Extraits du Flotoir du 5 au 18 août 2021
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Photo Louis Paul-Dauphin
Rilke et Rodin
Il y eut Lou Andreas-Salomé, il y aura Rodin, que l’on peut considérer l’un et l’autre comme les révélateurs de la vocation artistique profonde de Rilke. « Ce que Rilke voit dans l’œuvre de Rodin, défiant le temps comme une cathédrale, c’est le modèle même de ce qu’il devrait faire avec les mots, de ce qu’il n’a pas sur faire jusqu’à présent : transformer l’angoisse en choses d’art, en statues, en tableaux, en poèmes. Or, il ne peut espérer y parvenir, et Rodin le lui dit expressément, que par le métier, par une transformation radicale de sa méthode de travail (...) L’exemple de Rodin, c’est le travail sans relâche, à tout moment, c’est la patience de l’artisan. » (Philippe Jaccottet, Rilke, p.58)
Or, hier, dans le podcast d’une émission de la RTS sur les bibliothèques de Rilke, cette remarque : Valéry rend visite à Rilke à Muzot, c’est une révélation pour Rilke que l’œuvre de Valéry, il abandonne la traduction des Sonnets de Michel-Ange pour se consacrer à des traductions de Valéry, y compris un récit intitulé Tante Berthe, qui sera son dernier vrai écrit (Tante Berthe qui est en réalité Berthe Morisot). Or traduisant le « Patience, patience, patience, dans l’azur » de Valéry, Rilke ajoutera un « patience » supplémentaire, Gedulden, Gedulden, Gedulden,/ Gedulden unter dem Blau ! »
Cela encore sur le chemin du créateur, dans une lettre à son épouse Clara : « Pas plus qu’un choix ne lui est permis, il n’est loisible au créateur de se détourner d’aucune existence ; un seul refus, à quelque moment que ce soit, le prive de l’état de grâce. »
Vient le temps des Nouveaux poèmes. « Faire des choses avec l’angoisse, transmuer l’angoisse en choses qui soient sorties du temps et confiées à l’espace comme les sculptures de Rodin, c’est à quoi Rilke s’est essayé dans les Nouveaux poèmes », poursuit Philippe Jaccottet, déroulant le fil de l’apprentissage créateur de Rilke.
Se situer dans le personnage
Rilke qui écrit qu’à un moment donné son désarroi quant à Malte est venu de ce qu’il ne s’était « pas situé en ce personnage auquel rien ne manquait que mon pouvoir de l’ordonner et de le rassembler, que mon cœur, afin qu’il heurtât comme un battant la cloche de cette existence où les harmoniques d’une fêlure qui veut guérir en moi résonnent avec tous les Ave Maria et tous les Kyrie du ciel. » (Lettre à Clara, septembre 1908).
Il s’agit aussi dit Rilke à propos de Malte de « rendre plus saisissable une vie qui se dérobe sans cesse dans l’inconsistance. » (73) « le jeune Malte a besoin de se rendre saisissable sa vie qui se retire dans l’invisible, au moyen de figures et d’images ; il les trouve tantôt dans ses propres souvenirs d’enfance, tantôt dans son univers parisien, tantôt dans les réminiscences de ses lectures ». Et Jaccottet de recenser ce que contient la forme admirablement souple des Cahiers. : « Les scènes parisiennes, vécues, douloureusement subies au moment de la rédaction du livre (...) les souvenirs d’enfance, imaginaires ou réels, enfin les riches méditations inspirées par les lieux (le théâtre d’Orange, les Baux, les Alyscamps), par des personnages historiques ou légendaires, par des œuvres d’art (la Tapisserie de la Dame à la licorne » ...
Ces Cahiers de Malte Laurids Brigge sont « pour une part, la plus puissante, un livre de hantises. » (74)
Les morts sur pied
J’ai souvent évoqué ces êtres que l’on peut croiser parfois, ici ou là et dont on a l’impression qu’ils sont déjà morts, mais comme de vieux arbres, encore sur pied. Rilke « leur propre mort pend en eux comme un fruit / vert, amer, et qui ne mûrit pas. »
Or, ce soir, dans une annonce de décès dans Le Monde, cette citation de Rilke : « O Seigneur / donne à chacun sa propre mort / la mort issue de cette vie où il trouva / l’amour, le sens, et la détresse. »
Relevés Rilke
Oui relevés encore dans la seconde des émissions de la RTS, sur le thème « Rilke et les livres », avec Brigitte Duvillard, la directrice de la Fondation Rilke à Sierre. Il est question de la dernière bibliothèque de Rilke, celle qu’il fait installer dans sa pièce de travail à Muzot, soin confié à un menuisier ébéniste qui lui construira aussi l’indispensable pupitre sur lequel écrire debout, comme toujours. Cette bibliothèque fut essentiellement francophone. Rilke fut ainsi parmi les premiers à lire Proust. Il aimait traduire, être confronté à d’autres langues, lire dans différentes langues. Ses livres fourmillent d’anecdotes car il y inscrit volontiers, pour chaque exemplaire, où il l’a acheté, quand il l’a lu, s’il en a lu des extraits et à qui et où. Dans l’un d’eux : « Lu à Mouky en partie à notre place favorite, au-dessus de Miège, dans la forêt. » (Mouky n’est autre que Baladine Klossowska, alias Merline, mère de Pierre Klossowski et de Balthus).
Brigitte Duvillard raconte aussi la visite de Valéry à Muzot en 1924 et le fait que Rilke planta ensuite un saule dans le jardin, en souvenir de cette visite.
Je note enfin que Rilke est allé à Morges, chez le dramaturge René Morax, auteur du texte de l’Oratorio Le Roi David d’Honegger.
Dernière note ici : Rilke parlait de son travail comme d’un jardinage intérieur. Si l’on suit cette métaphore il s’agit de planter, mais aussi d’arracher, d’amender la terre, de nettoyer, d’entretenir, de protéger des maladies, des intempéries, etc.
Écouter la lumière
Un titre qui ne peut que me fasciner. Chapeau de l’article « En faisant varier périodiquement la lumière éclairant un milieu matériel, on engendre l’émission d’ondes acoustiques. Découvert à la fin du XIXe siècle, cet effet trouve des applications très modernes. » Site Pour la Science. Introduction de l’article (le reste sur abonnement seulement) : « Éclairée par une lumière modulée en intensité, une simple lame de verre recouverte de noir de fumée peut émettre un son audible ! C’est l’effet photoacoustique, mis en évidence vers 1880 par l’ingénieur d’origine écossaise Alexander Graham Bell, l’inventeur le plus célèbre du téléphone : une partie de l’énergie lumineuse absorbée par l’échantillon illuminé y est convertie en énergie acoustique. Ce n’est pas qu’une curiosité de laboratoire : depuis la fin des années 1970, avec le développement des microphones et de sources lumineuses accordables en fréquence, cet effet a suscité de multiples applications allant de la détection de gaz à l’état de traces à l’imagerie médicale à haute résolution.
Les Élégies de Duino
J’ai reçu à l’instant les Élégies de Duino, via Momox/Rakuten, traduction Philippe Jaccottet, édition bilingue. Le paquet a été posté à Leipzig. Ville de l’éditeur historique de Rilke, Insel Verlag !
« Insel est une maison d’édition allemande fondée en 1901 à Leipzig par Alfred Walter Heymel. La maison s’appela d’abord Die Insel (L’Île) puis Inselverlag. Elle a déménagé en 2010 à Berlin.
Elle a été dirigée de 1905 à 1950 par Anton Kippenberg. »
Mais l’éditeur de cette version des Élégies de Duino est suisse, c’est La Dogana, superbe maison d’édition. A qui je dois un petit livre qui m’accompagne aussi constamment, celui du Voyage d’Hiver de Schubert (les textes, allemand, en français dans une traduction de Frédéric Wandelère, et le disque, Michel Dalberto, piano et Stefan Genz, baryton.)
La poésie
Je glane avec reconnaissance cette note de Jerome Rothenberg dans les Carnets de Laurent Margantin : « Car il devrait être évident aujourd’hui que la poésie relève moins de la littérature que d’un processus de pensée et d’émotion – de leur mise en forme et de leur énonciation au plan sensible. Les conditions qu’affrontent ces définitions sont les conditions mêmes de la poésie. »
Schubert
Alfred Brendel, propos d’une des dernières sonates de Schubert : « Schubert demeure lointain et c’est cette qualité étrange que l’on trouve dans les dernières œuvres mais c’est le compositeur le plus immédiatement émouvant de tous. Il vous émeut aussi avec ce froid des danses de la mort mais aussi avec quelque chose comme la chaleur et la protection de la mort, son appel à se rendre, ses chants de sirène. »
Émission les Trésors de France Musique du mardi 3 août 2021, reprise d’une archive, Schubert vu par Alfred Brendel (1997). Première émission – deuxième émission
Rilke - Monographie
Ce matin, je reçois une « suggestion d’achat » de Rilke - Monographie, de Philippe Jaccottet. Vérification faite, cette édition récente, en collection Points, n’est rien d’autre que la reprise du petit Rilke que je suis en train de lire, paru dans la collection Ecrivains de toujours chez Seghers, livre qui n’est petit que par la taille, c’est un grand bouquin, d’une pénétration, d’un savoir et d’une finesse immenses. Pas un truc torché avec trois anecdotes à la noix. J’ai presque envie de recopier chaque page et surtout chaque citation, en général tellement forte et bienvenue.
Retour à Rilke
Et à la monographie de Philippe Jaccottet, dans sa version originale. En tête du chapitre « L’Espace angélique », cette citation : « Le monde vu non plus de l’homme mais en l’ange est peut-être ma vraie tâche. »
Apprendre à voir
Cité par Jaccottet, repris dans la Pléiade, cet extrait du début des Cahiers de Malte Laurids Brigge : « J’apprends à voir. Je ne sais pas à quoi cela tient, mais tout pénètre plus profondément en moi, sans s’arrêter à l’endroit où d’ordinaire tout s’arrêtait. J’ai un intérieur, que j’ignorais. Tout y entre désormais. Je ne sais pas ce qui s’y passe. » (Pléiade, 431)
Il écrit à Lou : « Ces Cahiers seuls m’ont enfin permis d’être pris dans le courant qui m’entraînera loin au-delà ».
→ je me souhaite la même chose, mutatis mutandis, à partir de P’tit Bonhomme de chemin.
Transposition
Rilke, d’une lettre à Benvenuta : « Transpose cela seulement une seconde dans l’invisible, le sensible, l’âme ». Il lui écrit cela à propos d’une sorte d’acte manqué avec une photo de son père, qu’il a soigneusement fait encadrer mais qu’il abime d’un coup de chiffon maladroit. Lettre citée par Philippe Jaccottet, p. 90
Mais Lou
En réponse à une lettre terrible de désespoir de Rilke, après l’échec de sa relation avec Benvenuta (la musicienne Magda von Hattingberg, qui lui avait écrit pour la première fois en janvier 1914), Lou lui écrit : « La manière dont tu ressuscites ceci dans tes paroles, c’est exactement, ô exactement l’ancienne, l’intègre puissance qui donne vie à ce qui est mort ».
Duino
C’est l’époque, janvier 1912, où vont surgir, à Duino, les premières Élégies : « Qui si je criais m’entendrait donc, parmi / la cohorte des anges ? Et supposé même que l’un d’entre eux / me prit soudain contre son cœur, je périrais / du poids de sa présence. Car le Beau n’est rien / que le commencement du Terrible/
Jaccottet écrit qu’avec ces textes Rilke accède et nous fait accéder au « monde du temps plein opposé à celui du temps mesuré, au monde du mouvement pur (c’est-à-dire sans objet) et à l’échange heureux entre le dedans et le dehors. » (98)
Il évoque la notion de Weltinnenraum
Le chant de l’oiseau
« En janvier ou février 1913, à Ronda, il note dans son journal deux textes essentiels (Erlebnis 1 et 2, dans l’édition française Aventure 1 et 2), relation de deux expériences complémentaires dont l’une remonte à l’hiver 1912 à Duino, l’autre au séjour de Capri en 1907, et qui toutes deux saisissent le moment mystérieux où naît ce que Rilke appellera le Weltinnenraum (espace intérieur du monde), qui est à la fois monde intériorisé et moi extériorisé, où s’abolissent les limites fatales entre dedans et dehors : « Il se souvint de l’heure passée dans cet autre jardin, dans le Sud (à Capri) : un cri d’oiseau était là soudain, accordé au-dehors et en lui-même ; c’est-à-dire qu’il ne se réfracta pas aux limites du corps, qu’il concilia les deux directions en un espace ininterrompu où, mystérieusement protégée, ne persista qu’une tache de la plus pure, de la plus profonde conscience. Il avait alors fermé les yeux pour qu’une aussi noble expérience ne fût point dérangée par les contours de son corps, et l’infini le submergea de toute part avec une telle intimité qu’il put croire sentir dans sa poitrine le poids léger des étoiles qui venaient de se lever. » Jaccottet : « le chant de l’oiseau, comme d’autres signes encore, ouvre l’espace total, transparent, qu’il appellera bientôt ‘L’Ouvert’, un espace aussi intact que l’intérieur d’une rose, un espace angélique. » (100-101).
Les anges
Dans la généalogies des anges rilkéens, ceux des Noëls de l’enfance et celui, du temps de Rodin, de la cathédrale de Chartres, L’Ange au méridien. Il y a une analogie entre l’ange, l’oiseau et le poète. Cette notation aussi, importante, autour d’un ange du Greco « L’ange chez lui n’est pas anthropomorphe... son essence est fluide, il est le flux qui passe à travers les deux royaumes. »
→ Très important pour moi cette notion de fluidité, et de flux. Pris conscience encore récemmentque je suis une femme du flux, que je peux écrire dans le flux de la vie, de ce qui se vit.
La chouette et le sphinx
Et puis il y a cette autre Erlebnis, cette autre expérience fondamentale et tellement saisissante, la nuit de Rilke près du Sphinx de Gizeh. « J’ai passé presque toute une nuit devant le grand Sphinx, comme rejeté à ses pieds par ma vie. Si je n’ai pas encore trouvé le chemin de la musique, je connais les bruits, et il m’en est advenu un des plus étranges » raconte-t-il à Benvenuta : « Vous savez sans doute qu’il est difficile d’être seul en ce lieu-là, devenu vraiment un lieu commun où l’on traine en troupeaux les étrangers les plus superflus ». Divers petits stratagèmes et le voilà seul près du Sphinx : « L’obscurité me préservait d’être vu, je l’avais attendue dans le désert ; puis je m’en revins lentement dans le dos du Sphinx, et calculai que derrière la pyramide la plus proche, violemment embrasée par le couchant, la lune déjà devait se lever ; car c’était la pleine lune. Quand je l’eus enfin dépassée, non seulement celle-ci était déjà assez haut dans le ciel, mais elle répandait un tel flot de lumière que je dus me protéger les yeux de la main pour trouver mon chemin entre les éboulis et les fouilles – La partie postérieure du corps du Sphinx ne dépasse guère le niveau du sable, qui l’a plus d’une fois recouverte depuis les premiers déblaiements ; et l’on s’est contenté de le maintenir dégagé sur sa face antérieure jusqu’aux pattes, de sorte que le terrain creusé là descend vers lui en forme de demi-entonnoir. C’est sur ce plan oblique, face à l’immense monument, que je me cherchai une place et restai étendu, enveloppé dans mon manteau, à la fois effrayé et infiniment intéressé ; je ne sais si je fus jamais aussi pleinement conscient de mon existence qu’en ces heures nocturnes où elle perdait toute valeur : qu’était-elle, en effet, en face de tout cela ? Le plan où elle se déroulait s’était effacé dans l’ombre, tout ce qui est existence et monde se situait sur une scène plus haute, où une constellation et un dieu demeuraient face à face, en silence. Vous vous souviendrez sans doute d’avoir éprouvé que la vue d’un paysage, de la mer, de la nuit agrandie d’astres nous persuade de l’existence de rapports et d’ententes dont nous serions incapables de mesurer l’étendue ; c’était cela même que je ressentais au plus haut point, là se dressait un monument orienté sur le ciel, auquel les siècles n’avaient infligé que des dommages insignifiants, et le tout à fait inouï était que cette chose portât des traits humains (les traits si familiers pour nous d’un visage humain), et que ceux-ci, dans son élévation, lui suffisent. Ah, chère amie, je me disais : cela, cela que nous remettons tour à tour entre nos mains et celles du Destin, doit tout de même pouvoir signifier une grandeur, si sa forme peut tenir dans pareil entourage. Ce visage avait adopté les habitudes de l’espace du monde, certaines parties de son regard et de son sourire étaient détruites, mais le lever et le coucher des ciels avaient inscrit sur son miroir des sentiments capables de surmonter. Je fermais les yeux de temps en temps et, quoique le cœur me battît, je me reprochais de ne pas le ressentir encore assez : ne devais-je pas atteindre des régions de stupeur encore inexplorées en moi ? je me disais : imagine que l’on t’ait transporté ici les yeux bandés et déposé brusquement dans cette fraîcheur profonde et presque sans vent, que tu ne saches pas où tu es et que tu ouvres les yeux... Et quand je les ouvrais réellement, mon Dieu, il fallait un moment pour qu’ils surmontent cela, saisissent cet être, réalisent la bouche, la joue, le front sur lesquels la lumière et l’ombre lunaires passaient d’expression en expression. Que de fois déjà mon regard avait essayé cette joue en détail ; elle s’arrondissait là-haut si lentement qu’on aurait dit qu’il y avait place, dans cet espace, pour plus de distances que dans le nôtre. Comme je la contemplais de nouveau, je me trouvai soudain, inopinément, introduit dans sa confiance, je pus la saisir, l’éprouver dans la plénitude de sa rondeur. Je ne compris qu’un instant après ce qui s’était passé. Ceci : de sous le bord de la coiffe royale, une chouette s’était envolée et lentement, ineffablement sensible à l’ouïe dans la pure profondeur de la nuit, avait effleuré de son tendre vol le visage ; et maintenant sur mon ouïe que des heures de silence nocturne avaient rendue parfaitement limpide, le contour de cette joue, comme par un miracle, était inscrit. »
Jaccottet : « transfert entre les sens créant un réseau serré où l’âme se laisse prendre ».
Rilke : « Pensées de nuit, puisées en lointaine expérience, / que l’enfant questionnant traversait déjà sans bruit, / lentement ma pensée vous hausse – et tout en haut, / la forte preuve doucement vous accueille. » (pp. 105 à 107).
Rilke et la musique
Dans le livre de Philippe Jaccottet, allusion à une visite à Romain Rolland qui joue à Rilke un extrait d’une messe grégorienne qui le retourne complètement. Je trouve un bel article en ligne, sur ce rapport dont Jean-Yves Masson parle bien aussi dans la postface de Chant Eloigné. Extrait de cet article de Fabrice Malkani dans la revue Germanica, en 2005 : « Au cours de la rencontre de 1913 entre Rilke et Romain Rolland, ce dernier joue une mélodie de printemps extraite d’une messe grégorienne, qui émeut le poète à tel point que l’écrivain français lui en envoie dès le lendemain une copie que Rilke à son tour adresse à la princesse de Thurn und Taxis afin de lui faire partager son émotion. Or Rilke avait découvert le chant grégorien à Paris en 1907, à Notre-Dame. Il y voyait une traduction directe des sentiments vécus, correspondant à ses yeux à la transposition de la réalité effectuée dans le geste du peintre. Le 3 novembre 1909, il écrit à Clara que Rodin possède à présent un phonographe et quelques disques ‘avec de vieux chants grégoriens que personne n’aime et qu’en dehors du vendeur seul le pape possède.’ Et il décrit ensuite la voix qui sort en criant, en pleurant, ‘comme le vent issu d’une fugue du monde’. À la suite de l’audition du disque chez Rodin, Rilke dit, en français, une phrase qui plut au sculpteur, qui la répéta : ‘C’est large comme le silence’. Cette remarque illustre le statut particulier de la musique qui pour Rilke, comme le silence, englobe et surplombe le monde. La parole, et singulièrement la parole poétique, est une manière de structurer le silence. »
Une transmutation
Appel un peu désespéré de Rilke, pendant la guerre : « Notre métier a-t-il un autre but que de susciter, sous une forme pure, grande et libre les occasions de transmutation ? L’avons donc nous fait si mal, si à moitié, de façon si peu convaincue et convaincante ? Voilà ce qui est souffrance, question. (op. cité, p. 120).
La familiarité avec la mort
Dans une lettre à la Comtesse Stauffenberg : « fortifier la familiarité avec la mort à partir des joies et des splendeurs les plus profondes de la vie ; refaire d’elle, qui ne fut jamais une étrangère, pour notre connaissance et notre sensibilité, la complice de tout ce qui vit. » (ibid. 121)
Philippe Jaccottet a une admirable connaissance de la correspondance immense de Rilke. Ce Rilke de Jaccottet est une pure merveille, un travail exemplaire, pas hagiographique, fondé sur les textes et quels textes ! et sur sa connaissance notamment de la correspondance. Et sans doute, même s’il est discret là-dessus, sur sa connaissance de la langue allemande. J’ai téléchargé sur ma petite liseuse l’intégrale de l’œuvre poétique et en prose en allemand, je peux donc aller lire un peu les originaux, à partir des ouvrages en français.
Même si s’éteignent les lampes
« Même si s’éteignent les lampes, même si
l’on me dit : c’est la fin – même si, de la scène
le vide vient à moi dans le gris courant d’air,
même si nul de mes silencieux ancêtres
n’est plus assis auprès de moi, aucune femme,
même pas le garçon à l’œil brun qui louchait :
je resterai. Il y a toujours à voir
Car rester, regarder, pense-t-il, pourrait être la dernière chance de forcer l’ange (si lointain, depuis si longtemps) à revenir, pour animer, sur la scène intérieure, la marionnette au visage d’apparence dont il avait pu trouver l’antécédent chez Kleist, ou chez Kassner), c’est-à-dire de rapprocher la pure intériorité de la pure extériorité, afin que se rassemble ce que nous ne cessons / de diviser en étant là. (Mais l’ange est-il un être que l’on puisse contraindre ?) Et le pensée de la division entraînant celle de la plénitude, l’image de l’enfance comme d’un intervalle content de la durée revient ; et Rilke, renonçant à la peindre dans son secret, s’étonne par-dessus tout qu’elel puisse toute la mort, encore avant la vie, si / doucement la contenir, sans s’irriter... » (ibid. 134)
Ce revirement de toutes les forces
« Ce revirement de toutes les forces, ce changement de direction d’âme ne se fait jamais sans mainte crise. » (137)
Revue *, Mathieu Nuss
Décidément beaucoup de belles choses dans cette publication. J’ai relevé notamment hier les contributions de Mathieu Nuss et de Gérard Cartier.
Mathieu Nuss offre de très belles variations autour d’un vers d’un poème de Rückert mis en musique par Gustav Mahler dans ses « Rückert Lieder » : Ich bin der Welt abhanden gekommen. Traduction proposée par Wikipédia : « Je suis coupé du monde /Dans lequel je n’ai que trop perdu mon temps. / Depuis longtemps, il n’a plus rien entendu de moi. / Il peut bien penser que je suis mort !
et le texte se termine sur ces mots : Je suis mort au tumulte du monde et repose dans mon tranquille domaine. Je vis seul dans mon ciel, dans mon amour. Dans mon chant. »
Incipit : « Par des kilomètres de vasière, quoi fuit sous le coup lointain de semonce, mais qui n’a pas eu – comme grain de pollen – ce grand art de l’esquive ? Des fruits auraient décroché du compotier, un lièvre par la fenêtre au même instant retrouvé son terrier creusé dans l’âge de bronze // Mars et novembre stoïques dans chacune des deux paumes de l’idiot. Qui pèsent leur poids gras de terre. »
Revue *, Gérard Cartier
Beaucoup aimé aussi les poèmes donnés à la revue par Gérard Cartier, pièces d’un grand projet semble-t-il, donc j’ai lu quelques extraits sur les réseaux sociaux, Le Voyage intérieur. Une série de poèmes dédiés à un lieu (identifié par ses coordonnées géographiques). Je retiens cela, qui sans doute éclaire bien le projet : « il n’est / d’autre géographie que celle sensitive / que l’on porte avec soi d’autre voyage / qu’intérieur connaissance naturelle » (Revue * 2021, p. 160). Le poème dont sont extraits ces vers s’intitule « Les arcades (Louhans) » et sous le poème, on peut lire (46° 37’45, 6’’ N – 5°13’19,8’’ E) (On s’amuse à chercher en ligne, non sans mal, à retrouver Louhans avec ces chiffres !)
Gérard Cartier étant aussi historien, notamment des grandes expéditions, les poèmes fourmillent d’allusion, comme ici ce « Transport exceptionnel Zarafa sur les routes / du royaume restauré.... long périple / par les déserts rouges du Kordofan » allusion à une girafe offerte à Charles X par Méhémet Ali au début du XIXe siècle, appelée « Zarafa » a posteriori. !
Le voyage intérieur du poète, nourri de voyages réels et de beaucoup de récits de voyage vient ainsi susciter le voyage intérieur du lecteur.
Quelques recherches sur ce projet : Présentation du livre par l’auteur :
« Les enfants de la IIIe République ont appris à lire dans Le Tour de la France par deux Enfants, le manuel de lecture d’Augustine Fouillet, alias G. Bruno (pseudonyme choisi en hommage au philosophe italien du prophétique Banquet des cendres, qui mourut en 1600 sur les bûchers de l’Inquisition). On y voit deux orphelins lorrains quitter leur village, passer clandestinement la frontière (Alsace et Lorraine étaient alors rattachés à l’Allemagne) et faire un tour de leur pays perdu à la recherche de leur famille, prétexte à un cours global où sont présentés la géographie et l’économie, l’Histoire, les Grands Hommes et l’Histoire naturelle. Près d’un siècle et demi plus tard, dans le contexte des débats sur « l’identité française », l’écrivain et géographe Jean-Christophe Bailly publiait Le Dépaysement, recueils de récits qui avait pour objet de dessiner le portrait de la France contemporaine : il y prélève des éclats de réalité pour montrer la grande diversité de notre pays.
Le Voyage intérieur s’inspire de ces deux exemples, sous la forme d’un recueil de poèmes. Il commence à Phalsbourg, le village lorrain d’où sont partis André et Julien, les deux enfants de G. Bruno, et se développe en une longue (et triple) spirale qui aboutit place du Châtelet, à Paris, au Zimmer, sous le portrait d’Anne Brochet. Entre-temps, on aura traversé la plupart des régions françaises et fait quelques incursions dans les pays limitrophes, car un pays est aussi fait de ses voisinages, occasions de poèmes en langue étrangère – certaines langues intérieures sont aussi évoquées : francique, arpitan, provençal, basque, etc., arabe, argot et même braille… Tentative de restitution totale de la réalité contemporaine en 365 poèmes. J’ai publié cette présentation et des extraits du livre dans Poezibao.
Un bien d’utilité esthétique, psychique, politique
Grande reconnaissance à cette « simple lectrice et grande amateur de poésie » qui m’écrit : « je vous remercie simplement d’avoir créé Poezibao. C’est un bien d’utilité esthétique, psychique, politique ... et qui m’est devenu indispensable. »
Retour à Rilke, Les Élégies de Duino
Nécessaire de faire des pauses entre les innombrables moments-Rilke et surtout de ne pas négliger les autres lectures !
Cette belle idée, p. 151 du livre de Philippe Jaccottet, que les Élégies peuvent être envisagées comme des peintures. Je ne les ai pas encore vraiment abordées, préférant continuer à tourner par cercles concentriques autour de ce cœur absolu de l’œuvre. Mais j’ai bien reçu hier la traduction de Philippe Jaccottet, publié dans un beau livre par La Dogana.
« Questions, vœux, suppositions, doutes : dans l’ensemble des Élégies prédomine le mode subjonctif, le mode du possible, c’est-à-dire à la fois l’incertitude et l’ouverture. Même des affirmations plus fermes, ces espèces de sentences qu’on y rencontre parfois (Car demeurer n’est nulle part – Être ici est splendeur – Hostilité nous est le plus proche) doivent être entendues comme des nœuds, ou des haltes à l’intérieur de ce mouvement, de ces flottements qu’impose l’incertitude fondamentale. Ce mouvement avait commencé, la voix des Élégies s’était élevée à la fois parce qu’une distance douloureuse était vécue entre l’homme et l’ange, et parce que cette distance, si grande fût-elle, n’empêchait pas, malgré tout, que l’ange ne fût quelquefois entrevu dans son insoutenable éclat ; donc, à cause de ce presque qui revient si souvent sous la plume du poète, non comme un maniérisme, mais comme ce qui traduit et réserve la dernière chance de l’humain. Une distance presque infranchissable. Ainsi, le doute sur notre réalité et l’espoir d’affermir celle-ci, étroitement mêlés, commandent la forme ambiguë, parfois même évasive ou contradictoire, d’une œuvre qui, plus nette, serait moins véridique. Il ne faut donc pas y chercher le discours soutenu, centré sur un sentiment, une scène, une histoire, qui caractérise l’ancienne élégie, et même des œuvres comme le Retour ou Stutgardt chez Hölderlin. Envisagées comme des peintures, les Élégies de Duino offrent des perspectives libres, changeantes, souvent rompues ; mais on les trahira un peu moins en les comparant à des ‘fantaisies’, au sens musical du mot (et toute frivolité exclue de son sens), chacune ayant sa tonalité, son rythme, son mode, les unes exposant presque tous les thèmes qu’entraîne le mouvement de l’ensemble, d’autres se concentrant sur un seul ; les unes, comme la Huitième, jouant sur un registre unique, d’autres, la Neuvième surtout, embrassant de grands intervalles.(op. cité, 151).
Chaque vers
Cette affirmation de Rilke comme quoi chaque vers ne peut être qu’un produit d’une somme d’expériences vécues. (152)
On est bien sur « la voie, où lui-même s’était engagé et dont il n’avait jamais dévié, celle de la transfiguration du monde, de l’intériorisation progressive des choses périssables dans la parole. » (156)
« Tels nous vivons, à chaque pas prenant congé »
Si Rilke ne s’est pas effondré
« Si Rilke ne s’est pas effondré, alors qu’il l’aurait pu si souvent, s’il n’avait pas à chercher remède hors de lui, dans la psychanalyse, la morale, la politique ou la religion, c’est qu’il pouvait écrire de telles lignes ; c’est-à-dire constater une évidence qui semble suffire à rendre la vie impossible ou vaine et en même temps, par l’image qui la saisit, l’inscrire sans l’effacer ni la tourner – dans une immensité qui la change, dans une figure qui l’apaise ; c’est-à-dire maintenir l’homme et le monde saufs. Cette expérience ne peut être prouvée, ni formulée ; elle ne peut qu’être intimement revécue (par le lecteur). La poésie finalement est cette possibilité d’insérer la plainte dans une totalité qui la résorbe. Ce qui est victoire dans les Élégies, ce qui répond à l’angoisse, ce qui permet de dire (au moins un instant, au sein d’un mouvement plus incertain) : Être ici est splendeur, c’est que la parole poétique soit demeurée ou redevenue possible à travers les épreuves, ce chant qui est par essence l’inscription du vécu dans la totalité augurée. Le poète serait-il donc seul sauvé ? La voie de Rilke serait-elle donc en effet pur esthétisme ? Nullement. Mais, à travers tous les doutes, le rôle du poète (admirablement défini dans la parabole ‘égyptienne’ de 1912 où le poète est assimilé au chanteur qui rythme le mouvement des rameurs sur le Nil : En lui l’élan de notre embarcation et la force de qui venait à notre rencontre s’équilibraient sans cesse - parfois il y avait un excédent : alors il chantait. La barque surmontait la résistance ; mais lui, le magicien, il transformait l’insurmontable en une suite de longues notes flottantes, qui n’étaient ni d’ici ni d’ailleurs, et que chacun accueillait. Tandis que son entourage ne cessait de s’en prendre à l’immédiat et au palpable, et de le surmonter, sa voix entretenait le rapport avec ce qu’il y avait de plus lointain et nous y accrochait jusqu’à ce que nous fussions entraînés) se trouve justifié comme le rôle de celui qui rappelle et maintient – en restant lui-même dans une mesure variable hors de la vie ou de l’action – en ne vivant pas (ou vivant à demi), chaque fois qu’il écrit, cette possibilité, cette appréhension, cette chance d’équilibre et de complétude qu’il oppose aux puissances du vide. »
Sur cette conclusion, je referme le livre de Philippe Jaccottet, Rilke, me sentant merveilleusement introduite à l’œuvre même du poète.
Roberto Calasso
Je transcris ici cet extrait d’un article d’Antoine Gallimard de Livres Hebdo que m’a envoyé Isabelle. Il est paru à la suite de la disparition de l’écrivain et éditeur italien Roberto Calasso.
« Dans l’une de ses mémorables méditations sur les mythes, Roberto Calasso expliquait que Cadmos le Phénicien avait semé l’alphabet afin qu’à défaut de vivre avec les dieux, les hommes sachent en désigner les reflets et s’attachent à en former les simulacres. Le don des langues est un don du ciel ; et les mythologies en sont l’accomplissement le plus achevé. De sorte que pour notre si cher et savant ami, dont la disparition nous attriste profondément et crée un terrible vide dans la communauté des éditeurs et intellectuels européens, il y avait quelque chose d’indissociable entre la civilisation de l’écrit et de l’imprimé et celle du sacré, du divin. Sa crainte, bien entendu, était que le déclin de l’une aille de pair avec l’effacement de l’autre, au profit d’une société unidimensionnelle, n’ayant d’autre horizon qu’elle-même, atone et inconsistante, techniciste et consommatrice. »
Je relève aussi : « En mille lieux de nos héritages culturels et linguistiques, sans primauté accordée à ce patrimoine littéraire occidental qu’il avait parcouru de part en part, Roberto Calasso était allé chercher ces marques de l’invisible qui ont formé l’esprit des hommes et de leurs sociétés. Mais l’érudit qu’il était ne cachait pas son inquiétude à l’égard des temps présents, de cet "innommable contemporain" fruit d’une très longue histoire de sécularisation qui avait vu l’homme moderne peu à peu se conformer à ce que la société, et uniquement la société, attendait de lui. Dans ces circonstances, il en était lui-même venu à se demander s’il ne fallait pas "pour la pensée une période de dissimulation, de vie clandestine et camouflée, d’où s’apprêter à resurgir, [le temps] de reconnaître les puissances dont on parle, avant même de les nommer et de hasarder à théoriser le monde". Il fallait semer à nouveau l’alphabet. (...) L’informe était toujours, pour lui, le visage de la culture éteinte, dominée par la tyrannie de l’actuel – entre conformité et uniformité. »
Cela encore que je pourrais appliquer, mutatis mutandis à mon travail de Poezibao : « Tu nous disais, cher Roberto, qu’une vie sans histoire – et donc sans littérature ni mythologie – ne méritait pas d’être vécue. L’incarnation était pour toi un roman, une épopée. Aussi servir la cause des livres dans la dimension la plus artisanale et concrète de nos métiers, sans distinguer par principe entre ceux d’hier et ceux d’aujourd’hui, fut pour toi une manière de sacerdoce, une façon d’entretenir le feu sacré transmis par nos pairs. »
Photographie
D’une note d’Antoine Bertot à propos d’un livre du photographe Arnaud Claass : « Arnaud Claass met ainsi à l’essai les images et ne néglige aucune œuvre. Il leur fait face et tente de nommer ce qui s’y passe, qu’elles l’émeuvent ou non : ‘M’apprêtant à découvrir une exposition ou un livre, j’aime l’idée de me préparer à une confrontation. J’espère en sortir non seulement convaincu, mais littéralement vaincu [...]. Et si je suis "défait", ce ne doit pas être par la simple reconnaissance d’une maîtrise. J’ai besoin de sentir que le photographe ou l’artiste navigue à vue entre la maîtrise de son médium et l’impossibilité de le juguler – qu’il joue avec l’impossibilité de maîtriser les significations’. Un goût s’affirme donc : la photographie n’a pas à réaliser une intention préalable à la prise de vue, mais à suivre une intuition qui laisse place à ‘la possibilité d’une exception’. Contre la photographie à programme ou à projet, simple symbolisation, militantisme ou ‘élaboration scénique et photographique terriblement hypercalculée’, Claass cherche au contraire dans les œuvres une ‘déviation salutaire’, une ‘étrangeté radicale’. L’affaire de la photographie n’est pas de confirmer le regard et le sens des choses, plutôt de faire effleurer ‘la tranquille insondabilité de tout’, de ‘récapituler le monde. Littéralement : de le reprendre au début’. L’exigence est grande, dans un contexte social et artistique qui a tendance à valoriser l’affirmation d’un message ou d’une identité souvent illusoirement définie : l’image doit précisément nous déposséder, nous rapprocher de notre ignorance, du silence pourtant expressif des choses. Là naissent l’émotion et la beauté, par cette tension proprement photographique : ‘clarifier en dissimulant’, nous ramener au plus concret, où le langage et les idées défaillent. »
De la photo des disparus
Arnaud Claass : « À ce moment, la peur à nouveau que l’acuité de son visage dans ma mémoire commence à faiblir, comme si quelque chose en moi entamait un processus d’immunisation contre un souvenir trop précis qui pourrait provoquer une situation critique. Plus généralement, face à ce problème de tactique mémorielle, je suis pris entre l’authenticité des images-souvenirs mentales (peu fiables mais bouleversantes) et la vérité des photographies-souvenirs (précises mais restreintes) ».
Descartes et Minière
Beau livre tout en fragments et éclats de Claude Minière sur René Descartes. J’extrais cette citation : « Mais à suivre ses travaux, ses recherches, sa plume, on ne peut qu’être ému par l’insistance constante de ses efforts pour distinguer. : distinguer une pensée d’une autre, distinguer la forme des objets, des comètes, des sources de la logique, distinguer la raison des sentiments, distinguer (contempler) le vrai. Descartes est obstiné. Il n’ose pas prononcer le mot d’’infini’. » (Claude Minière, Comment peut-on être cartésien ? Tituli, 2021).
→ Oui on est ému comme le dit Claude Minière qui donne ici une image très sensible et très humaine de Descartes. A contrario de toutes les « impressions » plus ou moins fondées que l’on peut en avoir.
Et devant cette obstination de Descartes, cette faculté de penser à contre-courant, j’ai souvent retrouvé des traits de celui qui viendrait bien plus tard, Rilke.
Sommeil, hypersomnie, léthargie...
Merveilleux passage d’une lettre de Rilke à Marie von Thurn und Taxis. Il se dit affecté d’une envie irrésistible de dormir et lui écrit : « Comme certains illusionnistes arrivent à tirer d’interminables rubans de leur bouche, moi je tire de mes paupières à demi-closes des rubans interminables de sommeil en plein jour ; à peine suis-je au bout de l’un, que déjà un autre se présente en gris ou en lilas, et me voici tout enveloppé de ces rubans de sommeil lentement formés, si bien que je vis dans une sorte de pelote, qui, à chaque effort pour m’en sortir, davantage se resserre. » (94)
Le non-travail
En août 1912, il lui écrit encore cela : « C’est peut-être lorsque je me propose de ne rien faire du tout, que je parviens le plus sûrement aux conditions réelles, à la sorte de température dans laquelle tout le travail stagnant, bloqué en moi devient liquide, fluide, spirituel. »
→ Toute cette vie, entraperçue assez largement par les multiples et denses correspondances est une extraordinaire démonstration, étude même, de la nature du travail créatif. Les stases, les blocages, la stérilité de longue durée, Rilke aura tout connu, en aura terriblement souffert, mais comme le disait Minière de Descartes, il est obstiné, il ne dévie pas de sa route. Il travaille absolument sans cesse, même quand cela ne semble pas déboucher sur ce qu’il espère et attend. Qui finit souvent par lui être comme donné (mais c’est tout sauf cela) dans d’impressionnantes épiphanies comme ce fut le cas pour les Élégies de Duino. Les premières à Duino, en janvier/février 1912. Puis une immense ornière, un calvaire souvent pour lui et l’irruption en un laps de temps très resserré, début 1922 des autres Élégies, venant donner toute sa dimension au cycle, des Sonnets à Orphée et même semble-t-il d’un texte rare et moins connu La lettre d’un jeune ouvrier.
Le raccourci
Chez Rilke on a parfois le sentiment que tout, même la plus petite lettre, est riche d’enseignements. Tellement en accord avec cela par exemple : « Presque rien ne se peut obtenir en art sans la rigueur du raccourci. »
→ Depuis l’enfance je souffre de la longueur excessive qui altère tant d’expériences et j’ai toujours pensé qu’il était préférable d’abréger une visite au risque qu’on vous regrette plutôt que de susciter le terrible « mais quand donc va-t-il s’en aller ? ». Ce dernier désir, signe en général d’une déperdition de l’intérêt de la rencontre. Si on est complètement capté, passionné, ce n’est pas trop long, c’est le cas de quelques livres, de quelques films. Mais tant et tant s’éternisent, tirant à la ligne, dans une répétition bien lourde et peu féconde.
Cela dit je pense que la notion de raccourci chez Rilke est bien plus complexe. Il ne s’agit sans doute pas que de longueur au sens presque trivial mais aussi de condensation, de concentration.
Je peux ajouter que dans cette lettre à Marie von Thurn, Rilke partait de son expérience de lecture de du tome III de Jean-Christophe de Romain Rolland
Et justement, Romain Rolland et la musique
Car je trouve dans les lettres à Marie de nouveau l’épisode évoqué par Philippe Jaccottet. Le voici. Rilke rend visite à Romain Rolland : « Nous en vînmes à discuter musique ; sur son pianino s’étalait une série de petits cahiers noirs, remplis, comme il me le fit voir, de signes musicaux délicatement tracés de sa main, d’une légèreté presque japonaise ; il plaça un de ces cahiers sur le pupitre pour me jour un morceau de musique antique, une Épitaphe, d’une lamentation compensée par sa propre grandeur. Puis une mélodie printanière émanant d’une Messe grégorienne, morceau aussi bref, aussi univocal, ignorant toute exagération, mais sachant ramener quelque chose d’absolument infini à une mesure apaisée, pleine. » (p. 149).
Quel portrait magnifique
A Marie encore, il fait un portrait merveilleux de Lou Andréas Salomé. « J’ai été huit jours à Göttingen chez Lou Andreas-Salomé (...) Que de sublimités cette femme sait percevoir ; comme elle s’entend à ramener tout ce que les livres et les êtres lui apportent, au moment voulu, à la compréhension la plus sereine, comme elle sait comprendre, aimer et se mouvoir sans crainte dans les plus ardents mystères qui, sans lui nuire en rien, la font rayonner elle-même de la plus pure lueur de feu (...) je n’ai connu personne qui ait toujours eu la vie de son côté avec autant d’assurance, qui soit capable de discerner dans les choses les plus douces comme les plus terribles la puissance unique qui se dissimule, mais qui, même lorsqu’elle tue, veut encore donner. » (p. 158)
Mais elle aussi
Et par chance, il y a dans ce livre de correspondance (Albin Michel, 1960), quelques lettres de Marie von Thurn und Taxis. Quelle belle correspondante, libre, passionnée par ce qu’il lui écrit, mais aussi très personnelle, souvent très drôle, et très fine. Elle conseille ainsi son cher Dottor Serafico : « D.S., vous êtes un instrument qui s’accorde toujours de soi-même, gardez-vous d’y toucher avec trop de violence. Cela se fera spontanément. »
→ Tellement important, l’accord. Et quelle forte idée que celle que l’on s’accorde en réalité soi-même, souvent par tâtonnements, comme l’accordeur qui joue les quintes jusqu’à ce qu’il entende que c’est « juste ». Et c’est tout en finesse et douceur qu’il tourne tout doucement la clef d’accordage qui augmente ou diminue très légèrement la tension des cordes.
Modiano, Rilke
Belle préface de Patrick Modiano à l’édition en Points des Cahiers de Malte Laurids Brigge : « Nous sommes sans doute injustes mais nous nous expliquons mal certains dédoublements : comment peut-on écrire Tête d’or, tout en menant une carrière diplomatique ? Être le poète d’Anabase et dans le même temps le secrétaire du Quai d’Orsay. Quelquefois il ne faut rien donner à César, mais tout à Dieu. Rilke, lui, n’était que Rilke ». À propos de Paris dans ces Cahiers : « Paris y joue un grand rôle et la découverte de cette ville a libéré chez Rilke, avec la brutalité d’une déchirure, le flot des souvenirs et des angoisses. Dans la mystérieuse tapisserie que composent les Cahiers, où les motifs s’entremêlent et se succèdent les paysages comme sur les pièces de dentelles que Malte déroulait avec sa mère, Paris est en arrière-plan. »
Secrète inquiétude
Modiano cite Zweig « autrichien et européen comme Rilke. Il se suicida en 1942 parce qu’il ne supportait plus d’assister de loin au naufrage d’un monde. Voici ce qu’il écrit au sujet de Rilke : ‘Il me paraît toujours merveilleux que nous ayons eu, au temps de notre jeunesse, d’aussi purs poètes. Mais je me le demande avec une secrète inquiétude : des âmes aussi totalement consacrées à l’art lyrique seront-elles possibles à notre époque, avec les conditions nouvelles de notre existence, qui arrachent les hommes à tout recueillement et les jettent hors d’eux-mêmes dans une fureur meurtrière, comme un incendie de forêt chasse les animaux de leurs profondes retraites ?’. La constellation Rilke est une constellation d’étoiles mortes mais dont nous recevons encore la lumière pourvu que nous fassions silence autour de nous et que nous fermions les yeux. Et cette lumière, nous la recevons comme une consolation mais aussi comme un remords. »
Sa mort comme un noyau
Je reprends en français et en partie en allemand la lecture des Carnets de Malte Laurids Brigge et je suis confondue par la force de ce texte, sa modernité, alors qu’il a été écrit il y a plus de cent ans, ses visions extraordinaires de Paris, ses scènes quasi mythiques comme la mort du grand-père, qui dure deux mois... : « Jadis l’on savait, ou peut-être s’en doutait-on seulement, que l’on contenait sa mort comme le fruit son noyau. »
André Trocmé
J’ai lu en trois jours, presque d’une traite, les Mémoires d’André Trocmé parues chez Labor & Fides. Le Pasteur André Trocmé (1901-1971), qui est un grand-oncle de F., est un personnage très singulier connu surtout pour avoir su fédérer autour de lui les villageois du Chambon-sur-Lignon, qui abritèrent et sauvèrent ainsi sans doute plus de mille enfants juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. André Trocmé et sa femme Magda sont comptés parmi les Justes et nous avons pu voir leur arbre sur la colline de Yad Vashem à Jérusalem. Mais sa vie ne se résume pas qu’à cela, même si, en fait, ce qu’il a fait pendant la guerre est en totale cohérence avec ce qu’il était. Le livre commence par un tableau saisissant de son enfance, dans un milieu protestant austère, à Saint Quentin dans le nord de la France. Tout cela me touche bien sûr pour des raisons familiales. André perd sa mère à 10 ans dans un accident de voiture provoqué par son père. Ce père s’était remarié après la disparition de sa première femme (arrière-grand-mère de F.) avec une femme allemande, qui fut la mère d’André et de son frère Pierre. Très tôt André a développé en même temps qu’un redoutable manque de confiance en lui-même une conviction religieuse très profonde et un vrai pacifisme. Ce qui fait, chose suffisamment rare pour être soulignée, qu’il a toujours tenté de mettre en cohérence ses convictions et ses actes, fut-ce au prix de sa vie. Il faut bien se rendre compte qu’il a traversé deux guerres. Lors de la première il était très jeune (il est né en 1901) mais il en subit les affres, les conséquences sur ses proches, les drames, les destructions, les privations. Il fait ensuite une sorte de service militaire en temps qu’objecteur de conscience, alors que ce statut n’existait pas. Toute sa vie, il prônera la réconciliation entre les peuples, en particulier allemand et français, un profond pacifisme, le refus de la guerre. Ce qui m’a paru tragique dans ce livre qui se lit comme un roman, très vivant, c’est ce qu’il a trouvé de manière systématique en face de son idéalisme, de son romantisme aussi, de son sens et sa soif d’absolu : tout l’éventail de l’insuffisance humaine, depuis la petite mesquinerie jalouse jusqu’à la pire cruauté, depuis la lâcheté ordinaire jusqu’à la trahison et la délation, depuis l’égoïsme limité jusqu’à la totale indifférence au sort d’autrui. Il s’est constamment heurté à cela pendant les soixante-dix ans de sa vie. Et il ne le cache en rien, ce qui fait que l’on sort éprouvée de cette lecture et qu’il faut se rappeler ce qu’il a vraiment fait, envers et contre tout et que bien entendu, il ne met pas du tout en avant.
La caisse d’élargissement
Arrivant à Paris, à 19 ans, André Trocmé est pris en charge par son demi-frère Robert, beaucoup plus âgé que lui. Extraordinaire passage du livre : « Robert s’aperçut que Pierre et moi ne savions pas nous raser, que nous étions habillés à 17 et 19 ans comme des petits réfugiés miteux. Il découvrit aussi que nous étions, littérairement, musicalement et artistiquement, incultes. Il fit alors quelque chose d’extraordinaire, selon les standards Trocmé : il fonda la ‘Caisse d’Élargissement’ : ‘Achetez les livres dont vous avez envie, nous dit-il. Pas des livres de travail, mais des romans ; allez au concert, au théâtre. Prévenez-moi chaque fois que la caisse sera vide. Je la remplirai aussitôt.’ Imaginez-vous ! En quelques minutes, Robert nous avait révélé des choses que nous ignorions totalement : 1) Il y a, dans la vie, des valeurs à côté du devoir strict ; 2) On peut lire pour s’amuser. 3) Quand on s’amuse, on apprend tout seul. 4) Il y a la beauté. » (p. 72)
Retour à Malte
Les Cahiers de Malte Laurids Brigge où je relis le fameux passage sur la poésie, le vers, le poème : « Des vers signifient si peu quand on les écrit jeune. On devrait attendre et butiner toute une vie durant, si possible une longue vie durant ; et puis enfin, très tard, peut-être saurait-on écrire les dix lignes qui seraient bonnes. Car les vers ne sont pas, comme certains croient, les sentiments (on les a toujours assez tôt), ce sont des expériences. Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d’hommes et de choses, il faut connaître les animaux, il faut sentir comment volent les oiseaux et savoir quel mouvement font les petites fleurs en s’ouvrant le matin. Il faut pouvoir repenser à des chemins dans des régions inconnues, à des rencontres inattendues, à des départs que l’on voyait longtemps approcher, à des jours d’enfance dont le mystère ne s’est pas encore éclairci, à ses parents qu’il fallait qu’on froissât lorsqu’ils vous apportaient une joie et qu’on ne la comprenait pas (c’était une joie faite pour un autre), à des maladies d’enfance qui commençaient si singulièrement, par tant de profondes et graves transformations, à des jours passés dans des chambres calmes et contenues, à des matins au bord de la mer, à la mer elle-même, à des mers, à des nuits de voyage qui frémissaient très haut et volaient avec toutes les étoiles, – et il ne suffit même pas de savoir penser à tout cela. Il faut avoir des souvenirs de beaucoup de nuits d’amour, dont aucune ne ressemblait à l’autre, de cris de femmes hurlant en mal d’enfant, et de légères, de blanches, de dormantes accouchées qui se refermaient. Il faut encore avoir été auprès de mourants, être resté assis auprès de morts, dans la chambre, avec la fenêtre ouverte et les bruits qui venaient par à-coups. Et il il ne suffit même pas d’avoir des souvenirs. Il faut savoir les oublier quand ils sont nombreux, et il faut avoir la grande patience d’attendre qu’ils reviennent. Car les souvenirs, eux-mêmes ne sont pas encore cela. Ce n’est que lorsqu’ils deviennent en nous sang, regard, geste, lorsqu’ils n’ont plus de nom et ne se distingue plus de nous, ce n’est qu’alors qu’il peut arriver qu’en une heure très rare, du milieu d’eux, se lève le premier mot d’un vers. (trad. de Maurice Betz).
→ Ici le mot employé par Rilke pour expérience est Erfahrung. « Denn Verse sind nicht (...) Gefühle, (...) es sind Erfahrungen. »
Claude Vigée
La Revue alsacienne de Littérature publie un beau dossier autour de Claude Vigée, qui fait partie de tous les grands disparus de ces deux dernières années.
Belle page de Freddy Raphaël à la fois sur l’héritage de l’enfance et sur la langue. « Pour Claude Vigée, c’est dans l’enfance, au commencement d’une vie, que les gens, les mots et les choses acquièrent ‘une acuité de sens, une intensité de présence, un rayonnement interne’. En absorbant les mots de ses proches, l’enfant se construit lui-même. Il découvre et accepte l’autre, dans sa proximité mais aussi dans sa différence ; il recueille au plus profond de lui-même ‘la terre, le vent, l’eau, le ciel, la forêt, la pierre ou la brique des maisons, le pain, les fleurs, les fruits, les animaux’. C’est en les nommant qu’il les reçoit en partage, que se structure ‘en chaque personne le visage innombrable mais défini de son propre univers’. Lorsque Claude entreprit de restituer le monde évanoui de son enfance, les mots d’autrefois furent ses outils. ‘À mesure que mon âme se mettait à vibrer, comme jadis, au contact de leur musique fugace ; le miracle, s’il eut lieu, est dû à l’écoute de la mélodie quotidienne enfouie au cœur de ces paroles.’ C’est ‘l’idée musicale’ qui le guide. ‘L’échelle sonore du langage’ est au cœur du kaléidoscope du monde bariolé de son adolescence.
Des perceptions et des paroles subsistent en nous depuis nos expériences premières. Leur ‘survivance obstinée’ montre combien elles ont contribué à façonner notre personnalité d’adulte. Pour Claude Vigée, ‘la révélation de la réalité du monde, comme celle de l’âme singulière qui la percevait pour la première fois’, s’est effectuée à travers le double héritage du dialecte et du yidish-alsacien. (Revue Alsacienne de Littérature, n° 135, p. 21)
Cette citation de Vigée lui-même, qui me semble si rilkéenne : « toute la difficulté consiste pour nous à passer du surgissement brut du temps et de l’espace peuplés de réalités concrètes à ce qui semble en être le pauvre décalque verbal. Comment limiter l’immensité exacte du cosmos visible à ce monde oral en miniature, défaillant, grimaçant, caricatural qu’est celui des mots. »
Rilke à Marie Taxis
Et puis soudain, de nouveau, une lettre de Rilke à Marie Taxis, depuis Vienne, en juillet 1915. Tellement immense, tellement profonde, tellement juste. « Tant que la destruction est dans le monde, qui donc a le droit de respirer, de tenir quelque chose pour assuré, pour épargné, pour sauf ? Dans la vie personnelle, comme d’une manière générale, ce n’est qu’abandon, que sacrifice de toute possession ; mais à quel prix ? À quel prix, si seulement cette question ne se posait pas, qui ne jetterait loin de soi ce qui est sien, et ne ferait fi de sa propre personne, pourvu qu’il pût comprendre, pressentir que quelque chose, appelé à survivre, a besoin de ces renoncements comme d’autant de soubassements pour continuer à s’élever. Nous autres, quelques-uns d’entre nous, éprouvons depuis longtemps des Continuités qui n’ont rien de commun avec le déroulement de l’Histoire ; mais par-delà ce genre de destinées même, ce-qui-fut-jadis et ce-qui-est-à-venir sauront se rejoindre et s’entendre, mais nous autres, coincés entre Hier et Demain, serons-nous jamais admis à participer de nouveau ingénument, paisiblement, sereinement au survol des correspondances sublimes ? Ou bien apeurés, resterons-nous en deçà accablés et marqués du sceau d’une époque, dépositaires d’inoubliables faits isolés, complices autant de la grandeur que de ce-qui-n’est-que-pure-horreur, usés par tant d’endurance et d’efforts fournis – ; et plus tard, comme nous apprenons à le faire maintenant, ne continuerons-nous pas à ajourner toute compréhension, à tenir l’humain pour inextricable, à considérer l’Histoire comme une forêt vierge dont nous n’arrivons jamais à atteindre le sol, parce qu’elle s’élève sans fin sur des stratifications innombrables, telle une apparition sur le dos du déclin ? (p. 202)
→ oui tellement juste, fort et profond alors que je viens de terminer les Mémoires d’André Trocmé avec un grand sentiment de tristesse et que le pire éclot partout dans le monde, sur fond d’obscurantisme et de catastrophes. Que presque tout ce que je lis me parait faible et banal et pas de nature surtout à apporter le moindre espoir. Alors que Rilke, qui pourtant n’a rien de gai, qui est souvent très sombre, voire qui se « plaint » beaucoup dans sa correspondance, dès que j’ouvre le moindre livre de lui m’apporte quelque chose qui va au-delà du désespoir. Et je ne pense pas que ce soit dû seulement à « cette part de médecin au-dedans de [lui]-même dont [il n’a] jamais cessé de suivre la trace » (202).
Certaines époques nous dit Rilke, parlant de 1915, « se joue[nt] à un endroit non encore repéré du spectre, en un ultra-rouge, qui dépasse nos sens. »
Sur le Wozzeck de Büchner
Très belle note de Rilke à Marie von Thurn und Taxis sur une représentation de Wozzeck au théâtre : « Lisez-vous encore et quoi ? Pour ma part j’étais absorbé dans Hermann Keyserling, en outre dans Strindberg (celui de La Sonate des Spectres, œuvre inouïe, que l’on a jouée ici de manière bouleversante) l’événement le plus décisif au théâtre, en même temps que le Wozzek de Georg Büchner, que le Hoftheater a produit généreusement avant les vacances. Cette œuvre prodigieuse, écrite il y a plus de quatre-vingts ans – (G. Büchner était le frère, mort prématurément, du célèbre Ludwig Büchner), – n’a pour action que le destin d’un simple soldat (vers 1848) qui poignarde sa bien-aimée infidèle ; mais sa puissante évocation montre comment la grandeur de l’être entoure même une existence aussi infime que celui d’un conscrit, Wozzek, pour laquelle le simple uniforme de fantassin semble encore trop large et trop voyant ; comment Wozzek ne peut empêcher qu’aux abords de son âme ensommeillée, tantôt là, tantôt ici, derrière et devant elle, des horizons s’ouvrent pour se perdre dans le violent, le monstrueux et l’infini ; spectacle sans pareil que celui de cet homme maltraité, vêtu de son bourgeron, au centre de l’univers, malgré lui, dans le rapport infini des astres. Voilà du théâtre, voilà ce que pourrait être le théâtre. » (203)
→ amusant aussi de voir comment la « célébrité » s’est inversée, nous ne savons plus trop me semble-t-il qui était Ludwig Büchner, philosophe et naturaliste allemand alors que son frère (1813-1837) est aujourd’hui au centre de la scène et pas seulement théâtrale !
Ce point unique, vieux-testamentaire
Encore une page essentielle de Rilke, toujours dans sa correspondance avec Marie Taxis : « Il eut suffit de quelques années de moins, – et dans mon cœur qui n’était pas pareillement ruiné, j’aurais peut-être pu susciter des phénomènes qui eussent subsisté même à l’encontre d’une pareille époque, une disposition d’âme telle que celle du Livre d’heures, assez puissante pour opposer au purement incompréhensible, ce qui par sa nature dépasse tout entendement. Car qu’est-ce que je cherche donc, sinon ce point unique, vieux-testamentaire, où le terrible coïncide avec le suprême, et quant à pouvoir le révéler maintenant, -voilà qui équivaudrait à l’élévation d’un ostensoir au-dessus de tous ceux qui sont tombés et qui ne cessent de ressusciter à nouveau. Car, encore que nul n’ose l’admettre ouvertement, ce seraient des consolations qui feraient défaut, de grandes inépuisables consolations dont j’ai souvent ressenti la possibilité au fond de mon cœur, presqu’effrayé de les contenir, elles qui sont sans limites dans un contenant aussi étroit que je le suis. Il est en effet certain que la plus divine consolation est contenue dans l’humain même, nous ne saurions que faire de la consolation d’un Dieu ; mais il faudrait que notre œil se fît un peu plus voyant, notre oreille un peu plus attentive, que la saveur d’un fruit nous pénétrât avec plus de perfection, que nous fussions à même de supporter davantage d’odeur, et que dans le toucher comme au moment d’être touchés nous-mêmes, nous fussions davantage présents dans l’esprit et moins oublieux : aussitôt nous trouverions des consolations dans nos expériences immédiates, des consolations qui seraient plus persuasives et plus vraies que tout souffrance susceptible de jamais nous ébranler » et un peu plus loin « nous vivons, comme leur appartenant, au sein des fluides les plus formidables, souvent il m’arrive de me retourner, me demandant quelle force passe peut-être à l’instant derrière moi ; forces à l’œuvre, chacune à son œuvre et la voie de maintes d’entre elles nous mène par le milieu du cœur. » (208)
Dans une lettre de novembre 2015, Rilke dit aussi à sa chère Princesse : « Souvent il me semble que tout ce que l’on a vécu antérieurement, on eût dû le vivre plus parfaitement pour en épuiser l’expérience, comme si dans l’impatience de l’expérience prochaine et immédiatement prochaine, ou dans l’avidité de se sentir soi-même, on ne l’eût jamais consommé entièrement et qu’au moment de prendre, on eût à peu près laissé l’essentiel dans l’écorce ». (215)
L’intérieur d’une rose
Une allusion aux roses qui semble revenir souvent chez Rilke qui leur a consacré un petit livre (livre que je possède lui aussi dans une édition ancienne, 1944, avec vignettes de Jean Lombard, reliée par M.) « Je lisais donc, plein de recueillement et de pure attention en esprit, dehors dans le parc ; tout y était à l’unisson avec moi, une de ces heures nullement élaborées mais pour ainsi dire laissées vides, comme s’il appartenait aux choses de se réunir pour constituer de l’espace, un espace aussi intact que l’intérieur d’une rose, un espace angélique, dans lequel on se tient paisible. » (216)
Tout à son travail
Ce souhait, alors qu’il est entre deux conseils de révision : « Me laisser à mon travail, particulièrement maintenant que le goût m’en est justement revenu ; personne ne songera à m’en faire grief, j’entends personne de ceux qui connaissent ma dépendance par rapport à ce travail, et qui comprennent qu’en lui je suis une Puissance et une Splendeur, alors qu’hors de ce travail, je ne suis pas même l’ombre d’une force. » (p. 217)
Les lettres de Marie von Thurn ou Taxis
La correspondance avec elle, publié par Albin Michel, comporte donc bien aussi de ses lettres à elle, en moins grand nombre que celle de Rilke, mais c’est une joie de la lire. Elle est intéressante, profonde et souvent drôle, très princesse mais en même temps humaine. Et cela permet de se faire une idée plus précise de l’une des grandes interlocutrices de Rilke. Le 14 avril 1918, elle lui écrit une lettre très amusante, très riche et consciente de l’aspect un peu particulier de sa missive, elle la résume elle-même de façon très vivante : « Serafico, avez-vous jamais reçu une lettre aussi insensée que celle-là – des larmes et des rires, Bach et Lully, des reines frelon et des cerisiers en fleur, des rêves et des oies stupides, Leonardo et Saint François ? Tout cela pêle-mêle, et cependant rien d’autre que la vie merveilleuse, délicieuse et pleine de mystère... Est-ce que notre Seigneur Dieu (et il ne manquait plus que celui-là) trouvera jamais quelqu’un d’autre qui saurait apprécier ses œuvres comme moi ? Je pense qu’il aurait beaucoup à déplorer ma perte, ce qui sans doute ne lui arrive que rarement à l’égard d’une fille d’Eve, depuis le pénible Intermezzo au Paradis... » (p. 276). Elle avait en effet dans cette longue lettre parlé de son mari jouant du violon, ou ramassant une chose étrange sur le sol, près de la fenêtre, un « objet tout à fait sombre presqu’aussi gros que le point » et c’etait une « reine frelon ». Et elle avait ajouté : « Naturellement, Alex, vrai Yoghi, qui ne détruit jamais une bête, ramasse avec les plus grandes précautions sa Majesté ailée, et l’approche de la fenêtre ; encore ne voulut-elle pas du tout s’envoler – On pourrait faire de l’incident un fioretto di S. Francesco ‘Come frate Alessio diede la libertà a suor Ape.’ » (p. 276).
La question cruciale de l’attention
J’ouvre le livre d’Yves Citton, Pour une écologie de l’attention. Un livre de poche, Essais Points, que je n’aurais sans doute pas acheté si sa couverture n’avait su précisément capter mon attention alors que j’étais venue à la librairie avec une petite fille très aimée pour lui acheter un livre (c’est un rituel, chaque fois qu’un des petits enfants très aimés vient à la maison !). Sur cette couverture, le détail d’une toile de Jérôme Bosch, L’Escamoteur (ou le magicien) 1475-1480. Le cadrage de la couverture du livre ne montre pas l’escamoteur mais les spectateurs. Dont l’un, manifestement, subjugué par le spectacle (donc attention captée) est en train de se faire voler sa bourse ! (J’ai trouvé un long article tout à fait documenté sur cette toile et ses curieux personnages ici). Le livre d’Yves Citton ouvre sur une autre scène, il est dans les rues d’Avignon, au moment du festival et abordé ou sollicité par les innombrables acteurs du festival off. Il souligne ainsi, de manière concrète, d’emblée le thème de cette première partie, le côté pléthorique de l’offre culturelle aujourd’hui. « Alors que nos analyses économiques se sont focalisées, depuis trois siècles, sur la croissance de nos forces productives, elles doivent apprendre à tenir mieux compte de ce deuxième niveau – encore largement inaperçu – que constituent nos capacités de réception, dont notre attention est le facteur principal. » Et de préciser que c’est à ce deuxième niveau qu’est consacré le livre.
Jadis mais aussi il y a si peu
Grand flash-back de Citton : « Au Moyen-âge, outre le fait que l’alphabétisation relevait de l’exception, un moine n’avait à sa disposition que quelques centaines, ou au mieux quelques milliers d’ouvrages. La production de chacun exigeait des semaines et des mois de travail. L’immense majorité de la population n’était exposée qu’à un nombre très limité de discours (le prêche hebdomadaire), d’images (les fresques et les tableaux religieux) et de spectacles (les Passions, les jongleurs, les musiciens itinérants. » (p. 20)
→ je pense à la difficulté à simplement imaginer, beaucoup plus proche de nous, vingt premières années du vingtième siècle, un Rilke qui ne pouvait accéder à la musique que par le concert (qu’il n’aimait pas) ou grâce à des musiciens venant jouer chez lui, pour lui. La musique, il fallait alors que quelqu’un la jouât, pour qu’il puisse l’entendre (puisque lui ne la jouait pas). Se souvenir encore, moins loin dans le temps, de la rareté des disques, de leur prix et des appareils pour les écouter. Plus près encore, la démarche obligée à la médiathèque spécialisée, pas toute proche, aux heures assez rares où elle était ouverte, pour trouver tel ou tel disque de musique contemporaine. Et aujourd’hui, oui, une offre non seulement pléthorique mais immédiatement accessible en un ou deux clics de souris (n’est-on pas dans une sorte de grenier miraculeux ?).
→ nous ne pensons sans doute pas assez cette véritable révolution de l’accès aux biens culturels ; qui est un vrai changement de paradigme.
D’où l’étude du caractère somme toute limité de nos ressources attentionnelles et la naissance de toute une économie mais aussi toute une écologie de l’attention. Incluant sans doute aussi ses « troubles ».
Les cailloux-têtes
Grâce à une correspondante qui se souvient de mes cailloux-têtes, je suis orientée vers cette présentation d’un livre de Thomas Lavachery, ici présenté.
« Quand septembre arriva, il avait fait plusieurs découvertes. Caillou-chevreau, caillou-pipe, caillou-pied, caillou-diable... Les pièces commençaient à s’accumuler, et cela d’autant plus sûrement que son œil s’aiguisait. Sans le vouloir, il se mit à repérer des formes dans les nuages, les nœuds des arbres, les feuillages et les ombres... Son cerveau devenait une machine à voir les images fortuites. Le caillou-baleine, ramassé au bord d’un ruisseau, était sans conteste son chef-d’œuvre. »
Le tigre
De nouveau une fort belle note de Fabien Ribery sur son site « L’intervalle ». Il y rend compte d’un livre de Yannick Le Marec, paru chez Arléa, Constellation du tigre. Quelques relevés de mots que je voudrais garder par devers moi : « Je ne connais pas toute l’œuvre du Nantais Yannick Le Marec, auteur en 2017 d’un très beau dialogue avec le photographe Thierry Girard intitulé Dans l’épaisseur du paysage (Editions Loco), mais Constellation du tigre, que publie Anne Bourguignon dans la collection « La Rencontre » chez Arléa, m’apparaît comme sa véritable entrée en littérature. Un cap a été franchi, une voix s’est affermie, une pensée s’est élaborée, dans le sillage et la fraternité d’avec celles de Walter Benjamin, W.G. Sebald, Jean-Christophe Bailly et Muriel Pic, soit la capacité à tenir le fil d’une idée ne cessant d’en appeler d’autres et de créer de nouvelles images, d’aller par rebonds et répons, en faisant venir à soi l’ensemble de la bibliothèque et du créé. »
→ Je retiens bien sûr « la capacité à tenir le fil d’une idée » et « faire venir à soi l’ensemble de la bibliothèque et du créé ». Même si ce dernier point me semble bien utopique. On peut remplacer l’ensemble par « une partie significative », peut-être, en ne pensant pas tant ampleur que pertinence ? Et « Par rebonds et répons », le principe même sans doute du Flotoir qui n’est pas un principe mais l’expérience de ce qui est vécu, au jour le jour.
Je ne développe pas ici le thème tigre, mais reprend cette citation de l’auteur du livre chroniqué, Yannick Le Marec : « Pourquoi écrire ? ‘S’il n’est plus possible et même plus tolérable d’approcher les animaux sauvages, tant notre présence leur est mortifère, si l’expérience du vivant nous est à terme interdite, il reste à faire la liste des archives à notre disposition et le récit de la lente détérioration du monde.’ »