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Handke, Mireille Calle-Gruber
Mireille Calle-Gruber m’a envoyé un très bel article, un petit essai plutôt autour de La Voleuse de fruits de Peter Handke qui parait tout juste et que je viens de demander à Gallimard. Elle use d’une méthode critique très particulière, qu’elle appelle la critique épique. Elle commence par se promener longuement dans le texte, en prenant en quelque sorte des instantanés mais en laissant jouer aussi tous les échos que sa connaissance de l’œuvre et plus généralement de la littérature lui permet d’entendre. Ne dit-elle pas que « pour lire, il faut se rendre au texte : à la textualité, la textilité, le tissage, la tessiture. Entrer dans le texte, épouser ses rythmes et ses risques de fluctuations – ce qu’aucun système de pensée ne saurait saisir sans les annihiler. » car « la critique n’est pas seule, elle n’a pas la maîtrise du tout-sachant ni le monopole du point de vue (theoria). Elle est invitée à désarmer, à poser la boîte à outils, à se laisser aller à la lecture en tous sens. A s’en remettre au voyage des signes. » S’en remettre au voyage des signes en une démarche « ludique ; empirique et figurée ; érudite et affective. »
De la lecture critique
Je continue ce relevé dans l’article-essai de Mireille Calle-Gruber : « Ainsi va la lecture critique : le texte la porte à une activité sans cesse, elle fraye des voies, déplace les lignes, fait jouer les facettes de l’immense kaléidoscope qu’est le livre, cueille des images ici et là mais ne s’approprie rien, se met en quête des réseaux souterrains où fructifie la lettre. La critique épique est une jeune voleuse de fruits. Elle guette l’apparition des formes. Elle se tient à la naissance des formes, et à la renaissance des langues, lesquelles croissent par leurs différences dans le récit de Handke –
(...) La critique épique n’exerce aucun pouvoir. Elle est un potentiel, un ensemble de facultés qu’elle apprend à déployer par le texte (grâce à lui). Elle respecte les indécidables de l’œuvre, ses zones d’ombre, ses nébuleuses. “Il faut quand même un espace nébuleux, aussi, dans l’analyse, une espèce d’imprécision qui fait partie d’une bonne critique”, dit Peter Handke. Elle apprend à bifurquer, elle rallie, elle relie, elle témoigne de la vie métaphorique et inépuisable de l’œuvre. Elle apprend à écrire c’est-à-dire à peser ses mots et à transmettre. Car seule une écriture (critique) peut répondre de l’écriture (littéraire).
C'est que la narration épique de Peter Handke, dit encore Mireille Calle-Gruber « procède par sons et images, et par leur flux rythmique – raconte une réalité plus grande que la réalité. C’est le récit de la réalité : celui que fait la réalité lorsqu’on a « en plus » des yeux et des oreilles de voleuse de fruits, lesquels font la part de l’intuition, du sixième sens, du non-logique, de l’improbable. » (...) « Bref, la narration exhorte les lecteurs à réveiller la voleuse de fruits qui sommeille en chacun. (...) Ceux qui, écrivains narrateurs lecteurs critiques, ont voué leur vie à des signes, prenant au pied et aux ailes les mots de la langue, s’emploient donc à scruter l’invisible qui se répand ici en plages spectrales. »
Droit d’écrire, Peter Handke
« Pourquoi dis-je : droit d’écrire ? écrit Handke. Cela vint à un moment d’amour indéterminé [unbestimmter Liebe], sans lequel il n’existe pas d’écriture véritable. »
Mireille Calle-Gruber cite ce poème :
« Quand on épluche les pommes de terre,
ça fait à peu près le même bruit
que quand on coiffe les cheveux d’un enfant.
[…]
Quand on coupe le fruit de la passion, il s’ouvre parfois comme avec le soupir d’un être qui a été pendant longtemps abandonné.
Quand on touche les feuilles de thé, on entend les pas d’une caravane dans le sable désert.
Quand on prend le gros sel entre pouce et index, et quand on frotte fort les cristaux, on entend la mâchoire d’une guêpe mâchant l’écorce d’un arbre, on entend le pas d’un être dans les cailloux, on entend les cailloux de la grande vague océanique tinter dans l’oreille intérieure, on entend le pas d’un merle dans le sous-bois, on entend la page d’un livre mouillé sécher au soleil, on entend les habits sales du fils prodigue craqueler dans le vent. ».
Il est extrait de « Pourquoi la cuisine? » Textes écrits pour le spectacle « La cuisine » de Mladen Materic, Gallimard, 2001, p. 19-20.
Tel est le roman épique
« Plasticité des formes, spectre des tonalités, gammes et correspondances des motifs, des langues, surtout rythmes extensifs et scansions, on retrouve les processus qui sont à l’œuvre dans le récit-récitatif de La Voleuse de fruits et qui honorent tout ce qui vit. Chanson-litanie-récit-monologue-dialogue, et aussi psaume-prière-adresse-cantilène-quête-hymne : tel est le roman épique aujourd’hui ; il mêle les genres, accueille les ruptures de style, erre avec les changements de ton, rêve au gré des analogies, chante et s’enchante aux bruits des mots. Il s’attend au tournant, tout peut y arriver. Tout est bénédiction, tout est grâce – beauté et don. »
Ciel, 5 mars 2021, 17.29
Du gris mais de grandes trouées jaune doré comme des puits de lumière inversé – presque verticales à l’horizon des raies-mains-de-dieu, diagonales vers le sud – comme si la lumière versait en cascades, là-bas – soleil encore haut mais masqué – vers soi quatre masses nuageuses plus ou moins lumineuses, dessinant comme une carte, pays et mers intérieures – persistance relativement longue des raies de lumières –
Kurtag précisément
Il s’agit ici de jeux, Játékok : « Maintenant, je peux vous montrer la pièce que j’aime le plus : Virág az ember... (L’homme est une fleur...). C’est sur les touches blanches, seulement sept sons ; il y a là quelque chose que je considère déjà comme une composition : avec une proposition, une réponse et une coda. C’est comme une estampe japonaise, dont le signe passe dans le vide sans discontinuité (et pourrait idéalement continuer). Quand nous jouons à quatre mains, ma femme et moi, nous ouvrons souvent le programme avec cette pièce, qui est une façon de “s’embrasser”, de “fusionner” »
De proche en proche
« De proche en proche, pendant des centaines de millions d’années, ce sont ces erreurs de calcul qui auraient permis d’ingénier des conditions de plus en plus robustes pour résister au rayonnement croissant du soleil, aux glaciations, aux météorites et aux volcans, sans jamais l’avoir cherché. Autant d’enceintes, sphères, membranes, dômes dont la durabilité dépend de leurs superpositions, de leurs concaténations. À condition d’éviter avec soin l’introduction durable de cet extraterrestre : l’individu idéalement égoïste, cette météorite d’un genre particulier qui pousse à bout les capacités de résistance de ce vaste bricolage. » (Bruno Latour)
De la marche
Relecture ce matin et mise en ligne sur le site Poezibao du très fort texte de Mireille Calle-Gruber, véritable manifeste pour une nouvelle critique, autour du livre de Peter Handke, La Voleuse de fruits. Je relève ces mots sur la marche : « Image généreuse : entre terre et ciel, le corps de celle ou de celui qui marche et consent à sa porosité, devient un medium. Par la grâce du cheminement, il entre dans le rythme de la grande nature, la planétaire. Traversant et traversé par les champs magnétiques, les champs acoustiques, les champs lumineux. C’est ainsi que Peter Handke réinvente le pas épique de l’écriture : “C’étaient des pas épiques. Et cela signifiait : des pas qui intégraient. Je ne marchais pas seul sous le ciel. Mais avec qui ? Avec quoi ? Avec ! J’étais libre, j’étais dans mon droit.” (p. 45) Le choix du verbe “intégrer” est décisif : il signifie l’assemblage des dissemblables, la coordination d’éléments différents. Et aussi recréer. La construction absolue souligne la dynamique, insistant sur le comment plutôt que le qui ou quoi. Le trajet, non le but. »
Un disque de légende
Un disque de légende dit cet article sur lequel je m’arrête dans mes recherches autour du Voyage d’Hiver. Ce disque de légende c’est celui de Hans Hotter en 1954, avec Gérald Moore. « Conteur bouleversant, Hans Hotter donne au Winterreise une dimension non seulement existentielle mais presque sacrée ». (France Musique, 13 novembre 2019.) Et aussi cette présentation de la Tribune des critiques de disques du 4 janvier 2009 [malheureusement inaccessible] qui décrit le premier Cahier comme le temps du deuil amoureux et le second comme une descente vers la folie.
Hans Hotter a enregistré aussi le cycle en pleine guerre avec un pianiste plus ou moins compromis avec le régime nazi, Michaël Raucheisen (en 1942. « Intention douteuse de cette version mais résultat admirable. » )
Christine de Pisan
Françoise Clédat ouvre « Maison 2 » dans son livre Mi(ni)stère des suffocations, par deux citations qui me parlent. La première de Siri Hustvedt : « La polyphonie est la seule voie vers la compréhension. Une polyphonie hermaphrodite ». Et l’autre de Laurence Dahan-Gaida, auteur de Le corps des sciences et le cerveau de la poésie : « La polyphonie de l’écriture poétique (...) rassemble, en un montage hétéroclite, une multitude de savoirs et de langages incompatibles, de traces mémorielles, et de fragments textuels relevant de logique et de temporalités différentes. »
→ Il se trouve que ce serait exactement ce que j’ai tenté de faire avec P’tit Bonhomme de chemin et que je continue avec Le Voyage d’hiver.
Christine de Pisan (1364-1431) ? Oui comme protagoniste du livre de Françoise Clédat. Elle en brosse un très beau portrait, de même que celui d’une autre femme Margaret Cavendish (1623-1673), une sorte de diptyque, à condition d’ajouter un troisième personnage ! Curieuse et belle collision des époques : l’écrivain du 14ème siècle, celle du 17ème et celle du 21ème qui évoque le petit transcripteur en langue des signes de nos écrans. Voici d’ailleurs que l’idée se précise : « Christine, Margaret, mes autres nommées, mes aïeules juvéniles » (60) « Mes immortelles mortelles que n’entachent plus leur mort ni le jadis. » (60)
Les notes de bas de page
Une page de Françoise Clédat qui me parle d’autant plus que le statut des notes de bas de pages ne va pas de soi, dans mon travail. Dans P’tit Bonhomme de chemin, je les avais incluses comme faisant partie de la page et du texte, mais la mise en page étant déjà complexe, pour le format, nous avons décidé avec l’éditrice de les rejeter en fin de livre. Ce qui m’incline dans le travail sur Le Voyage d'hiver à y recourir aussi peu que possible, simplement pour référencer et pas pour ajouter, commenter, gloser. Cela doit faire partie du texte dont la conception est faite pour accueillir ce type de notes.
Françoise Clédat : « Note sur le rôle des notes de bas de page
Leur place sur la page écrite (écran) les distingue visuellement des didascalies dont les distingue aussi leur corps plus petit que le corps du texte.
Bien que de tonalité explicative et référentielle, elles participent, à l'instar des didascalies, du brouhaha accumulatif inhérent au théâtre de vieillesse, de son jeu de feuilletage mimétique.
Leur intégration à la scène se fait par oralisation de leur lecture qui les réintègre au corps du texte à l'endroit et au moment précis des astérisques. Lues à voix haute à cet endroit et à ce moment.
On peut imaginer un souffleur invisible, présent par sa seule voix, et/ou doublé par l'apparition du petit personnage de traductrice en langue des signes à un angle de l'écran. » (59)
Duplicité
Duplicité de la fatiste dit encore François Clédat, aux prises avec ses personnages (Pisan, Cavendish), car « ne sait en réalité qu’y faire de ses aïeules plus jeunes qu’elle » (...) « Ne leur donne pas la parole / la prend / boulimique de la parole d’autres / qu’elle prend pour sienne // les aime par texte mais / la lecture qu’elle fait de leur texte / flottante / laisse du texte beaucoup échapper. » (65)
→ questions que bien sûr je me pose sans cesse, aussi bien dans ce Flotoir que dans mes projets en cours, ces mots que je prends, boulimique que je suis de leurs mots, de leurs textes, de leurs paroles. Est-ce relance dans l’espace littéraire ou bien appropriation. Suis-je voleuse de fruits (il me reste encore à découvrir qui est la voleuse de fruits et comment Handke la voit).
Une belle leçon à retenir
« Renoncer à la maîtrise unificatrice libère » (72)
Mais c’est aussi tout l’art de la polyphonie, que chaque voix ait sa personnalité, mais qu’elle participe au tout, se fonde sans se déliter.
La musique de chambre
J’ai soudain pris conscience que ce que j’aime dans la musique de chambre, c’est le dialogue entre les instruments. Il peut y avoir bien sûr plusieurs voix avec un instrument soliste, il n’est que de penser aux fugues de Bach, celle du Clavier bien tempéré par exemple, mais dans la musique de chambre, cela s’impose avec une telle évidence, ce jeu, cette danse de la phrase musicale qui passe d’un instrument à l’autre. C’est beaucoup plus évident là, pour moi, que dans la masse orchestrale.
Tête de lecture
Un avis de décès dans le Carnet du Monde, celui de Bernard Eleazar Benita, présenté comme un spinoziste enthousiaste : « Tête de lecture, entêté du signe, il savait capter les vibrations du monde
→ m’irait bien tête de lecture (cœur un peu aussi j’espère).
Et toujours les belles réminiscences du temps des tourne-disques, des têtes de lecture, des cellules, des diamants, etc. déjà évoquées récemment dans ce Flotoir à propos d’une image de Philippe Jaccottet manipulant un 33 tours.
Volodine
Vu en partie une intéressante interview filmée d’Antoine Volodine (ici à 1h19), et je fais là mes habituels collectes ou prélèvements.
Il revient sur le « narrat » dont m’avait déjà abondamment parlé le musicien Aurélien Dumont
J’en retiendrai aussi ce focus sur le nombre 49. En fait le produit de 7 x 7 est le nombre de jours de marche avant l’entrée dans les matrices selon le Bardo Thödol, le livre des morts tibétains.
(7 et 49, mois et année de ma naissance !).
Voyage d’hiver, un soir d’hiver
Dans la pénombre, très doucement joué les thèmes principaux des 6 premiers Lieder. Et constaté avec émotion qu’ils venaient presque tout seuls sous les doigts
Flacon de sels
sentir les thèmes des premiers lieder du voyage d’hiver de schubert venir presque tout seuls sous les doigts au piano – observer la succession très contrastée d’états du ciel de la grisaille pluvieuse la plus épaisse à un ciel bleu resplendissant en quelques heures – admirer la vaillance du merle à 5 heures du matin malgré les rafales de vent –
Le travail d’une pensée
Belles premières pages du livre de Judith Schlanger, où l’on comprend qu’elle va travailler autour de Guerre et Paix de Tolstoï. « Cette lecture directe me laisse courir au plus vite à l'extraordinaire grondement intuitif et conceptuel qui se joue dans l'épaisseur des pages. Comme le remarque Tolstoï, une œuvre qui englobe fiction romanesque, histoire militaire et discussions d'idées n'est ni un récit historique ou psychologique, ni l'exposé d'un système. Elle n'appartient à aucun genre littéraire. On y avance comme sur une surface volcanique où plusieurs valeurs et plusieurs urgences surgissent et se dérobent et reparaissent plus loin comme des flammèches. Les aspects réflexifs sont ce qui m'a retenue. Ils prennent de plus en plus de place et d'importance, jusqu'à faire d'un roman historique une réflexion de fond sur l'histoire et sur ce que l'expérience de l'histoire est pour nous. Et jusqu'à faire du livre presque un journal personnel de la réflexion de Tolstoï sur plusieurs d'années. J'ai été arrêtée malgré moi et presque bouleversée, car rien n'est plus saisissant, et attachant, que de suivre au fil de la lecture le travail d'un esprit à la recherche de sa pensée. (...) Comment n’être pas passionnée par le spectacle d’une activité intellectuelle intense qui se cherche une issue, une issue de pensée et une issue de respiration. » (Judith Schlanger, Une histoire de l’intense, Hermann, 2021, p. 8, je souligne)
→ C’est aussi cela, précisément, qui m’a toujours fascinée dans l’entreprise des Cahiers de Paul Valéry, le travail d’un esprit à la recherche de sa pensée.
Le hasard
Cette réflexion encore, à propos de Tolstoï et si parlante en ces temps où les plans sont si facilement déjoués par un minuscule petit organisme : « En effet, la quête intellectuelle [de Tolstoï] est accompagnée par une grande intuition de fond qui couvre dans le livre toute la description du réel et qui est l'intuition du hasard. La campagne de Russie, comme l'ensemble de l'expérience humaine, se joue dans un univers du hasard.
Un univers du hasard est un univers où ce qui arrive n'est pas intentionnel. Évidemment dans l'ordre humain les intentions ne manquent pas, chacun est riche de projets et de plans et tout groupe humain déborde d'initiatives volontaires et d'activités dirigées. Seulement les intentions ne déterminent pas ce qui se passe. » (13)
Scènes qui font rêver (nouvelle rubrique pour le Flotoir)
Avoir été là quand Valéry et Mallarmé se promenaient sur le quai d’Orsay, tout près de la maison d’enfance, « un dimanche, sur le quai d’Orsay, près de l’Alma après le concert. Il devait aller dîner chez Berthe Morisot. Nous avons fait le va-et-vient entre deux ponts je ne sais combien de fois. » (source)
Avoir été là quand Hephzibah et Yehudi Menuhin jouèrent une sonate de Mozart (K 526), le 13 Août 1932, Salle Pleyel. Elle avait 14 ans et lui 18.
P’tit Bonhomme de chemin
Est là, depuis hier, il est tout mince, tout beau.
Portrait de lecteur
vision fugitive, un homme âgé, seul sur le trottoir, le long du grand cimetière parisien, vaguement appuyé sur un poteau indicateur, à la main, un vieux et grand livre, aux pages jaunes, chapeau, recourbé autour du livre, injoignable, seul, magnifique. Je ne saurai jamais ce qu’il lisait, mais j’ai pensé à Walser, à Pessoa, à Benjamin en l’apercevant, seul, avec son livre, sur le trottoir, près du cimetière.
Comment lire
Au lieu de penser à une lecture intégrale ou tout comme de chaque livre, pense à une collecte, comme tu le fais d’ailleurs pour l’anthologie permanente de Poezibao. Tu « liras » beaucoup plus de choses et cela apaisera tes scrupules et tes regrets.
Ciel
Trouvé un titre qui me parait juste « Lire le ciel »
15.03.2021 – 9 h – un nuage-escargot tout gris festina lente dans le champ tout gris du ciel.
De l’auteur
Très intéressée par cette description d’un ouvrage savant de Guillaume Peureux, De main en main, poètes, poèmes et lecteurs au XVIIème siècle. : « Entre la fin du XVIe siècle et la fin du XVIIe siècle, les poèmes appartiennent à ceux qui les lisent : manuscrits ou imprimés, passant de main en main, ils sont objets d’appropriations de formes et d’ampleurs variées, autoritaires, qui entraînent une variabilité insoupçonnée. Celui que l’on désigne comme l’auteur recouvre une réalité plus complexe qu’un nom écrit sur une page de titre. Cet ouvrage pose de nouveaux cadres d’analyse de la poésie classique, qui renouvellent en profondeur la compréhension de ses enjeux esthétiques et des pratiques sociales auxquelles elle donne lieu. Il met en évidence un phénomène massif, mais jusque-là peu pris en compte : les innombrables commentaires et réécritures auxquels sont soumis les poèmes à l’époque, de la part de multiples sources et acteurs – correspondants des auteurs, experts sollicités ou non, copistes ou lecteurs. Ces gestes constituent autant d’appropriations par lesquelles on s’empare des poèmes en vue de nouvelles utilisations : on en prend possession, pour affirmer son savoir, tisser des liens, les rendre conformes à sa propre définition de l’usage linguistique, ou tout simplement pour s’exprimer. Ainsi ce livre bouleverse-t-il les notions de poème, entendu comme un objet stable et fini, mais aussi d’auteur, compris comme responsable unique des œuvres, et propose une vision nouvelle de l’idée de poésie classique : enjeu de rapports de force et de conflits de normes, elle s’élabore dans la durée et collectivement, et ne connaît aucune stabilité »
Modélisation et incompatibilité (Tsing)
Anna L. Tsing m’éclaire sur la question de la modélisation, souvent mise en avant en ces temps de pandémie. Avec toute une aura scientifique qui tend à empêcher une indispensable et salutaire relativisation de ces travaux. « Le modèle ne cesse de rappeler sa scientificité. Il est expert, neutre, rationnel et fondé empiriquement. » (p. 203)
Utiles mais loin, très loin d’être infaillibles. Et pas uniquement pour des raisons de calculs, mais aussi sans doute en raison du choix des paramètres. C’est ce que montre bien Anne Tsing écrivant : « Ma thèse est que les engagements globaux du modèle sont stratégiques : ils sont calibrés pour stimuler le dialogue international. Mais dans le même temps ils étouffent le dialogue en se référant au globe unifié que produit le modèle. ». Quant aux modélisateurs : « Ils veulent que leurs modèles ouvrent la voie à des normes et des structures de gestion globales. Leurs modèles montrent que seules ces normes et structures favoriseront la survie. Les constructeurs de modèles veulent entraîner les décideurs politiques dans leur effort de modélisation. Ils veulent faire d’eux des citoyens globaux tournés vers le futur. C’est ce que tentent les modèles en niant les intérêts et les identités préexistants – et donc la nécessité de négociations au sein des collaborations qu’ils promeuvent. »
Et on ne saurait être plus claire : « La modélisation est un outil, pas l’affirmation d’une vérité. »
La notion d’incompatibilité
Elle se penche aussi sur cette question de l’incompatibilité, souvent prétendue, pour éviter d’envisager et plus encore de devoir adopter des idées ou des solutions qui dérangeraient le modèle dominant ou les intérêts globaux.
Retour à l’introduction du livre : « Anna Tsing confronte sa pensée à la question de l’échelle, dont la globalité – comme lui expliquent les modélisateurs du climat – devrait toujours prévaloir parce que c’est l’échelle du modèle. La mise en sourdine des détails du “reste du monde” étudié, sous prétexte que le modèle global peut les comprendre tous, constitue l’acte de barbarie qui préfigure tous les autres. Anna nous place ici face à l’un des plus grands problèmes de nos disciplines : les échelles sont “en pratique” incompatibles. » ((pp. 15-16).
→ éliminons le « détail » et pour cela considérons-le comme incompatible.
La poésie et la radio
La revue Komodo 21 publie un numéro sur « Les Nuits Magnétiques » de France Culture. Voici ce que Karine Le Bail dit à Alain Veinstein : « Il n’a guère tardé que vous imprimiez votre marque sur la radio en réussissant à introduire en 1975 dans la grille de France Culture l’émission « Poésie ininterrompue », déjà avec l’ami Claude Royet-Journoud [2]. L’idée était de « quadriller » la chaîne par des éclairs de poésie… Avec l’idée de saisir de la poésie là où elle se niche sans forcément y prendre garde, dans les interstices. C’était déjà là le choix de ne pas restreindre la poésie à un genre mais de retrouver dans « tout ce qui a une densité de langue » (Claude Royet-Journoud) et donc pas seulement chez un poète mais aussi bien un philosophe, un essayiste, un romancier ; chez Nathalie Sarraute ou Georges Perec par exemple, invités dans « Poésie ininterrompue ». Crime de lèse-majesté pour les Grands poètes ? »
Alain Veinstein : « Je pense que la poésie ne démissionne jamais, c’est-à-dire qu’elle prend le dessus quoi qu’il arrive. Quoi qu’il arrive. Même si on veut la cacher, l’étouffer, elle prend le dessus, elle finit par prendre le dessus. Si on la chasse, elle revient au galop. Pour moi, c’est clair que la poésie est au commencement. Je ne l’ai pas oubliée dans tous les métiers que j’ai faits et quand je suis arrivé à la radio, que je le veuille ou non c’est en poète que j’ai conçu les choses, à la recherche de cette densité et de cette intensité dont je vous parlais. »
Elena Schwarz
Cette nuit, au cours d’une insomnie, écoute de deux épisodes des « Grands entretiens » de France musique consacrés à la jeune cheffe d’orchestre australo-suisse Elena Schwarz. Personnalité si vivante, si enthousiaste. Toutes ses origines familiales, de Lugano à l’Australie, ses parents passionnés par les aborigènes, toutes les langues parlées, français parfaitement, italien, anglais plus le grec, le latin, l’hébreu, un peu de russe. Un vrai jaillissement de passions. Cela fait un bien fou. Beaux extraits musicaux. Pascal Dusapin, Agata Zubel, une belle pièce pour piano de Marie Jaëll, la « Danse de Puck » de Debussy par Arturo Benedetti Michelangeli qui était un ami de ses grands-parents, en Engadine.
La crasse du tympan
formidable citation de Marcel Duchamp, que je dois à Denise Le Dantec en son beau livre en train de paraître, La Dernière strophe : « Il faut transformer la crasse du tympan en sacre du printemps » (Marcel Duchamp)
La Dernière Strophe
Oui très beau livre de Denise Le Dantec (lu sur PDF envoyé par l’éditeur Les Editions sans Escale). Plusieurs passages sur le ciel ou les nuages sont allés enrichir le projet Lire le Ciel.
La Clarté Notre-Dame
Très beau livre, testamentaire, de Philippe Jaccottet dont il est largement question dans le Cahier d’hommages que j’ai composé et publié ce mardi 16 mars. Un Cahier dont j’aime la tonalité, au sens musical du mot, un peu schubertienne. Cela grâce à José-Flore Tappy, l’éditrice de Jaccottet dans la Pléiade, qui m’a suggéré de nombreux noms : ceux avec qui elle a travaillé sur cette édition, et plusieurs traducteurs. J’ai publié en même temps le beau texte d’André Hirt autour de Truinas, un voyage sur la tombe d’André du Bouchet mais aussi une grande traversée du livre éponyme de Philippe Jaccottet.
La Cloche
Je sais que Philippe Jaccottet était très attentif à la musique. Lors de la remise du prix Schiller à Soleure, un de ses neveux avait joué une suite pour violoncelle de Bach. Oui, le livre démarre sur le souvenir d’une cloche. « Note du 19 septembre 2012 : Ne pas oublier, ce printemps, la petite cloche des Vêpres à la Clarté Notre-Dame, d’une incroyable limpidité dans le grand paysage gris et silencieux – vraiment comme une espèce de parole, d’appel ou de rappel, un tintement pur, léger, fragile et pourtant net – dans la distance grise de l’air.” ».
→ Comment ne pas me souvenir des cloches de Notre-Dame et pas seulement à cause du titre du livre de Jaccottet. De cette joie à imaginer, peut-être à tort, que ces cloches que j’entendais parfois le soir, depuis la maison, étaient peut-être les nouvelles cloches de Notre-Dame et le gros bourdon Emmanuel (quel nom splendide). C’était en 2013 : « La mauvaise qualité du métal des quatre cloches de la tour nord engendrait des discordances harmoniques et une mauvaise qualité acoustique. Elles sont toutes remplacées en 2013 à l’exception du bourdon Emmanuel, reconnu pour son excellence sonore. La fonderie Cornille-Havard à Villedieu-les-Poêles réalise les cloches de la tour nord, le bourdon Marie à la fonderie Royal Eijsbouts aux Pays–Bas. »
Et ce Villedieu-les-Poêles, village à portée duquel je passe plusieurs fois par an en me rendant en Bretagne !
Hélas, depuis le 15 avril 2019, elles se sont tues ces cloches et pour longtemps encore.
Un peu plus loin, Jaccottet reprend la scène, s’interroge sur cette irruption sonore qui provoque en lui une réaction à la fois intense et confuse. « Ce frêle tintement durait, insistait, vraiment à la manière d’un appel, ou d’un rappel... » (p. 12).
Réduit donc...
Jaccottet rassemble ici deux expériences fondamentales et très différentes : ce petit son de cloche entendu un jour de 2012 à propos duquel il avait plus tard confié à José-Flore Tappy que c’est l’un des derniers signes qui aient suscité en lui le désir d’écrire et la relation, dans un reportage, de l’expérience d’un ancien détenu, au moment de sa libération : « Réduit donc, en toute fin de parcours, à tituber entre deux aspects de mon expérience, eux au moins indubitables : le recueil des signes qui est presque toute ma poésie, et dont le dernier reçu, cette année encore, aura été le point de départ de ces pages – tous ces signes dont la singularité est d'être toujours infimes, fragiles, à peine saisissables, évasifs mais non douteux, très intenses au contraire ; en fin de compte, ce que j'aurai reçu de plus précieux dans ma vie, sans l'avoir cherché ni même espéré ; et, de l'autre côté, l'effroi grandissant de celui qui marche dans le corridor d'une prison de Syrie et ne pourra plus jamais effacer de son esprit les cris qu'il y a entendus, montés d'un des plus bas cercles de l'Enfer. » (p. 23)
→ etc’est très important que soit ici soulignée la part d’humanité du poète, déchiré entre cet appel parfois de signes qui l’auront comblé et ce désastre du monde, les guerres, les tortures...
Lutte à mort
Oui lutte à mort entre « des essaims d’infimes anges, très frêles » et le noir de l’avancée de la mort, la sienne et toute la mort présente dans le monde. « Le chant aura été chanté tout de même ». Ici se souvenir de ce beau titre d’un autre livre, souvent repris dans les pages de ce Flotoir ; « Et néanmoins ». Tout l’essor du texte, toute sa dynamique repose sur ce couple des épiphanies et de la joie d’une part, de l’impuissance et du dénigrement, du désespoir, de l’autre. Image poignante, nocturne, de la vie conjugale avec les deux lits côte à côte, vus comme deux barques « emportées irrésistiblement mais calmement par le courant, par la pente, le déclin du temps. » (p. 29)
Puis après s’être dit « gauche, incertain, ignorant profondément, désespérément » Philippe Jaccottet évoque la poésie qui l’aura « préparé » à ces rencontres inespérées, restées quelquefois tout intérieures ou presque » : « Rencontres préparées quelquefois, sans que je m’en rende compte, par tous ces fragments de poésie venus à moi de toutes parts et si bien gravés dans ma mémoire ».
La Voleuse de fruits
Après avoir lu et mis en ligne le magnifique article de Mireille Calle-Gruber autour de ce livre, j’ouvre La Voleuse de fruits de Peter Handke.
« Une illusion d’Atlantique dans la Baie de personne » (p. 11). Il faut savoir que la Baie de personne est le lieu où vit, la plupart du temps, Peter Handke, tout près de Paris, à Meudon. Voir le magnifique Mon année dans la baie de personne !
→ je reconnais bien là cette impression, certains matins, sur le trottoir parisien, au gré d’une petite ou grosse bourrasque : mais pour moi c’est une illusion de Manche !
La voix de la Voleuse de fruits
Au début du récit, Peter Handke, sur le point de quitter la baie de personne pour se rendre en Picardie, sur les traces de la voleuse de fruits, évoque sa rencontre avec la voix de son personnage. « Assis, veillant, en même temps comme dans un rêve, un autre rêve, j’ai soudain été effleuré par une voix proche – impossible d’être plus proche – de mon oreille. C’était la voix de la voleuse de fruits, questionnante, aussi délicate que déterminée. (...) Une voix devenue très rare aujourd’hui, ou peut-être a-t-elle toujours été rare, une voix pleine d’attention mais sans inquiétude exagérée, et surtout une voix, la voix de la patience, la patience autant comme qualité que, plus encore, comme activité, une activité permanente au sens de “prendre patience” et aussi “accepter” : je prends patience et je t’accepte, toi, lui, elle – j’accepte qui que ce soit ou quoi que ce soit, sans faire de différence et sans interruption.” » (p. 16)
Les images, leur rémanence, leur surgissement.
Très belle annotation, le livre foisonne de tels instants, sur le thème de l’image mémorielle : « Tout au fond de moi frémissait en même temps, tranquille, l'image déjà passée d'un village dans le Karst slovène, juste un pan de mur que j'avais vu en marchant là-bas il y a longtemps, et c'était seulement maintenant qu'elle s'animait cette image qui, depuis, quelque part en moi, dans mes cellules ? lesquelles ? avait été prête à prendre son envol, à me toucher de ses ailes. Elles ne cessent de resplendir et de jaillir, aujourd'hui encore, inexplicables, mystérieuses, ces images muettes, sans personnages, issues du passé, généralement d'un passé très lointain, sans rapport avec ce qui survient sur le moment, ne pouvant être convoquées par aucune mémoire et aucun souvenir intentionnel, elles remontent en voletant, en papillonnant, jaillissent puis disparaissent aussitôt après, inaccessibles à toute mesure du temps, absentes des semaines durant avant de me traverser toute une journée comme des nuées d'images filantes, exemptes de toute signification, et pourtant j'en suis témoin et je les accueille à chaque fois, surtout après un long moment sans les voir et dans les jours de détresse, même si elles ne flamboient pas mais se raniment simplement, se consument, brasillent dans un : « Ainsi tout n'est donc pas encore perdu ! »
→ et voilà, jeux d’échos, que revient le souvenir de l’écoute, en novembre dernier, le Flotoir y avait fait allusion, du Bon Plaisir de Peter Handke, daté de 1989, avec une longue séquence se passant dans le Karst. J’écrivais alors : « Une bonne partie de l’émission « Le Bon plaisir de Peter Handke » (1989) se déroule dans le Karst. C’est une région qui se trouve à la frontière de l’Italie et de la Slovénie (merveilleux de voir comment en une seule émission, pas du tout faite pour cela, on peut prendre contact avec une région, simplement au travers des bruitages, de la langue entendue et des mots de ceux qui ici, parlent, se rencontrent, racontent. ».
Éternel troubadour
« A l’unisson avec mon éternel troubadour », dit encore Peter Handke, citant Wolfram von Eschenbach. Petite recherche s’impose, non : « né autour de 1170 dans le village d’Eschenbach en Bavière – mort autour de 1220, Wolfram von Eschenbach est un poète allemand du Moyen Âge. Il est considéré comme l’un des plus grands poètes épiques de son temps et l’un des représentants majeurs de la littérature courtoise en moyen haut-allemand. Comme Minnesänger (équivalent germanique des trouvères), il a également écrit de la poésie lyrique (...)Aujourd'hui, Wolfram est avant tout connu pour son Parzival, qu'on considère parfois comme la plus grande de toutes les épopées allemandes de ce temps(...)Il a été une des principales sources de Wagner pour le livret de Parsifal. (source)
Suivre du regard
À propos d’une banale scène urbaine, le va et vient d’autobus à un arrêt, cette remarque sans doute déterminante pour la compréhension de l’art de Handke : « En les suivant du regard – depuis des années, une occupation qui me tenait à cœur : suivre du regard la moindre chose – etc. ».
Accorder de l’attention à, suivre du regard la moindre chose, lui donner sa chance. Cette idée l’autre jour en essayant de mettre des mots sur le chaos nuageux du ciel, que l’écriture comme la peinture, le fait de chercher, choisir des mots, des traits, des couleurs pour ce qu’on a sous les yeux, permet d’augmenter considérablement le regard, de dégrossir la sensation brute en impressions plus fines, de remarquer aussi maints détails qui ne sont pas perçus autrement.
Ses chers
J’aime bien la façon dont Handke parle de ces écrivains qui comptent essentiellement pour lui, son éternel troubadour disait-il un peu plus haut, voici maintenant son cher Hölderlin : « l’impression de marcher dans un monde englouti et battu par tous les vents, cet espace me rajeunissait et me donnait une force dans les jambes et une lumière dans les yeux et surtout sur les temps : le “bruissement” de mon cher covagabond Hölderlin – cœur, que veux-tu de plus. » (p. 46)
Les inatteignables
Avec Siegfried Plümper-Hüttenbrink, nous aimons évoquer ceux qu’il appelle les injoignables, à savoir ces lecteurs croisés par hasard, dans la rue, les transports en commun et qui sont complètement absorbés dans leur lecture. Voilà que Handke parle lui, de manière sans doute moins positive des inatteignables, disant qu’au fil des années il s’était aperçu que l’écrasante majorité des bipèdes, appelés humains « appartenaient à la race des inatteignables ». Il précise : « Une majorité ou une multitude impossible à chiffrer en pourcentage ne peut ou n’a jamais pu être atteinte par rien ni personne. » (p. 61). Ils n’ont d’yeux ni d’oreilles pour rien sur la terre ; « qu’il s’agisse de la nature ou du monde des hommes ». Mais aucun mépris chez Handke, qui souligne que « ses » inatteignables sont innocents et qui s’interroge sur ce possessif “mes inatteignables” : « cela veut dire qu’ils m’importent (...) tous sont importants à mes yeux, ces milliards d’hommes inatteignables, chacun d’eux, jusqu’aux limites du globe terrestre (...) moi je voudrais les atteindre, tous sans exception, tous sans restriction. Je brûle d’’arriver à en faire des atteignables – l’oreille aux aguets – ouverts – capables de répondre (même sans mot). »
Dans le sens contraire de la marche
« Je m’étais assis dans le sens contraire de la marche. Je m’en étais fait un devoir, si possible chaque fois que je prenais des transports en commun, que ce soient des bus ou des trains ; je croyais voir ainsi davantage de choses par les fenêtres, ou des choses différentes de différentes façons. » (p. 69)
→ je fais de même souvent, et l’avantage est que ces places sont moins disputées !
Série « j’aurais aimé être là »
J’aurais aimée être là quand Peter Handke sortit du RER à l’Alma et l’écouter écouter la Seine – j’ai aimé être là et surprise quand Peter Handke remontait à pied, allègrement, la route des Gardes à Meudon que je descendais en voiture, revenant de l’observatoire.
Ces proses
J’aime ces grandes proses fluviales qui ne sont pas univoques, qui multiplient les réflexions, les apartés, les digressions. Sur le modèle bien sûr des grands romans d’un Thomas Mann. D’une façon plus naturelle, plus primesautière aussi chez Handke, avec la possibilité de se retrouver, ici ou là, à un détour de page, notamment lorsqu’il s’invective gentiment : « N’avais-tu pas décidé d’arrêter de tout compter. » (p. 76).
Ah la voilà !
Comme chez Jules Verne, il s’écoule un grand nombre de pages avant d’entrer dans ce qui semble être le vif du sujet, mais on y est, là voilà la voleuse de fruits, sous forme d’une jeune femme profondément endormie dans le train dans lequel est monté Handke.
Autres lectures
Deux autres belles lectures, Le Fait de vivre de Stéphane Bouquet et Refaire le monde de Claude Minière.
Portes ouvertes
Claude Minière : « les pensées les plus profondes sont celles qui enfoncent une porte ouverte. »
Formidables conseils
Formidables conseils du père de la voleuse de fruits dont le portrait s’ébauche petit à petit, plutôt par les scènes rapportées que par une description. Le père donc, qui pourrait être Claude Minière dont je viens de quitter Refaire le monde, lui suggère de « veiller aux instants comme hors du temps : qu’ils soient aussi nombreux que possible (...) ces moments, ils sont en ton pouvoir. Ne te les laisse pas prendre ! Dans les moments intermédiaires, sur les trajets intermédiaires ; c’est là que ça arrive, que ça vient, c’est là. Chercher, s’arrêter, appeler, courir, scruter les forêts, surtout le plus petites, scruter les rues principales, les villes, les villages, les hameaux, surtout eux... » (pp. 118-119)
→ Et même si leurs univers semblent à des lieux de distance, je pense à Jaccottet et à toutes ces minuscules et essentielles expériences qu’il relève et dont il parle si bien dans La Clarté Notre-Dame.
De la rémanence
« Depuis toujours elle gardait en elle des images rémanentes de n’importe quel objet, qui persistaient très longtemps, avec des contours très nets. Il arrivait même que seule l’image rémanente, une fois les yeux légèrement fermés mais pas pressés – cela aussi il le fallait -, montrât quelque chose qu’elle n’avait absolument pas perçu les yeux ouverts. » (p. 139)
Stéphane Bouquet
Très beau livre de Stéphane Bouquet, Le Fait de vivre. Quelques relevés :
« un visage s’éloignant / dans la nature fluide du temps » (p. 48)
« (...) nous sommes / des moulins à signes / dispersés dans la solitude. » (p. 49)
« De temps en temps coïncider suffisamment avec la proposition que nous font les choses lorsqu’elles courent se blottir contre nous comme une portée de chiots. » (p. 51)
« Éprouver l’agitation cellulaire de la vie. » p. 55
Bien sûr, c’est un peu trahir le texte que d’en extraire quelques éclats, somptueux, sans tenir compte de la construction, très complexe et tout en échos du livre. Mais j’ai tellement plus de dons pour relever des traces précieuses que pour bien percevoir les grandes structures ! Et je tiens que ces petits fragments valent souvent pour le tout et permettent de percevoir la nature profonde du livre ou de l’œuvre.
Claude Minière
Même remarque pour ces extraits mais que je tiens à serrer précieusement dans ce Flotoir ! J’en vois / dans les rues / petites vieilles / petits vieux / petits jeunes / tombés en eux-mêmes / j’envoie mes notes comme résurrection / l’ouverture du ciel à hauteur des rosiers de l’allée / au-dessus des abîmes de l’animal humain / je passe au-dessus des crevasses pour atteindre le réel / l’éclosion / qui nous échappe / et pourtant laisse entendre sa pulsation » (p. 46)
→ et là encore comment ne pas retrouver des échos forts aussi bien avec Peter Handke qu’avec Philippe Jaccottet, même si cela semble bien loin des points de vue usuels que de les rapprocher. Même attention à ce que j’appelle les épiphanies.
Chez Minière quelque chose souvent de presque biblique, héritage judéo-chrétien assumé mais aussi le ton, avec une forte exigence, l’imprécation même parfois, l’attente.
je me laisse emporter
l’étude
la pulsion
l’effusion
la prose
je me laisse emporter
(...)
une violente transformation habite en permanence les vivants
ils habitent en poètes ce monde
le plus simple le moins prosaïque dans le fond
dans le fond et à la surface c’est tout comme
(p. 47).
Et puisque je suis toujours dans le jeu des échos, c’est à Bruno Latour et à ses variations sur la métamorphose (à partir de Kafka) que je pense ici.
Chercher les pages 49
Faire un relevé de pages 49 (en lien avec ce que j’écrivais à propos du chiffre 49 selon Volodine -. 7 et 49.)
Chez Claude Minière : «
(...)
l’alphabet des voix
les champs magnétiques
mon mode de vie est critique mais sans méchanceté. »
Superbe fin du livre de Claude Minière
« le poème dit ce qu’il dit
littéralement et dans tous les sens
les cinq sens, le bon sens, l’insensé
Qui parle ? Lui ?
qui parle luit ?
le poème ne parle pas, il est
le poème. Il nous parle,
(...) » (p. 58)
Et lui aussi
Et lui aussi Stéphane Bouquet ne cesse de parler du poème : « Car tout poème est plus ou moins l’histoire / d’un sauvetage, / soit la lente organisation du réel pour garantir une survie / minimale : /
je garde, je veille, je te patiente, j’attends, je radeau. (...) (p. 100)
→ et moi d’ajouter je te Flotoir... ce que je fais est si proche de tout cela, même si ce n’est pas un poème, mais le sauvetage, la veille, la patience, le radeau, tout y est, il me semble.
Patrick Laupin
Feuilleté/coulé ! Cela arrive rarement, trop rarement, mais parfois feuilletant un livre dont on se dit qu’on n’aura pas de temps forcément à lui consacrer, on est happé. C’est ce qui m’est arrivé avec Mon Livre de Patrick Laupin, dont j’ai au demeurant donné quelques extraits dans l’anthologie permanente de Poezibao, illico.
Belle préface, très enthousiaste d’Alain Borer (dont je découvre par la même occasion le site) : « le problème principal de la condition humaine, c’est la séparation. Il n’y a que la poésie qui s’en occupe ».
Les images encore, comme des dauphins
Très belle page sur le jeu des images, dans la conscience, sous la plume de Peter Handke. « Elle se voyait assaillie par des images et des moments, des moments et des images des endroits où elle était allée au cours de sa vie. Les endroits n’apparaissaient jamais complètement, c’étaient chaque fois des fragments. C’est ainsi qu’ils surgissent, lumineux, les lieux de son passé, comme un souffle, un essaim, une deuxième perception, un retour, pas de l’extérieur, mais d’elle-même ; et quand ils plongent tels des dauphins et disparaissent, ils ne disparaissent pas hors d’elle, mais en elle ; ils ne se perdent pas, mais restent dans son corps. Certes ils ne reviennent pas sur commande, mais, images-dauphins, sont prêts à jaillir et à bondir, images d’un autre endroit ou d’un autre encore, de ta vie, ma vie, notre vie, sauveurs de la détresse – détresse du contretemps – pour revenir dans notre temps. Que vivent de telles images. » (p. 209)
Aimer la littérature, Georges Perros
Beaucoup aimé cette citation de Georges Perros, relevée hier sur Twitter : « Aimer la littérature, c'est être persuadé qu'il y a toujours une phrase écrite qui nous re-donnera le goût de vivre, si souvent en défaut à écouter les hommes. Soi-même, entre autres. »
Stéphane Lambert
Et cette autre citation, de Stéphane Lambert, relevée sur le blog de Fabien Ribéry : « Que vaudrait sans ça le monde si on le laissait entre les seules mains de la dévastation, si l’essence poétique qui nous y attache envers et contre tout ne l’ouvrait pas à des entendements insoupçonnés qui nous font voir dans la noirceur d’autres nuances que pure noirceur ? » (Stéphane Lambert) », très jaccottienne au fond, alors que le fils de Philippe Jaccottet, Antoine, l’éditeur du Bruit du Temps vient de me dire sa reconnaissance pour le dossier d’hommages à son père publié dans Poezibao.
Ce que je fais
Ce que je fais en écrivant comme j’écris n’est rien moins que de lire différemment.
Mieux ?
« Peut faire mieux », non ! Ne doit pas faire mieux !
Ciels
Le vol souverain de l’oiseau, comme une négation au fait qu’il soit au-dessus d’une ville, tellement libre alors que nous sommes si contraints, prisonniers de nos façons d’être – il évolue sur le fond mouvant d’un grand ciel de nuages
20 mars 2021 – 9h45 – est
J’aurais aimé être là
J’aurais aimé être là quand l’organiste, claveciniste et chef d’orchestre Ton Koopman a convaincu son homologue Philippe Herreweghe à qui je dois tant de bonheurs musicaux d’abandonner la psychiatrie au profit de la musique. Autre soin de l’âme.
Lumière
marche dans l’appartement, chaque passage au même endroit marquant une intensification de la lumière
Lire
Aussi bien voir/regarder qu’entendre/écouter. Lire le monde, les visages, les ciels, les nuages, les partitions, les lettres, etc.
Delphine Horvilleur
Je vais y revenir, longuement, mais avant même d’acheter son livre, j’avais noté dans une émission de radio cette remarque. Elle cherche parfois à « faire entendre à l’oreille de quelqu’un ce que sa bouche venait de [lui] dire ».
Oui il s’agit de Vivre avec nos morts, thème auquel je suis forcément très sensible en ce moment. Elle parle de son travail de conteur et de tissage. Il y a arrachement, déchirure. On raconte des histoires dont les générations suivantes vont pouvoir s’emparer. Elle parle aussi des cailloux sur les tombes, tradition juive, disant que les fleurs fanent mais que les cailloux restent. Je pense à ma collection de cailloux annotés, lieu, date, y compris à ce petit caillou ramassé dans un cimetière normand lors de l’enterrement d’une sœur de ma mère. Extraordinaire donc pour la passionnée de cailloux, les plus humbles, je vais y revenir.
La mort est toujours là, elle dialogue avec nos vies. Nous sommes entourés de fantômes.
La sur-vie, faire entrer le maximum de vie dans la vie. Je pense à cette amie qui s’étonne que son mari, qui a frôlé la mort du fait du Covid, ne soit pas du tout apparemment dans une telle optique et continue comme avant.
Ces répons
Ces échos que j’aime tant. Ces occurrences d’un mot, d’une idée, souvent rares, deux fois dans une journée, dans deux livres distincts.
Ainsi la lune deux fois, montante, descendante, omniprésente et splendide dans le livre de la Norvégienne Ruth Lillegraven, traduit par mon amie disparue Anne-Marie Soulier – la lune évoquée à propos des chênes qu’on abat pour refaire la flèche de Notre-Dame.
Et plus émouvant encore, car si rare, le pouce dans la bouche, deux fois, d’abord dans le poème d’Erri de Luca choisi pour Poezibao,
« Ils se contentent même de rien
ils dorment dans les tempêtes le pouce à la bouche pour dîner. »
Et également dans La Serpe de Ruth Lillegraven
« Un enfant, et dieu est bon, un petit humain va naître, un petit enfant
qu’on pourra coucher dans son nid, avec son pouce dans la bouche.(p. 65)
La Serpe
c’est une très belle poésie, narrative, que cette Serpe de Ruth Lillegraven, traduite par Anne-Marie Soulier. L’histoire d’une famille de pauvres paysans norvégiens, sur trois génération, avec pour personnage principe Endre, le fils aîné. Alors que tout semblait aller bien, il est pris de très graves rhumatismes qui vont le paralyser petit à petit, l’éloigner de son épouse, le rendre incapable de faire le travail de la ferme familiale dont il a hérité en tant qu’aîné. Mais un jour il reçoit d’un de ses frères expatriés aux USA une sorte de lexique anglo-norvégien et lui qui n’a jamais lu un livre, va se passionner soudain pour ce livre. Il commence par apprendre des mots comme snow, qu’il murmure avec amour. Puis il se met à lire passionnément et en particulier les livres de son épouse qui elle, grande lectrice, a totalement renoncé aux livres lors de leur mariage. Il se met à rêver, à voyager en pensée, se perd dans ses livres, perd aussi le contact avec les siens. Il y a sous-jacente une dimension un peu fantastique, ou du moins légendaire. C’est l’ours qui lui a porté malheur, qui s’est emparé de son corps, qui pèse de tout son poids sur ses articulations. Tout cela évoque une belle conversation avec le poète Armand Dupuy qui m’a dit que sa mère avait passionnément lu, jeune, et brutalement arrêté de lire, de telle sorte qu’il ne l’a jamais vue un livre à la main.
Et puis dans La Serpe, un jour, les livres font de nouveau le lien entre Endre et Abalone, sa femme.
C’est un beau livre, profondément émouvant que j’ai terminé les larmes aux yeux, ce qui ne m’arrive quasiment jamais avec les livres de poésie (si, Antoine Emaz, livre à peine ouvert, les larmes aux yeux, chaque fois).
Et je trouve qu’il y a une certaine proximité d’univers avec mon Petit bonhomme vernien.
Gracq et les Nœuds de vie
Dans le fond Gracq à la BNF, de très nombreuses archives qui ne pourront être ouvertes avant 2027, mais des liasses de textes accessibles dès aujourd’hui et qui font l’objet de ce livre. Un petit doute sur la démarche, et sur la présentation extérieure du livre, qui laisse croire à un livre conçu par Gracq ce qui n’est pas le cas (Jean-Marc Baillieu m’a rendue très sensible à cet aspect des choses). Le titre n’est pas de Gracq en tant que titre, même si l’expression est bien de lui, on la trouve dans un des textes. « Ce que j’ai souhaité souvent, ce que j’aimerais peut-être encore exprimer, ce sont ce que j’appelle des nœuds de vie. Quelques fils seulement venus de l’indéterminé et qui y retournent, mais qui pour un moment s’entrecroisent et se serrent l’un l’autre, atteignent, entre les bouts libres qui flottent de chaque côté, à une constriction décisive. » (p. 52)
La difficulté vient de ce que tous ces textes sont donnés à la queue-leu-leu, qu’on passe sans cesse d’un lieu à un autre, à en avoir le tournis. On s’établit en Anjou et voilà qu’on bascule dans le Sud de la France. La langue est superbe mais presqu’un peu trop précieuse, recherchée. Et j’ai en tête deux contre-exemples, puisés dans des lectures ou rencontres récents, Philippe Jaccottet et Peter Handke. Le paysage de Handke grouille, vibre, parle, remue, fait peur, attire. Celui de Gracq me semble, à moi, froid et ce que je préfère sans doute c’est quand il fait le géographe, qu’il est, qu’il explique telle particularité du paysage avec la géologie. « La géologie ne s’absente jamais tout à fait du sentiment que j’ai des paysages. » (p. 16)
Mais je vais poursuivre ma lecture, notamment pour les descriptions de ciels ! Comme ici : « ce bleu métallique et luisant de zinc neuf qu’on voit au ciel des dernières gelées quand les jours allongent. ». Ou encore « la nuit gagnait peu à peu comme la crue d’un étang noir. ».
Donc sans doute lire les textes comme autant d’entités indépendantes, voire comme des poèmes en prose parfois et cueillir les pépites et il y en a de nombreuses.
Vivre avec ses morts
Cette fois je plonge dans le livre de Delphine Horvilleur.
Il va s’agir tout le long du livre de rencontres avec la mort, celle des autres, certains célèbres, comme Elsa Cayat, la « psy de Charlie », mais aussi Simone Veil, Marceline Loridan. Delphine Horvilleur est rabbin. Elle vit donc constamment la situation d’accompagnement des familles dans le deuil, avec ce recueil de la parole des survivants qui lui permet de préparer ce qu’elle dira au moment des obsèques, à la recherche de la vérité de la personne qui vient de mourir. C’est très prenant, semble profondément juste et humain, souvent bouleversant, comme l’histoire de ce petit garçon qui lui dit avec insistance qu’il a besoin de savoir où est son petit frère, alors qu’on lui a parlé à la fois de « dans la terre » et de « au ciel ». Occasion aussi de réfléchir à tous les rites autour de la mort, à l’occultation de cette dimension dans notre société occidentale contemporaine, qui nous rend sans doute encore plus brutale la crise que nous traversons, collectivement, aujourd’hui.
Elle sait faire preuve de légèreté, voire d’humour, raconte de nombreuses « blagues juives ». Et rapporte certaines coutumes qui donnent à réfléchir. Celle-ci par exemple : « Dans de nombreuses familles juives, lorsque quelqu’un tombe malade, on lui attribue un autre prénom. Son identité est changée, afin d’induire en erreur l’être surnaturel qui aurait la mauvaise idée de venir le chercher. Imaginez que l’ange de la mort sonne à votre porte pour réclamer la vie d’un certain Moshé, vous pourrez alors tranquillement lui répondre : “Désolé, aucun Moshé n’habite ici. Vous êtes chez Salomon.” Et l’ange, penaud, pourra s’excuser de vous avoir dérangé, faire demi-tour et s’éloigner. » (p. 42). « Le stratagème prête à rire, mais il énonce une vérité subtile. Le propre de l’humanité est de croire qu’elle peut garder la mort à distance, créer des barrages et des récits, manigancer pour la tenir éloignée, ou se persuader que des rites ou des mots lui confèrent ce pouvoir. »
L’apoptose
Auparavant, j’ai retrouvé dans ce livre une très forte allusion à Jean-Claude Ameisen, dont j’avais tant aimé le livre, il y a près de vingt ans ! Livre consacré à la mort des cellules, l’apoptose. Delphine Horvilleur montre que ma main est ce qu’elle est parce que tout un processus de mort cellulaire, in utero, a supprimé tout le tissu qui reliait les doigts, faisant de la main une sorte de palme. Et l’on sait bien qu’il arrive à certaines d’entre nous de naître avec des doigts palmés. C’est la syndactylie. « Ce phénomène fascinant de mort au cœur de la vie a été notamment étudié par un chercheur et conteur hors pair, Jean-Claude Ameisen, qui s’est passionné pour ce processus dit d’“apoptose.” Le nom de cette mort programmée dans nos corps vient du grec et signifie “tomber d’en haut”. Ce terme désigne aussi la saison de l’automne, qui voit les arbres perdre leurs feuilles. » (p. 21)
La laïcité
En réponse à l’étrange remarque de la sœur d’Elsa Cayat qui l’avait présentée comme une rabbin laïc, Delphine Horvilleur réfléchit de façon passionnante (et totalement dédramatisée) la question de la laïcité : « La laïcité française n’oppose pas la foi à l’incroyance. Elle ne sépare pas ceux qui croient que Dieu veille, et ceux qui croient aussi ferme qu’il est mort ou inventé. Elle n’a rien à voir avec cela. Elle n’est fondée ni sur la conviction que le ciel est vide ni sur celle qu’il est habité, mais sur la défense d’une terre jamais pleine, la conscience qu’il y reste toujours une place pour une croyance qui n’est pas la nôtre. La laïcité dit que l’espace de nos vies n’est jamais saturé de convictions, et elle garantit toujours une place laissée vide de certitudes. Elle empêche une foi ou une appartenance de saturer tout l’espace. En cela, à sa manière, la laïcité est une transcendance. Elle affirme qu’il existe toujours en elle un territoire plus grand que ma croyance, qui peut accueillir celle d’un autre venu y respirer. Delphine Horvilleur, Vivre avec nos morts : Petit traité de consolation, Grasset, 2021, pp. 28-29.
« Pour moi, dira-t-elle un peu plus loin, être un “rabbin laïc” signifie cela : accueillir comme une bénédiction le fait que jamais ma croyance ne pourra gagner d’hégémonie, pas plus au sein de la nation française qu’au sein de la tradition juive. Et se réjouir que sous le ciel il y ait assez de vide pour que chacun y reprenne sa respiration. » (p. 30)
Une scène comme légendaire, Peter Handke
Presque légendaire, somptueuse, la descente aux sources de La Viosne de la voleuse de fruits et de son jeune accompagnateur. Ils sont à la recherche d’une source qui ne se présente pas du tout comme telle mais plutôt comme une succession de mares plus ou moins boueuses. Il y retrouve un chat, mourant, un chat qu’un homme qui ne cesse de croiser la route de la jeune fille cherche et cherche, appelant sans cesse. Le chat est là, bouffé par des tiques, les deux jeunes gens vont le prendre dans leur bras, établir le contact avec l’homme qui crie, faire la jonction enfin, après une remontée extrêmement difficile dans une jungle, un taillis presqu’inextricable, une vraie scène d’initiation qui fait penser à la Flûte enchantée !
Et là, ce soir-là, on arrête la lecture qu’on aurait tant envie de poursuivre, pour être sûre de garder la fraîcheur d’approche, de repartir à sensations neuves dans le récit le jour ou un des jours suivants.
Conteuse
Je suis évidemment extrêmement sensible à ce que dit ici Delphine Horvilleur (Handke pourrait dire la même chose, ô combien) : « Mais à mesure que les années passent, il me semble que le métier qui s’approche au plus près du mien porte un nom. C’est celui de conteur. » (p. 86)
Et les chers cailloux
En écho avec ce que j’écrivais un peu plus haut : « Les juifs n’ont pas l’habitude de fleurir les tombes mais ils y placent ces petites pierres, si emblématiques. La plupart des gens en ignorent la signification. Il y a longtemps, lorsque les morts étaient enterrés sur le bord des routes ou dans les champs, il fallait à tout prix signaler la présence d’une sépulture à ceux qui voyageaient là » (...) « Un caillou se dit Ebben, et ce mot une fois fendu, en révèle deux qu’il semble avoir fait fusionner, “ab” et “ben” – “le parent” et “l’enfant”. Poser un caillou sur une tombe, c’est déclarer à celui ou celle qui y repose que l’on s’inscrit dans son héritage, que l’on se place dans l’enchaînement des générations qui prolongent son histoire. La pierre dit la filiation, réelle ou fictive, mais toujours véritable. » (p. 38)
→ pour moi elle dit aussi le passage quelque part. J’ai été là, ils furent là, d’autres seront là. Ce petit galet de cette plage tant aimée là-bas, de l’autre côté de l’Atlantique. Dont le nom même porte la traces des « autres » : Nauset Beach. Les Nauset people, les Indiens du Cape Cod.
Trop souvent
Oui très humaine cette approche de Delphine Horvilleur : « Trop souvent, la disparition brutale kidnappe l’ensemble d’une existence qui ne doit pourtant pas se réduire à son dénouement. Ne jamais raconter la vie par sa fin mais par tout ce qui, en elle, s’est cru “sans fin”. Savoir dire tout ce qui a été et aurait pu être, bien avant de dire ce qui ne sera plus. » (p. 43)
→ c’est pourquoi, dans cet esprit, j’ai aimé composé les cahiers d’hommage à l’éditeur Jean-Pierre Sintive ou à Philippe Jaccottet. Il y est tant question de leur vie, de leur caractère, de leurs manières d’être au monde et bien sûr de leur œuvre. Notre héritage.
Fantômes
et je pense à Isabelle Baladine Howald et à ses belles réflexions autour de la mort, en lisant ces mots : « Dans le film Le Sixième Sens de Night Shyamalan, un enfant répète aux adultes qui l’entourent cette phrase terrifiante : “I see dead people”, “je vois des morts”. Si le spectateur frissonne, c’est parce qu’il est forcé de se demander si lui-même ne refuse pas de voir les fantômes qui l’entourent. Et s’il nous était aussi donné de les apercevoir ? Et s’il suffisait de prêter attention, ou de regarder les rideaux bouger ? À nouveau, il n’est pas besoin de croire littéralement à une vie après la mort, ou à la présence d’âmes errant dans nos vieilles maisons pour reconnaître très rationnellement que nous vivons tous avec des fantômes. Il y a ceux de nos histoires personnelles, familiales, ou collectives, ceux des nations qui nous ont vus naître, des cultures qui nous abritent, des histoires qu’on nous a racontées (ou pas), et parfois des langues que nous parlons. Ces spectres, je les croise presque chaque fois que je reçois quelqu’un dans mon bureau. Ils habitent dans des récits de “revenances” que l’on partage avec moi, dans des secrets de famille que l’on me confie, ou dans des malédictions qui voyagent d’une génération à l’autre. » (p. 52-53)
Marceline et Simone
Très, très beau chapitre consacré à ces deux grandes figures, Marceline Loridan et Simone Veil, qui s’appelaient entre elles « les filles de Birkenau » ! Pour elle, Delphine Horvilleur, « Simone et Marceline sont les visages de ce qu’on désigne aujourd’hui sous le terme un peu galvaudé de “résilience”. Pour la petite-fille de survivants mutiques que j’étais, elles incarnaient la possibilité de reprendre la parole, de dire sans gêne non seulement ce qu’elles avaient vécu, mais ce que chacune d’elles avait choisi d’en faire. » (p. 87)
Car je ne l’ai sans doute pas dit, ce livre est d’autant plus fort qu’au fil des pages et des histoires qu’elle raconte, Delphine Horvilleur parle de sa propre famille. Des silences terribles sur ce qui est arrivé à certains membres de sa famille.
Et cette incroyable histoire : Marceline Loridan : « Dans le camp où pour survivre c’est chacun pour soi, il y a eu des moments de solidarité très puissants. Comme ce jour où j’ai eu une fièvre terrible. Près du lieu où on creusait des tranchées, mes copines m’ont cachée dans un trou recouvert d’une planche et j’ai pu m’y reposer. Marceline fut un jour cachée sous terre pour rester en vie, quand sur la terre, la mort la cherchait. De l’autre côté d’une planche, c’est-à-dire au-dessus d’une tombe qui allait la sauver, un groupe de femmes veillait. Ce jour-là, grâce à elles, Marceline a pu ressusciter et s’est peut-être promis de se tenir longtemps à distance du monde des planches et de ses terreurs. » (p. 105)
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« René Daumal, l’homme qui me fit entrer dans la littérature – qui n’est qu’une certaine lecture du monde », Marc Blanchet, dans un hommage à Lokenath Bhattacharya, conçu pour Poezibao.