passage Vero Dodat, Paris, avril 2021 - ©florence trocmé
Feuilleton et savoirs
Bel article de Martin Rueff dans Catastrophes. Article qui m’intéresse doublement. D’abord parce qu’il s’interroge sur la question du feuilleton, que Poezibao pratique déjà depuis un long moment. Feuilleton qui bien sûr me renvoie à Jules Verne qui a publié nombre de ses grands romans des « Aventures extraordinaires » en feuilleton. Ensuite parce qu’il est question de la quantité de savoir que peut contenir un poème et c’est aussi une question centrale pour moi. Un poème ou un livre de poèmes, dirais-je plutôt, en pensant à ce que j’ai tenté de faire dans P’tit Bonhomme de chemin et qui semble être bien compris en ce sens, d’après les premières réactions.
Martin Rueff : « Haletante, l’écriture de la vie de l’esprit quand elle se contraint, se plie pour s’y lover, dans la forme fixe et régulière comme un couperet, du feuilleton ? On voudrait qu’elle ne le fût pas seulement pour celui qui s’y soumet – mais que l’effeuillement créât l’attente sinon, espérée, l’entente. Faut-il alors, comme à l’entame de chaque fiction soumise aux écrans enivrés de leur puissance, exposer quelque résumé pour ceux qui auraient manqué le début, formule même de nous autres, les tard venus de l’a posteriori transcendantal ? Reprenons. Par cœur. »
Il poursuit : « Titillé sur l’affaire de l’érudition, (il serait un poète érudit) un qui écrit des vers s’intéresse ici (et voudrait intéresser) à la question suivante : quels sont les rapports des poèmes aux savoirs aujourd’hui ? à la connaissance ? La question fut d’abord reformulée en termes de quantité, de contenance : quelle est la quantité de savoir(s) que des poèmes peuvent contenir (renfermer et retenir) ? à laquelle un lecteur de poèmes peut résister ? On s’écartait là des parfums sucrés du mythe du feel good poème qui ferait aujourd’hui le succès du genre : un p’tit poème pour la route ou dans la rame pour réparer les vivants, poème apéritif quand il pourrait être un des plats de la résistance. »
La joie du voyageur
Toujours le même bonheur à lire les Carnets de Laurent Margantin et oui, Laurent, j’y décèle désormais bien l’émotion. Par exemple dans l’observation des gestes de l’enfant en train de planter une petite graine dans un pot.
« La joie du voyageur – faute de voyages, l’éprouver avec Gœthe en Italie. »
La vitrine poésie
Ce matin, bien reposée, j’ai pris tout mon temps pour composer la vitrine poésie et j’y ai inclus mon P’tit Bonhomme de chemin. J’ai pris bonne connaissance de plusieurs des livres, ai lu quasi tous les incipit. Énormément de très belles choses, n’y aurait-il pas une petite déesse sympa pour les lectrices qui viennent prendre sa part de ces lectures ? Une liseuse adjointe en quelque sorte ?
Chaleur humaine vs compétence critique ?
J’aime beaucoup ce relevé que fait Patrick Corneau d’une note de Philippe Jaccottet à propos de la publication de notes sur la peinture : « comme à son habitude, la parole simple et directe de Philippe Jaccottet vient dans l’avertissement nous rassurer avec une pointe d’humour : ces pages un peu désordonnées (comme l’indique le terme “en vrac”), écrites au hasard des rencontres ou des commandes, auraient pu être réservées “à l’usage privé, sinon à la corbeille (à papier, non à celle de la bourse). Mais, les relisant une fois de plus non sans quelques doutes, ceux-ci auront été définitivement levés par ce que, toujours, j’y ai trouvé d’attention, même incompétente, imprégnée d’une amitié profonde, de telle sorte qu’elles rayonnent, sinon de profondeur critique – il s’en faut de beaucoup -, à coup sûr de chaleur humaine.” »
Marcel Cohen
Cette citation de Marcel Cohen, donnée par Didier Cahen dans sa « Conversation critique » avec Marc Blanchet : « J'appartiens à une génération d'écrivains qui n'a strictement rien à dire. Ma famille a disparu à Auschwitz. J'avais 5 ans, je ne peux pas parler de ça, je ne suis pas du tout compétent. Ce que je sais sur Auschwitz, je l'ai appris dans les livres donc je ne suis pas qualifié pour en parler. Je ne peux pas non plus parler d'autre chose parce que cela signifierait que l'on peut refermer la parenthèse d'Auschwitz. Je me sens un peu dépossédé de ma propre biographie. J'ai l'impression que si j'écrivais sur mes premières amours enfantines, par exemple, ce serait un mensonge. Ce ne serait pas moi, alors qu'en revanche, quand je cite des listes d'objets utiles avec un certain recul, voire même de l'humour, cette dérision me reflète, elle dit quelque chose de moi. Quelqu'un qui n'a rien à dire peut tout dire. Donc je suis très libre du matériau qui entre dans mes livres. »
Voyage d’hiver
Je viens de finir d’écouter la deuxième partie du Voyage d’hiver, totalement bouleversante, une version qui n’existe pas encore en disque, que m’a signalée Alain Bancquart sur le site d’une radio allemande, avec un chanteur qui s’appelle Markus Schäfer et un pianiste qui s’appelle Tobias Koch et qui joue sur un piano ancien, ce qui va bien à cette musique.
C'est le deuxième aspect de ma petite règle : un lied différent, dans l’ordre, chaque mois et l’écoute intégrale d’une version pendant ce mois, une ou plusieurs fois. Pour bien me pénétrer de tout le cycle. Quelle musique, quelle œuvre, inouïe, bouleversante, tellement humaine, profonde ! Et quelle superbe manière d’être en contact avec la langue allemande (il y a aussi Les Passions de Bach, c’est de saison !).
Donc je vais demain aborder le 7ème Lied du premier Cahier, Auf dem Flusse, au bord de la rivière.
Perspective
Intéressante page de Julien Gracq dans ses Nœuds de vie, page qui semble bien en phase avec notre quotidien borné de ces temps ! : « Lieu commun à arrière-fond d'angoisse : “n'avoir plus de perspective”. Et si pourtant le salut était là. La perspective ou le tragique de la vue. Le tragique de la vie ou l'obsession de la perspective. Et si pourtant nous ne faisions que peindre sur nos murs à l'infini les trompe-l'oeil captivants des Italiens – projeter notre obsession mentale du rank and file. Si les changements à vue souverains de l'enfance devenaient notre sésame dans un monde qui s'ouvrirait une bonne fois sans y mettre pour condition de se fermer - d'une tout autre manière que la tranchée symbolique de la mer Rouge. » (p. 60)
Handke, la marche
« Détail succédant au détail, et en même temps : c’était comme si rien ne se passait. Marcher en mesurant, sans rien enregistrer. Avancer dans le vide. Avancer à vide – le contraire d’une machine en marche à vide. Suite de détails qui se cernent et s’imbriquent : avancée kaléidoscopique. Kaléidoscope des trajets intermédiaires et des temps intermédiaires. Un tel kaléidoscope comme un passe-temps ? Oui, aussi – pourquoi pas ? Ah, marche kaléidoscopique. » (Peter Handke, La Voleuse de fruits, p. 282)
→ Très juste cette remarque, cette marche sans but, sans raison autre que marcher en restant poreux à tout ce qui advient, les bruits, les images, les détails surtout. Je partage cette passion du détail et de l’intermédiaire, des laissés-pour-compte en quelque sorte, qui n’entrent en effet pas dans le comptage universel, la rémunération de toute chose. Cela ne sert à rien, de marcher ainsi, on ne va nulle part, on ne fait rien, on est là, écoute et réception.
Moments de flânerie absente...
dit aussi Julien Gracq qui vient d’énoncer une sorte de méthode d’approche des livres : « J’ai souvent échantillonné au préalable les livres, surtout les livres un peu gros, rarement trompé sur ce que promet la récolte. Le livre dans sa masse n’a pas encore libéré le courant jaillissant de la lecture, que le grappillage a presque tout dit sur la physionomie du cru, ou du moins sur sa teneur en alcool. »
→ Oui mais ! Ce que je ressens, c’est la générosité écoutante de Handke et une forme de méchanceté critique chez Gracq qui m’a sauté aux yeux tout au long de ce recueil de textes. Une critique pointue et du coup acerbe, souvent blessante. Rien de l’empathie avec le monde de la Voleuse de fruit. Voir le vocabulaire, cet échantillonné très « comptable » chez Gracq. Curieux comme la teneur acide d’un propos peut vous sauter aux yeux (retour à l’envoyeur !).
→ Cela dit, souvent je travaille ainsi, notamment lors de la compilation du samedi matin, lorsque je dresse la liste des livres reçus dans la semaine qui précède. Et je reconnais qu’il suffit de peu en général pour savoir que pour ce livre-là, ça ne vaut pas la peine, soit que ce ne soit vraiment pas très intéressant, soit que cela ne me parle pas, à moi, en toute subjectivité. Et peu de choses à l’inverse suffit à se dire qu’on a envie de tenter la chance d’explorer plus avant ce livre.
De la critique
Et pourtant ! « Ce qui a disparu de l’horizon d’une certaine critique, c’est le lecteur pris dans le fil de sa lecture, le lecteur en émoi et en mouvement, désirant, exigeant, appréhendant, attendant. La lecture qu’elle propose est le paradoxe d’une lecture arrêtée, immobilisée : un champ d’investigations, comme elle dit, c’est-à-dire la substitution au voyage de la carte routière. » (J. Gracq, 94)
Et c’est pourquoi j’ai tant aimé l’essai que Mireille Calle-Gruber a donné à Poezibao, où elle se montre lisant Peter Handke, en lectrice prise dans le fil de sa lecture, en émoi, en effet tout sauf une lecture qui épingle (aïe), qui immobilise et tue (comme l’entomologiste et son papillon piqué sur la belle planche mais figé, si loin de cette danse incroyable qui est la sienne et dont au demeurant Handke, il me semble, rend compte quelque part, cette danse de deux papillons que l’on ne cesse de croire trois).
Abstraction, séparation
« Le mal essentiel, de l'homme, est l'abstraction ou séparation. Séparation par le temps irréversible, par la distance infranchissable, réclusion dans la cellule étanche de la conscience individuelle. Le but de la poésie est de porter le remède à la racine du mal. Elle est la préfiguration par les signes du monde (sans doute monde d'après la mort) où tout est ensemble. Sa tâche essentielle est donc de mettre en contact immédiat les séries matérielles et mentales les plus éloignées, et de préférence les plus incompatibles, non seulement aux yeux du bon sens vulgaire, mais à la lumière réfléchie de la dure expérience vitale. Cette tâche est remplie par l'image, dont le fonctionnement parfait (ne pas oublier que l'imagination est une fonction, vitale au même titre que la respiration (c'est elle qui rend l'air respirable)) se présente ainsi de façon constante comme un court-circuit. Il ne suffit pas de dire avec Reverdy “Plus les deux termes mis en contact sont éloignés dans la réalité, plus l'image est belle” : il n'y a en fait image, et poésie, qu'à partir du moment où l'on s'aventure au-delà du réseau de coordonnées construit par les sens ou par la mentalité logique asservie aux fins pratiques.
En termes hégéliens, la poésie est la revendication permanente, au sein de l'existence, tourmentée parce qu'abstraite, de la quiétude absorbante et de la félicité totalitaire du concret. » (Julien Gracq, 96).
→ Je me souviens aussi de l’insistance mise par Yves Bonnefoy, dans tous ses derniers essais, sur sa réserve à l’égard du « concept », dévitalisant.
L’allusion littéraire
Ce monde de résonances que deviennent, de plus en plus, les livres pour celui qui a lu et lit, a beaucoup lu : « L’allusion littéraire, qu’un simple mot peut suffire à éveiller, communique à un texte – rien qu’en signalant en lui l’affleurement tout prêt à émerger, de la masse de la littérature préexistante – une sorte de miroitement. Miroitement qui témoigne, sous le texte apparent, de l’existence d’une universelle doublure littéraire, se rappelant par intervalles au souvenir comme une doublure de couleur vive par les “crevés” d’un vêtement. » (p. 161)
→ Ultime citation d’un livre qui m’aura en définitive assez peu plu mais en même temps beaucoup apporté, tant par son côté disparate, même si bien sûr il n’est pas question ici de parler de fonds de tiroir et aussi par une certaine acrimonie que je sens percer partout sous les propos de Julien Gracq. Que j’ai curieusement failli appeler de son vrai nom, Louis Poirier, pensant à l’image que m’en a donné un très proche, qui l’a connu sous les traits d’un professeur assez sinistre d’histoire-géographie, rasant les murs d’un grand lycée parisien. On est loin du Balcon en forêt, du Rivage des Syrtes et des Eaux étroites, me semble-t-il.
Quatuor
Oh Bartók....
Bruits secrets, inaudibles
Superbe page d’écoute dans La Voleuse de fruits de Peter Handke, page qui me donne même l’idée d’un livre pour enfants, autour de l’attention ! « Les autres bruits, c'étaient des bruits normalement inaudibles, secrets. Et eux aussi, pareils à l'écriture qui défilait derrière ses paupières fermées, se présentaient maintenant, en pleine nuit, avec une grande clarté. Ils venaient tous de la petite chambre, ils étaient aux pieds, sur les côtés et à la tête de celle qui s'endormait. C'étaient des bruits d'habitude négligés, voire détestés, qui comptaient maintenant. Mais quand même pas le sifflement d'un moustique près de l'oreille ? Non, pas ça. Le tambourinement de la pluie dans la gouttière ? Pas ça non plus. Ce qui donnait la sensation du secret, c'était, par exemple, le bruit du fil passant et glissant dans le chas de l'aiguille lorsqu'elle avait raccommodé la veste pour le garçon, il y a une heure, ou quand était-ce ? Et ensuite, autre exemple, le bruit secret d'un ver à bois en train de gratter quelque part dans le montant du lit près de son oreille, à intervalles réguliers et mélodieux. Le grattement d'un ver à bois, une mélodie ? Cette nuit-là oui, mélodie secrète. Ajouté à cela le bourdonnement, irrégulier, d'une mouche à peine née ou à l'agonie. Ajouté à cela le claquement dans le vent de la nuit pluvieuse du rideau trop grand pour la minuscule lucarne, et ajouté à cela le cliquettement du fer à repasser de voyage en train de refroidir avec lequel, il y a une demi-heure, ici en Picardie ? ou il y a quinze jours en Sibérie, elle avait “défroissé” sa robe pour le lendemain... et ajouté à cela d'autres choses encore... Ces bruits, ces secrets, ils déployaient l'espace de la petite chambre, et pas seulement ça, ils se mettaient à jouer pour elle, ils l'accompagnaient en musique dans le sommeil. »
→ tout ce monde infra, subliminal, les auras, les toutes petites choses, comme l’euphraise casse-lunettes, les lichens que personne ne regarde, les tout petits cailloux dans le chemin, les nuages qui filent grand train – tout cela qui n’est pas monnayable, qui n’a aucune valeur marchande, qui n’en aura jamais. Ce sont les vrais trésors. Les vrais supports de l’imaginaire aussi, si peu pollués par l’attention intéressée.
Flacon de sels
ces sons inouïs dans les quatuors à cordes, susurrement, grattements de cordes ou d’âme – la découverte amusée des boules blanches sur ces petits poteaux qui marquent les passages piétons grâce à Peter Handke qui leur consacre une page ! – cette habitude jamais abandonnée d’appeler les passages piétons des passages cloutés alors même que les gros clous de métal ont disparu depuis des décennies ; « traverse bien au passage clouté ! » – savourer alors l’expression « rester dans les clous » ! et faire conservatoire d’expressions – par le jeu de quelques échanges renouer avec des passions antérieures, la lecture de stifter, découvrir de nouveaux sentiers, senancour et transformer les instants d’une journée terne et pluvieuse en vraie manne, gorger la liseuse de merveilles
Oui ces boules blanches
« Un passage piéton aux feux tricolores pour traverser cette route à plusieurs voies. Largement le temps en ce dimanche après-midi avec peu de circulation de la traverser commodément. Mais la voleuse de fruits s'arrêta un moment. Des poteaux en métal étaient plantés devant le passage. Ils se terminaient à hauteur de hanche en boules peintes en blanc, et sur nombre de ces boules, la peinture avait été en partie et parfois complètement griffée, éraflée, écaillée par les mains, les ongles ou autre de tous les piétons qui, pendant des années, avaient attendu que le feu passe au vert pour traverser cette route.
Un homme en blouse de peintre allait et venait devant les poteaux. Il photographiait et dessinait les traces laissées par les passants sur les boules peintes en blanc. Un photographe du dimanche ? Un peintre du dimanche ? Il ne ressemblait ni à l'un ni à l'autre. Les traces humaines dans le vernis des boules, qui semblaient d'ailleurs faites pour que, dans l'attente en bordure des grandes rues, on y posât la main, faites pour le creux des mains, révélaient dans le monde entier, en dépit des différences d'une boule à l'autre, les mêmes rythmes et les mêmes suites. Cela faisait longtemps que cet homme passait d'un continent à l'autre pour en faire les relevés et les archiver, avant-hier à Pékin, hier à Abu Dhabi, aujourd'hui à Chaumont-en-Vexin. Il y tenait beaucoup, surtout pour Chaumont, sa ville natale : ces marques et ces griffures, tous ces raclements, ces frottements, ces écaillements faits inconsciemment par les piétons qui attendaient au feu, étaient selon lui la chose qui reliait son Chaumont-en-Vexin, qui à ses yeux se trouvait plus loin de Paris que Vladivostok et Ushuaia, avec le reste du monde. »
→ ces boules peintes en blanc comme un réseau de connivences, de coïncidences, un passage de main en main.
Deux sionismes
Dans son très beau livre, Vivre avec nos morts, petit traité de consolation, Delphine Horvilleur évoque avec force le jour de l’assassinat de Rabin. Et elle écrit : « Il est un sionisme qui est une conviction de sédentaire. Il en est un autre qui, comme une prière de nomade, rêve d’offrir en ce lieu un droit de séjour à l’étrangeté. Le premier n’est pas plus “diabolique” qu’un autre nationalisme, n’en déplaise à ceux qui en font l’objet d’une haine obsessionnelle. Avec Rabin, le second est peut-être mort. À moins qu’il n’ait, dès le départ, eu aucune chance réelle d’exister. » (Vivre avec nos morts, pp. 202-203).
Cain et Abel, la buée des existences passées.
Elle s’attarde aussi longuement sur l’histoire fondatrice de Caïn et d’Abel, Caïn qui tue son frère parce que l’offrande de ce dernier a eu l’heur de plaire à Dieu plus que la sienne propre. « Avec Abel, écrit Delphine Horvilleur, s’éteint un pluriel, c’est-à-dire tout ce qui aurait pu être. Chez Hugo, ces voix hurlantes prennent la forme d’un œil dans la tombe. Dans la Bible, elles s’échappent du sol et poursuivent Caïn. Elles sont l’appel de sa conscience que même la mort ne fera pas taire. Au-delà de sa vie, elles demandent à tous ses descendants, c’est-à-dire à chacun de nous, de faire face à la buée des existences passées, à tout ce qui aurait pu être et qui, parce qu’il n’a pas été, a laissé en nous des traces. (p. 209).
Car « L’affrontement de Caïn et Abel dans la Genèse n’est donc pas simplement celui de deux frères. À travers eux, il oppose toujours et à chaque génération, ce qui dure à ce qui passe, ce que l’on voudrait permanent à ce que l’on sait éphémère, le “il est” au “il aurait pu être.” »
Ces failles au seuil des maisons
En se promenant dans le village de sa famille, en Alsace, où un cimetière juif a été profané, Delphine Horvilleur remarque des failles au seuil des maisons : « ce que ces failles au seuil des maisons racontaient : une mezouza avait un jour été posée là, un boîtier contenant un parchemin que les juifs placent toujours à l’entrée de leurs habitations. Ici, disaient ces trous dans les murs, avaient vécu ceux qui n’y vivaient plus. Comme la mezouza de leurs portes, ils avaient été solidement installés là, puis un jour, ils avaient disparu. Il n’en restait rien ici, à part un vide gravé sur chaque maison, la trace d’une disparition qui montre combien l’évanescent laisse des marques indélébiles. » (p. 217) Et cette autre tradition « tout lieu d’habitation doit rester partiellement non construit. La tradition juive veut qu’on laisse toujours une petite fissure dans le mur, un pan de cloison non peint, ou un petit carrelage manquant dans un coin du sol. Il s’agit de laisser dans nos vies la trace de l’incomplétude, de savoir habiter un lieu où le manque a sa place. Reconnaître la trace que laisse ce qui n’est plus, et l’entendre nous dire : Souviens-toi de ceux qui ne sont plus là. »
→ et je pense bien sûr à ces Stolpersteine, pierres d’achoppement, sur lesquelles trébucher, ces carrés de cuivre insérés dans la chaussée, vus pour la première fois, avec émotion et effroi, à Cologne, il y a bien longtemps, ces petites marques plantées partout où vivaient des Juifs déportés et exterminés. Un nom, une date de naissance, la date de la déportation.
Toujours se débarrasser d’Abel
Terrible : « Au tout début de l’Histoire, un homme tue son frère, et cette violence hurle jusqu’à la fin des temps. Elle réverbère et pousse d’autres Caïn à se lever pour reproduire ce geste à chaque génération. Il s’agit toujours de se débarrasser d’Abel, d’effacer tout ce qui vient nous rappeler que rien ne dure, qu’il faudra faire avec le manque et renoncer à tout ce qu’on acquiert. » (p. 220)
Delphine Horvilleur en vient alors à évoquer ce texte de l’Ecclésiaste et « cette phrase, connue de tous : “Vanité des vanités, tout est vanité !” Ce verset est l’un des plus célèbres de la Bible. Il est aussi l’un des plus mal traduits. En hébreu, Salomon l’énonce ainsi : “Havel Havalim Hakol Havel.” Le roi de Jérusalem ne parle d’aucune vanité, mais dit littéralement : “Buée des buées, tout est buée.” Ou plus simplement encore : “Abel des Abel… tout est Abel !”Ainsi parle le sage, le propriétaire, le sédentaire, l’homme qui a acquis des biens et a cru en la stabilité du monde. Il reconnaît que tout est Abel. Tout ce que nous construisons solidement finit par s’user ou par disparaître, tandis que ce qui est fragile, éphémère et faillible, laisse paradoxalement des traces indélébiles dans le monde. La buée des existences passées ne s’évapore pas : elle souffle dans nos vies et nous mène là où nous ne pensions jamais aller. » (221)
Ciel / plutôt glose
prendre une photo – flux, vitesse de la lumière, impossible à rendre – la photo arrête, arrêt sur image – c’est de la triche – lucian freud a voulu peindre un tronc d’arbre et a renoncé, trop difficile, impossible, dit marcel cohen –
Clara Haskil
Merveilleuse histoire de Clara Haskil, racontée par Marcel Cohen dans l’émission Affaires culturelles (à 10’37). La grande pianiste adorait « La Sonatine » de Ravel et décide un jour qu’elle veut la jouer pour le compositeur. Elle la travaille d’arrache-pied puis un jour dit à sa sœur qu’elles vont, sur le champ, se rendre à Montfort-L’Amaury, voir Ravel et qu’elle va lui jouer sa Sonatine. Ce qui fut dit fut fait, mais lorsqu’elles se présentèrent chez Ravel celui-ci, malade, ne put les recevoir. Clara Haskil ne lui joua jamais sa Sonatine. Elle l’enregistra en 1953, donc bien après la mort du compositeur, en 1937 qui, donc, ne l’entendit pas non plus au disque. « Une petite tragédie » dit Marcel Cohen.
L’herméneute du silence
J’ouvre un livre dont le titre ne peut que me retenir, Entendre le monde sonner, un livre de Daniel Charles aux Editions Le Chemin de ronde. Et je lis dans la présentation du livre, texte de Christine Esclapez et de Christian Hauer, titré « L’Herméneute du silence », ces mots qui résonnent tant pour moi : « Procéder ainsi, par contournement des frontières établies, en prenant les obliques qui a priori ne vont nulle part plutôt que les droites qui à coup sûr vont quelque part, c'est accepter de ou vouloir ne pas faire science. Du moins au sens systématique – ou protocolaire – du terme. Cette volonté de ne pas tendre par obligation vers un sens final et clôturé n'est ni un manque d'ambition ni un aveu d'impuissance mais s'affiche comme stratégie à part entière. L'objectif, par ce discours oblique, est d'atteindre à l'humain. Daniel Charles en appelle à Francis Ponge, à sa poétique de l'ébauche, de l'inachevé. Car l'ébauche – comme le fragment – n'est qu'une feinte (une “défaillance acceptée”, selon Jean Grenier) pour tromper l'ennemi, notre ennemi, qui habite tout langage, notre langage : l'appel, la tentation, la nostalgie de l'absolu. Ainsi, les textes réunis ici sont bien des ébauches, au sens de Daniel Charles : l'ébauche comme – “achèvement qui tourne à l'échec” – mais un échec voulu, pour atteindre, entendre l'humain, et ne pas l'enfermer dans ces carcans et prisons qu'il aime à se construire lui-même.
Entendre, ré-entendre l'humain, le monde, le silence le temps. Tout Daniel Charles vit, vibre, rayonne de souci de (ré)accorder ce qui est désaccordé : sa manière de penser, cheminer, écrire ; d'agir, de (dé)faire en tant qu’herméneute, interprète, gardien d'œuvres ; de se mettre à leur écoute, d'entendre ce qu'elles voient, (re)découvrent des bruissements du monde. L'œuvre comme herméneutique. D’abord comme comme dé-voilement d'une autre dimension du musical. » (p. 10)
Réhabiliter Müller
Je suis tombée, au cours de mes recherches internétiques sur le Voyage d’hiver de Schubert sur la mention de deux livres, que je me suis procuré immédiatement, l’un au format numérique, Retracing a Winter’s Journey de Susan Youens et l’autre, que je me suis fait envoyer, Franz Schubert, La Belle Meunière, Voyage d’hiver, d’Arnold Feil, chez Actes Sud. Le livre de Susan Youens m’intéresse en particulier en ce sens qu’il semble vouloir réhabiliter un peu l’image de Wilhelm Müller en tant que poète. Rien moins que cela « redress Müller’s battered reputation as a second-rate poet ». (« Corriger cette réputation que l’on faite à Müller d’être un poète de seconde zone »). Ou bien encore souligner que selon, elle, Susan Youens, « Müller was more skillful at his craft and more original in his treatment of conventional themes than is commonly recognized today », autrement dit que Müller était plus habile en son art et plus original dans le traitement de thèmes conventionnels qu’on ne veut bien le dire aujourd’hui. (Je traduis).
Dante, avant le Voyage d’hiver
Chant XXX du Purgatoire, traduction Danièle Robert :
le gel qui autour du cœur me comprimait
devint souffle et eau et, de moi tout contrit,
par la bouche et les yeux fut expulsé.
C’est le thème même du Lied 6 du premier Cahier, « Wasserflut » que j’ai choisi de traduire par « Débordement ».
Noter aussi ici, de nouveau, l’écoute, recommandée par Alain Bancquart et Franz F. Yeznikian, d’un concert retransmis sur une radio allemande, Le Voyage d’hiver par Markus Schäfer et Tobias Koch (Hammerflügel de 1835). Avec la référence cette fois !
Senancour
Dans une superbe lettre, Jean-Nicolas Clamanges m’adresse deux citations de Senancour et un extrait d’une lettre de ce dernier. Il m’invite aussi à me tourner vers Oberman. (Que je viens de télécharger sur ma liseuse).
Voici les deux citations :
« À quelques pas de votre demeure, des arbres d’attitude diverse projettent au-dessus de votre tête leurs branches vivantes vers l’espace silencieux. Près de vous un mouvement passager, plus loin l’immensité inconnue ; c’est l’abrégé du monde. Si vous aimez à en pressentir les beautés, quelques branchages mobiles et le repos du ciel vous les rappelleront sans cesse. » (Senancour, Rêveries VI)
« Livrés selon l’ordre naturel à ce qui change autour de nous, dans cet ordre toujours mobile, nous sommes ce que nous font le calme, l’ombre, le bruit d’un insecte, l’odeur d’une herbe : nous partageons cette vie générale, et nous nous écoulons avec ces formes instantanées […] qui s’altère[nt] constamment pour se maintenir toujours." (Senancour, Rêveries II)
→ Elles me font penser à de nombreux passages des notes quotidiennes de Jacques Robinet.
Elles me font penser aussi à ce que je ressens en cet endroit particulier qu’est la Terrasse de Meudon, au pied de l’Observatoire. Ces sentiments sont-ils dus à ce grand mur, à cette vue sur tout Paris, non, je ne le crois pas, plutôt aux arbres magnifiques, ces grandes allées, quatre en tout qui partent de la grille pour aller vers l’Orangerie, arbres anciens, aux écorces travaillées, souvent couverts de lichens.
Cet autre extrait de Senancour, qui va bien aussi avec Le Voyage d’hiver.
« Il y a un chemin que j’aime à suivre ; il décrit un cercle comme la forêt elle-même, en sorte qu’il ne va ni aux plaines ni à la ville ; il ne suit aucune direction ordinaire ; il n’est ni dans les vallons ni sur les hauteurs ; il semble n’avoir point de fin ; il passe à travers tout, et n’arrive à rien : je crois que j’y marcherais toute ma vie. »
Des petits contes plutôt que d’abstraites considérations.
Réponse à Armand Dupuy :
« Un grand merci en particulier pour ces évocations si vivantes, votre mère et la lecture, vos entraînements sportifs et ce professeur. J’aime cette phrase “la substance qui se trouvait fermée entre les plats de couverture pouvait être vitale.”
Vous “contez” des histoires, trois au moins ici et cette approche s’inscrit dans une réflexion en cours sur cette façon de parler d’une expérience. Pas avec ces mots abstraits, pas avec une analyse psychologique, qu’elle soit freudienne ou non, mais simplement les faits. Que chacun peut entendre à sa manière, laisser résonner en soi, “interpréter” à sa façon. Chacun de vos récits devient comme une petite scène, votre mère le dos tourné à sa bibliothèque, le professeur sur la table avec sa baguette télescopique ou bien encore vous en train de couler le béton de votre aire de lancement pour le disque... C’est presque comme un imagier, dont on se souvient qu’il apprend à l’enfant à nommer les choses.
Je lis Françoise Ascal, Grünewald, le temps déchiré.
J’aime ces livres qui relance une œuvre, qui la reprenne et la relance. Grünewald n’a sans doute pas besoin de Françoise Ascal, il est si connu, si célébré en son retable d’Issenheim à Colmar. Mais par le poème, tel qu’il est, tel qu’il s’avance au contact étroit de l’œuvre, qui sait si une lectrice, un lecteur ne vont pas voir s’ouvrir leurs yeux, qu’ils connaissent ou pas cette sidérante peinture. Elle campe le contexte d’emblée, Françoise Ascal, an 1512, une épidémie terrible (tiens !), la peste, « au commencement le feu // feu de Saint Antoine / mal des ardents. » Tous cherchent des remèdes mais « quel artiste serait assez fou / pour imaginer son art / capable de soulager pareil fléau » (15) ? N’y a-t-il pas là une résonance avec nos questions contemporaines, même si le mal est moins spectaculaire que la peste, mais si ravageur, urbi et orbi. Alors défilent toutes les inventions des hommes pour endiguer la peste, mais au terme de l’énumération : « Ici / dans ce village d’Issenheim / Matthias choisit d’opérer / sur bois de tilleul ».
Françoise Ascal mène ensuite une vraie réflexion d’histoire de l’art, montrant comment il fut celui qui osa « peindre un premier Christ outragé ». Auparavant elle a brossé un portrait du peintre, qu’elle compare à Vinci pour l’étendue de ses dons et savoirs, mais dont elle souligne l’invisibilité : « votre visage se dérobe / votre nom est un leurre / votre vie tissée d’ombres » (23) « On ne vous trouvera qu’au fond de vos pigments / dans vos rouges sang de bœuf vos vermillons vos carmins » (31). C’est aussi le temps de terribles révoltes plus tard relatées dans La Rusticiade. « 1516 vous terminez votre œuvre / Vous sympathisez avec les révoltés » mais « 1524, c’est l’escalade / (...) // vous disparaissez. » « Cinq siècle plus tard / on ne sait rien de plus / (...) seules / trois initiales font signe » (39). Trois initiales qui constituent le titre de ce chapitre du livre de Françoise Ascal.
Elle continue de s’interroger sur ce peintre, donne l’inventaire de ses biens dressé après son décès. Elle assène un « votre peinture est politique » (49) puis évoque merveilleusement « cette zone humble qui gît en chacun / minuscule territoire mal exploré mal cultivé qui n’a pas de nom mais pourrait s’appeler compassion » (51) Quelle reconnaissance aussi de voir l’auteur nous parler du « métier » de Grünewald, couvrir les panneaux d’une sorte de peau originelle, sur laquelle les « premiers gestes se font au stylet ». « Sainte-Marie-aux-Mines n’est pas loin / nombre de vos couleurs sont extraites des roches vosgiennes » (64). Quelques brefs chapitres, encore, un sur Saint Antoine et les monstres, un autre sur la Résurrection, puis la coda, ou le final, comme on voudra « face à l’intraitable réel / viendront d’autres horribles travailleurs/ à leurs tours / ils arracheront quelques fragments / à la carte de l’être » (83). Un très beau livre, dont la lecture est rendue encore plus forte par les dessins de Gérard Titus-Carmel, qui réussit le tour de force d’incorporer certaines lignes du retable à ses propres motifs végétaux.
Françoise Ascal, Grünewald, le temps déchiré, L’Herbe qui tremble, 2021, 15€
Lichens, un article de presse
Je recopie ici cette courte synthèse paru dans un journal marseillais. L’auteur part d’une photo envoyée par un lecteur : « Elle représente en effet des êtres vivants parmi les plus surprenants : les lichens. Ces organismes sont constitués de plantes vertes microscopiques unicellulaires (plus rarement des cyanobactéries), entourées d'un réseau dense de filaments de champignon, le tout formant une association symbiotique. C'est le champignon que vous voyez ici à l’œil nu : il est le partenaire dominant, et pour cela on classe les lichens dans le règne des champignons (Fungi) et non dans celui des plantes. Les espèces de champignons ne sont pas toutes capables d'être “lichénisées”. Seulement 1/5 le peuvent et pour elles, c'est même obligatoire, contrairement à leur partenaire qui peut vivre en dehors de cette symbiose. Dans cette association à bénéfices réciproques, le champignon apporte protection, nutriments et ambiance agréablement humide à la plante, qui en retour, use de son super-pouvoir photosynthétique pour fabriquer (à partir de l'eau, du CO2 de l'air et de la lumière solaire) des sucres qui nourriront le duo. » (Laure Turcati, La Marseillaise, samedi 3 au lundi 5 avril 2021, article communiqué par le programme « LichensGo »).
Comme un conte
La chute d’un très bel article de Fabien Ribery (j’admire de plus en plus ce critique, qui parle beaucoup de livres de photographies, mais pas uniquement). C’est à la toute fin d’un entretien avec le photographe Philippe Séclier qui a réalisé un immense travail photographique, très obsessionnel et magnifique, sur l’œuvre de l’architecte Tadao Ando. Dialogue :
« - Vous indiquez également, en bas de cette page de remerciements, ce que l’on peut imaginer être la bande-son de vos voyages (Radiohead, Alain Bashung, Keith Jarrett…). Pourquoi cette précision vous a-t-elle semblé nécessaire ?
- J’y tenais parce qu’au cours de mes nombreux voyages au Japon, il y a eu de grands moments de solitude, d’autant que je ne parle pas leur langue. Je prenais le train quasiment tous les jours, pour me rendre d’un bâtiment à un autre, et cet accompagnement musical, durant tous ces trajets qui étaient comme des interludes, me permettait de me préparer mentalement à agir rapidement une fois arrivé sur place. Je n’ai jamais pris de rendez-vous pour avoir accès à tous ces sites – j’ai même parfois essuyé des échecs – et comme pour des raisons pratiques le temps m’était compté, je devais d’une certaine façon improviser. Croyez-moi : écouter Keith Jarrett en solo dans un Shinkansen est une belle source d’inspiration. » (Le livre : Philippe Séclier, Atlas Tadao Ando, Atelier EXB, 2021p
Une carte, la toute première
Passionnant article dans Le Monde daté mercredi 7 avril 2021 sur une pierre gravée bretonne dont on pense désormais qu’elle est peut-être la première carte jamais découverte : « une dalle gravée datant de l'âge du bronze, mise au jour il y a plus d'un siècle, tombée dans l'oubli, perdue puis retrouvée, pourrait bien être la plus ancienne représentation cartographique faite en Europe.
Retournons en arrière dans le labyrinthe du temps, en cette année 1900 où le préhistorien breton Paul du Chatellier (1833-1911) fouille, dans la campagne finistérienne, sur la commune de Leuhan, le tumulus dit de Saint-Bélec. Remontant à l'âge du bronze ancien (entre 1900 et 1650 av. J.-C.), ce vaste tertre funéraire de 40 mètres de diamètre et de 2 mètres de haut était resté inviolé. En son cœur, le tombeau prend la forme d'un imposant coffre en pierre dont une étrange dalle gravée constitue une des parois sans que ce soit vraisemblablement sa destination première. Ce bloc de schiste de 2,20 mètres de long, 5,53 mètre de large et 16 centimètres d'épaisseur pèse une tonne et demie mais Paul du Chatellier la fait extraire du tumulus avec des méthodes préhistoriques – rampe, rondins et une quinzaine de paires de bras pour la tracter – et installer dans son manoir à Pont-l'Abbé en août 1900. »
Une équipe rassemblée autour de deux chercheurs, Yvan Pailler et Clément Nicolas va retrouver la pierre qui avait disparu. « Après la mort de Paul du Chatellier, sa collection a, en 1924, été vendue par son fils au Musée d'archéologie nationale (MAN), qui occupe le château de Saint-Germain-en-Laye (Yvelines). Jusque dans les années 1990, la dalle est installée dans une niche d'une des douves du château. Puis sa trace se perd... On savait qu'elle était dans la collection du MAN, explique Clément Nicolas. On a donc fait le tour de tous les endroits du château où elle pouvait se cacher. Grâce à la bonne mémoire d'un gardien, on l'a retrouvée dans une cave sombre et humide, entreposée face gravée contre le mur, sur une armature en bois qui commençait à pourrir et menaçait de s'écrouler. » C'était en 2014
→ Tout est formidable dans cette histoire, on se croirait dans le Club des cinq !
Les chercheurs ont ensuite perçu des correspondances entre les gravures et le paysage environnant le site du tumulus. « La grande ligne horizontale qui coupe la dalle en deux fait songer à la vallée de l'Odet qui suit les Montagnes noires, la plupart des traits aux rivières qui coulent dans le coin. Quand on a superposé les cartes topographiques et le relevé 3D de la dalle, cela nous est apparu comme une évidences », poursuit Yvan Pailler. Une évidence à confirmer. C'est la géographe Julie Pierson qui effectue les calculs statistiques pour « évaluer le degré de correspondance entre ce document et les cartes actuelles », précise Clément Nicolas. Les recherches montrent des degrés de similarité entre 65 et 80%. La Dalle de Saint-Bélec serait donc la plus vieille représentation cartographique d’Europe !
→ Étrange comme cette pierre m’inspire et m’intrigue alors que je suis de façon générale assez peu « archéologue » malgré mes modestes études d’histoire de l’art et d’archéologie qui m’ont vue plus intéressée par la peinture contemporaine que par les vestiges babyloniens.
Et le chant des baleines
Très bel article dans cette même édition du Monde sur le chant des baleines à bosse blanches.
« En enregistrant les chants des baleines à bosse depuis 2016 à La Réunion et depuis 2018 dans une dizaine d’autres points de l’océan Indien, les scientifiques veulent approfondir la compréhension de la fréquentation de ces sites de reproduction. “Nous cherchons à savoir si toutes les baleines de l’océan Indien utilisent le même chant ou si ces chants sont différents d’une zone à l’autre, afin de mieux saisir les connexions qu’il peut y avoir entre les différents sites de reproduction », détaille Violaine Dulau. Dans les années 1970, le biologiste américain Roger Payne a établi que les baleines à bosse appartenant à une même population possèdent un chant en commun, qui évolue au cours du temps. Il l’avait décrit comme des “rivières sonores exubérantes et ininterrompues.” « Ces chants sont constitués de plusieurs notes qui forment une phrase. Cette phrase va être répétée plusieurs fois et former un thème. La baleine va ensuite passer à un thème complètement différent. Ce n’est que l’assemblage de ces thèmes dans un ordre précis qui formera in fine le chant de la baleine. Elle le répète plusieurs fois au cours de longues sessions de chant allant de quelques dizaines de minutes à plusieurs heures », précise un des chercheurs, Adrian Fajeau.
Hélène Cixous le séminaire
Hier matin, dernière séance de l’année du séminaire d’Hélène Cixous, en Zoom (via la maison Heinrich Heine). Elle semblait bien contrariée au début de n’avoir pas eu de réponses claires pour la suite, l’an prochain, ni de la Maison Heinrich Heine, « spectralisée », ni du Collège international de Philosophie. On la sentait un peu amère, triste ce qui ne l’a pas empêchée d’être éblouissante dans l’analyse d’une nouvelle de Kafka, la nouvelle dit « le voisin » (On peut la lire dans la traduction de Laurent Margantin) et d’une autre de Balzac, Une passion dans le désert.
En fait je crois que tous les séminaires sont enregistrés, mais pas diffusés n’importe comment. Il y a deux fenêtres sur l’écran, pendant le séminaire, celle où on voit Hélène Cixous et celle où on voit la personne qui s’occupe des archives du séminaire et à qui on doit le premier tome, chez Gallimard, Marta Ségara. Hélène dit que sinon c’est insupportable pour elle de parler dans le vide, qu’elle s’accroche au visage de Marta. Tenir trois heures comme ça, c’est fou et elle souligne à quel point c’est épuisant quand c’est en virtuel. Elle raconte sa manière de travailler, que 15 jours avant, elle entre en gestation séminaire et que la semaine avant, elle ne pense plus qu’à cela. Que bien sûr tout cela avait toujours été bénévole mais lui avait causé plein de soucis administratifs, très ennuyeux. C’est fou de penser que quelque chose qui me semble d’une pareille importance est mis sous le tapis, alors que tant d’écrivains à la noix bénéficient de programmes d’archivage et de mise en valeur. C’est vrai qu’elle n’est pas un homme, comme Barthes ou Derrida (qui bien sûr ne sont pas, des écrivains à la noix !!!). Mais je pense que ce que transmet Hélène Cixous est aussi important, voire plus car il y a une dimension ontologique chez elle qui me semble plus profonde que chez un Barthes qui reste dans une forme d’individualisme. Est-ce dû au fait qu’Hélène est juive ? Juive et femme, de très mauvaises raisons sans doute d’être ostracisée.
Will-o’-the-whisp
Intriguée par ce terme récurrent dans le très beau livre de Susan Youens sur le Voyage d’hiver, je découvre qu’il s’agit bien sûr du feu follet. Irrlicht en allemand.
Le mot français « feu follet » vient d'ignis fatuus en latin, qui signifie « feu bouffon ». Le feu follet en tant qu'esprit est connu sous plusieurs autres noms en fonction des régions du monde, en Angleterre, ils sont nommés Will-o'-the-wisp (Will au tortillon)3, et aux États-Unis, ils portent les noms de spook-lights ou ghost-lights (« lumières de fantômes »)
Le feu follet est une manifestation lumineuse ayant l'apparence d'une petite flamme. Connue et décrite depuis longtemps, cette manifestation fut longtemps uniquement vue comme celle d'esprits malins et d'âmes en peine venues sous formes de petites flammes hanter les forêts désertes, les marécages et les cimetières, et fit l'objet d'un folklore important, tant sur l'origine de ces esprits que sur les façons de s'en débarrasser. Plus récemment, des recherches zététiques orientées vers la chimie donnent plusieurs explications scientifiques du phénomène. (source)
Photo, questions
Que de questions fascinantes dans ce bel entretien que mène ici Fabien Ribery avec Régis Durand : « Vous préfacez le livre de format italien, Düsseldorf, constitué de vues très belles et un peu austères de la ville allemande, conçu à la façon de cartes postales montrant des bâtiments en nuances de gris se dressant souvent dans une sorte de vide métaphysique. Bernard Plossu serait-il un représentant français de ce que l’on a appelé l’École de Düsseldorf, née sous l’impulsion de Bernd et Hilla Becher ? Mais la photographie telle que pensée par Bernard Plossu n’est-elle pas davantage encore un espace de méditation qu’un “outil cognitif”, abordé dans une sorte d’absolu de la dédramatisation ? En outre, l’emploi du 50mm ne fait-il pas partie selon vous de cette sobriété à la française, dont le cinéaste Robert Bresson, travaillant également avec ce type d’objectif pour ses treize films, était aussi adepte ? »
→ beaucoup travaillé ces jours-ci la photo, dont je me rends de plus en plus compte qu’elle est un médium très important pour moi à défaut d’être un art.
La photographie est une ombre errante
Autre article sur un livre de photos, les portraits en noir et blanc de René Tanguy. Extraits :
Que faisons-nous de nos morts ? Que faisons-nous des vivants ? Que faisons-nous de notre traversée du temps ? Que faisons-nous de notre incarnation ?
Arrive un moment où le photographe ayant déjà beaucoup travaillé se penche sur ses archives, et découvre une nécropole.
On rapporte que le peintre Yan Pei-Ming dispose dans son atelier des bâtons d’encens sous les portraits qu’il a effectués de sa mère.
A son exemple, il nous faut inventer, nous qui sommes devenus si pauvres en dieux, des gestes votifs, des rites propitiatoires, des actions de grâce, afin de permettre aux morts de soulager un peu les vivants que nous sommes du poids d’une mélancolie interminable.
Possédant la puissance lazaréenne des retrouvailles d’avec les défunts, l’art est aussi un linceul jeté sur le corps des aimés.
Il était l’ami, le passant, le journaliste, l’artiste, le voici désormais responsable des visages déposés en son boitier de vision.
On le sait confusément lorsqu’on décide ainsi d’arrêter le temps, tout en cherchant peut-être confirmation de sa propre existence dans les traits de l’autre : la photographie saisit la mort au travail.
Qu’est-ce donc que notre substance, ô grand Dieu ? Nous entrons dans la vie pour en sortir bientôt, la nature ayant besoin de notre peu de matière pour d’autres formes, d’autres ouvrages, d’autres destinées.
N’oublie pas que tu vas mourir, mais n’oublie pas non plus que tu es bien vivant, et que de toi dépend la préservation de la joie, comme du lien entre les générations.
Pratique d’embaumement moderne, la photographie poursuit le rêve des messagers psychopompes : conduire l’âme des trépassés dans l’autre monde, et les protéger jusqu’au jour du jugement dernier.
Il ne s’agit pas d’abord d’acter la catastrophe des chairs et des flétrissements, mais de croire en la persistance d’une présence. »
→ : N’oublie pas que tu vas mourir, mais n’oublie pas non plus que tu es bien vivant, et que de toi dépend la préservation de la joie, comme du lien entre les générations.
Lichens
Sur Instagram, une très belle photo, des petites branches couvertes de lichens, posées sur une feuille blanche et ce commentaire : Lichen on sticks are my favorite tiny worlds.
→ Je me souviens avoir rapporté et posé sur la terrasse plusieurs petites branches ramassées sur la Terrasse de Meudon. Oui un petit monde à explorer, de l’œil, de la loupe ou de l’objectif ! Et c’est plus facile de collecter quelques brindilles tombées d’un arbre, voire cueillies sur l’arbre que de détacher un morceau de lichen de son support (je n’ai toujours pas compris comment on faisait et je peine toujours à me faire une image d’un herbier de lichens !)
Quelle belle discipline
« Des sabots qui claquent sur des pavés. Le bruit du marteau d’un artisan qui résonne au loin. Des éclats de voix indistincts réverbérés sous des arches. On peut tous imaginer les sons qui devaient animer un lieu à une époque reculée. Sans pour autant être certain de leur réalité. C’est pourtant ce que cherche à faire l’archéologie du paysage sonore. Une étonnante et toute jeune discipline. “Mon terrain de jeu se situe avant 1870. J’analyse les ambiances sonores du passé pour proposer des modèles que l’on peut écouter et qui sont scientifiquement valides”, résume Mylène Pardoën, musicologue et ingénieure de recherche en paysage sonore à la Maison des sciences de l’Homme Lyon Saint-Etienne. “Scientifiquement valide”, cela ne signifie pas que l’on sera dans l’exacte vérité mais que toutes les précautions seront prises pour s’en rapprocher. (...) Armés d’une batterie de micros (micros canons, ambiophoniques ou binauraux), les scientifiques tentent de reproduire une perception la plus naturelle possible. Et en accord avec l’acoustique des lieux.”
Sur le chantier de Notre-Dame, elle travaille notamment avec Brian Katz, un acousticien. “L’idée est de spatialiser les captations pour en accentuer le réalisme. On a établi un modèle informatique virtuel en volumes que l’on peut texturer. Moi, je viens habiter ce modèle acoustique pour le faire résonner, pour qu’il prenne vie.” Une vingtaine de chercheurs sont regroupés autour des projets « Past Has Ears » (le passé tel qu’il était entendu) et « Past Has Ears à Notre-Dame ». Les partenaires sont issus du monde académique mais aussi privé : Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris, Sorbonne Université, Institut de recherche et coordination acoustique musique (Ircam), Narratives… »
→ Cela me fait soudain poser la question de l’imagination sonore. Est-ce que j’entends quelque chose quand je lis, qu’est-ce que j’entends quand je lis ? Quand je lis l’incroyable scène des égouts vers la fin des Misérables, est-ce que j’entends le bruit des bottes de Jean Valjean dans la boue par exemple, la résonnance des lieux, les chuintements de l’eau ?
« Pour Notre-Dame, Mylène Pardoën en est au tout début des études. “Près de 80 % de notre travail consiste à collecter des indices dans les archives historiques. Nous faisons également des captations de sons, de bruits du passé qui existent encore dans le présent.” Il s’agit par exemple de prises de sons de métiers artisanaux, mais aussi de lieux avec des caractéristiques similaires. Pour les deux bourdons de la tour sud, “nous avons fait une captation des cloches de Sens parce qu’elles ont les mêmes caractéristiques que celles de Notre-Dame : même fondeur, même époque, mêmes notes. On nourrit ainsi progressivement le modèle de Notre-Dame” ».
→ Si souvent j’ai pensé aux cloches de Notre-Dame, elles auront sonné bien peu de temps, les nouvelles cloches, j’en ai parlé parfois dans ce Flotoir, avant d’être de nouveau rendues au silence. Que pensent-elles, la nuit, dans les tours ? Émettent-elles des sons presqu’imperceptibles ?
À Notre-Dame, M. Pardoën dit travailler sur les ambiances sonores de huit périodes : 1182 (consécration du chœur), début du XIIIe (achèvement du bâtiment principal), milieu du XIVe (instauration des chapelles), début du XVIIIe (transformation du chœur), le sacre de Napoléon, la fin du XIXe, aujourd’hui après l’incendie puis quand sa reconstruction sera effective. »
Bernard Noël
Il vient de nous quitter, dans la nuit de lundi à mardi (le 13 avril 2021). Je ne saurai bien parler de lui mais je voudrais qu’il y ait trace dans ce Flotoir de sa présence, qui compte pour moi. Alors je reprends ces mots d’Olivier Barbarant dans Marianne : « L’intelligence poétique, ce sont d’emblée ces mots qui, pensant à lui, me viennent à l’esprit. C’est qu’ils ne sont pas toujours associés, et n’ont pas nécessairement de raisons à l’être. Mais chez Bernard Noël (et sans doute est-ce là ce qui pouvait rester de meilleur des décennies 1960-1970 de surcroît théorique qu’il a pu traverser sans, comme tant d’autres, s’y emprisonner) créer, c’était mettre en activité une conscience, et une admirable vigilance, quant à ce qui se produisait par et dans le poème. Ce pourquoi il me paraît d’abord, à la façon de Mallarmé, dont le retenait d’ailleurs la mise en espace du poème, un admirable penseur de la poésie : “La main, en révolte contre la bouche, développe directement l’élan verbal : elle retrousse la ligne, la redresse et met debout le corps du poème.” Ainsi chez Bernard Noël, l’intelligence et l’écriture coïncidaient, avec une énergie, parfois une rapidité qui, transformant le vers en réseaux nerveux, le secouait de secousses. Pour cet athée convaincu, ce matérialiste militant, la poésie ne vise pas les textures, les saveurs, ni même les densités (c’est pourquoi mes propres limites me rendent certains textes opaques, et peut-être inaccessibles pleinement) : lieu de tensions, d’élans, d’expériences de l’espace plutôt que de la matière, le corps restitué dans le langage n’a rien de la plénitude de la chair. “La poésie est pour moi une sorte d’orage mental qui fait pleuvoir du verbe, du mouvement. Sa matière première n’est pas de la représentation.” »
Et cette très belle conclusion : « Nous ne verrons plus le regard de Bernard Noël, cet œil peuplé de livres et de tableaux, avec une étoile de douceur dans l’éclat de l’intelligence, quand il souriait… Le poème continuera d’agir, parce que “greffé langue à langue/ l’amour s’y tient/ comme le souffle/ à l’intérieur du cri.” »
Les abords
Belles remarques d’Alechinsky sur le site « Proustonomics ». Il était censé « illustrer » Un Amour de Swann. Voici l’histoire : « Chaque lecteur imagine son Odette, et c’est fort bien ainsi. On a beau se la représenter, jamais elle ne sera, de la première à la dernière page en point d’orgue, ce qu’elle fut dans la trajectoire qui s’imposa au Narrateur. C’est dans la matérialité de l’écriture manuscrite immédiate, truffée de béquets et paperolles, que les personnages et leurs manières d’être et de parler prirent consistance. Alors, illustrer Un amour de Swann… Laissons le lecteur à sa lecture. Du coup, persuadé de mon inutilité, je me sentis enfin délivré de toute obligation. Je formai fermement le numéro de Gallimard pour annoncer que je renonçais. Ils comprendront, me disais-je, la sonnerie à l’oreille, tandis que distraitement ma main s’était mise à tracer en bordure de page quelques lignes respiratoires. Ma main avait répondu à l’appel des marges. Vivement, je raccrochai avant qu’on ne décroche. Les marges sont des promenoirs pour une main qui dessine. Je compris alors qu’elle resterait discrète, qu’elle n’entrerait pas dans le texte par effraction. Je n’ai donc pas illustré Un Amour de Swann. Tout au plus me suis-je permis – côté jardin – d’en décorer les abords. »
Choquée
Choquée de voir dans Le Monde daté du 17 avril l’article de Patrick Kéchichian sur Bernard Noël, un article conséquent et riche, mais un peu compliqué, se partager la page avec une notice presqu’aussi longue pour l’escroc américain M.
Quand je pense que certains ont le tact de veiller, à l’intérieur même des étagères de leurs bibliothèques, au « bon voisinage » (sans parler bien sûr d’Aby Warburg).
Pas envie d’ouvrir un flacon de poivre, mais cela y aurait trouvé sa place.
Siegfried
D’une lettre de Siegfried Plümper-Hüttenbrink, à l’instant :
« Pour n'avoir pas à broyer du noir, je noircis du papier, accumule des liasses de brouillons. Sachant qu'écrire est un mode de survie à toutes épreuves. Cela s'engrave en mémoire, s'inscrit dans le corps, Intus et in cute, dirait un latiniste. Si bien qu'on finit par être fait de tout ce que l'on a dû inscrire noir sur blanc, tracer ou graver, fait de signes de pistes et dont on ne sait au juste s'ils sont de vie ou de mort, s'ils font de nous des survivants ou des revenants. » (correspondance privée)
→ et j’ajouterai volontiers que nous sommes aussi faits de tout ce que nous avons lu, lisons et lirons.
Le « par cœur »
J’ai toujours échoué à apprendre par cœur. Je teste quelque chose qui semble marcher (c’est le cas de le dire) un peu mieux : j’apprends une strophe d’un des lieder du Voyage d’hiver, en allemand, et je tourne en rond dans mon appartement en la répétant à voix haute ou basse « Der du so lustig du rauschtest... » !
On verra si cela reste gravé comme les mots du pauvre Wanderer dans la glace du fleuve (Auf dem Flusse).
Terrible
Dans les notes inédites qu’à ma demande Jacques Robinet m’envoie régulièrement, celle-ci, terrible : « – Mélanie Klein, Lacan : le primat de la haine ; la mise à jour des pulsions meurtrières dès que l’infans s’éveille, celui -là même dont l’innocence souriante et les sourires ravissent l’entourage. L’envie sans concessions, la férocité d’une structure psychotique qui déborde le malheureux bambin, ses identifications projectives en fonction de sa relation inextricable avec sa mère… Tout cela que j’ai lentement appris à soupçonner et osé faire venir au jour en moi, puis chez mes patients, tout cela qu’il faut si longtemps à l’homme pour assagir et croire guéri. Hélas ! aucun refoulement, aucune idéalisation, ne permettront de rendre compte de ce mystère d’ordre ontologique qui nous structure à nos dépens. Si bien caché derrière le vernis de la culture, de l’éducation et de la morale : l’enfer qui ribote en nous, malgré toutes nos dénégations et les sursauts qui nous éveillent parfois d’un cauchemar plein de crimes et de fureur. Qui veut savoir ces choses ? Il faut un certain courage pour mettre à mal le miroir complaisant de la belle âme que nous avons mis tant de soin à polir. J’ai vécu longtemps dans ce non-savoir, avant que le fameux “grain de sable” ne vienne gripper les rouages de la machine complice qui, lentement, m’asphyxiait. L’Histoire nous confronte aux mêmes pieux mensonges. Il suffit qu’un Hitler survienne pour que le miroir vole en éclats et que l’Enfer bondisse au grand jour. Terrible Histoire qui n’est qu’un combat incessant pour maintenir un équilibre toujours sur le point de se rompre. Oui, la vérité est accablante que nous refusons de voir. S’être confronté à la Méduse et à ses mille serpents renaissants, l’avoir plus ou moins combattue à travers le bouclier tendu de la psychanalyse, n’ôte rien à son mystère. La vérité du mythe commence où la science s’épuise. Pourquoi une telle faille en nos commencements ? Pourquoi un tel empire du Mal sur nos civilisations changeantes ? Pourquoi tant de tremblements en nos amours ? Tournons les pages de La Genèse, remontons à Caïn et Abel : le mystère ne fait que reculer, l’effroi demeure. L’espérance est-t-elle encore possible après la Shoah ? Les questions tournent en boucle. Ne reste qu’à combattre cet insu monstrueux qui progressivement, malgré nous se révèle. Oui, lutter jusqu’à la fin contre l’absurde, la violence des pulsions qui nous dévastent ; lutter en trébuchant sans cesse avec tous ceux qui avancent, malgré tout, vers plus de générosité, de compassion, de liberté, à travers ces ténèbres où nous jette notre venue au jour – brutal oxymore que je maintiens. »
Intertextualité fusionnelle proustienne
Il faudrait écrire des pages et des pages sur tout ce que m’apporte Hélène Cixous. Ces quelques séminaires que j’ai pu suivre en ligne, avec l’espoir qu’ils reprennent à la rentrée prochaine, même si elle a laissé entendre que la Maison Heinrich Heine n’était en ce moment pas très réceptive, spectralisée, dit-elle. Combien d’institutions, de lieux ne sont-ils pas spectralisés ? Ne le sommes-nous pas tous, pour les autres ? Tenant à des mots, dits ou écrits, et plus à notre présence ? Je lis tranquillement, à petites doses, le premier volume du séminaire, Lettres de fuite. Cela par exemple : « La littérature entière est citée dans Proust, de manière imperceptible parce que l’intertextualité est souvent fusionnelle, de telle manière que vous pouvez passer sur des pages en pensant que c’est Proust, et ce n’est pas lui ; enfin, c’est lui, bien sûr, mais rejouant quelque chose ; il n’y a pas affichage, mais ré-intériorisation de tous ces grands textes, les plus rares et les plus connus. » (p. 296)
Il s’agit toujours de lire
Deux grandes expériences creusent encore la question du lire en ce moment. La première est donc l’immersion dans le séminaire d’Hélène Cixous et je m’en veux tant d’y venir si tard. Alors que c’était à ma portée. Pourvu que le projet de publication avance, il est un peu fou et j’ai toujours peur que des maisons d’édition ne tiennent pas leur promesse ou le coup. Il y a cette manière de lire chez Hélène Cixous, dont j’oserais dire qu’elle est juive, car j’en viens à la deuxième expérience, qui est l’écoute répétée, dimanche après dimanche, de la paracha du jour (c’est-à-dire un ensemble donné de paragraphes de la Bible hébraïque) et ensuite de son commentaire par des intervenants différents (site Akadem). Cette façon de lire les textes est extraordinaire, ce double creusement des mots hébreux et du sens. Les fameux quatre niveaux de sens ! Pshat : littéral ; Remez : allusif (littéralement : allusion) ; Drash : allégorique (littéralement : creuser, sonder, chercher) ; Sod (kabbale) : mystique (littéralement : secret). Une extraordinaire leçon de lecture, valable pour toute lecture, comme celle que donne Hélène Cixous.
Les lettres
La lettre, thème donc de ce premier séminaire édité d’Hélène Cixous, Lettres de fuite. Et bien sûr, voilà Mme de Sévigné. « Quand on lit le début de La Recherche, il serait enrichissant de revenir un petit peu à Madame de Sévigné, à la fois parce qu’on entendrait littéralement le pas de son écriture, tellement particulière et géniale, et on entendrait aussi – Proust fait appel à elle ou la fait venir pour cela – les battements de son cœur et cette histoire absolument étonnante de relation-passion entre Madame de Sévigné et sa famille. On sait que l’objet absolu de sa passion, c’est sa fille, mais il n’y a pas que la fille, toute la famille est là, fils, enfants de la fille..., et ses affectivités, ses tendresses, ses élans, ses fureurs – parce que ce sont des fureurs – maintiennent dans un état d’exaltation une famille supplémentaire qui accompagne la famille du narrateur dans Proust. Le narrateur fait réciter, rejouer par la grand-mère, qui est d’abord mère principale, la mère qui, étant deuxième mère, devient première mère une fois que la grand-mère a disparu, et le narrateur, petit à petit, lui aussi, devient Madame de Sévigné ; tout le monde est un peu Madame de Sévigné dans cette affaire. » (p. 296)
Aspirer à être des livres ?
« Quelques mots sur l’épistolier, qu’on voit de manière tout à fait pittoresque et éloquente dans les Lettres à Milena. Je mets de côté la question de savoir si c’est de la littérature, parce que c’est une fausse question ; c’est de la littérature, mais ce n’est pas de la fiction, ce n’est pas, par exemple, la “Lettre de Phèdre à Hippolyte”, même si c’est la lettre de Franz à Hermann, mais la question se pose quand même. Le but de cette lettre n’est pas de devenir un livre, d’être une Héroïde de Kafka, mais on ne sait pas quel est le but ; elle n’est pas destinée à devenir un livre de manière explicite, pas plus que les autres textes de Kafka, puisqu’il est mort avant d’avoir pris toutes les décisions concernant le destin de ses textes ; l’incertitude sur la qualification des textes de Kafka doit donc rester intacte. Je les considère comme équivalant à de la littérature ; ce sont tous de grands textes ; s’ils aspirent à être des livres ou pas est une question qui doit demeurer ouverte, parce que rien ne dit que la littérature est faite de livres publiés. Un très grand nombre de productions textuelles sont la plus belle des littératures, des inventions d’écriture, des transformations de la langue, sans que pour autant elles aient été destinées à la codification de la publication, à la mise en volumes, à la mise en circulation. Nous n’avons pas à juger de cela. Il faudrait remonter aux origines de la littérature en se rappelant que les plus grands textes du monde sont des textes qui n’étaient pas publiés ; Shakespeare a été reconstitué longtemps après sa mort, et on peut considérer que c’est la même chose pour Kafka. Après sa mort, petit à petit ses textes, inégalables dans leur puissance, dans leur force de travail dans la langue, ont finalement été publiés. » (Lettres de fuite, p. 278)
L’arbre
Écouté tout à l’heure en marchant sur la terrasse une belle émission de « La Terre au Carré », autour d’un livre de Catherine Lenne, Dans la peau d’un arbre (que j’ai réservé chez un libraire de mon quartier). Là pas de liseuse, même si le livre existe au format mobile, parce que je crois qu’il y a de très belles photos dans le livre. Heureuse aussi hier de voir les chers lichens abordés brièvement dans la rubrique Sciences du journal d’Arte.
Une flopée de chiffres impressionnants me donne aussi l’idée de courts poèmes justifiés sans doute autour d’un thème et de chiffres.
Ici il est dit que les arbres sont les plus grands êtres vivants, d’après Francis Hallé, qui préface le livre et qu’il en existe 60 000 espèces. De quoi me donner l’impulsion pour enfin apprendre à reconnaître quelques arbres très ordinaires. Nous sommes analphabètes, pour la plupart d’entre nous, quand il s’agit de nommer le végétal. Il me semble que c’est moins vrai pour le monde animal, qui fait l’objet de tant de documentaires (mais cela me contrarie de voir qu’ils sont tous centrés sur la prédation et l’accouplement).
Note de passage
Abrégeons, abrogeons.
Animal amour
Lu d’une traite une très belle « petit conférence », oh combien personnelle, qu’Hélène Cixous a donnée devant un public jeunesse en 2006. Il y est question de l’animal, un thème qui traverse toute son œuvre mais ici de manière très concrète au-travers des histoires des animaux de sa vie. Elle raconte d’abord le chien d’enfance Fips envers lequel elle éprouve un intense sentiment de culpabilité qui ne l’a jamais quittée, pour ne pas s’être bien occupée de lui. Puis il est un peu question de sa chatte adorée Thessie et des deux chattes jumelles nées le jour de la mort de Thessie, Philia et Alèthéia. Mais il est aussi question de l’Algérie, beaucoup, de son père, de sa grand-mère, de tout son univers. Cette conférence appartient à un ensemble de « Petites conférences » : « une passion, une question, un métier, transmis par les plus grands auteurs, pour les curieux de tous les âges », une collection publiée chez Bayard et qui compte dans les autres auteurs publiés récemment Jean-Christophe Bailly, Jean-Luc Nancy, Delphine Horvilleur, Philippe Descola ou Francis Hallé.
Belle préface à la collection, qui la place sous la houlette benjaminienne : « Entre 1929 et 1932, Walter Benjamin rédigea pour la radio allemande des émissions destinées à la jeunesse. Récits, causeries, conférences, elles ont été réunies plus tard sous le titre de « Lumières pour enfants ». Gilberte Tsaï a décidé de reprendre ce titre pour désigner les « petites conférences » qu’elle organise chaque saison et qui s'adressent aux enfants (à partir de dix ans) comme à ceux qui les accompagnent. À chaque fois, il n’est question que d'éclairer, d'éveiller. “Ulysse, la nuit étoilée, les dieux, les mots, les images, la guerre, Galilée... les thèmes ri ont pas de limites mais il y a une règle du jeu, qui est que les orateurs s'adressent effectivement aux enfants, et qu'ils le fassent hors des sentiers battus, dans un mouvement d'amitié, traversant les générations”.
Comme l'expérience a pris, l'idée est venue tout naturellement de transformer ces aventures orales en petits livres. Telle est la raison d'être de cette collection. »
Anecdote
Écrivant une légende de présentation d’Animal Amour d’Hélène Cixous pour Instagram, j’ai dû batailler ferme contre le correcteur orthographique qui voulait absolument remplace Descola par déscolarise !
Un peu profond ruisseau
Beau titre, mallarméen, pour ce petit livre de Catherine Millot qui revient sur son expérience de confrontation avec la mort lors d’une hospitalisation pour covid. Fabien Ribery en avait fait une belle lecture qui m’avait attirée vers ce livre. « Ce titre mallarméen – “Un peu profond ruisseau calomnié par la mort” – donne au petit ruisseau qu’est la vie la valeur d’un absolu. » écrit-il dans sa note.
Le livre relate cette expérience, les jours passés à Cochin, puis s’interroge sur la notion de sublime avant de retourner au très concret, l’accompagnement d’une mère très âgée et pas spécialement facile, mais avec beaucoup d’humour et de tendresse. Partout Catherine Millot fait un appel, modéré et bienvenu, à sa pratique de psychanalyste.
Les trois temps du livre sont liés ensemble autour de la question de la destruction et de la disparition. Lors d’un intervention autour d’un de ses livres, à Bruxelles, « Une jeune femme fit une intervention qui eut, pour moi, la valeur d’une interprétation. Elle me fit remarquer que l’Autre, avec une majuscule, tel qu’il se profilait dans ce livre, était un Autre investi d’une puissance de destruction. » (p. 39). Et Catherine Millot ajoute : « Dans les mois qui suivirent la réunion de Bruxelles, l’intervention de mon interlocutrice fit son chemin. Elle remettait en question des évidences, elle déplaçait mes interrogations, de l’impersonnalité de la métaphysique au concret de mon histoire particulière. » (p. 46)
Et soudain et de façon extrêmement frappante, toute s’enchaîne dans ces réflexions sur la mort, le peu de peur et d’angoisse ressentis dans sa proximité à Cochin, avec un cauchemar d’adolescence et surtout le souvenir de ce qu’on lui a raconté sur sa naissance : elle avait failli mourir : « Je souffrais d’un ictère, chose courante chez le nouveau-né, mais qui peut prendre une forme grave quand il résulte d’une incompatibilité sanguine fœto-maternelle, ce qui était le cas, comme il s’avéra plus tard. À l’époque, on ne se préoccupait pas d’identifier les groupes sanguins. On n’avait pas davantage l’usage de la “lumière bleue”, qui facilite l’élimination de la bilirubine. » Elle est amenée à s’interroger sur le réel désir de ses parents, qui auraient aimé un fils... elle a survécu... mais écrit-elle, « Le désir de vivre est l’héritier du désir parental, il reçoit une assise précaire de ses défaillances. La liaison d’Éros et de Thanatos, lorsqu’elle échoue, laisse la marque en creux d’un défaut vital. » (p. 56)
→ Frappant aussi le commerce continu avec les livres, même à l’hôpital, quand ce fut possible, dans tous les moments cruciaux de la vie. Et l’enseignement qu’elle y trouve.
Formidablement juste aussi cette remarque concernant cette fois sa mère, dans la dégringolade des dernières années de sa vie : « Sa dignité tient beaucoup à son usage du “non”, toute sa liberté s’y est réfugiée. Elle en est prodigue », ce qui me rappelle ma propre mère, elle aussi prodigue en contestations des décisions et en refus en tous genres. Beaucoup de « non », ce qui signifiait qu’elle était encore aux manettes et avait son libre arbitre et donc une forme de dignité, quelle que fut la dépendance par ailleurs, liée notamment à sa malvoyance.
« Pendant ces longs mois où j’étais occupée par ma mère, je lisais La cérémonie des adieux de Simone de Beauvoir, et relisais Les derniers jours d’Emmanuel Kant de Thomas De Quincey, qui est le grand chef-d’œuvre du déclin, où l’humour et le tragique se côtoient. Mais c’est surtout Beckett qui m’a retenue, en particulier sa correspondance, dont j’ai passé des mois à lire et relire les quatre volumes, ainsi que sa biographie par James Knowlson. Une vie exemplaire sur la voie de la simplification à laquelle toute vie devrait tendre, me disais-je. Beckett voulut aller par l’écriture dans le sens de la faiblesse et de l’impuissance. Il choisit pour cela d’écrire en français, langue étrangère, afin d’avancer “mal armé”, le plus désarmé possible, démuni des facilités de la langue natale. »
Et à la toute fin cette remarque extraordinaire de Beckett qui devrait éclairer tous les écrivains vieillissant : « Je m’acharne avec la tête qui faiblit, en d’autres mots avec des possibilités accrues. » (p.86)
Hélène Cixous, la lecture, l’écriture
Un enfant qui a assisté à la conférence demande à Hélène Cixous quels livres elle lisait quand elle était enfant. « Je lisais tout ce que je pouvais trouver. J'avais tellement besoin de lire que c'était comme si j'avais besoin de manger. Par chance, dans le quartier misérable où on vivait il existait une bibliothèque municipale. J'attendais le jeudi en piétinant parce que je voulais aller prendre des livres à la bibliothèque. J'amenais avec moi ma grand-mère allemande, qui était toute petite, car ainsi je n'avais pas que les deux livres auxquels nous avions le droit par personne mais quatre, les miens et ceux de ma grand-mère. Je l'avais inscrite à la bibliothèque municipale et je l'amenais, mais elle prenait quand même des livres qui l'intéressaient, comme Agatha Christie. J’ai donc lu tout Agatha Christie. » (p. 56)
Autre question enfantine, « aimez-vous votre travail d’écrivaine ? » et là, joie, pour qui lit sous la plume de tant d’auteur à quel point écrire est difficile, pénible, douloureux. Il suffit de songer à la table de peine de Pierre Bergounioux, entre autres. Eh bien, Hélène Cixous, écrire elle adore ça et cela lui donne tous les plaisirs du monde « des plaisirs négatifs, la tragédie, les chagrins, mais en même temps la comédie. » Pour elle, c’est « une vie supplémentaire » (p. 59)