On peut lire aussi cette parution du flotoir (15 janvier - 11 février 2021) au format PDF, en cliquant Sur ce lien
Vers et prose ? (Julien d’Abrigeon)
Via la belle « Disputaison » organisée pour Poezibao par Jean-Pascal Dubost ; j’aime bien ce que je lis ce matin, préparant la parution du jour : « Je constate par expérience qu'il est très intéressant de travailler une prose contenant des éléments de métrique dissimulés lorsque l'on veut faire naître un rythme particulier, tenir sa phrase. Le vers caché dans la prose, comme le ver dans le fruit, apporte l'animal, la rupture, une construction dans la construction. Je l'ai expérimenté principalement dans Sombre aux abords où la métrique dissimulée me permettait tantôt de faire référence à l'écriture biblique, ou médiévale, romantique, tantôt d'imiter la musique springsteenodylanienne du modèle palimpsesté. C'était un outil, comme la ponctuation, la coordination ou l'asyndète mais nombreux sont les écrivains qui ont su travailler le vers dans la prose. Ainsi, la prose du livre de Chloé Delaume, Le cri du sablier (2001) est clairement intrinsèquement construite d'alexandrins digérés insufflant le tragique dans la langue. Le fruit du vers dans la prose. La prose permettant au vers métré de retrouver sa vigueur, le vers permettant d'irriguer la prose de la mélodie de la tragédie. » (contribution de Julien d’Abrigeon).
Une grandeur inquiète et exaltante
Bien aimé cet extrait du Journal de Christian Prigent (Sitaudis en publiera désormais chaque mois quelques pages) : « L’école, au moins, peut suggérer qu’il y a eu, donc qu’il y a, traduite en textes, une grandeur inquiète et exaltante ; que ce n’est pas un hasard que nous soient restés Bouvard et Pécuchet ou Les Illuminations et pas la flopée des œuvrettes habiles qui, alors, occupaient les étals ; que Flaubert et Rimbaud existent aujourd’hui, sous d’autres noms, et qu’il n’est pas impossible de le savoir et d’en partager la génialité (plutôt que ce qu’en dévaluent leurs épigones ou leurs ersatz mainstream). »
Et j’ajoute ces mots, de Prigent encore, tiré d’une note de lecture du livre d’Alain Frontier, Du mauvais père : « Le point d’énonciation (qui parle ?) est obstinément indécis. Cette hésitation se résout ici et là dans la neutralité géométrique d'un ‘on’ qui est comme la somme des angles (de vision). Le charme vient de là. Il sourd de ce flottement quasi hagard (qui voit ? qui éprouve ?) et de la brutalité des alternances qu’il engendre (les sutures à la fois cassantes et souples du montage). On passe à toute vitesse des panoramiques narratifs aux zooms descriptifs hypotyposés (vif effet ‘de réel’) — et vice versa. Le rythme que cela développe impressionne, parce qu'il est comme la vie : il scande au fil d’un fondu enchaîné implacable l’infini sensoriel que ne saurait jamais résorber le fini par quoi la langue le cadre et tente de l'arrêter. »
Note de passage
Fermant le journal, pourtant de qualité, et peut-être surtout son supplément littéraire, cette pensée de n’avoir pas été en contact avec beaucoup d’intelligence ce soir et ce besoin de lire un peu de Cixous-antidote, avant d’éteindre
Schubert
J’aime bien le petit livre Un hiver avec Schubert d’Olivier Bellamy. De courts chapitres sur différents thèmes. C'est simple mais souvent très intéressant, j'apprends beaucoup de choses et je découvre des points de vue nouveaux. Deux remarques par exemple, dans des registres différents, mais que je rapproche ici :
« Sans être un Victor Hugo défiant l’empereur et préférant l’exil à la soumission, Schubert se révèle un opposant actif au pouvoir de Metternich. Il fait preuve dans sa vie et dans son œuvre d’indépendance d’esprit, de rébellion tranquille. »
et : « Sur le millier d’œuvres composées par Schubert, une centaine a été publiée de son vivant (la moitié entre 1826 et 1828). »
L’ambivalence de Schubert
Il y revient constamment Olivier Bellamy à cette ambivalence schubertienne, que je perçois si intensément, si précisément, parce que sans doute je la connais, alors que les ruptures schumaniennes me font peur et m’excluent. « L’ambivalence de Schubert est telle, son besoin de sortir du cadre, d’échapper à la règle si fort que c’est le plus souvent dans le ton majeur que la Mort lui apparaît le plus nettement, en transparence. Il y a dans cette Symphonie n 2 quelque chose de puissant et de léger qui est de l’ordre de la rencontre d’un créateur avec le sujet de sa vie en germe. D’où une impression de totale liberté qui échappe à l’analyse et d’une étrange perfection. » (Olivier Bellamy, Un hiver avec Schubert, Buchet/Chastel)
Et un peu plus loin : « Schubert affectionne les modulations brutales de tonalités chromatiques très proches sur le clavier mais très lointaines sur le plan harmonique. Par exemple, il lui arrive de passer sans transition de do majeur à ré bémol majeur : un demi-ton de différence mais un monde qui les sépare. Ses premiers auditeurs ont dû n’en pas croire leurs oreilles. Cet effet surprenant, Schubert l’a trouvé tout naturellement dans ses lieder pour suivre un contraste du texte, un glissement du sens. Il l’a réutilisé dans ses œuvres instrumentales. »
De la perception d’une œuvre au fur et à mesure du temps
Un point de vue à creuser, tant il est vertigineux : quid de la perception d’une œuvre, ici musicale mais elle pourrait aussi bien être picturale ou littéraire, au fur et à mesure qu’elle pénètre davantage de consciences, qu’elle traverse davantage de temps. La question est bien posée par Olivier Bellamy : « Peut-être la perspective d’une œuvre complète, si elle s’approfondit forcément grâce à l’intégration de tous ses paramètres épars et en vertu des heures que nous lui consacrons, se décale-t-elle de génération en génération en fonction de l’air du temps qui parle à notre place, de ce que nous avons retenu du jugement de nos maîtres, et de ce par quoi nous nous sommes opposés à eux pour forger notre propre goût. Ainsi ce que nous jugeons ‘schubertien’ aujourd’hui n’est peut-être qu’un aspect, certes essentiel, mais pas supérieur aux autres. Quand nous martelons ‘schubertien’ avec assurance, nous oublions que nous avons connu Wagner, puis Debussy et peut-être Kurtág, que nous ne pouvons plus faire abstraction de leur esthétique qui s’est infiltrée en nous et qui nous commande de juger ‘schubertien’ ce qui doit beaucoup à Wagner, à Debussy, à Kurtág, ou à l’idée que nous nous en faisons aujourd’hui et qui se déplacera sans doute demain. Ainsi ce que nous pensons identifier comme le caractère original d’un créateur, une fois débarrassé des clichés propres à son époque, est certes original puisqu’il nous touche toujours, mais pas forcément pour les raisons que nous lui imputons – influencés que nous sommes par plusieurs couches successives de musique et d’histoire de la sensibilité humaine. Connaître toujours plus est enrichissant, mais ne nous vaccine en rien de l’erreur d’appréciation ou du moins du discernement aléatoire qui nous fait voir comme absolu ce qui comporte toujours une part de relatif, de contingent. »
Flacon de sels
assister au séminaire d’hélène cixous pour la première fois – ne pas résister à emporter chez moi un nouvel ensemble de disques ayant appartenu à p. – en rentrer la référence dans le listing de la discothèque et découvrir des merveilles et quelques doublons-échos de nos passions communes – plonger dans mon énorme collection de marque-pages – découvrir un type de toupie que je ne connaissais pas, la toupie anagyre, qui ne tourne que dans un sens – parcourir le catalogue de ce site entièrement consacré aux toupies – penser à toutes les petites merveilles modestes achetées ici ou là en Allemagne ou même chez l’horticulteur breton et qui dorment sans tourner dans une grande boîte dans le placard – lire les carnets de laurent margantin – écouter une paracha (un paragraphe) du livre de l’exode, les trois dernières plaies d’égypte puis un passionnant commentaire sur les calendriers juif, égyptien ancien, chrétien et musulman, selon qu’ils se calent sur le soleil, la lune, voire les deux – découvrir le deuxième mouvement de la sonate violon et piano de grieg dans l’interprétation de dumay et pirès –
Carnets de Laurent Margantin
Il publie dans sa maison d’édition Œuvres ouvertes une nouvelle mouture de ses carnets du nouveau jour. J’aime ces annotations la plupart du temps très brèves, sur la nature (à la Réunion où il vit), sur ses lectures (le domaine allemand surtout, Goethe, Kafka, Novalis dont il a traduit Grains de pollen, Hölderlin alors qu’il a vécu plusieurs années à Tübingen, mais aussi Peter Handke et bien sûr Kafka dont il traduit le journal.)
« Francis Ponge, Le Carnet du bois de pins : ‘Ce qui importe chez moi, c’est le sérieux avec lequel j’approche de l’objet, et d’autre part la très grande justesse de l’expression. Mais il faut que je me débarrasse d’une tendance à dire des choses banales et conventionnelles. Ce n’est vraiment pas la peine d’écrire si c’est pour cela.’ » (p. 6)
Goethe, l’imagination, la mémoire
En cette même page des Carnets de Laurent Margantin : « Goethe, Voyage en Italie, 25 octobre 1786 : ‘J’ai quitté Pérouse par une matinée superbe et goûté le délice d me retrouver seul. La situation de la ville est belle, la vue du lac, extrêmement agréable. J’ai bien gravé ces images dans mon souvenir (ich habe mir die Bilder wohl eingedrückt / Das Bild – l’image : qu’on imprime en soi, qu’on grave – son propre esprit comme instrument faute d’appareil photo, de caméra – Goethe aurait pu dessiner le paysage aussi, mais il est en route et il fait confiance, à force de l’exercer, à sa faculté de graver en soi des images – soit littéralement, déplié, le mot allemand Einbildungskraft, imagination. »
→ Oui on gravait dans son souvenir alors, parce qu’on n’avait pas d’autres moyens. Aujourd’hui tout s’enregistre (et se diffuse, pour le meilleur et pour le pire) et c’est sans doute une terrible déperdition pour l’imagination et son travail. J’ai tant de souvenirs de tous ces temps intermédiaires où l’on commençait à « enregistrer », bandes magnétiques, cassettes, CD à graver, toute cette succession de pas vers la collecte quasi intégrale de tout ce qui advient, sans choix, sans hiérarchie. Je me suis aussi beaucoup interrogée sur cette véritable pulsion à enregistrer, à ce manque de confiance au fond accordé à sa propre mémoire et au travail intérieur sur ce qui s’est passé et sur ce qui a passé. Le Flotoir est à sa manière aussi une tentative de garder trace du flux.
Pour une fois
Pour une fois, une remarque positive sur le port du masque : « Le bas du visage caché : on ne voit plus la bouche qui énonce, qui affirme, qui juge, qui condamne - bien sûr on l'entend encore, mais quand elle se tait on parvient très facilement à l'oublier, et c'est un soulagement. Le nez qui renifle a lui aussi disparu. Ne restent que les yeux, les yeux silencieux, plus calmes souvent : accueillent la lumière, regardent parfois avec une plus grande attention obéissent moins à la bouche et gagnent en autonomie. »
→ Il y aurait peut-être cette importance redonnée au regard, à l’échange de regard, peut-être plus vrai que ce que peut exprimer le reste du visage ou bien le contredisant et nous incitant à ne pas juger trop vite. Par exemple un regard qui dit une forme de détresse alors que tout le visage n’est que tension vite traduite comme méchanceté, agressivité, etc. Parfois, pas toujours soyons honnête, le puits d’un regard qu’il vaut la peine de sonder versus la surface dure et opaque d’un visage tout entier ?
Cette démarche, ma méthode
Je suis intéressée par la démarche de Laurent Margantin qui a pris acte de la frilosité (ou du manque total de moyens) de bien des éditeurs et qui a décidé de publier lui-même ses travaux, qu’il s’agisse de ses très passionnantes traductions de Kafka, abondamment documentées ou bien de ses propres écrits. Il passe semble-t-il par un service proposé par une grande plate-forme américaine et qui travaille sans doute en publication à la demande. L’inconvénient pour moi réside dans la qualité éditoriale avec un papier et une typographie médiocres. Et quelqu’un comme Laurent n’a pas besoin d’un relecteur professionnel, ses manuscrits sont impeccables.
Mais il est tout de même significatif que ces carnets, je les ai lus par deux fois quasi à réception ce que je ne fais pas, hélas, pour la quasi-totalité des livres reçus. C’est d’ailleurs une erreur tactique, comme de ne pas répondre très vite aux mails, sous prétexte de « bien » répondre. Le temps passe, le mail s’incruste dans la boîte aux lettres tandis que la forte envie de répondre, très présente lors de la réception de la lettre, s’atténue. Pour les livres, le flux a toujours une grande longueur d’avance sur moi, c’est un peu terrible. J’ai désormais une liste d’une quinzaine de livres que je veux absolument lire. Cela ne fait que seize ans que je cherche ma méthode, je finirai bien par trouver !
Je reviens aux Carnets. Si je les lis si vite, c’est aussi que clairement, les journaux, les notes de carnet, pris eux aussi dans le vif du flux, c’est bien souvent ce qui me retient le plus dans tous les livres que je reçois.
Les toupies anagyres
En feuilletant le site internet de toupieshop (un vrai régal pour l’amateur et le collectionneur de toupies), j’ai découvert un type de toupies que je ne connaissais pas. Ce sont les toupies anagyres. Que m’en dit la célèbre encyclopédie en ligne : Anagyre est le nom donné à un objet paradoxal qui, lancé dans le sens naturel de rotation tourne rapidement, alors que lancé dans le sens opposé, il s'arrête après quelques instants en vibrant, pour repartir dans le sens contraire et naturel de rotation. Les anagyres sont aussi appelées pierres celtiques, parce que les Celtes auraient trouvé des galets ‘magiques’ qui tournaient dans un sens mais pas dans l'autre. (...) Lorsque l'anagyre est lancée dans le sens contraire, son énergie cinétique de rotation se convertit en l'énergie d'un mouvement oscillatoire du fait de la géométrie spécifique de l'objet, puis en énergie de rotation mais dans le sens opposé (sens naturel de rotation). »
J’ajoute à ces notes sur l’anagyre, cette remarque de Philippe Jaccottet, reprise des Carnets de Laurent Margantin. « Philippe Jaccottet, La Semaison : ‘Restons fidèles à notre expérience immédiate plutôt que de vouloir tout écouter de ce qui la contredit de l’extérieur’ ». (p. 23)
Carnet, écriture
« Écrire dans le carnet jusqu’au moment où s’ouvre un nouvel espace, inconnu auparavant » (p. 36)
Jeux d’échos entre auteurs essentiels
Je l’ai dit, ce que j’aime dans ces Carnets de Laurent Margantin (on peut en fait en suivre l’écriture au jour le jour sur son site), ce sont les échos opérés sciemment ou non entre ses auteurs essentiels, Kafka, Handke, Goethe, Novalis, Hölderlin et quelques autres. « PH à propos de Kafka : ‘il est dépassable (überwindbar) – et il importe pour lui de le dépasser – ce qu’il s’efforce de faire livre après livre – mais comme la grotte évoquée par Nietzsche où, longtemps après la mort de Dieu, apparaissait son ombre, celle de Kafka est partout présente dans l’œuvre de Handke, jusqu’à aujourd’hui. » (p. 47)
Handke
« PH : mettre les mots à la place qui leur revient – il y a un ordre des mots (du langage) qui correspond à l’ordre du réel (de la vision). » (p. 52)
Une clé
Oui sans doute une clé pour comprendre l’approche de Laurent Margantin et le petit reproche que je peux peut-être lui faire, étouffer parfois ses émotions : « Chez moi, la fiction est tournée vers la mort. Écrire autrement, ici et maintenant, c’est donner le primat à la vie ».
→ Cela explique aussi sans doute pourquoi chez moi, ce besoin d’écrire dans le flux et cette difficulté immense à écrire sur un projet défini, comme le travail en cours sur Le voyage d’hiver. Je ne saisis et ne traduis que ce qui passe, ce qui fuit, avec le sentiment de donner le primat à la vie, à ce qui se manifeste versus ce qui a déjà eu lieu et sur quoi je devrais revenir.
Le monde des ombres
« L’homme qui vient de passer sur le trottoir : penché visage masqué capuche sur la tête – bienvenue dans le monde des ombres ». (LM, 62)
→ Ce qui m’a effrayée dans cette remarque est que je me suis vue, certains jours de ce triste hiver, masquée comme il se doit, un chapeau vissé sur la tête, la capuche de mon manteau rabattue s’il pleuviote... identité complètement masquée ou presque (sauf pour les lecteurs de silhouettes dont je fais incontestablement partie, avec une grande faculté qui m’a toujours étonnée d’identifier, parfois de très loin, une silhouette même peu connue). Et que je sais que j’ai un certain goût à cet anonymat, que j’ai un peu perdu la faculté et l’envie de regarder autour de moi (mais je gage que mon instinct de photographe me permettra de renouer avec ce désir quand la lumière en sera inductrice.)
Dessiner
« Dessine ce qui t’entoure, même mal. Le regard actif fait surgir le langage. » (p. 59)
→ c’est un précieux cadeau que fait ici à mon sens Laurent Margantin à l’écrivain. Ce que tu ne sais pas dire, ne peux pas dire, pourquoi ne pas le dessiner et peu importe que le dessin soit très mal fait ? Il y a une manière de regarder qui se met alors en place et qui permet sans doute de traduire bien des choses que l’on ne saurait spontanément trouver et dire. Et là encore, ne surtout pas passer par l’intermédiaire de l’instrument qui fige, je veux dire l’appareil de photo. Je me projette ici mentalement en un certain endroit, un de mes trois « spots » en Bretagne (non pas que j’y surfe mais parce que c’est un endroit fétiche), où je fais indéfiniment une photo prise du même point ; il me faudrait essayer un jour de dessiner le paysage, voire certains détails (pierres, coquillages, le mur, les lichens)... Plus loin, cette autre note, en écho : « Dans le carnet du Larzac (printemps 1992), ces lignes de Victor Segalen que j’avais recopiées : ‘Il faudrait retrouver ou récréer la science des Sites ; le savoir d’en découvrir, et le pouvoir d’en jouir pleinement. Peintures a donné l’évocation de la seule surface, parfois pénétrée. Il me faudrait maintenant acquérir la possession du plus grand paysage, avec ses roches, ses lointains, son œil et son cœur souterrain. »
→ Je me souviens dans l’émission TV Silence ça pousse de cette rubrique de lecture d’un paysage. Sur zone, le réalisateur cadre une partie du paysage et un géologue, un géographe ou un paysagiste détaille les différentes strates et couches de ce paysage, les lignes, la structure géologique, met en évidence le travail de l’érosion, de l’eau, etc. C’est passionnant. Je crois avoir lu aussi dans un article récent que Gracq dont un livre parait actuellement chez Corti (Nœuds de vie) regarde et décrit aussi le paysage ainsi, lui qui était géographe (il fut le professeur de F. au lycée Claude Bernard ! F m’a souvent décrit Mr Poirier comme une ombre lovée dans son imperméable, rasant les murs du lycée...).
Passer son chemin, rester dans le flux
Il ne faut surtout pas tenter de revivre l’émotion. Celle d’un moment de marche dans la lumière sur la terrasse, celle d’une écoute musicale. Ce serait exactement comme attraper le papillon, le tuer et l’épingler sur une planche. Or j’y reviens, les possibilités de tout enregistrer, quasi sur le vif, et de tout reproduire représentent une immense tentation. Or bis repetita non placent. Haec mortuus est. Ce serait d’ailleurs cela le travail d’un poème, non pas répéter l’expérience mais par des processus complexes et étranges en faire une autre réalité.
Il y eut un éclat, la sonate de Grieg, la présence perçue, les lumières chaudes dans le bureau alors que dehors il neige, une intimité. Ne pas chercher à le ressusciter en remettant en place les mêmes composantes mais en revanche, comme le suggère Goethe, le graver en soi et laisser tout le travail alchimique de la mémoire et de l’imagination composer (au sens fort) avec ces impressions et sensations. Avoir confiance dans le fait qu’il en restera quelque chose, inévitablement, même si je ne sais pas ce qu’il en sera.
Le rêve
« Le rêve, table de mixage » (LM, 72)
Trans-
« Les textes en français que je peux lire (p.e. Jaccottet) ne sont pas des excitants. Les textes allemands, pour la plupart, oui. Pourquoi ? Sans doute parce qu’ils éveillent en moi le désir de les traduire (transposer – transcrire). » (LM, 76)
→ la parenthèse de Laurent Margantin m’aide à comprendre que, pour moi, bien des textes français sont bel et bien des excitants. Parce que précisément ils me donnent envie de les trans-, je ne sais pas si c’est transposer, ou transcrire, transporter sûrement, transmettre y compris à moi-même, aussi ! Transplanter aussi dans le Flotoir, comme dans un jardin.
Flacon de sels
glisser dans les pages du livre, avant de le refermer, un marque-pages acheté il y a longtemps au cape cod et qui porte de beaux dessins de canadian geese – se souvenir très précisément du magasin bird watcher’s general store – le plaisir d’ouvrir une page internet et de se trouver de nouveau devant le general store - s’apercevoir qu’avec ce porte-mines qui lui a appartenu j’ai un peu la même écriture que p. – déambuler chez soi dedans ou dehors en écoutant grieg, une sœur ou une amie au téléphone – apprendre qu’on a découvert une nouvelle planète « barbe à papa » dans la voie lactée – lire et mettre en ligne un admirable article d’une amie très chère sur paul celan – ressentir quelques évidences en trois minutes à peine de parole de chantal ackerman – entendre, je crois que c’était lui, le merle, ce matin de janvier -
Ce qui me ralentit
Une belle ode de Laurent Margantin, à la fin de son livre, sur la lenteur... Je note toutefois une grande absente de ces carnets, y compris en ces litaniques « reconnaissance à ce qui me ralentit », la musique, si ce n’est une brève allusion à Bob Marley.
Mais aussi une très forte présence des arbres et des oiseaux, observés, vus, « relevés » quasi chaque jour. Notations surprenantes pour le lecteur métropolitain puisque toutes ces annotations sont faites à la Réunion où vit actuellement Laurent Margantin. Je note ses lieux : Morvan de l’enfance, Larzac où il fut semble-t-il objecteur de conscience, Tübingen et la Réunion, ce sont en tous cas les quatre lieux le plus souvent évoqués dans ses Carnets.
Je ne reprends ici que le début de ce que j’appelle les litanies de la lenteur, elles courent sur cinq grandes pages (95 à 99) : « Reconnaissance à tout ce qui me ralentit - à tout ce qui fait naître des perceptions puis des images - reconnaissance à la montagne, au ciel, aux nuages qui me ralentissent, reconnaissance aux oiseaux dont les vols parfois fulgurants me ralentissent aussi, faisant s'évanouir en moi toutes les images artificielles et envahissantes, reconnaissance aux guêpes dont le vol lourd me ralentit, reconnaissance aux fines feuilles des palmiers tremblant dans le vent, reconnaissance au léger vent du matin, à sa lenteur naturelle, reconnaissance à tout ce qui est là et me fait oublier tous les ailleurs, reconnaissance au monde lent qui se déploie à chaque instant de façon imperceptible, reconnaissance aux couleurs qui attirent le regard et surtout aux couleurs qu'on ne perçoit pas tout de suite, mais après avoir regardé longtemps autour de soi, (...) reconnaissance à tout ce qui fait ralentir l'écriture, à tout ce qui ne la rend pas trop pressée, haletante, prise dans la course générale, reconnaissance aux toits en tôle grise, reconnaissance aux appartements aux volets clos qui s'ouvriront les uns après les autres (...) reconnaissance à tout ce qui se balance légèrement en moi, à tout ce qui hésite, à tout ce qui n’est pas encore là, à tout ce qui apparaît tout doucement, imperceptiblement, reconnaissance à toutes les formes lentes, à toutes les formes qui ont besoin de temps pour se former (...) reconnaissance à tout ce qui passe et ne revient pas, reconnaissance à tout ce qui passe et revient sous une autre forme (...) reconnaissance à la croissance infinitésimale des arbres et de tous les végétaux, reconnaissance à tout ce qui croît en silence et en profondeur (...) reconnaissance aux auteurs qui me ralentissent (Handke – Goethe – Ponge) (...)
Médecine générale, Olivier Cadiot
Je relève ce tweet, pour la belle expression finale : « Antoine Perraud dans le cahier Livres de La Croix sur Médecine générale, d’Olivier Cadiot qui vient de paraître aux éditions P.O.L ‘Le texte est magnifique et jubilant, avec sa langue pied de biche’ »
→ J’avoue un peu de difficulté à entrer dans ce texte, même si en effet j’en apprécie la grande drôlerie. J’ai adoré son incipit (mais qui parle de musique me tient déjà !), allusion à une messe de Haydn. Qui parle des messes de Haydn, qui sont magnifiques et qui parle de celles de Schubert qui le sont aussi ? Alors voir démarrer le livre de Cadiot sur l’évocation de cette messe alors qu’il est passager dans le fourgon mortuaire qui emporte le cercueil de son demi-frère vers le cimetière en province, oui c’est jubilatoire. Voici l’extrait : « Pendant que je roulais avec le corps de mon frère, en train de se décomposer légèrement, tous deux trimbalés sur l'autoroute, j'écoutais l'Incarnatus est de la plus belle des messes de Haydn. Ce petit bout de musique chantée prétendait opérer en quelques minutes un miracle : Et homo factus est. Un homme ? Une femme ? Un être humain prend corps devant nous. Et par paliers, ça s'incarne, c'est fait. Ça n'arrête pas de naître, des fleurs s'ouvrent en accéléré, la peau se construit et les yeux s'ouvrent. Ça se fabrique sous nos yeux. Ça donne des forces. Il faut au moins trois voix entrelacées pour réussir ce prodige. Surenchérir dans l'aigu, attaquer à l'ultrabasse sur le flanc gauche, revenir au centre pour se frayer un nouveau chemin inédit. On dirait que la musique cherche une issue — comme l'eau qui s'insinue dans la moindre fente et profite de déclivités minuscules pour se transformer en petits torrents. À force d'explorations, elle touche successivement des points comme on le fait avec un corps que l'on soigne en le perçant d'aiguilles. On dirait qu'une zone a été isolée par les notes qui précèdent, comme si vous exploriez l'ensemble d'un être en réservant un endroit — cette zone finira par crier pour qu'on la touche.
Ici.
Encore !
Quelle obstination. La musique nous prend par la main. Elle exécute son programme les yeux fermés — elle, au moins, connaît sa fin. Elle s'accorde parfaitement avec le paysage déroulé par la vitre. Elle sait que ça marche toujours. C'est son métier.
La nuit, avec un peu d'entraînement, je peux me glisser dans cette scène sans trop d'efforts. J'y reviens à volonté. Je peux même emprunter mon corps d'avant ; il suffit de quelques points d'appui : le contact du bois du cercueil, la chaleur extrême par la vitre abaissée, la chemise blanche aux manches relevées, les deux hommes en noir silencieux à l'avant — et cette musique en boucle : Et homo factus est. Un homme ? Une femme ? Un être humain prend corps devant nous. Et par paliers, ça s'incarne, ça se compose, c'est fait.
Ça naît.
C'est le monde à l'envers, ça n'arrête pas de naître, des fleurs s'ouvrent en accéléré, la peau se construit et les yeux s'ouvrent. Ça recommence. » (Olivier Cadiot, Médecine générale, P.O.L., 2021).
Sur la piste
Et jolie histoire : j’ai lancé un tweet pour savoir si quelqu’un savait de quelle messe de Haydn il s’agissait et P.O.L. m’a répondu tout de suite que c’était la Missa santa caeciliae, que j’écoute à l’instant, en écrivant ! Et le plus étonnant c’est que l’exploration de mes discothèques CD et même LP (alias vinyls), plus de trois mille disques tout de même, montrent que si j’ai bien de nombreuses messes de Haydn (il y en a quatorze), je n’ai pas la santa ceciliae ! Que donc je ne la connais pas. Merci Olivier Cadiot, deux fois, pour avoir évoqué les messes de Haydn et pour me permettre de constater cette lacune ! Mais ce n’est pas fini, car je découvre (wikipedia) que cette messe s’appelle Missa Cellensis in honorem Beatissimae Virginis Mariae ou Missa Sanctæ Cæciliæ (1766). Retour plein d’espoir aux discothèques, mais hélas non. Je n’avais pas été assez loin dans mon exploration jadis ! (Car le fait qu’il y ait des LP atteste bien d’un intérêt précoce pour ces messes). [Depuis, j’ai acheté un coffret de CD avec l’intégrale des messes de Haydn !].
Un petit paquet de bouquins
Dans son émission ‘Affaires culturelles’ du 18 janvier 2021, Arnaud Lagarde recevait Olivier Cadiot. Au début, cet intéressant rapprochement de deux extraits, l’un d’une émission ‘Poésie ininterrompue’ du 22 février 1976 où Claude Royet Journoud interrogeait Emmanuel Hocquard et l’autre de Médecine générale. Emmanuel Hocquard (vers 7’12) : « (...) redistribuer à partir de ce matériau qu’est la langue toujours un petit peu les mêmes éléments. Comme disait Maurepas, un auteur est un homme qui prend dans les livres tout ce qui lui passe par la tête. En ce qui me concerne, je ne me suis jamais senti créateur, je pense que pour moi c’est un problème qui ne se pose pas, il est impossible de créer, tout ce qui peut se faire c’est d’organiser, de réorganiser, d’anticiper, d’arrêter et l’écriture c’est justement cet espèce de parcours qui vient de la lecture, qui a l’air d’être une écriture à un moment donné et qui finalement se retrouve dans une lecture, la sienne d’abord et puis éventuellement celle des autres. »
Cadiot : « je conseille l'emploi d'un cahier avec des pages importantes découpées et collées, une sorte de compilation des meilleures idées glanées de-ci de-là dans les meilleurs livres — ce que chacun devrait faire aux moments charnières de sa vie. On se servira de ces phrases comme des pierres taillées. On échafaudera tout ce qu'on voudra avec ça. » (p. 29)
→ Tout vient de la lecture et y retourne, en quelque sorte ! Tu es lecture et retourneras en lecture. Aperçu hier un des carnets de Jean-Claude Carrière, très brièvement, un cahier couvert d’écritures, de dessins, de graphies et de couleurs, apparemment une splendeur. Rien pu retrouver en ligne.
Flacon de sels
découvrir cette superbe formulation proposée par Armand Dupuy : objets-flacons mnésiques – apporter chez moi tous ces objets, ces meubles aussi qui leur ont appartenu et qui seront ici comme les sentinelles de leur absence-présence – dédier le petit bureau de m. à l’écriture manuscrite – mettre un disque de la discothèque de p. et froncer les sourcils puis rire toute seule : ce n’est pas l’œuvre attendue, concerto de violon de bach par perlman mais du piano, le concerto italien par brendel – chercher depuis la boîte du concerto italien espérant y retrouver le concerto de violon – être bredouille à ce jour
Flotoir ?
Extrait d’une note de lecture de Régis Lefort sur Yves Charnet : « Et cette façon de prendre des notes chaque jour, selon l’auteur ‘ce n’est pas vraiment écrire. Ce n’est pas vraiment ne pas écrire. Ce serait plutôt une façon de ruser avec le temps. De retenir quelque chose, malgré tout, de son sporadique écoulement’. »
La poésie
Dans un beau dossier de Jean-René Lassalle pour Poezibao, je relève ces deux citations du poète américain (qui fut aussi joueur de thérémine), Andrew Joron : « La poésie américaine est un genre marginal dont l’existence est insignifiante face au cours de l’Empire. Cependant c’est là, surtout là, à la jonction entre langage et puissance que le mot refusé peut revenir à lui en tant que mot du refus, comme un signe de ce qui ne peut s’assimiler au système. » et « La poésie – qui n’a aucune valeur marchande et dont le principe est la xénophilie – désire une altérité, fait de la place pour l’Autre. Dans sa plus haute aspiration, comme une ouverture à l’altérité du langage lui-même, elle devient une sorte de blues profond, émettant une plainte pour tout ce qui manque dans notre monde. »
Pascal Dusapin
Écouté les grands entretiens avec Pascal Dusapin, un peu médusée par l’originalité et la richesse de ce qu’il raconte au point de regretter une fois de plus que les poètes pour la plupart ne s’intéressent pas plus à la musique classique et plus encore peut-être contemporaine. Que de découvertes et d’enseignements dans ces émissions ! Ces débuts de vie assez incroyables, avec un père d’origine plus que modeste, qui décide de devenir médecin, puis qui, à 38 ans, abandonne femme et moitié de ses enfants (Pascal et son frère aîné resteront avec lui) pour retourner à l’université se former à la biologie. Des parents qui ne s’occuperont pas vraiment de lui et de sa vocation musicale, entée sur deux expériences cruciales, l’oncle atteint de polio, qui marche à quatre pattes mais qui joue merveilleusement de l'accordéon et plus tard, le choc de la découverte de l’orgue alors que, puni, il doit rester en week-end à l’internat et assister pour la première fois de sa vie à une messe. Puis l’épilepsie dont il vit une première crise à l’âge de 10 ans en suivant des yeux le trajet d’une balle de ping-pong... Une formation pour le moins chaotique, avec un nouveau choc, à la fac à Vincennes, l’écoute en cours d’Arcanes de Varèse, dont il va jusqu’à dire que cela l’a changé moléculairement ! Expérience qui va le pousser à suivre l’enseignement de Xenakis pendant plus de quatre ans. Il se décrit volontiers comme en partie autodidacte et a cette remarque merveilleuse : « Comment peut-on devenir créateur autrement qu’en étant autodidacte ? ».
Flacon de sels
se perdre pendant des heures dans les méandres des dispositifs pour l’égalité femme-homme en entreprise en révisant le mémoire d’un jeune neveu – découvrir avec le pianiste emile naoumoff l’appartement de nadia boulanger (il a 7 ans quand il arrive chez elle pour la première fois venant de sa bulgarie) : un cavaillé coll, un érard, un steinway, plein de petits pianoforte et des tas de pendules qui se déclenchent en même temps – penser à l’étrange confrontation entre la visite qu’il fit le matin même au musée grévin et son arrivée dans l’appartement en question où se terminait un cours avec toutes sortes de musiciens déjà connus –
Émile Naoumoff
Oui c’est un régal que ces entretiens, de finesse, de drôlerie, d’altérité aussi. Cette enfance à Sofia, avec les grands-parents grecs, le père radiologue-oncologue bulgare et la mère qui ne jure que par la France. Trois langues donc pour le petit garçon de quatre ans, le grec des grands-parents, le bulgare du père et le français de la mère, au point que longtemps il croira que chaque adulte a sa propre langue ! Or le premier mot qu’il prononce lors de ces grands entretiens de France Musique, c’est le mot polyphonie, un mot qui m’est cher, tant l’entrelacement des voix me semble central dans ma perception du monde et dans mon écriture, dans mes lectures aussi où je mêle en une seule soirée des voix si diverses, pour ne pas dire opposées. Et cette anecdote fascinante : son père entendant son petit garçon de 4 ans improviser au piano l’enregistrait, puis transcrivait sur le papier les enregistrements et donnait ces improvisations à travailler à son fils comme il travaillait déjà des morceaux de Bach ou de Mozart. La démarche est incroyable ! Et profondément émouvante.
Solfier, solfier, solfier
Je continue à écouter avec émerveillement et stupeur les grands entretiens avec Emile Naoumoff récemment diffusés sur France musique. Émerveillement parce qu’ici tout est musique, tout est pour la musique. Stupeur devant tout ce qu’il raconte : le départ de ses parents de Sofia, sans aucune assurance, pour que leur fils travaille avec Nadia Boulanger dont le père avait vaguement entendu parler par un collègue médecin, Nadia Boulanger qui l’écoute jouer une de ses petites compositions (il a 7 ans !) et dit à ses parents qu’elle souhaite le faire travailler pendant 10 ans. Les parents qui n’ont rien pour subsister, le père qui part à Berlin où son diplôme de médecin est reconnu, l’enfant qui reste avec sa mère à Paris, à la Cité des Arts, elle qui le réveille à trois heures du matin pour qu’il joue, à demi-endormi, les passages problématiques de ses morceaux, puis le laisse se recoucher et le réveille à nouveau à 5 heures pour faire le programme du cours Hattemer, avant que toute la matinée il travaille son piano. Puis l’après-midi les cours chez « mademoiselle », c’est-à-dire Nadia Boulanger, puis en fin de journée ceux avec Mademoiselle Dieudonné pour le solfège. C’est totalement stupéfiant. Naoumoff a une petite voix presqu’enfantine ou féminine et il parle de papa, de maman, de mademoiselle, comme si une part de lui était restée enfant.
Une des méthodes de travail de Nadia Boulanger : toutes les semaines un prélude et fugue du Clavier bien tempéré de Bach (elle le fait travailler de 1970 à sa mort en 1979)) : les deux premiers jours on le recopie à la main, les deux jours suivants idem mais sans la partition, de mémoire. Ce n’est qu’ensuite qu’on commence à le travailler à l’instrument. Et puis on solfie, inlassablement, tout, on ne chante pas, on solfie. Naoumoff dit sa stupéfaction de voir que les Américains (il est professeur là-bas depuis une vingtaine d’année) ne font pas de solfège. « En solfiant on goûte tout avec la bouche ».
Tranposition de la méthode dans mon tout petit monde musical : prendre de minuscules séquences, une ligne d’un prélude par exemple, la recopier, puis la recopier par cœur, puis la solfier, la solfier, voix par voix pour la fugue. S’éloigner dans un premier temps de l’instrument où en ce moment mes mains sont un peu perdues, parfois totalement à côté. Faute sans doute de repères précis dans la tête ! Et hélas aussi, dans l’oreille.
La danse du ventre du langage
Jacques Robinet a pris l’habitude, que j’ai fortement sollicitée, de m’envoyer de temps à autre des pages de ses carnets, telles celles qu’il a choisies pour La Monnaie des jours, publié à la Coopérative. De son dernier envoi, j’extrais quelques bien nommés morceaux choisis !
« Tout ce qui se donne à voir vibre de son propre mystère ». Je pense à la lumière, à cette question étrange que je me posais hier, la lumière a-t-elle une masse, à laquelle je répondais, de manière aussi aventureuse (je n’y connais rien !) qu’intuitive : non, sinon tout ce qu’elle touche serait détruit en fonction de e = mc2.
Je reviens après ces drôles d’élucubrations à Jacques Robinet qui note : « tu n’écris pas pour inventer, mais pour trouver ce qui insiste dans le présent. »
Il est sans concessions pour lui-même : « Comme il est difficile d’écrire sans tomber dans le pathos ! Mieux nous cernons le mal et plus se déchaîne la danse du ventre du langage. Jouissance de convoquer les pleureuses autour de la tombe qu’on se creuse. Que de tapage pour un fil qui résiste encore ! Je m’amuse du sérieux avec lequel j’égrène ces fadaises. »
J’aime beaucoup aussi cette remarque en ces temps où la plainte est partout : « Ne pas faire de l’écrit une plainte mais un chant adossé à la nuit qui vient ». .... « Trois heures sont passées. J’ai gratté l’informe, forcé la lumière grise ; lettre à lettre, de silences en silences, hachuré la page. Le temps, les reptations, les efforts qu’il faut à un enfant pour naître. L’écriture n’est pas un fil, mais un désir qui cherche le jour ».
Schubert
Schubert, encore et toujours. Ici Jacques Robinet : « Ouvrez la porte à Schubert et aussitôt tout lui appartient. Il est chez lui et vous invite à marcher dans son ombre. Nul autre pays que le sien : commencement d’une errance sans fin. Incompréhensible emprise d’une parole qui de n’en être pas une, infiltre le silence. (...) N’être plus que cela : un chant égaré en sa douleur, qui se renouvelle en se perdant. » Magnifique exergue en puissance pour mon travail en cours sur le Voyage d’hiver ! Ce chant qui se renouvelle en se perdant. Chant bloqué sous le tilleul, le Lindenbaum, depuis un bon moment (il a réussi avec moi ce qu’il n’a pas réussi avec le wanderer !), mais qui en profondeur continue.... peut-être le solfier, le solfier, le solfier, me dirait Emile Naoumoff, non pour le chanter ce chant mais pour qu’il forme et informe l’écriture ?
Musique encore et l’autre source, Bach, et son nom de rivière : « Du désespoir, l’indéfectible remède : J.S. Bach. Quelques notes de la messe en si ont suffi à me libérer, écrit encore Jacques Robinet, de l’écrasement qui me fait suffoquer depuis hier ». Oui puissance de la musique, cette impression très concrète, le matin, faisant quelques mouvements de dérouillage, de puiser de l’énergie dans les pages de Bach jouées par Angela Hewitt. De fabriquer de l’énergie avec cette musique.
Chemin d’incertitude
« On peut mourir d'aveuglement, plutôt que de rencontrer sa solitude, son abandon. Les fanatiques protègent de leur certitude le vide qui les menace. La mettre en doute c'est tout faire voler en éclats et s'auto-détruire. « Honni soit qui mal y pense ! ». Tout cela, ce matin, jeté en vrac, comme on se débarrasse d'un fardeau pesant. Aveu de non-savoir, d'incrédulité inscrite à la base de toute recherche, de rejet des réponses toutes faites. Je ne peux me maintenir en vérité que sur ce chemin d'incertitude. »
Comme un sillon
« L’étrange soulagement qui succède à la progression de quelques lignes. Comme un sillon laissé par une embarcation qui ne désespère pas d’atteindre son port. »
→ Cette note bienfaisante alors même que je bataille pour avancer, pour le tracer ce sillon, avec ces notes. « Écrire c’est aussi cela : s’arracher à l’étouffement, refuser la confusion, l’informe ; se libérer. Lignes d’encre, liens défaits. (...) Renoncer à labourer l’inconnu, c’est périr au plus abandonné de soi. »
Mais lectures aussi, pour labourer l’inconnu offert par les écrivains : « Scalpel de Cioran, démarche incisive de Pascal Quignard, Pensées de Joseph Joubert, j’aime ces écrivains sans concessions qui dénudent les chemins confus où nous cherchons naïvement le repos ».
→ et joie de découvrir, dès que possible un essai consacré par Gilles Gontier à mon cher Joseph Joubert !
Présences
« J’aime cette pièce où la lumière entre à flots. Tout autour de moi ces visages d’absence, et la présence silencieuse des objets dispersés qui semblent monter la garde. L’ensemble constitue un illusoire barrage contre la grande déferlante qui approche. De même ces mots que j’aligne comme une haie de barbelés ». Jacques Robinet, toujours.
→ Même sentiment, la présence nouvelle de ces objets, revenus de là-bas et qui disent à la fois l’absence et la présence dans l’absence. Un petit bureau, avec tous ses tiroirs, un fauteuil, un tapis, un tableau, des lampes qui réchauffent tant l’atmosphère de la pièce du piano, tous ces menus objets, à utiliser pour certains dans la vie courante, une soucoupe, un verre, un vase, un porte-mines, des ciseaux...
Les Contes de la vieille grand-mère
Je découvre grâce à Olivier Bellamy l’existence d’une partition de Prokofiev, appelée Contes de la vieille grand-mère. Fouillant dans mes partitions, j’ai aussi retrouvé, éparses, quelques pièces lyriques de Grieg, plus ou moins travaillées. Elles m’ont toujours profondément parlé, notamment sous les doigts de Gilels. Comme des Visions fugitives (titre de Prokofiev !). Ces choses brèves qui sont comme la traduction musicale, plus encore que de visions fugitives, d’impressions fugaces, de motifs intérieurs récurrents mais transitoires.
Ah, les lichens
Et revoilà les lichens ! C’est que Vincent Zonca, il m’en avait parlé, vient de publier son livre. Lichens, pour une résistance minimale. Vincent Zonca m’avait contactée spontanément en février dernier et je reprends ici ces mots, je suis sûre qu’il me le pardonnera : « Lecteur depuis plusieurs années de Poezibao, quelle ne fut pas ma surprise, et mon plaisir, de découvrir vos échos ce lundi, sur les lichens ! Après des études universitaires en littérature comparée et en poétique, j’ai précisément effectué depuis trois ans des recherches sur ce thème, et ces trois auteurs, qui devraient se concrétiser en septembre de cette année par la publication d’un livre. C’est un sujet passionnant, autour d’un organisme complexe rattaché aux champignons, qui dit beaucoup de notre monde contemporain. J’ai été également sous le charme, en particulier, des métaphores incroyable de Sbarbaro et de Gascar. Aussi, je vous remercie de rendre disponible au plus grand nombre ce texte de Sbarbaro introuvable en français et pourtant magnifique. » C’est donc avec un très grand bonheur que je retrouve et Gascar et Sbarbaro mais tant et tant d’autres dans le très beau livre édité par le Pommier. C’est une vraie balade, une déambulation au pays des lichens, variations libres qui mêlent les considérations de tous ordres, botaniques, écologiques, littéraires, philosophiques, ontologiques, à partir de ce seul thème, avec un grand jeu de citations de tous styles et de toutes époques, des allusions aux œuvres d’art inspirées par les lichens. Avant de plonger dans le livre j’avais pu écouter Vincent Zonca interrogé sur France Culture, dans Affaires en cours, par Marie Sorbier.
Selfie lent
Beau titre, drôle de titre, beau livre, comme une dictée d’instants, dans un flux continu, une sorte de ruisseau qui coule sur les pages, simplement ponctué par des dates, et des heures, des micro-relations, peut-être nées, à l’origine, d’un bref enregistrement au dictaphone. Des croquis, des relevés du peintre qu’Armand Dupuy est aussi, avec cette pratique de la peinture qui tient beaucoup de place dans le livre. « il reste en travers / quelque chose mal dégluti, mal vu, mal vécu, qui fait cœur / malade, mal sonné juste en bout de course et tremblant, ».
Nous avons échangé quelques lettres, autour de ce qui reste, de la trace et de la mémoire et je relève cette idée d’une « dégradation des masses mnésiques » et qu’il s’agit de « laisse[r] faire ce qui [le] fait, [le] défait » (p. 11). Il y a plus qu’une mélancolie dans ses pages, une sorte d’épuisement, comme celui qui peut naître d’un effort toujours recommencé bien que su vain. Une obstination lente au selfie, envers et contre tout, petite preuve d’existence ténue mais preuve. « Tout ça soudé dans l’attente » tandis que l’on « regarde la vie défaire ses tableaux ». Il y a constamment entremêlement de la toile et du texte, de l’écriture et de la peinture, et toutes deux objets d’un travail de Sisyphe, recommencer, rater, recommencer pour mieux rater. Pas loin de Beckett : « Essayer encore. Rater encore. Rater mieux encore. Ou mieux plus mal. Rater plus mal encore. Encore plus mal encore. Jusqu’à être dégoûté pour de bon. ». Il y a de la « vitesse myope en soi », « tête assise d’où / montent mes peurs et mon cru bouillon » et toujours les relevés de peintre « flaque tannée de fleurs d’acacias, brève patinoire saupoudrée / d’un Bonnard, son glacis sur gris couché. », comme autant de leçons de regard. De perception : « l’odeur fait boule (pelouse, peinture, térébenthine / et copeaux de bois) dans mes habits, jean, veste à capuche, / » : elle fait tellement boule, si fort dans ce texte, que je crois sentir moi-même une odeur de peinture, de manière presqu’hallucinatoire. Est-elle là imperceptiblement et s’exprime-t-elle soudain d’être évoquée par le texte d’Armand Dupuy ? Ou bien l’imaginaire mis en branle par le texte est-il si fort qu’il l’impose, concrètement ? « Les dates pèsent d’une étrange façon, /tristesse empilée, présent désastré. »
Et pour moi le sentiment d’abimer le texte, parce que je le coupe arbitrairement, par unités de sens, alors qu’il progresse par lignes de longueur quasi égales, entre 12 et 15 syllabes. « je respire, lèche, pense dans des organes d’époques / dispersées » (19). « treize heures vingt-cinq, même tête ruminée, meule sous la meule, n’ira pas pire ni mieux, se déprécie d’habituelles bouffées / lentes et toxiques, de vrilles : l’inégale et lancinante lutte / qu’on ne peut refuser (...) ».
Beaucoup de couleurs, essentiellement du jaune, du rose, du vert, étonnant comme la double nature de peintre et écrivain transparait dans le texte. Question de regard, manière de cadrer dans le vif, sensibilité extrême aux couleurs : « (...) j’assemble les pièces d’un tableau silencieux. » (21). Et cette idée qu’il lui faut peut-être « ces véhicules éphémères, scutigères, mouche ou merle, / qu’importe, pour déplacer ma pensée, la transporter – ». Il y aussi sans doute dans ce flux, qu’on n’ose pas dire démarche, ce serait plutôt une sorte de brasse coulée, quelque chose de cinétique, voire de cinématographique « (...) mais la phrase détachée de Pasolini / soudain marche avec moi : « La langue de la poésie est / celle où l’on sent la caméra. » (25). Et cette somptueuse, poignante idée de quelque chose d’inberçable. Il y aurait de l’inberçable et surtout peut-être de l’inbercé ! Ce selfie, c’est une tranche de journal-poème.
Opalka
A la fin du livre, une autre section. Armand Dupuy explore un de ses projets, inabouti, sans doute irréalisable. « En 2014, j'ai commencé à peindre un tableau qui devait concilier deux exigences contradictoires : créer et détruire. Faire et défaire dans le même geste. J'avais peint de façon insupportable depuis des années, finissant toujours par tout détruire, par renoncer tant l'échec était cuisant. Aussi, j'avais imaginé que, si je m'attelais à ce tableau, ce seul tableau qui consisterait, chaque jour, au recouvrement de celui de la veille, je pourrais tout à la fois peindre et détruire systématiquement ce que j'avais peint, d'une façon tout aussi définitive, mais sans avoir à cesser de peindre, créant par la même occasion une forme d'archive — préservant mais enfouissant chaque tableau à l'intérieur de la matière picturale. (...) S'était alors présentée l'idée qu'il faudrait, pour que soit accompli le projet, que ce tableau d'un mètre carré devienne un jour un cube de peinture, à force de travail et de superpositions. Je m'étais toutefois fixé une série de contraintes dont certaines m'empêchaient de réaliser trop vite ce désir : il s'agissait de peindre maigre —maçonner aurait été sans satisfaction, aurait même signé l'échec de l'entreprise. Progressant ainsi, d'un ou deux millimètres par mois, j'envisageais mon cube tout en le repoussant dans le temps. ». → Il y a quelque chose de fascinant dans cette entreprise qui est au fond un travail de nature, de celui qui consiste à entasser les sédiments comme en un immense mille-feuilles. Mille feuilles de couches picturales, qui va très lentement s’élever et qui pourra peut-être un jour faire l’objet de coupes dans la masse, de coupes histologiques. Cela m’a fait penser, je ne sais pas exactement pourquoi, peut-être à cause de la ténacité, à Opalka. Le mot coupe me semble d’ailleurs bien important dans ce livre et j’ai noté que le peintre et le poète était comme anatomopathologiste de lui-même ! Ne parle-t-il pas lui-même de tranche de journal-poème.
Retour aux lichens
J’entame donc avec joie la lecture du livre de Vincent Zonca, Les lichens. Je partage indéniablement sa « fascination pour ce qui est négligé, rejeté, dénigré. Adolescence du poète maudit, écrit-il et du lichen, des herbes folles et des remises, qui erre en quête de l’oublié derrière les chemins, loin de ce que tout le monde peut voir, en quête de son territoire, d’une ‘terre de personne’ » (8). Il poursuit : « je faisais des listes de tout, des listes de mots-rebuts, colonnes vertébrales d’un imaginaire encyclopédique et solitaire, cherchant à me réfugier dans la différence, dans la rareté, dans l’inconnu ». Pour lui, le lichen appartient à cet imaginaire d’enfant, c’est donc une vieille histoire, une vieille connaissance pour lui que ce lichen qui « peuple les faces nord des forêts profondes de [sa] Bourgogne natale. ». Seront convoquées au fil des pages toutes sortes de figures, certaines revenant comme des leitmotiv. Voici le très cher Thoreau qui écrit que les lichens sont les « feuilles de l’hiver », par exemple (9). C’est que le lichen « persiste quand presque toute trace de vie a disparu ; dans l’hiver perpétuel des pôles et de la haute montagne, aussi. Il devient visible, apparaît, dans l’adversité ».
Et voilà posée la thèse centrale : « Le lichen, une force critique ? » (10)
→ double tendance pour moi : ne pas être là où tous sont et sauver ce qui n’est pas pris en compte, rejeté, négligé. Lire les très grands mais ne pas les « travailler », trop de chasses gardées qui entravent la liberté (autour de Celan, de Benjamin, de bien d’autres encore), se sentir facilement mise à l’écart par les gardiens du temple. Mais aussi chercher ce qui n’est pas ou plus aimé, s’intéresser à la marge, à l’écart, loin des courants dominants. Oui aux lichens comme à la petite euphraise casse-lunettes, oui au tout petit, à la loupe.
Une confrérie
Il va falloir dresser une confrérie des lichéniens ! Ici déjà Hugo, Butor (évidemment !), Dotremont, mais aussi plus inattendus George Sand ou bien John Cage, le fou de champignons. On verra que lichens et champignons sont étroitement mêlés ! J’ai envie de dire les lichéniens ou les lichénophiles et pas les lichénologues. Certains forums me semblent le terrain de ces spécialistes redoutables et sachants, que je fuis. Il faut dire que ce n’est pas facile à comprendre les lichens, je commence à peine à avoir une toute petite idée. Et quel vocabulaire fabuleux. Vincent Zonca en sait manifestement plus qu’un bout sur le sujet, mais il a une approche transversale que j’aime énormément. Le lichen pour lui n’est pas qu’un objet d’observations botanique, biologique, écologique mais presqu’un maître, un instrument à penser. Et il est parti en quête de tout ce qui peut se rapporter à son thème et tout particulièrement dans la littérature. Un peu dans les arts aussi semble-t-il. Oui le lichen, « familier de tous, connu de personne ». Avec ce constat : « Dans les jardins botaniques et les parcs, aucun panneau de les signale jamais, ni ne les explique. » Il fait partie « de ce qu’on appelle depuis une dizaine d’années, dans la communauté scientifique, la ‘biodiversité négligée’ (...) : une grande partie du règne vivant, qui est la moins connue du grand public, la moins médiatisée et souvent la moins étudiée par la communauté scientifique, est aussi celle qui est la plus riche en espèces encore à découvrir ». (12).
→ Les insectes, les planctons, les champignons, les lichens, énumère Vincent Zonca et il se trouve que précisément les lichens et les planctons sont deux mondes qui me fascinent depuis toujours. Beaucoup sans doute pour des raisons esthétiques !
Pierre Gascar
Et, bien vit,e à l’orée de ce livre, voici Pierre Gascar dont il a déjà été beaucoup question dans ce Flotoir, Pierre Gascar dont la lecture avait été suggérée par quelques-uns de mes guides en lichens (Jean-Marc Baillieu, Philippe Grand, Françoise Le Bouar et Vincent Zonca m’écrivirent alors, après les premières allusions aux lichens dans le Flotoir au tout début de l’année 2020). Il y aurait, pense Vincent Zonca, un intérêt nouveau pour les lichens « que dit de nous, de nos cultures et de notre rapport à la nature ce petit organisme aplati sur les murs ? Que raconte-t-il de notre histoire, mais aussi de notre présent ? En quoi le lichen apparaît-il comme le catalyseur de nos représentations et de nos fantasmes, mais aussi comme une urgence pour penser le XXIème siècle ».
→ et là je ne peux m’empêcher de penser à une autre de mes lectures du moment, le Où suis-je ? de Bruno Latour. J’y reviendrai. En tout état de cause nous dit Vincent Zonca « le moment est venu de donner une chance au lichen, de lui donner un droit d’existence littéraire en faisant de lui le sujet d’une réflexion – d’en étudier la force populaire. » (21) Ce que l’auteur va faire dans ce livre, via une véritable enquête en France, en Suisse, mais aussi en Finlande, en Suède, au Brésil, au Japon. Plus j’y pense, plus je trouve ici une analogie avec la manière d’être et de penser, transversale et encyclopédique, de Michel Butor.
Cela commence à Genève,
aux Conservatoire et Jardin Botanique, sous la houlette de Philippe Clerc qui l’entraîne dans un de ces lieux qui m’ont toujours tellement attirée : « au sous-sol, où il [lui] montre les incroyables herbiers genevois qui s’étirent sur près de 18 kms de rayonnages » ! Puis dans la bibliothèque qui comporte l’une des plus importante collection au monde en matière de « champignons, mousses et lichens (ce groupe au nom énigmatique, les ‘cryptogames’ – ‘organismes dont les noces sont secrètes’). »
Mais qu’est-ce donc qu’un lichen
« Un être vivant, une trace, un lien originaire. Il est ce petit organisme étrange car double : un champignon qui s’est associé à une algue, là où tout commence ». Pierre Gascar : « une structure sommairement ramifiée, un tissu charnu et sans vaisseaux, qui a le soyeux des cicatrices : les lichens gardent quelque chose de fœtal. Il n’est pas pourtant de plante plus achevée et présentant un mode d’organisation plus complexe. » (23). Une affaire de savants aussi, car « de nos jours écrit Pierre Zonca, ce sont la biologie moléculaire et l’outil informatique qui révolutionnent la lichénologie, avec la découverte d’un troisième partenaire et la reclassification du lichen au sein du règne des fonges. ». (25). En fait le lichen « défie la science : il n’est ni une plante, ni un végétal, ni un : il est un champignon adapté. » (28)
Mille petits riens
Puis j’ouvre Marcel Cohen, Détails, II, suite et fin alors que je viens de quitter les lichens et je lis au dos du livre qu’il s’intéresse ici aux « mille petits riens sur lesquels nous faisons journellement l’impasse. » Enchaînement fort donc avec les rayures du zèbre, la mouche géante, le poisson des glaces de l’Antarctique. Belles pages aussi sur les lecteurs du métro qui me fait penser à tous ceux dont j’ai brossé le portrait. Il pointe leur totale absence à eux-mêmes et à leur environnement, car lecteurs il ne le sont pas d’un livre mais de leurs écrans. J’avais noté aussi qu’on pouvait les observer minutieusement, les « décortiquer » presque, dresser l’inventaire de leur habillement, sans qu’en général ils s’en aperçoivent. Mais ce ne sont pas les smartphoneurs que je traque, mais les lecteurs de livres. Amusée de voir que Marcel Cohen dit que certains, ayant repéré la tentative de découvrir le titre du livre, donne un petit coup de main discret, par le positionnement de l’ouvrage par exemple.
Echo-lichen
Oui écho-lichen, car dans un autre chapitre, Marcel Cohen examine des photos de Roberto Frankenberg, photos prises sur les sites de plusieurs camps d’extermination. Je lis par exemple : « f) Roberto Frankenberg, Camp d'extermination de Treblinka, Pologne, photographie de la série Traces, 2012. Tirage argentique, 100 x 80 cm. Collection de l'artiste.
Peu d'herbe et celle-ci est jaune. Elle paraît morte, et l'inclinaison des tiges témoigne d'un piétinement répété, sans doute celui d'animaux sauvages. Personne, en effet, ne visiterait assidûment un endroit aussi désert. On n'aperçoit aucune fleur. Au second plan, mais occupant les deux tiers de la photo, un sous-bois de résineux. Les premiers troncs sont morts, ce qu'indiquent très bien les branches basses dénudées. Au centre, un entrelacs de branches sèches recouvertes de Trebouxia, un lichen blanc. La grande majorité des branches est étouffée par Trentepholia, une mousse jaune parasite. Au loin, un mince rideau de conifères. De petites trouées claires laissent deviner un ciel pâle. » (45).
Les mots latins
Ah la magie de tous ces noms latins, est-ce parce que ce sont des souvenirs d’enfance ? Les mystères du latin, en classe ou à l’église, veni creator, gloria in excelsis deo, et in terra pax hominibus bonae voluntatis, que je retrouve avec tant de bonheur dans la musique sacrée, ces messes de Haydn par exemple évoquées un peu plus haut.
Hier désopilant dessin de Plantu (il faut en profiter, je crois qu’il arrête bientôt) à la Une du Monde, avec ces mots d’actualité : confinus, deconfinibus, deconfinum, le dessin porte la mention Le médecin malgré lui et présente notre président entouré de diafoiri armés de clystères.
Où suis-je ?
Oui, pas tant qui suis-je, mais où suis-je, c’est la forte question-titre du livre de Bruno Latour avec lequel je me bats, car je le trouve difficile, tant il décale les points de vue usuels. Il commence par frapper fort, en page 5 : « Si nous en étions capables, l’apprentissage du confinement serait une chance à saisir : celle de comprendre enfin où nous habitons, dans quelle terre nous allons pouvoir enfin nous envelopper – à défaut de nous développer à l’ancienne. » (Bruno Latour, Où suis-je ?, La Découverte, p. 5).
Il s’appuie à la fois sur le modèle de la termitière et sur La Métamorphose de Kafka pour s’expliquer. L’homme qui se réveille et regarde autour de lui sent que tout est problématique, le soleil, l’eau, les paysages abimés : « si vous vous émerveillez encore des blés dorés, c’est parce que vous avez oublié que les coquelicots ont disparu à cause de la politique agricole de l’Union européenne ; là où les impressionnistes peignaient un pullulement de beautés, vous ne pouvez voir que l’impact de la PAC qui a tourné les campagnes en déserts... » (p. 10). Il se compare à Gregor Samsa découvrant un matin son corps de cancrelat : autrefois, dit-il, j’emportais mon corps avec moi sans soupçon, maintenant j’ai l’impression d’engendrer à chaque mouvement une traînée de CO². Sans parler du nuage d’aérosols que nous émettons et qui nous transforme, tous, en potentiels pestiférés. Ces premières pages sont à la fois très drôles et tragiques. Mais où suis-je, dit Bruno Latour, ailleurs, dans un autre temps, quelqu’un d’autre, membre d’un autre peuple. Et il répond : « Comment s'y habituer ? En tâtonnant, comme toujours – comment faire autrement ? »
Alors la démarche ? « Kafka avait touché juste : le devenir-blatte offre un assez bon départ pour que j’apprenne à me repérer et à faire aujourd’hui le point. Les insectes sont partout en voie de disparition, mais les fourmis et les termites sont toujours là. Pour voir où cela va nous mener, pourquoi ne partirais-je pas de leurs lignes de fuite ? » (p. 12)
Tiens, les termites vivent en symbiose avec des champignons, comme les lichens !
Des termites et des hommes
Pourquoi ne pas leur faire de place ici, puisque je parle bien de lichens pendant des pages ? Et que je crois que tout cela a un rapport étroit avec la littérature ! Je pense que la métaphore choisie par Bruno Latour est passionnante : « Le termite est confiné, c’est même un modèle de confinement, il n’y a pas à dire : il ne sort jamais ! Sauf que la termitière, c’est lui qui la construit en salivant motte après motte. Du coup, il peut aller partout, mais à condition d’étendre sa termitière un peu plus loin. Le termite s’enveloppe dans sa termitière, il se roule en elle qui est à la fois son milieu intérieur et sa manière propre d’avoir un extérieur. » (13) Page stupéfiante : « Ce devenir-insecte, ce devenir-termite permettrait de calmer l’effroi de celui qui n’a plus, pour se rassurer, que la lune à contempler parce qu’elle est le seul être proche qui soit extérieur à ses soucis. Car enfin, si tu ressens un tel malaise en regardant les arbres, le vent, la pluie, la sécheresse, la mer, les fleuves – et, bien sûr, les papillons et les abeilles – parce que tu te sens responsable, oui, au fond, coupable de ne pas lutter contre ceux qui les détruisent ; parce que tu t’es insinué dans leur existence, que tu as croisé leur trajectoire ; eh bien, c’est vrai : c’est toi aussi, tu quoque ; tu les as digérés, modifiés, métamorphosés ; tu en as fait ton milieu intérieur, ta termitière, ta ville, ta Prague de ciment et de pierre. Mais alors pourquoi te sentirais-tu mal à l’aise ? Rien ne t’est plus étranger ; tu n’es plus seul ; tu digères tranquillement quelques molécules de ce qui arrive dans tes intestins, après être passé par le métabolisme de centaines de milliards de parents, d’alliés, de compatriotes et de compétiteurs. Tu n’es plus dans ton ancienne chambre, Gregor, mais tu peux aller partout, pourquoi continuerais-tu à te terrer de honte ? Tu as fui ; va de l’avant ; enseigne-nous ! » (14)
En tâtonnant
Et cela qui pourrait être une règle de vie, y compris pour Poezibao ou le Flotoir : « Ce qui compte, c’est de faire entendre les voix de ceux qui vont en tâtonnant dans la nuit sans lune, en se hélant ». (15)
J’aime cette notion de tâtonner, j’ai l’impression de n’avoir fait que cela toute ma vie, tâtonner avec une pensée combinatoire & associative, qui procède par essais, avec avancées, erreurs, reculs, bien anarchique certes, mais nourrie de littérature et de musique qui pour moi sont meilleurs maîtres que philosophie ou mathématique. Et je note aussi que dans cette nuit, d’après Bruno Latour, nous ne sommes pas seuls. Dans le noir, certes, mais nous hélant, pas comme l’enfant qui tente de se rassurer tout seul en chantonnant.
La ville comme une termitière
Beau développement toujours à partir du paradigme fécond de la termitière : « Il en est de la ville comme de la termitière : habitat et habitants sont en continuité ; définir l’un, c’est définir les autres ; la ville est l’exosquelette de ses habitants, comme les habitants laissent derrière eux un habitat dans leurs sillages, quand ils s’en vont ou se dessèchent – par exemple quand on les enterre au cimetière. » (18)
Le principe de cette pensée de Bruno Latour
« Si je veux apprendre très vite à la suite de Gregor cancrelat comment me comporter, il faut que j’admette que c’est dans les dispositifs techniques, les usines, les hangars, les ports, les laboratoires, que je vais mieux saisir le travail des organismes vivants et leur capacité à changer autour d’eux leurs conditions d’existence, à élaborer des niches, des sphères, des ambiances, des bulles d’air conditionné. C’est avec eux que l’on comprend le mieux la nature de ‘la nature’ ; elle n’est pas d’abord ‘verte’, elle n’est pas d’abord ‘organique’ ; elle est surtout composée d’artifices et d’artificiers – à condition de leur laisser le temps. »
→ et moi, il me faut digérer un peu tout cela, tant cette pensée me déstabilise, m’emporte totalement ailleurs, en effet.