Extraits du Flotoir du 18 mai au 10 juin 2021 – la séquence 10 juin au 25 juillet 2021 sera publiée prochainement
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Le format radiophonique
Hier soir j’ai écouté deux émissions de « l’Expérience » de France Culture. Je suis de plus en plus intéressée par le format radiophonique. Je pense que mon travail est très radiophonique et si je rêve de quelque chose pour le P’tit bonhomme de chemin, c’est bien d’une « mise en ondes » radiophoniques, je pense qu’il est fait pour cela, un peu (mutatis mutandis !) comme Au bois lacté de Dylan Thomas.
Une de ces émissions m’a fait penser fortement aux hobos, ces vagabonds du rail de l’ouest américain, si magistralement décrits par Jack London dans La Route, les vagabonds du rail.
La dimension sonore est époustouflante. Mais le train ne fait pas du tout le bruit que l’on imaginerait !
L’autre Expérience était émouvante (j’aurais gommé un chouya de pathos à la toute fin, alors que tout le reste est très digne et sobre), autour de l’écrivain disparu Philippe Renard, atteint très précocement d’un cancer qui va l’emporter. Fil conducteur autour de la voix de l’auteur, de son vivant, tentant de renouer avec le petit garçon qu’il fut. Et cette litanie, Mon enfant, mon garçon, mon petit, qui revient plusieurs fois. Et qui me semble très « juste ».
Je suis aussi avec le plus grand intérêt tout le développement des podcasts. Et peine encore à démêler tous les aspects de ce format. Car il n’y a pas que la reprise, via le podcast, de toutes les émissions possibles et imaginables. Et je ris par devers moi en pensant aux trésors d’ingéniosité pour ne pas dire d’ingénierie qu’il m’avait fallu développer dans ma jeunesse pour enregistrer des émissions quand je n’étais pas chez moi. Par exemple les remarquables Matins des musiciens, avec le format de trois heures, nécessitant des minuteurs et un magnéto à double cassette, réversibles. Et ces dizaines et dizaines de cassettes pour la plupart inutiles, puisque progressivement tout cela devient disponible.
Laurent Margantin
« Tout ce qu’ils ne t’ont pas dit quand ils étaient vivants, ils te le disent maintenant qu’ils sont morts. » (Carnets 498)
Éveils de Philippe Jaffeux
Philippe Jaffeux m’envoie les PDF de deux nouveaux livres, Lignes et Eveils (j’adore la sobriété de ses titres, qui me font penser à ceux d’Antoine Emaz).
A propos d’Eveils, il m’écrit
Eveils contient
-Des phrases qui éveillent des “pensées”
-Des phrases qui se terminent par un nom de peintre.
-Des phrases, écrites avec différentes polices de caractères, qui évoquent une relation entre un texte et un ordinateur ou celle entre un carré et un cercle
-Toutes ces phrases ont été mélangées au hasard ainsi que la pagination.
Lili Boulanger et le Trio Helios
Si j’ai un peu suivi la vie de l’extraordinaire Nadia Boulanger, « Mademoiselle », au travers de nombreuses sources, André Monsaingeon, André Hirt, ce qu’en dit le pianiste Emile Naoumoff dans des grands entretiens de France Musique, je n’ai pas encore beaucoup écouté la musique de sa sœur disparue très tôt et dont Nadia entretint le souvenir. « Lili Boulanger connut une riche carrière de compositrice. Avec sa cantate Faust et Hélène, elle fut la première femme à remporter le Grand Prix de Rome en 1913. On lui doit ensuite de vastes œuvres chorales d'atmosphère religieuse, un cycle de mélodies sur des poèmes de Francis Jammes mais aussi plusieurs pièces de caractère intime. Les deux présentées ici révèlent en effet un aspect plus confidentiel de son talent, levant à peine le voile sur la maladie qui la ronge depuis l'enfance. Alors que D'un soir triste dépeint avec pudeur, dans un climat funèbre, le fatalisme d'une jeune femme qui se sait condamnée, D'un matin de printemps, utilisant le même thème sous les atours d'une danse vive aux couleurs debussystes, se montre d'humeur optimiste et révèle une étonnante audace harmonique. Selon sa sœur aînée Nadia, célèbre pédagogue qui perpétua sa mémoire : « D'un matin de printemps, écrit en 1917, en même temps que D'un soir triste et sur un même thème, a été conçu à la fois pour orchestre, pour violon, violoncelle et piano, et pour flûte ou violon et piano. (...) Comme certains grands créateurs l'avaient fait avant elle, Lili Boulanger a adopté le langage de son époque naturellement (…). Le beau visage calme, le regard d'enfant “soudain chargé de profonde sagesse”, nous ouvrent la voie vers ce monde où elle n'a fait que passer mais a laissé une trace ineffaçable, et unique, semble-t-il. ». Lili Boulanger est morte à 24 ans des suites d’une tuberculose intestinale, en 1918, quelques jours avant Claude Debussy.
Guillaume Marie, Exposition de reptiles vivants
Choix pour l’anthologie permanente, bien aimé ce livre, avec son aspect faussement désinvolte, souvent très drôle qui s’interroge sur les reptiles mais qui a ce curieux atout, pas si fréquent en poésie, de se rappeler au lecteur des heures après qu’il a laissé sa lecture. Comme une sorte de poil à gratter.
Une dédicace
Dédicace du dernier trio de Schubert : « à personne sauf ceux qui y prendront plaisir ».
Note de passage
La parole cesse, commence la musique et à chaque fois, le « c’est ça »
J’aurais aimé avoir été là
Quand le petit Schubert de 10 ans, soprano, chantait à la Cour à Vienne.
Rachel Carlson, le Sens de la merveille
Très amusant chapitre sur le martinet, son vol incessant, le fait qu’il ne se pose jamais, qu’il a un bec large par rapport à sa taille et qu’il vole très vite, le bec ouvert, gobant au passage les insectes. Il dort dans les cheminées où il aménage un nid, souvent avec sa salive (les fameux nids d’hirondelle prisés des gourmets en Asie).
Sa douleur
Schubert, Dans son Journal, en mars 1824 : « Mes productions sont le fruit de mes connaissances musicales et de ma douleur ».
Rubans
« J’ignore si la poésie est une opération qui peut court-circuiter la langue. Je me borne à observer que c’est une opération dans et sur la langue. Je pense plutôt (c’est à la fois très précis et terriblement vague) à la mise en place et au fonctionnement de quelque chose appelé “ruban” : ruban des bobines de film avant le numérique, ruban des pellicules dans nos vieux appareils photo ou encore dans nos vieux magnétos. Tout ce genre de choses nommé rubans sur lesquels s’inscrivent des traces. » Jean-Jacques Viton, dans le dossier d’hommages créé par Christian Tarting après la disparition de JJ Viton.
Le métier de poète
Très sensible à cela aussi : « le métier de poète (si c’en est un) relève d’un non-savoir et que contrairement à ce que pensent certains oulipiens nous ne sommes pas des chiens de cirque. D’ailleurs, j’ai toujours préféré les chats. Pour ce qui est des batailles, tout le monde en mène. Nous sommes dans un monde où l’état de guerre est généralisé. Beaucoup ne le savent pas. Certains jours, survivre dans la rue me semble une bataille plus radicale qu’écrire un nouveau livre de poèmes. Plutôt que de bataille, je préférerais parler de rencontres. Au début des années 1960, libéré de la Marine (matelot sans spécialité), j’ai rencontré, à Marseille, le poète Gérald Neveu qui m’a présenté Joseph Guglielmi et Henri Deluy et fait rentrer à Action poétique. C’est là qu’a commencé mon activité de revuiste poursuivie à Manteia. Puis j’ai rencontré Liliane Giraudon et nous avons créé Banana Split, If et les ateliers de traduction de la Nouvelle BS. Un long travail de lecture/publication de mes contemporains et une découverte continue de la poésie étrangère que je ne peux séparer de mon propre travail d’écriture. Il y a aussi la rencontre avec Paul Otchakovsky-Laurens, mon éditeur depuis bientôt trente ans, qui est devenu un lecteur rapproché et un ami. Pour un poète, avoir un véritable éditeur est un luxe inouï ! »
Comment lire (à partir de Pourquoi lire ?)
Tiraillée entre l’envie de lire pour rien, gratuitement en quelque sorte et une forme d’incapacité à ne pas retirer, extraire dirait Bergounioux, quelque chose de ma lecture, dans cet étrange processus amalgamique qui me caractérise. Ainsi de ce bien intéressant chapitre d’Eva Illouz dans le Pourquoi lire des éditions Premier Parallèle. Elle y expose trois manières de lire, celle d’Emma Bovary, celle d’un certain Stoner et celle que Jean-Paul Sartre rapporte dans Les Mots. Très puissant chapitre aussi de Frédéric Joly, partant d’un livre dont je n’avais jamais entendu parler et pas même du nom de son auteur, Tsypkin, livre virtuose mettant en scène à la fois le narrateur (l’auteur sans doute, qui restera quasi inconnu, volontairement, toute sa vie) et Dostoïevski et sa jeune seconde épouse Anna lors d’un séjour à Baden-Baden où l’écrivain se ruine au jeu.
De Melville à Hawthorne
Superbe citation, dans ce chapitre de Frédéric Joly, extraite d’une lettre de Herman Melville à Nathaniel Hawthorne : « J’aime tous les hommes qui plongent. N’importe quel poisson peut nager près de la surface, mais il faut une grande baleine pour descendre à cinq milles et davantage. [Je parle] de tout le corps des plongeurs de la pensée qui ont plongé et qui sont revenus à la surface les yeux injectés de sang depuis le commencement du monde. » (p. 94)
→ Et je me souviens du beau Fraternelle mélancolie de Stéphane Lambert, autour de la relation des deux grands écrivains américaines, j’en avais longuement parlé dans le Flotoir en février 2018.)
Alors pourquoi lire ?
Frédéric Joly semble mettre un long temps à répondre à la question posée par le livre, mais tout s’éclaire à la fin de son propos ? « Pourquoi lire alors ? Pour cela même. Pour approcher justement ce fonds symbolique, autrement inaccessible, sur lequel s’inscrit toute littérature, dont elle se détache, duquel même elle s’arrache tout en s’en voyant dans le même temps fondée. Pour déchiffrer à force d’attention et de patience cet intraitable donc chaque œuvre est faite, façonnée même ; et le partager avec d’autres. Il y a une économie singulière de la lecture, objet de perpétuel étonnement : c’est qu’elle fait coexister, ainsi que nous le montre Jean-Michel Rey dans ce très singulier journal de lecteur qu’est Les enfants du silence, “une soustraction et un legs”, en exigeant solitude, sacrifices et patience, dépense aussi (dans toutes les acceptions du terme) et en nous faisant dans le même temps un don, proprement inestimable – un don “démesuré, incalculable, le mouvement sans réserve” même. Comme s’il nous fallait, page après page, livre après livre, cerner toujours plus près une poignée de motifs – des motifs peut-être originels, constituant en tout cas tout notre scène intime – à force de mouvements concentriques, mais aussi de détours et autres manœuvres improbables, de manière à les mieux circonscrire, les revisiter sans jamais les épuiser, les préserver aussi sans doute, dans cette sorte de fièvre plus ou moins oublieuse. (96)
→ et je découvre que Frédéric Joly a écrit en 2019, un livre intitulé La Langue confisquée, à propos du terrible livre de Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIème Reich qui m’avait tant marquée.
Petite notice sur le site des éditions Alma : « Né en 1973, traducteur de noms importants de la philosophie et des sciences humaines de langue allemande et anglaise, notamment Slavoj Zizek et Christopher Lasch, dont il a été l'un des introducteurs en France. Peuvent également être cités ceux de Hans Magnus Enzensberger, d'Avishai Margalit, d'Eva Illouz, de Walter Benjamin (il donnera en 2013 une nouvelle traduction de Sens unique), d'Eric J. Hobsbawm, ou encore de la psychanalyste Jessica Benjamin. »
Philippe Grand
Je lui ai écrit que j’avais l’impression d’être chez moi quand je le lisais. Intéressante cette idée-peur qu’il a (dans 20) de « tomber dans le journal » (6). Ne plus être capable de transformer la matière en objet-textuel-mal-identifiable.
Je note aussi son « goût pour la musique lente et sans dents la plus callada. » ou encore p. 8, ce mot d’enquiquinement que j’adore.
p. 10 : « Ni taire ni dire n’améliorent. Taire va trop contre la tendance à dire, dire échouant à la fois fait regretter taire et lui ressemble.
Comment dire le dérobement ? Ce n’est pas la simple impuissance des mots, c’est une distance à eux, pas un exprimable qui se refuse mais un inexprimable qui se manifeste. Je voudrais creuser ça, l’indifférence de la pierre aux tentatives de l’ouvrir. Tiendrais-je là une image ? Rien que pierre au cœur de la pierre, humiliant tout désir de la fendre. »
→ toujours cette impression d’une écriture singulière en ce sens qu’elle est comme le tracé sismique de la pensée des nerfs, du nerveux de la pensée, de sa part influx, courant, impulsion qui se joue souvent du droit chemin. Avec Philippe Grand, on se penche sur l’interstitiel d’une façon très neuve. Dans l’étude du cerveau, on s’est longtemps focalisé sur les seuls neurones et les synapses. Et pas fait assez attention à la substance blanche, à tous les tissus et phénomènes interstitiels qui seuls permettent d’approcher le niveau de complexité inouï auquel on atteint.
Il écrit : « Écriture comme élaboration de phrases-pour-penser plutôt qu’expression ».
Il parle aussi, sujet sensible pour moi, de m’eye disease, en fait une maculopathie myopique.
Des feuilles
Un très vieil arbre peut compter jusqu’à 800 000 feuilles.
→ Ramassé récemment des feuilles comme cirées de magnolia, dans un parc. L’une sèche à l’air libre et se recroqueville, j’ai placé les autres dans de gros vieux bouquins et les laissent encore un peu se transformer. « La feuille sait absolument tout faire » écrit encore Laurent Tillon. Pour notre chêne, elle est le terrain de toutes ses productions. (68)
Débourrement : c’est le déploiement des feuilles au printemps. Ce moment miraculeux.
« L’arbre est une usine à nuages ».
Je lis
•Laurent Tillon, Être un chêne, sous l’écorce de Quercus, Actes Sud
L’histoire d’un chêne de la forêt de Rambouillet retracée par l’auteur, qui dit que c’est son arbre-compagnon, un arbre qu’il connait depuis toujours, qu’il aime, auprès duquel il se rend souvent. Un chêne né en 1780 et dont il retrace étapes de la croissance et épreuves en tous genres, en scientifique qu’il est (biologiste et ingénieur forestier à l’Office national des forêts). C’est passionnant, souvent très technique et prépare la suite de ma lecture du livre de Catherine Lenne, Dans la peau d’un arbre.
•Claude Royet-Journoud, L’usage et les attributs du cœur, P.O.L.
J’ai publié des extraits de ce livre dans l’anthologie permanente de Poezibao hier. Je dois dire honnêtement que beaucoup de choses m’échappent à cette première lecture mais en même temps j’ai senti quelque chose de très fort qui émanait de ces pages, quelque chose de sombre, douloureux, avec une dimension ontologique et j’ai eu l’idée que c’était peut-être une sorte de thrène autour d’Anne-Marie Albiach, la compagne de Claude Royet-Journoud, disparue en 2012.
•Rachel Carson, le Sens de la merveille, Corti.
Toujours plaisir à retrouver ces différents textes compilés par Corti et traduits par Bertrand Fillaudeau. Une belle lettre à un ami qui a perdu sa femme d’un cancer, alors qu’elle-même se sait atteinte, avec métastases (elle mourra un an après cette lettre en 1964).
Être un chêne
Une très belle description du tronc et des branches et cette idée que le centre meurt mais tout l’arbre s’étaye sur ce centre mort. « L’arbre s’élève toujours vers le ciel (...) Pour avoir la meilleure efficacité possible, il renouvelle les tissus qui véhiculent la sève chaque année, à chaque fois vers la partie externe du tronc. Ainsi ceux-ci s’appuient sur ceux du centre de l’arbre, qui constituent le bois de cœur, ou duramen. Ceux-ci meurent au fur et à mesure que l’arbre se développe et parfois servent à accumuler les réserves de sucres et d’amidon pour la sortie de l’hiver à suivre. Ainsi, le bois de cœur à l’intérieur du tronc est un tissu mort, protégé par ceux qui sont juste sous l’écorce et qui continuent à croître. Le duramen, s’il est la partie morte de l’arbre, reste pourtant essentiel. C’est en s’appuyant sur lui que Quercus défie l’une des grandes lois de la nature : la gravité. L’arbre va croître toute sa vie en s’appuyant sur ce tuteur interne pour défier la règle qui l’entraînerait, sinon, naturellement vers le sol. » (p. 66)
Les couches suivantes, en partie du duramen sont le xylème ou aubier, le cambium, le phloème (primaire puis secondaire ou liber), puis l’écorce. Immense plaisir des mots de la botanique.
Comment lire
En matière de lecture comme de travail, il est préférable de ne pas travailler sur résolution (les soi-disant bonnes résolutions) mais sur intuition. Je veux absolument trouver un moyen de « (bien) lire ce que je reçois », cela fait des années que je cherche, mais je cherche sottement un truc fixe et définitif, ce qui est absurde. C’est jour après jour que je dois trouver des idées pour « (bien) lire ce que je reçois », et pour accepter de ne pas être omnipotente, donc accepter que je ne peux tout simplement pas « (bien) lire tout ce que je reçois », même les bonnes choses, même les « amis » ... tout un petit boulot intérieur.
Claude Royet-Journoud
« La chose / qui n’a pas de nom/ se l’approprier par l’effacement de plus délicat/d’un apprentissage nocturne » (36)
Lectures et notes de lecture
Nombreuses et dans tous les sens !
Sur la liseuse :
•Marc-André Sélosse, jamais seul
•Hisham Matar, Un mois à Sienne, Trad. de l'anglais (Libye) par Sarah Gurcel
Livres :
•Frédérique Guétat-Liviani, Comptes rouges & ronds, Terracol, 2021
•Cole Swensen, Poèmes à pied, traduction Maïtreyi et Nicolas Pesquès, Corti, 2021.
Commentaires de lectures
•J’ai donc commencé Jamais seul de Marc-André Sélosse, tout en continuant Être chêne de Laurent Tillon et Dans la peau d’un arbre de Catherine Lenne. Toutes ces lectures autour de l’arbre, des symbioses entre champignons et racines, etc. Passionnant, souvent technique. Mais petit à petit je me fraie un chemin, comme les racines, dans ce sol fertile !
•Hisham Matar : un homme d’origine libyenne mais vivant en Europe a toujours été fasciné par l’École de Sienne et notamment Guido. Il va à Sienne. Très nombreuses remarques à extraire sur la peinture, la manière de la regarder.
•Frédérique Guétat-Liviani : un joli livre tête-bêche des éditions Terracol. J’ai lu son côté à elle, avec un très beau conte autour du langage et du silence, un vrai rythme, qui entraîne la lecture. De l’autre côté, pas encore lu, des contes d’après Andersen de Christian Désagulier.
•Cole Swensen, ce livre est tout à fait remarquable, il faudra y revenir, un ensemble autour du rapport entre la marche et les poèmes, aussi bien via l’expérience propre de Cole Swensen que via Chaucer, Stevenson, Thoreau, et d’autres. De très belles pages qu’il faudra extraire.
Porter à conséquences
Envahie soudain par cette expression à propos de ma réception de l’art. Est-ce que telle lecture, telle écoute porte à conséquences, me fait bouger, m’entraîne vers de nouvelles idées, de nouvelles sensations ou impressions, de nouveaux chemins, de nouvelles rencontres. Porter à conséquences...
Jamais seul
Trois petits extraits de Jamais seul de Marc-André Sélosse
« Nous voyons ainsi émerger une sorte d’“auberge espagnole”, où chacun apporte ce qu’il possède : la plante, sa capacité à synthétiser des molécules carbonées par photosynthèse, et le champignon, la capacité de ses hyphes à exploiter largement le sol. (...)
Les hyphes de champignons réalisent une exploration minutieuse, lointaine, et peu coûteuse, des recoins du sol. Ces très fins filaments (d’un diamètre d’un centième de millimètre) ont un coût de mise en place bien moindre que les racines, dont les plus fines atteignent, elles, un diamètre d’au moins un dixième de millimètre. (...)
Un dense réseau d’hyphes existe dans le sol : dans une prairie, chaque mètre de racine correspond à 10 kilomètres d’hyphes de champignons mycorhiziens connectés aux mycorhizes, et nourris par elles en molécules carbonées et en vitamines ! (pp. 32 et 34)
→ J’avais commencé à comprendre cela en lisant les livres de Peter Wohlleben sur la forêt. Je trouve fascinant ces réseaux souterrains, cet opportunisme de ces filaments qui s’insèrent partout, véritables têtes chercheuses des bons minéraux, de l’eau, etc.
Sienne
Le narrateur d’Un mois à Sienne, qui est sans doute l’auteur, a pris l’habitude, jeune, de se rendre très souvent dans les musées, par exemple un musée à proximité de son lieu de travail et d’y passer chaque jour un long moment devant un seul et même tableau. « Aujourd’hui, il me faut plusieurs mois, et bien souvent une année entière, avant de pouvoir passer au suivant. Dans l’intervalle, le tableau en question devient pour moi un espace mental aussi bien que physique. » écrit-il, et c’est tellement nécessaire pour lui qu’ailleurs il met tout en œuvre pour renouer avec ces rencontres : « Si je m’absente longtemps de Londres, vient le moment inévitable où je dois parcourir les musées locaux en quête d’un tableau de l’école siennoise. Un tableau de Duccio, de préférence. Car, s’il n’est pas nécessairement le plus virtuose, Duccio est la source dont ont découlé Simone Martini, les frères Lorenzetti – Ambrogio et Pietro –, Giovanni di Paolo et les autres. » (20)
À propos de Sienne encore : « Avant son unification, l’Italie était un ensemble de cités-États, chacune gouvernée par « un autorità superiore », une autorité supérieure telle qu’une puissante famille de la noblesse ou un haut dignitaire de l’Église. Sienne était unique en ce qu’elle avait choisi d’être un État de droit. La république de Sienne fut créée en 1125 et dura les quatre siècles qui virent s’épanouir l’école siennoise de peinture. » (24)
Révéler un nouveau territoire
« Révéler un nouveau territoire est certainement l’une des plus grandes réussites auxquelles un artiste puisse prétendre. En défiant l’imagination, il bouscule légèrement notre perception et fait que, pour un instant du moins, le monde se recompose. Ce dialogue entre les peintres qui ont franchi le seuil de la porte de Duccio est presque audible. Examiner attentivement leur œuvre, c’est surprendre une des plus passionnantes discussions de l’histoire de l’art : celle qui cherche à définir ce que peut être un tableau, sa raison d’être, ce qu’il est susceptible d’accomplir à l’intérieur du drame intime se jouant dans la relation unique qu’il noue avec l’inconnu devant lui. » (p. 17)
Vient alors une magnifique description de Sienne, pas une description de guide touristique mais bien plutôt une rêverie de promenades qui donne une image en profondeur de la ville. À propos du palais dans lequel il séjourne, il dit : « L’extérieur modeste de l’immeuble rendait plus vive encore la beauté de ces espaces privés. Les jours suivants, et en particulier chaque fois que je quittais l’immeuble, je pensais souvent, même sans me retourner, à sa sobre façade. C’était comme une alliée auprès de qui j’avais envie de me soulager de toutes sortes de secrets. Cet endroit me rappelait que les bâtiments que nous rencontrons, comme les personnes, peuvent réveiller des passions jusqu’alors en sommeil. » (19-20)
Un seuil
Il s’attarde sur ce qu’il ressent comme les possibilités transformatives qu’offre le fait de franchir un seuil. (20)
De la manifestation
Belle réflexion sur le mot « manifestation » dont Hisham Matar souligne qu’il a deux significations, celui de révélation et celui de contestation.
Les poèmes à pied
Cole Swensen dans ce livre semble tisser le thème de la marche et celui du poème. En se plaçant sous l’égide de Borges avec cette étonnante citation : « Les pas d’une personne depuis sa naissance jusqu’au jour de sa mort tracent un dessin sur le temps qu’on ne peut imaginer. L’intelligence divine voit immédiatement la totalité de ce dessin, comme nous voyons un triangle. Ce dessin pourrait bien avoir une fonction spécifique dans l’économie de l’univers. »
→ Je n’avais jamais pensé à ce dessin de tous nos pas. Et pourtant j’ai souvent été fortement impressionnée par le tracé des phares dans les visions nocturnes de grandes autoroutes américaines ou bien par les tracés que certains zoologistes relèvent, ceux des parcours des animaux qu’ils ont équipés d’une balise. Je suis toujours frappée par le côté non linéaire et souvent itératif de ces trajets.
Dans le livre de Cole Swensen on marche en compagnie de grandes marcheurs ou promeneurs, Chaucer qui fit trois fois à pied le pèlerinage de Rome, mais aussi bien sûr Rousseau, Thoreau et bien d’autres. Ces évocations riches d’un très belle connaissance des auteurs se mêlent à des réflexions de l’auteur ou au relevé de ses propres promenades, relevé bref. « Pour Rousseau la promenade fut la brèche solitaire d’une trouée dans le ciel dérivant vers les portes. Et les portes se refermèrent. » (p. 11)
C’est, écrit-elle, qu’ « Il y a un lien viscéral entre le rythme de ton pas et celui de ton écriture » (p. 17)
Dorothy Wordsworth
Wordsworth est là aussi avec un texte sur Dorothy, sa sœur, très beau texte où j’entends l’écho (bien postérieur bien sûr) de l’Histoire du Soldat de Ramuz/Stravinsky : a marché, a beaucoup marché.
« Dorothy marche de Kendal à Grasmere et de Grasmere à Keswick, une cinquantaine de km à peine, de Alfoxden à Lynmouth et retour juste pour un paysage, un tableau intérieur, affinant à coups de pinceau une nouvelle façon de respirer. Elle put respirer à nouveau, écrivit tout, sous forme de notes : 30 mars : Marché je ne sais où. 31 mars : Marché. 1er avril: Marché au clair de lune. Marcha jusqu'à l'aveuglement. Marcha par grand vent.
Marcha dedans le temps. 2 avril : Marché sous des arbres ; 4 avril : Marché jusqu'à la mer... Grande agitation dans l'air. Femme accroupie en forme de colombe comme la main prend la forme et la taille d'un oiseau en feuilletant un journal : Marcha au crépuscule. Marcha au-dedans. Ne fus ni entendue ni défendue, bien que je ressentisse les forces d'union tentant de réunir le groupe indéterminé de toutes les choses choisies. Je ferai le tri. » (p. 20)
Cherchant à en savoir plus sur elle, je lis cela, consternant : « Elle écrit en 1818 un journal faisant état de son ascension du Scafell Pike (Il est possible que le seul à avoir déjà publié un ouvrage similaire précédemment soit Samuel Taylor Coleridge, en 1802). Elle effectue cette ascension en compagnie de son amie Mary Barker, de la domestique de cette dernière, et de deux personnes faisant office de guide et porteur. Son travail est utilisé en 1822 par son frère William, sans qu'il ne la crédite, dans son guide du Lake District, puis copié par Harriet Martineau, dans la quatrième édition de son guide, en 1876, créditant William Wordsworth. Le récit de cette ascension a été de fait largement lu par les visiteurs de la région, au XIXe siècle (...) Son Grasmere Journal est publié en 1897, édité par William Angus Knight. Le journal décrit jour après jour la vie dans le Lake District, ses longues promenades avec son frère dans la campagne, et fait le portrait de nombreuses figures de la littérature de l'époque, comme Samuel Taylor Coleridge, Walter Scott, Charles Lamb ou Robert Southey, un ami proche qui popularise le conte de Boucle d'or et les Trois Ours. Son journal lui permet de trouver sa propre expression, sans entrer en compétition avec le cercle littéraire qui entoure son frère, et dont elle fait pleinement partie. Bien que Thomas de Quincey ait souligné le talent de diariste de Dorothy, son activité littéraire est longtemps demeurée cachée par la notoriété de son frère, sans qu'il soit facile de distinguer la particularité de l'inspiration de Dorothy, qui a peu publié de son vivant. Cependant, son travail est redécouvert quand les spécialistes de la littérature se penchent sur le rôle des femmes dans la littérature. Le succès de son Grasmere Journal fait émerger un regain d'intérêt pour Dorothy Wordsworth et plusieurs de ses journaux et lettres ont été publiés depuis lors. Les critiques ont souligné le rôle essentiel qu'elle joue dans le succès de son frère. » (source)
Thoreau
Superbe séquence sur mon cher Thoreau. Qui a écrit une conférence intitulée « Marcher » : « il marchait souvent plusieurs heure par jour, devenant peu à peu impossible à distinguer de tout ce qui l’entourait. Si tu marches dans le silence absolu, les autres être ne sont pas obligés de se réorganiser en choses reconnaissables. »
→ Très profonde et en même presqu’insaisissable remarque. Cette dialectique entre le silence, le retrait des mots et les perceptions, impressions et sensations lavées des étiquettes que nous leur attribuons si facilement et paresseusement.
« (...) où celui qui arrive sur la route
avec un air si familier diffère si peu de celui qui se trouve soudain
devant vous, singulier, complexe : on se rencontre si rarement
dans la forêt de l’humaine, dans la forêt du visage, et ainsi passe-t-on
avec un signe de reconnaissance, ainsi faisant exploser le séparation entre les êtres. »
Cole Swensen écrit encore « Thoreau croyait en la grammaire // comme laser à distinction, discrétion, dissension, et, dans le laser/à dissection, voyait ». (p. 31)
Un peu plus loin « Thoreau affirme que la marche, littéralement structure la littérature, comme une charpente avec le dessin qui en découle. La ligne est toujours // tranquillement une forêt modifiée.
Une promenade en hiver
Cole Swensen, in Poèmes à pied
« Dans “Une Promenade en Hiver”, qu'il écrivit longtemps avant l'essai mieux connu “Marche” Thoreau remarqua tout particulièrement l'étonnante variété de blancs, //
de neige à brouillard à givre à la croissance de cristaux sur des fils de lumière. Le fait que le blanc se connaît séparément. Qu'il est dans son propre brut, tout extérieur, tout comme//
le temps quel qu'il soit est la version en prismes d'une chambre ouverte traversant le vent. Le blanc retient la lumière en suspension, pour la relâcher plus tard sur un//
champ de neige, ou un plan d'eau juste sous le bon angle pour faire de la surface un
solide, et on continue à marcher. “La Théorie des Couleurs” de Goethe décrivait chacune
comme une zone d'intense activité humaine débordant son objet en la sensation qu'une forêt est là que traverse quelque chose de blanc en un lavis de lumière, contenant//
toutes les couleurs jusqu'à ce qu'on ait besoin de rouge par exemple pour un oiseau,
ou de vert pour un monde. » (p. 34)
Dickens
aussi est présent dans le livre de Cole Swensen, Dickens que j’ai lu récemment pour m’accompagner sur mon P’tit Bonhomme de chemin. Dickens « qui voyait un vrai travail toute la nuit dans la marche / dans la retenue dans le labyrinthe dans lequel une forme fantôme/ courait devant lui. » (p. 41)
Enchaînements
Importante découverte ce matin sur l’importance des enchaînements dans les textes. En musique, on travaille les enchaînements (c’est souvent casse-gueule), en littérature il faut tenter de les penser. Cette réflexion m’est venue en relisant une lettre où le rythme haché des propos, à un moment donné, était fluidifié par un enchaînement qui créait un effet dynamique d’entraînement.
Les tours de la grammaire
Plusieurs fois que dans la traduction du livre de Hisham Matar, un mois à Sienne, je tombe sur une sorte de tour que joue la grammaire au lecteur. Je sursaute, lisant ainsi : « Il m’a semblé qu’être occupée à apprendre »... alors que le narrateur est manifestement un homme. Cela induit un léger trouble que lève la suite de la phrase « ferait du bien à ma tête ». L’accord se fait donc avec tête !
Ma mère n’a pas eu d’enfant
Ce titre, vertigineux, est absolument extraordinaire, j’ai lu le livre d’une traite à cause de lui. De quoi s’agit-il ? D’une question de lignée qui s’arrête avec l’auteur. Une toute petite famille des deux côtés paternels et maternels et elle qui n’a pas eu d’enfants. Elle se penche sur une poignée d’aïeux encore assez proches, grands-pères et grands-mères, oncle, essentiellement (j’ai toujours eu du mal à m’y repérer dans toute généalogie). Elle essaie de donner vie à ces images déjà presque disparues, avec le très peu qu’elle peut retrouver comme traces. Toujours dans la crainte que la fiction l’emporte sur la réalité de ces personnages discrets, peu exceptionnels, très banals au fond. Mais aussi avec le retour incessant sur son lien à eux et à sa lignée, sur son désir affirmé de ne pas avoir d’enfants, sur ce qu’il signifie ce désir, comment il est reçu. (Geneviève Peigné, Ma mère n'a pas eu d'enfants, éditions des Lisières, 2021).
Flacon de sels
les ouvrir à nouveau – adoré la réponse d’une petite fille très aimée de neuf ans à ma question que lis-tu en ce moment : tout et rien ! – jongler avec une demi-douzaine de petites lunettes-loupes de 1 à 3 dioptries en attendant de pouvoir faire confectionner les vraies lunettes nécessaires après la modification des yeux – être littéralement interrompue plusieurs fois par jour dans mes occupations par le ou les merles qui s’en donnent à cœur joie en ce moment – lire d’affilée trois excellents livres de poésie – feuilleter tous les albums de photo de mon père grand voyageur et excellent photographe –
Baladologie
Encore une belle idée et une citation de Cole Swensen : « Baladologie (...) – tout semble si différent lors d’une balade dans laquelle du temps arrive sous divers angles au ras de la description sur fond du doux bruit de ce qui se scinde. Nous construisons la convergence faisant irruption dans l’espace, qui est de par sa nature même irréductiblement ambigu » (p. 87)
Sebald
Belle séquence aussi autour de Sebald qui s’ouvre ainsi : « Ce qui étonne chez Sebald c’est la façon dont il utilise la marche - / ou écrivait à propos de la marche – pour se libérer de la pratique du temps. // “la phrase est”, dit-il, “un cortège funèbre” et s’égare. Dans le sommeil / des cèdres du Liban, dans le sommeil d’une traînée de brume juste au-dessus // des arbres, rêvent les incandescentes serres de Somerleyton éclairées au gaz - / énormes jardins d’hiver fait d’orchidées avec des vitres si fines qu’elles // explosent au soleil, et chaque fragment de chaque morceau brille, des centaines / de milliers, créant autant de petites taches aveugles dans un après-midi aveuglant. » (90)
Herzog
Et je suis heureuse de voir que Cole Swensen évoque aussi ce livre extraordinaire de Werner Herzog (Sur le chemin des glaces) sur lequel je suis tombée en effectuant mes recherches pour le Voyage d’hiver. « En 1974, Werner Herzog marcha de Munich à Paris sous /une neige sans fin pour soigner son amie – qui mourut neuf ans plus tard. Qui / a marché dans la glace Qui a découpé ses pas dedans Glace qui escalade / un palais du temps. (...) »
Et cela qui me fait tant songer au voyageur d’hiver : « le point de fuite sur le point de disparaître et sa solitude /comme partie de son infinitude lui qui est toujours en avant est /nécessairement anonyme. » (104)
Le merle
Persévérance – insistance – résistance du merle – et la puissance du chant de cette toute petite chose noire ponctuée de jaune
Un mois à Sienne
Hisham Matar parle du livre, du tableau et écrit : « Il n’y a que dans un livre ou devant un tableau qu’on a véritablement accès au point de vue de quelqu’un d’autre. J’ai toujours été frappé de ce que les arts solitaires puissent paradoxalement permettre une communion si intime. » (p. 44) Oui, « Tout acte de création est implicitement une célébration : découvrir le monde et le nommer, reconnaître sa présence, dire qu’il existe. Henri Cartier-Bresson a un jour expliqué que photographier c’était dire “oui”, pas au sens d’approuver, mais de prendre acte. »
→ Tellement en phase avec ma pratique photographique cette remarque de Cartier-Bresson. La photo pour moi c’est toujours la célébration. Je ne peux pas photographier du moche, le fixer, le retenir. Je célèbre un visage, dans le portrait, un paysage, un objet, un détail infime et toujours parce que je les trouve beaux, émouvants.
Le temps ne fait pas tic-tac
« Le temps ne fait pas tic-tac ; il progresse en continu, ininterrompu. On parle aujourd’hui communément d’“ être dans l’instant” ou de “vivre au présent”. Mais le présent n’offre aucune possibilité ; il exige notre attention, voilà tout. Inexorable, il sait que tout dépend de lui. Le visage le plus anodin, une rencontre innocente – avec une personne, un livre, un tableau, une nouvelle inattendue – ou une simple pensée qui nous traverse l’esprit : tout est susceptible de nous changer imperceptiblement. Par quelque sortilège, nous savons, tandis que passent les minutes, que nous sommes en train d’être façonnés, sans fanfare ni trompette, et que nous ne pouvons rien y faire, car, face au présent, nous restons réceptifs et fascinés. » (p. 48)
La peste noire de 1348
Noter aussi que dans ce livre, il y a une description saisissante de la peste noire de 1348 qui résonne fortement aujourd’hui. « Ce qui est certain, c’est que la peste noire de 1348 fut l’incident le plus dévastateur de l’histoire de l’humanité, emportant plus de vies que n’importe quel autre événement isolé. Elle façonna notre rapport à la mort et, par voie de conséquence, à la vie. C’est dans son ombre que s’épanouirent la Renaissance et l’art baroque. Michel-Ange, Rembrandt et Vermeer furent tous périodiquement menacés par sa résurgence. Sans doute Titien en mourut-il. Elle pénétra leur esprit, teinta leur façon de voir les choses, fit de la mort une invitée familière et incontournable, la compagne silencieuse qui aurait forcément le dernier mot. L’imagination humaine se concentra sur la fin de toutes choses. » (108)
→ des mots que l’on aurait certainement lus différemment il y a deux ans !
De la lecture immersive
Je continue ma lecture de L’Éloge du mauvais lecteur de Maxime Decout, picorant à mon gré, en mauvaise lectrice que je suis, ce qui me convient et me parle, cela par exemple : « Le critique, qui produit un discours analytique, ne pourrait jamais renouer avec une lecture pure et immersive, conçue comme antinomique de la lecture savante, à moins de renier son propre art de l’interprétation, de se renier comme lecteur. Malgré ce paradoxe, ou cette impasse, c’est ce que Barthes paraît expérimenter quelques années plus tard. Car le divorce entre la lecture commune et la lecture lettrée est décevant. C’est donc en essayant de le résorber que l’essayiste écrit ses Fragments d’un discours amoureux où le désir et le travail de l’identification jaillissent avec exubérance. Barthes l’annonce en quelque sorte dès le début : “Le livre, idéalement, serait une coopérative : “Aux Lecteurs – aux Amoureux – Réunis”. Réunion du lettré et du passionné, de l’analyste et de l’hypersensible, de l’intellectuel et du romanesque. » (p. 35)
→ oui cette nostalgie parfois de la lecture entièrement gratuite, dont il n’y aura rien à dire à personne. Rien à écrire. Peut-être pour cela que j’aime tant m’immerger, par périodes, dans les romans de Jules Verne (cela peut paraître contradictoire avec ce que j’ai fait d’un certain roman de Jules Verne, mais non, cela ne l’est pas, je l’assure ici).
Lire bien, lire mal, lire
« Vouloir à tout prix être un bon lecteur n’est pas forcément un atout pour bien lire. Privilégier l’interprétation aux dépens d’une lecture simple, voire naïve, peut virer à l’idée fixe et être la meilleure manière pour ne plus lire du tout. » (41)
« Vous étiez donc persuadé de connaître le mauvais lecteur, et, surprise, vous découvrez qu’il en est plus d’un. Son imaginaire est loin d’être homogène. Il s’agit d’un nuancier qui s’étage entre les mythes extrêmes du lecteur hypersensible et du lecteur hyperrationnel. Avec la fin du XIXe siècle et le XXe siècle, le mauvais lecteur n’est plus uniquement un lecteur naïf : il est aussi un herméneute, un raisonneur. » (45)
Et ouf : « plusieurs façons de coupler immersion et intellection sont concevables. » (46) !!!
L’aléatoire de la lecture
Un échange avec Siegfried Plümper-Hüttenbrink
Je lui écrivais : « La capacité de lire me semble de plus en plus sporadique et aléatoire, selon vos mots. Pourquoi certains jours se sent-on des ailes pour lire, ouvert, intelligent, entrant facilement dans des livres très différents, rapide, réceptif et pourquoi certains autres jours les mêmes livres (c’est cela qui est troublant) trouvent en nous porte close, pourquoi suscitent-t-ils ennui, voire rejet. Les mêmes, le lendemain. Expérience que je fais constamment. J’en viens à me dire qu’il me faudrait noter les bons jours et les mauvais jours, pour étudier une possible récurrence. Y aurait-il là l’empreinte, le poids d’expériences anciennes ? Connaissez-vous cela, vous aussi ? »
Sa réponse : « Je ne connais que trop les vicissitudes que n'importe quel livre apporte avec sa lecture. Il est des jours où il me résiste et va jusqu'à me tomber des mains, alors que d'autres jours il m'embarque, me captive au point de me prendre en otage. Je ne cesse ainsi d'osciller cyclothymiquement comme une pile en bas ou en haut-voltage, et à l'aide de laquelle j'obscurcis ou clarifie ce qui m'est donné à lire. La complicité avec l'auteur d'un livre a beau être un atout pour se mettre au diapason, elle ne garantit pas des fluctuations de courant, ni des courts-circuits. Tout se jouant au bain révélateur qu'est toute lecture d'un texte. Ce qui un jour apparaissait net et tranchant et contrasté, s'avère un autre jour flou, émoussé, indistinct. C'est à n'y rien comprendre, si bien que l'on doute même d'avoir lu. Maxime Decout semble détenir une solution à notre dilemme. Finalement, il dit que nos sautes d'humeurs s'en mêlent et agissent comme des miroirs anamorphosant sur nos lectures. Ce qui un jour paraîtra opaque, amorphe, dépourvu de relief, prendra forme et vie un autre jour, et ce au gré de nos humeurs, qu'elles soient sereines ou massacrantes. J'ai cru qu'une mise au diapason et au net survient en cours de lecture lorsque trois facteurs concordent simultanément : - le lieu où l'on lit, la posture de son corps qui lit, et la Stimmung, la disposition d'esprit dans laquelle on se trouve en lisant. Mais d'autres facteurs entrent aussi en jeu et qui contribueraient à une Physiologie du lecteur. Comme le fait d'appréhender une sorte de texte-fantôme hantant en palimpseste le texte qu'on lit. » (Mail du mardi 8 juin 2021)
William Carlos William
Je tente une nouvelle lecture de Le Printemps et le reste de William Carlos William, la première ayant échouée. Cette fois j’entre bien davantage dans le texte : « Jusqu’à aujourd’hui, presque tout ce qu’on a écrit, si ce n’est toute la création artistique a visé particulièrement à maintenir ce barrage entre le sensible et cette frange vaporeuse qui détourne l’attention de son approche angoissée de l’instant. » Ce qu’il appelle la recherche de la « belle illusion ». « Pour améliorer, pour clarifier, pour intensifier cet instant éternel où nous sommes seuls à vivre il n’y a qu’une forte et une seule – l’imagination. Ceci est son livre. Je vous invite moi-même à lire, et à voir. » (15)
Sur l’improvisation
« les Improvisations – arrivant à une période où j’essayais à grands frais de rester déterminé – j’ai eu recours à cet expédient qui consistait à prendre la vie comme elle venait pour habiter le monde de mon choix // je décidais de laisser l’imagination suivre sa propre voie pour voir si elle saurait trouver son salut. Il en est ressorti quelque chose de décisif. Non seulement j’éprouvais un soulagement et surtout je me mis sur-le-champ à réévaluer l’expérience, à comprendre enfin ce qui me préoccupait // la vertu des improvisations est leur investissement dans un monde aux valeurs nouvelles - /// leur faute réside dans la dislocation du sens, souvent totale. Mais c’est ce que je pouvais faire de mieux en de telles circonstances. (...) maintenant je suis parvenu à une nouvelle étape. Je constate que ces valeurs que j’avais découvertes peuvent être étendues (...) je constate qu’il y a de quoi faire dans la création de formes nouvelles, de noms nouveaux pour dire l’expérience // et que la “beauté” n’est pas liée au “charme” mais à un état dans lequel la réalité joue un rôle » (p. 51)
→ tout n’est pas forcément clair, au premier chef, on sent que William Carlos Williams tâtonne, à la recherche de quelque chose, loin du charme et de la beauté, au ras de la réalité.
« L’écriture n’aura de réalité qu’à condition de laisser d’abord travailler l’imagination (...) Il ne s’agit pas d’entreprendre, à ce moment-là, une estimation des valeurs du mot qu’on utilise suivant des critères présupposés, mais d’écrire ce qui se passe alors à ce moment précis - // De perfectionner ses capacités à rendre compte de cet instant où la conscience est élargie grâce à la meilleure compréhension qu’offre l’imagination, d’exercer son talent à enregistrer cette force en action, enfin de la reconnaître, dans toute l’importance de ses proportions – ( 55).
→ C’est très fort, tout ce que dit Williams dans ces pages, mais pour l’instant je manque un peu d’une approche plus précise de ce qu’il appelle imagination. Ce flou me semble le point aveugle de ces pages.
Mais voici ce qu’il écrit sur Shakespeare et peut-être que par approches progressives, son concept d’imagination va s’éclaircir : « Sa véritable puissance était PUREMENT celle de l’imagination. Non autorisé à parler en tant que W.S., particulièrement empêché pour ce faire à cause de son manque de connaissances, d’érudition, incapable de rivaliser avec ses pairs dans les domaines de la science ou de l’aventure tout en étant assez fin, assez imaginatif pour savoir qu’il n’y a d’autre issue que la perfection, l’excellence technique – l’allant de son imagination le pousse à NE PAS COPIER ses pairs, à ne pas leur tendre le miroir mais à les égaler, à les surpasser en tant que créateur de savoir, en tant que force vivante et vigoureuse qui les dépassait. » (59)
Dure réalité
Oui dure réalité et terrible critique que cette remarque de W.C. Williams : « La majeure partie de ce qui s’écrit n’a pas même son origine dans le seul domaine capable de lui fournir de quoi s’alimenter. » (66)
Et « C’est seulement par traces isolées que / quelque chose / se dégage » (71)
Un peu plus loin, autre constat terrible : « La principale caractéristique de l’époque actuelle c’est qu’elle est périmée – aussi périmée que la littérature. »(il écrit ce texte en 1923)
Prose et poésie
Plusieurs remarques de W.C. Williams sur la question prose et poésie :
« au mieux : la prose a à voir avec le fait d’une émotion ; la poésie a à voir avec la dynamisation de l’émotion en une forme séparée. C’est la force de l’imagination. // la prose : formulation de faits à propos d’émotions, d’états intellectuels, de données de toutes sortes – expositions techniques, jargon, de toutes sortes – fictionnelles et autres - // la poésie : forme nouvelle traité en tant que réalité en soi »
Oui texte déconcertant
que ce Printemps et le reste, avec ses phrases suspendues, ce mélange de poèmes et de textes quasi théoriques... W.C. Williams dira plus tard lui-même que c’est un mélange d’absurdités et de philosophie, qu’il aurait écrit à une époque où il avait le cerveau dérangé. Mais Valérie Rouzeau de noter cependant que « c’est avec beaucoup de lucidité qu’il s’interroge sur ce qu’il fait, lucidité jusque dans les nombreuses interruptions de ses phrases en cours. » On a le sentiment d’être devant un chantier, vital, de recherches, constats, démolition et évolution, ouverture vers un possible, où l’imagination est considérée comme la clé des possibles.