement illimité par toute perception. ». Jérôme Peignot, encore (p. 48) ?
Un miroir qui nous rappelle à l’ordre de nous-mêmes
Et lisant les stoïciens, lisant Diogène, Cicéron, Épictète, il ajoute : « A lire ces textes, singulièrement Épictète, on a le sentiment de se trouver face à un miroir ; un miroir dans lequel à bien y réfléchir, on voit celui qu’on n’a pas le courage d’être vraiment ; un miroir qui nous rappelle à l’ordre de nous-mêmes. ».
→ n’est-ce pas alors cela lire, se tendre à soi-même un miroir pour nous rappeler à l’ordre de nous-mêmes. Serait-ce la source de cette impression si souvent éprouvée, entrant dans la lecture, d’un retour à soi, d’un retour chez soi.
Vivre en société est un art
J’aime beaucoup aussi ce qu’il dit de Cicéron et qui peut m’aider à lutter contre un sentiment quelque peu misanthrope qu’il m’arrive d’éprouver depuis le début de cette catastrophe sanitaire : « Cicéron nous dit que vivre en société est un art. Il insiste même sur le mot. Pour lui ‘on écrit ses rapports avec autrui tout comme on maîtrise l’écriture poétique. Chaque échange est une création à part entière qui fait du bien aux instigateurs de la rencontre, à celui qui en est l’initiateur comme à celui qui y répond et qui en devient un poète à son tour’ »
« Je crois mourir quand je n’écris plus »
« Si je continue de travailler si fort, si tard c'est parce qu'il fallait que, ma mort, je la mérite. Autrement dit je ne connaîtrai pas, comme l'a laissé entendre cette voyante, la gloire posthume.
Je crois mourir quand je n'écris plus. Quand cela dure c'est pire : je suis mort depuis longtemps. Je traîne et vis quoi ? Une sorte de vie mais pas elle. La vie à l'envers.
Écrire à mon âge, c'est prolonger la vie, la prolonger tant qu'on écrit. Finalement j'en suis venu à penser que l'écriture c'est la vie même, le sang respiration comprise. Je vis comme j'écris ou plutôt je vis encore comme j'écris encore jusqu'à faire pièce à la mort même, la remplacer par une vie d'œuvre, plus heureuse parce que plus consciente. Il est tout de même étrange de devoir constater comme le pouvoir de créer donne sa couleur à l'univers. » (p. 67)
Élucubration
Et si comme les Allemands se réservant le droit, jusqu’au dernier moment, de bifurquer, de mourir ou de vivre, d’allumer ou d’éteindre, par le verbe nous terminions, sans cesse devant nous le poussant et le rejetant. Et si la fin sans fin nous différions et si le point rond comme un petit ballon, passe sur passe, oublieux du but, encore et encore nous le repoussions. Autrement penserions-nous ?
Belle leçon d’écoute
Toujours à la recherche de manière d’écouter la musique, je retiens ces mots de Jérôme Peignot : « En écoutant à fond la partition Mort et transfiguration de Strauss, je m’avise que chaque fois que le compositeur trouve la mélodie qu’il cherchait, à peine l’a-t-il esquissée qu’il s’empresse de la dissoudre dans une autre. Ainsi, suit-on l’entreprise de construction et de déconstruction mêlées et l’on ne saurait perdre ne fût-ce qu’une note de cette Transfiguration, cette mort qui ne vit que de ne pas en être une. »
Cyprien Katsaris
Depuis hier soir j’écoute de très nombreux enregistrements de ce pianiste. Je suis frappée bien sûr par son époustouflante agilité digitale, notamment dans les grands traits de la musique, un perlé incroyable qui fait que l’on entend chaque note, même dans les mouvements les plus fous. Mais aussi l’élan qui porte la musique sans cesse vers l’avant. Je pense aux propos de Celibidache sur la nécessité pour le musicien, dès la première note de l’œuvre qu’il joue, de savoir exactement où il va et tout le déroulement, le développement contenu dans ces quelques notes du début. Avec Katsaris on a tout à fait ce sentiment d’être embarqué à bord d’un mouvement très construit, très sûr, qui ne vous lâche pas. J’ai éprouvé cela particulièrement en écoutant le premier des Klavierstücke D 946 de Schubert, mené à un rythme plus qu’allant, presqu’endiablé. Mais avec un art des transitions extraordinaires qui donne sa profonde unité à cette musique que tant ne savent pas faire vivre. Cette pièce a été écrite à la toute fin de la vie de Schubert en 1828 donc à la même époque que le Voyage d’hiver.
Méthode
« Je corrige plus que je n’écris. Par là j’entends que c’est aux moments où je reprends que je procède à l’essentiel. Paradoxalement je suis dans mes reprises bien plus que dans mes premiers jets » (Peignot, p. 88)
Et d’ailleurs un peu plus loin, citation de Caprograssi (le livre de Jérôme Peignot reflète aussi l’ampleur et la force de ses lectures et est un réservoir de citations magnifiques) : « Les affres (de ceux qui écrivent) ne sont que les intermittences de la vie de la pensée. Il y a un moment où le vent de l’inspiration nous porte et la barque avance : il y a des moments où le vent cesse. Il y a des moments et ce sont les plus tristes, les plus douloureux, où tout le travail qu’on a fait semble vide, insignifiant, banal, se fracasse, chute. Ce sont les plus pénibles. Quand on travaille avec sa tête, on est nécessairement sujet à des crises. Le travail de la pensée est ces crises. »
Et lui aussi, les cailloux
Je n’oserais pas dire que je ressens Peignot comme un frère en cailloux mais tout de même, je suis bien frappée par cette page : « J’ai trouvé mon caillou, un cœur noir, sur une plage reculée de l’île d’Yeu. Je m’étais laissé dire que l’endroit était le meilleur de l’île pour les cailloux mais on me l’avait dit que contre la promesse de ne pas le révéler à qui que ce fut. Ce matin-là, tôt, j’étais absolument seul sur cette place. C’est lui qui m’a trouvé. À marée descendante des sortes de tunnels se forment par où l’eau se retire. J’avais introduit le doigt dans l’un de ces canaux souterrains dont on eut dit l’intérieur d’un sexe féminin et frappé par la douceur de la pierre j’avais aussi ramené le caillou à moi. Je ne m’attendais pas à un pareil trésor (...) bien que noir ce cœur, quoi que j’en écrive, était d’une douceur infinie qui me grisait absolument. Je le caressais durant des heures et si je l’avais perdu j’en aurais été détruit. » (p. 97-98).
Moi aussi mon caillou qui n’est pas noir ni si doux m’a trouvée. Je marchais sur une plage de la baie de la Fresnaye quand soudain je l’ai vu, là, au milieu de tous les galets, les cailloux, ce visage, clair, presque lumineux, pas très grand. J’avais continué à avancer mais j’ai dû revenir sur mes pas, le retrouver, le photographie et puis tenter de l’extraire, ce qui fut facile. Il est désormais sur mon bureau et je l’appelle ma pierre d’écriture !
5 au 12 décembre 2020